Mezza notte a Chiusi, dopo l’incontro col Ceronetti, il 20 febbraio 2011) – Del Maestro mi rammenterò sempre quella visione del vecchio tutto piegato, perfetta immagine del uomo solo, « senza più carezze », cosi come diceva, assai patetico e ridendo anche quando gli dissi : « La vie est vache, comme disait Céline », e lui : « pauvres vaches, dont on invoque le nom en français, méritent-elle ça ?», et moi : « On peut dire aussi à la vie: vieux chameau », e lui : « Si dice ancora chameau oggi in francese ? », alors moi : « Si, lo dico io alla moglie : vieux chameau », et lui : « Ah, ah, ah… »
Nous venions alors de rentrer d’une balade sous la pluie, sur les dalles glissantes du petit bourg toscan, où il n’avait cessé de pester contre son « corps de chiotte » tout en évoquant un prochain «Festival des désespérés» qui va se tenir à Turin au prochain solstice d’été, selon son exigence précise et où diverses « performances » seront proposées à la seule gloire du Désespoir. Or, comme je lui demandais des nouvelles de son fameux Teatro dei Sensibili, compagnie de marionnettes qu’il fonda avec sa femme, de me laisser entendre qu’il survit, notamment avec une tournée récente des Mystères de Londres, de sa composition, et lui survivrait encore sous sa haute protection posthume, certaines dispositions ayant d’ores et déjà été prises avec quelques instances supérieures, influentes « de l’autre côté »…
Cinq heures plus tôt, nous nous étions pointés, avec la Professorella, mon amie Anne-Marie - parfaite italophone et ferrée en hermétisme, avec laquelle le Maestro était déjà en contact par le truchement de notre ami commun l’assassin érudit Fabio C. -, à la porte de son repaire plus ou moins secret de Cetona, assez vaste logis aux pièces hautes de plafond, tout dévolu aux livres et à l’étude, aux murs ornés de nombreux collages et de gravures, de photos de théâtre et de portraits de belles femmes, où les divers lieux d’écriture (du bureau à l’écritoire pour station debout, en passant par l’établi d’artiste aux centaines de petites bouteilles d’encre de Chine) rappellent assez éloquemment le type de composition simultanéiste et comparatiste du poète-philologue en son savant patchwork philosophique et littéraire…
C’est cependant dans la minuscule cuisine que nous nous sommes repliés pour l’entretien à proprement parler, qui a duré plus d’une heure et demie et au cours duquel l’écrivain m’a dit pas mal de choses intéressantes sans répondre trop précisément à mes questions, mais brodant à sa façon sur les thèmes qui le préoccupent aujourd’hui, à savoir la vieillesse, la déchéance du corps, l’indignité de l’optimisme de commande, ou plus précisément le refus, par les autres, de la réalité de la souffrance et de toute conversation portant sur la mort.
À propos d’Insetti senza frontiere, sur quoi je le lance pour commencer l’entretien, Ceronetti précise immédiatement qu’il s’agit là d’un livre de vieillesse.
« J’ai écrit ce petit livre, morceau par morceau, dans une forme que j’aime beaucoup, de l’aphorisme. C’est un goût que je cultive depuis toujours, et qui a même permis à mes éditeurs d’établir des recueils à partir de fragments tirés de mes divers livres. C’est en somme un livre de vieillesse, qui est lié à la difficulté et à la douleur physique croissante que je vis, en même temps que des joies ténues mais non moins réelles. J’exprime aussi la difficile relation avec les autres, devant le combat que nous menons avec la mort, qui n’est pas censée exister. Si j’écris, il est possible de faire allusion à la mort, sinon, dans la conversation, cela de devient impossible. Je dois aller bien ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence devait exprimer le contraire. J’aurais dû lui répondre : « Non, je ne vais pas bien. Je ne suis plus qu’une chiotte ! » Mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas ? Et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle, évidemment. Ceci dit, je peux parler de la mort avec des amis. Et puis, bien sûr, avec le notaire ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort !»
Comme on s’en doute, le dernier livre de Guido Ceronetti, pas plus que les précédents, ne se réduit à des lamentations personnelles sur le vieillissement. Bien plutôt, c’est un recueil tonique, nourri d’une vie d’expériences multiples et de lectures, d’observations sur le « cruel XXe siècle » et de vues radicales sur le présent où le Mal – figure omniprésente de l’œuvre – ne cesse de courir et de « travailler »…
Ensuite, la conversation s’est poursuivie, au fil de laquelle nous avons parlé de sa vision du monde dualiste, qui l’apparie au catharisme et à sa perception du Mal, il nous a raconté son séjour en clinique et les deux nouveaux livres qu’il en a tirés – dont un roman à paraître, intitulé Dans un amour heureux -, puis nous avons parlé plus en détail des genres divers qu’il a traités , de la chronique polémique au récit de voyage, ou de la poésie et de l’essai fragmentaire, et de son besoin de décrire la réalité plus que de parler de lui-même.
Visiblement fatigué, après une heure et demie de conversation qu’il tenait à mener en français, l’écrivain m’a proposé de faire une pause, après quoi il a parlé encore un bon moment puis il nous a expliqué qu’il ne pourrait pas dîner avec nous, à cause d’une blessure buccale qui le chicane, et aussi du fait de ses restrictions diététiques sévères, tout en nous priant de l’accompagner pour « une bonne marche ». Nous avons donc fait un tour sous la pluie, jusqu’à l’hospice de vieillards où il espère ne pas finir ses jours, nous sommes allés réserver deux places à la trattoria voisine et l’avons raccompagné jusque chez lui, étant entendu qu’il nous rappellerait vers dix heures du soir pour prendre congé de nous et nous faire quelques dédidaces.
De retour auprès de lui, après le repas, nous l’avons retrouvé assez plaintif, s’estimant le plus seul des hommes, il a tenté d’embrigader Anne-Marie pour lui faire faire sa vaisselle, j’ai fini par le convaincre de se laisser photographier - ce qu’il a accepté à condition qu’on ne voie pas sa « courbure » -, enfin il a signé les livres que nous lui avons présentés, me dédiant plus précisément l’aphorisme 67 d’ Insetti senza frontiere, que je recopie à l’instant : « Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita »…
Carnets de JLK - Page 133
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Une visite à Guido Ceronetti
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La Suisse à la retirette
Dans la collection Découvertes de Gallimard, François Walter propose d’aller «au-delà du paysage» de notre pays. Un aperçu critique intéressant mais qui reste incroyablement hors-sol, sans Federer, Freysinger, Alinghi, Blocher, Bouvier, le Montreux Jazz Festival, le nouveau cinéma suisse, etc.
À en croire François Walter, professeur d’histoire à l’Université de Genève, la Suisse, souvent réduite par les étrangers à quelques clichés simplistes, n’aurait pas son pareil pour entretenir elle-même les mythes et les images qui lui permettent de se «vendre» tout en consolidant sa prospérité. Le joli petit ouvrage très illustré qu’il vient de publier aux éditions Gallimard, dans la collection Découvertes, entend montrer une Suisse bien plus complexe, et intéressante, en démythifiant son histoire et en exposant ses contradictions persistantes.
- Est-ce vous qui avez eu l’idée de ce livre ?
- Pas exactement. Sans doute, la Suisse me passionne, dont j’enseigne l’histoire à l’Université de Genève et à laquelle j’ai déjà consacré cinq volumes. Or c’est sur la base de ce travail que la directrice de la collection Découvertes, Elisabeth de Farcy, m’a proposé de présenter notre pays qui reste un peu mystérieux et compliqué aux yeux des Français.
- La forme de la collection a-t-elle été une contrainte ?
- Certainement, car je suis habitué à rédiger de longs textes selon mon goût. Ici, il fallait faire court et écrire en fonction de modules rigides. Le travail sur les colonnes explicatives marginales, ou les légendes des images, a donné lieu à maintes négociations. Les éditeurs étaient très demandeurs de mythes suisses dont j’aurais préféré me garder. C’est ainsi que la couverture avec le Cervin, qui ressemble terriblement aux affiches de l’UDC, les images-clichés de l’ouverture exaltant la Suisse touristique, ou l’insistance sur le personnage de Guillaume Tell, répondent à une demande.
- Vous avez insisté, à propos de votre précédent ouvrage, sur l’importance des « acteurs » de l’Histoire, alors que vous évoquez à peine Pestalozzi ou Dunant, et ne dites pas un mot de Christoph Blocher. Est-ce un choix ?
- L’éditeur m’a fait ce reproche en effet, et c’est pourquoi j’ai réintroduit quelques figures, comme celle de Necker. Mais je crois que ma réserve correspond à une certaine « pudeur » très suisse. Et puis, je voulais éviter de parler de personnages actuels qu’on aura peut-être oubliés dans dix ans. Par ailleurs, l’UDC apparaît à plusieurs reprises.
- Est-ce la même « pudeur » qui vous fait ignorer, en matière culturelle, un Nicolas Bouvier, alors que vous enseignez à Genève ? Et Denis de Rougemont ? Et Georges Haldas ? Et l’architecte Bernard Tschumi ?
- J’avais cité Bouvier dans une version antérieure, mais le texte a dû être coupé. Je comprends ce que ces omissions peuvent avoir de frustrant pour quelqu’un qui s’intéresse à la culture, mais j’avoue n’être pas très à l’aise dans ce domaine. J’ai d’ailleurs rajouté la double page sur le Salon du Livre de Genève, et la mention des fondations Paul Klee et Gianadda à la demande de l’éditeur.
- Mais comment ignorer l’écrivain Martin Suter qui vend des millions d’exemplaires dans une vingtaine de langues, ou le jeune cinéaste Jean-Stéphane Bron qui a documenté la politique suisse dans Le Génie helvétique ?
- Je comprends aussi cette objection. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai ajouté des textes critiques comme ceux de Peter Bichsel, Hugo Loetscher, Fritz Zorn ou Jean Starobinski dans les documents relatifs au « modèle suisse ». Je reconnais cependant quelque chose d’ambivalent dans la Suisse que je présente. D’une part, je défends l’image très positive d’un pays qui s’est développé dans un environnement difficile, et j’insiste sur sa réussite économique en évitant de sombrer dans l’auto-flagellation, mais je tiens aussi à montrer le caractère très « construit » des mythes qui, non sans schizophrénie, confortent des positions qui vont tantôt vers l’ouverture mais aussi, souvent, vers le repli frileux…
François Walter. La Suisse. Au-delà du paysage. Gallimard, coll. Découvertes, 127p.
La Suisse d’un prof qui freine à la montée…
Vingt ans après l’exposition de Séville où un démagogue publiciste lança la formule selon laquelle «la Suisse n’existe pas», un petit livre plein de bonnes intentions se propose, sous l’égide de la centenaire maison Gallimard, de prouver le contraire: que la Suisse existe bel et bien. Le projet ne pouvait que réjouir et l’ouvrage, très illustré et propice à une lecture zappante, devrait séduire malgré ses lacunes…
La Suisse existe donc, puisque l’historien François Walter l’a rencontrée. Mais attention, précise-t-il en titre : « au-delà du paysage », même si le livre s’ouvre sur quatre beaux chromos de l’Helvétie touristique. Contradiction ? À en croire l’historien, c’est en montrant les clichés qu’on peut aller « au-delà ».
Bref, aussi vrai que la Suisse actuelle ne saurait être qu’un panorama, ni se réduire au chocolat, aux banques ou à la fable selon laquelle le général Guisan nous aurait protégés du nazisme, les lecteurs de la collection Découvertes vont découvrir, après la Belgique et le Bhoutan, l’«au-delà» plus complexe, voire retors, d’un pays « schizophrénique », à la fois dynamique et replié sur lui-même, qui distille ses propres mythes pour éviter de voir la réalité en face.
S’il y a du vrai dans l’analyse critique du prof, force est hélas de déplorer le caractère très lacunaire de son tableau en matière de créativité, de la recherche à l’invention, de la littérature au cinéma, des arts à la musique ou au sport. Francis Walter ne dit pas que la Suisse n’existe pas, mais il « freine à la montée », selon l’expression du peintre Thierry Vernet, compagnon de route de Nicolas Bouvier – lequel n’est même pas cité dans ce livre, pas plus qu’une kyrielle d’autres créateurs qui ont fait une Suisse autrement intéressante et généreuse… à découvrir !
Le déni de la Suisse créative
Vingt ans après l’exposition de Séville où un démagogue publiciste lança la formule selon laquelle «la Suisse n’existe pas», un petit livre plein de bonnes intentions se propose, sous l’égide de la centenaire maison Gallimard, de prouver le contraire: que la Suisse existe bel et bien. Le projet ne pouvait que réjouir et l’ouvrage, très illustré et propice à une lecture zappante, devrait séduire malgré ses lacunes…
La Suisse existe donc, puisque l’historien François Walter l’a rencontrée. Mais attention, précise-t-il en titre : « au-delà du paysage », même si le livre s’ouvre sur quatre beaux chromos de l’Helvétie touristique. Contradiction ? À en croire l’historien, c’est en montrant les clichés qu’on peut aller « au-delà ».
