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Carnets de JLK - Page 138

  • Les frangines

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    Pour A. et L. 

    Des jours qui ont suivi et des jours suivants tout a été et tout sera oublié : c’est écrit et réglé comme sur des portées de papier à musique. Tout le temps que j’écris je le prends à l’oubli, ou du moins est-ce ce que je me dis pour me rassurer, pour justifier ce geste d’écrire, mais dès que, relevant la tête, je me prends à oublier que j’écris sur du papier à musique aux portées bien réglées, me reviennent les voix muettes de tous ceux que nous avons oubliés et que nous oublierons.

    Or mes sœurs étaient là, muettes et oubliées, chacune venant seule, un jour d’hiver ou d’été, devant les tombes oubliées de nos père et mère, oubliant ou n’oubliant pas de s’arrêter devant le tas de cendres du Jardin du Souvenir où reposait notre frère. Chacune de mes sœurs. Là. Seule. Chacune avec ses pensées d’hiver ou d’été. Quadras ou quinquas ? Peut-être bien sexas tant qu’à faire, selon l’expression, et des mèches teintées, va savoir. Et se rappelant quoi ? Me disant quoi de leurs voix alternées ?

    Je les vois bien attentives à l’instant, seules là-bas dans le grand cimetière de la ville où de lentes silhouettes cheminent de tombe en tombe, cherchant un nom, cherchant à se rappeler le visage de ce prénom-là, à déchiffrer ces chiffres, ces dates liées par un trait d’union – elle vint au monde et elle s’en fut, il naquit tel jour et tel autre il s’en alla, pour être bientôt oubliée, oublié.

    J’avais pourtant noté, quelque part, qu’il ne faudrait pas oublier de parler de mes sœurs et des enfants de mes sœurs, des conjoints de mes sœurs et des maisons, des saisons et des humeurs de mes sœurs que la plupart du temps j’oubliais de même qu’elles m’oubliaient la plupart du temps comme, la plupart du temps, nous oublions ce qui n’a pas été noté et réglé comme sur les portées d’un papier à musique. Et les voici qui me reviennent tandis que le jour nous revient et avec lui tous nos souvenirs. On se retrouverait dans le noir à jouer au jeu de l’Aveugle, et rien n’en serait oublié : tout resterait écrit et réglé comme sur du papier à musique, à tâtons on se retrouverait ce matin, dans le jour aveugle où les yeux de nos morts nous lisent – et mes sœurs là-bas semblent petites devant la tombe de nos mère et père que tous avaient oubliée.

     °°°

    Le sentiment, avant l’aube, d’être au soir déjà, ne sera dissipé que par cette lumière attentive trouant de loin en loin les ténèbres de l’oubli, et voici que me reviennent, du fond de l’hiver qui vient et de tous nos hivers qui reviennent, ces quelques gestes, sous les lampes, et ces visages, ces patiences, ces attentes à n’en plus finir de ceux qui sont seuls sans avoir personne à le dire.

    Ces gestes ne sont qu’à notre sœur aînée, Madame l’élégante là-bas dans un tea-room décent au nom de Marinella où elle s’est retrouvée après le cimetière, débarquée d’Espagne et y retournant ce soir, cette façon d’être là sans que nul ne la voie que sous l’aspect de cette dame, la soixantaine, bien mise, l’air absent mais bien là tout de même, ce geste de prendre un journal et de le laisser aussitôt, ou de porter sa tasse de thé à ses lèvres et de la reposer, ces gestes d’hésiter, cette façon d’être là et de n’y être pas, me rappelle à l’instant ma mère traversant la rue ou ma sœur puînée s’accordant une clope de répit dans sa journée, et me revient de chacune la façon d’être seule un instant dans l’enchaînement des gestes de la journée, de chacune sa façon de n’avoir à ce moment-là que ses gestes à soi – et tout nous reviendrait, ainsi, de chacun, par ses gestes à nuls autres pareils.

    L’émouvante beauté des gestes de la femme seule d’un certain âge, selon l’expression, se rappelant dans le tea-room jouxtant le cimetière de la ville de L. la rengaine Marinella de l’été de ses dix-huit ans à La Spezia. L’émouvante beauté de notre sœur aînée, plus revue depuis des mois, et qui se lève à l’instant dans son hacienda des Asturies et répète, comme à chaque aube, les gestes précis de préparer le continental breakfast de sa maison d’hôtes. Et ces gestes multipliés par autant de prénoms. L’émouvante beauté du prénom de Ludmila que je murmure ce matin dans ton cou en déposant à tes côtés, d’un geste qui n’est qu’à moi, ton café grande tasse.

    Sous la lampe le visage de ta mère. Laisse venir à toi les enfants de la mémoire. Laissez les mots vous alléger de tout ce poids d’oubli. L’aube viendra et elle verra par nos yeux cette émouvante beauté.

    Le temps était devant nous avec les enfants : les journées étaient plus longues, nous aurons souvent veillé à les entendre chialer sous les morsures des dents de la nuit, nous les avons maudits d’en baver ainsi sans se la coincer, nous avons été tentés de les secouer pour les faire taire mais nous nous sommes retenus, nous avons été tentés de les balancer par-dessus bord mais nous avons suspendu notre geste sans que le temps ne suspende son vol pour autant, donc le temps passait et les enfants poussaient, il y eut d’entières matinées et de longues après-midi à ne s’occuper que d’eux qui se prenaient naturellement pour le centre du monde, et c’était vrai : les enfants nous révélèrent le monde.

    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître imminemment aux éditions d'autre part)

    Peinture: Aloyse.

  • Jean Dutourd casse sa pipe

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    Deuil au club des ronchons. Bien connu du public audiovisuel, l’auteur d’Au bon beurre et des Horreurs de l’amour fut un romancier de forte trempe, souvent méconnu.

    Jean Dutourd, qui vient de s’éteindre à Paris à l’âge canonique de 91 ans, était à la fois bien connu, dans son personnage télévisuel de «réac » de service éminemment cultivé, à l’enseigne des Grosse Têtes de Philippe Bouvard, et souvent mésestimé, voire sous-estimé par ceux qui se contentaient de ne voir en lui qu’un brillant ronchon de droite.

    Né en 1920, héros de la Deuxième guerre mondiale, gaulliste de la première heure, adversaire mordant du communisme, et plus encore de la gauche parvenue et des «modernes », Jean Dutourd fut à la fois un journaliste aimant ferrailler dans la presse quotidienne et un chroniqueur littéraire, notamment dans les colonnes de France soir, mais également un écrivain de premier ordre qu’on pourrait situer dans la lignée charnue des « hussards », pratiquant la ligne claire à l’instar du grand Stendhal. Son premier essai, Le Complexe de César, fut d’ailleurs gratifié du prix Stendhal en 1946, où s’affirmait son indépendance d’esprit. C’est pourtant avec Au bon beurre, évoquant un couple de profiteurs franchouillards sous l’Occupation, que Dutourd, pas loin du Marcel Aymé d’Uranus, affirma son grand talent, salué par le Prix Interallié 1952.

    Complètement étranger aux expériences du Nouveau Roman, Jean Dutourd n’en signa pas moins un roman de grande envergure et d’un feint cynisme réjouissant, intitulé Les Horreurs de l’amour et battant en brèche le sentimentalisme bourgeois ou antibourgeois.

    Esprit acéré et fustigeant toutes les jobardises, Dutourd excella aussi dans l’essai et le pamphlet, comme Henri ou l’éducation nationale et l’irrésistible Séminaire de Bordeaux où il stigmatise l’insupportable néo-langage des cuistres au goût du jour. Son franc- parler, autant que ses positions politiquement très incorrectes, lui valurent d’ailleurs quelques ennuis, jusqu’à un attentat visant, en 1978, son accueillant appartement bourgeois et que compensa, la même année, sa nomination à l’Académie française, sur le trottoir de laquelle il aimait à fumer sa pipe de faux cynique débonnaire, président regretté du Club des ronchons (sic)...

  • La mère et l'enfant

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    C’est cela même que je vois, tant d’années après, en me rappelant le premier regard de l’enfant, qui me regarde sans me regarder : comme une très vieille divinité dont le nom serait Naissance. Rien de morbide n’est lié, cependant, à ce sentiment que notre enfant a traversé les millénaires avant de nous être livré ce matin, tout frais et parfait. Rien que de stupéfiant, comme est stupéfiant ce matin le jour qui se lève.

    Le jour se lève et je pense, je ne sais pourquoi, aux enfants morts de Mahler. Il y a des années que je n’ai plus entendu cette lancinante litanie de mes automnes de farouche garçon de vingt ans, quand je trouvais tant d’émouvante beauté à cette mélancolie du musicien chantant ses enfants morts. Je n’avais aucune idée, de ce que peut bien être un enfant : je ne faisais attention qu’aux enfants morts en digne frère de Rimbaud. La litanie des enfants morts me remplissait d’une espèce de trouble peine, cette plainte déchirante était celle-là même de ma poésie de vingt ans, et le petit Ivan fut prié de se pencher sur le landau du premier enfant du grand Ivan, mais je n’en avais alors qu’aux enfants morts et je n’avais que faire du tribunal à venir des neveux et des nièces s’ajoutant à celui des tantes et des oncles. Le poète n’est pas fait pour la vie, me disais-je alors en ma pureté de farouche garçon de vingt ans qui verrait bientôt proliférer alentour nièces et neveux, mais pense-t-on aux nièces et aux neveux de Rimbaud, est-il d’autre beauté lancinante que celle des fœtus en bocaux de Madame Rimbaud, la poésie souffre-t-elle d’autres expositions que celle des fœtus bleus qui jamais ne deviendront Rimbaud mais que chante un musicien au cœur aussi mélancolique que celui du farouche garçon de vingt ans que j’étais alors ?

    Un nouveau jour se lève à l’instant sur le monde et je revois, tant d’années après, les gens ordinaires défiler auprès de la Mère. Ludmila les regarde sans les voir, son enfant doucement tenu contre elle, le temps de cette matinée éternelle de la présentation de l’Enfant à tous ceux qui ont été rameutés par l’oncle et le père, et le père du père et le père de l’oncle, et les mères et les tantes et toute la smala des gens ordinaires du voisinage – je vois Ludmila incarner un instant La Mère, Ludmila incarne à l’instant toutes les mères et je sens alors toute l’impatience de mes vingt ans devant ma propre mère, et toutes les mères se détendre devant ce lieu commun de La mère à l’enfant dont l’émouvante beauté rayonne doucement dans le silence velouté de ce nouveau jour.

    À présent tu peux y aller, que je me dis. À présent tout va trouver sa juste place dans le tableau. À présent tu nettoies tes pinceaux et tu prépares tout ton matos – et là c’est comme si c’était fait.


    °°°

    En sortant de nous l’enfant nous a sortis de nous, me dis-je alors qu’un nouveau jour gris sort de la nuit et que je m’apprête à mettre des couleurs aux mots et aux noms sous cette douce lumière d’aube ou de fin d’après-midi que diffuse le nom de Ludmila, et relevant les yeux sur le gris du jour voici que m’apparaît, miracle de toutes nos enfances, l’arc-en-ciel des couleurs que je m’apprêtais à tirer de ma nuit.

    Fugace, merveilleuse apparition, cliché parfait de l’émerveillement multimillénaire de toutes les enfances du monde – à son pied se cache un Trésor me disait mon grand-père, surnommé le Président, et je me revois avec ma pelle de crédule enfant sur le chemin du pactole, je me vois quitter le jardin de nos enfances et remonter vers le grand pré dont l’arc-en-ciel a surgi comme un signe manifeste de Celui qui a planqué le trésor, un formidable élan me porte, pas un instant je ne doute de ce que m’a raconté le Président dans son jardin à lui, puis je me trouve au lieu même que j’avais repéré et voici qu’un grand désarroi s’empare du chercheur de trésor constatant que l’arc-en-ciel n’y est plus, s’étant pour ainsi dire volatilisé, et quelle déception c’est alors, quelle désillusion dont je ne parlerai à quiconque mais qui laissera en moi comme une marque à vie, selon l’expression, quel dépit pour l’aventurier, Long John Silver ne serait pas moins désappointé et pourtant, tant d’années après, c’est à présent l’image de Coboye qui me revient, cher vieil épouvantail à chapeau de western que j’observe mélangeant ses couleurs au beau milieu de ce même grand pré, titubant un peu devant son chevalet et m’adressant, non sans cesser de maugréer, comme un signe de connivence.

    °°°

    Le lieu commun du poète donnant telle ou telle couleur aux lettres, A vert, O noir, tout le bazar, me sert du moins ce matin comme tout me sert de la soupe originelle de toutes nos mémoires dans l’immensité de laquelle confluent tous les affluents, il n’y a pas que notre lac originel qui s’étale là-bas mais tous les lacs noirs d’Afrique et les lacs verts d’Océanie et les lacs de sable et les lacs de sang – mais je divague, je me mélange les pinceaux, je vais te faire une Mère à l’enfant comme tu n’en as jamais vue.

    Les couleurs, dans leurs tubes, sont comme de petites poupées aux têtes multicolores attendant dans la maison miniature préparée dans la chambre elle aussi préparée de l’enfant. L’enfant habite dans la maison depuis quelque temps déjà mais pour le moment elle fait son job à plein temps de petite marmotte à marottes limitées : je mange et je digère et je chie et je dors et je crie est à peu près tout le programme, que le père étudie, absolument niais, non sans y participer : je lange et me lève la nuit et réchauffe sa popote – tout m’émerveille de ce loupiot.

    Tout cela nourrira les couleurs de La Mère à l’enfant, me dis-je ce matin en préparant ma palette de rapin raté qu’irradie la joie de la simple idée de peindre La Mère à l’enfant qui se trouve par excellence, par les temps qui courent, la chose qui ne se fait plus chez ceux qui se disent aujourd’hui plasticiens. Il est vrai que je retarde terriblement et en tout. Je me sens tout à fait le contemporain de Lascaux ou de Paolo Uccello, les madones de Fra Angelico ou de Duccio me parlent, les garçons de Luca Signorelli ou du Caravage me branchent, les ciels de Corot ou de Turner sont du temps même que je vis ce matin, loin des performers et des designers, qui sont un peu les raiders et les traders du marché de l’art.


    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître tout à l'heure aux éditions d'autre part)

  • Une émouvante beauté

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    De la suite de ces années je ne revois plus les après-midi : il n’y aura plus désormais, avec Galia, d’après-midi, je ne revois aucune de nos après-midi lorsque nous vivons ensemble et après l’avoir quittée, tout le temps de l’arrachement après m’être arraché à elle, après avoir cassé de la vaisselle, un soir sans après-midi, je me retrouve pantelant, le soir seulement, et seul, le soir à rôder de par les rues vides et sans portes, le soir à revenir seul à mes livres ou à mon atelier ou seul à revenir à quelques amis longtemps négligés pour ne pas inquiéter Galia, qu’elle sache qu’il n’y a qu’elle et jamais l’après-midi, personne l’après-midi surtout quand elle n’est pas là, le théâtre la requiert alors, ou le cinéma, il n’y aura pas de place pour aucune hésitation, or elle me sent hésiter et c’est par là qu’elle m’attrape, que fais-tu l’après-midi ? qu’as-tu donc fait de cet après-midi ? où étais-tu pendant que je répétais ? pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? viendras-tu à ma première ? qu’as-tu écrit ? où en est mon portrait ? tu me manques déjà, est-ce que je te manque ? dis-moi, qu’as-tu fait de cet après-midi pendant que nous étions à répéter à la table ?

    Je les vois à la table, selon l'expression des théâtreux, ils sont à la table à préparer la pièce, et je pense : ils se prennent la tête, selon l’expression même de Galia, ils se prennent la tête autour de Laszlo à préparer la pièce alors que nous pourrions nous balader cet après-midi à ne faire que nous taire dans la lumière de l’après-midi, mais en réalité je suis moi aussi à ma chose : à ne faire que faire.

