En lisant Bonheur flottant de Matthias Zschokke.
Il est certains livres qui traduisent le sentiment diffus d'une époque ou d'une catégorie d'individus à un moment donné, et tel est assurément le cas du deuxième roman de Matthias Zschokke, Bonheur flottant, dont il émane un mélange de désenchantement et de révolte, de lassitude physique et métaphysique, sur fond de saturation et de ras-le-bol existentiel, assez caractéristique du tournant du siècle et du millénaire.
Le premier quartet de personnages, réunis sur un yacht au large de paisibles rives lacustres qu'on imagine suisses, est constitué d'une femme à la très forte personnalité, Tana de son prénom, et de trois anciens camarades d'école de celle-ci, qui se retrouvent sur son bateau comme de vieux enfants réunis «pour ne pas devoir réfléchir» ou «pour ne pas avoir froid». Plus précisément, il y a là l'ingénieur en Eaux et forêts Portman, du genre pragmatique qui se veut «trouveur» plus que chercheur; l'avocat-notaire Samuel qui se tue au travail pour soigner sa femme maladive et somnole le reste du temps; et enfin Linus, autrefois Lina, qui a renoncé à une carrière de chanteuse et découvert qu'elle était «plutôt faite pour être un homme» avant de se résigner à un sort «élimé» puisqu'aussi bien «il ne veut plus rien devenir, il ne veut plus qu'être».
Ces quatre compagnons, foncièrement mal à l'aise sur la terre ferme, où ils forment d'ailleurs «un tableau parfaitement ridicule», ont trouvé sur l'eau un refuge («Il n'y a qu'au large, sur l'eau que règne le calme») loin du monde et de leurs vies respectives où chaque fois, de surcroît, «ils échappent un peu plus les uns aux autres». Leur pacte amical consiste en effet à se ménager les uns des autres, et d'ailleurs ils n'ont quasiment plus rien à se dire, chacun ne s'exprimant guère désormais que par monologue.
Tana s'y déploie le plus abondamment, elle qui a beaucoup vécu et bourlingué mais déclare d'emblée qu'elle n'a «plus aucun plaisir» et qu'il ne lui «reste plus aujourd'hui, dorée et sucrée, que la poire de la mélancolie». Constatant sa décrépitude physique avec quelle cruelle lucidité, elle regrette de n'avoir pas assez flambé dans ses années ardentes, se moque des problèmes de rentes et de caisse maladie qui obsèdent ses concitoyens surprotégés, et déclare que «l'horreur, la vraie, c'est se trouver pris dans une accalmie». Pour résister au désespoir, elle s'est exercée à être plus présente au monde, comme ce sera le cas aussi de deux autres personnages apparaissant bientôt, prénommés Ellen et Roman, vivant à Berlin et se retrouvant une fois par semaine au Restaurant Au Jardin-Fleuri.
Un hasard bienvenu (pour la suite du roman notamment...) fait Ellen, en séjour dans ces régions, se réfugier à son tour sur le yacht où elle amène une soudaine bouffée de vie et d'histoires. Pendant qu'elle raconte la «vie de tous les jours» à ses hôtes d'une nuit, Roman, qui a publié jadis des livres dont personne ne se souvient, s'attache à renouer, lui aussi, un nouveau lien avec les choses et avec les mots. Comme Tana a redécouvert les «premiers plans» du paysage quotidien, il se voudrait humble chroniqueur, et fidèle, et spontané comme un enfant, de cela simplement qui est.
«Partout, tout le monde s'exprime sur tout et n'importe quoi, dit Tana, mais aucun de ces discours n'est vivant, les mots ne sont pas irrigués.» De la même façon, à Berlin, Roman «vit» la dégradation liée à la fausse parole, et cherche à lui résister. Or, tout le roman de Matthias Zschokke illustre ce double mouvement opposé de la dissolution et d'une résistance solitaire, voire atomisée, dans un climat de poésie crépusculaire frottée d'humour triste.
Matthias Zschokke. Bonheur flottant. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Editions Zoé, 284 pp.
Carnets de JLK - Page 134
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Naufragés de la solitude
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Sérénité à la japonaise
Lecture nomade. En lisant, en vol, Solaire d'Ian McEwan. À propos de La Maison de thé de Jacques Tournier et du tsunami japonais. De l’effroi consécutif à la catastrophe filtrée par les images. Du poids du monde et du chant du monde
Amsterdam, ce vendredi 11 mars. – La perspective de ce nouveau voyage m’a donné l’envie, hier soir, d’emporter quelques bons livres pour cette virée en compagnie de Lady L., et j’ai glissé dans ma sacoche, avec les Insetti senza frontiere de Guido Ceronetti, dont je continue de savourer et de méditer les aphorismes et les géniales fusées, le dernier roman de Ian McEwan, Solaire, puis j’ai été intrigué par ce seul titre, sur une pile, de La Maison de thé, du très estimable Jacques Tournier, traducteur de Fitzgerald, j’ai tourné le livre et j’ai lu ceci, en quatrième de couverture, qui m’a naturellement fait croire à un signe de plus : «Si j’ai atteint cette maison de thé, au bord d’un petit lac, c’est que j’ai fait un long chemin dans ce jardin initiatique des environs d’Amsterdam qui raconte un parcours de vie. Depuis la grotte de la naissance entourée de fougères, les sentiers de l’enfance et de l’adolescence, jusqu’à l’impasse du plaisir facile et ses rhododendrons, la colline de l’ambition entre les sauges et les bruyères, le désert de la solitude sans aucune végétation, il ne me reste à parcourir que l’étroite pelouse de la sérénité, décorée de bonzaïs, qui accompagne la vieillesse jusqu’au tumulus de la mort, veillée par un chêne centenaire ».
Du coup, je me suis dit que ce livre, même un peu trop bien accordé à mes sentiments de ces jours, ne pouvait être laissé seul sur sa pile et qu’il se trouverait en bonne compagnie avec l’auteur d’Amsterdam (roman de Ian McEwan que jamais je n’aurais emporté, cela va sans dire…) et avec Le Banquier anarchiste de Fernando Pessoa.
°°°
Durant le vol de Genève à Amsterdam, coincé entre ma bonne amie, à laquelle j’ai cédé la vue sur l’aile du Boeing, et un jeune homme grave adonné à la lecture de Joy of Wisdom, d’un bonze bouddhiste irradiant la sage joie sur la couverture de l’ouvrage, je me suis régalé à la lecture du nouveau roman de Ian McEwan, qui met en scène un savant physicien quinqua non moins que nobélisé, en proie à une double jalousie conjugale et professionnelle. Comme dans le récent roman de Jonathan Coe, La vie très privée de Mister Sim, on retrouve ici cet art très anglais, ou disons très anglo-saxon, de traiter des thèmes sociaux d’époque, ce qu’on appelle des « thèmes de société », avec un mélange de compétence et de brio frotté d’humour qu’on ne trouve guère chez les romanciers français actuels. Je vois d’ici la mine dédaigneuse de la congrégation des profs et des critiques concluant d’avance à «de la sociologie», mais l’objection me semble à vrai dire dérisoire, même si toute la littérature, cela va sans dire, ne tient pas à ce type d’observations. N’empêche : on ne va pas renoncer au plaisir et à l’intérêt de lire des écrivains qui nous parlent du monde dans lequel nous vivons, sous prétexte qu’ils participent du « reportage universel » que stigmatisait Mallarmé. C’est pourquoi, après le dernier ouvrage de Philip Roth et le premier roman de Adam Haslett, j’ose encore dire que Solaire de Ian McEwan ressortit à de la bonne littérature, avec une réflexion tonique sur des thèmes actuels, une histoire qui nous captive, des personnages finement ciselés et une écriture pleine de vivacité.
On a reproché récemment à Ian McEwan de cracher dans la soupe israélienne alors qu’il allait recevoir, à Jérusalem, un prix littéraire et qu’il a osé, là-bas, incriminer la politique de Netanyaou. Quant à moi je n’y vois qu’un signe de plus d’indépendance d’esprit par rapport à une question cruciale qu’un écrivain soucieux de justice et de liberté ne peut ignorer…
°°°Or c’est cette liberté précisément que, chaque fois que j’y suis revenu, je crois avoir perçu dans les rues et les cafés, le long des canaux et par les jardins d’Amsterdam, comme à l’instant sur cette rue où des enfants jolis ont tracé, à la craie, une marelle chiffrée au Paradis de laquelle ils ont érigé une tour de bâtonnets. Liberté cependant conditionnée, non pas surveillée mais aménagée, impérieuse comme le droit exercé par les bicyclettes de foncer sur les pistes réservée à cette effet, et dont il faut alors se méfier sous peine d’être renversé «de plein droit», liberté qui associe pieusement droits et devoirs, à la protestante, à la progressiste, à la nordique enfin, et dont me distrait soudain l’effondrement de la tour des enfants, à l’instant même où par SMS j’apprends que la terre a tremblé au Japon, dont voici certainement le contrecoup par le trop fameux effet papillon…
Dans la foulée, je me suis rappelé les pages lues de La Maison de thé, dédiées au petit Hugo, « jeune compagnon de six ans », juste l’âge où Jacques Tournier a perdu son propre père…
°°°J’aime aussi la maison hollandaise, et je suis aise, cette fois, que nous soyons reçus dans le parfait specimen du genre aux escaliers étroitement vertigineux, aux grandes pièces traversantes à grandes fenêtres et véranda sur le jardin intérieur, aux commodités résolument incommodes (la douche avoisine à peine le mètre carré) et à la cuisine faisant office aussi de salle d’eau, à cela s’ajoutant, chez nos amis, des tas de livres et des tas de tableaux.
Celle que j’appelle la Muse artiste est restée, à 90 ans, l’égérie résolue qui inspira Pieter Defesche, délicate et non moins forte tête assurément, qu’aimaient les peintres de sa jeunesse et qui lit ces jours l’énorme biographie de Marcel Proust par Jean-Yves Tadié, avant de nous montrer les aquarelles qu’elle a lavées dans le haut pays de Tunisie; et celui que j’appelle l’Ingénieur malicieux, son chevalier servant de trente ans son cadet, d’opiner malicieusement du chef, qu’il a glabre, à l’instar de John Malkovitch qu’il me rappelle si terriblement, plus précisément dans le rôle de Ripley, dans Ripley s‘amuse, qui me le rend plus romanesque dans la foulée...
°°°
Ce même soir nous avons suivi, à la télévision néerlandaise, les terrible nouvelles relatives au tremblement de terre japonais, dont les premières images, coupées en sorte de ne montrer aucune victime vivante, à la japonaise, n’étaient pas moins effarantes par la violence du tsunami emportant tout dans le déferlement de sa vague de quinze mètres de hauteur, même vue de loin, même atténuée ensuite par le passage en boucles des mêmes images répétées dix et cent fois…
Alors j’ai revu les petits enfants de la rue d’Amsterdam et j’ai imaginé ce flot les emportant tout à coup…
°°°Mais tout cohabite dans le monde, me disais-je une fois de plus ce soir avec encore, au cœur, l’effroi suscité par tout ce qui a été caché de ces terrifiantes images de détresse, tout le poids du monde et le chant du monde qui se perpétue comme entre les lignes – et je suis arrivé au bout de La Maison de thé sur ce sentiment physique et mental de sérénité cernée de douleur : «La nuit est venue sans que je le sache. La plupart des portants de bois sont fermés. Par la dernière fenêtre ouverte, j’aperçois Hugo qui s’éloigne entre les cerisiers en fleur de la lune de miel, sans savoir où il est, ni ce qu’ils représentent. Si j’ai voulu qu’il m’accompagne, c’est aussi pour qu’il détruise un à un les symboles de ce jardin initiatique, trop prémédité, trop voulu, et lui rende sa vraie nature de jardin. J’y ai suivi mes propres chemins, tels qu’ils s’offraient à moi et répondaient à mes humeurs, sans me demander s’ils allaient me conduite au puits de la sagesse ou à la colline de la déception, jusqu’à cette maison de thé, dont j’espérais un moment de repos, mais brusquement – oui, brusquement, Quinquin, quelque chose est là, qu’on ignore, quelque chose sur le visage, quelque chose dans le corps entier, silencieux comme un sablier, qui se glisse entre toi et moi, inexorablement. Cette pelouse de la sérénité, il faut la traverser inexorablement. Je la vois devant moi, sur l’autre rive du petit lac, à travers la porte entrouverte. Je ne sais rien d’avance, ni du temps qu’il faudra, ni de cette sérénité avec laquelle je la traverserai. Je sais seulement que j’y rejoindrai à mon tour cet inconnu, qui m’a laissé pour héritage une image éblouie du corps dont je suis né.
Une voix s’élève à l’entrée du jardin : Hugo, c’est l’heure, il faut rentrer.
Il s’approche, m’embrasse, et me demande doucement :
- Tu seras triste d’être mort ? »
Jacques Tournier. La Maison de thé. Seuil, 84p.Ian McEwan. Solaire. Gallimard.
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Ceux qui parlent à mots couverts
Celui qui ventile la pleurétique / Celle qui ne manque pas d’airbus / ceux qui aèrent les soupentes avant l’arrivées des coureuses slovènes / Celui qui s’amuse même des manies du consul général / Celle qui masse la bulbe du lanceur d’idées / Ceux qui se lèvent tôt pour mater les accidents dus à la pluie givrante / Celui qui navigue à vue dans le sous-texte abscons / Celle qui dissimule ses arrière-pensées au devin d’avant-garde / Ceux qui ramassent leurs miettes de mémoire / Celui qui s’est chopé une crève dans le fjord mal chauffé / Celle qui drague le pope aux ongles en deuil / Ceux qui se font un Relaxing Massage sur la chaise électrique / Celui qui fuit le navire par crainte des rats / Celle qui s’identifie complètement au lapin de Beatrix Potter tout en se proposant de soutenir François Hollande /Ceux qui assimilent les menées de la politique cantonale à des changements de caleçons / Celui qui en revient aux fondamentaux de la convivialité dans les lieux d’aisance/ Celle qui endure la fureur de l’Américain très lancé ce matin contre le fucking breakfast du fucking palace dont la vue donne sur la fucking Acropole toujours en fucking travaux / Ceux que leur pognon rend carrément impolis / Celui qui fait l’aumône à la mendiante aveugle de la place Omonia / Celle qui conservera l’euro grec à cause de la petite chouette votive / Ceux qui n’entendent pas bien les explanations de la guide texane que parasitent le discours de la guide bretonne et les spiegazioni de la guide florentine / Celui qui nous fait un arrêt cardiaque dans l’Airbus A320 qui poursuit son vol comme si de rien n’était / Celle qui lit Crash en Business Class / Ceux qui reprochent à Sarko de faire quelque chose après lui avoir reproché de ne rien faire mais l’humanité est comme ça et tu peux rien y faire sauf en faisant quelque chose mais tu sais pas quoi mon frère / Celui qui se replonge dans le Bratislava de François Nourissier avant de se pointer là-bas / Celle qui ne saurait même pas pointer Presov sur une carte alors qu’on l’y attend pour régler des affaires poétiques courantes / Ceux qui sont toujours prêts à repartir comme en quarante ce qui est façon de parler puisque en quarante leurs parents n’étaient pas nés, etc.
Image : Philip Seelen
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Umberto Eco, le retour...
Trente ans après Le Nom de la rose, vendu a 16 millions d'exemplaires, le Professore revient au roman, déjà plebiscité en Italie sur fond de polémique...
Umberto Eco s'etait juré de ne plus jamais toucher au roman. Mais on sait ce que vaut la parole d'un écrivain, surtout s'il est titillé par la réussite d'un confrère. Or on ne peut s'empêcher de penser au succès fracassant du Da Vinci Code en découvrant le nouvel Opus de l'auteur du Nom de la rose et du Pendule de Foucault, qui prend explicitement Dan Brown à contrepied dans les explications qu'il a déjà fournies très abondamment, en Italie, sur les tenants et les visées de son nouveau roman.
"Le dix-neuvième siècle regorge d’événements plus ou moins mystérieux", expliquait-il ainsi aux libraires italiens avant la parution du Cimetière de Prague, en octobre 2010. Et de citer plus precisément les Protocoles des sages de Sion, célèbre faux qui incita Hitler à mettre en place l’Holocauste, l’affaire Dreyfus et de nombreuses intrigues impliquant les services secrets de plusieurs nations, entre autres loges maçonniques et conspirations de jésuites, sans compter d’autres épisodes qui, s’ils n’étaient avérés, inspireraient des feuilletons comme ceux d’il y a 150 ans." Et de justifier, dans la foulée, un récit à épisodes dont tous les personnages – protagoniste mis à part – ont réellement existé.
Seul personnage de fiction du roman, éminemment antipathique il faut le préciser d'entrée de jeu: le redoutable Simone Simonini, espion et faussaire pathologiquement antisémite, auteur de diverses machinations et complots qui se multiplient sur un arrière-fond fuligineux de mauvais coups en tous genres où satanistes hystériques voisinent avec aventuriers masqués et femmes fatales - l’ouvrage ajoutant à ce coté feuilleton populaire l'apport d'illustrations rappelant les feuilletons du XIXe.
Visant a la fois la lecteur naif "qui a pris Dan Brown pour argent comptant", avec un personnage principal qu'il voulu "le plus cynique et le plus exécrable de toute l’histoire de la littérature" le maestro retors dit s'adresser, aussi, à celui qui sait qu'il relate des faits avérés et se dira peut-être en tremblotant: « Ils sont parmi nous… »
Une polémique carabinée
Apres la parution du Cimetiere de Prague en Italie, une virulente polémique a incriminé l'antisemitisme, peut-être involontaire mais non moins manifeste, selon ses détracteurs, de cet ouvrage revenant, apres Le Pendule de Foucault où le fameux faux était déjà cité, sur les Protocoles des sages de Sion. Pour qui l'ignorerait encore, cet écrit, paru en Russie en 1903, et fabriqué de toutes pièces par l'Okkrana, prétend démontrer un complot des Juifs pour la domination du monde...
Or, Umberto Eco a beau reconnaître que cet ecrit est un faux qu'il cite pour démonter, porécisément, les clichés antisémites: ses détracteurs lui objectent que sous sa plume, «le faux semble devenir vrai dans un contexte où tous les documents sont faux quoique vraisemblables, où tous les acteurs sont doubles et triples, et où la confusion entre le vrai et le faux règne souverainement».
C'est du moins ce que lui a reproche Anna Foa, intellectuelle respectée de la communaute juive romaine, dans Pagine ebraiche, suivie par la théologienne catholique Luciana Scaraffia dans L'Osservatore romano, qui affirme que «Les continuelles descriptions de la perfidie des Juifs font naître un soupçon d'ambiguité.»...