Bref, aussi vrai que la Suisse actuelle ne saurait être qu’un panorama, ni se réduire au chocolat, aux banques ou à la fable selon laquelle le général Guisan nous aurait protégés du nazisme, les lecteurs de la collection Découvertes vont découvrir, après la Belgique et le Bhoutan, l’«au-delà» plus complexe, voire retors, d’un pays « schizophrénique », à la fois dynamique et replié sur lui-même, qui distille ses propres mythes pour éviter de voir la réalité en face.
S’il y a du vrai dans l’analyse critique du prof, force est hélas de déplorer le caractère très lacunaire de son tableau en matière de créativité, de la recherche à l’invention, de la littérature au cinéma, des arts à la musique ou au sport. Francis Walter ne dit pas que la Suisse n’existe pas, mais il « freine à la montée », selon l’expression du peintre Thierry Vernet, compagnon de route de Nicolas Bouvier – lequel n’est même pas cité dans ce livre, pas plus qu’une kyrielle d’autres créateurs qui ont fait une Suisse autrement intéressante et généreuse… à découvrir !
Par défaut...
Début d'inventaire des créateurs suisses et autres produits du génie helvétique qui n'existent pas aux yeux de l'historien en sa tour d'ivoire: Benjamin Constant, Zep, Georges Haldas, Carl Gustav Jung, Robert Walser, Amiel, Albert Einstein, Louis Soutter, Grock, Zouc, le Cénovis, Bernard Tschumi, Daniel Schmid, Gottfried Duttweiler l'inventeur de la Migros, Nicolas Hayek l'inventeur de la Swatch, la Cinémathèque suisse, Michel Soutter, L'Ame soeur de Fredi M.Murer, les cubes Knorr, Roger Federer, Grounding de Michael Steiner, le Musée de l'art brut, la lutte à la culotte et le hornuss, les Festivals de Locarno, Paléo, Lucerne, Montreux, les recettes de Betty Bossi, etc, etc, etc.
Images: Guillaume Tell vu par Ferdinand Hodler et le Cervin vu par Oscar Kokoschka.
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Ceux qui attendent leur tour
Celui qui n’aime pas se voir à la télé / Celle qui se noie dans la Marie Brizard / Ceux qui spéculent sur le cancer du pancréas de leur Boss / Celui qui évalue par écrit ceux qu’il fréquente / Celle qui aime se baigner nue / Ceux qui se sont réservé un vol orbital / Celui qui déchire le portrait de son père, et le recolle / Celle qui savoure le goût de son propre sang / Ceux qui rêvent de casser une manif / Celui qui se répète chaque matin devant sa glace qu’il n’est pas une fiote / Celle qui en veut à ceux qui la regardent et plus encore à ceux qui ne la regardent pas / Ceux qui aiment le tonnerre en montagne / Celui qui fume dans la voiture quand il a charge de l’enfant / Celle qui est sûre que Jean-Paul Sartre était un pédérasque / Ceux qui ponctuent leur discours de mots orduriers / Celle qui peint des nuages / Ceux qui se flattent de ne rien lire / Celui qui s’assume à tous les niveaux (dit-il) / Celle qui vit à 100 à l’heure (dit-elle) / Ceux qui sont de vrais battants (disent-ils) / Celui qui finit les verres des autres / Celle qui se targue de tout leur dire / Ceux qui rêvent de se faire un dealer / Celui qui dispose d’un destructeur de documents personnalisé / Celle qui combat les mauvaises odeurs du bureau / Ceux qui endurent tout en silence.
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Du Violon au Paradis
Lecture en chemin (5). À Bâle avec Hélène Sturm et son premier roman, Pfff. D’un hôtel-couvent-prison à la Fondation Beyeler, de Segantini à Rothko.
Passer la nuit au violon est un épisode diversement apprécié selon les circonstances et selon qu’on parle au propre ou au figuré. Or j’en retiens ce soir l’attrait d’un discret voyeurisme dans cette ancienne cellule de couvent bâlois devenue ensuite cellule de prison et maintenant cellule d’hôtel sobrement chic, à l'enseigne du Violon précisément, d’où la vue plonge sur une cour intérieure aux fenêtres vis-à-vis ménageant de possibles scènes en phase avec la lecture du premier roman de l’Alsacienne Hélène Sturm, ironiquement intitulé Pfff et remarquable par son écriture hypersensible et hypersensuelle aussi.
La position légèrement décalée de Bâle, ville européenne s’il en est, germanique et francophile à la fois, chimiquement industrielle et catholique de mémoire, hautement cultivée et curieusement à la tangente du trend, convient à la lecture d’un roman très français par sa langue mais qui pourrait se vivre à Lisbonne ou à Vienne en Autriche, les relents de nazisme en moins, à Vienne en France ou à Bienne, ville de Robert Walser, enfin partout où la classe moyenne et le peuple cohabitent encore plus ou moins dans un habitus filtrant aujourd’hui toutes les nouveautés ou pseudos…
C’est un roman de rêverie et de circulations alternées, qu’on peut commencer de lire dans une brasserie aux bois lustrés et au silence nacré, comme au Violon l’après-midi, et poursuivre ensuite dans ce tram vert portant le numéro 6 et conduisant à la frontière française de Riehen où se trouve la Fondation d’art Beyeler et où se (re)découvre ces jours l’œuvre à la fois connue et méconnue de Giovanni Segantini mêlée de poésie cosmique et de lyrisme alpin, de symbolisme d’époque succédant à un réalisme de province, dans un climat d’intense vibration métaphysique. Mais j’y reviendrai une autre fois, car cet univers ne touche à celui d’Hélène Sturm que par la bande, et notamment par la muette présence de ce jeune berger dormant au-milieu de ses moutons qui m’a rappelé le touchant Walter Pergamine au « petites mains maigres » qu’on voit chercher sa voie dans le dédale de Pfff…
Hélène Sturm s’étonnera peut-être (peut-être même s’agacera) de me voir la comparer à un Jules Romains, et pourtant je vois une sorte d’unanimisme dans son roman dont tous les personnages communiquent entre eux ou semblent liés, ne serait-ce que par l’air qu’ils respirent en même temps, le macadam que foulent leurs NIKE de couleurs diverses, l’eau qu’ils boivent ou dont ils oignent les divers faces de leurs corps, enfin la lumière qui les caresse de toutes ses mains douces ou dures, les éclaire ou les sculpte, les suit jusqu’aux lieux qu’on appelle les lieux…
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À Riehen, dans les espaces lumineux de la Fondation Beyeler, l’on peut se reposer dans la salle des Rothko où presque personne ne s’attarde de la considérable troupe de retraités en train de « faire Segantini », propice alors à la songerie en compagnie de Walter le turfiste et d’Odile la liseuse à culottes plus ou moins apparentes, de l’homo Chapoutet ressentant l’absence de son ami Jaboulier comme Bouvet souffrirait de celle de son Pécuchard, de l’équivoque Beaufils écoutant un CD de Gesualdo qu’il a gagné en achetant un livre sur Internet, de Yolande qu’on pressent d’emblée à la « place du mort » , enfin des paires possibles de ce casting et de tout ce qui se passe visiblement ou invisiblement dans ce dédale à la Escher où le pfff revêt toutes les nuances d’expression.
On se rappelle, chemin faisant dans le livre, les phrases belles que module Hélène Sturm, avant de se perdre dans la contemplation d’un rouge Rothko vibrant comme un jaune Vermeer, et c’est par exemple « les mains de Legendre tombent dans un geste d’abandon de tableau ancien », ou bien « un bonheur inquiet rôde dans le square », ou encore « c’est à cause du lendemain matin que Walter a une difficulté certaine à commencer le soir une histoire d’amour », et l’on peut s’attarder au bar du Paradis, se poser des questions sur l’identité d’un tueur de chien, user d’une webcam comme un mouchard de poche : le roman ne se fera pas comme à la télé, par des images resucées et des situations rebattues, mais par les mots qui parlent de silence et de solitude, par les mots dont la musique suit un papier finement réglé.
°°°
De Bâle, et donc du Rhin très allant, à cent mètres du Violon, je me rappelle ce jeune méditant à grands cheveux, assis en lotus sur la fine barrière de fer surplombant le vide et répétant sourdement un OM semblant sourdre des sources du Souffle du monde, qu’on pourrait dire aussi les couilles du Fleuve. Ainsi du petit Walter d’Hélène Sturm se demandant comment un chevalier fait pour bander sous une armure – ceci pour signaler enfin l’omniprésent et très apollinien érotisme de ce délectable premier roman, à savourer tout lentement.
Hélène Sturm. Pfff. Editions Joëlle Losfeld, 233p.
Bâle. Hôtel-brasserie Au Violon. http://www.au-violon.com
Fondation Beyeler, Riehen. Exposition Giovanni Segantini, jusqu'au 25 avril.
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La pioche
...Elle lui dit qu’il n’est plus tout à fait comme avant tout en piochant, alors il lui dit de ne pas se goinfrer comme ça, mais elle lui répond qu’elle ne prend pas de poids, elle, et lui se sent visé et lui demande ce qu’elle cherche et pour qui c’est ce maquillage voyant, et elle se sourit à elle-même en piochant sans répondre, et quand il lui demande ce qu’elle fait ce soir elle lui dit comme ça qu’elle va au cinéma, et lui: je pourrais savoir ce que tu vas voir ?Alors elle: on pourrait revoir L’Empire des sens, ça t’donnera peut-être des idées grand badadia, laisse-moi juste finir mon pop corn et c’est partout mon toutou…
Image : Philip Seelen -
Le soupçon
…Vous trouvez pas ça suspect, vous, ce vieux birbe avec le mouflet, ça vous rappelle rien, ça vous fait pas penser aux sorties d’écoles et tout ça, le nom d’Outreau ça vous fait pas froid dans le dos les boulangères, ou le nom de Dutroux, genre laissez venir à moi les petits enfants ça vous glace pas, les ménagères - non mais là je vous sens hésiter, vous, dites, c’est à se demander si vous auriez pas vous aussi des tendances et tout ça…
Image : Philip Seelen -
Narcisse océanique
À propos du crime abominable de masturbation, inventé en 1712. Onania & Co, ou l'exploitation d'une peur attisée aux fins de surveillance sociale et de petit commerce...
L’erreur de Narcisse, pour reprendre le titre d’un bel essai sublimatoire de Louis Lavelle, serait en somme de se concentrer sur son genou. Mais y a-t-il de quoi en faire une affaire ? À vrai dire, la chose fut un détail pendant des siècles et, curieusement, ne devint colossale que sous les Lumières, juste enfumées de smog moral anglais...
Il y a là de quoi réfléchir et réviser quelques préjugés: comment une fantaisie sensuelle devint LE sujet de l’opprobre et de la malédiction, une obsession pour beaucoup et le lieu du châtiment intime, le butoir du surveiller et punir. Michel Foucault a documenté la chose, qui prend aujourd’hui une nouvelle dimension par le truchement d’Internet et des webcams, foyers virtuels d’une sensualité océanique et du nouveau commerce privé de l’exhibition. Or ce qui m’intéresse là-dedans est le travail de la fiction. Pessoa parle des « fictions sociales » qui nous construisent pour ainsi dire en tant qu’individus reliés aux autres, dans un jeu relativiste à variables innombrables.
Pour en revenir au genou de Narcisse, précisément désigné par Caravage, la petite chose devient une vraie folie au début du XVIIIe (plus précisément en 1712, avec la parution d’Onania, écrit longtemps anonyme qui deviendra THE best-seller de l’époque et pour longtemps, avant L’Onanisme du Dr Samuel Auguste David Tissot), la médecine (ou pseudo-médecine) prend le relais pour focaliser la question de la liberté personnelle sur fond de pratique prétendue dangereuse pour la santé.
On croit trop souvent que l’Eglise est à la base de ce délire puritain. Or la vérité est beaucoup plus nuancée et complexe, qui s’articule autour de la démocratisation, pour la femme plus encore que pour l’homme, de la sensualité autonome, et de la crainte panique que cette nouvelle disposition de soi a engendrée.