    °°°

    La pièce ne se fera pas, je le sens : je le pressens, je le sais. J’entends : notre pièce, notre long métrage à nous. Leur pièce à eux : je ne sais pas, mais la nôtre : sûrement non, elle ne se fera pas. Tout me porterait à croire, évidemment, et à espérer que ce soit La Cerisaie déconstruite par Laszlo qui n’aboutisse pas, où Galia est censée jouer contre son personnage de Lioubov, selon l’intention de Laszlo tout décidé à monter la pièce contre Tchekhov. Au mieux, je pourrais espérer, « contre » Galia, qu’elle-même flanche et renonce à ce projet qui la contrarie de toute évidence depuis le début mais qu’elle a commencé à défendre en constatant ma propre réserve – c’était notre troisième semaine de cohabitation à la Datcha et l’ivresse des débuts commençait de retomber, mais bientôt j’aurai dit et répété, devant les amis de Galia, combien cette façon d’aborder Tchekhov me semblait fausse, ce qu’elle pensait évidemment elle-même sans me permettre, au demeurant, de laisser apparaître une faille entre elle et celui qui lui avait confié ce premier rôle hyper-important, selon son expression, et depuis lors toute hésitation de ma part relance un argument et bientôt une de ces controverses que nous envenimons sans nous en rendre compte, dénuées au reste du moindre rapport avec la déconstruction de Laszlo.

    °°°

    Au premier regard ce fut, dans la tabagie du Caveau des arts, l’émouvante beauté de Galia qui me toucha au cœur et partout où il y a de la vie, de l’âme aux amourettes. Tout de suite cette émouvante beauté diffusa dans ces corps visibles et invisibles qu’évoquent à peu près le mot âme et le mot amourette au pluriel animal ; tout de suite l’émouvante beauté de Galia m’atteignit à fleur de peau, qu’une onde lente irradia, et par la peau qui est la gaine de l’âme, au cœur de l’être, dans son creuset où gît la semence qui est sang de vie future et d’esprit ; Galia dans les fumées et le tapage du Caveau des arts : tout de suite, conduit jusque-là par son frère Sacha : tout de suite je la vis au milieu de tous les artistes avérés ou se tenant pour tels, tout de suite je la vis au milieu de personne et avec une telle intensité qu’elle vit que je la voyais et me vit la voir avec une telle émotion qu’à mon tour je la vis me voir et plus personne autour de nous, tout soudain son émotion à elle m’était apparue – mais peut-être m’illusionnais-je ? peut-être me faisais-je du cinéma ? peut-être était-ce ruse de femme, je ne sais, je ne savais rien alors, à vingt ans même sonnés, de la femme en dehors de Merline qui n’était qu’une femme-enfant, ou de Milena qui n’était elle aussi qu’une femme-enfant, ou de quelques autres femmes-enfants encore, je n’étais pas documenté non plus et déjà je faisais rire Galia dans le Caveau des arts, au milieu de ses amis artistes ou prétendus tels, déjà je la faisais éclater de son rire éclatant, mais écoutez donc, mes amis, le maltchik dit ne rien savoir de la femme en tant que femme, sur laquelle il va se documenter, est-ce touchant, mais venez voir, viens par là puisque tu es artiste à tes heures, tu vois que je suis documentée, venez-venons, et toi aussi Sachenka…

    °°°

    À la Datcha le disque de Fauré de notre première nuit tourne tout seul une après-midi entière : c’est le seul souvenir de cette inoubliable après-midi où nous nous retrouvons, après la désastreuse veille au soir, seuls et perdus, quand enfin nous nous sommes réellement perdus et que nous nous rappelons, en ces heures très précises de la douleur apaisée par les mots, ces heures que jamais nous ne revivrons, ces heures pour rien, nous disons-nous avec bonheur et mélancolie, ces heures qu’ont été nos heures à ne rien faire que nous aimer dans l’éblouissement des premiers jours sans heures, de la nuit à la nuit.

    C’est peut-être cela l’amour fou : c’est de se déchirer comme ça. C’est cela : ce sera tous les matins dès l’éveil dans tes cheveux mols de ton odeur, ce sera tous les soirs, ce sera de recommencer de se faire du mal et de mieux apprendre, chaque jour, à mieux se faire du mal, ah m’aimes-tu ? m’aimes-tu assez ? et comment, comment m’aimes-tu, montre-moi… Je devrais lui montrer chaque matin. Je ne devrais penser qu’à ça dès l’éveil. L’amour fou se reconquiert tous les matins. Nous nous sommes tourmentés hier soir une énième fois et maudits, mais elle attend à présent que je la rassure et lui répète qu’elle est tout pour moi et qu’elle sera QUELQU’UN au théâtre ou au cinéma. Or elle voit que je regimbe et du coup elle me traque jusqu’à sentir la faiblesse alors que je devrais être fort. Fort dès l’aube. Fortiche. Stallone à sa dévotion. Nous nous sommes toujours gaussés de Stallone, Galia et moi, mais je devrais faire au moins semblant. Rouler de platonesques mécaniques et lui balancer des pains fictifs en lui jurant qu’elle est Miss Taganka. Cependant le coup de foudre n’a pas été qu’illusion : le coup de foudre s’est bel et bien produit dans cette cave bohème, au milieu des artistes avérés ou se la jouant et où Galia faisait elle-même l’artiste enjouée ; le coup de foudre est advenu au su et au vu de tous les amis artistes de Galia et autres traîne-patins, il s’est bel et bien produit comme un moment de théâtre ou de cinéma, mais ensuite il eût fallu ajouter du temps au temps et, à la première vie fracassée de Galia dont il ne lui restait que le petit Aliocha qui jamais ne me reconnaîtrait vraiment, il me l’avait dit les yeux dans les yeux, j'eusse dû ajouter une nouvelle vie enrichie de ma propre semence faute de quoi toute vie à trois serait impossible – et de cet après-midi, tant d’années après, je la regarde à travers les années et je la revois au milieu de ses amis musiciens et comédiens qui me voient la regarder, je la vois me regarder qui regarde ses amis plasticiens et ses amis théoriciens à la mords-moi, je la revois et son émouvante beauté continue de me déchirer : quelque chose s’est bel et bien passé, une autre vie s’est offerte quelque temps, et mille autres vies éventuelles, mais étions-nous faits pour jouer ensemble cette pièce ou ce film à ce moment-là, – aurions-nous jamais pu jouer, Galia et moi comme, des années après, je jouerais les yeux fermés avec Ludmila ?

    Image: Philip Seelen

    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître avant sept jours aux éditions d'autre part: www.dautrepart.ch )

     

  • Ceux qui n'arrivent pas


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    Celui qui débarque avec le dernier train et demande au taxi de le conduire à l’impasse des Philosophes / Celle qui assure à tous les niveaux sauf à ceux où il le faut / Ceux qui ont tout fait pour être où ils ne seront jamais / Celui qui a tout misé sur le cheval pie sans cesser d’être impie / Celle qui avait à sept ans la dégaine d’une cheffe de rayon bien partie / Ceux qui ont déçu leur parenté en la privant de descendants influents / Celui qui espérait un peu d’avancement en couchant beaucoup / Celle qui a investi dans le potentiel de son fils ventriloque mais en vain / Ceux qui ont à cœur de réussir même ce qu’ils ratent / Celui qui a mangé le morceau que ses frères recrachent / Celle qui fait commerce de sa vertu / Ceux qui ne donnent jamais rien et même plus / Celui qui a lu Le Rouge et le Noir et ne s’en est pas moins planté à Sciences Po / Celle qui a le courage de ne pas avoir d’opinion / Ceux qui ont renoncé à se suicider par crainte de ne pas se louper / Celui que son père a toujours actionné à son profit de son vivant ce qui ne l’avance guère aujourd’hui / Celle qui gère la nonchalance exquise de ses fils bien aimés / Ceux qui restent sous contrôle plus ou moins spirituel de leur aïeule aisée / Celui dont la cupidité a fait une vieille peau en ses 22 ans / Celle qui lit les Mémoires de Michel Drucker sur le canapé vert de sa belle-mère friquée / Ceux qui répandent des bruits déplaisants sur leurs débiteurs dont l’humiliation les rembourse plus ou moins / Celui qui ne compte pas plus ses millions que ses amis perdus / Celle qui n’a pas cessé de marcher sur des têtes qu’elle a fait ensuite couper / Ceux que leur violence a liftés sans dépense / Celui qui est resté juste assez humain pour nous permettre de le mépriser / Celle qui a rêvé son arrivée au Top et qui y a renoncé en se réveillant / Ceux que leur croyance autorise croient-ils à regarder de haut ceux qui croient-ils croient moins qu’eux / Celui qui ne fera pas fortune au Qatar qu’il ne saurait à vrai dire même pas situer sur une mappemonde / Celle qui ne s’est enrichie que par goût des appartements avec vue / Ceux qui se préféreraient pauvres que parvenus / Celui qui fuit les gens qui disent comme ça qu’ils ont « quelque argent » / Celle qui s’efforce de faire oublier qu’elle est pleine aux as mais qui n’y parvient point hélas / Ceux qui étaient partis pour la gloire et se sont arrêtés pour se construire une cabane dans les arbres, etc.

  • Ceux qui portent le chapeau

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    Celui qui fait l’acquisition de son premier couvre-chef à la veille de la remise de son diplôme de Crétin Numérique glabre / Celle qui porte un bibi pour se rendre au tea-room / Ceux dont le mauvais genre se reconnaît à la viscope / Celui qui conduit avec son feutre vissé sur le crémol / Celle qui en revient au style Madame Nouille / Ceux qui ont opté pour le look gangster après leur initiation par le parrain dit il Nonno / Celle qui offre à son neveu Gaëtan un béret basque certifié pure France en espérant (lui fait-elle comprendre) que sa fierté marque bien la distance par rapport à l’idéalisme allemand qu’il étudie au lycée Charlemagne / Ceux qui préfèrent avoir l’air con que de sortir sans bonnet à pompon / Celui qui arbore une toque à queue de ragondin style Davy Crockett sur une photo évoquant son enfance du temps de Lassie Chien fidèle / Celle qui a toujours l’air de porter un casque de divinité wagnérienne même lorsqu’elle passe l’aspirateur de son trois-pièces impeccable de secrétaire de direction à La Vie assurée / Ceux qui ont les mêmes feutres corrects et les mêmes slips en principe propres / Celui qui a un chapeau à la place du cœur et des noix creuses dans ses bourses / Celle qui s’affirme au moyen d' un melon et d'un body vert / Ceux qui n’ont de respect que pour les gens coiffés / Celui qui ne se prénomme pas Absalon pour cacher ce qu’on sait / Celle qui coiffe ses sept fils avant le départ matinal de la Bentley paternelle / Ceux qui ont leur patère attitrée au Club littéraire où il vont lire leurs journaux réactionnaires / Celui qui choisit toujours sa casquette en fonction du goût présumé du nouveau chef / Celle qui vomit dabs son chapeau de velours vert afin de ne pas souiller l’intérieur tout cuir de la nouvelle Lancia de son mari Favre Dupécan / Ceux qui portent le même genre de casquettes irlandaises en dépit de leurs guerres fratricides / Celui qui essaie de qualifier le drôle de bonnet du poète italien Dante sans y parvenir / Celle qui ne sait plus bien si l’ont dit haute forme ou haut-de-forme / Ceux qui te disent qu’ils veulent ton bien en te recommandant de sortit couvert après la disco / Celui qui montre à son filleul Anatole comment on couvre Pinocchio avant un rapport / Celle qui se contentera ce Midi de l’Assiette du Skieur / Ceux qui évoquent le « soulier de leur cerveau » par allusion à une chanson populaire des années 60 dont l’auteur vit peut-être encore allez savoir avec ces artistes / Celui qui se régale en regardant à l’instant The Gladiators de Peter Watkins où il y a plein de casques militaires / Celle qui traite son cousin pédé de tata / Ceux qui s’exercent à dire vite Tonton t’a tout taché le tutu en prévision de l’examen de diction qu’ils vont passer pour remplacer Darius Rochebin à la télé romande, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Oiseaux de malheur

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    Je n’avais plus d’âge ce dimanche-là de je ne sais plus quelle année : je m’étais retrouvé hors du temps, comme au lendemain de la mort de Pilou, mais cette fois autre chose m’était apparu. La mort de Pilou ne m’avait révélé qu’une table et une chambre. La mort de Céleste me révélerait le vide d’un ciel, mais plus tard seulement. La réalité de ma mort, je n’en avais pas la moindre idée ni ne m’en préoccuperait le moins du monde avant de voir un jour la vie apparaître par la transformation du sperme en sang. Mais ce jour-là c’était quelque chose d’autre qui m’était révélé par ce que les gens du quartier avaient aussitôt appelé la fatalité : c’était la fatalité et c’étaient les gens des Oiseaux.
    Je ne le comprends qu’aujourd’hui, mais c’est ce dimanche-là que j’ai vu pour la première fois la réalité, ou ce que j’appelle la réalité, ce que je comprends de la réalité : ce que j’entrevois de la réalité, ce que je voudrais peindre de cette réalité qui me regarde et que je vois, ce que j’aimerais dire et écrire de cette réalité qui me parle, ce qui m’attire de cette réalité repoussante à la fois, ce que je désire de cette réalité qui me semble tellement indésirable et désirable à la fois, ce que je hais et ce que j’aime à la fois, ce qui nous perd et nous sauve à la fois, la fatalité et les gens, le coup du sort insensé que les gens n’ont de cesse d’expliquer avant de l’oublier vite fait.

    C’était CELA. C’était cela que j’avais vu ce jour-là : c’était le signe de la fatalité et du sort des gens. C’étaient les vêtements et la combi de compète d’un des deux lascars du quartier qui s’étaient tués ce matin-là, pendus à l’étendage devant la maison des Glauser, les vêtements déjà lavés tiptop par sa mère, les vêtements et les affaires de compète de Domino, l’un des deux inséparables, comme on les appelait dans le quartier des Oiseaux, Domino et son compère Danilo, les vêtements de dessus et de dessous de Domino mis à l’étendage, les vêtements de Domino déjà lavés et mis à sécher avec ses affaires de compète que sa mère avait également suspendus là, son foulard d’apache et ses gants ajourés, sa combi de compète marquée Fangio, faute de pouvoir exposer encore les restes fracassés de Domino : ce qui restait de Domino un dimanche soir baigné de toute la suavité d’une soirée d’été – et la sœur de Domino se tenait là comme à l’accoutumée, à se balancer d’avant en arrière en maugréant.

    Tout, en revanche, de la tenue de compète et des affaires de Danilo, tout avait été déjà brûlé par son frère Mickey le maudit. Pour une fois, devant ses parents brisés, le frère de Danilo avait imposé sa volonté. Il leur avait dit de son regard de fou : je vais brûler tout ça, et ils l’avaient regardé comme s’il n’existait pas, et il l’avait fait.

    Mais à l’instant, ce matin de brouillard où tout se noie et se dérobe avant de réapparaître, comme au théâtre des fantasmes, me voici soudain hésitant : et qu’en sais-je à vrai dire ? Comment cela m’est-il revenu ? Qui m’a raconté cette histoire de feu ? Ne l’ai-je pas inventé, ce feu, juste pour fixer l’image du frère maudit de Danilo ? Ou bien est-ce lui qui s’en est vanté quand je dessinais sa tête de fou dans mon atelier- clapier ?

