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Carnets de JLK - Page 138

  • Présence d'un ardent

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    Entretien avec Georges Haldas. Pour mémoire...
    En Suisse romande, Georges Haldas s'imposait au premier rang de ceux qui nous aident à réfléchir sur le sens de notre destinée personnelle, dans une perspective à la fois intime et globale, à l'écart des partis et des idéologies, mais avec la passion d'une homme engagé au sens le plus profond.


    - Que cela signifie-t-il pour vous d’écrire en Suisse ?
    - Lorsque j'écris à propos des choses qui sont pour moi fondamentales, telles que le sens de la vie, la place de la mort dans l'existence, la fonction de chaque être humain, la vocation de l'espèce humaine dans la totalité de l'Univers, etc. , bien que travaillant en Suisse, à Genève, chez Said, je n'en ai n'ai pas conscience. Après coup, étant donné que je parle de ce qu'il y autour de moi et des choses que j'aime dans cette ville, le quartier de Plainpalais, la rumeur de l'Arve, une matinée lumineuse quand je traverse le jardin des Bastions, ce sont les autres qui pourront dire que j'ai peut-être rendu tel ou tel aspect de Genève. J'aime cette petite grande ville où se concentrent une intensité, un mouvement, une certaine fièvre et une mesure qui font que je m'y sens plus à l'aise qu'ailleurs. Ma double appartenance grecque et romande fait cependant que je suis toujours resté un peu à distance des traditions locales ou de ce qu'on appelle "l'esprit de Genève". C'est que les questions qui requièrent mon attention impliquent la personne humaine et ses grands fonds, plutôt que la société. En fait, toute appartenance est inconsciente. Dès qu'elle est consciente, elle se charge de quelque chose de social et de voulu qui me paraît factice.
    - Vous passez pourtant pour un écrivain qui s'intéresse vivement à la société...
    - C'est vrai, mais je m'explique. Pendant la guerre, je trouvais honteux de n'appartenir qu'à la DAP (Défense Aérienne Passive, ou débine-toi-avant-que-ça pète!). Mais si je brûlais de m'engager dans l'active, ce n'était pas pour défendre à tout prix le territoire da la mère patrie. C'était par solidarité avec les garçons de mon âge, et parce que je considérais que la vie est sacrée, alors que l'idéologie nazie allait à l'encontre de ce que poétiquement et humainement je considérais comme le fondement de l'existence. Pareillement, si j'ai été un compagnon de route du parti communiste, ce n'était pas pour des raisons idéologiques, mais parce que les cocos et les chrétiens étaient des ennemis du fascisme et du nazisme et prônaient l'avènement d'une société plus fraternelle – hélas, on a vu le résultat ! Ceci dit, je n'ai jamais pu dissocier l'émotion qu'on a devant la beauté du monde et l'émotion qui découle de la fraternité humaine. On ne peut comprendre la psychologie d'un peuple si l'on n'en connaît pas les fondements, et c'est pourquoi je me suis approché de l'islam.
    - Qu’est-ce qui vous attache particulièrement à la Suisse, ou qui vous y rebute ?
    - Une telle question suscite tant d'impressions en moi que je ne sais par où commencer ! D'abord, c'est le simple bonheur de retrouver des choses familières, et le soulagement d'échapper à une certaine angoisse qu'on éprouve dans les grands pays. Il y a des lieux (Genève, les Franches-Montagnes, Lavaux) qui m'émeuvent autant qu'en Grèce, mais mon attachement à la Suisse tient aussi à d'infimes détails: la solidité des tasses au petit déjeuner, ou l'épaisseur et la sécurité des loquets de porte en Suisse allemande... En même temps me pèse, passée la frontière, la tendance à la somnolence de ce confetti privilégié qui n'a pas été mêlé depuis deux siècles aux guerres, aux conflits sociaux ni même aux