Fait également très intéressant et significatif : que la montée en épingle du crime de «pollution de soi-même» est allé de pair avec la flambée du commerce des potions, onguents, recette charlatanesques de tout poil qui accompagnait la diffusion européenne de la brochure Onania, dont chaque nouvelle édition était augmentée de témoignages édifiants de victimes de la masturbation, genre: c’est tellement affreux qu’il faut que je vous raconte ça tout en détail, comme le sein de Janet Jackson dont on a fait aux States une affaire d’Etat en s’indignant saintement de son apparition pour l’exhiber à qui mieux-mieux, ainsi de suite.D’une façon plus «sérieuse», L’Onanisme du célébrissime Docteur lausannois, best-seller européen de la fin du XVIIIe, grattera la plaie avec la même délectation scientifique, plus tard devenue «morose» sous la plume de notre cher Amiel qui comptabilisera ses branlées à renfort de petites croix, en marge de son journal, avec la mention supplémentaire de « l’écharde », empruntée sauf erreur à l’apôtre Paul…
(En lisant Le sexe en solitaire; contribution à l'histoire culturelle de la sexualité, de Thomas Laqueur. Gallimard, coll. Essais, 512p.) -
À toute fin sensible
Lectures en chemin (7). À Solalex, pour lire Bref éloge de la fin de Frédéric Mairy.
L’azur de ce matin lustral appelait naturellement à monter vers les hauts gazons, et déjà je savais que ce livre serait accordé à la clarté nette du jour avec les angles vifs de son ironie et ses échappées rêveuses sur d’autres lectures. Aussi, le départ avec un Ramuz du soir qui salue l’aube de sa fille, ce Ramuz de Symétrie que Frédéric Mairy cite en ouverture de son Bref éloge de la fin, ne pouvait que me toucher puisque par deux fois, avec nos filles, j’aurai vécu ce qu’il dit alors même que, né en juin 1947, un mois après sa mort, je me sens un peu l’enfant auquel il s’adresse tout en me rappelant mon père lisant ses livres.
Or voici donc ce que dit Ramuz à sa fille dans Symétrie : « C’est à cause que tout doit finir que tout est si beau. C’est à cause que tout doit avoir une fin que tout commence. C’est à cause que tout commence que tu as connu ce grand émerveillement. Tâche seulement d’être toujours émerveillée. Et Frédéric Mairy de conclure : « Tenons-nous-le pour dit ». C’est cela : tenons-nous pour dit que tout recommence ce matin de fin d’hiver (la neige toujours là-haut sur l’arête de l’Argentine d’où vient de surgir le soleil éblouissant) alors que le printemps attiédi d’avril sent déjà l’été à mon premier arrêt à cette table de bois brut où j’entame pour de bon ma lecture avec la remarque de Paul Auster sur le baseball qui se joue sans horloge, donc comme hors du temps.
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Tout aussitôt cela me rappelle les empreintes fossiles qu’on peut voir là-haut dans le calcaire, saisies par le temps au sommet de la vague de roche figée dans son élan multimillénaire, le long de la vire du Grand Miroir de l’Argentine dont le gaz nous grisait en crescendo dans l’enchaînement des gestes précis de la grimpe. J’avais alors moins de vingt ans et de la mort une conscience plutôt abstraite, je n’habitais pas encore le temps, j’arrivais toujours en retard, je ne pratiquais pas le football découpé selon l’horaire et je n’avais pas encore lu Paul Auster. Je m’nterrogeais bien un peu, alors, sur le Sens de l’Histoire, sans trop savoir ce que cela signifiait, et bien entendu je décriais absolument le capitalisme, mais c’est comme dans une boucle d’un temps retrouvé que, ce matin, je lis cette page que Frédéric Mairy consacre à Michel Vinaver, le patron et dramaturge anti-capitaliste, et à son mémorable Par-dessus bord, vu à La Chaux-de-Fonds en je ne sais plus quelle année, et que j’en arrive aujourd’hui à la même conclusion que Mairy en découvrant celle qu’il oppose à la prétendue fin de l’Histoire selon Fukuyama : « mon cul » !
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De ma première station de tout à l’heure au lieudit Cergnement, où jadis se trouvait un tout petit chalet joli appelé Loin des méchants par ses habitants, jusqu’à l’alpage grand ouvert sous le ciel de Solalex, on suit une route de plus en plus étroite, qui longe la rivière en contrebas, et l’on dira, même si c’est un cliché, que l’alternance de la forêt de montagne et des clairières ou des prairies suspendues n’a rien perdu de l’idylle romantique célébrée par les peintres de, à commencer par les paysagistes genevois ou anglais, disons un Calame ou bien avant lui un Turner. Tout cela bel et bon, qu’on salue de sa plus tendre révérence rousseauiste, tout en se rappelant que Fukushima continue bel et bien l’Histoire au dam de Fukuyama, ou comme le résume un haïku cité par Frédéric Mairy : « Un monde / qui souffre / sous un manteau de fleurs »…
Mais s’il est entendu, Monsieur Schopenhauer, que le monde n’est pas un panorama, souffrez pour l’instant que je vous emmerde en clignant de l’œil au chamois de bois sculpté qui marque l’accès glorieux à l’immense pré de Solalex surmonté par les miroirs tant contemplés en notre narcissique jeunesse.
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Frédéric Mairy a le sens de la pointe, du double point de vue de la perception et de l’expression : le sens du détail révélateur, et l’on pense à la fois à Philippe Delerm, en plus ténu, et à Nicolas Bouvier, qu’il cite précisément à propos des « Souvenirs, souvenirs » qui nous rappellent à la fois le Johnny de nos quatorze ans et cette solennelle sentence de Michaux qu'il cite: «La mission de l’homme su terre est de se souvenir »… Okay, me dis-je alors à la terrasse déserte de l’auberge de montagne de feu le guide Gollut, survivant aujourd’hui à l’enseigne de «Chez Vera». Okay, Monsieur Perec : je me souviens donc qu'à cette terrasse, un matin de mes seize ans, à l’été 1963, un chef scout parisien me parlait du Problème de la Masturbation en évoquant l’agitation des castors de sa patrouille. Ou je me souviens du vieil Anex, dans sa barbe de paille de fer, qui m’invita à partager son frichti à base de rôti de chamois, de l’autre côté de la rivière, dans son ermitage fameux où il avait reçu le roi des Belges incognito. Au physique, le personnage était la copie conforme, en tout cas à mes yeux, du farouche contrebandier portraituré par notre peintre préalpin Frédéric Rouge.
Ou je me souviens encore de cet épique épisode, que nous raconta, jeunes varappeurs, le guide nonagénaire Armand Veillon qui, un jour, sur l’arête du Cervin, vit soudain le chapeau de son client anglais s’envoler sous un coup de vent, puis remonter par un air ascendant et lui permettre ainsi de le restituer à son propriétaire, lequel se l’attacha pour le reste de son séjour…
Comique de ces chutes ! Mais Frédéric Mairy connaît aussi le charmes des temps intermédiaires, ainsi que l’illustre son morceau intitulé Sursis : « Déjà les volets sont fermés,les sols lavés, la voiture chargée. Ce soir on mangera dehors. Et demain, demain. Les vacances se terminent avec la dernière nuit ».
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Je me retrouve pour ma part à la terrasse de Vera, dont les volets sont encore fermés, où je m’étais dit tout à l’heure : pas un chat ! Juste avant que ne m’effleure celui-là, caresse de velours sous la table où le voici s’étirer dans sa fourrure écaille-de-tortue, lui aussi comme hors du temps dans la lumière de cette fin de matinée qui est déjà de l’après-midi. Tout finit aussi bien pour Anton Pavlovicth Tchékhov que son docteur allemand interroge et qui s’entend répondre, le verre de champagne à la main: « Ich sterbe ». Et de l’épisode, celui qu’on a appelé le Tchékhov américain, alias Raymond Carver, tirera une nouvelle, alors qu’il inspire ces mots à Nathalie Sarraute également cités ici : «Avec ces mots bien affilés, avec cette lame d’excellente fabrication, elle ne m’a jamais servi moi-même, je tranche : ich sterbe ». Et comment le dire en français : ciel je défunte, mon Dieu je m’en vais, diable je canne ?
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Le petit format de cette série des livres de Pascal Rebetez, est décrit par lui : format bréviaire, ce que la nonne prend aussi pour elle dans un repli secret, et toute dame dans sa poche kangourou, tout ouvrier dans sa poche revolver. Bref éloge de la fin est un livre fait avec d’autres livres, sans rien pour autant de resucé. Telle est la vraie lecture prodigue d’écriture tonique. Tel est le viatique…
Frédéric Mairy. Bref éloge de la fin. Editions d’autre part, 98p.
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Au miroir de la Princesse de Clèves
Belle découverte au Festival Visions du réel : le premier film de Régis Sauder, à fort potentiel de succès public.
Une rumeur élogieuse précède l’arrivée d’un film effectivement passionnant, par son thème, et de très belle réalisation, signé Régis Sauder et intitulé Nous, Princesse de Clèves. Réalisé avec une dizaine de jeunes filles et garçons préparant leur bac dans un lycée de la banlieue de Marseille, ce premier « long » de Régis Sauder, présenté à Nyon dans la section « Etat d’esprit », impressionne par sa justesse de ton, son intelligence sans pédantisme et la sensibilité avec laquelle l’auteur film les lycéens, leurs profs et aussi les parents de certains d’entre eux.
La lecture en classe de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, présenté aux lycéens comme le premier chef-d’œuvre du roman français (« bof », entend-on d’avance sur le même ton de benêt blasé qui a fait dire à Nicolas Sarkozy que ce livre l'a fait bâiller d'ennui) qui est aussi une histoire d’amour (« ah bon ? ») nous concernant tous (« tiens donc !»), constitue le motif central du film. Mais rien de fastidieux dans cette approche où les jeunes lecteurs deviennent eux-mêmes acteurs de scènes dont ils ont mémorisé des fragments en rapport plus ou moins direct avec leur vie personnelle. Aurore, ainsi, se dit proche de la Princesse de Clèves parce qu’elle aussi a un ami attitré et « des tas de petits Nemours » qui lui tournent autour. Ou c’est Albert, le jeune homo-qui-s’assume, découvrant dans le roman les nuances distinguant la discrétion de l’hypocrisie.
Quoi de commun entre la vie galante à la cour du roi Henri II et la banlieue multiraciale où le film est tourné ? Une scène le suggère : celle où tel père musulman s’identifie à Madame de Chartres chaperonnant sa fille tentée par les plaisirs du monde… et la fille du moraliste de lever les yeux au ciel en avouant sa difficulté de parler de ce qu’elle vit réellement avec ses parents.
Si l’idée de Régis Sauder s’inscrit dans le sillage de L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, sa réalisation se distingue de cette «fiction » d’un Marivaux joué en banlieue parisienne grâce à son aperçu plus pénétrant du milieu social ambiant, l’empathie de son regard, et du fait aussi d’un travail de cinéaste accompli sur la «mise en scène» et le montage.
Dans la foulée, s’agissant de « cinéma du réel », un tel film est égalemnt l’occasion de se rappeler que la meilleure littérature, ou le grand art, sont aussi « réels », voire parfois plus, que notre réalité quotidienne. Cela montré sans peser, et avec beaucoup de tendresse.
Nyon. Festival Visions du réel. Nous, Princesse de Clèves, de Régis Sauder : Mardi 12 avril, au Théâtre de Marens, à 17h, et mercredi 13 avril, à la Salle communale, à 20h -
La glu
…Ce qui est pénible avec la chose, c’est quand elle coïncide non seulement avec l’appréhension de la chose (la perspective prochaine et inéluctable de rencontrer quelqu’un de collant) mais également avec la sensation physique de la chose (poignée de main fatale dans la moiteur de cette journée belge) et l’ennui de la chose (la réunion qui se prolongera à n’en plus finir avec une clim mal réglée), mais également le sentiment humiliant de la chose lié au fait que de cette raseuse ou de ce raseur dépend votre avancement dans les classes de salaires des fonctionnaires suppléants de l’Union Européenne…
Image : Philip Seelen -
Le tueur sans visage
Découvert au festival Visions du réel : El Sicario, de Gianfranco Rosi. Le récit terrifiant d’un exécuteur des « narcos » mexicains.
Le sicaire, dénomination française « littéraire » du tueur à gage ou, antérieurement, de l’assassin (du mot latin sica désignant un poignard à lame recourbée), apparaît ici comme un homme au visage dissimulé par une voile noir, dans une chambre de motel de la zone frontière entre States et Mexique, où il a souvent « opéré », et qui s’y tiendra au fil d’une confession hallucinante durant laquelle il ne cesse d’illustrer ses propos par des dessins schématiques.