De tel débat largement médiatisé (la confrontation du Professore avec le rabbin de Rome Riccardo De Segni, dans L'Espresso) à telle autre démarche d'auto-justification menée en Israël, Umberto Eco a eu l'occasion de défendre sa these, selon laquelle le monde a besoin de ces ennemis qui sont les «autres», qu'ils soient Cathares ou Albigeois, massacrés par l'histoire, ou encore Juifs, qui, eux, ont réussi à résister partout. Et sont alors devenus les «différents» par excellence...
L'art du faux
Le Cimetiere de Prague célèbre l'art de falsifier la réalite, duquel participe plus ou moins tout écrivain. Mais Umberto Eco, on le sait, aime jouer avec les formes les plus sophistiquées et les plus "vraisemblables" du faux, qui n'en finissent pas de séduire les gogos de toutes les cultures, jusqu'aux plus "rationnelles" en apparence.
Dans la foulee du Da Vinci Code, qui jouait sur des interpretations et des extrapolations douteuses, non moins que fumeuses, de l'histoire chrétienne, l'auteur du Nom de la rose fait assaut de tout son savoir, assurément considérable, et non moins envahissant en l'occurrence, pour étayer un roman "populaire" abracadabrantesque, dont le fil rouge est la manipulation.
Une question se pose cependant en fin de course: se passionnerait-on pour ce tableau noirci par le regard systématiquement corrosif d'un protagoniste pathologiquement anti-jesuite, anti-maçonnique et anti-semite, si l'auteur ne portait pas le nom d'Umberto Eco ? Le lecteur libre d'esprit en jugera...
Umberto Eco. Le cimetière de Prague. Traduit de l'italien par Jean-Noel Schifano. Editions Grasset, 580p.
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Au nom de la mère
de Jacques Chessex
Le jugement commun, selon lequel la qualité d’un individu peut s’évaluer à la façon dont il parle de son père ou de sa mère, est souvent révélateur chez les écrivains, et c’est particulièrement manifeste dans le dernier livre de Jacques Chessex, constituant à la fois une lettre d’amour posthume mêlant regrets, aveux et justifications; un nouvel élément décisif de la chronique familiale qui traverse l’œuvre, de Carabas au Désir de Dieu, ainsi que le plus beau portrait de femme que l’écrivain ait jamais tracé dans son œuvre. Nulle trouble inflexion œdipienne (« J’ai aimé ma mère comme une mère ») dans cette démarche dont la justesse de ton nous semble de part en part sans la moindre faille : s’il « prend sur lui », le fils ne joue pas pour autant les affreux, se reprochant certes de n’avoir pas assez montré à temps, à sa mère, qu’il l’aimait et désirait qu’elle reconnût elle aussi, à temps, cet amour, tout en ne cessant de multiplier les détails attestant un profond attachement réciproque. Mais longtemps, du vivant de sa mère, le fils aura pris le temps de ne pas dire à sa mère ce que la plupart d’entre nous se reprochent, post mortem, de n’avoir pas su assez dire. « En attendant le temps passait. Je rencontrais ma mère, je la blessais parce que tout en elle me blessait. Son esprit était droit, sa pensée juste, son élégance de bon goût, sa taille bien prise, son regard d’un bleu un peu gris était pur et me voyait. Et moi je n’étais pas digne de ce regard, de cette beauté, de cette humeur enjouée. Tant allait mon humeur à moi que ma gêne devenait tangible, et la querelle éclatait. »
« Un enfant sans cesse grandit », note le fils, père lui-même de deux fils, dans le chapitre de la fin du livre intitulé Pourquoi vous êtes-vous fait fils ?, en se demandant : « Et moi, enfant de ma mère, ai-je pris taille, force neuve, densité, - ai-je grandi en écrivant ce livre ? ». Or non seulement le lecteur aimerait dire à l’écrivain qu’il a grandi, l’homme et l’écrivain aussi, mais qu’il l’a fait grandir aussi, lui lecteur, en le ramenant à sa propre mère et aux manques de leur propre relation, pour revivre le temps de la présence et tout ce qui doit être dit pour être guéri.
« Ce qui se passe entre une mère et son fils relève d’un effroyable secret. J’ai habité ta chair, j’ai bu ton sang, tes pleurs, maintenant je te regarde tenant sur ta poitrine les fils d’une femme qui n’était pas toi et qui s’éloigne de moi, comme toi aussi, mère, tu t’éloignes de moi parce que je suis ombrageux, obscur, et fou. Parce que je vous trompe toutes les deux pour fuir et défier votre alliance. Parce que je bois seul et avec des imbéciles. Parce que je disparais dans mes livres, et que pour prétendre les écrire, je rôde et vis dix vies lointaines ».
Lucienne Vallotton, des Vallotton de Vallorbe, maîtres de forges et notables depuis des siècles, incarnait « la ténacité, la dignité, la pudeur, l’intelligence pratique, le goût viscéral de la terre et de la matière ». Aimant les fleurs et les oiseaux, les proverbes et La Fontaine pour faire pièce à la sottise ou la médisance, ne se confessait point comme les papistes, se méfiait des beaux parleurs, résistait aux folies de son intempestif époux, n’aimait pas les romans « trop sexuels » de son fils mais collectionnait la moindre coupure concernant celui-ci qu’elle aimait et qu’elle n’aimerait point voir, dit-il, pleurer de l’avoir point assez reconnue. « Dérision de mes singeries ! » Et le fils de découvrir encore, sur un film tourné un mois avant la mort de sa mère, ce vieil ange qui lui dit de son au-delà : « Touche-moi, palpe, écoute ma voix (…) ah presse-toi contre moi comme lorsque tu étais petit enfant et que tu collais ta bouche à ma poitrine ronde ».
On a lu bien des livres d’écrivains évoquant leur mère, et Jacques Chessex cite en passant Georges Bataille ou Albert Cohen, auquel il reproche justement ses trop suaves modulations. Or c’est plutôt du côté de la Lettre à ma mère d’un Simenon, pour la netteté et l’honnêteté, mais en plus profond aussi, en plujs baroique, en plus somptueux de style, que Pardon mère nous conduit, à la pointe d’une vraie douleur sans trémolo, face finalement à son propre sort reconnu de vieil orphelin: « O refuge de ma peine et d’avoir un jour à mourir »…
Jacques Chessex. Pardon mère. Grasset, 214p.
Comme une flûte d’os
La mère de Jacques Chessex n’aimait rien tant que le chant du merle et La Fontaine, dont la limpidité toute simple ne se retrouve que par intermittences dans la poésie de son drôle d’oiseau de fils, où le baroque et le jazz syncopé, la rupture et l’abrupt, l’obscur et l’obscène vont de pair avec la clarté nette, Bach le matin (qui se prononce Baque comme Braque et baquet) et Schubert le soir ou Madeleine Peyroux : « Voix sur les confins perdue/Et reconnue par les anges/Qui la rendent avec la vue/Sur l’absolu qui dérange »…
Tout est pur à ceux qui sont purs, a dit un probable impur qui se fût reconnu dans le premier de ces poèmes amorcé comme ceci : « Dieu tu n’as pas dit que boue/Ni sanie sont déraison/Mais par dispersion et folie/Nous chantons », et finissant comme cela : « O traces par ce monde dur/ Où tu regardes sans limite/Dans ma bêtise je t’imite/Revanche des purs »…
Cerf au pré dru, cloche de neige, Christ aux collines, groin de saint porc ou frère âne, primevère sur lit de mort, Parole de rivière et miel de Satan : tout se mêle là-dedans et passent les animaux, doute et croyance, douces ou dures figures, et les plus ou moins purs salués au passage (Bacon au tombeau ou Jouve sur l’alpe « comme l’éther monte », Gustave Roud ou Jean-Paul II santo subito presto) et passent les lieux du profane puis s’en vient le temps prochain de notre mort - mais encore un chant s’il vous plaît (« J’aimais ta bouche si fière/Et nos cris glorieux de porcs ») et revit aussi bien Villon dans le sillon de nous tous frères humains : «Dans ta carcasse/Vieille nervure/Rameau et crasse/Vint l’écriture », avant l’ultime paraphe anticipé : «Beauté de moire/Ta pauvre trace/Injurie grâce/Mais quoi fut gloire »…
Jacques Chessex. Revanche des purs. Grasset, 133p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 29 janvier 2008
Photo: Horst Tappe
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Ceux qui ne font que passer
Celui qui se sent aussitôt en phase avec la Muse artiste / Celle qui parle aussitôt moteurs hybrides avec l’Ingénieur malicieux / Ceux qui se reconnaissent sans s’être jamais vus avant ce soir du Tsunami / Celui qui a souvent fait le cauchemar de l’escalier dérobé et qui se la joue Hollandais volant / Celle qui a hérité de sa mère cette propension doucement libertaire de la femme batave / Ceux qui ont les mêmes goûts picturaux ou peu s’en faut / Celui qu’on appelle le bluesman des polders / Celle qui lit Circulations de Zschokke dans la circulation de Knokke / Ceux qui boivent des canons le long des canaux / Celui qui lit du Céline en flamand / Celle qui fredonne Les Flamandes en portugais / Ceux qui prétendent avoir les pieds sur terre alors qu’ils dorment à dix pieds sous le niveau de la mer / Celui qui saupoudre sa tartine beurrée de Chocoladehagl vol van smaak en souriant à la Muse artiste qui lui raconte ses années bohèmes de jeune fille de quatre-vingt dix ans qui mange de la crème sans se casser une dent / Celle que Pieter Defesche appelait son inspiratrice et qu’il a peinte en bleu / Ceux qui ont fait la noce avec le groupe Cobra au grand complet / Celui qui se refringue casual au megastore du ‘Dam / Celle qui rédige son journal sentimental au Vondelpark / Ceux qui estiment qu’un pays qui a donné Rembrandt Van Rijn et Vermeer de Delft et Rijk van Loo et les onze de l’équipe Orange ne peut pas être tout mauvais / Celui qui est tellement snob qu’il dit préférer Vermeer de Delft au plasticien Verdelft van Meer / Celle qui se boit une bleue dans le quartier rouge / Ceux qui estiment que le président français quoique d’origine hongroise ne pourra se dire vraiment europhile sans distinguer une Bulle spéculative d’un Spekuloos au gingembre /Celle qui apprend à Amsterdam qu’il neige à Delphes et qu’un incommensurable malheur a frappé Sendai / Ceux qui trouvent mariole de dire à l’officière de sécurité rougeaude que leur sac contient une bombe et se retrouvent donc dans une cellule de l’aéroport et loupent leur avion mais heureusement puisque leur avion explose en plein vol / Celui qui se promet de féliciter le commandant Heineken pour son pilotage lui rappelant les grandes années de la Swissair comme quoi KLM se tient bien hein / Celle qui gémit de plaisir atmosphérique lorsque le zingue l’arrache à la pesanteur / Ceux qui se demandent si le basané de la Business Class n’est pas un suppôt de Khadafi / Celui qui lit De Telegraaf sans en sauter un paragraaf / Celle qui n’a pas déclaré la fiole d’eau bénite qu’elle a glissé dans le baise-en-ville de son compagnon de vie / Ceux qui font semblant de ne rien remarquer lorsque l’avion bat de l’aile / Celui qui explique à son voisin autrichien que Cavafy et Khadafi c'est pas du kif / Celle qui se demande comment elle survivrait à son conjoint si l’avion se crashait sans penser qu’elle aussi y passerait et que son conjoint en souffrirait lui aussi / Ceux qui ne reviendront pas d’Amsterdam au dam de leur hamster / Celui qui n’a jamais vu Dieu ni Diable par le hublot d’un avion et en tire des conclusions en l’air / Celle qui a cru voir une fois Dieu par le hublot de l’avion mais ce ne devait être que le molleton d’un nuage genre mouton volage / Ceux qui vont se faire bien voir chez les Grecs dont quelques poètes valent le déplacement dit-on / Celui qui se sent tout dauphin au seul énoncé du nom des Cyclades / Celle qui remercie Dieu d’avoir été le copilote du commandant Heineken en se réjouissant de retrouver son petit-fils punk mais pas athée pour autant / Ceux qui reviennent en Suisse avec le sentiment que revenir en Suisse est le privilège de ceux qui n’en reviennent pas de revenir en Suisse, etc.
Image : Pieter Defesche -
Vent du Nord
Camperduin, ce jeudi 19 octobre 2007. – Il a fait ce soir un vent a decorner les élans bataves, le long de la dune ondulant sous la haute digue, mais comme elle etait bonne et bienvenue, cette formidable gifle a repetition du grand air de mer, après la traversee de l’immense plaine s’etalant sous l’immense ciel de Delft a Bergen, de pacages en bocages et par les forets de chenes de l’arriere-pays de Zandvoort. Je restais encore dans l’emotion du petit pan de mur jaune, retrouve hier au Mauritshuis de La Haye, puis sous les grands nuages chocolates de Delft, je me trouvais encore dans cette magie du souvenir quand tout a coup la porte s’est ouverte et toute grande, sur l’infini de sable soufflé et d’ecumes arrachees aux croupes des vagues enragees. Le present rugissait après la vieille melodie, la vigueur du soir nous redonnait des ailes au lendemain de l’eternelle reverie devant le petit pan de mur jaune que jai decouvert pour la premiere fois tel que Vermeer l’a peint, expose juste en face de la jeune fille a la perle…
Si souvent j’ai repense, ces derniers temps, a la mort de Bergotte et au petit pan de mur jaune, et le voici qui m’est apparu comme une infime lucarne dans le grand tableau aux nuages portant l’ombre et aux reflets de quelle presence fremissante… le revoici plus que reel tandis que la nuit monte de la mer sur la dune et la digue et gagne le ciel de son encre…
Photo JLK: la dune de Camperduin
Vermeer: Vue de Delft, Mauritshuis, La Haye.
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Un enfant gâté
L'Enfant prodigue a été présenté dans les colonnes de 24 Heures. Lundi 7 mars, un entretien de JLK a été enregistré avec Anick Schuin et Christine Gonzalez, sur Espace 2, à l'enseigne d'Entre les lignes. Et mercredi 9 mars sur La Première de la Radio suisse romande, Pierre Philippe Cadert a recu JLK de 13h. à 14h dans son émission À première vue. Ces deux emissions peuvent etre reecoutees ou podcastees sur le site de RSR.ch.
Le 12 mars, Francis Richard a publie cette magnifique chronique sur son blog: http://www.francisrichard.net/
Jean-Louis Kuffer, dans L’enfant prodigue, évoque l’enfance, les êtres rencontrés et évanouis, le temps qui fait et défait. Et le bonheur d’être en vie.Par Philippe Dubath
Ce qui est bien, avec Jean-Louis Kuffer, c’est que quand on s’assied en face de lui à une table du Café Romand pour parler de son dernier livre – L’enfant prodigue - on parle un peu de son livre, bien sûr, mais surtout d’autre chose. De la vie, de l’enfance, des amitiés, des écrivains, des éditeurs, des vivants et des morts, de l’amour, du corps, des émotions les plus vives, de l’Italie, des traces de renard qui traversent la neige, et voilà qu’une heure et demie plus tard on est toujours là, assis, avec l’impression d’être un peu plus cultivé, d’avoir marché sur un sentier agréable au cœur d’un jardin fertile.
A cette table du Romand j’ai commencé par dire à Jean-Louis Kuffer qu’il m’avait fallu du temps pour entrer dans son livre. Une cinquantaine de pages un peu compliquées, difficiles, tissées de phrases que je devais parfois relire pour en saisir le sens. Il l’a entendu, tout en étant surpris car lui-même pensait que le premier quart de son livre en était la partie la plus limpide, la plus accessible. Je lui ai expliqué que le déclic était survenu quand je m’étais mis à lire pour moi-même quelques pages à haute voix. Que dès ce moment j’avais aimé son livre, sa mélodie, son atmosphère. Je lui ai dit aussi que j’aurais aimé que ce livre aux longues phrases qui tournent, riches en répétitions qui rythment la pensée et cernent l’idée, oui j’aurais aimé que ce livre dure encore, ce que je n’aurais jamais imaginé quand j’en subissais les premières pages.
Peut-être, dans le fond, cet ouvrage est-il à l’image de JLK: un peu à part. Jean-Louis est-il d’abord l’écrivain qui de temps en temps publie un livre, ou est-il le journaliste dont les textes, dans 24 heures et sur son blog, saluent, expliquent avec finesse la littérature tout en orientant et en instruisant le lecteur? Et pourquoi son écriture n’est-elle pas la même dans ses articles et dans ses livres?
Y a-t-il donc deux JLK? Il m’a expliqué: «Un livre relève de l’écriture nocturne, axée sur le subconscient, éventuellement le délirant, alors qu’un article dans une rubrique culturelle, littéraire, est du domaine diurne, avec un réel souci journalistique d’être compris, d’informer le lecteur.»
Il n’y a donc qu’un JLK. Qui confie avoir écrit ce livre «comme un petit testament, pour rendre à la vie si précieuse et si belle tout ce qu’elle m’a donné. Ce livre est un livre d’amour et de reconnaissance. Mais les livres sont faits par nous tous, en amont et en aval.»
C’est aussi un livre sur l’enfance et les enfants. À ce propos, l’auteur, qui est père de deux filles retient, à presque 64 ans, que «c’est à la naissance de mon premier enfant que j’ai pris conscience d’être mortel.»
Demain matin à l’aube, comme chaque jour, Jean-Louis Kuffer se mettra à écrire. Car écrire, c’est sa vie. Et écrire sur sa vie, fouiller sa mémoire, pour JLK, c’est nous inviter à l’entendre, à nous asseoir avec lui. Il a tant de choses .à dire. »Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue. Editions D'autre part / Le Passe-Muraille, 283p.