grandes catastrophes naturelles du monde, et qui s'abandonne à une certaine sclérose paisible, d'autant plus insidieuse qu'elle se situe dans un cadre idyllique. Il y a en outre une réalité meurtrière, camouflée derrière les géraniums. Or cette atmosphère de repli sur soi et de prudence nous renvoie aussitôt à l'histoire de ce pays et à la complexité des choses. Le sentiment que j'éprouve envers la Suisse est complexe et contradictoire, mais tout se réduit au fait que j'aime y être. Je ne me sens pas particulièrement suisse, mais j'aime être en Suisse. Je ne supporte pas, lorsque je suis à Paris, d'entendre les Français se gargariser de slogans et de clichés. J'aime bien Le canard enchaîné, mais le dossier qu'il a consacré à la Suisse dégoulinait du crétinisme le plus avancé, d'ailleurs alimenté par certains Suisses. A l'opposé de ce dénigrement facile, le vrai travail d'un écrivain, mais aussi d'un journaliste, devrait être de montrer la complexité des choses et non pas de réduire la réalité à des schémas ridicules.
    - Que pensez-vous des médias actuels ?
    - Première impression: saloperie de presse, lamentable, vulgaire ! L'impression que toute cette bande n'a qu'un souci: vendre, vendre, vendre à n'importe quel prix ! Tant de bêtise et de confusion me fout en colère ! Puis je ris, je me dis que c'est la vie. Mais en même temps cette rage vient de la haute idée que je me fais de la presse et du métier. J'ai connu des journalistes de valeur qui avaient une culture, un sens de la vérité humaine, qui exposaient leurs opinions avec calme et politesse, qui avaient un sens réel de la complexité des problèmes. Un journaliste, c'est quelqu'un qui, de tout son coeur et de toute son intelligence, cherche à comprendre ce qui se passe dans l'histoire immédiate si difficilement déchiffrable, puis s'attache à éclairer les faits sans parti pris ni slogans meurtriers. C'est parce que beaucoup de journalistes trahissent cette mission que je suis furibard. Et puis il y a un phénomène à mon sens catastrophique, c'est l'aplatissement de la presse écrite devant ce monstre qu'est la télévision. La télévision pourrait être un instrument formidable, mais la plupart de ses dirigeants sont des larbins de l'Audimat sans visée globale. Ainsi la télévison mène-t-elle à une banalisation de la vie qu'on peut dire géologiquement stupide. Une fois encore, ce n'est pas par esprit négatif que je fais ce constat, mais parce qu'il se trouve des émissions intelligentes, émouvantes, et des journalistes honnêtes qu'il faut soutenir.
    - Comment vivez-vous la saturation de notre monde par l’image ?
    - Les images ne sont qu'un aspect de la réalité. Prenez un match de football: le reportage télévisé a beau être très précis, il ne restitue aucunement tout ce qui se passe sur le stade, avec les gens, l'atmosphère, les pronostsics, le souvenir des matches d'autrefois qui vous revient, les odeurs, les blagues du public, l'attente, la foule qui lévite ou qui gronde, tout un monde intérieur et extérieur que l'image aplatit complètement. A ce nivèlement de la réalité, on ne peut résister que si on s'occupe soi-même de gens vivants et qu'on a une expérience de la souffrance d'autrui. Vous savez: on n'est vraiment sensible qu'à ce qu'on voit de près. Pendant la guerre, dans la rédaction du journal où je travaillais, les nouvelles qu'on recevait des fronts étaient souvent terribles: cent mille morts par ci, cent mille morts par là. Et voici qu'un jour, un typo qu'on aimait bien, qui s'appelait Billard, a eu une crise cardiaque. Or cinquante ans plus tard, j'ai un souvenir plus vif de la mort de Billard que des nouvelles de Stalingrad. C'est le même constat qui fait dire à Jung que les grands événements sont insignifiants par rapport aux moindres choses qui nous arrivent…

