Lectures en chemin (7). À Solalex, pour lire Bref éloge de la fin de Frédéric Mairy.
L’azur de ce matin lustral appelait naturellement à monter vers les hauts gazons, et déjà je savais que ce livre serait accordé à la clarté nette du jour avec les angles vifs de son ironie et ses échappées rêveuses sur d’autres lectures. Aussi, le départ avec un Ramuz du soir qui salue l’aube de sa fille, ce Ramuz de Symétrie que Frédéric Mairy cite en ouverture de son Bref éloge de la fin, ne pouvait que me toucher puisque par deux fois, avec nos filles, j’aurai vécu ce qu’il dit alors même que, né en juin 1947, un mois après sa mort, je me sens un peu l’enfant auquel il s’adresse tout en me rappelant mon père lisant ses livres.
Or voici donc ce que dit Ramuz à sa fille dans Symétrie : « C’est à cause que tout doit finir que tout est si beau. C’est à cause que tout doit avoir une fin que tout commence. C’est à cause que tout commence que tu as connu ce grand émerveillement. Tâche seulement d’être toujours émerveillée. Et Frédéric Mairy de conclure : « Tenons-nous-le pour dit ». C’est cela : tenons-nous pour dit que tout recommence ce matin de fin d’hiver (la neige toujours là-haut sur l’arête de l’Argentine d’où vient de surgir le soleil éblouissant) alors que le printemps attiédi d’avril sent déjà l’été à mon premier arrêt à cette table de bois brut où j’entame pour de bon ma lecture avec la remarque de Paul Auster sur le baseball qui se joue sans horloge, donc comme hors du temps.
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Tout aussitôt cela me rappelle les empreintes fossiles qu’on peut voir là-haut dans le calcaire, saisies par le temps au sommet de la vague de roche figée dans son élan multimillénaire, le long de la vire du Grand Miroir de l’Argentine dont le gaz nous grisait en crescendo dans l’enchaînement des gestes précis de la grimpe. J’avais alors moins de vingt ans et de la mort une conscience plutôt abstraite, je n’habitais pas encore le temps, j’arrivais toujours en retard, je ne pratiquais pas le football découpé selon l’horaire et je n’avais pas encore lu Paul Auster. Je m’nterrogeais bien un peu, alors, sur le Sens de l’Histoire, sans trop savoir ce que cela signifiait, et bien entendu je décriais absolument le capitalisme, mais c’est comme dans une boucle d’un temps retrouvé que, ce matin, je lis cette page que Frédéric Mairy consacre à Michel Vinaver, le patron et dramaturge anti-capitaliste, et à son mémorable Par-dessus bord, vu à La Chaux-de-Fonds en je ne sais plus quelle année, et que j’en arrive aujourd’hui à la même conclusion que Mairy en découvrant celle qu’il oppose à la prétendue fin de l’Histoire selon Fukuyama : « mon cul » !
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De ma première station de tout à l’heure au lieudit Cergnement, où jadis se trouvait un tout petit chalet joli appelé Loin des méchants par ses habitants, jusqu’à l’alpage grand ouvert sous le ciel de Solalex, on suit une route de plus en plus étroite, qui longe la rivière en contrebas, et l’on dira, même si c’est un cliché, que l’alternance de la forêt de montagne et des clairières ou des prairies suspendues n’a rien perdu de l’idylle romantique célébrée par les peintres de, à commencer par les paysagistes genevois ou anglais, disons un Calame ou bien avant lui un Turner. Tout cela bel et bon, qu’on salue de sa plus tendre révérence rousseauiste, tout en se rappelant que Fukushima continue bel et bien l’Histoire au dam de Fukuyama, ou comme le résume un haïku cité par Frédéric Mairy : « Un monde / qui souffre / sous un manteau de fleurs »…
Mais s’il est entendu, Monsieur Schopenhauer, que le monde n’est pas un panorama, souffrez pour l’instant que je vous emmerde en clignant de l’œil au chamois de bois sculpté qui marque l’accès glorieux à l’immense pré de Solalex surmonté par les miroirs tant contemplés en notre narcissique jeunesse.
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Frédéric Mairy a le sens de la pointe, du double point de vue de la perception et de l’expression : le sens du détail révélateur, et l’on pense à la fois à Philippe Delerm, en plus ténu, et à Nicolas Bouvier, qu’il cite précisément à propos des « Souvenirs, souvenirs » qui nous rappellent à la fois le Johnny de nos quatorze ans et cette solennelle sentence de Michaux qu'il cite: «La mission de l’homme su terre est de se souvenir »… Okay, me dis-je alors à la terrasse déserte de l’auberge de montagne de feu le guide Gollut, survivant aujourd’hui à l’enseigne de «Chez Vera». Okay, Monsieur Perec : je me souviens donc qu'à cette terrasse, un matin de mes seize ans, à l’été 1963, un chef scout parisien me parlait du Problème de la Masturbation en évoquant l’agitation des castors de sa patrouille. Ou je me souviens du vieil Anex, dans sa barbe de paille de fer, qui m’invita à partager son frichti à base de rôti de chamois, de l’autre côté de la rivière, dans son ermitage fameux où il avait reçu le roi des Belges incognito. Au physique, le personnage était la copie conforme, en tout cas à mes yeux, du farouche contrebandier portraituré par notre peintre préalpin Frédéric Rouge.
Ou je me souviens encore de cet épique épisode, que nous raconta, jeunes varappeurs, le guide nonagénaire Armand Veillon qui, un jour, sur l’arête du Cervin, vit soudain le chapeau de son client anglais s’envoler sous un coup de vent, puis remonter par un air ascendant et lui permettre ainsi de le restituer à son propriétaire, lequel se l’attacha pour le reste de son séjour…
Comique de ces chutes ! Mais Frédéric Mairy connaît aussi le charmes des temps intermédiaires, ainsi que l’illustre son morceau intitulé Sursis : « Déjà les volets sont fermés,les sols lavés, la voiture chargée. Ce soir on mangera dehors. Et demain, demain. Les vacances se terminent avec la dernière nuit ».
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Je me retrouve pour ma part à la terrasse de Vera, dont les volets sont encore fermés, où je m’étais dit tout à l’heure : pas un chat ! Juste avant que ne m’effleure celui-là, caresse de velours sous la table où le voici s’étirer dans sa fourrure écaille-de-tortue, lui aussi comme hors du temps dans la lumière de cette fin de matinée qui est déjà de l’après-midi. Tout finit aussi bien pour Anton Pavlovicth Tchékhov que son docteur allemand interroge et qui s’entend répondre, le verre de champagne à la main: « Ich sterbe ». Et de l’épisode, celui qu’on a appelé le Tchékhov américain, alias Raymond Carver, tirera une nouvelle, alors qu’il inspire ces mots à Nathalie Sarraute également cités ici : «Avec ces mots bien affilés, avec cette lame d’excellente fabrication, elle ne m’a jamais servi moi-même, je tranche : ich sterbe ». Et comment le dire en français : ciel je défunte, mon Dieu je m’en vais, diable je canne ?
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Le petit format de cette série des livres de Pascal Rebetez, est décrit par lui : format bréviaire, ce que la nonne prend aussi pour elle dans un repli secret, et toute dame dans sa poche kangourou, tout ouvrier dans sa poche revolver. Bref éloge de la fin est un livre fait avec d’autres livres, sans rien pour autant de resucé. Telle est la vraie lecture prodigue d’écriture tonique. Tel est le viatique…
Frédéric Mairy. Bref éloge de la fin. Editions d’autre part, 98p.