    Ce dont je suis sûr est que ce qui m’est apparu ce soir-là, que j’ai saisi à quelques signes sans les déchiffrer sur le moment : quelques regards et quelques attitudes des gens d’abord sans voix, comme sidérés sur place, puis quelques mots des gens comme égarés, se parlant ce soir-là alors que beaucoup d’entre eux ne se parlaient plus depuis des années, m’ont sidéré moi aussi en même temps que ma gorge se nouait et que je me sentais tout remué, comme on disait dans le quartier, tout remué et tout émotionné, et de fait c’est cela : le quartier, d’abord sans voix, m’avait parlé ce soir-là. Ce quartier des Oiseaux qui m’avait paru s’étriquer et se tasser depuis des années, me poussant à fuir vers une autre vie, comme il avait poussé Danilo et Domino à fuir eux aussi, ce quartier où j’étais revenu ce soir-là après m’en être éloigné pour vivre ma vie, selon l’expression convenue, ce quartier où j’étais revenu ce soir-là me semblait redevenu le quartier de nos enfances, enfin notre quartier dont les gens se retrouvaient soudain liés ensemble par ce nom de sort de pépin, selon l’expression du père Maillefer.
    C’était cela même que Danilo et Domino avaient fui, ils me l’avaient dit un soir à la Dolce Vita, et c’était cela aussi que j’avais fui avant eux : cette façon de parler des nains de jardin et des pharmaciens à mesquines balances : deux jeunes dieux de la route se fracassent dans leur bolide et cela ne serait qu’un pépin ?

    Or c’était autre chose que, ce soir-là, j’avais perçu en revenant par hasard dans le quartier des Oiseaux, et la face même du père Maillefer, le visible et sincère accablement du père Maillefer, et le visible et sincère accablement de tous les habitants du quartier, ce soir-là, d’abord sans voix et parlant ensuite longuement dans le jour déclinant, par-dessus les haies ou devant les maisons, ce dimanche-là de je ne sais plus quelle année, m’ont saisi et fait saisir tout à coup l’énormité de ce que représentait en réalité ce nom de sort de pépin, et c’est alors que je me suis retrouvé tout proche des habitants de ce quartier redevenu le quartier de mon enfance que je m’étais impatienté de fuir comme les deux inséparables Danilo et Domino s’étaient impatientés de s’arracher à sa torpeur quiète de quartier où rien ne se passerait jamais.

    À seize ans mes yeux s’étaient ouverts sur le monde, ou du moins le pensais-je au Maldoror : tout à coup mes yeux s’étaient ouverts et je voyais le monde, pensais-je, à l’instar d’un Alonso Ferrer ou d’un Léonard Carrel, ces lions d’existence, j’avais fui le quartier des Oiseaux qui me semblait rétrécir et se tasser de plus en plus, à l’écart de la vraie vie que j’avais trouvée au Maldoror ; et de même Danilo et Domino s’étaient-ils arrachés à la torpeur quiète du quartier des Oiseaux que figuraient à leurs yeux, de part et d’autre, la nuisette dans laquelle la mère de Danilo s’attardait tous les matins en attendant Verge d’or, et la robe de chambre de peluche bleue constituant le vêtement matinal de la soupirante mère de Domino – ils me l’avaient dit ce soir-là à la Dolce Vita en me répétant, bravaches, que le quartier des Oiseaux c’était la mort, qu’il fallait partir et que c’était comme si c’était fait, ils auraient dix-huit ans cette année, le garage était leur vraie famille et bientôt ils auraient un bolide à eux qu’ils avaient bricolé pendant des années, mate le monstre m’avaient-ils dit en exhibant, comme d’une petite amie, le portrait de leur Morgan cabriolet qui gisait désormais, tant d’années après, au fond du précipice du Grenadier, quelque part dans le Haut-Pays.

    Et que dire alors devant ces objets ? Comment ne pas rester sans voix ?

    Je le note au lendemain des grands séismes du Sichuan de mai 2008. Trois jours durant les Chinois ont fait silence de deuil comme, ce soir-là, les habitants du quartier des Oiseaux demeurèrent sans voix. Qu’il y ait deux morts ou cent mille disparus revient au même : sur le moment quelque chose est révélé, qui nous dépasse. Un instant il n’y a plus de temps. Ou plutôt non, c’est le contraire : un instant il n’y a plus que le Temps. Un jour, entre sept et quatorze ans, cela m’a été révélé : que je suis moi et pas un autre. Tout est là, me suis-je dit une fois pour toutes : j’ai entrevu CELA et suis resté sans voix comme ce soir-là de je ne sais plus quelle année aux Oiseaux, quand je n’ai trouvé à faire que ce pauvre geste de tendre la main ou de prendre la main de ceux qui venaient de perdre leur enfant. Un jour je reviendrais, en ces lieux, tenir la main de mon père en son dernier jour, mais ce serait après bien d’autres vies...

    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître le 20 janvier 2011 aux éditions d'autre part (www.d'autrepart.ch) Vernissage le 23 janvier au Bout du Monde, à Vevey, dès 18h.30)

     
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    Le Bout du monde, Scène-Bar. Vevey, rue d'Italie 24. www.leboutdumonde.ch

     

  • Le Nain vert

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    En suivant hier soir un débat télévisé consacré aux persécutions de chrétiens dans le Moyen-Orient, et notamment en Egypte, auquel participait Malek Chebel, je me suis rappelé ce chapitre courageux du dernier livre d’Alexandre Jardin, Des gens très bien, qu’il consacre à celui qu’il appelle le Nain vert, par référence à son aïeul collabo surnommé le Nain jaune, en la personne de Tariq Ramadan.
    Tariq Ramadan collabo new look ? Ce n’est pas exactement ce qu’affirme Alexandre Jardin, et pourtant le rapprochement est clair entre deux formes de déni qui présentent la même apparence des plus rassurantes.

    Jean Jardin n’a rien vu, ou plus exactement rien voulu voir, de ce qui se passait sous ses yeux en juillet 1942. On peut lui trouver toutes les excuses, à savoir qu’il avait d’autres soucis, qu’il subissait l’esprit du temps, qu’il a tout de même sauvé quelques Juifs et quelques résistants, mais enfin que rien ne prouve qu’il ait participé directement à la grande rafle. On pourrait aussi invoquer « l’épaisseur de l’Histoire », selon l'expression de Claude Lanzmann, qui fait qu’à certaine moments nous ne percevons pas la réalité telle qu’elle apparaîtra un demi-siècle plus tard, décantée par ce qu’on a appris entretemps.

    Bref, Jean Jardin, taxé d’ « éminence grise » par Pierre Assouline, ne fait pas vraiment figure de « méchant », pas plus que Tariq Ramadan aujourd’hui dans ses costumes chics d’intello médiatique à la coule, qui nous la joue sans cesse modéré alors qu’il ne cesse, en sous-main, de distiller l’idéologie des Frères musulmans.


    Malek Chebel le rappelait hier, tout en nuançant l’accusation faite aux intellectuels musulmans de se taire à propos des massacres de chrétiens en Egypte et en Irak, notamment: que la communauté musulmane «dans son ensemble» n’approuve pas ces persécutions, sachant qu’elle n’a rien à y gagner. Mais qui dit que les pouvoirs égyptiens (pouvoirs politique et religieux), autant que les pouvoirs irakiens, jouent un double jeu dans cette terrible épuration ?
    La semaine passée, en Suisse, les propos inquiétants d’un intellectuel tunisien installé dans le canton de Neuchâtel, ont été captés sur Internet et traduits de l’arabe en français, révélant des appels clairs au combat mortel des kamikazes. Passant pour un modéré et protestant de ses intentions toutes pures, le personnage, auquel il arrive de prêcher, s’est indigné de ce qu’on pût seulement le soupçonner d’incitation à la violence. Du moins cet « accroc » a-t-il soulevé un tollé dans notre bon pays, comme ce fut le cas des propos du frère du surnommé Nain vert, Hani Ramadan, justifiant la lapidation.
    Vais-je pour autant m’inscrire demain au Parti populiste ? Absolument pas, car ce serait faire, exactement, ce qu’attendent les fauteurs de haine, dont les nains jaunes ou verts sont les agents d’influence ou les idiots utiles, pour user d’une bonne vieille terminologie datant de la Guerre Froide…

  • Au Maldoror

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    Le Maldoror était mon premier théâtre des villes après mon théâtre des champs de la maison sous l’eau et du quartier des Oiseaux : le Maldoror et le Vieux Quartier, la Ville Basse aux cafés mal famés, le Pigalle et le Mouton doré ou mieux encore : la Dolce Vita devant lequel allaient et venaient ces dames, selon l’expression de mon oncle Stanislas dont je percevais l’indulgence que je me sentais d’ores et déjà porté à faire mienne.

    Une timidité nouvelle me cantonnait cependant dans les recoins, d’où je zyeutais chacune et chacun en ne cessant d’enrichir, de mots ou de croquis, des carnets dont je tenais les motifs écartés d’aucun autre regard que celui de mon oncle Stanislas, lequel souriait de me voir prendre ainsi le monde qu’il m’avait désigné.

    C’étaient des visages surgis de la nuit en plein jour de ce nouveau monde, dont certains m’attiraient plus que d’autres, je ne sais toujours pas pourquoi, et d’autant moins qu’ils me touchaient ou me saisissaient au gré de forces souvent opposées : la bien douce ou la très brutale, l’insinuante ou la toute claire, la bestiale ou la mélodieuse et parfois, au rythme du jazz ou par la voix du blues, l’une et l’autre s’accordant entre swing et lancinante complainte.

    Le plein du Maldoror se faisait avec le déclin du jour, mais la voie tangente que je commençai de prendre au cap de mes seize ans y passait le plus souvent aux heures matinales où seuls s’y trouvaient quelques figures du quartier ou quelques groupes n’y stationnant jamais longtemps, quelque paire de joueurs d’échecs et le peintre Anubis, quelque prof des facultés et le libraire Jacobin s’accordant un moment, quelque rapin des beaux-arts et le vieil Alonso Ferrer à tête de Greco, ou cette étudiante que je remarquai.

    °°°

    Je n’osais point encore convier de modèle en mon premier atelier-clapier des jardins à l’abandon de la villa Pandora, mais une jeune femme blanche lisait Le bonheur des tristes à la table voisine, ce matin-là, et je la peignais bel et bien sans y toucher : blanche au regard vert, le teint opalescent à reflets bleutés, la pâleur d’attendre un fiancé et de vivre surtout le rêve éveillé de cette douce lecture à vagues promesses de rencontres problématiques, tant ces garçons fragiles sont compliqués dans les approches et les développements, n’est-ce pas ? à défaut de banalité et de cette suite trop simple que sa mère et la mère de sa mère lui avaient dit le plus souvent décevante et qu’elle excluait naturellement. Or ce titre, Le bonheur des tristes, autant que la pâleur de la lectrice, me composaient un nouveau ciel sous lequel se poseraient peut-être, mais plus tard, la question allemande de l’incommunicabilité, ou la question russe du suicide ; pourtant de ces à-pics je me trouvais encore bien éloigné à seize ans et des poussières, juste sujet au vague à l’âme de mes rêveries au Maldoror et de mes solitaires balades en forêt – juste touché par le spleen des rives du lac les jours de brume que, nouveau romantique en velours côtelé, je parcourais en me prenant pour l’angélique Shelley…

    °°°

    La jeune fille encore cependant : la nudité de la jeune fille que j’imaginais, me rappelant la peau de lune de mes sœurs avant le chocolat d’été, et me réjouissant de la voir blanche ainsi sur le vieux canapé bavant son crin du Maldoror. Seins de lait sous la cotte de maille immaculée, bras en orbe de protection style La Tour sous une lumière candide, autour du livre qui coulait en elle comme une autre lumière que je commençais de percevoir moi aussi. Pas encore la zone présumée sacrée du sexe mais un vrai grand cul comme mes cousines de la campagne, seulement plus blanc, et comme en deçà du désir : quasiment inatteignable même par imagination, comme l’Iseult du poème que Panache citait en référence à l’amour courtois. Ou cela aussi me concernant plus sûrement encore : pressentiment physique de ne pas faire le poids ; crainte de la voir me rejeter comme un trop petit goujat qui la matait depuis trop longtemps tout en gribouillant ses carnets. Alors juste la rhabiller blanche et bleue et la voir bouger pour voir, comme je les dévisageais un peu tous : juste pour voir, car regarder, écouter, observer, noter, griffonner et gribouiller me tenaient désormais lieu de métier secret, lequel me faisait multiplier bonnement les échappées et les imitations.


    Dessin: Richard Aeschlimann

    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue. roman à paraître).

  • Ceux qui se consolent

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    Celui qui fait le tour de sa chambre en 80 jours / Celle qui déguste les barres de chocolat de son amant Samba / Ceux qui fauchent la recette du faux aveugle déjà millionnaire en centimes d’euros / Celui qui demande son âge au Temps / Celle qui demande l’heure au Tage / Ceux qui se sentent otages du Temps mais c’est peut-être l’âge / Celui qui se sent ce matin d’humeur africaine / Celle dont l’haleine fleure le manioc pilé / Ceux qui se stimulent au pili-pili / Celui qui dort comme une bûche et se réveille dans une ruche / Celle qui tatoue la chair de sa chair au henné / Ceux qui se paient un lifting de mémoire / Celui qui dit comme disait Paul Verlaine : « il faut nous pardonner les choses » / Celui qui s’est refait dans l’élevage de mygales / Celle qui vaque derrière le moucharabieh du claque / Ceux qui se constipent dans les maisons « bien » / Celui que la cigale a fait fourmi / Celle qui se reproche d’être inodore et incolore comme pas mal de filles de bonnes familles de banquiers genevois oscillant entre l’anorexie grave et le voile islamiste qui fera carrément chier la famille / Ceux qu’ont fasciné les sourcils du secrétaire de Paul Valéry passé en Suisse au mois d’août 1945 alors qu’advenaient divers événements de par le monde / Celui qui n’a besoin de se rassurer sur rien à l’instar de son tatou brésilien / Celle qui se paie un rouge à lèvres un peu glamour après avoir dû faire des choses à son oncle diacre dit le Babineux / Ceux qui domptent des mygales qu’ils lâcheront aux séances de catéchisme du Babineux / Celui qui voit son rêve d’étrangler le Babineux se réaliser juste avant de réaliser qu’il rêve / Celle qui se noie dans un verre d’eau mais s’en tire par apnée / Ceux qui assurent la maintenance du matériel humain de l’Entreprise / Celui qui lit dans les mains des sirènes palmées / Celle qui retrouve un peu d’espoir dans les sanglots longs des violons qui en font des tonnes / Ceux qui assurent la maintenance du moral syndical / Celui que sa bonne humeur naturelle fait surnommer l’Africain de l’Entreprise / Celle qui dit croire en Dieu en se basant sur ce qu’on en rapporte au pensionnat de Jeunes Filles Bien / Ceux qui n’ont jamais abjuré leur foi en l’Homme avec une grande hache sans exclure pour autant de prendre femme à leur retour au pays malgache / Celui qui monte toujours dans le dernier train vu qu’il manque toujours le précédent / Celle qui dit kiffer Dieu faute de mieux / Ceux qui aiment aimer pasque détester y détestent, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui en réchappent

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    Celui qu’on n’attrapera plus / Celle qui fuit le Tea-Room / Ceux qui se retrouvent à l’air libre / Celui qu’on ne trouvera même pas ailleurs / Celle qui campe sur ses oppositions / Ceux qui voyagent léger / Celui qui ne pèse que son salaire / Celle qui ne se paie même pas de mots / Ceux qui se fondent dans le lointain / Celle qui se laisse emmener par son tamanoir vers la rivière aux garçons masqués / Ceux qui fuient sous le vent debout / Celui qui est à Venise le jour et sous l’eau la nuit / Celle qui préfère un Cimarosa bien frappé à l’apéro qu’un pavé de Sartre au dessert / Ceux qui visaient Marseille et se retrouvent à Tanger où le Désert porte conseil / Celui qui sonde les cœurs et compte les coups / Celle qui coupe son avocat en deux et déguste ses crevettes en fixant le juge Milord ce faux-cul / Ceux qui cherchent des crosses à la fille de Brosses / Celui qui sera le premier linguiste de sa famille de fourreurs / Celle qui extrapole dans les chiffres rouges avec ses ongles noirs comme l’âme de son père usurier / Ceux qui lâchent la lamproie pour la pénombre / Celui qui se trahit en se taisant / Celle qui écoute le taiseux qui la baise et la paie et lui fait pour la réchauffer du café chicorée / Ceux que la mélancolie rattrape dans les allés des consulats du Brésil ou de Colombie – c’est à choix / Celui qui lit en braille les partitions de Frescobaldi dont certains passages le font sourire sur ce banc du Luco / Celle qui danse le long du canal pollué / Ceux qui filent du mauvais cocon / Celui qui voyage au bout de la nuit genre Easy Jet à Nouvel An / Celle qui ira très loin mais sans toi / Ceux qui feront leur chemin de croix / Celui qui se met le doigt dans l’œil du cyclone / Celle qui a toujours eu un tour d’avance en retard / Ceux qui se tirent des flûtes au sel / Celui qui se réfugie dans l’opéra de la bouffe / Celle qui lévite mais que retient au sol sa petite chienne encore tributaires de l’attraction terrestre faute d’exercice spirituels mais ça s’exerce / Ceux qui ne voient aucune échappatoire au fait d’être nés un jour et d’avoir à rendre leur tablier un autre jour et de se trouver pour le moment en butte aux fluctuations de prix du Panier de la Ménagère, and so on.