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Ceux qui vont voir ailleurs
Celui qui se sent déjà le pied léger / Celle qui fume une dernière clope sur le tarmac / Ceux qui se distraient de l’angoisse de l’avion en lisant des thrillers limite gore / Celui qui a pris place dans la Business Class avec l’air de qui représente notoirement la catégorie Top du genre humain / Celle qui apprend avec soulagement à la Une de son journal financier que tout va mieux pour les Junk Bonds / Ceux qui du ciel repèrent avec un serrement de cœur leur maison natale tout là-bas à la lisière de la forêt / Celui qui se signe à la première turbulence de la tempête annoncée / Celle qui lit le dernier roman de Ian McEwan sans retirer les lunettes noires qui lui donnent un air d’intellectuelle divorcée de sensibilité exacerbée comme on en trouve chez Lobo Antunes / Ceux qui n’ont plus revu le Rijksmuseum depuis l'annee de la mort de W.S. Sebald / Celui qui retrouve dans son carnet commencé à Delft en 2008 des notes sur le voyage dans le voyage qu’il vivait alors en lisant Vertiges de Sebald évoquant une pérégrination de Stendhal et le dernier voyage de Kafka alors même que le jeune passager de la rangée de derrière dans le Boeing destination Amsterdam arbore une casquette au logo Franz Kafka et lit Le Mur de Jean-Paul Sartre / Celle qui étouffe entre un Indien parfumé et une matrone aux chairs débordant de son siège / Ceux qui entament une vraie conversation sur l’étourdisssante joie du vieux Bach qu’ils se promettent de continuer le même soir par courriel malgré le décalage horaire entre Madras et Amsterdam / Celui qui subit les coups de coude du jeune homme grave lisant a cote de lui The Joy of Wisdom d'un bouddhiste hilare / Celle qui aime les petits chats des scenes de genre de Metsu qu'elle se rejouit de voir au Rijks / Ceux qui se sont promis de lacher quelques volutes au bord des canaux en memoire de leur folle jeunesse a l'epoque des provos / Celui qui retombe sur cette note prise à Camperduin : « L’univers est la pharmacie de l’univers où les corps lumineux guérissent » / Celle qui accompagne le ténor extra qui chante ce soir une réduction du Chevalier a la rose dans un squat snob d'Amstelveen / Ceux qui échangent leur e-mails à des fins vraisemblablement érotiques / Celui qui a la physionomie de Cees Noteboom, mais n’a jamais composé que des numéros de téléphone / Celle dont les oreilles ont encore embelli depuis le dernier voyage du couple à Lisbonne en mai 2010 / Ceux qui se retrouvent chez l'Espagnol d'Emmastraat et tachent de se comprendre en franco-batave matine d'anglo-teuton / Celui qui se sent tout de suite chez lui à Amsterdam du fait de l'air qui circule dans les rues a la vitesse des bicyclettes constituant un danger certain pour celles et ceux qui bayent aux corneilles au lieu de rester attentifs a la realite amstellodamoise en tant que telle/ Celle qui trouve Rembrandt triste a cause de la penombre de ses tableaux qui donnent envie d'allumer les neons / Ceux qui n'osent plus admirer les maitres anciens depuis que Thomas Bernhard a ecrit ce qu'il a ecrit, etc.
Image: La plage d'Ostende. Huile sur toile de Floristella Stephani
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Ceux qui se la jouent Radio Days
Celui qui t’en veut de passer à la télé rien que (dit-il) pour frimer / Celle qui évite de serrer la main du curé moite / Ceux qui sont toujours de mauvais poil à l'heure du culte du moi / Celui qui se répand en injures sous le pseudo de Tatie Barbès / Celle qui soupçonne le Basque de vouloir la peloter / Ceux qui ne supportent pas votre liberté / Celui qui insinue que vous cachez votre jeu et qu’en conséquence des enfants blonds ne sauraient vous être confiés sans un certificat de la Psychologue Conseil / Celui qui note les aveux oniriques de sa conjointe et en tire un roman gore / Celle qui rêve qu’elle fume au point que son conjoint le lui reproche / Ceux qui se retrouvent dans les terrains vagues pour échanger des idées floues / Celui qui se pointe à la réu poétique avec un sonnet explosif / Celle qui a mis tout son vécu dans un haïku / Ceux qui se rendent odieux pour éloigner les poétesses nymphos / Celui qui te toise du bas de son mètre soixante-cinq de chien de garde du Service des Automobiles / Celle dont les cadeaux onéreux vous accablent / Ceux qui émiettent des biscottes entre les seins qu’ils bécotent / Celui qui ne te salue plus depuis qu’il sait que tu sais / Celle qui t’en veut d’avoir répandu ce qu’elle a divulgué / Ceux qui disent avoir un rapport sensuel avec leur piano à queue que votre clavecin vous interdit à ce qu’ils insinuent / Celui qui t’envoie des textos de menace pendant que tu passes à la Radio, oh, oh / Celle qui te demande si t’as pas honte de parler de toi à l’émission préférée de sa belle-mère / Ceux qui te disent que tu parles comme un livre mais que tu te refermes pas aussi bien / Celui qui se déride à chaque fois que tu lui souris juste parce que ses rides te rappellent que vous avez le même âge / Celle qui t’en veut de ne pas à en vouloir à ceux qu’elle sait t’en vouloir à ton insu de plein gré / Ceux qui s’égarent dans les pensées de la centenaire sous l’effet de leur Alzheimer / Celui qui prend son plaisir pour une réalité / Celle qui ne cherche même plus de sensations rares / Ceux qui te disent qu’ils t’ont vu à la télé alors que t’as passé à la radio, oh, oh / Celui qui se sent complètement vidé après l’émission du rocker Cadert qu’a fait tout l’boulot / Celle qui a bercé tes nuits au temps de Radio Days sous le nom de Billie Holiday / Ceux qui ont les larmes aux yeux en écoutant la scène finale de Simon Boccanegra à l’émission de Robellaz sur Espace Deux, etc.
(Liste établie à bord d’une Honda Jazz mal garée pour mieux écouter Simon Boccanegra de Verdi que Daniel Robellaz dit un chef-d’œuvre d’un air entendu…)
Image : Philip Seelen -
Pensées de l’aube
De l’herbe. – Parfois le paysage t’en met trop plein la vue, au point que tu éprouves un manque ou une gêne, le besoin de voir des gens ou de n’entendre les yeux fermés que le merle de ce matin, et tu te rappelles alors l’herbe première, au bord du désert, l’herbe seule et têtue d’avant les cavaliers, l’herbe foulée et oubliée de partout avant la touffe en gloire de Monsieur Dürer…
Del cammin di nostra vita. – Il y a tant encore en nous de chemin dans notre forêt obscure, tant de chemin à poursuivre ou à tracer sans savoir où l’on va, mais tu as dû voir une fois une clairière quelque part, peut-être la musique que votre père se passait le dimanche, peut-être vos mères ou vos enfants, peut-être la réminiscence d’un cours d’italien sur la Divine Comédie, enfin Dieu sait quoi qui nous fait, bœufs et cons, continuer à cheminer dans l’obscurité du jour…
De l’attention . – Si le monde, la vie, les gens – si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé le monde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans ta vie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…
Image : Albrecht Dürer
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Lettre de Richard Dindo
À propos du carnaval de Venise, de L'Enfant prodigue et de l'indiscrétion redoutable de JLK...À La Désirade, ce mardi 8 mars. – Je reçois ce main cette lettre de mon ami le cinéaste Richard Dindo, dont j’aime tant le franc-parler de sale gueule. Je ne sais si j’arriverai, un jour, à lui arracher tout ou partie de son journal intime de bientôt 15.000 pages, intitulé Livre des coïncidences et qui doit contenir des morceaux d’un immense intérêt documentaire sur l’humanité et d’une extrême liberté, comme je le connais, sûrement aussi libres que celles d'un Paul Léautaud (l’un de ses modèles en littérature) ou de Casanova (l’un de ses modèles de séducteur dont nous tenons nos filles éloignées tant que faire se peut), je sais qu’il se méfie de moi et ne me laissera jamais seul à proximité de ses papiers, mais voici du moins ça de pris dans l’immédiat:
«Cher ami, dans deux heures je prends l’avion pour Zurich et Paris. Je viens de passer 8 jours au carnaval de Venise, dont deux soirées de bals masqués, j’étais censé capter des images en pensant à Vivaldi, sur lequel je prépare un film, mais comme tu me connais, je ne pensais qu’aux femmes. Toute ma vie j’ai eu envie de participer à des bals masqués au carnaval de Venise. Au premier j’ai rencontré un groupe de trois Brésiliennes bien charmantes qui m’appelaient Riccardo, puisque c’est mon vrai nom, au second un couple de mère et de fille d’Angleterre. A chaque fois, ne pouvant me décider pour l’une d’elles, j’ai fini sur mes fesses en les ratant toutes. Te connaissant je ne pourrai t’envoyer mon Journal pour te raconter tout cela plus précisément.
Entretemps, dans ma chambre d’hôtel, j’ai lu ton dernier livre que j’ai trouvé épatant, dès le départ, avec les citations de Baudelaire, de Proust et de Rimbaud, mes frères et mes maîtres. Les premières pages sont splendides. Ca commence justement d’une manière très... proustienne - ta «manie de tout expliquer» que je connais bien et qui me crée actuellement des problèmes avec une jeune femme de Milan qui n’aime pas elle non plus qu’on lui explique « tout », tout en prétendant qu’elle est très « claire » elle-même, alors que je la trouve bien confuse, me concernant.
J’aime aussi ce que tu dis sur « les odeurs » et puis sur « l’image dans le miroir ». Là, d’où je t’écris, dans ma chambre d’hôtel, je suis assis en face d’un miroir justement. Comme il n’y a pas beaucoup de lumière, je trouve ma tête pour une fois pas si mauvaise que cela et je dis qu’à mon âge j’aurais encore la gueule à séduire des jeunes femmes. Mais va leur expliquer cela. Faut que je monte rapidement la barre un peu plus haut, disons vers un âge autour de 5O ans, là, tout me deviendra de nouveau possible. Je l’ai vu avec les Anglaises : d’abord la mère me plaisait plus que la fille, alors que c’était la fille qui avait l’air de s’intéresser à moi. A un moment elle a enlevé son masque de carnaval qui couvrait la moitié de son visage pour me montrer la moitié cachée, ce que j’ai considéré comme “une invitation”. Mais comme je suis Alémaniaque, je n’osais draguer la fille sous les yeux de la mère, non pas par gêne ou timidité, mais par moralisme, alors qu’à ce moment-là la mère avait l’air de vouloir me « laisser » sa fille et se « sacrifier » en quelque sorte. Ensuite, quand j’ai commencé à m’approcher de la fille, c’est la mère qui s’est soudain intéressée à moi et c’est la fille qui a laissé la place à la mère. Mais là, la fille, avec son sourire radieux, me plaisait déjà énormément. Bref, à la fin, je me suis retrouvé seul sur mes fesses dans les ruelles pour une fois vides de Venise, puisqu’il était 3 heures du matin.
Pour revenir à ton livre, j’ai aimé comme tu parles de la mer. Je n’aime moi que la mer. Les montagnes et les lacs m’ont toujours ennuyé. Je ne me rappelle pas avoir jamais filmé une montagne, par contre la mer souvent. La mer est la seule, la plus grande métaphore. J’aime évidemment tout ce que tu as écris sur notre génération de rebelles. Actuellement nous aimons les rebelles de la Lybie. Emouvant ton souvenir de Pilou. Les biographies des poètes et des écrivains sont parsemées de morts et d’absents. Presque chaque poète et écrivain est orphelin dès son enfance, sinon de l’un de ses parents, au moins d’un petit copain ou d’une copine d’enfance. J’aime comment tu parles de « tes » femmes, de Galia surtout et de Ludmila. Et j’ai adoré ce que tu appelles si joliment « l’émouvante beauté ». Belles images aussi de ta mère «traversant la Rue Centrale» de ton bled que tu ne nommes pas. Et puis, évidemment, tout ce que tu dis «des enfants», de tes enfants. C’est un bien beau livre, peut-être ton plus beau. Voilà, en quelques mots. T’embrasse fraternellement. Dindo.
Si d’aventure tu me fous sur tes pages Internet sans ma permission, corrige au moins mes fautes de français... » -
Un voyage dans le voyage
Lecture de rando. Découverte des Chroniques de l'Occident nomade d'Aude Seigne. Des aléas de l'écriture en compartiment ferroviaire connecté, et de la décision d'y renoncer...
Dans l’Intercity de Winterthour, ce 4 mars à midi. – J’avais besoin de partir ce matin, afin de lire et d’écrire en changeant de point de vue, mais j’hésitais sur la destination, finalement choisie en fonction de l’appareillage de nos trains en matière de connexion à l’Internet, parfaite sur l’Intercity de Lausanne à Saint-Gall, qui va donc m’amener à Winterthour où je profiterai de voir un peu de bonne peinture. Pour l’instant, cependant, c’est à lire les Chroniques de l’Occident nomade que je vais me consacrer dans mon petit scriptorium ferroviaire où je suis seul et bien concentré tandis que défile le terne paysage du plateau suisse en hibernation.
C’est une fois de plus un voyage dans le voyage que j’amorce donc en me rappelant ma virée récente en Toscane où je lisais Voyage en Italie de Guido Ceronetti dans ma carrée de voyageur de commerce de Chiusi, surplombant la piazza Dante, en attendant de rencontrer le Maestro le lendemain, avec ma chère amie la Professorella; et en fin de soirée, après un risotto à la moelle à La Punta voisine, je me saoulai d’imbécillité télévisuelle sur Rai Uno…°°°
Le petit livre d’Aude Seigne est un régal de chaque phrase. Il y a là, immédiatement, un regard et une plume, un rythme et une façon de moduler la phrase, brève et nécessaire à tout coup, qui me touche presque physiquement. C’est épatant.
Or ça commence par un bon commencement : «Comment cela a-t-il commencé au juste ? Pourquoi ce mouvement tout à coup, ces ailleurs, ces hommes ? Est-ce que j’écris sur les voyages ? Est-ce que j’écris sur l’amour ? Difficile à dire. Au début, je vois un ferry qui arrive en Grèce un matin de juillet. J’ai 15 ans. Je me couche un soir sur le pont à Brindisi. J’ai 15 ans. Je vois mes compagnons de voyage dérouler un fin matelas de camping sur le pont crasseux. Il n’y a pas un mètre carré de libre, il faut enjamber ces îles humaines comme on traverserait une rivière au lit peu marqué. J’entends d’ici la réaction petite bourgeoise qui crie en moi. Mais on ne va pas dormir ici quand même ? Je me réveille plus tôt que je ne le fais jamais par moi-même parce que j’étouffe de chaleur. Il à peine 7 heures mais le soleil semble déjà se diriger vers nous de tous les horizons à la fois. »
Voilà, me dis-je subito: voilà un écrivain. Et tout me le confirme au fur et à mesure des pages tournées: voilà un nouvel écrivain de trempe. Cette Aude a la papatte : cela saute aux yeux. Mais il n’y a pas que ça: ses récits, moins ciselés que ceux de Bouvier, mais qui font souvent allusion à celui-ci, et qui en partagent le sens des mots et le bonheur, la juste saisie des choses et des situations, et l’art de les restituer dans une coulée tressée, si j’ose dire, sont déjà d’une rare maîtrise et d’une étonnante densité.En lisant ce qu’elle raconte de la Grèce, et de l’île d’Ios plus précisément, je me retrouve sur la même île à son âge, en tendre trio dans le vent du soir aux tables de la plus haute terrasse, à boire de la retsina avant de rejoindre le fruste palace de la vieille Maria nous logeant dans sa propre chambre à coucher au grand lit de bois solennel et nous ramenant le matin des figues de Barbarie de son lointain jardinet - et cette façon, de la jeune Aude, de mêler ses pérégrinations et ses amours, lieux et caresses, douceur et douleurs, me touche par sa sincérité et m’épate par son impudique pudeur et sa délicatesse, me rappelant tant de choses vécues alors dans notre propre intimité de jeunes gens simples et compliqués...
°°°Mon idée était aussi de faire escale aujourd’hui à la vieille piscine municipale de Zurich pour y brasser une vingtaine de bassins, mais des clous: je tombe sur une installation à la Christo, la Hallenbad disparaissant sous une espèce de fin filet à travers lequel on entrevoit une foule d’ouvriers en pleins travaux de réfection, lesquels me font enrager tant j’exècre tout le rénové propre-en-ordre qui sévit dans ce foutu pays et que je retrouve évidemment, peu après, sur le dallage accablant de la Bahnhofstrasse - l’avenue la plus chère du monde dit-on – où je croise plus d’homme d’affaires qu’il n’y en a dans le désert de Lybie et que symbolisent, pénétrant dans un énorme 4x4 argenté, ce colosse basané à gueule de parrain levantin en costar anthracite et chemise indigo, flanqué d’un garde du corps non moins écrasant de dégaine mais sans un gramme de lard, à mâchoire de tueur, chemise mauve et gourmette de mac. Puis à mes yeux pire que ceux-là : les essaims de banquiers sans visages de tous grades qui se pressent le long des vitrines accablées de grandes marques.
Sur quoi me voici réfugié dans un bar louche du Niederdorf, quartier jadis mal famé qui lui aussi a bien changé, à lire Aude Seigne le front coloré par les lueurs mouvantes d’un grand aquarium - Aude qui évoque les dimanches du voyage.
Alors le dimanche d’Aude de me rappeler mon dimanche de l’autre semaine à Chiusi, Toscane, quand, après avoir marché dans la rue absolument vide, j’ai débouché sur cette usine de brique couleur brique, démolie et belle en somme comme un dimanche matin de messe ou de lendemain d'amour.
Donc Aude Seigne écrit : « Arriver dans une nouvelle ville un dimanche, c’est en quelque sorte voir la ville comme un fantôme, la contempler dans sa nudité, son dépouillement, comme on traverserait un décor de cinéma avant que les acteurs y jouent, Là aussi la récurrence fait son travail signifiant. Je suis arrivée à Kiev, à Eger, à Trieste des dimanches. Toujours cette même peur un peu vaine, la respiration retenue. L’impression d’ête tout entière un œil écarquillé. La sensation de ne pas être encore là, et qu’on sera miraculeusement là quand le lundi commencera. L’illusion si forte que chaque geste, même accompli pour la première fois, pourrait être une habitude. Un dimanche matin dans les rues d’Urbino. Pourquoi étais-je venue à Urbino ? Pour une raison obscure »…°°°
Et pourquoi ne suis-je jamais allé à Urbino, alors que ce seul nom m’attirait, également avivé par le souvenir de la Vénus d’Urbino qu’évoque Aude en précisant que ce seul nom suggère, et pas qu’à cause du Titien, «trop de douceur pour ne pas faire de cette ville un nid de merveilles inconnues ».
Aude Seigne circule dans l’espace et le temps avec une grâce que n’a pas tout à fait Matthias Zschokke dans ses Circulations, mais ce dernier livre marque un peu plus, me semble-t-il, que celui de la jeune voyageuse, par ce qu’on pourrait dire sa tonne, sa résonance physique et psychique, son épaisseur sourde et parfois lourde, inimaginable évidemment chez une pérégrine de vingt ou trente ans.