  • Ceux qui donnent le change

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    Celui qu’on tenait pour un méchant homme et dont la servante Aglaé a brûlé les carnets prouvant le contraire / Celle qui pose à la belle âme et récite donc par cœur des Poëmes de Dominique de Villepin / Ceux que la flatterie ne fait point ciller d’un cil docile / Celui qui déjoue tout attentat à la pudeur / Celle qui sniffe les confessions cathodiques des invités de Delarue / Ceux qu’on croit sur parole sans qu’eux-mêmes y prêtent la moindre foi / Celui qui se la joue impénétrable style Ombre jaune de Bob Morane / Celle qui ne montre rien de son impatience de les écraser tous / Ceux qui avancent en tortue romaine vers le Siège de la DG / Celui qui négocie à l’instinct style main de singe sous gant de caïman / Celle qui ruse avec le Cobra / Ceux qui avancent masqués de leurs visages nus / Celui qui passe pour l’affidé de Ceux du Siège / Celle qui grimace son contentement au personnel colère / Ceux qui n’ont jamais l’air de marner / Celui que son passé chinois tient debout / Celle qui passe de la vertigineuse lucidité du réveil au flou artistique de son tailleur Chanel / Ceux qui survivent dans le sexe anonyme / Celui qui dit peut-être en pensant jamais / Celle qui mégote pour faire chier les apprentis foutraques / Ceux qui invoquent Ben Laden pour mater la meute / Celui qui se réfugie dans les films de nature / Celle qui repart dans la vie avec une nouvelle déco fantaisie / Ceux que le seul nom de rue des Cascades fait pisser / Celui qui danse son architecture devant le colloques des financiers / Celle qui pense Futur dans son bureau de la Twin Tower en passe de s’effondrer / Ceux qui la ramènent sans être de la partie et voteront de toute façon contre par principe / Celui qui gère ses affects par SMS / Celle qui fait l’innocente malgré sa dégaine de Russe avérée / Ceux qui ont toujours l’air de passer chez Drucker / Celui qui feint de tout pardonner / Celle qui met l’embargo sur ses aveux / Ceux qui croisent leurs bois comme des élans sociaux, etc.


    Image : Philip Seelen

  • Grand écrivain de la Relation

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    Hommage à Georges Haldas, qui vient de nous quitter à l'âge de 93 ans.

    C’est un grand écrivain de la Relation qui vient de disparaître en la personne de Georges Haldas. Relation à soi. Relation à l’autre. Relation à Dieu qu’il appelait pudiquement le « grand Autre ».

    Or déjà nous l’entendons protester: « Pas écrivain ! Plutôt homme qui écrit ! ». Scribe, en effet, de la vie la plus ordinaire. Témoin, pour citer le titre de sa première chronique, des « gens qui soupirent, quartiers qui meurent ». Veilleur du matin qui a dit, mieux que personne, le chant de l’aube.

    Avant la figure légendaire des cafés genevois penché sur ses carnets comme un mandarin chinois : un capteur de vie sous tous ses aspects, dont ses livres rendent le sel et le miel des «minutes heureuses». Tout ce qu’il écrit : carnets, poèmes, chroniques, coule de la même source et diffuse la même aura sans pareille. Et dans la vie déjà: rien de comparable avec une soirée en tête-à-tête avec Haldas. Présence unique, intense, fraternelle. Haldas ou la passion. Féroce parfois, même injuste, voire cruel, mais aussi drôle et vivant, exécrant la bonne société et vitupérant le «grand Serpent». Cherchant enfin, et de plus en plus, la lumière christique. Continuant d’écrire dans la quasi obscurité avec l’aide de « petite Pomme », sa dernière compagne.

    Cent livres comme un seul
    Georges Haldas laisse une œuvre avoisinant les cent titres, d’une totale cohérence. Il a raconté maintes fois comment le « petite graine » de la poésie a été vivifiée, dès son adolescence, pour fonder un véritable Etat de poésie. Ses premiers livres majeurs, Boulevard des philosophes (1966) et Chronique de la rue Saint-Ours (1973) rendent hommage au père grec, un peu déclassé, communiquant à son fils la passion du football et l’attention à la chose politique, puis à la «Petite mère», dont l’humble présence sera magnifiée dans les admirables Funéraires.

    D’emblée, cependant, c’est aussi le boulevard et la rue qui revivent, et le quartier de Plainpalais, et tout Genève, avec des ramifications vaudoises et grecques. C’est l’époque aussi, avec ses affrontements sociaux, la tentation du communisme et l’aventure commune des éditions Rencontre où il préfacera les chefs-d’oeuvre de la littérature universelle.