    Image : Philip Seelen

  • De l'ombre sur le Jardin

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    Avec Des gens très bien, Alexandre Jardin fracasse le mythe familial en instruisant le procès de son grand-père collabo.

     

    Les 16 et 17 juillet fut amorcé, en France occupée, ce qu’on appelle aujourd’hui un crime contre l’humanité. Sous la responsabilité des autorités de Vichy, Pierre Laval en tête, les polices françaises raflèrent plus de 13.000 civils juifs. En deux jours, l’opération réclamée par les Allemands permit la déportation et  l’extermination de la presque totalité des raflés, dont 4051 enfants. Or, aux commandes administratives se trouvait un certain Jean Jardin, père aimé du très charmant romancier Pascal Jardin et grand-père adoré du non moins sémillant Alexandre Jardin, qui passèrent ensemble de si beaux moments dans leur villa de rêve de Vevey…

    L’affreux épisode de la « rafle du Vel d’Hiv », ainsi nommée parce qu’une partie des civils arrêtés fut parquée quelques jours dans le Vélodrome d’hiver de Paris, est aujourd’hui documenté par les historiens et par divers livres et autres films de large audience. Si Pierre Laval fut exécuté dès 1945. Jean Jardin en revanche, son bras droit de l’époque, chef de son cabinet en 1942, ne fut jamais inquiété.

    Jardin12.jpgFigure parfaite du « type bien », patriote et catholique, apprécié de tous par son charme et ses belles manières, il fut mis à l’abri à Berne par Laval avant de se redéployer, après la guerre, dans les coulisses des nouveaux pouvoirs et de la haute finance. « Oublié » par les chasseurs de collabos à la Klarsfeld, il fut également ménagé par son biographe juif Pierre Assouline. Plus encore : deux ans après sa mort (en 1976), Jean Jardin ressuscita sous la plume de son fils Pascal en Nain jaune unanimement salué (à un bémol près dans Le Monde) et gratifié du Grand Prix du roman de l’Académie française.

    Mais voici que, 70 ans après les faits, le trop souriant Alexandre Jardin tombe le masque : fini de rire, les enfants : assez joué la comédie.

    Pourquoi si tard ? C’est ce qu’il va expliquer, très en détail, en décrivant une cécité familiale et nationale à la fois. Mystère de départ : comment un type aussi bien que grand-papa a-t-il pu fermer les yeux ? Et comment papa a-t-il pu le « couvrir » ? Et comment François Mitterrand a-t-il pu protéger son ami Bousquet et préfacer un livre à la gloire du nain jaune ? Et moi là-dedans, qu’aurais-je fait et qui suis-je devant mes propres enfants ? Oserai-je trahir les miens pour dire ce que je ressens vraiment?

    Des gens bien pose cette question, centrale, de la trahison de ceux qu’on aime pour se protéger soi-même, qui donne son poids de gravité et de complexité à ce livre à haut risque.

    On aurait pu craindre qu’Alexandre Jardin se borne à un « grand coup» médiatique, avec son éditeur, en balançant son aïeul pour se la jouer dernier des Justes. Or, il y a plus que ça dans ce récit-exorcisme tissé de toutes les équivoques : une tentative réelleme, où l’amour subsiste, de mentir moins que les « gens très bien »…

    Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 297p.   

     

    La saga des Jardin

     Fils d’un notable monarchiste et catholique de province, Jean Jardin (né en 1904 à Bernay, dans l’Eure), monté à Paris pour y étudier les sciences poilitiques, incarne le jeune intellectuel non conformiste des années 30, aussi proche des écrivains que du monde des affaires et du pouvoir. Homme de réseau, il se déploie dans la haute administration d’Etat et se rapproche du gouvernement de Vichy en 1941, où il est nommé chef de cabinet de Pierre Laval en mai 1942. Gérant de fonds secrets, il aide des résistants et rend service à des juifs (dont son ami Robert Aron) tout en recevant les chefs de la Gestapo chez lui. Menacé par les ultras du fascisme français, il est envoyé à Berne par Laval où il est chargé des relations avec les Américains, notamment. Après la guerre, il restera en Suisse jusqu’en 1947 et jouera, plus tard un rôle de conseiller auprès de nombreuses sociétés françaises. Homme d’entregent, très sollicité par tous les bords politiques, Jean Jardin conseillera de très nombreuses sociétés françaises dans leurs activités internationales, jusqu’à sa mort en 1976. C’est à son fils Pascal qu’il devra le surnom de « nain jaune ».

    Pascal Jardin, né à Paris en 1934, s’est fait connaître à la fois comme écrivain et comme scénariste (une centaine de films, dont l’adaptation d’Hécate de Paul Morand, par Daniel Schmid)), mais c’est avec Le Nain jaune qu’il acquit la célébrité en 1978. Auparavant, il avait raconté « son » Occupation dans La guerre à neuf ans (1971). Pétillant à souhait, il s’inscrivait (il est mort en 1980) dans la lignée des auteurs qu’on a appelé les « hussards ».

    Dans la foulée, son fils Alexandre (né en 1965)  également écrivain et réalisateur, l’a évoqué dans Le Zubial (1997) après avoir connu un premier grand succès avec Le Zèbre (Prix Femina, 1988). Père de cinq enfants, Alexandre a fondé le mouvement « Lire et faire lire » et l’association Mille mots qui engage des retraités lecteurs dans les prisons. En 2005, il signa Le roman des Jardin qui se passe essentiellement dans la villa veveysane de La Mandragore où la vie de la tribu ne semble que joyeusetés et compagnie…

    Pour compléter ce portrait de groupe en abyme, le lecteur pourra revenir à la biographie très "loyale" de Jean Jardin, sous la plume de Pierre Assouline (Balland, 1986, en Folio), et découvrir celle que Fanny Chèze a consacrée à Pascal Jardin (Grasset, 2010),  qui se garde bien d'écorner la légende fantasque des Jardin... 

     

    À trop bon compte ?

    Faut-il croire Alexandre Jardin quand il crie sa détresse d’avoir été le petit-fils d’un présumé complice de crime contre l’humanité ? Les accusations qu’il dirige contre son grand-père, mais aussi contre son père, ne sont-elles pas qu’indignation vertueuse au goût du jour ? Le dernier des Jardin n’est-il pas qu’un juste à la petite semaine en quête de publicité ?

    Tel n’est pas, après lecture, notre sentiment. Or il faut lire Des gens très bien avant de juger son auteur. Un de ses amis lui lance à la face ce reproche: « Ceux qui n’ont rien vécu n’ont pas droit au confort du jugement ». Mais ce livre est-il si confortable ? Lisez avant de juger.

    Alexandre Jardin, né en 1965, a longtemps exalté la légende dorée de sa famille. Bagatelle et fantaisie régnaient à La Mandragore de Vevey, comme il le raconte dans Le roman des Jardin. Dans la foulée d’un père aimé et d’un grand-père adoré, le jeune auteur virevoltait d’un succès à l’autre, distillant sa niaiserie «positive» avec un drôle de sourire, pourtant, comme s’il en rajoutait pour cacher quelque chose.

    Or ce « quelque chose » était connu depuis longtemps. Ce « quelque chose » était le passé de son grand-père, Jean Jardin, chef de  cabinet de Pierre Laval en 1942. Ce « quelque chose » était la question qu’un fils ou qu’un petit-fils peuvent se poser en apprenant que leur parent était aux commandes lorsque plus de 13.000 civils juifs, dont 4000 enfants, furent raflés avant d’être envoyés à la mort. Et toi, tu as laissé faire ça ?

    À cette question, Pascal Jardin, père d’Alexandre, a répondu par l’esquive avec Le Nain jaune, roman adulé par la France soulagée, en 1978, de découvrir un masque rose à une période noire. Après ce déni, reprochera-t-on à son fils d’être, finalement, plus conséquent en « cassant le morceau » devant ses propres enfants ? Lisez et jugez…  

  • Ceux qui ouvrent les yeux

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    Celui qui comprend enfin ce qui lui semblait si faux dans les sourires d’Alexandre Jardin / Celle qui avait un drôle de tatouage bleuté au bras que découvrait sa robe d’été / Ceux qui se méfient des aveux tardifs / Celui qui a eu froid en entendant son père si gentil parler pour la premières fois des nez crochus / Celle qui découvre 4000 cadavres d’enfants dans son jardin si bien entretenu / Ceux qui disent nous aussi on a souffert en Suisse quand ces déportés font les intéressants dans leurs soirées / Celui qui affecte l’enjouement pour ne pas gerber / Celle qui dit qu’elle n’est pas antisémite mais que quand même y fallait se méfier / Ceux qui répètent qu’ils ne savaient pas sans se rappeler vraiment ce qu’ils savaient / Celui qui ne sait pas ce qu’il aurait fait s’il avait su / Celle qui découvre qu’il y a diverses méthodes (plus ou moins) inconscientes pour ne pas savoir une vérité trop criante / Ceux qui ont toujours estimé que le Goulag était un mythe cryptocommuniste / Celui qui a mis trente ans pour casser le morceau / Celle qui a appris à ne pas voir de source sûre / Ceux qui furent des maîtres en cécité / Celui qui s’est fabriqué une réalité-paravent comme son père a fondé des sociétés-écrans / Celle qui s’était tissé une seconde peau qu’elle s’arrache soudain pour se découvrir habillée d’elle-même / Ceux que soulagent leurs aveux mais qui en resteront tristes à vie / Celui qui croit s’en tirer en allant cracher sur la tombe de son père / Celle qui apprécie le génie littéraire de Paul Morand mais pas son racisme de vieille salope / Ceux qui font assaut de vertu sans avoir rien vécu / Celui qui ne s’en tiendra qu’à la réalité des crimes / Celle qui découvre la brutalité des évidences / Ceux qui en concluent que telle est l’humanité dont ils font partie hélas / Celui qui ne sera jamais de ceux qui le croient « des nôtres » / Celle qui hait l’expression « entre soi » / Ceux qui ne sont pas dupes des extases bleutées des rivages du Léman où l’on endura en juillet 1942 certaine pénurie de chocolat du type Amandino, etc.

    (Ces notes ont été jetées en marge du récit d’Alexandre Jardin intitulé Des gens bien, paru ces jours chez Grasset et dont il devrait être pas mal question sous peu…)

    Image : Philippe Seelen

  • Virée au Bout du Monde


    EnfantJLK.JPG

    Rebetez7.jpgPascal Rebetez, éditeur d'autre part,

    et JLK,

    vous invitent au

    VERNISSAGE

    de L'enfant prodigue,

     

    Dimanche 23 janvier 2011

    dès 18h.30

     

    au Bout du Monde, Scène bar.

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    Lecture et Musiques

    Chansons russes, grecques et française.

    avec JLK, Maritou et Vania

     

    Vevey, rue d'Italie 24.

    http: //www leboutdumonde.ch 

    Commande de l'ouvrage pour les absents: http://www.dautrepart.ch/

    En librairie dès le 24 janvier 2011.

  • Journal du jour

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    Notes d'un 1er janvier à propos de Stendhal, Sollers et quelques films...

    Ma double lecture importante du moment oscille entre l’intégrale du Journal de Stendhal, dont je viens d’achever l’année 1804 (H.B. a  21 ans) et Trésor d’amour, le nouveau roman de Philippe Sollers qui tourne, lui aussi, « autour » de Stendhal, auquel l’écrivain s’identifie comme il s’est identifié naguère à Nietzsche.

    En lisant le Journal de H.B. de 21 ans, j’essaie de me rappeler celui que j’étais au même âge, en 1968 : sauvageon sans établissement ni relation sociale, évidemment, très loin du salonnard déjà bien introduit dans les cercles influents de la capitale, parallèlement au début de sa carrière militaire, mais à certains égards, notamment en littérature, je ressentais aussi vivement et fortement que lui, sans l’aplomb lié à l’expérience commune. La société rôde son sujet – il le note d’ailleurs souvent, lui qui se rôde en fonction des autres, précisément, ne cessant de les observer et d’apprendre à leur observation. Or, où pouvions-nous apprendre, nous autres petits provinciaux bohèmes juste frottés de contre-culture et d’internationalisme marxisant ? Où était la société à Lausanne, en 1968, j’entends la société au sens où l’a fréquentée H.B ? L’on n’en était pas encore tout à fait au temps de la dis-société, dont parle je ne sais plus quel sociologue distingué, pourtant ce que nous avons connu, jeunes gens « sans pères », au mitan des années 1960, n’était plus une société stratifiée mais une sorte d’agglomérat de milieux dans lesquels l’ascenseur social ne comptait plus guère. Or, la société dans laquelle avançait H.B. qui serait celle aussi de Julien Sorel, ménageait évidemment cette possible montée pour ceux qui y aspiraient... Cependant H.B. reste lucide autant qu’il est sensible, et conscient surtout de sa valeur – autant dire qu’il se garde pour autre chose, qui reste La Sua Cosa.

    Il est hautement intéressant de voir ce qui intéresse le jeune Beyle à 21 ans. En gros : réécrire le théâtre universel, faire mieux que les imitateurs de Molière et de Corneille ou de Shakespeare ou de Goldoni,  de son temps, en serrant la vérité de plus près. En 1804, H.B. passe énormément de temps au théâtre et dans ses « coulisses» que sont les salons où tout un chacun (lui compris) se mesure aux grands déclamateurs du moment (tel un Talma)  en déclamant lui-même à qui mieux mieux. Au jour le jour, au fil des notes du jeune lettré aux jugements déjà très affûtés, on voit cette société de gens de lettres, de  mondains et de nobles, de philistins fortunés et d’actrices en vue, de courtisanes et de bourgeoises riches qui inter-agissent, comme on dit aujourd’hui.

    Mais nous, qu’aurons-nous appris, petits crevés des années 1960, rejetant a priori la société et se trouvant d’ailleurs devant un magma social en décomposition ?  C’est à cela que je pense en suivant les tribulations de Beyle en ses jeunes années…

     

    °°°

     Highsmith25.JPGVu hier soir Les yeux noirs de Nikita Mikhalkov, d’après trois nouvelles de Tchékhov, avec un Mastroianni clownesque et émouvant à la fois, représentant comme un bel hommage au cinéma italien, et notamment à Fellini,  et ensuite Plein soleil de René Clément, d’après le redoutable Monsieur Ripley de Patricia Highsmith, avec Alain Delon, Maurice Ronet et Marie Laforêt, tous également à côté de la plaque à cause de la piètre interprétation du roman par le réalisateur et le scénariste, de la nullité des personnages et de la plastique glacée de tout ça, ne traduisant rien du trouble et du malaise du roman. PH m’avait dit combien elle avait été déçue par la chose, mais je ne pensais pas que le film fût si froidement égaré.