Mais l’incision verbale d’Aude, la relation extraordinairement vive et précise, sensible et sensuelle qu’elle entretient avec le langage et chaque mot, dans notre langue et pas dans une langue traduite, laisse attendre énormément de ce nouvel écrivain, qui nous donne déjà de merveilleuses pages d’une prose sans pareille même si elle évoque à la fois Bouvier et Charles-Albert Cingria. Les poissons exotiques auxquels j’explique cela par mimiques sont eux aussi médusés.°°°
On trouve à Winterhour une auberge dans laquelle il est possible de commander une cinquantaine de variantes de röstis, ces galettes de pommes de terre aplaties qui caractérisent la Suisse alémanique au point qu’on parle d’un «rideau de röstis», prononcer « reuchtis », pour désigner le fossé (croissant à vrai dire) séparant la Suisse allemande de la Suisse romande. Mais cette fois, non: point de röstis, merci, car ce soir les Alémaniques, que mon ami le cinéaste Richard Dindo appelle les Alémaniaques, m’énervent.Après l’épisode frustrant de Zurich, et pestant de ne plus pouvoir connecter mon laptop dans le train, j’arrive en effet trop tard à Winterhour pour monter au Römerholz, fabuleuse collection de peinture des hauts forestiers de la ville, pour y voir tranquillement la grand expo consacrée à Camille Corot, peintre que j’aime entre tous, autant que Titien - plus peut-être que Titien. C'est ainsi que je me suis replié, avec Aude, dans un restau italien à l’enseigne du Molino, où je me canonne au Canonnau sicilien avant de commander un risotto à la rucola, tout en devisant au téléphone avec Michel Boujut qui se dit content de mon portrait de lui, dans 24Heures, et avec lequel nous parlons un bon moment des raisons de ne pas désespérer de ce fichu monde; il est en outre en train de lire L’Enfant prodigue et me dit y trouver des souvenirs communs, du Lausanne des années 60, et du coup je me rappelle les cinémas qu’il a dû fréquenter alors, le Bio où se massait toute une bruyante jeunesse avide de westerns, le Colisée où j’étais placeur et où j’ai donc vu Juliette de esprits 33 fois, le Bourg où nous avons vu Cendres et diamants de Wajda et tant de chefs-d’œuvre dits « d’art et d’essai », j’en passe pour revenir à Aude qui débarque maintenant à Cracovie, me rappelant du coup le Café Florianska et le cabaret souterrain de la grande place…
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Aude avait vingt ans et des poussières quand elle a visité Auschwitz, avec le même sentiment de gêne, que j’ai éprouvé à mes vingt ans, à l’idée qu’on « doit » le faire et la même impression d’accablement physique et métapsychique, sans doute aussi métaphysique, nous venant à constater que ces baraques, ces visages défilant sur les murs, ces tas de cheveux ou de prothèses, ce ciel en dessus, ces visiteurs, ce silence, ce bruit, ces saucisses grillées, tout ça fait partie de notre putain d’espèce. Je dois avoir quarante ans de plus qu’Aude - p’tain elle pourrait presque être ma petite-fille -, et la voilà qui affirme qu’elle a eu «une véritable histoire d’amour avec Cracovie » où je me revois sur les traces de Witkiewicz et de Czapski en diverses compagnies amoureuses ou amies…
Aude Seigne écrit donc ceci : « À Cracovie, j’étais arrivée à l’aube. J’avais marché une heure dans des rues froides, grises et brumeuses, c’est-à-dire parfaites car c’était exactement ainsi que je m’imaginais une ville polonaise. Plusieurs heures plus tard, lorsque je connaissais déjà la ville à vide, une boulangerie bénie servait des pâtisseries feuilletées en forme d’étoile de David. J’avais marché tout le dimanche, j’avais connu une véritable hustoire d’amour avec Cracovie vide, grise et froide tout un dimanche. J’étais entrée dans cette librairie d’occasion comme un point d’éternité. La vie superbe. L’instant était là, parfait, uni, tremblant ».°°°
Dans l’Intercity du retour, en fin de soirée, j’ai constaté que mon laptop se bloquait dépicément à chaque fois que j’essayais de rétablir ma connexion avec la galaxie internautique, mais tout en pestant, achevant en outre la lecture des Chroniques de l'Occident nomade, j’ai commencé de prêter l’oreille à la conversation de trois invisibles voisins, dans le compartiment d’à côté : un Japonais d’une vingtaine d’années, un Inca un peu plus âgé que j’avais déjà remarqué pour son magnifique profil, quand ils étaient arrivés, et un troisième lascar de type indéterminé mais parlant le français avec un accent peut-être espagnol.
Or celui-ci, durant une longue séquence entrecoupée d’éclats de rire, m’a beaucoup intéressé et amusé par sa façon d’essayer d’expliquer en anglais ce que signifie, en français, l’expression rire jaune.Du même coup je me suis dit : stupide qui écris dans le train, alors que c’est écouter qu’il faut, regarder tes semblables, capter comme le font Bouvier et Vernet à journée faite ou la jeune Aude qui te donne une belle leçon page 73 de son livre: « Comment aller à la rencontre de l’autre ? C’est la question de l’amour, de l’amitié, c’est aussi la question des voyages. Et parfois la réponse est décevante. »
Elle est alors à Jasalmer, Rajasthan, et elle constate que les jeunes gens qu’il y a là la voient comme une créature sexy de MTV, s’étonnant qu’elle ne soit pas habillée comme une fille de pub occidentale. «Ce qu’ils ne savent pas, c’est que ces images sont aussi irréelles pour nous que pour eux », commente-t-elle alors en évoquant les images d’un Occident trop affriolant. Puis elle raconte sa nuit dans le désert avec le jeune Moka qui vient de se marier mais ne voit sa femme qu’un mois par an, un collègue de celui-ci et son amie Helen qui lui murmure qu’elles sont tout de même inconscientes de se promener ainsi en plein désert avec deux inconnus. Alors Aude d’invoquer le « rapport humain pur» avant de rapporter une amicale conversation nocturne où le « rire jaune » n’est pas de mise…°°°
Enfin ma décision solennelle est prise ce soir: je n’écrirai plus dans les compartiments connectés des trains suisses. Je vais m’en tenir à mes carnets comme lorsque j’avais l’âge d’Aude Seigne. Tout à l’heure je vais balancer cette relation d’un voyage dans l’autre sur mon blog, puis sur Facebook. Depuis hier Aude Seigne est mon «amie» sur Facebook, numéro 1499. Je vais m’efforcer de limiter le nombre de mes amis à ce chiffre. 1500 amis est un peu excessif. Pas crédible, me semble-t-il. Non : 1499 me semble plus juste. Et j’aime bien que la jeune Aude soit, à son corps défendant, la gardienne de ce seuil…
Aude Seigne. Chroniques de l’Occident nomade. Editions Paulette, 132p. -
Ceux qui restent lucides
Celui qui se garde de prononcer le mot de révolution en vain / Celle qui ne s’est jamais laissé griser par la rhétorique des démagos / Ceux qui ne croient qu’à ce qui se fait / Celui que sa clairvoyance fait toujours passer pour un rabat-joie / Celle qui agace tout le monde mais que tout le monde écoute / Ceux qui n’en ont rien à cirer en dépit de leurs chaussures étincelantes de marcheurs de la paix roulant Méphisto / Celui qui se dit l’ami du peuple tunisien pour se faire bien voir / Celle qui promet de se rendre sur le terrain de Lampedusa pour montrer à ses électrices et ses électriciens combien elle anticipe le déferlement des hordes au niveau des sondages / Ceux qui annonçaient l’invasion des barbares de l’Est en 1989 et déclarent aujourd’hui que la barque est pleine et qu’il faut verrouiller les frontières du sud à cause des basanés qui vont venir nous prendre nos places de chômeuses et de chômeurs et nos filles / Celui qui prétend révolutionner l’esprit du Carnaval avec ses canons à confettis / Celle qui dit c bien joli les confettis mais on préférerait des centimes d'euros / Ceux qui se sont mariés à Eurodisney pour montrer à leurs familles par alliance qu’ils gardent leur esprit Mickey / Celui que l’infantilisme de l’époque fait prôner la lecture de Tertullien et du Bernanos le plus roide / Celle qui a jeté sa tenue de Minnie aux orties / Ceux dont le plus beau souvenir d’enfance est l’incendie de la forêt dans Bambi à cause que ce con chie de trac et malgré qu’on sait qu’y cramera même pas / Celui dont l’esprit d’enfance a fait un ogre à becs / Celle qui a toujours trouvé l’esprit de groupe un peu dégoûtant surtout les assemblées de prière commune où ce qu’on avoue ses péchés mouillés / Ceux qui considèrent que l’enfance de l’art consiste à bien sucer l’orteil majeur de Maman / Celui qui a cessé de sucer Maman quand Papa lui a dit voici fils ton bâton de réglisse / Celle qui trouve les échangistes belges plus cool que les unionistes irlandais / Ceux qui savent de source philologique sûre que l’éternuement est plus agréable au Seigneur que le bâillement / Celui qui prétend que le niveau de l’art a baissé depuis l’éradication des maladies de Vénus / Celle qui sort nue sous sa chaude pelisse / Ceux qui aspirent à la vérolution sans l’avouer chez Ruquier / Celui qui fait la vaisselle selon les préceptes du vieux Stéphane Hessel recommandant de s’engager ma doué / Celui qui se tape une Sauerkraut avec Finkielkraut / Celle qui danse la Carmagnole avec les souris baltes / Ceux qui aiment Cracovie que les Polacs appellent Krakow et les Boches Krakau / Celui qui était à Kairouan le soir où Bourguiba est sorti de l’hosto pour parler à ses enfants à la télé alors que lui ses enfants n’étaient pas nés eh, eh / Celle qui pouffe avec Nejma derrière le moucharabieh ah, ah / Ceux qui évoquent la « rue arabe » avec le même air au parfum qu’ils avaient pour les filles de la Porte Saint-Denis quand elles battaient le pavé parisien / Celui qui avait ses habitude rue d’Odessa du temps du Cheikh Moussa fort apprécié des proustiens comme ça / Celle qui prétend avoir eu un Rapport avec la cheffe des fidèles au Raïs mais c'est du charre lesbien / Ceux qui disent aimer leur prochain en attendant la prochaine déception, etc.
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Pasolini et les fils
A en croire Pasolini, l’un des thèmes les plus mystérieux de la tragédie grecque est la prédestination des fils à payer les fautes des pères. Il n’importe pas que ceux-ci soient coupables ou innocents: les fils subiront la fatalité des crimes de leurs pères. La chose lui a longtemps paru absurde, puis il y a trouvé lui-même un fondement de vérité à l’observation de la société actuelle, dont la jeunesse lui paraît, à l’opposé des images conventionnelles, une sorte de vaste secte se reconnaissant aux mêmes postures et aux mêmes vêtements, au même jargon vague et au même regard terni, comme vidé de toute flamme personnelle.
“Après avoir élevé des barrières tendant à reléguer les pères dans un ghetto, écrit Pasolini, ils se sont trouvés enfermés dans le ghetto opposé”, Grégaires comme on ne le fut jamais, parce que s’identifiant à des modèles standardisé, les jeunes seraient selon lui à la merci de leurs pulsions autant que des abstractions de l’idéologie, déracinés, trop impatients ou trop soumis, trop conformistes ou trop arrogants. Surtout, écrit Pasolini: “Ils sont l’ambiguïté faite chair”. Pour eux, l’intégration ne serait plus un problème d’éthique mais un simple “arrangement”. Leur révolte tendrait à se codifier jusqu’à la normalisation, et leur refus de toute forme aboutirait à la dissolution de toute individualité affirmée...
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Ceux qui se contentent de peu
Celui qui boit un verre d’eau en ne pensant (pense-t-il) à rien / Celle qui regarde le vieux fol en faisant craquer ses jointures / Ceux qui reprennent le tramway nommé Désir / Celui qui dit qu’il a le brandon / Celle qui a rencontré Marlon au Gabon / Ceux qui se la jouaient James Dean à l’époque de La Fureur de vivre / Celui qui avait une banane et se shootait au beurre de cacahouète / Celle qui t’a recommandé l’eau sucrée pour faire tenir ta mèche à la Ricky Nelson noiraud / Ceux qui ont gardé tous les microsillons des Chats sauvages et des Chaussettes noires / Celui qui a vu Les Cœurs verts 27 fois en tant que placeur au Colisée / Celle qui apprend qu’il y a 35.000 espèce d’insectes en France et se demande : et au Schleswig-Holstein ? / Ceux qui lisent Quignard avec la satisfaction de penser que son Goncourt lui a permis de réparer le toit de sa maison dans l’Yonne / Celui qui sourit des propos de Kertesz sur la « parlote métaphysique sur laquelle le blabla idéologique construit sa tour penchée » / Ceux qui annotent les écrits de ceux qui ont lu ceux qui écrivent et les ont annotés / Celui qui se situait par rapport aux siècles à seize ans et par rapport aux millénaires à trente-trois ans et constate maintenant qu’il a des rides de fossile de deux ou trois millions d’années au moins / Celle qui te dirait « si une ligne de ce que tu écris me fait chier je te quitte » à laquelle tu répondrait du tac au tac : « Alors casse-toi, Mirza, tu me liras pas » / Ceux qui se disent « fragmentistes » en espérant qu’on les compare à Montaigne enfin tu vois ça / Celui qui déclare à la télé qu’il a brûlé son journal pour accentuer son côté destroy / Celle qui a fauché le journal de celui qui l’a jetée / Ceux qui se disent : à présent le vieil Hessel va pouvoir me filer un peu de thune / Celui qui a lu Indignez-vous et qui va lire Engagez-vous et ensuite se fâchera sûrement avec son beau-frère qui ne s’indigne et ne s’engage que sur ordre de l’Imam Amadou / Celle qui pense que « tout est ridicule quand on pense à la mort » et qui trébuche au même instant sur ses hauts talons et s’écrase sur le pavé gluant et se relève mais tellement enragée qu’elle nous fait une rupture d’anévrisme fatale et voilà ce qui arrive quand on pense à la mort Madame Roduit / Ceux qui se demandent ce qu’ils font ici pendant que des peuples se libèrent là-bas puis se demandent si ce qui se passe là-bas est vraiment mieux qu’ici, etc.
Image : Philip Seelen -
Un doux allumé
À propos de Circulations, de Matthias Zschokke. Après Maurice à la poule, Prix Femina 2009, l'écrivain signe une quarantaine de séquences voyageuses.
Matthias Zschokke, Bernois de Berlin, est un rêveur solitaire des plus singuliers. Dans son dernier livre, recueil d’une quarantaine d’évocations de coins et de recoins de notre drôle de monde, le regard de ce «piéton de l’air» sans bagages se signale par une acuité vive qu’enveloppe une sorte de douceur sidérée. Comme une stupéfaction d’enfant demeuré, qui se rappelle avoir presque fait dans sa culotte «d’enthousiasme» en écoutant, petit, son parrain chanteur interpréter des Lieder romantiques. Et voilà que ça le reprend en des lieux souvent inattendus, comme la rue arabe d’Amman en Jordanie où tout l’épate et le ravit assez inexplicablement. Ou c’est à New York, dont la profusion et l’énergie lui inspire de sidérantes observations.
Ou c’est ce plongeon hivernal libérateur, «comme en Sibérie», aux bains des Pâquis de Genève où il se sent absolument étranger au milieu des hommes d’affaires et des bonnes d’enfants kirghizes – «le tout n’étant qu’une immense catastrophe urbanistique, un mélange de Boston, de Nice et de Rapperswil»…
Un «ahuri sublime»
Dès la parution de son premier livre, paru en 1988 sous le titre de Max, Matthias Zschokke campa la figure d’un «ahuri sublime» le rapprochant de l’écrivain «culte» Robert Walser (1878-1956), autre Bernois qui traîna lui aussi ses guêtres entre Berlin, Vienne et Bienne, avant de finir sa vie dans le «modeste coin» d’un asile psychiatrique. Comme celui de Walser, l’univers de Zschokke est celui d’un individualiste décalé, dont l’esprit critique vif se distingue nettement des positions idéologiques plus ou moins doctrinaires ou partisanes de sa génération.
Si les pièces de théâtre du dramaturge, telles L’heure bleue ou la nuit des pirates et L’ami riche (beau souvenir d’une représentation à Kléber-Méleau), étaient bel et bien marquées par l’esprit libertaire de 68, c’est dans un registre plus poétique et personnel que cet écrivain a développé son œuvre travaillée par le décentrage.Malice et mélancolie
Pas vraiment romancier ou «storyteller», comme l’auteur à succès Martin Suter, Matthias Zschokke fonde son originalité sur sa perception très pénétrante et presque «panique» du monde, et sur son humour de défense souvent irrésistible, très différent cependant de celui d’un Hugo Loetscher. Une fois encore, c’est dans le sillage d’un Robert Walser que l’écrivain a développé sa propre vision du monde qu’on pourrait dire «postmoderne» sans aucune connotation de mode ou de posture. En ont témoigné deux romans aussi singuliers l’un que l’autre: Bonheur flottant (2002) et Maurice à la poule (2009), également marqués par le mélange d’humour pince-sans-rire et de mélancolie qui fait le charme de cet auteur dont le dernier livre déploie encore plus librement la très étonnante lecture du monde..Avec un grain de sel
« Et vous, que faites-vous de votre vie mystérieuse, unique, qui n’a pas de prix ?», nous lance Matthias Zschokke au détour d’une page de Circulations, à New York où «chaque endroit se réinvente en permanence» et qui lui inspire des constats ahurissants qu’aucun guide touristique n’avait prévu. Rien en effet chez l’écrivain de sentencieux ou de pédant, mais un humour parfois loufoque et une curiosité qui se nourrit de mille expériences et détails insolites: une nuit au cinq étoiles Baur au Lac de Zurich, un week-end à Grenchen où se tient un championnat du bras de fer, une soirée à Budapest au paradis de l’opérette kitsch, un aperçu de la cuisine alsacienne ou des Thermes de Caracalla de Baden-Baden, entre autres exultations (les gens d’Amman) et déconvenues comiques: le Jourdain de la Bible aux airs de ruisseau minable
Bref, le sentiment qui se dégage de ce livre, à savourer lentement, et qui demande attention et participation du lecteur, est que tout nous fait signe du monde qui nous entoure, et que tout peut faire sens. Avec un grain de sel...Matthias Zschokke. Circulations. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Zoé, 269p...
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Christine Angot vampire ?
La romancière, accusée de piller la vie d’une femme dans Les petits, va en répondre devant la justice.