El sicario a été, durant une vingtaine d’années, l’exécuteur des basses œuvres de celui qu’il appelle El Padron, le patron qui est à la fois son père et son maître, son Dieu et son Diable et qui règne sur une fraction du cartel de la drogue. Le sicaire a été recruté très jeune, dans un lycée où les gens du cartel l’ont approché avec quatre autres jeunes gens, auxquels, après une fête, ils ont proposé de convoyer des voitures évidemment « chargées », destination El Paso. Trois ans après ces débuts, qui lui ont permis de se payer les seules Reebok du lycée, le garçon s’est retrouvé en fac et soudain confronté à un conseil de famille (treize personnes à la maison) qui a remis en cause son activité illicite subodorée par la mère, laquelle en est devenue malade. On le menace alors de l’envoyer à l’armée, ce qu’il esquive en entrant dans une école de police où ses « contacts » lui permettent d’entrer en dépit du fait qu’il est encore mineur et qu’il se drogue. Comme le lascar « assure » physiquement, il va donc accomplir sa formation de tueur dans le cadre de la police – ce qui n’est pas contradictoire puisqu’il nous a révélé, dès le début de sa confession, qu’un « narco » peut tout se payer : police, douaniers et tutti quanti. Initié de jour au tir, à la chasse aux narcos et à la psychologie criminelle, il fait le mur la nuit pour ses activités poursuivies de criminel aux ordres des narcos…
La dramaturgie du Sicario de Gianfranco Rosi est minimaliste, qui s’en tient au récit du sicaire, assis avec son bloc de dessins ou se levant parfois pout mimer une scène d’exécution. Des plans extérieurs alternent avec le récit, comme en contrepoint figurant les lieux évoqués.
Tout cela pourrait être monotone ou même assommant. Or nous suivons le récit minutieux du sicaire, à tout instant illustré par les dessins compulsifs du personnage, comme une espèce de roman sadien sur l’Obéissance absolue au Crime absolu symbolisé par El Padron. Les détails accumulés au fil du récit sont d’autant plus saisissants qu’ils sont exposés avec une sorte d’objectivité scrupuleuse, en vertu du Scrupule essentiel présidant à l’efficacité du professionnel engagé dans une structure de crime organisé. C’est valable pour les circonstances détaillées de la torture, dont rien ne nous est épargné, autant que pour les lois générales de l’Organisation.
Le récit du sicaire n’est pas, évidemment, une grande nouveauté du genre, mais le ton, la manière, le contraste vertigineux entre la précision toute calme, parfois presque didactique (dessins à l’appui) de son témoignage, et les abominations qu’il rapporte, donne un relief tout particulier à celui-là.
Et puis il y a le côté documentaire du document. Découvrir comment les écoles de police mexicaines forment de grands professionnels, dont une partie est déjà recrutée par les narcotrafiquants, est évidemment intéressant. Tout ce que raconte le sicaire sur les accointances entre le pouvoir, parfois au plus haut niveau, et le crime organisé, est également édifiant. Ainsi apprend-on l’existence d’innombrables maisons « sécurisées », surveillées par des policiers infiltrés, qui contiennent des centaines de séquestrés ou de cadavres…
Il faut préciser alors que le sicaire, quand il s’exprime devant la caméra, est un homme en cavale sur la tête duquel est fixé un contrat de 250.000 dollars. Après une période de doute et de prise de conscience, le tueur, en proie au cauchemar du souvenir, raconte comment il a été amené, après avoir été sauvé de justesse d’une exécution prévisible, à se retrouver dans un groupe d’évangélisation qui lui a fait connaître les transes de la foi partagée et de la prière collective, des larmes et du repentir véhément, préludant à sa rencontre finale avec Dieu, nouveau Patron auquel il s’est entièrement abandonné pour recommencer sa vie à zéro. Depuis 2008, plus de 8000 personnes ont été assassinées à Juarez, la ville la plus violente du monde…
El Sicario. Production France / USA. Gianfranco Rosi, d’après un article de Charles Bowden.
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Ceux qui ont les pieds sur terre
Celui qui se dit sérieux et qui est en effet toujours à son affaire avec sa raie au milieu / Celle qui ne fera pas vraiment l'affaire vu qu’elle regarde plus souvent le ciel que le chef / Ceux qui pissent avec l’air de tenir le bon bout / Celui qui estime que l’Opel Rekord reste l’Opel Rekord /Celle qui te demande de justifier ton choix pour la fac de philo alors qu’il y a tant d’affamés au Sahel / Ceux qui vous demandent où vous en êtes avec Dieu et si vous retournez au Lavandou cet été / Celui que tu choques en lui avouant que ce que tu préfères est de te balader en forêt avec ton épouse légitime prénommée Fernande / Celle qui te regarde de travers parce que tu parles tout gentiment à son enfant dans le jardin public / Ceux qui affirment violemment que tout est violence / Celui qui se dit un vaurien sans cesser d’honorer son père et sa mère / Celle qui ne peut se déplacer autrement qu’en business class en tant que business battante / Ceux qui ont des business kids / Celui qui te dit comme ça que ses appuis faciaux constituent sa prière du matin / Celle qui veut faire de son fils Hector-Aurèle un battant pour en remontrer à son père le looser / Ceux qui font ostensiblement le signe de croix à la cafète pour bien marquer leur différence / Celui qui va manifester sa différence avec dix-sept mille gays néerlandais centre-gauche / Celle qui entend maintenir des contacts concrets avec la si belle jeunesse du Front / Ceux qui prient debout pour bien montrer à Dieu qu’Il peut compter sur eux / Celui qui prie debout et si possible près de la sortie / Celle qui prie debout pour éviter que ses bas ne filent / Ceux qui assument la réalité en tant que telle point barre (de chocolat) / Celui qui a passé des Thèses de Feueurbach au réveil créationniste en accumulant les pensions alimentaires / Celle qui croit en l’avenir de la BMW si possible avec intérieur tout cuir et quatre airbags / Ceux qui ont jeté leur soutane aux orties pour se lancer dans l’échangisme convivial / Celui qui suit les ordres de son intérêt comme ceux d’un GPS / Celle que son amour de la Vertu a limitée dans son exercice de la Charité avant de devenir l’assistante du curé qui lui a enseigné le lâcher-prise comme elle le confie sur Facebook à ses 233 amis sûrs / Ceux qui se sont cherchés sur Twitter mais se sont trouvés en banlieue de Sedan à un congrès de paléontologues agnostiques / Celui qui a un peu baissé dans l’analyse des situations géopolitiques mais garde un sacré coup d’archet dans l’orchestre des anciens Jeunes Paroissiens des Quartiers de l’Ouest / Celle qui apprécie surtout le côté gastro de la nouvelle culture / Ceux qui trouvent tout super pour éviter d’être remarqués, etc.
Image : Philip Seelen -
L'émotion aux rives de l'autisme
Ramòn Giger, dans son premier film, explore les chemins bordés d'abîmes de la relation avec Roman Dick.
Il n’a pas trente ans, il porte le nom d’un musicien mondialement connu dans le domaine du violon d’avant-garde, mais son premier film n’est en rien d’un « fils de», marqué par l’affirmation d’un regard et d’une qualité d’expression uniques. Nom : Giger, fils de Paul. Prénom : Ramòn. Prénom de l’autiste auquel il a consacré Eine ruhige Jacke : Roman.
Mais qui est donc Ramòn ? C’est ce qu’on se demande en découvrant le portrait en mouvement de Roman. En même temps que chacun se demande devant ce miroir vertigineusement proche et fuyant d’un film qui fait sentir beaucoup plus qu’il n’explique: et toi, Madame, Monsieur, qui es-tu ?
Ramòn Giger est né le 2 décembre 1982 dans un bled du canton d’Appenzell. Il a deux frères plus âgés que lui, d’un autre père, et une sœur adoptive de son âge. L’évocation de son enfance, dans une ferme bohème de la région de Wald, lui inspire un large sourire. Comme l’ « échange » scolaire qui lui a fait passer une année à Los Angeles où, grand diable, il a pu assouvir sa passion du basket. Auparavant, il avait nourri d’autres rêves d’enfant en rupture avec l’univers « artiste » de papa : dès six ans, celui de devenir fermier, ou encore pêcheur…
De retour des States, dont le séjour le mûrit, Ramon poursuivit ses études à Saint-Gall et dès l’an 2000 à Bâle, à l’école d’arts visuels. Voilà pour le cursus apparent, qui ne dit rien de tout un monde qu’on devine entre les lignes, ou plutôt entre les signes, du premier et seul film que Ramòn, fils d’Ursina, a tourné jusque-là. « Mais ce ne sera pas le dernier », sourit-il encore. Et d’évoquer son désir d’achopper à un portrait du père avec lequel, on le sent, les relations n’ont pas toujours été faciles, même s’il se dit très attaché à lui.
Quant à son ralliement au monde « artiste », il s’est opéré quand l’impératif de défendre sa patrie, à vingt ans, s’est transformé en période de service civil durant laquelle il a découvert l’univers de l’autisme dans une institution soleuroise spécialisée, fondée dans les années 60 à Roderis. C’est alors que Ramòn a rencontré Roman et que le thème de son film a germé du même coup.
Or Ramon est lui-même une partie du thème du film consacré à Roman. Et ce que nous découvrons à notre tour, en regardant Eine ruhige Jacke, est bien plus qu’un documentaire «sur l’autisme». Ce film traite en effet, d’une façon beaucoup plus large et profonde, de notre relation avec les autres, mais aussi avec nous-mêmes, avec la nature, avec ce que nous appelons la normalité et ce que beaucoup appellent encore les « anormaux ».
L’autisme pose, évidemment, la question de la communication : Roman, en effet, ne parle pas avec des mots. Et ça fait peur. Tout de suite, beaucoup seront tentés de trouver une explication causale rapide. Naguère on disait : sûrement la faute de la mère…
Tandis que Ramon, illico, pose la question du préjugé. Et ne se contente pas d’une réponse abstraite mais la vit « sur le terrain », en relation avec les autres. Le thérapeute-forestier Xaver Wirth (1953-2009) va jouer, alors, un rôle essentiel dans ce rapport vivant, intense, souvent poignant, avec le jeune autiste extrêmement présent à certains moments, ou semblant l’être. Participant lui-même au film, et filant tout à coup comme un lutin dans la forêt ou vers Dieu sait quel labyrinthe chaotique qu’il filme lui-même avec la caméra de Ramon. Pour aller où ? Et toi, Madame, Monsieur, tu vas où ?
Après les six mois de tournage du film (90 minutes de prises signées Ramon, 30 minutes signées Roman, 74 minutes au final), les deux compères ont fait ensemble un grand voyage. Très forte expérience, selon Ramon, qui commente très prudemment, cependant, la vraie nature de sa relation avec Roman. «Je pourrais appeler notre lien : confiance. Mais c’est un sentiment plus qu’un savoir… »
Un sentiment qui va de pair avec celui qui se dégage du film consacré par Ramon à Roman : que celui-ci n’est pas qu’un autiste mais, comme nous tous, Madame, Monsieur, une « personne totale »…
Dates de Ramon Giger
Naissance. 2 décembre 1982
1997-98 Séjour aux Etats-Unis.
2000 Installation à Bâle, qu’il dit désormais « sa » ville.
2004 Rencontre de Roman Dick
2007-2008 Tournage de Eine ruhige Jacke
Nyon. Visions du réel. Eine ruhige Jacke sera projeté, au Capitole 1, le 8 avril à 16h.30 et le 10 avril à 14h.30 en la même salle. -
Ceux qui chuchotent dans le noir
Celui qui n’a pas compris ce qu’elle disait pendant la chose la première fois juste après avoir vu Les Amours d’une blonde de Forman / Celle qui hennissait à cheval sur le facteur / Ceux qui épiaient les voix derrière la cloison du chalet / Celui qui se demande s’il était le même il y a trente-sept ans et comment le voit son fils de trente-sept ans qui lui ressemble si peu / Celle qui est travaillée par le retour d’âge sans savoir qu’y faire / Ceux qui sont toujours restés crispés sous leur air faussement rieur de retraités de la poste votant socialiste / Celui qui n’a jamais surmonté sa gêne au moment de se déshabiller et moins encore à l’époque où il avait une moustache à la Clark Gable censé le rendre irrésistible / Celle qui n’a connu qu’un type à dentier / Ceux qui ont regretté leur impréparation sexuelle alors que la moindre tribu nègre a réglé ce problème une fois pour toutes / Celui que l’activité sexuelle (selon leur expression) n’a jamais détourné de la véritable passion de sa vie pour les cactées / Celle qui pense que l’amour est une infinie variation sur un thème inconnu / Ceux qui sont parfois obsédés et parfois pas du tout ça dépend des saisons / Celui qui échappe aux propositions de son ancienne amante par des propos enthousiastes sur les éoliennes / Celle que le mot coït fait grimacer alors que le mot étreinte la fait soupirer d’aise / Ceux dont les enfants surveillent les ébats et les débats / Celui qui se tance pour ses pensées inappropriées / Celle qui s’abandonne enfin au flûtiste à traversière / Ceux que leur ancienne odeur enivre soudain dans le tea-room banal / Celui qui n’a jamais connu les tourments de la jalousie vu qu’il n’a aimé que son mainate Alfred mort sans descendance hélas / Celle que la jalousie a aidée à rester jeune / Ceux que le beau Docteur Slaughter a fascinés ou exaspérés (on remarque que celles qui ont été fascinées sont masculinisées par la grammaire à papa alors que seule l’infirmière Duflon avait la type virago) ou encore laissés indifférents (on constate que seuls les hommes ont été exaspérés ou sont restés indifférents au charme du Docteur Slaughter en effet dénué de tout attrait féminin en dépit de ses yeux bleu myosotis / Celui qui chuchote à Maman que le pasteur a fait une fausse citation dans son sermon du verset 66 du Psaume 149 alors qu’il s’agit du verset 149 du Psaume 66 / Celle qui conserve sa dignité de Catherine Deneuve norvégienne (selon les journaux) quand le reporter belge évoque sa vie plus campagnarde que celle de la Parisienne / Ceux qui s’étiolent sous les yeux hypocritement sympathisants d’une jeunesse qui va s’éclater ce soir d’été tandis qu’ils feront un scrabble en regardant Drucker, etc.