     

    °°°

     En lisant parallèlement le Journal de Stendhal et le dernier roman de Philippe Sollers, je me demande pourquoi j’aime tellement ce pauvre Beyle et tellement peu son brillant commentateur, que j’apprécie certes et admire, mais dont la froideur arrogante, même suffisante, exclut à peu près la sympathie naturelle. Beyle est naturel, direct et spontané, sincère, ému et émouvant, sans jamais se forcer, tandis que Sollers pose à tout moment en happy few, en connaisseur, en élu s’identifiant à Stendhal comme il s’est identifié à Nietzsche, non sans grâce évidemment et avec de multiples digressions intéressantes, mais pour dire finalement quoi, sinon que dans la lignée de Stendal il est The Best, le plus agile, le plus brillant, le plus heureux, et qu’il nous emmerde. Or , ce qu’on découvre, à la lecture du Journal de Beyle, échappe à cette brillance et à cette arrogance que Sollers s’efforce d’exalter à son compte dans son commentaire des Privilèges, texte assurément singulier mais qui éclaire moins le vrai Stendhal, en définitive, que la vérité dernière des romans telle que l’a dégagée un René Girard, ressortissant à une forme d’amour dépassant toute forme de mimétisme.

     °°°

    Torino.jpgEnfin vu ce soir Gran Torino de Clint Eastwood, film étonnamment fraternel  de l’expiation américaine, après les guerres de Corée et du Vietnam,  tout à fait dans la lignée des deux autres films du même auteur consacrés à la vision japonaise, puis américaine, de la bataille d’Iwo-Jima. Peut-être n’est-ce pas là un très grand film, mais cela m’est égal : il y a là l’expression d’une position humaine, par rapport à l’histoire, à l’impérialisme américain et à l’évolution récente de la situation découlant des dernières migrations, qui se fonde sur des situations crédibles que nous pouvons aussi, en Europe, prendre à notre compte...  

  • Ceux qui s'envoient des voeux

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    Pour une très belle et très bonne année 2011 à tous...

    Celui qui résiste au déferlement du n’importe quoi / Celle qui assiste à l’orgie de la consommation en se demandant ce qui va l’interrompre / Ceux qui voient la foule se diriger comme une seul vers l’Objet de la convoitise / Celui qui s’éclate sans laisser de morceaux / Celle qui baratte le vide à la disco / Ceux qui participent à l’orgie comme s’il s’agissait d’un défoulement tout physique et sans cesser de se poiler à ce qu’il semble sur la vidéo filmée dans la disco / Celui qui juge de moins en moins tout en discernant de mieux en mieux ce qui lui semble significatif au sens où l’ont entrevu un Guy Debord et Un Philippe Muray / Celle qui perçoit tout dans la fulgurance et se perd ensuite dans le détail comme souvent les femmes nordiques / Ceux que fatigue le bruit de défonce binaire de la boîte d’à côté / Celle qui se fuit elle-même en se disant gravement en recherche / Ceux que la lucidité rend trop durs / Celui qui ne dit jamais que la moitié de ce qu’il pense par égard pour l’Eternelle Demoiselle ou l’Eternel Jouvenceau qu’il y a en la plupart des gens / Celle que ses intuitions infaillibles ont rendu plus indulgente quand elle a compris ce qui motivait le grand nombre / Ceux qui s’excluent du grand nombre sans vanité particulière / Celui que le calme gouverne / Celle qui accède à une nouvelle forme de tranquillité par le recours à l’aquarelle / Ceux qui cultivent leur imagination pour supporter son manque chez la plupart de leurs semblables / Celui qui entretient un paddock à fantasmes / Celle qui souriait à son frère poète attiré par les beaux paysans qui ramenait des photographies esthétiques de ses virées dans la campagne et auquel elle lançait à son retour à la ferme familiale : « encore un poulain dans ton paddock ! » / Ceux qui laissent entrouverte la boîte à Pandore du Désir fou / Celui qui a appris à maîtriser le Tigre / Celle que sa délicatesse foncière rend absolument libre / Ceux qui sont riches de leur (relative) pauvreté / Celui que le Commandeur amuse plutôt avec son air de se prendre grave au sérieux / Celle qui se demande comment se sortir du cercle vicieux de l’obsession bancaire / Ceux qui ne spéculent qu’à la Bourse du cœur et le plus souvent à perte / Celui qui refuse de marcher au pas et en paie le prix / Celle qui ne participera point au défilé de mode du Nouvel An friqué / Ceux qui abordent l’année nouvelle avec un sourire décalé qui ne se voit pas / Celui qui restera toujours un enfant perdu au dam des dames / Celle qui n’a jamais été dupe de la mauvaise poésie / Ceux qui considèrent ce qui se passe en ce 31 décembre 2010 en se rappelant (plus ou moins) ce qui s’est passé en 1910 et en 1810 en un autre lieu (Cracovie, par exemple) puis en imaginant ce qui pourrait se passer en un lieu encore différent (Jianshui, par exemple) en 2110 ou en 2210 quand il auront tous plus ou moins canné malgré force cures transgéniques à venir / Celui qui discerne ce matin un banc de ciel gris au-dessus du plan gris du lac et s’en trouve superbien / Celle qui tombe raide amoureuse de son cousin Roland dont elle découvre aujourd’hui même à la réu de famille les mains si sensibles de pianiste et la conversation de charme alors qu’il a passé 67 ans et reste en principe fidèle à son ami Julien mort l’an dernier / Ceux qui reverront ce soir Les Yeux noirs en amoureux alors que la plupart de leurs voisins recevront Patrick Sébastien 5 sur 5 / Celui qui changera l’eau du poisson Théo ce soir à Minuit / Celle qui aborde 2011 avec la confiance clairvoyante de celle qui en a tant vu qu’elle sait qu’elle en verra encore pas mal mais sans en chier autant / Ceux qui savent que l’eau du puits reste la même, avec juste un peu plus de saveur chaque année, etc.

    Image : LK et JLK qui souhaitent une toute belle et bonne année 2011 à leur amis très proches ou tout lointains.

  • SFCDT

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    Sur une abréviation cryptée de Stendhal...

    Philippe Sollers, dans son très stendhalien Trésor d'amour ( roman à paraître chez Gallimard la semaine prochaine), cite en passant l’abréviation cryptée SFCDT, très dans la manière de Stendhal, qu’on trouve souvent en marge de ses manuscrits et qui signifie Se Foutre Complètement de Tout, laquelle formule ne contredit en rien l’extrême souci que depuis tout jeune Henri Beyle voue à ce qui lui importe et à cela seulement, c’est à savoir l’essentiel pour un garçon qui veut se consacrer sérieusement à la saisie de la sensation juste et à son expression appropriée, telle qu’on la relève très tôt dans les pointes de son Journal.

    Par exemple il écrit à dix-huit ans : «L’homme du meilleur esprit est inégal ; il entre en verve, mais il en sort ; alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point, il ne cherche point à imaginer : ses plus grands efforts ne seraient que des réminiscences ; ni à plaire par des traits brillants : il serait gauche. Il doit alors conformer sa parure, son maintien, ses propos, à l’état où il se sent. Ce jour-là, il doit aller voir les hommes ou les femmes de sa connaissance, qu’il sait aimer la tranquillité et le genre uni. Qu’il évite surtout ses rivaux, qui lui feraient oublier ses résolutions et qui auraient ensuite beau j pour le couvrir ridicule ».

    On voit que le jeune homme ne se fout pas des détails, le même qui écrit un peu plus tard : Je fous Mme Rebuffet depuis le commencement de fructidor, avant de se donner, l’année de ses vingt ans, un programme carabiné d’œuvre à composer : comédies (quatre pièces), tragédies (quatre pièces dont un Hamlet et un Œdipe-roi « avec toute sa pompe »), poèmes (refaire Le Paradis perdu et L’Art d’aimer…), entre autres ouvrages en prose dont une Histoire de Bonaparte, une Histoire de la Révolution française et une Histoire des grands révolutionnaires… à commencer à 35 ans, précise-t-il...

    Sans doute, le SFCDT se justifierait après tout ce que Beyle a vécu de l’Histoire et de la Politique, et notamment la retraite de Russie, mais là n’est pas le propos ni le problème pour quelqu’un qui sait le prix réel des choses. Sa devise exprime le contraire du je m’en foutisme que nous voyons sévir partout à l’heure qu’il est. Il y a une vie entre l’inattention fumiste au goût du jour, fondée sur l’ignorance et la vanité de l’ignorance (l’ignorance revendiquée), la dérision ricanante et le mépris d’un peu tout, les préjugés, les idées d’emprunt, les opinions fondées sur des ragots de médias, les convictions endossés comme de molles capuches – il y a une vie entre la foutraque attitude et le détachement hyper-attentif du SFCDT stendhalien qui n’est pas plus un relativisme cynique qu’une morgue supérieure, même si Sollers a raison de voir en Beyle un aristocrate républicain. Stendhal progressiste, comme l’affirme Claude Roy ? Sûrement pas dans un sens récupérable par la seule gauche moderne, mais sûrement oui au sens d’un progrès humain dans la science surexacte qui fonde l’art de vivre et d’aimer, avec quelque chose de paléochrétien là-dedans, j’entends : d’évangélique et de généreux, de bon et de civilisateur, à l’opposite des dogmatiques de la Contre-Réforme mais pas loin des curés de campagne. Aristocrate anarchisant alors, je dirais, à l’italienne ou à la Suisse, pas loin de Rousseau et de Constant – enfin c’est comme je le vois de mon balcon des Préalpes, lisant à l’instant, sous sa plume, le nom de Clarens où il passe imaginairement dans le Journal, dans la foulée des personnages de La Nouvelle Héloïse – Clarens que je vois sous mes fenêtres, huit cents mètres plus bas, au bord du lac, dans une soie brumeuse très stendhalienne en somme…

    (À Suivre)

    Stendhal. Journal. Edition intégrale, préfacée par Dominique fernandez. Gallimard Folio, 1266p.

  • Le Day of Genius

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    À propos du Journal de Stendhal et du dernier roman de Philippe Sollers...

    C’est aujourd’hui le Day of Genius, en mémoire du 29 décembre 1822 devenu légendaire où Stendhal a conçu De l’amour, qui se salue en anglais comme on le fait désormais des happy few, et je me le rappelle tout en annotant à la fois le Journal du jeune Beyle et le Trésor d’amour de Philippe Sollers tout plein de Stendhal et d’une jeune stendhalienne de Venise du nom de Minna Viscontinini (Stendhal usait quant à lui du pseudo de Visconti) mais aussi du Stendhal de Claude Roy qui se force un peu pour nous faire croire que Stendhal sans la politique se réduit à peu de chose – avant de nuancer pas mal par la suite-, et du même coup je me rappelle le Journal littéraire de Léautaud luttant également contre la double tendance au vague et à l’hypocrisie qui rapproche ces deux écrivains de la sincérité et du naturel
    J’avais déjà lu des fragments du Journal de Stendhal dans les éditions de la NRF, mais c’est la première fois que j’en aborde la version intégrale de quelque 1266 pages, en collection de poche Folio, avec une très intéressante préface de Dominique Fernandez qui dégage bien la complète originalité de l’entreprise que constitue ce journal de bonheur et non de contrition ou de compulsion (par contraste avec ceux d’Amiel, de Constant, de Kafka ou de Pavese), et son paradoxe considérable, puisque Stendhal parvient à dépasser cette contradiction ordinaire entre la vie vécue et notée (« instant noté, instant perdu », me disait un jour ce balourd de Jean Dutourd) par sa rapidité ou plus exactement : l’immédiateté constante d’un exercice qui s’interrompra, cependant, au seuil des romans, puisque H.B. tient son journal entre 1801 (il a dix-huit ans et toutes ses dents) et 1823 (il en a quarante), dans la foulée du Day of Genius...

    (À suivre...)

  • Le livre du monde


    Vernet55.jpgDans la foulée de L’Usage du monde, devenu livre « culte », la Correspondance des routes croisées de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, son compagnon de route, a été très bien accueillie dans les librairies et les médias. Un grand périple existentiel de deux amis à la vie à la mort.

    Si vous aimez l’amitié, vous serez jaloux. Jaloux de voir deux compères complices s’envoyer des lettres où ils se traitent mutuellement de « vieux sapin» et de « bonne cloche », de « courtilière de mes deux » et de « bon vieux kütchük», entre cent autres affectueuses apostrophes amorçant des lettres merveilleuses de passion et de malice partagées, vivantes et intéressantes, qui s’ouvrent ici à tout un chacun.

    Avant même la parution du formidable roman d’amitié que constitue cette Correspondance des routes croisées, les noms de Montaigne et La Boétie ont été évoqués pour qualifier l’attachement du «vieux mouflon» et du « vieux sifflet», mais on pense aussi à Bouvard et Pécuchet ou, plus farceurs, à Quick et Flupke version Collège de Genève où les deux lascars, fils d’assez bonnes familles, se sont connus et reconnus d’emblée. Ceci pour le ton vif qui fait pétiller une substance autrement dense et sérieuse, en rapport avec les grandes espérances de chacun dans son domaine particulier : littérature et peinture. De fait, c’est à travers leur quête artistique respective que cette amitié se dégage de l’ordinaire. D’innombrables jeunes Helvètes, en 1945, étaient sans doute impatients de s’arracher à la grisaille du petit pays neutre, tant qu’au carcan de leurs familles. Mais Nicolas (né en 1929) et Thierry (né en 1927), dès le début de leur complicité, brûlent de prendre le large et non pour fuir seulement, mais pour faire quelque chose de leur liberté. Bien avant de larguer les amarres, on les sent ainsi curieux de tout, impatients de tout humer et palper, observateurs aussi vifs l’un que l’autres, lecteurs dévorants et se racontant leurs découvertes entre une virée dans la nature et une sauterie avec de fraîches jeunes filles. Leurs lettres se font alors journal de bord et roman truffé de personnages. D’emblée, aussi, et ce sera une constante, chacun se soucie des progrès de l’autre : «Où en sont tes écritures personnelles ?», demande ainsi Thierry à Nicolas, car « c’est, après tout, ce qui est important dans la vie »...

    Et bientôt le monde va s’ouvrir: Paris à Vernet, après un début de formation artistique, et la Laponie à Bouvier, que l’Université assomme et qui lance à sa «vieille couille» après avoir lu Bourlinguer de Cendrars : « Viendras-tu aux Indes avec moi ? ». De là découlant, en 1953, le grand voyage du duo en Topolino, par les Balkans et l’Afghanistan, jusqu’à Ceylan, qui fera l’objet du de L'Usage du monde.

    Un livre « total »
    Paru en 1964 après des tribulations détaillées en ces pages, le fameux livre de Bouvier a résulté d’une lente cristallisation dont nous découvrons, aujourd’hui, les multiples ramifications existentielles et épistolaires.

    Deux premiers recueils de lettres de Thierry Vernet à ses proches nous avaient déjà révélé son saisissant talent d’écrivain. Par ailleurs, en 1956, le peintre écrit à Bouvier qui se trouve alors à Tokyo : « J’ai vraiment hâte qu’on se mette au livre du monde », évoquant une espèce de « livre total » où se conjugueraient le texte, la photo, le dessin et même la musique. Or, en deça et au-delà de L’Usage du monde, le lecteur dispose désormais de cette nouvelle incitation polyphonique au voyage.

    Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Correspondance des routes croisées. 1945-1964. Texte établi et annoté par Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann. Zoé, 1653p.