Un romancier a-t-il le droit d’exposer la vie intime d’autrui dans une fiction, et jusqu’où défendre cette liberté ? Cette question, liée au risque de blesser un vivant, est souvent exorcisée par la formule conventionnelle selon laquelle «les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite». Malgré cette précaution, les procès ont émaillé l’histoire littéraire, et parfois les règlements de compte plus expéditifs, aux poings ou au pistolet…
Or voici que ladite question rebondit avec le dernier livre de Christine Angot, spécialiste du genre puisque plusieurs des personnages de ses romans antérieurs se sont déjà plaints de son indiscrétion et de sa cruauté. Ainsi, après la parution du Marché des amants, évoquant crument les amours de la romancière et du chanteur antillais Doc Gynéco, celui-ci s’était dit choqué par cet étalage intime. Plus grave : une certaine Elise Bidoit, méchamment décrite dans le roman avec moult détails reconnaissables, dont les prénoms éthiopiens de ses enfants se trouvaient reproduits dans le roman, fut tellement choquée qu’elle en référa à un avocat. L’affaire fut réglée « à l’amiable » pour 10.000 euros. Mais c’était mal connaître Christine Angot que de penser qu’elle s’en tiendrait là…
De fait, son dernier roman va beaucoup plus loin dans l’acharnement cruel, voire pervers, sur la même personne identifiable, puisque la protagoniste des Petits, prénommée Hélène, n’est autre qu’Elise Bidoit, tout au moins à en croire celle.ci. Mais les témoins sont nombreux à confirmer la chose. Et la « chose » est lourde, sans doute, à porter.
Car cette Hélène, ex-femme d’un chanteur antillais auquel elle se serait accrochée pour ses seules qualités d’étalon, et qui l’a pressé de l’engrosser à répétition, se révèle vite une hystérique castratrice, mesquine et raciste, se servant des « petits » comme d’otages avec un machiavélisme de sorcière.
Situation tout à fait plausible, évidemment, comme ne manque pas de le relever la romancière se défendant avec virulence et prétendant justement dénoncer une plaie actuelle : l’usage guerrier que font les parents désunis de leur progéniture. Le hic, c’est que « les petits » existent bel et bien en réalité, et qu’Elise Bidoit se voit clouée au mur comme une araignée malfaisante, alors que Christine Angot, qui tombe le masque en fin de roman, se présente en narratrice «innocente». Mais celle-ci couche aussi, en réalité, avec le chanteur antillais du roman, et s’en donne à cœur joie pour mieux « enfoncer » la pauvre ex…
Or Elise Bidoit, fille d’avocat et consciente de ses droits, a choisi de se défendre. Ainsi a-t-elle confié son désarroi de femme, battue par son conjoint, puis humiliée publiquement par la romancière, à notre consoeur Anne Crignon qui a enquêté sur l’affaire avant de lui consacrer un article accablant, pour Christine Angot, dans Le Nouvel Observateur. Dans la foulée, une assignation à comparaître devant le Tribunal de grande instance de Paris, pour atteinte à la vie privée et familiale, sera délivrée à la romancière par Me Vincent Tolédano agissant pour Elise Bidoit. À préciser que, depuis un arrêt de la Cour de cassation de 1986 condamnant la publication par Grasset de Non lieu, roman sur le crime de Bruay en Artois, la jurisprudence a maintes fois confirmé sa position de principe sur le respect de la vie privée dans les œuvres de fiction. Ladite fiction peut-elle « tuer » ? Ce qui est sûr, c’est que la victime présumée de la romancière dit avoir tenté de se suicider après avoir lu Les Petits….
Genre tueuse
Sans se prononcer sur la qualité du roman, qu’il évoque cependant avec une moue dégoûtée, le romancier et critique Pierre Assouline conclut sur son blog fameux: « Tout romancier a le droit de faire un roman de sa vie, quitte à tordre le cou aux faits les plus têtus ; il n’a de compte à rendre qu’à lui-même puisque la fiction est par excellence le territoire de la liberté de l’esprit. Mais s’il exploite la vie des autres, il serait mal venu de s’étonner ou de s’offusquer de la révolte de ses personnages »…
Or, la Littérature, avec sa grande aile dont se drape Christine Angot, justifie-t-elle les pratiques de celle-ci ? Telle n’est pas, et de moins en moins, notre impression. De plus en plus, en effet, le sentiment que la romancière investit une posture, va de pair avec le constat, dans son écriture même, d’une recherche de l’effet, accrocheur voire brutal, vulgaire même.
Plus précisément : Angot se la joue duraille. Avec des mots-couteaux, des phrases-rafales, elle défouraille. Ou joue la suave, en fausse douce « concernée ». Stylistiquement alors: du sous-Duras mauvais genre, en plus affecté. Quant à l’esprit du roman : une sourde haine le traverse, vengeresse. Et « les petits » là-dedans ? Comme par un retournement logique des choses : c’est de la romancière qu’ils semblent ici les otages, piégés par sa tendresse feinte.
Et l’ange de la littérature dans tout ça ? Disons qu’il vole bas...
Christine Angot. Les petits. Flammarion, 187p. -
Un Candide alémanique
À propos de Circulations, de Matthias Zschokke.
La lecture de Circulations, de Matthias Zschokke, m’enchante. Il y a décidément quelque chose de walsérien chez lui, mais sans qu’on puisse parler vraiment d’influence; plutôt une forme commune de douceur et de mélancolie qui va de pair, chez l’un comme chez l’autre, avec une acuité d’observation tout à fait remarquable, frottée de la même malice vaguement panique.
C’est un observateur tout à fait singulier que Matthias Zschokke, dont le nouveau livre rassemble une quarantaine d’évocations absolument épatantes, des lieux le plus divers. Ce livre, peut-être notre préféré de l’auteur, demande cependant l’attention vive du lecteur. De fait, rien n’est flatteur de ce que dit Zschokke de Berlin (où il réside depuis trente ans) ou d’Amman en Jordanie, de Guggisberg surplombant son Mitteland natal ou de New York, de Budapest ou Baden-Baden, Petra ou Ascona, notamment.
Promeneur solitaire et rêveur oscillant entre la franche gaieté et des coups de blues mélancoliques, Matthias Zschokke n’est pas du genre à s’extasier devant les paysages « incontournables » et les monuments « à visiter absolument », sans les fuir pour autant. Sans doute les hordes qui « font la Thaïlande », les cars de Bataves ou de Bavarois, de Japonais ou d'Helvètes retraités le font-ils se tenir à l’écart, mais il n’en est pas moins curieux de divers lieux fréquentés par ses semblables, des auberges alsaciennes aux bains turcs ou aux spectacles d’opérettes de Budapest, en passant par les hauteurs alpestres du Val Maderan où se consomme le civet de chamois à la purée de gentiane et le rôti de marmotte.
Matthias Zschokke dit avoir fait dans sa culotte « d’enthousiasme » en entendant pour la première fois son parrain chanteur interpréter des Lieder, et le même enthousiasme le saisit tant d’années plus tard dans la touffeur sèche d’Amman où il se sent en constant « état amoureux », sans viser personne de spécial. Et le fait est que les séquences de Circulations s’agencent un peu comme une suite musicale, succession de fugues et de variations, qui le fait passer d’un petit concert bernois au grand ramdam new yorkais où sa première escale coïncide assez naturellement avec une course-poursuite de rue se soldant par quelques cadavres, à deux pas du logis que lui a ouvert une Association culturelle espérant stimuler un regard neuf…
Ce regard est souvent d’un Candide pince-sans-rire. L’humour de Zschokke me paraît unique, qui me rappelle juste, parfois, celui de l'irrésistible Diary of a Nobody; en Suisse, ni Hugo Loetscher, ni un Emil n’ont cette finesse et cette pointe, surtout, qui aiguise le regard de l’écrivain partout où il va.
Matthias Zschokke. Circulations (Auf Reisen). Traduit d el'allemand par Patricia Zurcher, Zoé, 268p.
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Copains d'abord
À La Désirade, ce mardi 25 janvier. – Je découvre ce matin, sur le blog de La Tribune de Genève, à l’enseigne des Blogres d’écrivains, le premier écho publié à la lecture de L’Enfant prodigue, sous la plume de mon ami Antonin Moeri. Cela me touche fort. Les gens qui me détestent ou qui ne peuvent pas piffer Antonin concluront évidemment au copinage. Ils auront tout à fait raison. Tonio et moi sommes de vieux copains. Il m'est arrivé maintes fois, naguère ou jadis, de promener feu mon chien Cliff avec son père, Emile Moeri, cardiologue et médecin attitré de Charles-Albert Cingria. Je viens par ailleurs d'encenser le dernier recueil de nouvelles d'Antonin, Tam-Tam d'Eden. Donc il eût été outrageusement indécent qu'il ne me renvoyât pas l'ascenseur deux mois après. Ah les vendus ! Les culottés ! Tous pourris-gâtés...
Mais voilà ce qu'écrit Antonin Moeri de L'Enfant prodigue:
« Qu’il évoque un square parisien, les vagues du Grand Océan, une promenade à Tokyo, le tableau d’un maître ancien ou une nouvelle de Patricia Highsmith, Jean-Louis Kuffer a l’art de capter l’attention de celui qui l’écoute. Une lecture attentive des textes de Charles-Albert Cingria a certainement développé chez lui cette disposition. C’est à quoi je songeais hier soir, dans une cave veveysane, où JLK a lu des passages de son dernier roman L’enfant prodigue, paru aux éditions D’autre part.
C’est dans un état voisin de la transe qu’il a rédigé ce livre. Les bonheurs d’écriture y sont si nombreux qu’un lecteur de ma sorte ne peut que donner son adhésion. L’enfance, la découverte des mots, puis des premiers émois liés à ce qu’il est convenu d’appeler la sexualité, la naissance et le premier fou rire d’une fille du narrateur, le lyrisme de nos dix-huit ans, le roman familial, la conscience de la finitude et de la mort, l’aube où le conteur ressaisit les parfums, les sonorités, les grondements, les soupirs et les couleurs d’un monde avec lequel une réconciliation est enfin possible, tout cela est raconté dans une langue de jubilation et de foisonnement qui vous entraîne comme un swing ou un quatuor de Shostakovitch.
Foisonnement des comparaisons, des propos entendus, des images, des mots à tout faire, des verbes surprenants, des cadences et des répétitions. JLK fait danser la phrase, lui insufflant une efficacité mimétique. Il nous fait voir ce qu’il imagine, il nous promène dans le cirque de sa mémoire avec la verve d’un prestidigitateur. Il ne se contente pas de décrire ou de faire parler des personnages, il apprivoise les mots, les nourrit, les soigne, les charge d’un sens particulier. Il fait chanter les oiseaux qui nichent en eux. Comme si le logos était notre seule défense contre la mort.
Et c’est cela que nous communique l’auteur. Par-delà bien et mal, un amour véhément de la vie qui n’évacue pas l’attention aux autres, à la femme demeurée que violentent les lascars du quartier, au petit Mickey méprisé par son père, battu par sa mère, et qui choisira la mort violente en se jetant sous un train. L’enfant prodigue est un long et magnifique poème que nous sommes invités à habiter. »À La Désirade, ce dimanche 26 février. - Il y a un mois que mon dernier livre a paru, et les échos qui m'en reviennent sont tous assez favorables, mais l'un d'eux me touche plus que les autres, d'un compère de blog que je n'ai jamais rencontré mais que je connais un peu comme un frère lointain, dont j'ai lu deux livres, qui m'a envoyé une merveilleuse peinture et qui vit aujourd'hui à Sheffiled en Angleterre avec les siens.
Il s'agit de mon ami Bona Mangangu qui m'a envoyé, l'autre soir, cette lettre que je tiens à publier ici, après l'en avoir remercié tout personnellement, d'abord parce qu'elle est belle et émouvante et ensuite parce qu'elle témoigne de la qualité des relations possiblement établie spar le truchement des blogs ou des réseaux sociaux.
Un livre est une bouteille à la mer, et bienheureux celui qui en reçoit une réponse de cette qualité:
«Cher grand! J'ai promis de revenir vers toi après la lecture de L’enfant prodigue. Hélas, j'en suis au point où un terrible silence me pousse à rejoindre la cohorte de ceux qui ont choisi de se taire pour laisser pénétrer l'émouvante beauté des choses en eux, l'émouvante beauté de tes mots, l'émouvante beauté de ce qu'ils véhiculent. Comment me délivrer de ce point où les mots impatientent pour dire l'indicible? Voici donc les mots qui ne peuvent dire ce qu'il faudrait dire en pareille circonstance. Les mots de rien, les mots tournant sur le vide, les mots happés par le vide d'une bouche close. Je regarde autour de moi. Aucune présence, les enfants sont ailleurs. J'ai cependant la sensation d'être entouré d'une présence. C'est une ombre. Comment fait-on pour s'appuyer sur une ombre? Elle semble épaisse, parfois labile, souvent légère. Comment la serrer dans mes bras? Il me reste la voix, pour aller d'un point à un autre, dans les allées du temps sans me déplacer dans l'espace. Comment dire l'indicible lorsqu'on porte des couteaux dans la gorge, des rouleaux dans la voix. Non, non, les silencieux ne se taisent pas à jamais. Ils entendent, ils nous parlent, ils écoutent. Des voix vont et viennent. Celles que tu convoques, celles que ton Oratorio de l'enfance évoque, les miennes également, par ricochet; celles que je ne peux décrire, celles qui ont longtemps rejoint le royaume des aubes sans fin. Ta voix a libéré la mienne en me rendant tour à tour bègue, aveugle, bavard, clairvoyant. Et c'est par cette opération que je puis désormais faire bégayer le palimpseste redoutable de ma propre mémoire, je puis faire trembler mes ombres, convoquer leurs voix. Comment dire lorsqu'on porte les rouleaux dans la gorge, comment dire? J'écoute Novalis: « Parler pour parler est une forme de délivrance ». C'est ce que je fais en ce moment. Puis, te dire merci pour m'avoir transmis autant d'émotions, autant de frissons par ta poésie. Cela fait longtemps que je n'ai éprouvé de telles sensations devant un livre. Merci pour l'Enfant, du fond du coeur. Mon corps est enceint d'un enfant à venir. Pardon pour le bégaiement que tes mots ont suscité. »
Bona, le bègue.
Jean-Louis Kuffer. L'Enfant prodigue. Editions d'autre part, coll. Le Passe-Muraille, 288p.
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Ceux qui boostent leur Timing
Celui qui se dit overbooké par son job / Celle qui se profile dans le rooming / Ceux qui flirtent backstage / Celui qui gère la guest star / Celle qui se paie un Sweet Home flashy / Ceux qui optionnent les capteurs / Celui qui crashe sa console / Celle qui se dit out après son shooting / Ceux qui planchent devant le Power Point / Celui qui snobe la Top Doll / Celle qui se givre au Bloody Mary / Ceux qui merchandisent les labels juniors / Celui qui manage le relationnel de ses filles briefées Old Style / Celle qui sponsorise la garden party du boy friend de son neveu trader / Ceux qui ne kiffent pas les snuff movies / Celui qui tarde à checker son matos / Celle qui se shave le pussy / Ceux qui mobbent le nain Bad Babe / Celui qui se ramasse un burn out destroy / Celle qui relève le défi du challenge en surfant sur la vague hype / Ceux qui font leur come back genre success story / Celui qui slame dans le sloop du steamer / Celle qui fait un master en brain coaching / Ceux qui performent au moment du casting / Celui qui se dit cool pour se la jouer soft / Celle qui se fait un brushing avant le Skype Dinner avec son ami Gary / Ceux qui novélisent la confession de l’escort girl / Celui qui fait du chilling dans la chatroom/ Celle qui raffole des barbecues au marshmallow / Celui qui se prend du cash pour un soir de fun / Celle qui se sent down / Ceux qui se déloguent de Facebook, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux qui se trouvent bien partout
Celui qui estime que rien ne lui survivra / Celle qui affirme que Selle du baigneur d’Alfred Cahen est le plus grand roman d’amour de tous les temps / Ceux qui condamnent d’avance toute création nouvelle non soumise au contrôle des Mentors / Celui qui est payé pour exercer le Tutorat des jeunes plumes / Celle qui dirige le Bureau d’écriture automatique / Ceux qui obtiennent des subventions pour un projet qu’ils définiront ultérieurement en sous-commission / Celui qui ne fréquente que les résidences d’artistes avec piscines / Celle dont l’œuvre poétique est marquée par sa condition de femme d’attaché culturel à Bratislava / Ceux qui écrivent en résidence surveillée / Celui qui dit rêver d’Ailleurs comme on bâille / Celle qui erre dans Berlin avec le sentiment qu’elle est nulle part et partout à sa place / Ceux qui sourient à leurs souvenirs de l’été de la mort d’Hemingway qui fut aussi celle de Louis-Ferdinand Céline / Celui qui avait dix ans lors de la Tragédie de l’Eiger que les journaux appelaient l’Ogre de l’Oberland / Celle qui s’assied sur le banc offert par la Société des Dames Abstinentes / Ceux qui sont conscient de leur bon droit et n’en tirent aucun autre avantage que de passer tout le dimanche après-midi sur le banc offert à la communauté par la Société des Porteurs de Flamme / Celui qui se retrouve au Don Manoel de Porto où il oubliera le carnet noir dans lequel il a noté sa résolution d’en finir et l’oubliera elle aussi / Celle qui offre du vinho verde au désespéré et lui montre les testicules de son grand lapin / Ceux que la vie ne cesse d’interloquer même au Portugal ces jours de brouillard sur le front atlantique / Celui qui te reproche d’espérer plus d’enfants / Celle qui te prépare une soupe de chalet après ta grand virée sous les pics d’Europe / Ceux qui circulent avec bonheur dans les Circulations de Matthias Zschokke qui évoque Berlin, Amman, Budapest, Val Maderan, New York, Ascona et tant d’autres lieux avec la même originalité rare, etc.