Image : Philip Seelen -
La pièce
…En somme c’est typique, en public tu débines le marketing du bienheureux, tu prétend que se faire du blé sur une superstition aussi ringarde relève de l’arnaque, sans penser que tu décourages Mimi qu’a perdu ses clefs, mais toi, là, foudre de laïcité, entré dans l’église comme un voleur, qu’est-ce que t’espères en glissant ton euro en douce : tu crois que tu vas retrouver la foi? …
Image : Philip Seelen -
Du réel plein la vue
Dès demain et jusqu’au 13 avril, la 17e édition du festival international du documentaire de Nyon se fait reflet du monde actuel. Luciano Barisone, nouveau directeur, lève le voile.
« Laissez venir l’immensité des choses », écrivait le grand Ramuz, et Luciano Barisone, nouveau directeur de Visions du réel, pourrait dire la même chose à l’instant d’ouvrir, avec son équipe, une fenêtre panoramique sur le monde tel que le perçoit et le transmet le cinéma du réel.
Le cinéma du réél, en avant-première (gratuite) du festival, ce sera par exemple le regard original du jeune réalisateur Nicolas Steiner sur la tradition populaire suisse des combats de reines. Ou ce sera, en ouverture, avec Pequenas voces (Petites voix) de Jairo Carrillo et Oscar Andrade, une chronique inédite de la guerre civile colombienne vue par des enfants. (lire encadré).
On l’a dit et répété : le film documentaire n’est plus le genre mineur qu’il fut souvent, didactique ou simplement illustratif. « L’intérêt du thème n’est qu’un des critères de notre sélection », précise Luciano Barisone qui a vu lui-même plus de 1000 des 3000 films visionnés par ses collaborateurs. « L’originalité du filmage, la qualité cinématographique des films compte aussi pour beaucoup. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que les réseaux du cinéma s’intéressent de plus en plus à cette production, autant que la télévision. »Exemple éloquent, annonçant l’apparition d’un nouveau réalisateur suisse du nom de Ramon Giger: le film extrêmement troublant, voire bouleversant, intitulé Eine ruhige Jacke et consacré à un jeune autiste accueilli dans une ferme de montagne par un forestier et les siens. Rappelant le docu-poème du Lausannois Germinal Roaux filmé avec un trisomique, cet ouvrage tient de l’implication plus que de l’explication, où les détails révélateurs saisis par le réalisateur nous font mieux comprendre une situation humaine vertigineuse.
«On a pu dire que la vérité gît dans le détail », relève encore Luciano Barisone, « mais le détail qui éclaire et signifie ». Et de citer, dans Ivan and Ivana de Jeff Silva, la situation particulière de deux Kosovars qui ont fui les bombardements de l’OTAN en 1999 et se retrouvent aux USA confrontés à un «rêve américain» en déglingue.
Autre travelling urbain violent sur une sorte de ville-monde barattée par le rythme dément de la bande-son : Abendland, long métrage en compétition de l’Autrichien Nikolaus Geyrhalter, exclusivement constitué d’épisodes nocturnes alternant tel affrontement de policiers et d’écologistes anti-nucléaires et telle rave party monstrueuse, tels drames, chantiers titanesques ou scènes de crime…
Entre compétition et nouvelles sections, ateliers (avec José Luis Guerin et Jay Rosenblatt) et rencontres-débats, cette nouvelle édition de Visions du réel promet une quantité de découvertes ou de retrouvailles. On attend impatiemment, ainsi, le retour d’Alexandre Sokourov dans Il nous faut du bonheur, filmé dans la campagne du Kurdistan.
Enfin un souci majeur de Luciano Barisone est la transmission en aval, vers les jeunes générations. À cette enseigne s’inscrit le docu que la rumeur acclame déjà, intitulé Nous, Princesse de Clèves, où Régis Sauder, après la mémorable Esquive d’Abdellatif Kechiche, applique la même recette du classique joué par des lycéens marseillais d’une banlieue « sensible »…
Nyon, Festival Visions du réel, du 7 au 13 avril. Infos : Visionsdureel.chReines d’un jour
Rien de lourdement folklorique dans le regard que porte Nicolas Steiner sur les tenants individuels et les aboutissants collectifs est festifs d’un combat des reines, filmé en noir et blanc « chaleureux » avec une patte à la fois leste et marquante. Du petit môme se faisant lécher le museau par la reine que les siens préparent avec un soin jaloux, à l’arène où douze mille aficionados se déchaînent en (plus ou moins) connaissance de cause, en passant par les jeunes débarqués à moto qui expliquent le topo au citadin de passage, ou les vieux armaillis qui en ont vu d’autres, le combat des reines est ici détaillé et magnifié sans esthétisme complaisant, avec une « touche humaine » qui englobe les formidable bêtes aux noms épatants.
Ceux qui y ont assisté le savent : ce genre de spectacle peut être fastidieux pour le non-connaisseur. Or il ne fait pas ici que s’animer par le montage du film alternant ellipses et ralentis : il devient ballet visuel aux images fortes et belles.
Théâtre de Marens, le 6 avril à 19h.30. Entrée libreLes enfants et la guerre
L’obscénité de la guerre, ici détaillée par le dessin d’un gosse soudain amputé d’un bras ou d’une jambe, ou d’une village réduit à un tas de ruines par une attaque aérienne, apparaît en crescendo, et voix à l’appui, dans Pequenas Voces de Jairo Carrillo et Oscar Andrade, film d’animation entièrement conçu à base de dessins d’enfants.
La guerre civile en Colombie, qui aboutit au déplacement forcé de plus d’un million d’enfants, et qui fut marquée par l’enrôlement de nombreux ados, se trouve racontée par quelques « petites voix » marquant le contraste entre une certaine idylle paysanne des familles, et la violence des militaires des deux bords. Sous le regard des enfants, cette frise de la vie en Colombie n’a rien pour autant de systématiquement dramatique : au contraire, le film est tissé de malice et de drôlerie, comme si la vie était plus forte que la folie des hommes.
À noter enfin que cette réalisation, d’un haut niveau esthétique et technique, s’inscrit dans la section Focus Colombia qui témoigne, avec cinq autres films récents, du regain de créativité de ce pays après ses années de plomb.
Théâtre de Marens, jeudi 7 avril, à 19h.30. -
Kundera définitif
Le grand écrivain d'origine tchèque entre, de son vivant, au panthéon français de la littérature, avec deux volumes de La Pléiade constituant son Oeuvre d'un seul tenant. Edition définitive.
Dimension Nobel ! Voilà ce qu’on se dit en se replongeant dans le romans de Milan Kundera rassemblés, avec ses essais, comme une Oeuvre d’un seul tenant en deux volumes de la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade.
Lorsque François Mitterrand, en 1981, accorda la nationalité française à Kundera et à l’Argentin exilé Julio Cortazar, l’on salua plaisamment les «premières nationalisations» du président socialiste.Or il faut rappeler que l’écrivain tchèque avait été déchu de sa nationalité à l’automne 1978, interdiction lui étant faite d’entrer dans son pays, au point de l'empêcher même d'assister à l’enterrement de sa mère. Non moins lourde pour lui: l’interdiction de ses oeuvres dans son pays natal. Or celui-ci fut le dernier à reconnaître la grandeur d’un écrivain traduit et célébré dans le monde entier, alors même qu’il récusait l’appellation de «dissident».
De fait, bien plus qu’un anticommuniste comparable aux réfractaires de l’Europe de l’Est, Milan Kundera s’est défini comme «un hédoniste perdu dans un monde politisé à l’extrême». Cela valut, à l’auteur de L’insoutenable légèreté de l’être, le reproche d’être frivole. C’était ne pas voir que son engagement, bien plus profond que celui de tant d’écrivains «engagés», opposait une «interrogation existentielle» fondamentale sur la société communiste, qu’il poursuivrait en Occident d’une autre façon. Ses romans sont subversifs en termes artistiques et humains, illustrant, avec une ironie implacable, alliée à une empathie humaine non sentimentale, la bêtise et le conformisme, le faux sérieux et l’arrivisme.
S’il s’est toujours efforcé de dissiper le malentendu faisant de lui un romancier «politique», Milan Kundera, boxeur en ses jeunes années, n’en mena pas moins un formidable combat pour la défense de l’intelligence et de l’art, des qualités humaines et du vrai sérieux. Dès la première nouvelle de Risibles amours, intitulé Personne ne rira, c’est ainsi une femme sensible qui fait le procès d’un jeune intellectuel cynique. Dans la foulée, avec La Plaisanterie, le magnifique Livre du rire et de l’oubli, marquant sa percée aux Etats-Unis, L’Insoutenable légèreté de l’être et L’Immortalité, Kundera développa un art mêlant vie privée et réflexion sociale, qui font du roman un outil d’analyse à l'incomparable plasticité musicale, et une «comédie humaine» inépuisable.
«La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout. La sagesse du roman, c’est d’avoir question à tout», écrit Milan Kundera dans L'Art du roman, et toute son oeuvre en témoigne aussi bien.
Surprise: cette édition de La Pléiade paraît sans appareil critique ni biographie de l’auteur ! Ou plus exactement, François Ricard ajoute, aux romans et aux essais, des «biographies» de chaque livre dont l’ensemble forme un passionnant «roman critique», à tout moment lié à l’époque et à la réception mondiale de l’oeuvre, des très créatives années 60 à l’écrasement du Printemps de Prague, jusqu’ aux lendemains qui chantent et/ou déchantent sur fond de rire et d’oubli…Milan Kundera. Œuvre. Edition définitive. Préface, notes et biographies des oeuvres établies par François Ricard. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2vol.
Volume I: Risibles amours, La Plaisanterie, La Vie est ailleurs, La Valse aux adieux, Le Livre du rire et de l'oubli, L'Insoutenable légèreté de l'être. Biographie de l'oeuvre. 1479p.
Volume II: L'Immortalité, La Lenteur, L'Identité, L'Ignorance, Jacques et son maître - Hommage à Denis Diderot en trois actes, L'Art du roman, Les testaments trahis, Le Rideau, Une Rencontre. Biographie de l'oeuvre. Choix bibliographique.