  • Ceux qui sniffent de la poudreuse

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    Celui qui se défonce dans la grosse / Celle qui se fait une ligne de neige pure / Ceux qui renoncent aux sports divers / Celui qui se gausse de tout / Celle qui tourne tout en dérision / Ceux pour qui Noël sans Courchevel c’est la mort / Celui qui ramène tout à l’argument marketing d’altitude / Celle qui tapine sur ses patins / Ceux qui gèrent les excès de la neige / Celui qui propose une pénalisation des présentateurs de la météo nationale en cas de pluie givrante / Celle qui ne prend plus l’avion sans son sac de bivouac et des biscuits de survie pour les gosses / Ceux qui prétendent qu’il n’y a plus d’hiver sauf pour fait chier les vacanciers / Celui qui a skié avec la femme de Bagbo mais ne s’en vante plus / Celle qui roule une pelle mécanique au pistard Robocop / Ceux qui parlent du « front de la neige » / Celui qui a un ticket pour sa monitrice chauve / Celle qui percute le champion local qui l’achève d’un uppercut / Ceux qui considèrent le ricanement comme une manifestation du Grand Disperseur, alias le Diabolo, alias Satan , conformément à la doctrine filée dans Le Docteur Faustus par l’écrivain Thomas Mann / Celui qui ne prend plus place à la table des moqueurs / Celle qui estime que Mozart n’avait pas la Vraie Foi et que par conséquent son Requiem n’est pas vraiment apprécié par Notre Seigneur avec lequel elle « échange » / Ceux qui dénigrent a priori tout auteur vendant plus de 1333 exemplaires / Celui qui se sachant unique n’est envieux de personne sauf de son frère François qui ne fait rien que parler aux oiseaux / Celle qui souhaite bon Noël aux Roms avant de constater qu’ils l’ont plumée mais elle se dit qu’il faut pas généraliser / Ceux qui ne donnent aucuns cadeaux pour ne pas faire de jaloux / Celui qui s’envoie des cadeaux  à lui-même qu’il ouvre avec des jappements de surprise surtout si c’est ce dont il rêvait / Celle qui va passer Noël dans son container avec une orange qu’elle a fauchée à la rue de Buci / Ceux qui ne peuvent même pas s’envoyer une carte de vœux fantaisie vu que leur ordi est planté, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Noël 1956

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    Un paysage de montagnes enneigées m’apparaît à la fenêtre, à l’heure prime de ce matin, et c’est le monde. Mais d’où ce monde me vient-il ? Et tout aussitôt je me demande : comment le voyais-je alors ? Quels mots m’inspirait-il ? Qu’avait-il à me raconter avant que je ne commence à me le remémorer ?

    On croit qu’on existe à cet âge, mais c’est du cinéma. Dans le film qui se tourne on n’est qu’une bobine encore humide ; on n’est que de la molle pellicule, on n’est rien qu’une plus ou moins longue bande enroulée de vierge celluloïd sur lequel rien n’est encore visible.

    En voyant le ciel de la première heure rosir au-dessus des monts émergés de la brume, je me dis à présent que ce rose plus rose que jamais il ne l’a été à mes yeux est du rose même que mes yeux ont tissé à travers les ans, et je ne saurais le dire rose bonbon non plus que rose jupon, ni le borner au rose de la rose : c’est le rose bleuté, le rose maintenant orangé et flûté de cet instant qui jamais plus ne sera.

    On passe beaucoup de temps dans les basques de ses mère et père avant de courir les monts et les villes. On est comme dans un rond tout doux. On tient dans ses bras son ours mou. Qu’on soit riche ou pauvre c’est à peu près du pareil au même, ou du moins est-ce cela qu’on se raconte devant le rose si rose du jour qui se lève sur le monde partout pareil.

    Mais comment ce fut, comment ce fut réellement de se sauver, cet hiver-là des Hongrois, ce que ce fut de s’arracher à tout le doux et le mou de la vie ordinaire pour fuir les chars, comment se le représenter sans l’avoir éprouvé sur sa propre peau et dans ses mots à soi ? Du moins les coups de feu entendus à la radio, l’air grave de nos père et mère, les diatribes de l’oncle Victor visant les Bolchéviques et toute la clique à Kadar, puis les photos dans les journaux, les reportages à la radio et dans les journaux, les visages effrayés et les processions de réfugiés à nos frontières dont les journaux et la radio parleront jour et nuit cette année-là, me restent-ils en mémoire, mais comment les dirai-je à l’instant de voir là-haut, sur les monts multimillénaires ouatés de neige aux multimilliardaires cristaux hexagonaux, la première touche argentée de soleil rasant, comment trouver ses mots à soi pour renouer les fils du temps alors qu’un nouveau jour se lève ?

    Je me levais parce que c’était l’heure et que notre mère nous disait : c’est l’heure de se lever, donc on se levait sans discuter puisque l’heure c’est l’heure. Je me levais tandis que mon grand frère se levait lui aussi avec ces gestes à la fois nonchalants et vaguement énervés signalant prétendument ce que nos tantes et nos voisines appelaient l’âge bête. Je regardais mon grand frère à la dérobée et n’y voyais que mon ordinaire frère aîné, le même grand Ivan que rêvait d’égaler son frère puîné, sans le montrer. Mon frère cachait sa nudité comme tous nous cachions la nôtre, mais sa voix déraillait, sa voix muait comme nos oncles et nos mères le remarquaient, ce que soulignaient même d’un air entendu nos tantes et nos voisines dont on eût dit qu’elles le jugeaient pour quelque secret forfait.

    À un autre étage maintenant, nos sœurs se levaient à leur tour et se lavaient, chacune après l’autre mobilisant le lavabo, après que nos père et mère se furent levés et lavés. Tout le quartier, de la même façon, se levait et se lavait, et la ville en contrebas se levait et se lavait, tout le pays se levait et se lavait, je riais sous cape en imaginant Monsieur Cruchon le vieux garçon se levant et se lavant puis enfilant son caleçon et nouant précautionneusement son nœud papillon, et sur les chemins ensuite, sur les chemins de terre et sur les allées goudronnées du quartier, sur les rues et les avenues confluant vers les écoles des quartiers et les bureaux et les guichets du centre des affaires, sur toutes les artères et chaussées processionneraient paletots et manteaux d’hiver, bonnets et chapeaux, tous arborant la même mine matinale plus ou moins bien lunée, mais bien lavée et décidée tandis qu’à nos frontières de gens bien coiffés se présentaient, plus ou moins bien lunés et lavés, les cohortes de réfugiés.



    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître)

  • Théâtre de la passion


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    Autour d'Edvard Munch

    Edvard Munch fut peintre à la folie dès ses premiers gestes visibles (son autoportrait de 1886 évoquant à la fois les maîtres flamands et Delacroix), et le parcours du labyrinthe chronologique et thématique que nous propose ces jours la Fondation Beyeler de Bâle, avec la plus importante présentation de ses œuvres picturales jamais proposées hors des murs d’Oslo, nous vaut une succession d’ébranlements physiques et psychiques insensés, au fil d’un parcours labyrinthique d’une densité de tous les instants. Tout est sensibilisé à outrance sous le regard de ce grand jeune homme radical, à la fois tempêtueux et hypersentif, tôt frappé par la mort de sa mère, victime de la tuberculose comme sa sœur aîné terrassée à quinze ans, à laquelle fait immédiatement penser le grand portrait de L’Enfant malade, premier scandale public, dont le thèmes est repris de manière obsessionnelle.
    C’est en effet un théâtre obsessionnel que l’œuvre de Munch, qui jette et gratte la matière en alternant aussi bien l’élan fou et la recherche du vrai jusqu’au plus nu de la vérité que figure la toile où les couleurs lancées à grands gestes sont reprises au couteau, avec quelques thèmes et de multiples variations à l’aquarelle ou à l’huile, au burin ou à la gouge, et les fibres du papier ou du bois compteront dans cette recherche du plus vrai.
    Pour quelqu’un qui est sensible à la couleur, l’œuvre de Munch est une exultation et une interrogation de chaque instant, et d’abord parce que c’est la couleur qui semble commander, relayer immédiatement les émotions, avec une intensité qui rappelle ce que disait Sollers à propos de Francis Bacon : cela va direct au système nerveux.
    medium_Munch14.jpgJe suis revenu et revenu vingt fois à tel grand paysage enneigé à dominante rose mauve et au ciel vert tendre, en me demandant ce qui foutre m’y faisait revenir et revenir, comme je suis revenu vingt fois à l’autoportrait infernal au corps jaune et au visage brûlé de 1903, sans savoir ce qui foutre m’y faisait revenir. On est au début du XXe siècle et tout couve de ce qui va se décomposer (une femme couchée est presque un Kandinsky, et la bombe De Kooning s’amorce à tout moment), mais comme chez le dernier Hodler annonçant les lyriques abstraits américains tout est encore tenu chez Munch par le drame représenté, ne fût-ce que le drame de la couleur incarnée.
    C’est une peinture de folie et de sublimation prodigieusement tenue, et à tous les sens du terme, qui chante et crie en même temps, bande et pense, invective et sanglote. Pas la moindre place, là-dedans, pour le moindre sourire. Tout y est arc tenu et tendu. Tout y est art physique et méta. De Dieu de Dieu, luxure et mort, j’y reviendrai tous les jours…

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  • Ceux qui font miel d'un peu tout

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    Celui qui achète tous les journaux quand il entreprend un long voyage en train / Celle qui peste d’avoir oublié le crayon bleu au moyen duquel elle souligne les phrases des livres qui nourriront ses sermons de femme pasteur / Ceux qui eussent aimé se trouver dans le train du vieux Tolstoï en fuite ce jour d’octobre 1910 / Celui qui a vu Lev Nikolaïevitch manger la soupe d’orge que lui a mitonnée son toubib Douchane au fond du wagon / Ceux qui ce jour-là ont vu le vieillard au poumon gauche sifflant pénétrer dans la petite isba rouge jouxtant la gare d’Astapovo / Celui qui revit toutes les scènes de la fin du Vieux en lisant Une années dans la vie de Tolstoï de Jay Parini / Celle qui couve du regard son fils Volodia aux yeux très cernés / Ceux qui se rappellent la terrible nouvelle de Tchekhov intitulée Volodia / Celui qui trouve aux yeux de sa petite amie un bleu qu’il qualifie de bleu d’Ormesson / Celle qui se réjouit de se retrouver bientôt au Café Florianska de Cracovie / Ceux qui ont vu pleurer Tolstoï à la toute fin de sa vie / Celui qui constate sur le quai de Cracovie qu’un vent chaud souffle du nord / Celle qui rêve à Venise en traversant la Courlande / Ceux qui se bourrent la gueule pour meubler les temps morts du Transsibérien / Celui qui surveille le couchettiste croate qui lit Darwin au risque d’oublier ses clientes alémaniques / Celle qui loue un train bleu pour rejoindre son vieux mari mourant / Ceux qui roulent à fond de train dans un van à vitre fumées style serial killer banal / Celui qui vit dans un wagon de chemin de fer repeint en bleu ciel marquant un fort contraste avec la pente volcanique de Lanzarote où il finit ses jours de sinologue détaché de tout / Celle qui accorde ses faveurs au chef de train dont les yeux verts lui rappellent les hauts fonds des Maldives / Ceux qui louent un compartiment entier pour leur élevage de visons / Celui qui compare Isaac Babel à un montreur d’ours / Celle qui lit le dernier livre de Jean d’Ormesson dans un sleeping du Paris-Méditerranée / Ceux qui sont fixiste sans le savoir et constatent du moins que la Nature dément leurs préjugés / Celui qui a ramené toute sorte de pinsons des Galapagos / Celle qui s’est jetés sur la première édition de De l’origine des espèces dont les 1250 exemplaires ont été épuisés en un jour / Ceux qui savent qu’en Charles Darwin veillait un poète émerveillé sensible au bond de l’écureuil et à la (relative) beauté de sa femme Emma / Celui qui se sent superbien dans le train du monde / Celle qui est ravie de descendre d’une guenon plus cool que Paris Hilton / Ceux qui remercient « le Vieux » pour cet Univers de beauté dont il est censé connaître le sens caché si l’on en croit le cher Einstein, etc.



    (Cette liste a été jetée dans les marges d’ Une année dans la vie de Tolstoï de Jay Parini, disponible en Points Seuil, et dans celles de C’est une chose étrange à la fin que le monde, dernier livre non moins épatant de Jean d’Ormesson, paru chez Robert Laffont).


    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se réjouissent

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    Celui que le bonheur squatte / Celle qui lit Stendhal au jardin d’hiver / Ceux qui se sont reconnus sous la neige de Venise / Celui qui est bien dans sa peau de Beyle / Celle qui trouve le gros Henri al dente / Ceux qui dégustent des éclairs en faisant tapisserie / Celui qui offre un chartreux à sa chartreuse / Celle qui se dépouille de ses pudeurs jusqu’à sembler nue tout habillée / Ceux qui savent que l’obscurité poétique est un masque de la lumière / Celui qui décrypte Mallarmé pour en mettre plein la vue à son amie aveugle / Celle qui lit le monde du bout des doigts / Ceux qui s’habillent de couleurs vives pour égayer le jour blanc sur la piste noire / Celui qui émerge de six mois de stupidité à fréquenter des pipoles / Celle qui fait silence pour entendre en elle les battements de vers réguliers / Ceux qui cherchent une nuit pure que le « couteau de l’histoire humaine » n’aurait pas encore blessé / Celui qui pratique l’obscur par humilité plus que par hermétisme / Celle qui se drape de sa nudité / Ceux qui se perdent dans les venelles de Venise / Celui qui se désintoxique dans la cramine du ciel d’hiver / Celle qui commande un lieu noir au serveur blond vénitien / Ceux qui fustigent les gens heureux qui n’en peuvent mais ah ça mais / Celui qui jalouse ton bonheur et plus que tout sa gratuité asociale et non lucrative tellement insensée à ses yeux de pharmacien vertueux / Celle que porte une allégresse irraisonnée et qui ma foi se laisse faire / Ceux que le seul nom de Cimarosa réjouit ce matin au Danieli / Celui que reconnaissent les pigeons de la place Saint-Marc sans se douter qu’il savoure parfois l’un d’eux bien farci de goûts aigre-doux / Celle qui est trop fidèle pour donner son cœur à tous ceux qu’elle aime alors que son corps mortel y a pas de problème / Ceux qui ont eu vent du secret du monde et le taisent pour cela même / Celui qui dément en secret ses prétendus aveux colportés par les médias / Celle qui n’a rien à cacher sauf l’essentiel / Ceux que n’amuse plus la futilité de la télé / Celui que le vide de la télé n’afflige même plus vu qu’il ne regarde que les films d’animaux et Le Pont de la rivière Kwaï quand il repasse / Celle qui trouve les séries tellement con qu’elle n’en manque pas une pour se reposer dit-elle / Ceux qui voient en les grimaces de Ruquier la préfiguration de l’éternelle médiocrité / Celui que son bonheur rend ses proche heureux / Celle que le bonheur des autres fait resplendir / Ceux qui voient en chaque jour un cadeau même quand ça n’en a pas l’air mémère, etc.

    Image : Philip Seelen  

    (Ces notes ont été jetés dans les marges de Trésor d'amour, le nouveau livre à paraître de Philippe Sollers qui hante Venise et les mânes de Stendhal) 

  • Grande dame de gai savoir

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    Jacqueline de Romilly incarnait l’intelligence du cœur.

    C’est une figure lumineuse de la culture française qui s’est éteinte samedi à Paris en la personne de Jacqueline de Romilly, âgée de 97 ans. Spécialiste de la Grèce antique (et plus particulièrement de Thucydide et du Ve siècle avant Jésus-Christ), elle avait été la première femme à entrer au Collège de France où elle enseigna « la Grèce et la formation de la pensée morale et politique », et deuxième femme (après Marguerite Yourcenar) élue à l’Académie française, en 1988.

    Née à Chartres en 1913, Jacqueline David perdit son père Maxime (jeune philosophe prometteur) au début de 1914 mais vécut, grâce à sa mère, une jeunesse heureuse, « merveille de tendresse et de bonheur ». Sortie de l’Ecole normale supérieure en 1936, nommée professeure à Bordeaux, elle épousa Michel de Romilly en 1940, année où les lois antijuives l’exclurent de l’enseignement, qu’elle retrouva en 1945.

    Dans son livre Pourquoi la Grèce ? (De Fallois, 1992), l’un de ses préférés, Jacqueline de Romilly a expliqué le choix de son premier sujet d’étude, le « miracle grec» marquant la découverte de la liberté, de la douceur, du pardon et de toutes les valeurs « qui rectifient la stricte justice ». Loin de considérer la Grèce «comme un Etat auquel nous devrions revenir» Jacqueline de Romilly s’efforçait de défendre et d’illustrer l’invention de la démocratie et de la liberté vécue à Athènes : « Les Grecs avaient le sens de l’essentiel, autant les philosophes que les poètes ».