(Liste établie en marge de la lecture de Circulations de Matthias Zschokke, recueil de notes de voyage paru récemment chez Zoé) -
Ceux qui reviennent sur leurs pas
Celui qui voulait juste revoir les fresques de Piero / Celle qui affirme que ce rouge-là est unique au même titre que le rouge Rothko / Ceux qui ont reconnu la Piazza Grande d’Arezzo sans l’avoir jamais vue qu’en rêve ou peut-être dans un film de Zeffirelli va savoir / Celui qui se rappelle qu’on appelait piafs les Italiens dans les années 60 mais qui ne se résout pas à qualifier d’Italiens les moineaux de Terontola / Celle qui t’a agressé au bar de Camucia au lendemain de l’assassinat d’Aldo Moro sous prétexte que tu défendais ce résidu de bourgeoisie pourrie / Ceux qui regrettent le temps du Duce pour des motifs à la fois nationaux et socialistes / Celui qui a juste eu le temps de graver ses initiales au pied de la statue de Pétrarque entre deux rondes du gardien / Celle qui loupe son train à cause de l’éloignement de l’edicolo et de sa jambe de bois / Ceux qui ne pensaient pas que la bataille de Trasimène se fût déroulée dans une région aussi touristique / Celui qui remonte la pendule de la paralytique / Ceux qui participeront au prochain Festival des Désespérés où Guido Ceronetti se fendra d’une performance / Celui qui boit du thé au miel dans la minuscule cuisine du Maestro qui lui rappelle discrètement que c’est le thé qui le boit et le purifie de son fiel / Celle qui fait la vaisselle du philosophe inconnu qui n’est pas loin de considérer que c’est un honneur qu’il lui fait enfin quoi / Ceux qui n’ont en commun que la fosse qu’ils appellent Jardin du Souvenir / Celui qui garde un chien de sa chienne à celle qu’on appelle la Renarde / Celle qui masse le bel aveugle fumeur de joints qu’enveloppe une odeur doucement écoeurante / Ceux qui vont fumer sous la marquise / Celui qui fleure le vieux caleçon moite de rond-de-cuir esseulé / Celle qui se sent plus propre de fréquenter les Salésiens / Ceux qui ont fait du cheval avec Gurdjieff sans présupposé sectaire pour autant / Celui qui se dit cathare parce qu’il tousse / Celle qui est trop coquette pour marner / Ceux qui mordent la poussière d’étoiles / Celui qui joue son va-tout-à-l’égout / Celle qui te fait une mine anti-personnelle / Ceux qui ne savent pas où tout ça finira et ne seront plus là pour le constater à moins que vous ne les consultiez en temps utile en suivant les procédure habituelles, etc.
Image : Guido Ceronetti -
Le double secret
À propos d’ Olivier, dernier récit de Jérôme Garcin
Jérôme Garcin écrit, parle et mène ses diverses activités comme il monte à cheval: calme et droit. Les lecteurs du Nouvel Observateur, dont il dirige les pages culturelles et de ses vingt livres, autant que les auditeurs de l’émission radio Le masque et la plume apprécient son style qu’on pourrait dire de main ferme dans un gant de velours.
Personnage public et personne privée cohabitent chez lui avec une harmonie enjouée de façade, dont son mémorable Théâtre intime (Gallimard, 2003) a déjà laissé entrevoir les zones sensibles toujours à vif. Elles sont notamment liées à la mort accidentelle de son frère jumeau Olivier, à leurs 6 ans, et celle de son père, tombé d’un cheval fou à l’âge de 45 ans.
Evoquant sa «carrière méandreuse de Tintin au pays des arts et des lettres», l’auteur d’un très futé Dictionnaire (François Bourin, 1988), consacré à la littérature française contemporaine et rédigé par les auteurs eux-mêmes priés de composer leur propre nécrologie (!), disait en préface y exercer le «sibyllin métier de journaliste culturel». Il avouait prendre «un insatiable plaisir à vivre quotidiennement entre la scène et le public, entre l’acteur et le spectateur. Au point de ne plus savoir vraiment s’il est le souffleur du premier ou l’ouvreuse du second, ni dans quelles proportions le cabot professionnel et le consommateur ordinaire se retrouvent chez lui»…
L’aventure publique de Jérôme Garcin a commencé sous les couvertures de son lit d’enfant de 10 ans et des poussières. Avec, pour «second oreiller», le premier poste de radio portatif que lui offrit sa mère. C’est par son truchement qu’il s’installa sur France Inter ; là qu’il découvrit le monde et, un soir de la fin des années 60, Le masque et la plume de Francois-Régis Bastide et son gang de critiques redoutés. Il reprit la direction du fameux programme en 1989, succédant alors à Pierre Bouteiller. Dans la foulée, précisons que Garcin se lança dans la critique dès ses 20 ans, aux Nouvelles littéraires, et qu’il fut successivement rédacteur en chef à L’événement du jeudi, animateur et producteur à la télévision. Pour la rubrique people, il épousa Anne-Marie Philippe, fille d’un Gérard de légende…
Jérôme Garcin est-il trop modeste pour se poser en écrivain alors que ses livres «personnels» s’inscrivent, avec élégance et sensibilité, dans le droit fil des chroniqueurs et des moralistes de la «ligne claire»? Disons plutôt qu’il reste élégamment réservé, digne descendant d’une longue lignée de médecins cultivés, républicains et catholiques, interrompue par son père, Philippe.
Or l’écriture n’a pas moins été décisive dans sa trajectoire personnelle, qu’il rende hommage aux autres (tels Jean Prévost, Bastide son mentor, Jacques Chessex son ami ou Bartabas l’écuyer-artiste) ou qu’il poursuive son travail de deuil et d’exorcisme «du côté de la vie.
Un exorcisme
"Je viens d’avoir 53 ans; nous venons d’avoir 53 ans. Je n’aime pas ce rituel (…) Il ravive une colère d’enfant révolté par l’injustice, une hébétude, un effroi, dont, malgré tous les efforts qu’on fait pour se tenir droit, on ne se relève jamais." Ainsi commence ce récit, prenant parfois à la gorge mais qui n’est plus de deuil: plutôt de double ressaisie, par l’intime et par l’«extime» psychologique, voire médical. Il interroge alors la petite enfance partagée par deux complices fusionnels et, plus «objectivement», le phénomène singulier de la gémellité. «Survivre à son frère jumeau est une imposture. Pourquoi moi, et pas toi?» s’est longtemps demandé Jérôme le solide, le terrien, le gourmand de la vie, alors que son frère Olivier semblait, en la «délicatesse suspecte» que capte une dernière photo, voué à ce destin tragique. Mais "c’est si facile de faire parler, longtemps, après, les petits morts"...
Or, oscillant entre la remémoration de la tragédie, à laquelle s’est ajoutée la disparition prématurée du père, une réflexion sur la mort des enfants et un regard sur la vie qui continue, ce récit touche aussi par sa musicalité intérieure.
Jérôme Garcin. Olivier. Gallimard, 152p.
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Back Zapping
Regard rétrospectif sur une année de lecture
Que reste-t-il de nos lectures de l’année écoulée ? Quels livres, lectrice ou lecteur, nous ont vraiment marqués ? Quel jugement critique serions-nous portés à développer ou à réviser avec le recul des jours ? Quel rendez-vous aurons-nous manqué ?
Autant de questions, entre autres, qui peuvent orienter un bilan transitoire à la fois partiel et partial, que chacun nuancera ou contredira à sa guise…Jacques Chessex post mortem
Trois mois après la mort subite de l’écrivain vaudois, survenue le 9 octobre 2009, son dernier roman, encore corrigé de sa main, a paru dans un climat de scandale local exacerbé (on pourrait dire aussi commercialement boosté) par la mise du livre sous préservatif de cellophane, assortie d’une interdiction aux mineurs, à vendre donc comme un vulgaire magazine porno alors que Sade, Genet ou Bataille sont en poche et en vente libre dans les librairies. Tout cela qui relève du flafla hypocrite, mais le livre ? Sinon du grand Chessex : une assez forte figuration baroque de la dernière année du divin Marquis, alerte, insolent à souhait, enlevé, avec une frise de personnages bien silhouettés et un épilogue cocasse lié à la survie posthume du crâne fameux, qui rayonne encore comme un déchet nucléaire. Dernier pied de nez de l’écrivain aux puritains calvinistes ? On l’a dit un peu facilement, alors que l’inspiration claire-obscure de Maître Jacques est fondamentalement d’un puritain poète au lyrisme puissant, styliste parfois étincelant et merveilleux, mais aux pouvoirs nettement plus limités dans le registre du roman.
Jacques Chessex. Le dernier crâne de M. de Sade. Grasset, 170p. °°°Sainte Flannery
L'oeuvre fascinante de Flannery O'Connor (1925-1964) est ici réunie en un fort volume, avec une préface pertinente de Guy Goffette, un aperçu bio-bibliographique très substantiel, deux romans dont La Sagesse dans le sang (adapté au cinéma sous le titre Le Malin par John Huston), des essais éclairants, la correspondance également incontournable, réunie sous le titre de L'Habitude d'être, et enfin, et surtout pourrait-on souligner; les trois recueils de nouvelles qui lui valent la plus haute estime: Les Braves gens ne courent pas les rues, Mon mal vient de plus loin et Pour quoi ces nations en tumulte ?
De Faulkner à Le Clézio, les plus grands ont salué cette nouvelliste sans par eille, d'un humour, d'un mordant, d'une empathie humaine et d'une pénétration spirituelle qui ont pu la faire comparer à un Bernanpos au féminin transporté dans le Deep South de sa Georgie natale.
Flannery O'Connor. Oeuvres complètes. Gallimard, coll. Quarto, 1229p. °°°°
Cinquantenaire de la mort d’Albert Camus
Les commémorations saturent désormais les médias, dans un emballement que stigmatisait le regretté Philippe Muray, non sans raison. Mais rappeler quelle perte signifia, pour la littérature française de la deuxième mnoitié du XXe siècle, la mort accidentelle d’Albert Camus, le 4 janvier 1960, peut être l’occasion de rendre justice à un auteur stupidement rabaissé au rang de « philosophe pour classes terminales ». Surtout, on en profitera de rappeler l’urgence de lire Le Premier homme dont le manuscrit inachevé fut retrouvé dans la Facel-Vega fracassée de Michel Gallimard et qui annonce, de toute évidence, un nouveau départ dans l’œuvre du romancier dont la puissance d’évocation et la pâte humaine n’avaient jamais connu cette densité et cette ampleur. À relire aussi dans la foulée : La Chute évidemment, chef-d’œuvre dostoïevskien, le discours de Stockholm que fonde une éthique clairement réaffirmée, ou les magnifiques proses de Noces, par exemple. Tout cela disponible en poche ou en Pléiade, salon les moyens de chacun… °°°°L’Amérique parano d’Ellroy
James Ellroy achève sa trilogie historico-panique avec Underworld USA, évoquant la face sombre des années Peace & Love, sinistre suite de tragédies amorcée en 1963 par le « grand moment » de l’assassinat de JFK, premier des complots suivi par les exécutions de Martin « Lucifer » King – selon le mot de l’affreux Hoover – et de Robert Kennedy, bête noire de ce dernier, jusqu’à la réélection de Nixon. Non sans brio, le maître du roman noir californien brosse une fresque grouillante sans donner, aux personnages de premier rang, le relief qui donnerait à l’ensemble sa valeur de chronique «à l’antique». Ellroy, si remarquable parfois dans ses romans plus serrés, se perd dans cette vision somme toute paranoïde et confuse, qu’on dira finalement l’Amérique d’Ellroy. Mauvais signe enfin : un an après sa lecture, on ne se souvient presque de rien d’Underworld USA…
James Ellroy. Underworld USA. Rivages/Thriller, 840p. °Au Jardin de Philippe Sollers
Plus de 900 pages pour détailler son amour de l’amour, du bonheur, de la musique de Mozart et de la peinture de Fragonard, entre cent autres célébrations passagères (Hugo, Fitzgerald, Cioran, Beauvoir, etc.) ou récurrentes (Rimbaud. Nietzsche, Joyce, Dante), et comment le rejeter sous prétexte qu’on ne peut pas sacquer le personnage parisien, frimeur de première évidemment ? Or, Sollers a beau ne pas aimer qu’on préfère chez lui le critique au romancier, ou le liseur, le passeur, comme on voudra : le fait est que c’est par le chemin des autres qu’on le suit le plus volontiers à la rencontre de lui-même, essayiste inépuisable qui a l’art de sensibiliser tout ce qu’il touche et de l’inscrire dans sa mosaïque toute personnelle. Après La guerre du goût et l’Eloge de l’infini, cette suite représente, autant que les précédents, plus qu’un banal recueil de textes publiés dans les journaux, magazines et autres revues : un formidable Work in progress où puiser sans relâche à son tour.
Philippe Sollers. Discours parfait. Gallimard, 918p. °°°°Jauffret forcément noir
Le noir a toujours marqué les romans de Régis Jauffret, souvent avec une sorte de complaisance morbide, à croire que l’écrivain « projette » sa sinistrose intime plus qu’il n’observe le monde tel qu’il est. À meilleure preuve : la frise lugubre de ses Microfictions, perdant de leur crédibilité à force de gros traits affreux. Or je suis loin d’être gêné par la noirceur – je place très haut la pure horreur de J’étais Dora Suarez, de Robin Cook -, mais je n’aime pas l’artifice affectant la noirceur. Surprise là-dessus : Sévère sonne plus vrai, qui constitue la mise en voix de l’affaire Stern, où le romancier parle au nom de la meurtrière, dans une forme cinglante qui n’a pas valeur de plaidoyer pro domo mais aide à certaine compréhension. Hélas, à un an de distance, rien ou presque ne me reste de ce roman « de circonstance »…
Régis Jauffret. Sévère. Seuil, 160p. °Le poète et les philistins
Paul Léautaud affirmait qu'un prix littéraire, comme une médaille à un bovin aux comices agricoles, déshonorait un écrivain... mais c'était après qu'il eut pas mal espéré le Goncourt pour Le petit ami. De son côté, Thomas Bernhard veut bien des prix, pour les facilités financières qu'ils lui rapportent, mais ce n'est pas pour autant qu'il se mettra à plat ventre - c'est le moins qu'on puisse dire - devant ceux qui l'honorent, et notamment ceux qui le font pour s'honorer eux-mêmes sans lui montrer le moindre intérêt. Huit récits et trois discours, dont une incroyable diatribe qui mit en rage un ministre de la culture et fit fuir la compagnie, composent ce cocktail explosif et délectable, illustrant autant le ridicule de scertaines institutions culturelles que la vanité blessée de l'écrivain. Curieusement, ce livre épatant resta inédit du vivant de l'auteur, disparu en 1989, mais ceux qui aiment TB se jetteront dessus ! °°°
Thomas Bernhard. Mes prix littéraires. Gallimard, coll. Du monde entier, 137p.
Nos années « russes »
La réapparition, ces derniers jours, au premier rang de la scène internationale, de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, qui fut l’homme le plus riche de la Russie et que Poutine, de plus en plus fortuné pour sa part, a « sacrifié » pour des raisons tout autres que morales ( !), rappelle l’improbable quête-enquête d’une des protagonistes de ce roman, qui évoque l’évolution de la Russie et des sentiments qu’a pu inspirer ce pays mythique à travers les générations. S’il n’est pas vraiment drôle, en dépit de l’humour qui en imprègne les pages, ce roman est en revanche original, très prenant en ses premières pages chorales et attachant ensuite par le jeu des relations douces-acides entre ses personnages. Une espèce de spleen, évidemment tchékhovien, en marque la tonalité sur l’air de la jeunesse perdue…
Catherine Lovey. Un roman russe et drôle. Zoé, 224p. °°°Voir Bakou et ne pas mourir
La bourlingue rêveuse, érudite et grappilleuse, épique et poétique à la fois, donc forcément cendrarsienne sur les bords, d’Olivier Rolin, se poursuit ici sur le ton du journal-fiction relancé par auto-référence. Six ans après une première escale, et pour déjouer ( ?) un suicide annoncé en 2004 dans Suite à l’Hôtel Crystal, censé se réaliser en 2009, l’écrivain revient sur le lieu du crime et en tire un livre où son art de l’évocation donne le poids qui manque à la nécessité fondamentale (à mes yeux en tout cas) du projet.
Olivier Rolin. Bakou, derniers jours. Seuil, 173p. °°Uchronie helvète
Les succès glanés en Germanie font désormais apparaître des auteurs en traduction française, via Paris, qui modifient nettement les rapports entre Confédérés de langue différente. Un journaliste parisien à la mode proclame tout à coup que le jeune Christian Kracht est un auteur suisse à ne pas louper. Ah Bon ? Comme on est curieux, on va y voir, pour découvrir un roman tout à fait curieux, de type uchronique, décrivant une Suisse soviétisée en guerre contre l’Allemagne nazie gagnante en Europe. Le roman punkoïde ne manque pas de chien mais est un peu court dans ses développements, le dino Dürrenmatt est allé plus loin et plus profond dans ses variations sur le Réduit national, mais la chose ne manque pas de sel.
Christian Kracht. Je serai alors au soleil et à l’ombre. Jacqueline Chambon, 142p. °°Suter ou l’excellence
Martin Suter est au roman suisse à succès ce que Roger Federer est au tennis mondial : il réussit. Avec de vraies réussites romanesques, à commencer par Small World, étonnante plongée dans le dédale de la maladie d’Alzheimer, et des récits d’époque magnifiquement ficelés, abordant à chaque fois des thèmes intéressants au fil de stories crédibles. Storyteller : c’est l’auteur nouveau qui séduit sans faire forcément la pute, ce qu’un certain milieu littéraire a de la peine à avaler, qui rêve de réussite « pure ». À cet égard, Le cuisinier joue sur un velours tout de même équivoque : la passion des gens pour la cuisine, et en l’occurrence corsée de pouvoirs aphrodisiaques, et la mauvaise conscience des Suisses par rapport aux immigrés, en l’occurrence Tamouls. Résultat ? Une excellente story, fine et sensible, bien documentée sur les milieux traversés, propre en ordre comme un match de « rodgère », le top de la compétence, mais c’est ailleurs qu’on ira chercher failles et les vertiges qui font la grande littérature.
Martin Suter. Le Cuisinier. Christian Bourgois, 343p. °°La tache américaine
Après Bret Easton Ellis, avec American Psycho, et La Tache de Philip Roth, un nouvel auteur se révèle en force avec un roman qui met en contraste deux sociétés antinomiques : celle des nouveaux traders de Wall Street, prêts à tout pour faire de l’argent avec l’argent, et celle de l’ancienne élite intellectuelle que représente la vieille prof d’histoire Charlotte, sœur du Président du Trésor. Entre Douglas Panning le battant sans scrupules, marqué à vie par une bavure militaire qu’il a vécue durant la guerre du Golfe, et Charlotte, titube un tout jeune ado sans repères dont le père, ruiné et suicidé, symbolise la ruine d’un Système déliquescent. Le roman ne se réduit pas pour autant à une démonstration : c’est un livre vrai qui fait mal, admirablement conçu et construit, filtrant aussi bien les composantes complexes de l’économie, et restituant aussi les nuances physiques ou affectives de la vie. À mes yeux : une des lectures les plus marquantes de l’année.