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Fatum
…Sophie est née en 1982, elle a pris l’arabe à la fac parce que ça lui rappelait le grec, Julie est née en 1985, donc elle marchait déjà quand ils t’ont massacré - elle vient juste de boucler son master sur les droits humains, et voilà, Malik, tu n’auras pas connu le printemps arabe, dont on espère qu’il passe l’été, mais on tâchera de ne pas oublier, non plus, ton nom…
Image : Philip Seelen
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Ceux qui restent bohèmes
Celui qui aime dormir / Celle qui est toujours sensible au charme de l’aventure / Ceux qui se rappellent le beau temps de la drague / Celui qui convoite la pomme d’or du désir / Celle qui les faisait craquer en stop / Ceux qui invoquent la pureté de leurs frasques de l’été 77 / Celui qui est un peu jaloux (normal il est curé) de la liberté des jeunes amants / Celle qui aime choyer (dit-elle) la verge au nid / Ceux qui ont conscience de la Loi de l’éternelle fugacité en dépit de leurs à peine vingt ans / Celui qui rougissait beaucoup à seize ans / Celle qui ne fermait jamais la porte quand elle pissait / Ceux qui n’en veulent pas au Seigneur de ne les avoir point gâtés question physique vue qu’ils baisent comme des dieux / Celui qui a toujours compris les femmes par intuition poétique / Celle qui ne fait aucune distinction hiérarchique entre son âme et son cul / Ceux qui se reprochent (juste un peu) de ne savoir pas allier le sérieux à la légèreté / Celui qui voit la stoppeuse s’éloigner à regret / Celle qui pouvait rester des plombes au soleil (et parfois à l’ombre) à attendre le prince charmant camionneur / Ceux qui sont un peu crispés sous leur air rilax / Celui qui passait ses vacances d’apprenti au Lavandou quand il rencontra la Lula de BeBop / Celle qui fait comprendre au dragueur tchèque qu’elle préfère les Slovaques / Ceux qui ont compris à dix-sept ans que l’amour est un oiseau de bohème qui va les faire flipper jusqu’à cent sept ans / Celui qui préfère ce que ses camarades étudiants appellent de la mauvaise littéraire genre Philip K. Dick mais pas tout / Celle qui a essayé de décoincer l’écrivain fils de pasteur mais en vain / Ceux qui ont connu la Loi des comités de surveillance de la liberté sexuelle à l’époque dure /Celui qui a fait de l’auto-stop un jeu de rôles assez drôle dans les années dite de La Route /Celle qui a rencontré Milos Forman à Nowy Zaky et qui lui a cédé quand il lui a passé Nights in white satin / Ceux qui n’ont jamais craché sur un peu d’imprévu / Celui qui avait de la peine à admettre qu’une jeune fille fût si libre / Celle qui a toujours plus ou moins fermé les yeux sur le mufle qu’il y a plus ou moins en chaque mec / Ceux qui ne se doutaient pas qu’en 2011 ils ne resterait de la Tchécoslovaquie que la Slovaquie en ces régions de l’Est profond / Celui qui s’agace de voir la très jeune fille le dépasser sur divers plans alors qu’il pourrait la baffer facile mais il ose pas / Celle qui demande au stoppeur de lui montrer ses biceps gonflés /Ceux qui se caressent dans la voiture arrêtée en rase campagne et se disent qu’ils s’en souviendront en l’an 2000 sans se douter de ce qui les attend vraiment, etc.
Image : Philip Seelen
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Salonique en front de mer
Lecture nomade. Sur Le Banquier anarchiste de Pessoa. À Salonique pour la seule gloire de Jacques Chessex. Brume sur le front de mer. Les premières pages de Lieber Niels, de Matthias Zschokke...
Salonique, ce mardi 15 mars. – Reparti ce matin en fin de matinée, mes papiers livrés à 24 Heures, j’ai passé le vol de Genève à Athènes à lire Le Banquier anarchiste de Fernando Pessoa dont les paradoxes me font penser, je ne sais trop pourquoi, à ceux de Dürrenmatt.
Ou plutôt je le sais bien, car l’un et l’autre usent des mêmes arguments, évidemment lestés de mauvaise foi, pour démonter les raisonnements non moins intenables de l’anarchisme en ses divers états. Ce qui m’intéresse le plus, dans le discours du banquier, se rapporte à ce qu’il appelle des « fictions sociales », dont nous n’avons pas assez conscience, et qui pourraient nourrir des observations si intéressantes en littérature, comme on le voit chez un Ballard ou chez un Houelleecq, et chez Philip Muray en matière plus théorique. Dans les aires de la sexualité, il y aurait beaucoup à dire aussi sur lesdites « fictions»…
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À mon arrivée à Athènes, le suppléant de l’ambassadeur de Suisse, un Monsieur Péclard avenant comme tout et qui a organisé lui-même, avec sa collaboratrice Maria Papadopoulou, cette tournée à la seule gloire de Jacques Chessex - avec deux conférences que je donnerai demain à Salonique et jeudi à l’Institut français d’Athènes -, m’a accueilli et tenu compagnie jusqu’au départ de mon avion. Après quoi, d’aéroport en avion et d’avion en aéroport, puis dans une voiture de l’Institut français jusqu’au centre de Salonique, je me suis laissé guider par ma « feuille de route »…
Bref, je n’étais pas fâché, en fin d’après-midi, de prendre mes quartiers dans le somptueux palace Electra de la place Aristote, de la chambre duquel je vois la mer. J’avais tellement mal aux jambes, tout à l’heure, que je n’ai pas marché bien loin le long du front de mer, et d’ailleurs une brume épaisse s’est levé qui m’a fait bientôt regagner mes pénates. Mais je me rattraperai demain…
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Ensuite, avec le jeune directeur de l’Institut français, le polyglotte et fringant Julien Chiappone-Lucchesi, nous avons rejoint, tout à côté, dans un café haut de plafond et fleurant bon la Grèce du nord, un Monsieur Georges Freris, prof de littérature comparée extrêmement ouvert et intéressant, et une de ses collègues non moins sympathique, dont je n’ai pas retenu le nom. Bref, « tout baigne » jusque-là et j’espère faire, demain, bonne figure à mon premier show…
Salonique, ce mercredi 16 mars. – Grisaille humide sur Salonique, posant une brume épaisse sur tout le front de mer. Du restau en attique de l’Electra Palace, j’ai eu tout loisir d’admirer la vue panoramique sur ce néant ouaté, tout en dégustant un petit déjeuner d’une extravagante prodigalité comme je n’en ai jamais vu, même pas au Sheraton de San Francisco, à l’Hôtel Ibis de Louxor ou au Takanawa Prince de Tokyo, au milieu de clients plutôt négligés d’apparence, genre arrivistes américano-russes ou grécos-levantins, parfois en baskets ou presque, pas tout à fait en survêts à la kosovare mais peu s’en faut - ce qu’on appelle la démocratie mondialisée du fric ; et pour ma présence en ces lieux, je me suis laissé dire par les gens de l’ambassade, qui m’y ont généreusement casé, qu’ils « ont des prix »…
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Ensuite, et en dépit de mes articulations grinçantes et de mes douleurs jambaires, ou plutôt afin d’exercer tout ça, j’ai marché de la place Aristote à l’autre bout de la baie, bientôt attiré par une rumeur qui me semblait celle d’une manif – et de fait je voyais, bien au-delà de la statue d’Alexandre, un cortège scandé par des rythmes de fanfare et surmonté de drapeaux et de calicots. J’ai donc pressé le pas sous l’effet de la curiosité, mais le rassemblement n’avait rien de politique ni de protestataire: juste un cortège de lycéens flanqué de joyeux fanfarons, saluant l’apparition du premier soleil de fin de matinée avant de se disperser sur les quais. Tout cela me rappelant, au vol, mon arrivée à Salonique en 1993, juste après le pénible congrès de l’orthodoxie mondiale en Chalcydique, théâtre de vrais délires nationalistes des religieux serbes applaudis par les Grecs de gauche comme de droite – et combien la jeunesse de Salonique m’avait alors paru libre et belle !
Le long des quais, d’ailleurs, m’a frappé ce matin l’image de trois jeunes gens assis face la mer, comme enveloppés de brume et plongés dans je ne sais quelle rêverie…
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Sur le chemin du retour, je me suis arrêté à la hauteur de trois musiciens macédoniens en jeans, que j’ai écoutés durant un quart d’heure en me rappelant les nouvelles solaires et fruitées de Jivko Cingo, puis je leur ai filé une pièce et me suis arrêté dans un Starbucks ( !) pour lire quelques pages de Lieber Niels, le nouveau livre de Matthias Zschokke, tout entier constitué par les mails qu’il a envoyé à son ami Niels Höpfner entre 2002 et 2009, et dont la forme, concentrée et très spontanée, autant que la matière – la vie au jour le jour d’un écrivain-cinéaste extrêmement poreux dans ses observations de toute sorte -, m’ont immédiatement captivé en dépit de mon allemand parfois lacunaire.
Matthias Zschokke lui-même, avec sa feinte modestie ironique, m’avait recommandé de ne pas lire son livre, ayant constaté que je me consacre au même type d’observation pléthorique sur mon blog.
« Vous allez perdre votre temps en me lisant, vous faites bien mieux d’écrire que de me lire », m’a-t-il répété au fil des divers mails que nous avons échangés ces derniers temps - et puis ce livre est trop lourd pour le voyage, m’a-t-il seriné en exacerbant du même coup mon désir de lire ce pavé qu’il me disait de plus d’un kilog. Je l’ai fait rire en lui objectant que je m’étais pesé sans Lieber Niels, puis avec, et que la différence n’était que de 999,9 grammes...
Or la première satisfaction que j’ai trouvé à cette lecture est d’y découvrir une espèce de carnet de bord dont maintes notes recoupent, en amont, ses récits de voyage de Circulations, à quoi s’ajoute la complicité amicale qu’il entretient avec son interlocuteur dont les messages, non publiés, se lisent comme « en creux » ; et puis il y a là-dedans une foule de détails cocasses, comme cette note consacrée à ses nouvelles socquettes en laine d’opposum (dire qu’il voulait me priver de ça !), entre autres considérations sur des lieux, des lectures ou des films, des gens que je connais parfois – tel mon ancien prof d’allemand Wilfred Schiltknecht – ou sur le milieu littéraire et la Suisse qu’il juge, hum, très librement. À ce propos, il m’a dit dans un mail qu’il déteste être détesté, en véritable «toxicomane d’harmonie » et que, fort de ce qu’on lui a dit à mon propos sur le fait que pas mal de gens du milieu littéraire romand me détestent (ah bon ?), il se proposait de me demander un cours sur l’art de se «faire impopulaire». Et de m’avouer qu’il craint de se rendre bientôt aux Journées littéraires de Soleure « parce que, dans les rues, il n’y aura que des collègues insultés par moi ».
Quant à moi, qui me fiche de plus en plus de ce que racontent mes « collègues » à mon propos, et dont je ne dis le plus souvent, d’ailleurs, que le centième du mal que je pense d’eux, je vais bel et bien prendre une leçon d’allemand quotidienne à la lecture, à petite dose, de Lieber Niels…
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Ce midi, le Consul général de France, Christian Thimonier, m’attendait dans un restau «littéraire» de la vieille ville de Salonique où nous avons eu une longue et bonne conversation, en compagnie d’un auteur de « polars de campus » également très intéressant, dont je n’ai pas relevé le nom. Comme Thimonier a été en poste à Belgrade pendant la guerre d’ex-Yougoslavie, les sujets de conversation n’ont pas manqué, et ce d’autant que le bonhomme est du genre très cultivé et particulièrement en matière de littérature slave. Quant à l’autre convive, auteur de polars situés à Salonique et spécialisé dans le crime « universitaire », dont David Lodge a fait un genre, il s’est également montré plein de ressources et très cordial – bref, je ne pouvais rencontrer de meilleurs interlocuteurs en ces zones périphériques de la fameuse francophonie, et tous deux se sont dits poliment intéressés par Jacques Chessex dont ils n’ont, évidemment, rien lu.
(Soir) – Ma première conférence sur Jacques Chessex à l’Institut français s’est bien déroulée, en présence d’une trentaine de personnes qui ont fait mine de suivre attentivement mon exposé, dûment adapté à la communication orale. La causerie a eu lieu en présence de notre consul honoraire – un fringant homme d’affaires grec passionné de ski alpin et de voitures de sport -, de Christian Thimonier - qui m’a offert un DVD « macabre » du redoutable Dusan Kovacevic - et de diverses autres personnes liées à L’Institut français, puis une généreuse verrée a suivi, à l’occasion de laquelle j’ai été gentiment complimenté par un peu tous. Enfin je suis rentré seul à mon camp de base de grand luxe, mais j’étais vanné et plutôt content de finir la soirée en Oblomov solitaire, juste réduit aux ressources alcoolisées du minibar et à la mise en ligne sur Facebook, de ma dernière liste, Ceux qui ne font que passer…
Matthias Zschokke. Lieber Niels. Wallstein, 761p.
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Le verbe et le swing
Lectures musiquées au Bourg
Lausanne, rue de Bourg 51.
MARDI 29 MARS
Bar: 19h
Début: 21h
Entrée libreINFO
Tel: +41 21 311 67 53
Mail: info@le-bourg.chQuatre compères jouent de concert sur une trame de mots et de notes: deux générations mais une passion commune pour le verbe qui sonne et les notes qui parlent.
En complicité:
Daniel Vuataz, poète et prosateur vif déjà distingué par plusieurs prix littéraires, lira des fragments de chroniques urbaines dont le Lausanne d’aujourd’hui est le décor.
Antonin Moeri, auteur de 10 livres publiés à ce jour, dont les nouvelles récentes de Tam-tam d'Eden, lira des extraits de Ramdam, son nouveau roman très théâtral, qui évoque les tribulations d’un Beur en Suisse ordinaire.
Jean-Louis Kuffer, qui vient de publier son dix-huitième livre, L’Enfant prodigue, dont il lira quelques extraits entre autres listes insolentes et vignettes onirico-érotiques.
Nicolas Lambert, poète primé lui aussi et musicien pro diplômé de l’AMR, maître d’atelier et rompu à toutes les improvisations et autres contrepoints malins. En alternance: des standards à la guitare et de sa voix à la Chet Baker, toute en douceur, et des variations fuguées.