    Compagnon de route des «cocos», mais en « gauchiste christique », Georges Haldas est également resté en marge du milieu littéraire. Quoique défendue à Paris par un Georges Piroué (qui le publia chez Denoël) et quelques critiques, son oeuvre franchit mal la barrière du Jura. Trop de métaphysique là-dedans, au goût de nos voisins cartésiens, et la langue de l’écrivain, volontairement cassée, hachée, a fait obstacle plus encore que celle de Ramuz. Une rencontre décisive enracinera du moins son œuvre en terre romande: celle de l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, peu soucieux de langage policé et de l’aspect peu « vendeur » des livres d’Haldas. À l’enseigne de L’Age d’Homme paraîtront ainsi, dès 1975 et avec tout le reste, les quatre chroniques fluviales de La Confession d’une graine, massif central aussi passionnant que touffus, autour duquel gravitent des ouvrages plus accessibles qui ont connu de vrais succès populaires, tel le merveilleux triptyque de La Légende des cafés (1976), La Légende du football (1981) et La Légende des repas (1987).

    Au cœur de la Relation, avec ses contradictions quotidiennes et ses fêlures, le poids du monde et le chant du monde, c’est enfin par les seize volumes des carnets de L’Etat de poésie que Georges Haldas continuera de nous aider à vivre.

    «Le pire qui puisse nous arriver, c’est de donner dans l’élévation spirituelle», note le scribe qui va jusqu’à moquer la «haute foutaise» d’écrire. Mais voici qu’il relève «ces passages d’un train dont la rumeur, dans la campagne, le soir, lentement décroît - et c’est chaque fois un peu ma vie, avec l’enfance, qui se déchire». Ou ceci : «Ce n’est pas d’exister que je me sens coupable, mais d’exister tel que je suis. Fragile, incertain, contradictoire, minable. Bref, un chaos d’inconsistance. Et plus nuisible aux autres encore qu’à moi-même. Et condamné à faire avec ça».

    Or le lecteur en témoignera bien après la mort de Georges Haldas: que ce «minable» le désaltère comme personne, le revigore et le tient en éveil...


  • Le moment du rire

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    Triptyque critique, III.  De la satire: pertinence et limites. Peut-on rire d'un enfant noir ?

    Devant la démence du monde actuel, le parti de rire représente, sans doute, un moment important. Dans un chaos soumis à la fausse parole, selon l’expression d’Armand Robin reprise récemment par Yves Bonnefoy, où tous les simulacres de la Vertu et du Bien ne visent qu’à fortifier les pouvoirs de l’oppression et de la destruction, tandis que les postures d’une rébellion infantile dissimulent tous les accommodements au confort intellectuel et à l’avachissement, un premier refus, quasi physique, tripal, doit passer par le rire aux éclats.

    Nous avons ri aux éclats en découvrant, quelques années après la publication de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, la satire la plus dévastatrice qui ait été faite du totalitarisme soviétique dans Les Hauteurs béantes d’Alexandre Zinoviev. En poussant, à l’extrême, l’absurde logique communiste, pour en «retourner» la rhétorique ubuesque et mensongère, Zinoviev faisait œuvre salubre dans le moment du rire. Bien entendu, la charge du logicien russe simplifiait la réalité, comme la charge du Candide de Voltaire la schématise aussi. Les Hauteurs béantes ont marqué une brèche notable dans la langue de bois, mais ce grand livre ne remplacera jamais le moment de la connaissance que représente L’Archipel du Goulag ou les écrits de Varlam Chalamov, de Vassili Grossmann et de tant d’autres témoins de la tragédie du communisme russe.

    Pour en revenir à L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier, dont je me garderai de comparer le talent caustique au génie profus (et souvent égaré d’ailleurs…) de Zinoviev, il pose bel et bien, dans le moment du rire qu’il nous fait vivre, la question de la satire et de sa légitimité, mais aussi de ses limites.