Adam Haslett. L’intrusion. Gallimard, 362p. °°°°Un amour paradoxal
Après deux premiers romans affirmant une voix et une vision du monde assez proche de celle de Jacques Chessex, sur fond de puritanisme et de désirs contrariés, Anne-Sylvie Sprenger relève un défi romanesque assez casse-cou en revisitant le drame de Natascha Kampusch, la séquestrée autrichienne, dans un contexte romand et avec une paire de personnages crédibles en dépit de l’extravagance de leur confrontation. On connaît le phénomène qui fait s’attacher un otage à ses gardiens, précisément documenté par Kampusch. Mais la romancière investit ici un espace narratif propre, où la séquestrée devient en somme le maître du jeu, aimante et donneuse de vie, que son prédateur névrosé ne parviendra pas à suivre dans son dessein libérateur. Elliptique, et parfois abrupt, le roman n’en pose pas moins de vraies questions, et sa musique y ajoute.
Anne Sylvie Sprenger. La veuve du Christ. Fayard, 152p. °°°Volodine multiface
Trois romans d’un coup, sous trois pseudos différents, à commencer par Ecrivains d’Antoine Volodine : cela devait faire un grand coup éditorial, qui a été dûment relayé par les médias, mais dont il reste quoi passé l’effet d’annonce ? C’est ce que je me demande tout de même après une année, et même appréciant la tentative de Volodine de constituer tout un univers imaginaire parallèle, aux multiples ramifications. Cela étant, et pour l’essentiel, la démarche collective du post-exotisme me semble de plus en plus montrer ses limites, manifestes en tout cas dans la mise en relation de ces trois livres de Volodine, Manuela Draeger et Lutz Bassman. Rien à voir, évidemment, avec le développement des œuvres hétéronymique d’un Pessoa, inventant à chaque fois des langues et des univers différents. Ici, l’idée d’un collectif travaillant à divers degrés sur une œuvre multiforme est intéressante à l’état de projet, mais son aboutissement littéraire laisse tout de même perplexe, pour parler gentiment.
Antoine Volodine. Ecrivains. Seuil, 185p. Lutz Bassmann. Les aigles puent. Verdier, 160p ; Manuela Draeger, Onze rêves de suie. L’Olivier, 196p. °°Premier galop
Le critique littéraire guette la relève avec attention, impatient de découvrir une nouvelle voix, et particulièrement dans la jeune génération. Or il m’a semblé déceler, chez Cécile Coulon, comme chez Sacha Sperling à la fin de l’année précédente, un ton et une vivacité, un talent de narration et un potentiel annonçant peut-être un écrivain à venir en dépit des limites de cette variation « américaine » sur des thèmes rabattus par des auteurs « cultes » à la Carver et autres Carson McCullers. Reste à voir si la promesse de ce premier roman se confirmera, comme on l’attend aussi de Sperling…
Cécile Coulon. Méfiez-vous des enfants sages. Viviane Hamy, 107p. °°Comme un chœur proustien
L’évidence d’un talent littéraire nouveau avait été remarquée dès la parution d’Une éducation libertine, confirmée avec Le sel, deuxième roman de Jean-Baptiste del Amo d’une tonalité toute différente. Les relations « sourdes » entre membres d’un même clan familial en tissent la substance vocale, très finement modulée par des dialogues qui s’inscrivent dans le flux d’une narration à multiples points de vue. Parfois trop marqué, le tour « littéraire », parfois trop ostensiblement « poétique» du roman nuit à son déploiement naturel puissant, lié à des situations fortes. Bien dessinés pour la plupart, les personnages pèchent ici et là par schématisme, à la limite de la caricature, à commencer par la figure du père dominateur contesté dans ses positions. Encore un peu formaliste et fié, le roman annonce cependant un vrai tempérament d’écrivain dont la modulation narrative du temps en impose.
Jean-Baptiste del Amo. Le Sel. Gallimard, 284p. °°Un comique tout actuel
L’imagination « sociologique » des écrivains francophones est assez pauvre, et notamment en Suisse romande. J’entends par là que rares sont les auteurs qui traduisent, par leur observation, les faits et les mouvements significatifs qui « travaillent » nos sociétés en mutation, ou qui captent les faits de langage caractéristiques de ces changements, comme sait les ressaisir un Michel Houellebecq. Or, avec plusieurs romans et autres recueils de nouvelles, Antonin Moeri a bel et bien montré cette capacité, corsée par un sens du comique, du grotesque ou de la dérision qui font merveille dans son dernier recueil, savoureux en diable et ressaisissant un climat « classe moyenne » typique de la nouvelle société consommatrice et « positive » en diable. La chose est d’autant plus cocasse que ces nouvelles se passent, pour majorité, dans un bourg de la riviera lémanique chère au vieux Ramuz, qui souffrirait sans doute de voir à quel point le village planétaire a colonisé nos vénérables rivages vignerons où se pointent informaticiens névrosés et négresses pétant de santé…
Antonin Moeri. Tam-tam d’Eden. Campiche, 235p. °°°Une voix nouvelle
Surprise épatante dès les premières pages de L’Embrasure : une voix, un allant irrépressible, un regard sur l’homme et la nature marquent l’apparition d’un nouvel écrivain en la personne de Douna Loup. On pense à La Bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic en lisant ce récit d’un chasseur confronté à l’énigme de la destinée humaine, et aux instances secrètes de la mort, qui a cru pouvoir vivre en parfaite autarcie masculine et découvre un autre monde avec celle qui a été rebaptisée Eva. Sans une hésitation, malgré le recul des mois, ce livre m’apparaît comme un des cadeaux de l’année 2010, promesse qui nous fait attendre beaucoup de la jeune romancière genevoise.
Douna Loup. L’Embrasure. Mercure de France, 184p. °°°Le roman à venir
Tonique et passionnant de bout en bout : tel m’est apparu Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal, listé sur la plupart des grands prix et gratifié d’un très mérité Médicis. La mention actuelle de Jules Romains fait très vieux jeu, que John Dos Passos mettait pourtant bien plus haut, à l’époque, qu’un Sartre ou que d’autres romanciers français, pour sa vision panoramique de la métropole parisiennes (Dans Les Hommes de bonne volonté) et sa façon de faire parler la communauté des hommes. En l’occurrence, la romancière nous propose un vrai roman de la mondialisation, dont le chantier géant du pont de Coca est le lieu. Epique et lyrique, polyphonique et conçu comme un merveilleux meccano mobile, ce roman vaut enfin par son rythme et ses qualités d’évocation, qui pallient ses limites dans la réalisation de ses personnages, dont la plupart restent stylisés, voire un peu schématiques.
Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont. Verticales, 315p. °°°°Un génie revêche
Après Zatopek et Ravel, Jean Echenoz faufile une troisième biofiction sur le canevas de la vie et des oeuvres d'un ingénieur-artiste dont nous suivons l'irrésistble ascension, dans l'Amérique en train de s'électrifier à outrance, puis le déclin et la chute en douceur, dans un tourbillon plus ou moins odorant de plumes de pigeons - une autre de ses passions. En filigrane se module une réflexion-méditation frottée d'un rien de mélancolie, sur la captation des inventions des poètes par les tâcherons de l'utilitaire, la solitude de l'artiste et la beauté de l'Inutile. Tout cela porté par une écriture fluide et merveilleusement évocatrice, avec quelque chose de souplement constructiviste, si l'on ose dire - et l'on ose.
Jean Echenoz. Des éclairs, 180p. °°°
Adieu à Georges Haldas
C'est un grand écrivain de la Relation qui a disparu le 24 octobre 2010 à Lausanne en la personne de Georges Haldas, âgé de 93 ans et laissant qui laisse une oeuvre d'une centaine de titres, où domine la ressaisie de l'instant ou du temps déployé dans une constellation de chroniques inépuisables. Ses premiers livres marquants, Boulevard des Philosophes (1966) et Chronique de la rue Saint-Ours (1973), rendent hommage au père grec, un peu déclassé, communiquant à son fils la passion du football et l'attention à la chose politique, puis à la mère, figure discrète magnifiée, aussi, dans le recueil poétique des Funéraires. Quoique défendue à Paris par Georges Piroué, chez Denoël, l'oeuvre d'Haldas ne passa jamais vraiment la barrière du Jura, n'était par le truchement des éditions L'Age d'Homme, où Vladimir Dimitrijevic publia l'essentiel de ses livres. Dès 1975 parurent ainsi les quatre volumes, parfois bien touffus, de La Confession d'une graine, les seize volumes des carnets quotidiens de L'Etat de poésie, et quelques ouvrages plus largement connus du grand public, tel le triptyque de La Légende des cafés (1976), La Légende du football (1981) et La Légende des repas (1987). °°°°
Candide nègre
Ce livre manquait, qui joue avec brio sur les clichés de ce qu’on pourrait dire le Feuilleton planétaire, avec son carnaval échevelé de fantasmes recyclés tous les jours par les médias mondiaux. Le modèle voltairien du Candide n’est pas immédiatement évident, et pourtant c’est bien cette figure de témoin plus ou moins ingénu que l’auteur promène d’Afrique à Hollywood, puis des paradis du tourisme sexuel à la Suisse des femmes de banquiers frustrées. Peut-être déstabilisé, dans les premières pages, par la charge énorme sur l’Afrique à la fois pillée et cupide, le lecteur comprend ensuite que tout le roman se développe en deuxième degré sarcastique, parfois jusqu’à saturation. L’abus des marques citées, comme chez Bret Easton Ellis, ou des références musicales constituant la « bande-son » du livre, alourdit l’ouvrage, dont le tonus reste impressionnant.
Jean-Michel Olivier. L’Amour nègre. Bernard de Fallois/ L’Age d’Homme, 350p. °°°Bonaparte au col de l'Histoire
C'est un récit des plus originaux que ce nouvel aperçu, qu'on pourrait dire intimiste et très minutieusement descriptif, au demeurant, du fameux épisode du passage du Saint-Bernard par Bonaparte et son armée, en mai 1800. Comme en abyme, puisqu'il s'agit d'une leçon particulière à épisodes commandée au narratateur par un bon père, pour l'édification d'une demoiselle Oth, sa fille, l'épique épisode joue beaucoup sur un subtil mimétisme, puisque le prof s'ingénie à capter l'attention de sa pupille plutôt fascinée par telle maîtresse de Bonaparte en Egypte, tel fringant général (le superbe Desaix promis à la plus subite mort à Marengo) ou tel prince victime du sombre sacrifice qu'on sait (le duc d'Enghien), quand elle ne s'intéresse pas plus trivialement à l'intendance, détaillée à la folie. Or, de tout cela se dégage une vision kaléidoscopique du drame napoléonien, traité dans une sorte de spirale temporelle relevant de la rêverie romanesque au meilleur sens.
Jean-Yves Dubath. Bonaparte et le Saint-Bernard. D'autre part, 153p. °°°
Vitelloni à la valaisanne
On se rappelle en souriant les dadais provinciaux de Fellini, dans Les Vitelloni, en suivant les pérégrinations du double romanesque d'Alain Bagnoud, fils de vigneron du Valais qui débarque à Genève pour y faire ses études de lettres non sans hésiter entre les carrières de chanteur de rock, de peintre ou d'écrivain. Le titre de ce troisième volet d'un triptyque autiobiograpique (après La Leçon de choses en un jour et Le jour du dragon) est emprunté à un standard de Marclette Honoré, The Blues of passing vocations, sur lequel ont rêvé le protagoniste et ses compères Dogane (le fils d'immigrés italien dandy dont les errances sexuelles inquiètent un peu son ami), Léonard (le chanteur et guitariste du groupe The Dragon), entre autres figures de cette semi-bohème juvénile détonant plus ou moins dans la communauté encore soudée du lieu, où les émules de Dylan & Co se contentent pour le moment de faire les bals locaux...
Après un début qui rend bien le malaise du jeune plouc débarquant dans la grande ville froide où il a le sentiment d'être snobé par tout le monde, l'auteur égratigne les poses artificielles des étudiants se piquant de modernité jargonnant à qui mieux mieux, dans une veine qui se veut satirique mais qui lui convient peu, par trop lourdingue. Bien meilleur dans l'évocation des atmosphères et des personnages de son environnement naturel, et surtout après son retour au pays, Alain Bagnoud excelle à saisir la gêne liée au choc des mentalités, entre parents paysans et jeunes gens en train de s'américaniser, Valais traditionnel et nouvelle culture émancipée. Au fil de dialogues aussi elliptiques que significatifs, avec pudeur et tendresse, l'écrivain restitue bien ce moment des grandes espérances universalistes des années 70 en butte à la réalité rabat-joie de la Suisse profonde.
Alain Bagnoud. Le Blues des vocations éphémères. L'Aire,206p. °°
Portrait en creux
J.M. Coetzee n'est pas du genre à se flatter, comme on a déjà pu le constater à la lecture des Scènes de la vie d'un jeune garçon et de Vers l'âge d'homme, deux premiers récits à caractère autobiographique. Or il va beaucoup plus loin, dans L'été de la vie, en développant un portrait post mortem de l'homme qu'il a été dans l'Afrique du Sud des dramatiques années 1970, par le truchement d'une enquête biographique menée par un universitaire auprès de quatre femmes et d'un collègue. Le résultat est saisissant, relevant du vrai roman en abyme et jouant sur la multiplication des points de vue et la variété des genres, entre carnets et inteviews. D'un témoignage à l'autre, c'est en outre le portrait des témoins qui se dessine en même temps que celui de l'écrivain défunt dont rien ne permettait de penser, alors, qu'il allait élaborer une oeuvre majeure tant il semblait un homme ordinaire, voire falot. On se rappelle le magnifique Elizabeth Costello et ses aperçus sur les télescopages de la littérature et du réel, en lisant ce livre tendre et drôle, extraordinairement poreux et subtil, mobile, lucide et sourdement sensuel.
J.M. Coetzee. L'été de la vie. Traduit de l'anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 315p. °°°°
L'art d'un conteur
Raphaël Fayolle a le sens de la narration, et plus précisément le sens du conte, au sens où l'entendait et le pratiquaient un Marcel Aymé ou un Pierre Gripari. Qui plus il est, il lui vient des idées absolument originales qu'il parvient à moduler de façon asticieuse et intelligible, avec des trouvailles épatantes et une sorte de poésie fluide et plastique qui rappelle un peu, aussi, les conteurs d'une certain réalisme magique italien ou latino-américain. Sept couleurs, de La Maison rose introduisant un saisissant paradoxe, aux Escarpins rouges nimbés d'enfantine cruauté, en passant par Le ballon jaune à la chute terrifiante, ordonnent cette suite incessamment surprenante d'histoires alternant aussi les climats et les intensités, où lon constate qu'un Châle orange peut former un contraste parfait avec le noir de telle nouvelle. Le titre du recueil annonce lui aussi la couleur, où l'humour le dispute à la fantaisie des situations et des rebondissments, mais avant d'être mort on est content de se faire plaisir avec une telle lecture...
Raphaël Fayolle. À la fin tout le monde est mort. Editions Jean-Paul Bayol, coll. L'Esprit de l'escalier, 154p. °°°
(Suivront des notices sur Anne-Lise Grobéty, René Girard, Philippe Muray, Pierre-André Milith, François Beuchat, Sébastien Meyer, Bertrand Redonnet, Jean d'Ormesson, Jay Parini, Michel Houellebecq, etc.)
Cotations de JLK
° Passable.
°° Appréciable.
°°° Recommandable
°°°° Incontournable.
°°°°° Insupérable. -
Ceux qui battent de l'aile
Celui qui claudique de la jambe que lui a laissée le tigre Mollah / Celle qui se relève de son crash sur le Grand Huit / Ceux qui flageolent des ailerons mais restent des requins en affaires / Celui qui peine au crime / Celle qui ne tue plus que le temps / Ceux qui ont passé du saut de carpe au sauté à la crème / Celui qui ne tire plus de coups qu’à blanc / Celle qui laisse tout tomber même sa playlist / Ceux qui déforment même les propos que vous n’avez pas tenus / Celui qui ne veut pas savoir que sa tante Lol s’est pendue vu qu’il ne s’occupe que du positif / Celle qui ne connaît pas sa chance et ne la tente donc pas / Ceux qui militent pour la mort à option avec accompagnement à la carte et versement échelonnés à la firme Indignitas & Co / Celui qui conseille l’insémination létale à la tromboniste désabusée / Ceux qui estiment que les anges blessés doivent être traités selon l’hygiène / Celui qui achève bien les chevaux et s’occupera plus tard de sa cousine qu’il appelle la Jument Caprice / Celle qui hennit de nonheur à chaque visite de Lachenal le facilitateur d’optimisme / Celle qui a renoncé aux conclusions homicides de son problème paternel / Ceux qui jouent du basson pour exorciser leur douleur animale / Celui qui se rapicole à la semence de hongre / Celle qui manque à sa parole de Grande Muette / Ceux qui piétinent au seuil du Paradou / Celui qui bat la semelle sur le plongeoir brûlant / Celle qui ramasse les restes de son Jack Russel écrasé par le piano de la pub Nescouac / Ceux qu’on croyait invulnérables et qui défuntent comme les autres sous l’avalanche de pierre du Val Canonica / Celui s’efface doucement à la gomme / Celle qu’on n’humiliera plus de son vivant / Ceux qui se déconnectent entre chien et loup / Celui qui panique à réception du courriel du serial killer / Celle que les motets de Schütz protègent décidément / Ceux qui reposent en paix dans le Requiem de Fauré / Celui que toute forme de violence désarme en apparence mais attends donc / Celle qui subit le contrecoup de l’effet papillon du Tsunami javanais dans son bain de boue de Chianciano Terme / Ceux qui savent où se dirigent les tanks pendant que vous vous la coulez douce bande de branques, etc.
Image: Philip Seelen
(Notes jetées dans le Pendolino à destination de Milan-Florence) -
Molière ou l'humour roi
En mémoire de celui qui défunta le 17 février 1673 et dont la dépouille fut escortée la nuit par mille porteurs de torches souriant de chagrin, après le rejet de l'Eglise. Tartuffe dégage ! Place à Molière dans La Pléiade !
Quoi de neuf? Molière ! Mais lequel? demanderont certains fâcheux : vous voulez dire Corneille ? Pas du tout répondront d'autres réducteurs de têtes : le seul Molière qui tienne la route, proche du peuple et des femmes en lutte, Molière et ses camarades qu’une Ariane Mnouchkine a si bien rendu dans son aura romantique...
Molière pré-révolutionnaire ? Molière censuré ? Molière maudit et enterré comme un chien ? Molière le «théâtreux» dont Pierre Corneille aurait écrit les pièces à en croire une légende vieille d’un siècle et que les ordinateurs seraient censés avérer aujourd’hui ?