    «Ce qui me réjouit le plus, c’est d’acquérir une nouvelle tribune !», m'avait-elle confié avec un clin d’œil au lendemain de son élection à l’Académie française, quelque temps après la parution de L’enseignement en détresse, ouvrage de large audience où elle avait dit son inquiétude de voir l’école se cantonner dans l’utilitarisme à court terme. Loin de prôner l’enseignement des langues anciennes pour tous, Jacqueline de Romilly soulignait cependant leur utilité comme école de rigueur et de meilleur accès à toutes les langues.

    Pratiquant le gai savoir et la vulgarisation au meilleur sens du terme, Jacqueline de Romilly avait en outre touché au roman et consacré plusieurs livre à ses souvenirs et, plus précisément, médité sur le trésor que représente notre mémoire.

    « Certes j’envie les jeunes, me confiait-elle à ce propos ; mais ils n’ont pas tous les privilèges, et ils seront surpris un jour – comme je l’ai été – de découvrir l’amas de richesses qui a mûri secrètement et qui ne se révèle qu’au seuil de la vieillesse »

    Généreuse et optimiste jusqu’en son grand âge, Jacqueline de Romilly reconnaissait que « l’homme n’est pas parfait » tout en pariant qu’il ferait un progrès pour peu «qu’on lui montre et qu’on lui fasse aimer ce qui est beau »…

  • La mère et l'enfant

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    Tout le temps que je peindrai La mère et l’enfant je vivrai dans le silence que j’entends faire parler, non sans raconter chaque instant du tableau à l’aveugle qu’il y a en moi. C’est donc en fermant les yeux que je peindrai ce portrait de Ludmila en Mère à l’enfant et j’avancerai à l’aveugle, comme dans la maison noire de nos enfances, je m’abandonnerai à la main de Celui qui sait les couleurs de l’arc-en-ciel été comment de ces couleurs tirer des bruns qui sont des ors et des lumières tissées de vert et de gris.
    Les yeux de Ludmila ne seront pas visibles en tant que tels, ce seront les yeux de tous les yeux, mais il y aura dans ces yeux ce gris et ce vert bleuté qui échappe à Ludmila comme je sens à l’instant m’échapper les mots d’une autre langue qu’il faudrait, alors même que j’ai commencé de peindre en me rappelant nos deux silences, ce dernier voyage à Den Hagen que nous avons fait, devant ce couple de vieux peint par Rembrandt et qui nous regardaient et que nous regardions en silence.
    Je revois alors l’enfant à l’oiseau. C’est dans la même salle, je crois, que les vieux qui nous regardaient, et que Titus et que des tas d’autres portrait de Rembrandt, juste à l’entrée, que se trouve le petit Titus ébouriffé, devant lequel aussi je suis resté muet. Car le petit Titus ébouriffé m’a rappelé, alors, le grand tableau de l’enfant Ludmila peint le jour par l’ami de sa mère et qu’elle est allée effacer la nuit, le trouvant peu joli, et c’est alors ce que je me dis en silence, parlant à l’aveugle qui est en moi : que ce portrait de Ludmila en mère à l’enfant serait celui que personne jamais ne pourrait effacer, étant en nous et se peignant en silence, que je peindrai le jour et que chacun ira retoucher la nuit pour le faire à sa ressemblance.
    Ce que je fais à l’instant ne m’appartient pas. Signé Rembrandt ne m’en impose aucunement non plus, étant entendu que la vieille et le vieux de Rembrandt résument tous les vieux de la vieille et que ce sont des enfants à l’oiseau sous le regard de l’aveugle qui est en chacun de nous.
    L’idéal serait que je puisse peindre ma Mère à l’enfant, qui sera le portrait des portraits de Ludmila, comme le portrait de l’enfant sera le portrait des portraits de nos deux enfants, sur une Mère à l’enfant idéale résumant toutes celles depuis Lascaux que l’aveugle en nous a peintes sur les murs de sa caverne à décor variable.
    Avant l’irradiante apparition de Ludmila dans le bar de ce soir-là, il y a de cela deux vies d’enfants, je peindrais donc toutes les Ludmila depuis que je l’ai connue et toutes les Ludmila qu’elle m’a racontées d’avant notre rencontre, que je n’ai pas connue mais que j’ai reconnue dans le visage irradiant de la Ludmila ressuscitée de plusieurs morts déjà, reconnaissant en moi le reflet d’un garçon rêvé que j’ai massacré plusieurs fois déjà jusqu’à me trouver ce soir-là, tout con, à lui sourire comme je ne sourirai plus à personne.
    Le début d’un portrait ne peut être qu’un Tohu-Bohu, mais je sais une vieille histoire à dormir debout qui parle d’un atelier plus encore chaotique que le mien ce matin où, taiseux, à l’insu de Ludmila qui roupille dans son recoin, je choisis à l’aveugle les couleurs de cette Mère à l’enfant que je vais concevoir en six jours avant de me reposer dimanche prochain si tout va bien, et la toile que j’ai choisie est elle aussi un Tohu-Bohu sur laquelle, à travers les années, se sont empilés quantité de portraits et de paysages en couches ajoutées, dont les rouges et les verts de nos années ardentes se dorent peu à peu et se mordorent et donneront bien à la fin quelque chose comme un début de monde, comme un jardin que nous aurions parcouru toi et moi sans savoir bien qui tu es et qui je suis, qui nous a fait et comment, qui sera cet enfant qui ronflote dans son couffin, comment encore nous l’avons fait à l’aveugle, sans penser le moins du monde au lendemain, souviens-toi, ce n’est pas le premier soir que nous nous sommes aimés mais ça devait se faire dans les six jours ou peut-être un dimanche, c’était pour ainsi dire écrit nous disions-nous dans cette immense et vaine innocence du couple inaugural se livrant nu à l’initial Désir, et ce matin mes pinceaux se mélangent et délirent, je ne vois rien mais la lumière affleure le chaos et des formes se lèvent, dans la nuit remuent les animaux et les matinaux, Ludmila et le jour se lèvent, au commencement était le silence et le silence parlait…

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit à paraître)

  • Ceux qui traînent la patte

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    Celui que le culte du bien-être fait gerber / Celle qui se contente de soins à domicile / Ceux qui sont trop jeunes pour gérer le stress de Maman / Celui qui a mal partout et s’en fout / Celle qui draine ses humeurs en lisant Scoop d’Evelyn Waugh / Ceux qui ne se font pas à l’idée d’être amputés avant Nouvel-An / Celui qui se dit qu’après tout les apôtres aussi faisaient du jogging sans le savoir / Celui qui se rêve une autre vie à Florence au Quattrocento mais si possible dans une famille d’artistes et si possible épargné par la peste enfin si ce n’est pas trop demander / Celui qui estime que la vraie modernité diffuse une lumière à la Rembrandt / Celle qui en a chié le plus en écrivant son livre le plus drôle / Ceux qui écrivent des poèmes « sur » la nature sans savoir distinguer un tremble d’un charme / Celui qui descend régulièrement à Venise juste pour voir deux trois tableaux au Musée Correr / Celle qui développe une vision panoptique du monde mondialisé qu’elle observe sur Facebook du rebord de son canapé de cuir de Russie et tout en sifflant des Limoncelli / Ceux dont la fureur d’acheter évoque une façon de pillage / Celui que retient la lecture des vieux murs y compris celle des vieilles usines / Celle qui ouvre les coffres de sa mère pour en humer l’odeur de jamais plus / Ceux qui parlent de Dieu et de sexualité sur le même ton de confidence décontractée somme toute assez dégoûtante / Celui qui se rince l’œil dans l’eau du bidet comme c’est la mode il paraît / Celle qui lit le dernier d’Ormesson dans son bain et tombe sur cette phrase comme quoi « le premier personnage du roman de l’univers fait son entrée assez tard : c’est la vie », puis constate que l’eau a vachement refroidi donc elle rajoute du chaud en se disant in petto qu’elle n’avait jamais pensé que la vie fût venue si tard alors qu’elle-même n’était pas née / Ceux qui sont venus à la psychanalyse comme d’autres à la chasteté / Celui qui se dit dans le vent comme le dirait une feuille morte / Celle qui boite pour se faire remarquer des fumeurs de cigarillos / Ceux qui fument ensemble sur le trottoir avec l’air de conspirer, etc.
    Image : Philip Seelen.

  • L'Enfant prodigue


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    Le jardin suspendu

    Ce que je vois d’abord est un jardin, et cette maison dans ce jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semble flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi je me dis que cette image me revient peut-être d’un rêve?

    Ce rêve serait celui d’un premier souvenir, et il est probable que ce soit bel et bien le premier souvenir réel qui m’est revenu par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on nous aurait fait de ce temps-là et qui aurait filtré dans le rêve, peu importe à vrai dire, sauf que le jardin sous l’eau relèverait alors d’une vision plus ancienne, je le comprends maintenant.

    J’aurai donc anticipé: avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant je me rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…

    C’est vrai qu’il y a beaucoup d’incertitude dans cette première remémoration, mais ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin me suffiront pour fixer les premiers éléments d’un récit possible de tout ce passé que je retrouve à chaque nouvelle aube avec plus de précision: les passerelles sont faites de planches de chantier disposées sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux; ensuite le jardin séchera, dont le grand pommier abritera bientôt le landau du nouvel enfant.

    Et chaque détail en appelle un autre: tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent: on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus.

    Tant de temps a passé, mais ce matin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à l’instant que je ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce jour de juin se levant, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre dans les nuits suivantes comme des lampes à chaleur variable, ces visages étranges, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îles dans l’eau de la maison - et je note tout ce que j’entends et que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent.

    Le mot LUMIÈRE ainsi me revient à chaque aube avec le souvenir de toujours du chant du merle, alors même qu’à l’instant il fait nuit noire et que c’est l’hiver. Plus tard je retrouverai la lumière de ce chant dans celui de Jean-Sébastien Bach que relance le dimanche matin une cantate de la collection Disco-Club de notre père, mais à présent tout se tait dans cette chambre obscure où me reviennent les images et les mots que précèdent les lueurs et les odeurs.

    Cela sent le pain chaud et la chair d’enfant: cela sent mon grand frère qui est encore petit. Nous sommes dans l’eau de l’intérieur de la maison. La mère et le père sont indistincts, sauf par la voix et l’odeur, ou par le toucher des mains et des joues. Ce n’est que plus tard que le père sentira la cigarette Parisiennes et qu’à la mère seront associées les odeurs de cuisine ou de lessive ou d’eau de lavande le dimanche avant le culte. Pour l’instant ce ne sont encore que des ombres ou des lampes autour de moi. Et d’ailleurs que cela signifie-t-il: moi? Ce n’est qu’après qu’on essaie de se représenter ce chaos originel et de l’arranger tant bien que mal. Pour l’instant on n’est qu’une oreille ou qu’un nez ou que des yeux au bout des doigts.

    Tout est sensation, et plus tard seulement viendront les images et les mots et plus tard encore reviendront les sensations par les images et les mots. Mais comment tout cela a-t-il vraiment commencé?

    Plus tard seulement me sera racontée l’histoire du serpent dans le jardin, du landau et de la terreur de la jeune fille, bien avant l’histoire de l’école du dimanche. Mais en attendant ce qui est sûr est que seule l’odeur de la pomme, dans l’herbe ou je la ramasserai plus tard sous le pommier qui sera le premier vaisseau de nos enfances, seule cette odeur me reste. Et peut-être, alors, mon culte des draps frais me vient-il de là? Mon goût du vert sur fond gris et des églises silencieuses? Mon besoin de tout réparer? Je ne sais ce qui m’a été donné ce jour-là dans le landau menacé par le serpent: peut-être une conscience? Une première intuition personnelle? Mon impatience de tout expliquer ou plus exactement: de tout nommer pour séparer le clair de l’obscur et le dehors du dedans? Que sais-je?

    Mon frère aîné, dans son pyjama de garçon, ne sera jamais freiné par aucune question. Mon frère est un soleil, constate-t-on en ces années de guerre, mon frère se lève dans son parc et parle à tort et à travers, mon frère agit et ne se regarde pas. Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question qu’il n’a pas voulu se poser. Lorsque les cendres de mon frère ont été dispersées dans le Jardin du Souvenir, j’ai ressenti cet abandon du Nom comme une atteinte personnelle, mais aurai-je jamais rencontré mon frère?

    Au milieu de la maison, donc au cœur de l’eau, se trouve le fourneau de fonte qui a l’air d’un cuirassier à l’ancre et dont la porte est percée d’un hublot de verre dépoli par lequel on voit la lueur du feu.

    On sait que le feu est un danger, mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur, tandis que les hommes noirs venus de dehors et qui transportent les sacs de charbon à travers la maison, noirs sous leurs capuchons baissés, sont aussi effrayants que la menace, pour les enfants, d’être enfermés un jour ou l’autre dans la cave à charbon.

    Le mot DEHORS évoquera longtemps un monde mystérieux où s’affairent les pères et les oncles. Dehors il fait encore nuit, en hiver, au moment où les pères et les oncles franchissent le seuil des maisons avant de réapparaître le long des routes enneigées ponctuées de halos de réverbères, soufflant chacun sa buée ou sa fumée de cigarette pendant que, dedans, les mères et les tantes remettent du charbon ou du bois dans les fourneaux.

    En ce temps-là, les mères et les tantes restent dedans à s’occuper de leur ménage et des enfants qui demandent plus de bras qu’on en a - surtout quand il y en a quatre, ne manque de relever notre mère, et nos tantes en conviennent.

    Notre mère n’a que deux bras, mais il lui en faudrait quatre fois plus et quatre fois plus d’argent pour nouer les deux bouts même si notre père fait son possible pour en ramener à la maison à la fin du mois. Notre mère et notre père se saignent pour nous, aurons-nous entendu dès ces années, en attendant que notre mère nous serine que jamais nous n’avons manqué alors qu’il y a tant de misère de par le monde et même chez nous.

    Le mot DEDANS signifie qu’on est à l’abri; chez nous, mais à l’abri de la misère, et la marque Le Rêve, en lettres anglaises peintes sur l’émail bleu du potager à bois jouxtant la cuisinière électrique, me revient comme un emblème des heures passées dans la chaleur odorante des matinées d’hiver à la cuisine, avant les années d’école.

    C’est là, juché sur une sorte de haute chaise articulée et transformable en siège roulant, que j’entreprends mon attentive scrutation des choses et des gens. Le potager à bois marqué Le Rêve en est un bon départ, et les préparations culinaires de ma mère ne cessant en même temps de dire: vite il me faut faire ceci, schnell il me faut faire cela. Le potager est une sorcière et ma mère est la fée en tablier du logis. Plus tard j’identifierai les hautes pattes du potager Le Rêve à celles de la sorcière Baba-Yaga dont le trépignement, à en croire mon grand frère, se fait entendre dans la forêt proche qui s’étend jusqu’en Russie où vient de s’éteindre le Petit Père des Peuples. J’aurai donc cinq ans à l’arrivée de Baba-Yaga du fin fond de la taïga, mon frère en comptera cinq de plus: plus que l’âge de raison, même s’il reste sensible à la férocité chatoyante des contes russes et se réjouit de m’en effrayer à mon tour en me les racontant dans le noir.

    C’est comme ça qu’il me raconte, dans le noir, l’histoire des deux Ivan, le petit et le grand, deux frères comme nous, le petit qui rêve et le grand qui vole.