Venez taster !
Pour plus de détails:
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Ceux qui vous actionnent
Celui qui cherche un piston pour la publication de son poème limite scabreux / Celle qui fait du lobbying pour la diffusion de ses articles dits scientifiques / Ceux qui t’assiègent avec leurs manuscrits brandis comme des massues / Celui qui obtient ton adresse privée et se pointe avec son film qu’il affirme que tu dois voir ce soir encore tu verras que tu ne le regretteras pas nom de bleu / Celle qui fait du squash avec celui qu’on dit influent dans les milieux du design dentaire / Ceux qui craignent les démarche auto-publicitaires de la poétesse dite « à l’indéfrisable » / Celui qui se laisse manipuler par excès de bonté genre chien couché / Celle qui n’aime pas dire que tu n’es pas là quand un raseur te cherche au téléphone mais qui le fait quand même pour t’avoir tout à elle / Ceux qui tambourinent à ta porte et te menacent de te faire entendre leur maquette de rap engagé / Celui qui morigène le critique littéraire dont il sait les tendances masochistes / Celle qui affirme que le comité d’entreprise s’en mêlera si vous ne faites pas circuler ses méditations auto-éditées dans les succursales de l’usine / Ceux qui flattent le mandarin pour se taper la mandarine / Celui qui fait dans l’entre-soi soyeux derrière quoi tu sais un couteau / Celle dont Truman Capote se servait pour le couvrir / Ceux qui reprochent au jeune écrivain d’écrire et d’être jeune / Celui qui appelle Bruno Pellegrino le puceau alors que celle qu’on appelle sa pucelle jure sur la tête de la Vierge que c’est faux / Celle qui aime avoir la vue simultanée sur la neige et la mer et préfère donc les Asturies ou le Japon / Ceux qui ont rencontré François-Marie Banier et ne s’en trouvent pas plus avancés eh eh / Celui que la stupidité mondaine amuse moins que le ballet des loutres ou le dandinement des toupies / Celle qui exècre la musique de savon liquide ruisselant du piano de Clayderman / Ceux qui savent pourquoi Céline est devenu pessimiste dans la trentaine / Celui qui recopie la phrase de sBeaux draps : « Trente-six heures, c’est maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines sans tourner complètement bourrique / Celle qui a fait des pieds et des mains pour empêcher son ex de publier son étude sur la cognition déviée alors qu’elle venait de se faire refuser le sien sur la déviance cognitive / Ceux qui cessent de penser que le critique est un nul quand ils s’apprêtent à publier / Celui qui te menace de se flinguer si tu ne parles pas de sa Confession d’un naze dans ton magazine olé olé / Celle qui reproche au présentateur gay de l’avoir traitée comme une gousse / Ceux qui se la jouent Oblomov en prétendant n’y être pour personne sauf pour celles et ceux avec lesquels c’est cool de passer des heures au phone, etc.
Image : Philippe Seelen
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En passant par Amsterdam
Amsterdam, le 11 mars 2011. - Ce soir nous avons suivi, à la télévision néerlandaise, les terrible nouvelles relatives au tremblement de terre japonais, dont les premières images, coupées en sorte de ne montrer aucune victime vivante, à la japonaise, n’étaient pas moins effarantes par la violence du tsunami emportant tout sous le déferlement de sa vague de quinze mètres de hauteur, même vue de loin, même atténuée ensuite par le passage en boucles des mêmes images répétées dix et vingt fois…Alors j’ai revu les petits enfants de la rue d’Amsterdam et j’ai imaginé ce flot les emportant tout à coup.
Enfin, après le dîner, nous nous sommes rendus ensemble au Musée Van Gogh où se tient ces jours une intéressante exposition consacrée aux premières années parisiennes de Picasso, jusqu’à l’épisode expressionniste (les très beaux portraits de son ami suicidé sur son lit de mort) et la période dite bleue, avec l’impression à tout moment que le jeune prodige absorbe tout – on peut dire carrément qu’il pompe tout, de Toulouse-Lautrec à Vallotton (couleurs et dessins) en passant par les impressionnistes et les nabis, et toutes les tendances plastiques de la peinture et de la sculpture, jusqu’à l’art nègre qui marque son passage de la figuration à la déconstruction.
Son processus de décomposition-recomposition des formes correspond assez exactement, en effet, à ce qu’on a appelé la déconstruction, qui s’observe parfaitement dans son analyse de la sculpture primitive qu’il copie, déforme et reconstruit pour en tirer quelque chose de neuf.Or cette évolution de son art - cette invention plus précisément, d’un art qui se nourrit de tout pour devenir de plus en plus personnel, se distingue ici à vue pour se trouver mis en relation, tout à coup – très belle idée, ai-je trouvé – avec une petite version des Baigneurs de Cézanne…
Amsterdam, ce samedi 12 mars. – Ciel gris sur Amsterdam, où nous nous laissons un peu vivre chez nos chers hôtes, que j’aime bien. Nous faisons connaissance en coupant nos fines tranches de fromage orange, je pense aux papiers que je dois faire avant de partir en Grèce, nous parlons de Proust dont Marianne est en train de lire la grande biographie de Jean-Yves Tadié.
Puis nous nous rendons au Rijks. Comme le râleur de Thomas Bernhard, dans Maîtres anciens, ne s’arrête que devant tel vieil homme du Tintoret, j’aurais tendance moi aussi à ne revenir, au Rijks, que devant quelques Rembrandt qui sont pour moi le sommet de tout, ou plutôt le fond du cœur humain, l’âme de la créature à la fois pleinement incarnée et sublimée - et ce matin j’évite la foule pour revenir dix fois au petit Autoportrait de 1628 du jeune Rembrandt à la chevelure d’ange bouclé éclairé par derrière.Je vais comme pour vérifier qu’il est bien là, comme je me repasserais une mesure de la 9e de Beethoven. Et voilà : j’en ai pour ma joie. Ensuite je vais voir, par politesse, les salles spéciales consacrées à Metsu, dont certaines scènes de genre me touchent, mais j’admire seulement, tandis que Rembrandt : j’aime, absolument, comme j’aime, absolument Beethoven.
Amsterdam, dimanche 13 mars. – Ce matin au Musée Van Gogh, pour Van Gogh, dont je découvre le nouvel étage consacré à ses contemporains français. Plusieurs merveilles mais je néglige de noter. Ensuite les étages de Vincent, très encombrés de foule dominicale, mais nous en avons une fois de plus pour notre joie. Dans la foulée je me dis : peut-être pas un immense peintre au sens conventionnel, mais lui aussi un poète de l’absolu, comme Rembrandt et Beethoven. On l’aime plus qu’on l’admire: On l’aime avant tout.Ensuite au Vondelpark avec ma bonne amie. Grand charme du lieu, excellent bluesman noir entouré de jeunes filles, canards comiques, monument monumental à je ne sais quel poète romantique - je note mentalement que je ne me suis jamais embêté au fil de nos voyages avec Lady L. (...)
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Une bonne nouvelle
Notre compère Bruno Pellegrino, dix-neuf ans et des poussières, vient de décrocher le prix du Jeune Ecrivain 2011 pour sa nouvelle intitulée L’Idiot du village. À lire dans le recueil paru chez Buchet-Chastel sous ce titre. Chapeau, gamin…
Décidément, le p’tit Bruno n’en finira pas de nous étonner. Il y a deux ou trois ans de ça, ses profs n’en croyaient déjà pas leurs yeux : que ce baby leur balance des copies pareilles ! Le père, la mère, l’oncle furent soupçonnés : que non pas, c’était lui le coupable! Même que, bien avant son bac, lui fut attribué le prix de la meilleure composition de son établissement scolaire, publiée in extenso dans le journal 24Heures.
Dans la foulée, je lui proposai de collaborer au journal littéraire Le Passe-Muraille, puis à la rubrique culturelle du grand quotidien dont je suis le mercenaire. Il écrivait, alors, comme un digne sexagénaire de 17 ans. Je lui suggérai de rajeunir un peu. Il s’y employa. À dix-huit ans, il écrivait comme on le fait à quarante ans, trente ans même. Et puis il passa son bac, entra en fac de lettres, s’envola bientôt pour les States avec sa bonne amie, pour y passer une année d’études.
C’est de là-bas qu’il a débarqué l’autre jour au Salon de Paris où l’équipe du prix du Jeune Ecrivain, Christiane Baroche en tête, l’attendait pour lui remettre le Premier prix de l’année 2011. À préciser qu’en 27 ans, le prix du Jeune Ecrivain a déjà reçu 20.000 textes de toute la francophonie et publié 150 lauréat, révélant notamment Marie Darrieussecq, Antoine Bello et Jean-Baptiste Del Amo.
Cette année, sous le titre éponyme de L’Idiot du village, la cuvée 2011 nous révèle douze textes en recueil, avec la nouvelle de Bruno Pellegrino en point de mire. Christiane Baroche, éminente nouvelliste comme chacun sait, la présente en ces termes : « Cette nouvelle terrible, jaillie des dix-neuf ans de Bruno Pellegrino, démontre que la peur trouve en quelque sorte une raison de se venger des morts inattendues, des catastrophes brutales et de l’annonce d’une guerre imminente, sur un bouc émissaire commode, l’idiot du village du coin ».
L’idiot du village représente en effet, comme pour illustrer, admirablement et sans doute en toute ingénuité, la thèse de René Girard, le phénomène de la crise mimétique collective à l’origine de nombreux mythes et légendes. Dans une langue voulue fruste, pour mieux pointer le type du narrateur frotté de veulerie populaire, le jeune écrivain parvient à établir une tension crescendo dans un contexte villageois évoquant à la fois la terre vaudoise de Ramuz et, plus universellement, une province profonde de n’importe où. En une vingtaine de pages, le drame se prépare, implacablement, et débouche sur l’issue prévisible mais qui nous prend néanmoins à la gorge. C'est fort, le môme...
L’idiot du village, de Bruno Pellegrino, et autres nouvelles. Prix du Jeune écrivain 2011. Buchet-Chastel, 293p. -
Kundera sans parasite !
L'édition définitive de l'Oeuvre de Milan Kundera paraît en deux volumes à La Pléiade. Sans appareil critique ! Seule gloire au Texte !
Une lecture me met en joie ce matin, et c’est, sous la plume de François Ricard, celle de l’introduction à l’œuvre de Milan Kundera dans les deux volumes de La Pléiade qui viennent de paraître, où l’excellente nouvelle est annoncée: que cette édition ne pâtira d’aucun appareil critique.
À la bonne heure ! On croit rêver, s’agissant d’une collection qui a parfois souffert d’une vraie dérive savantasse, et qui redevient ici, par la volonté manifestée de l’auteur, le lieu privilégié des lecteurs «qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Kundera ».
La Plaisanterie sans « variantes », Le Livre du rire et de l’oubli sans « brouillons », L'insoutenable légèreté de l'être ou L’immortalité sans paragraphes rayés par l’auteur !
Et parce que l’auteur l’a bel et bien voulu, contre les « fouilleurs de poubelles » de la critique prétendument scientifique, ainsi qu’il l’écrivait dans les Testaments trahis, parce que «la volonté esthétique se manifeste aussi bien par ce que l’auteur a écrit que par ce qu’il a supprimé », et que «supprimer un paragraphe exige de sa part encore plus de talent, de culture, de force créatrice que de l’avoir écrit. »
Ainsi donc, concluait-il : « Publier ce que l’auteur a supprimé est le même acte de viol que censurer ce qu’il a décidé de garder ».
Qui plus est, cette édition paraît sans biographie de l’auteur, celle-ci étant remplacée par la biographie des œuvres ! Autant dire qu’on est dans le contre-courant absolu de la critique académique ou du « journalisme » littéraire au goût du jour et que l’Oeuvre seule compte.