Rien de tout cela, nous répondent d’un seul chœur trois « moliéristes » aussi fervents que ferrés érudits qui signent respectivement l’édition nouvelle de la Pléiade (Georges Forestier professeur de la Sorbonne, avec son collègue Claude Bourqui, universitaire fribourgeois qui eut l’idée de cette nouvelle édition en 2002) et l’Album très richement illustré qui l’accompagne (François Rey, autre grand connaisseur de Molière). Comme l’église au milieu du village, les trois compères remettent Molière au cœur de la Cour du Roi-Soleil, qu’il a fait rire comme personne avec L’Ecole des femmes.
«Bel esprit, écrivent ainsi Georges Forestier et Claude Bourqui, acteur comique hors pair, génial inventeur d’une comédie d’un nouveau genre et promoteur d’un type de spectacle princier inconnu jusqu’alors, Molière avait accédé à une situation enviée qui faisait de lui l’une des personnalités les plus en vue de la Cour : on ne voit pas en quoi il aurait pu en souffrir comme les deux siècles «républicains» qui viennent de s’écouler ont voulu le croire».
Quoi ? Molière royaliste ? Collabo du pouvoir, celui qui brocarde si bien les mères et pères abusifs, les cafards confits en dévotion ou en pédantisme, les amoureux jaloux et les bourgeois filous ? Tartuffe à sa façon, comme on a dit qu’il fallait être soi-même cocu pour montrer les cornes des autres, ou près de ses sous pour brosser le portrait d’un Harpagon ?
Rien de tout cela non plus, objectent encore nos trois moliéromanes. Ou plus exactement : nuances ! Proche de Louis XIV, Molière le fut dès son adolescence du fait de sa charge de tapissier et valet de chambre, assistant au lever du monarque. Devenu grand comédien, reconnu en province puis à Paris autant qu’à Versailles, auteur de pièces effectivement révolutionnaires en cela qu’elles peignaient la société – on l’appelait d’ailleurs « le peintre » -, Molière n’était pas plus un courtisan lécheur de bottes qu’un contestataire. Mais là encore : nuances. Car s’il y a chez lui du progressiste se piquant d’émancipation féminine ou de libre pensée religieuse, c’est à l’instar de toute une société civilisée qui s’exprime à la Cour et plus encore dans les salons de la Ville.
Par ses idées préfigurant les Lumières, Molière n’est pas si original qu’on le croit. Comme les « mondains » civilisés, dits aussi « galants », il défend le bon goût et la bonne vie contre les fâcheux, les pédants, les bourgeois parvenus et les bas bleus jouant les savantasses. Sa philosophie est d’un matérialiste sceptique, souligne Claude Bourquoi, qui traduit Lucrèce et se défie des fumées métaphysiques.
Molière n’est-il qu’un clone amusant de Corneille le docte ? Certains le prétendent aujourd’hui, invoquant la statistique lexicale. Mais les spécialistes en la matère se contredisent. Et puis, comment ne pas sentir la différence profonde qui distingue et même oppose les esprits et les "voix" de Corneille et de Molière ? Comme si le génie n’avait pas sa musique et sa voix, irréductibles ! La gravité de Corneille et la joie de Molière ! Mais les fâcheux n’aiment pas la joie de Molière. Mais ceux qui voudraient en faire un « collectif », un maudit aux mille galères, les écervelés du scoop et de la publicité qui ne voient en Molière qu’un mythe, ne semblent avoir aucune oreille alors que le grand public entend toujours Molière.
Or l’essentiel est ailleurs : s’il nous fait rire aujourd’hui encore, comme personne, alors que le XVIIe siècle a produit plus de 1000 pièces, c’est que l’humour incomparable de Molière touche au plus profond, mêlant satire et indulgence, bon sens et bonté - un « rire dans l’âme » qui fait du bien...
Oeuvres et vie en miroir
«Molière est le seul auteur du XVIIe siècle dont on a prétendu déchiffrer la vie dans son théâtre et expliquer le théâtre par sa vie», écrivent Georges Forestier et le Fribourgeois Claude Bourqui, dans la très éclairante introduction au premier des deux tomes des Œuvres complètes rééditées, après la version de Georges Couton remontant à 1971, dans la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade. «Dans l’imagerie – faut-il parler d’iconolâtrie? – républicaine, il y a beau temps que Molière a rejoint Marianne», ajoute François Rey en préambule à l’Album Molière, rassemblant une iconographie richissime, des gravures d’époque aux images contemporaines de théâtre ou de cinéma. A côté d’une grosse trentaine de pièces de Molière, des Précieuses ridicules au Médecin volant, dernière parue après la mort de Molière, en 1673, le lecteur dispose ici, au début des Œuvres et dans l’Album, d’une nouvelle chronologie de la vie de Molière constituant une mine de renseignements sur l’homme, son œuvre et sa postérité plus ou moins mythique.
Molière. Œuvres complètes, I et II. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui. Vol I, 1600 p; Vol II, 1758 p Album Molière. François Rey. Gallimard, 317 p.
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Ceux qui sniffent de la poudreuse
Celui qui se défonce dans la grosse / Celle qui se fait une ligne de neige pure / Ceux qui renoncent aux sports divers / Celui qui se gausse de tout / Celle qui tourne tout en dérision / Ceux pour qui Noël sans Courchevel c’est la mort / Celui qui ramène tout à l’argument marketing d’altitude / Celle qui tapine sur ses patins / Ceux qui gèrent les excès de la neige / Celui qui propose une pénalisation des présentateurs de la météo nationale en cas de pluie givrante / Celle qui ne prend plus l’avion sans son sac de bivouac et des biscuits de survie pour les gosses / Ceux qui prétendent qu’il n’y a plus d’hiver sauf pour fait chier les vacanciers / Celui qui a skié avec la femme de Bagbo mais ne s’en vante plus / Celle qui roule une pelle mécanique au pistard Robocop / Ceux qui parlent du « front de la neige » / Celui qui a un ticket pour sa monitrice chauve / Celle qui percute le champion local qui l’achève d’un uppercut / Ceux qui considèrent le ricanement comme une manifestation du Grand Disperseur, alias le Diabolo, alias Satan , conformément à la doctrine filée dans Le Docteur Faustus par l’écrivain Thomas Mann / Celui qui ne prend plus place à la table des moqueurs / Celle qui estime que Mozart n’avait pas la Vraie Foi et que par conséquent son Requiem n’est pas vraiment apprécié par Notre Seigneur avec lequel elle « échange » / Ceux qui dénigrent a priori tout auteur vendant plus de 1333 exemplaires / Celui qui se sachant unique n’est envieux de personne sauf de son frère François qui ne fait rien que parler aux oiseaux / Celle qui souhaite bon Noël aux Roms avant de constater qu’ils l’ont plumée mais elle se dit qu’il faut pas généraliser / Ceux qui ne donnent aucuns cadeaux pour ne pas faire de jaloux / Celui qui s’envoie des cadeaux à lui-même qu’il ouvre avec des jappements de surprise surtout si c’est ce dont il rêvait / Celle qui va passer Noël dans son container avec une orange qu’elle a fauchée à la rue de Buci / Ceux qui ne peuvent même pas s’envoyer une carte de vœux fantaisie vu que leur ordi est planté, etc.
Image : Philip Seelen
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Petit-bourge et grand styliste
Mandarin des lettres parisiennes et écrivain parfois sous-estimé, François Nourissier laisse une œuvre considérable à (re)découvrir...
C’est une figure éminente et complexe des lettres françaises contemporaines qui vient de disparaître en la personne de François Nourissier, mort à Paris à l’âge de 83 ans après des années de maladie dont il avait tiré, dans ses derniers livres, tels Prince des berlingots et Eau de feu, des pages extraordinaires de liberté sarcastique et d’acuité sensible. D’aucuns se figurent avoir tout dit en classant François Nourissier écrivain bourgeois « de droite », figure dominante des lettres parisiennes au multiple titre de Président de l’Académie Goncourt, d’éditeur influent et de critique littéraire au Figaro Magazine et au Point, notamment. Or le vrai Nourissier était plus complexe et intéressant, par sa trajectoire et son œuvre, que ces étiquettes mondaines ne voudraient le faire croire. Il faut relire le portrait tout à fait saisissant que Jacques Chessex en a brossé dans Les Têtes pour saisir la mobilité d’un « homme lié de façon particulièrement nerveuse, vibratile et stratégique au monde du livre », qui avait eu l’air plus jeune (sans barbe) « d’un jeune chien beau et un peu cruel » et que la fameuse Miss P. (P comme p… et Parkinson) transforma finalement en une sorte de funambule de l’écriture, injuriant la maladie comme une amante cruelle.
Un mélange d’élégance et d’apparente trivialité découlait, chez Nourissier, de toute une vie beaucoup plus proche de la « France d’en bas » qu’on aurait pu le croire. Fils de bûcheron devenu « bourgeois » par la guerre au titre d’officier, François Nourissier avait huit ans lorsque son père mourut à côté de lui, au cinéma, en 1935, d’une crise cardiaque. Parisien dès l’Occupation (« une période d’intense et austère jubilation », notera-t-il en évoquant ses lectures boulimiques et sa valse-hésitation entre littérature et peinture, il cumula ensuite « études langoureuses » et passions diverses, dont celle des chevaux, conclut un premier mariage, signa un premier roman en 1951, L’eau grise, avant un deuxième mariage puis un troisième en 1962 , marqué par la naissance d’une fille, le refuge en Suisse et la publication d’Un petit Bourgeois.
De la banlieue lorraine des origines à Science Po et à l’Académie Goncourt, en passant par le Secours catholique, l’aide aux réfugiés palestiniens, l’amour des jeunes filles et la familiarité avec le judaïsme, l’itinéraire zigzaguant de l’homme, souvent victime de « fissures », de chutes en rédemptions, fut aussi bousculé que sa carrière d’écrivain était tiraillée par les exigences du « second métier » de critique, de la N.R.F. aux Nouvelles littéraires ou au Figaro Magazine.
« Autobiographe ou romancier ? » se demandait-il lui-même. « L’auteur craint de l’ignorer. Il préfère l’éclectisme à l’idéologie. Il continue de croire que seuls comptent la littérature de dévoilement, de risque. Celle qui vous chauffe les joues – et le style, cela va sans dire. «De là ses admirations et ses amitiés pour Rousseau et Aragon, Chardonne et Chessex, et jusqu’à Michel Houellebecq dont il n’appréciait pas que le chien. Côté roman, sur une trentaine de livres, on rappellera Une Histoire française, Grand prix de l’Académie française en 1966, L’Empire des nuages en 1981, ou La Fête des pères en 1985. Et du côté de l’autobiographie et des mémoires : Bratislava (1990), l’admirable constellation d’ À défaut de génie, (2000) et le fulgurant Eau de feu (2008) où, loin de sa légende de manœuvrier machiavélique, François Nourissier touche à la pointe de l’irréductible vérité de l’écrit.François Nourissier, Jacques Chessex et la Suisse
« On ne comprend rien à Nourissier si l’on ne sait pas son attention méticuleuse à la naissance de l’écriture, à la peinture, à son goût des balades sauvages, des animaux blessés, des hôtels perchés, des courts de tennis où il s’épuise et se rassure derrière les haies de sapins alpestres », écrivait Jacques Chessex dans Les têtes. Or ces »balades sauvages », ces « hôtels perchés » et ces « haies de sapins alpestres » ne manqueront pas de rappeler, par delà la longue amitié liant les deux écrivains, l’attachement de François Nourissier à notre pays, qu’il exprima plus précisément en 1968 dans La Suisse que j’aime, un ouvrage publié aux éditions SUN et préfacé par Paul Morand, fameux habitant du Château de l’Aile à Vevey.
Nourissier, lui-même, possédait un chalet sur les Hauts de Caux, qu’il évoque à plusieurs reprises dans ses écrits, jusqu’à une rencontre malheureuse avec un molosse au maître irascible, qui fâcha l’écrivain, auteur lui-même d’une Lettre à mon chien.
Cela étant, c’est sans doute à travers la relation liant Nourissier et Chessex que l’accointance de l’écrivain français avec le canton de Vaud aura fait date, et notamment pour l’élection de l’auteur vaudois au Prix Goncourt 1973.
Plus récemment, outre son hommage des Têtes, Jacques Chessex avait, dans un livre intitulé Le simple préserve l'énigme (Gallimard, 2008), et préfacé par Nourissier, raconté leur rencontre préludant à cinquante ans d’amitié : « J'ai vingt-six ans, lui trente-trois. À l'époque il est long, maigre, souple, rapide, rieur et même moqueur. Le teint coloré, tirant sur le carmin en fin de repas, le sourire inquiété d'une petite cassure à une incisive.
Quarante-huit ans d'amitié sont nés là, je veux dire de mutuelle curiosité, d'histoires de livres, d'enfants, de maisons, de séparations, dans l'exigence légèrement consentie d'une communauté de sentiments sur nos lieux, nos origines, notre proximité — une totale indépendance des esprits et des mouvements. L'un et l'autre sachant ce qu'écrire pèse de silence, de travail contre soi et le monde, et d'exposition aux coups. »À recommander: le "Portrait-vérité" consacré à François Nourissier par le grand critique littéraire wallon Pol Vandromme, paru en 1993 à La Table Ronde.
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Le Juste et les enfants de Joux
Lecture de rando. A propos de Stéphane Hessel et de son Indignez-vous ! Salut à Gaston Cherpillod. Visite à La Pensée sauvage, au Sentier.
À quoi peut bien tenir l’extraordinaire retentissement de la plaquette publiée à la fin de l'an dernier par Stéphane Hessel, intitulée Indignez-vous !, comptant à peine une trentaine de pages, vendue à plus d'un million d'exemplaires et disponible dans toute librairie pour la somme d’une thune ?
Pourquoi ce succès phénoménal, autant en Suisse romande qu’en France, et comment expliquer aussi la violence des réactions que ce manifeste du vieux résistant a suscitées à la fin de l’an dernier, notamment de la part de Sammy Ghozlan, directeur du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, et de l’historien Pierre-André Taguieff, dont on a pu lire sur Facebook ces propos vifs : « Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête ».
Or je repensais à ce tumulte de mortels, l’autre jour, en remontant les pentes du Mollendruz d’où se découvre la couronne enneigée des Alpes suisses et savoyardes, je me rappelais la dernière belle et grande indignation des peuples asservis de Tunisie et d’Egypte, notre beau pays était comme sculpté par une lumière cristalline, et cependant j’avais encore mal de penser qu’un homme intelligent et cultivé de la trempe d’un Taguieff pût utiliser des termes aussi violents et orduriers, fleurant la vieille rhétorique de toutes les haines, brune ou rouge, contre un homme dont le seul tort est de s’en être pris, dans son bref libelle, à la politique menée par Israël contre les Palestiniens, et plus précisément contre l’opération Plomb durci de fin 2009 à Gaza. Est-il désormais interdit, sous peine de poursuites pénales, de dire ce qu’on pense d’Israël ?
Ce qui est sûr, c’est qu’il serait malhonnête de réduire le manifeste de Stéphane Hessel à ses critiques virulentes contre l’intransigeance d’Israël. « Les Israéliens n’ont pas d’intérêt réel pour la paix. Ils veulent garder les colonies, ils veulent garder l’occupation. C’est ça qui est contraire au droit international, aux Conventions de Genève. Je suis un défenseur acharné du droit international qui est bafoué par Israël », affirme certes Stéphane Hessel. Mais cela n’en fait pas pour autant un défenseur du terrorisme. L’indignation du vieil homme rejoint celle de Sartre, l’un de ses penseurs de référence avec Maurice Merleau-Ponty, qui prenait parti pour les damnés de la terre, et comment ne pas le suivre quand il relève l’hypocrisie de ces Israéliens purs et durs qui taxent de « terrorisme » les pacifistes eux-mêmes manifestant au pied du Mur ? « Pas mal », commente-t-il au passage…Vous n’êtes pas d’accord avec Stéphane Hessel ? Eh bien, indignez-vous donc, mais n’en appelez pas à la justice humaine ou divine ! Voilà ce que je me disais l’autre jour en pleine nature immaculée, et par delà le col, descendant vers le lac gelé, comme un parfum d’enfance, le souvenir du lac de Sauvabelin (« On patine à Sauvabelin », annonçaient des pancartes en ville de Lausanne), les images de Breughel me revinrent pêle-mêle avant de passer Le Pont, Le Lieu où crèche le vieil indigné par excellence que représente Gaston Cherpillod, et finalement Le Sentier et son îlot de vraie culture et de liberté symbolisé par la libraire d’ancien et de moderne que tient Philippe Jaussy à l’enseigne de La Pensée sauvage.
Stéphane Hessel a-t-il raison de prôner le boycott des produits israéliens ? En ce qui me concerne, je ne crois guère à ce genre de gesticulations, mais est-ce cela qui lui vaut l’opprobre voire la censure ? Sûrement pas ! Ce qu’on ne tolère pas, c’est qu’il ose seulement dire ce qu’il pense, et de là à mettre en doute son passé de résistant et de déporté, il n’y aura qu’un pas.La Pensée sauvage, où Philippe Jaussy règne en homme libtre, est un lieu où l’on respire au milieu des éditions de tous les siècles, de tels vieux rossignol du XVIIIe où un Dominicain vous livre tous les secrets de la peinture, à tel numéro de Bibi Fricotin ou à tel album NPCK, entre autres curiosités à n’en plus finir. J’y ai déniché récemment une édition de De l’amour, premier grand livre de Stendhal publié en Suisse au lendemain de la guerre. Une préface y défend précisément ces lieux préservés, îlots d’intelligence et de sensibilité, que sont les librairies et les bibliothèques où souffle encore l’esprit.
Pensez-vous que plus d’un million de lecteurs se sont intéressés à Indignez-vous ! pour motif d’antisémitisme sournois ? Je n’en crois rien. Je vois bien plutôt, en ce vieil homme, la figure du grand-père quasi mythique, vieux lutteur probe aux yeux duquel les hypocrites de tous bords qui règnent sur le monde ne méritent qu’indignation. Sarkozy et Berlusconi, Poutine et consorts : dégagez !
Or suffit-il de s’indigner saintement pour la modique somme de cent sous ? Sûrement pas ! Mais comment ne pas saluer ce refus du consentement au pire qui nous menace de tous côtés ? Voilà ce que je me disais l’autre jour en regardant, de loin, les enfants de Joux qui évoluaient sur le lac gelé, gracieux et insouciants, en espérant secrètement qu’eux aussi résisteront plus tard à l’inacceptable…
Stéphane Hessel, Indignez-vous !Librairie-galerie La Pensée sauvage, au Sentier. 13, route Neuve. Horaires: mercredi: 14h-19h; Samedi: 9h-16h. Tel: 077 422 29 59. La librairie déménagera en mars au Pont.