    Le petit Ivan vient de s’endormir quand il voit le grand Ivan, appuyé à un rayon de lune, qui lui propose de l’emmener sur l’île où tout est possible, et tout aussitôt le petit Ivan, qui a répondu oui-da, se sent emporté dans les airs par le grand Ivan qui lui recommande de s’accrocher. Sur l’île où tout est possible, les deux premiers défis sont relevés par le grand Ivan, qui allume un feu pour y brûler son ombre avant d’y griller trois poissons qu’il n’a pas pêchés. Mais tout se gâte ensuite lorsque le petit Ivan prétend qu’il voit toujours l’ombre du grand Ivan et que les poissons n’y sont pas, sur quoi la pluie s’abat sur le feu du grand Ivan tandis que le petit Ivan, qui a sorti sa flûte de jonc, en joue pour faire cesser la tempête, au dam de son frère qui défie alors Baba-Yaga, surgie de son ombre, de montrer au petit Ivan de quel bois elle se chauffe. Baba-Yaga se chauffe au bois de mon grand frère, mais un jour mes larmes me sauveront la mise comme elles sauvent la vue de Michel Strogoff avec lequel je reviendrai en Russie bien plus tard.

    A chaque aube me revient, du fond du corps, cette angoisse irrépressible qui est peut-être une affaire d’âge, et qui se dissipe avec le premier café en réactivant alors, étrangement, de très anciennes hantises de cataplasmes et de ventouses administrés à l’enfant cloué à plat ventre.

    Comment a-t-on pu vivre dans ce tout petit corps de mollusque, et supporter tant de tribulations, et s’en relever si crânement? Mais avant: comment est-on sorti de l’eau de la nuit sans crever de cet effroi? Et ensuite, comment a-t-on franchi l’escalier de pierre séparant le dedans de la maison du dehors sans tomber dans le vide qu’on imaginait?

    A mesure que l’angoisse du fond du corps me surprend à chaque aube de plus, s’aiguise l’épée du mot qui me défendra des poignards du souvenir, et je ne parle pas que du souvenir des maux de la première heure qu’évoque l’expression faire ses dents, mais de tout ce qui fait cette planète de douleurs où cataplasmes et ventouses vont de pair avec soif d’enfer ou faim de lait, canicules de fièvre ou frissons glacés des épidémies familiales ou mondiales; puis le café de l’aube me ramène à l’apaisante onction des mains de mères ou de tantes, aux matinées des petites convalescences.

    Le mot CLAIRIÈRE me vient alors, avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait que matérialiseront les biscottes et la tisane du rescapé.

    La neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit, mais à présent il est temps de ne plus subir à plat ventre les cataplasmes et les ventouses: c’est l’heure de se lever dans le parc à barreaux de bois que ma grande sœur vient de quitter en se dandinant comme une canette pour se diriger toute seule vers l’autre monde que désigne le mot dehors; c’est l’heure de se mettre à tomber.

    Il faut tomber longtemps, avant de tomber sur sa propre image dans un miroir, pour s’apercevoir que le Nom qu’on entend prononcer à tout moment partout où on est correspond à ce que désigne le mot CORPS, qui ne sera d’ailleurs jamais bien clairement défini ni bien distinct de ce que désigne le mot ÂME. Or, on avance à tâtons, et chaque aube on retombe dans cette même difficulté d’exprimer ce que signifie le mot CELA, comme, tout enfant, lorsqu’on regarde une lettre inscrite sur un cube, dans son parc à barreaux, puis une autre, puis d’autres encore dans la soupe aux lettres ou sur les étiquettes des objets, et ces lettres accolées forment des mots comme Le Rêve et ces mots sont déjà des sortes de choses.

    Qu’est-ce que CELA? Cela seul à vrai dire, cette question et ce mystère, ce besoin de savoir et d’irradier ensuite me fait revenir avant chaque aube à ma table avec autant d’incertitude attentive que de curiosité de l’âme et du corps, puis de satisfaction du corps et de l’âme, comme à consommer une fusion ou une effusion – cela seul me lance en avant comme la première semence lance en avant l’impubère qui se demande devant son premier sperme: mais qu’est-ce diable que cela? Où s’arrête mon corps? Tiens, l’odeur de ma petite sœur n’est pas la même que celle de mon grand frère! Celui-ci sent plutôt le fromage frais, celle-là plutôt l’abricot, comme notre mère sent le matin la pommade Nivea et notre père la verte eau de Cologne 4711.

    Cela forme un premier cercle contenu dans le carré du petit parc délimitant le premier territoire où nous tombons, lui-même contenu dans le dédale de pièces et de couloirs et d’escaliers et de retraits de la maison, elle-même contenue par le quartier et le quartier par la ville et la ville par le pays et le pays par les autres pays et les autres pays par le monde et le monde par la mappemonde du Petit Larousse dans lequel je tomberai quand je serai sorti du parc, et le ciel désigné par le mot LÀ-HAUT qui désigne aussi la demeure de celui que désigne le nom de Dieu, censé contenir tout ça.

    Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges d’enfant et d’adolescent: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu te voit. Dieu t’écoute. Dieu te protège. Dieu te punira, si. Dieu va te récompenser, si. Dieu ne sera pas content, si. Dieu sera triste, si. Le bon vieillard chenu. Le proprio toujours malcontent. L’œil dans un triangle. Le doigt pointé. La terrible voix. Le père sévère, ou pas. L’attentionné pépère, ou pas. La petite voix ou le tonnerre. La petite voix plus intime à toi-même que toi ou le Jupiter tonnant, le Yaweh des nuées. Le Juge Suprême. Celui qui nous attend LÀ-HAUT.

    Alors que devant le mot CELA je reste seul et muet, comme si je me voyais moi-même sans miroir, de dos ou du dedans, visible les yeux fermés ou invisible à l’œil nu.

    Ce matin je me rappelle la fois où nous avions joué au jeu de l’Aveugle, et me voici rejoindre imaginairement le dehors sans quitter le dedans, en jetant des passerelles au-dessus des abîmes du temps.

    Ainsi nous étions-nous trouvés ce jour-là tous les quatre à ne pas savoir que faire, sans envie de nous cacher une fois de plus ou de cacher un objet une fois de plus, si bien que nous avions inventé ce jeu de l’Aveugle qui consiste à faire la nuit complète dans la maison, puis à s’y perdre, à s’y retrouver à tâtons, à ne plus trop savoir si l’on est encore dedans ou dehors, alors même que nos père et mère, absents en cette fin d’après-midi de dimanche d’hiver, ont fermé à double tour la porte d’entrée et celle aussi de la cave où nous risquerions de tomber.

    La révélation de ce que c’est qu’un mur et qu’il cogne, la solidité des objets aux angles vifs sur lesquels on se dilacère si l’on n’y prend garde, la conscience soudaine que tout dans le noir devient gueule du loup où c’est soi-même qui se jette sans faire gaffe, et c’est un gouffre dans le gouffre, les pans de murs que je palpe, le couloir qui s’esquive Dieu sait où, tout à coup cette main perdue qui touche une jambe nue, partout les membres épars d’un corps coupé en morceaux dont j’apprendrai bien plus tard qu’il a été jeté au Nil et n’est autre que celui d’Osiris, tout ça ne fera fête qu’avec des cris de fous.

    Ils ont fait les fous, constatera la mère en rétablissant, la première, la lumière sur le champ de bataille, mais le souvenir de la fête est si fort qu’on n’aura de cesse de recommencer le jeu de l’Aveugle afin d’établir (on ne s’en doute pas mais c’est bien de ça qu’il doit s’agir) la cartographie de son corps et du corps du monde...

     (Ce texte constitue le début de L'Enfant prodigue, récit à paraître le 21 janvier 2011 aux édition d'autre part, dans une nouvelle collection Passe-Muraille.)

    Image de couverture: Philip Seelen

    Portrait de JLK: Augustin Rebetez.

     

     

  • Dürrenmatt imagier

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    ALBUM. Le génie du dramaturge débordait dans ses visions de dessinateur et de peintre
    S’il se défendait d’être un peintre, argüant que, techniquement, il peignait « comme un enfant », Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) n’en a pas moins accompli une œuvre picturale hors du commun, qui nous intéresse autant pour ce que ses figures « disent » en écho aux pièces de théâtre, aux romans et récits ou aux essais du grand écrivain, que par leur propre langage plastique, d’un « enfant » décidément génial. Qu’il s’agisse de ses dessins à la plume aux motifs obsessionnels (avec le Minotaure et autres thèmes mythologiques), de ses crucifixions, de ses visions cosmico-apocalyptiques, de scènes expressionnistes de la comédie sociale (la fameuse représentation du suicide collectif des banquiers fédéraux, ou ses caricatures au vitriol de critiques et autres pontifes), cette œuvre est déjà connue dans les grandes largeurs, qui a fait l’objet de maintes expositions et autres publications.
    A celles-ci, en marge d’une nouvelle présentation au Centre Dürrenmatt de Neuchâtel, s’ajoute un superbe album paraissant dans la collection dirigée par Frédéric Pajak à l’enseigne des Cahiers dessinés, préfacé par l’écrivain et historien de l’art paul Nizon et contenant, en outre, divers textes très intéressants du grand « Fritz ». A découvrir surtout: tout un pan jusque-là méconnu de l’activité picturale de l’écrivain (bon) père de famille qui réalisa, dans les années 50, pour ses trois enfants, deux formidables livres d’images jamais publiés et que Valère Bertrand n’hésite pas à qualifier de «chefs-d’œuvre ». De couleurs très vives en à–plats de gouache, avec des scènes fantastiques rappelant à la fois l’univers des contes et celui d’un certain... Dürrenmatt, avec diables rouges et chevaliers-libellules, voyages interstellaires et sous-marin vert, le premier rappelle le graphisme de Babar en dix fois plus fou, tandis que le second, au crayon de couleurs, transporte le petit lecteur dans une Afrique-Amérique mêlant tigres et Indiens, géants et poupons asiates.
    Dans sa préface à Dürrenmatt dessine, Paul Nizon insiste sur le fait que l’écrivain n’a rien d’un « peintre du dimanche », invoquant ses parentés avec les expressionnistes Grosz ou Ensor, notamment, et le qualifiant de « franc-tireur démoniaque ». Pour sa part, analysant la genèse et le développement de ses représentations bibliques ou mythologiques, Dürrenmatt lui-même les inscrit dans une « pensée dramaturgique » en phase avec son travail de conteur ou d’auteur de théâtre. Autant dire que la plume qui dessine ne fait que poursuivre, en cauchemars éveillés, la quête de l’écrivain visionnaire.
    Dürrenmatt dessine. Préface de Paul Nizon. Textes de Friedrich Dürrenmatt et Valère Bertrand. Buchet-Chastel, Les Cahiers dessinés/Centre Dürrenmatt, 170p.

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  • Soljenitsyne providentiel

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    En mémoire du grand écrivain russe, né le 11décembre 1918. 

    Le combat biblique de David contre Goliath revient à l’esprit à l’instant de se rappeler la destinée historique providentielle, à la fois politique et littéraire, d’Alexandre Soljenitsyne. Nul écrivain du XXe siècle n’a été plus engagé, corps et âme. Nul n’a montré plus de courage et d’énergie, dans sa vie et par son œuvre. Contre le pouvoir totalitaire de Staline, qui l’envoya au bagne. Contre l’Etat soviétique et ses chiens de garde, ministres ou plumitifs. Contre les « pluralistes » occidentaux après son exil de 1974. Au fil d’une œuvre en continuelle expansion, brassant la langue et la revivifiant (on sait qu’il l'a renouvelée par un dictionnaire de son cru !) tout en menant ses campagnes de résistant, l’écrivain, conteur plein d’humanité et poète en prose de grand souffle, fit à la fois figure de chef de guerre et de prophète.

    Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur marqué au feu de la guerre et du goulag, du cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt diffusé dans le monde entier), confronté au déchaînement des larbins de tous les pouvoirs. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La Ferme de Matriona, Le Pavillon des cancéreux, Le Premier Cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale, à valeur de mémorial anthropologique, de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage d’anciens détenus. En 1967, le Nobel soviétique de littérature Mikhaïl Cholokhov déclarait: « Il faut interdire Soljénitsyne de plume». Un an plus tard, l’indomptable auteur fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljenitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février de cette année et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont avec sa femme Alia et ses quatre fils. Les premières apparitions de Soljenitsyne se sont gravées dans nos mémoires par sa formidable, lumineuse présence, plus rayonnante encore dans l’émission que lui consacra Bernard Pivot en 1993. David à stature de Goliath…

    Soljenitsyne.jpgS'il faut rappeler ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljenitsyne a trop souvent été réduite, dès son exil, à celle d’une espèce d’ayatollah nationaliste, voire fascisant (sa défense malencontreuse du Chili de Pinochet), vitupérant le laxisme occidental. Dès son arrivée à Zurich, le personnage divisa. Ses propos peu amènes sur les accords d’Helsinki, plus tard son pamphlet contre Nos pluralistes, jetèrent les premiers froids. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».
    Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit à la lecture de l’extraordinaire « roman » autobiographique à épisodes constituant une partie de son œuvre. A côté de l’immense fresque historique à plusieurs « Nœuds» de La Roue rouge, sondant les tenants et les aboutissants de la guerre et de la Révolution, Soljenitsyne a raconté avec Le chêne et le veau, puis dans ses récentes Esquisses d’exil, un demi-siècle de combats contre la vilenie des chacals soviétiques, puis, aux Etats-Unis, des faiseurs de scandales ou de procès juteux, de tel maniaque publiant des montages pornographiques à son effigie à tel reporter « inventant » une interview, jusqu’aux calomnies répandues sur l’usage de son Fonds d’aide aux familles d’anciens détenus, entièrement financé par les droits mondiaux de L’Archipel du Goulag et toujours alimenté dans la Russie actuelle...
    Soljenitsyne8.JPGA la fois « David » à la minuscule écriture (pratique de l’ancien proscrit), témoins des « invisibles », qui lui étaient si chers et revivent dans ses livres autant qu’ils lui firent fête à son retour de 1994, et Goliath tenant tête à Eltsine avant de recevoir Poutine pour lui conseiller quelques réformes, le vieux maître s’est éteint dans sa chère Russie dont il craignait la mort de l’âme (La Russie sous l’éboulement), qu’il aura conjurée, après Tolstoï et Dostoïevski, avec quelle furieuse ferveur.

    Par le seul pouvoir des mots, Soljenitsyne a vaincu les tanks

    Soljenitsyne2.jpgAlexandre Soljenitsyne, plus qu’aucun écrivain « engagé » du XXe siècle, restera dans l’Histoire comme l’incarnation du pouvoir de la littérature. Après qu’il eut autorisé en 1974, au risque de sa vie, la publication de L’Archipel du Goulag en Occident, l’auteur de cette inoubliable traversée du monde concentrationnaire soviétique insista sur le fait qu’il s’agissait là d’une « enquête littéraire » et non d’un rapport scientifique. Le succès public immédiat de l’ouvrage ne s’explique pas par son contenu idéologique mais par l’extraordinaire vitalité du tableau qu’il brosse à partir des milliers de témoignages recueillis, que l’écrivain ressuscite à travers leurs mots. Ceux-ci ne se bornent pas à un « message ». Ils incarnent autant de ces vies « invisibles » dont Soljenitsyne s’est fait le témoin tantôt en verve et tantôt en rage. L’Archipel du Goulag ne se borne pas à une « dénonciation », comme tant de textes de dissidents : c’est une polyphonie vocale, au même titre que Souvenirs de la maison des morts, où Dostoïevski décrit le bagne de Sibérie où il passa cinq ans, ou que le Voyage à Sakkhaline de Tchékhov. Le pouvoir des mots, dans ces trois textes essentiels, ne se borne pas à la dimension politique ou morale : ils suent la vie, la détresse, le mélange de courage et d’abjection qui s’observe dans l’archipel des douleurs, les cris et les psaumes. 

    En exilant Soljenitsyne et en le privant de sa citoyenneté, les autorités soviétiques l’ont honoré d’une certaine façon : c’était reconnaître le pouvoir de ses mots, qui survivent aujourd’hui à l’empire éclaté, comme ils survivront à l’écrivain. Les mots d’Ivan Denissovitch. Les mots de Matriona. Non tant les mots unidimensionnels du prophète nationaliste ou du prêcheur, mais les mots puisés dans le vivier de la condition humaine, les mots cueillis au dernier souffle des humiliés et des offensés, les mots de la ressemblance humaine dont tous entendent la musique…