Cela pourrait sembler un brin prétentieux, voire snob, tant cela rompt avec les pratiques usuelles ou au goût du jour. Pour ma part, gardant (notamment) en mémoire l’abominable édition des Œuvres complètes de Ramuz par les cuistres de l’Université de Lausanne, dans les gloses imbuvables desquels le Texte de Ramuz se trouve bonnement englouti, je pavoise avant de retrouver, tout nus et tout neufs, les romans et les essais de Milan Kundera... -
Ceux qui cheminent en silence
Celui que l’abjection des médias perturbe jusqu’à l’insomnie / Celle qui n’ose rien refuser à son cousin pacsé dont l’angora Poupon est tombé de son balcon du septième / Ceux qui hantent les couloirs de l’Hôpital des enfants / Celui qui comprend au seul regard de l’oncologue ce qui les attend ce matin / Celle qui estime que la maladie de l’employé Dufaux relève de la faute professionnelle grave à ce moment précis du développement de l’Entreprise / Ceux qui ont voté pour la professionnalisation du clown Tirliboum au service des petits cancéreux / Celui qui considère qu’il perd sa vie à la gagner / Celle qui imagine le choc que ce serait pour sa concierge Madame Lopez de la voir tomber du douzième sur le dallage juste devant sa loge / Ceux qui ont perdu toute estime d’eux-mêmes / Celui qui voit la vie comme à travers des barreaux (dit-il) / Celle qui endure le cynisme de l’infirmier Stello qui prétend que ses demandes d’analgésiques relèvent de tendances toxicomanes / Ceux qui font de moins en moins de pas dans le grand couloir / Celui qui a vu tripler le volume du bras de son fils atteint d’ostéosarcome dont il espérait faire une star du basket / Celle qui se sent en faute à chaque nouvelle flambée de ses métastases / ceux qui reviennent sous les fenêtres de leurs morts / Celui qui sait qu’il ne laissera aucun vide / Celle qui estime que le Téléthon est l’Honneur de la Télévision / Ceux qui ne laisseront personne toucher à leur chagrin, etc.Image: une peinture de Zdravko Mandic.
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Le soleil
Un texte inédit de Douna Loup
J'ai toujours aimé le soleil sur la ville de Pripyat.
Il était comme une lame qui coupait le gâteau de la vie en tranche. Une bonne part pour chacun. J'avais trois ans la première fois que j'ai goûté au mot « soleil », que je l'ai fait tourner dans ma bouche longtemps jusqu'à que je sente le feu de cette boule me consumer de l'intérieur pour répondre à l'autre éclat qui venait d'en-haut, l'éclat de cette boule lointaine qui m'aveuglait.
J'étais toujours fascinée par ce qui luisait, par ce qui était loin, même par cette couleur bleue du ciel étalée au-dessus de nous. Dans la ville de Pripyat, je me promenais comme si la vie devait durer toujours et s'accorder au bleu du ciel qui déroulait ses nuances saison après saison, je ne me posais pas de question inutile, mes yeux quand je me promenais dans la ville de Pripyat, mes yeux pouvaient se charger du monde, s'en charger comme d'une plume, c'était léger, c'était confortable.
Je coupais le monde en milliers de morceaux qui s'éparpillaient en images. Je marchais dans les rues et la ville de Pripyat se fragmentait à l'infini dans mon regard, un petit triangle remplis de feuilles de peupliers, un petit carré où venaient circuler des voitures de toutes les couleurs, un petit rectangle traversé par les balançoires et l'ombre des immeubles qui pendant un instant redessinait les rues. J'aimais tout, je me souviens de tout.
J'avais trois ans quand j'ai connu la gloire. Le défilé du premier mai sur les épaules de mon père, le défilé sur les avenues de la ville de Pripyat. J'avais trois ans et lorsque quelqu'un me demandait à cette époque ce que je voulais devenir plus tard je répondais « Communiste! » mon père était un éléphant qui me faisait voir ce qu'il y a de plus beau au monde, les visages des hommes et des femmes tous ensemble mêlés dans la fête, je les voyais du haut de ses épaules et la joie sacrait leurs visages, je les voyais du haut du monde et je les entendais chanter dans mon corps, ils chantaient tous dans mon corps, des milliers de voix dans ma poitrine, des milliers de voix dans mes jambes qui battaient la cadence contre les épaules de mon père, et du rouge partout qui ficelait le bonheur, qui l'entourait comme un ruban pour qu'il reste là, toujours, dans les rues de la ville de Pripyat.
C'était comme ça quand j'avais trois ans sur les épaules de mon père, c'était comme ça dans la ville de Pripyat, et ce jour là j'ai cru que toute la vie serait du rire qui paradait sur les avenues, j'ai cru que grandir c'était juste pouvoir marcher seule sur les routes.
Après il y a eu des années différentes, mais dans la ville de Pripyat j'ai toujours aimé le soleil, pas comme ici dans cette pourriture d'immeuble, dans cette pourriture de vie, pas comme dans la ville de Kiev où le bonheur reste hors de mon visage, hors de mon ventre, où tout reste en-dehors de moi sauf la putréfaction du monde.
Je suis née le 7 mars 1953 deux jours après la mort de Staline, ma mère poussait pour me faire sortir de son ventre pendant que les rues de la ville de Pripyat étaient remplies de deuil national, pendant que les visages de tous les habitants de l'URSS portaient sur eux la mort du Grand chef, mais ma mère le 7 mars à quatorze heure ne pensait plus à l'agonie de Staline en poussant la vie hors de son corps, elle pensait à l'instant qui vous fait mère en une seconde et elle criait sur les infirmières en noir, mais les infirmières avaient reçu pour ordre de maintenir le deuil jusqu'aux funérailles nationales, le deuil incontestable qui secouait la nation leur pendaient des mains pendant qu'elle m'attrapaient dans la chambre de l'hôpital de Pripyat et le portrait du « Petit père des peuples » que j'ai peut-être croisé dans les couloirs de l'entre-deux-mondes s'il existe, était suspendu en face de son lit avec des fleurs pour tenir sa mort bien en place, ma mère m'a mise au monde sous le nez de Staline qui s'en foutait dans son cadre en acier et les infirmières ne pouvaient pas la féliciter, même une fois que mon petit corps fût posée sur sa poitrine dont le lait se mettait à couler, même une fois que mes mains se collèrent sur la bouche de ma mère qui pleurait en riant et même lorsqu'elle leur dit à tous, comme en chantant alors qu'elle chuchotait ayant usé sa voix sur les dix heures qu'avait duré son effort comme le bois s'use contre les pierres, même donc lorsqu'elle déposa tout doucement dans leurs oreilles mon prénom rien qu'à moi Livia, Livia, elle s'appellera Livia elle est née par une belle journée, le ciel est fixe, le ciel est d'un bleu fixe; les infirmières continuaient à se lamenter en répétant Staline, Staline. (...)
(La suite de ce texte inédit, extrait du prochain roman en chantier de Douna Loup, est à lire en ouverture du nouveau numéro du Passe-Muraille, Mars 2011)
Douna Loup a publié son premier roman, L'Embrasure, au Mercure de France.
Portrait de Douna Loup: Elisa Larvego
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Ceux qui longent les frontières
Celui qui s’attarde dans la guérite des contrebandiers / Celle qui fournit un alibi au briseur de grèves / Ceux qui préfèrent leur banlieue grise à la ville morte / Celui qui entre en complicité avec la serveuse polyglotte / Celle qui ne kiffe pas les Viennois que veux-tu c’est comme ça / Ceux qui font du grabuge sur le Graben / Celui qui te montre où Thomas Bernhard buvait son café et posait son derrière et se grattait où ce que ça prouve qu’il en avait / Celle qui monte dans l’avion avec son bourreau / Ceux qui mangent italien dans le restau slovaque tenu par un japonais germanophone / Celui que sa belle-sœur salzbourgeoise ramène aux réalités de ce bas-monde / Celle dont le beau-frère est un parasite social (dit-elle) dont les poèmes ne se vendent même pas / Ceux qui sont essentiellement adonnés aux travaux de l’esprit mais qui devraient changer de linge de corps plus souvent quand même / Celui dont la cousine surveille les lectures pour en référer au Maître de la secte / Celle qui a fui au Venezuela le raseur absolu qu’elle croyait un Nobel de chimie potentiel / Ceux qui subissent la Loi de leur marâtre hostile au rap / Celui qui aime voir les fleuves de très haut et les fleurs de tout près / Celle qui croit voir sa mère dans le reflet de la vitrine de la bijouterie alors que c’est elle et d’ailleurs pas mal conservée sans lifting / Ceux qui reconnaissent Céline Dion sur le ferry qui n’est en fait que son sosie tchèque / Celui qui se poile en lisant Béton de Thomas Bernhard à l’emplacement de l’ancien Rideau de fer / Celle qui laisse jouer ses enfants dans le bunker repeint en rose bonbon / Ceux qui interagissent au niveau du mental en mâchant des saucisses noires / Celui qui booste le petit génie psychorigide / Celle qui soigne la goutte du manchot / Ceux qui font les poches des invités du consul, etc.
Image : Peintre local. Dans la région de Presov, Slovaquie de l'Est, aux confins de l'Ukraine. -
D'autres part, entre passeurs...
EDITORIAL
Un petit livre épatant vient de paraître chez un petit éditeur lausannois à l’enseigne fluette de Paulette, en quoi nous voyons un petit événement.
On nous dira : ça y est, le snobisme du minuscule les reprend, plus c’est petit et plus c’est grand, on connaît ce genre de fadaises d’esthètes à chichis ! À quoi nous rétorquerons pourtant : que nenni !
Car ce petit livre dont nous saluons l’apparition quasi miraculeuse, intitulé Chroniques d’un Occident nomade, et marquant la révélation non moins radieuse d’Aude Seigne, 25 ans, se déploie au contraire dans les grandes largeurs d’une littérature qui respire, et ce n’est pas par jeunisme non plus que nous félicitons l’éditeur Sébastien Meyer, 23 ans, de cette belle et bonne découverte.
Une nouvelle collection littéraire, à l’enseigne du Passe-Muraille, vient également d’apparaître en librairie, en complicité avec les éditions d’autre part de Pascal Rebetez, dont la visée affirmée est d’accueillir et d’escorter des auteurs suisses ou étrangers « remarquables par la singularité de leur voix ».
Or la voix d’Aude Seigne, comme celles de Douna Loup ou de Sébastien Meyer écrivain, déjà présentées dans Le Passe-Muraille, sont précisément de celles que nous aimerions défendre et illustrer, comme nous le faisons d’ailleurs depuis bientôt vingt ans. Pascal Rebetez lui-même, écrivain et éditeur, manifeste lui aussi, depuis belle lurette, cette attention vive aux voix originales de ce pays : les derniers titres de son catalogue, marqués par un tenace esprit d’indépendance, le prouvent une fois de plus dans la variété des tons très personnels de François Beuchat, Jean- Yves Dubath, Pierre-André Milith et Frédéric Mairy.
Enfin, ce nouveau compagnonnage des éditions d’autre part et du Passe- Muraille ne fait que relancer nos désirs respectifs de passeurs. Cela seul compte en effet, sur fond de saturation et d’empoigne, de gros tirages et de battage : que passent de nouvelles voix à travers le bruit…
(Ce texte constitue l’éditorial de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 85, Mars 2011.)
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Ceux qui voient passer le brun Danube
Celui qui bute sur des murs de froideur / Celle qui s’est fermée comme une huître / Ceux qui ne se touchent plus / Celui que plombe l’indifférence / Celle qui s’éteint dans la chambre sans écho / Ceux qui se figent dans les attitudes de l’habitude / Celui qui se détourne de la foule avide / Celle qu’un voile de tristesse enveloppe dans l’Institution à l’odeur de soupe / Ceux qui se renfrognent sur leurs transats / Celui qui n’est plus caressé que par son chat Mohair / Celle qui joue dans son bain / Ceux qui se taisent et pèsent en se matant / Celui qui revit avec l’enfant petit / Celle qui adoptera un kiwi à Canberra / Ceux qui soupçonnent l’idiot du village / Celui qui a fini par s’adapter à l’Autriche rurale / Celle qui a bien connu le jardinier municipal Thomas Bernhard homonyme du greffier de Salzbourg / Ceux qui ont fait de la plongée avec le chef du NKP / Celui qui ne sait dire que Sacher Torte en autrichien / Celle qui fait sonner le pavé inégal de Bratislava de son talon de claveciniste ruthène / Ceux qui murmurent au fond du Café Malewill / Celui qui a toujours visé haut dit-il de son mètre soixante-six et des bricoles / Celle que n’a pas remarquée celui dont elle eût peut-être fait le bonheur en Slovaquie septentrionale où ça sent déjà la Pologne / Celui qui a la vocation des sommets et la vertu d’un paratonnerre ce qui fait qu’y tombe jamais de haut / Celle qui signe ses vaisselles et ses lessives faute d’être reconnue en haut lieu / Ceux qui sont tellement content d’eux-mêmes que ça se voit / Celui qui s’excuse de se trouver un peu surhomme / Celle qui dit à son mari qu’il est son élu et que ça l’engage auprès de leur oncle banquier à Budapest / Ceux qui mendient la sympathie de leur chauffeur ukrainien / Celui qui se régale de l’apéro à la mort du concierge / Celle qui se prend pour Sissi en posant devant le palais jaune des Hohenzollern / Ceux qui relisent Le Sceptre d’Otokar dans le bus menant au palais désaffecté par les soviets et relooké Western Union Hotels, etc.
(Cette liste à été jetée sur un coin de table du Café Malewill à Bratislava)