    Le livre a d’autres limites liées à quelques défauts, sur lesquels je passerai vite. En premier lieu, il me semble pécher par saturation de références et de clins d’yeux entendus, qui frisent parfois le pédantisme. Pour nous montrer qu’il est à la coule en matière de cinéma et de musique, l’auteur truffe littéralement son texte de citations de films et plus encore de titres de morceaux de musique, constituant une véritable playlist, qui en dit plus long cependant sur ses goûts que sur ceux de ses personnages. Ainsi, que Moussa ait vibré en Afrique à l’écoute d’Otis Redding (Sitting on the dock of the bay, 1968) paraît-il hautement improbable, mais on comprendra vite que la vraisemblance est le dernier souci du satiriste, qui prête en somme ses propres goûts aux ados des années 90…

    Par ailleurs, l’énoncé répétitif de centaines de noms de marques de vêtements ou d’objets, qu’on retrouve en effet aux quatre coins du monde, à l’enseigne de la globalisation, aurait pu s’émincer sans dommage. On avait fait le même reproche, à l’époque, au roman de Bret Easton Ellis intitulé American Psycho, lui aussi boursouflé dans cet ordre du Name dropping. En revanche, le souffle de l'auteur est tel qu’on n’a pas trop envie de chipoter, sa verve s’exerçant jusque dans ses parodies du kitsch lyrique dont raffolent les auteurs de best-sellers. Ainsi pourrait-on dire que Jean-Michel Olivier parodie un Philippe Djian ou un Marc Levy en écrivant : « Les nuages sont des livres qui refluent vers la nuit »...

    Quant aux limites effectives d’un tel roman, il me semble qu’elles tiennent essentiellement aux limites de la satire elle-même, où le sarcasme et l’ironie « panique » dominent, plus que l’humour.

    Enfin, peut-on rire aujourd’hui des tribulations d’un enfant noir alors que tant de ses semblables en bavent sur le terrain, n’est-ce pas ? Bien sûr que oui, qu’on le peut, et le grand Ahmadou Kourouma l’a prouvé, et l’on rit aussi de bon cœur à la lecture de Demain j’aurai vingt ans d’Alain Mabanckou, même si la dominante des ouvrages de ces deux-là est l'humour plus que l'ironie. Or l’important, en fin de compte, est que ce moment du rire participe de ce qu’il y a de meilleur en nous, pur de tout cynisme, et que ce moment du rire nous confronte au tragique de la condition humaine par le biais de la comédie. Ce n’est pas autre chose que Bertolt Brecht conseillait au poète algérien Kateb Yacine quand celui-ci lui parlait des malheurs de son peuple : « Ecrivez donc une comédie ! »

    Jean-Michel Olivier. L’amour nègre. Editions L’Age d’Homme / De Fallois, 346p

  • L'Amour nègre, storyboard.

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    Triptyque critique, II. Le scénarion du livre détaillé.

    La narration en cinq parties (Africa, America, Oceania, Asia, Europa) de ce qui se donne pour un roman-monde est assurée par un personnage attachant, et de plus en plus, au fur et à mesure que son bonheur s’affirme d’une cata à l’autre – à l’instar du Candide de Voltaire -, Africain de naissance et successivement prénommé Moussa par son père biologique, Adam par ses parents adoptifs américains et Aimé sur son dernier passeport suisse que lui fait bricoler une banquière enamourée avant de le ramener à Genève comme un bonobo sexuel.
    Jusqu’à l’adolescence, Moussa a vécu l’état de nature tel que le fantasment encore pas mal d’Occidentaux, brossant à distance (car c’était « il y a longtemps » et il n’a pas trop de souvenirs du « coupe-gorge » de son enfance) un tableau folklorique à souhait, sur fond de matriarcat collectif (les Reines) entretenant de sanglants rites archaïques, tel celui qui consiste à élire le plus fringant jeune homme, qui les consomme toutes avant d’être occis et dévoré, tandis que les hommes se livrent à de bas trafics avec les touristes de passage. Le tableau est absolument caricatural, mais il préfigure en somme l’image que, des années plus tard, les tabloïds de la Cité des Anges reproduiront de Moussa devenu Adam Hanes, fils de stars : ce négro se nourrissant de criquets au chocolat et jouant du tam-tam d’une main et de sa machette de l’autre.
    Par ailleurs, le tableau initial joue d’emblée sur une sexualité exacerbée : la nuit africaine est scandée par « le tam-tam des négresses qui astiquent le bambou des nègres », et toute la nature participe à ce joyeux ramdam. Passant par là, la touriste n’a qu’une hâte qui est de faire se déshabiller Moussa et de le peloter dans la rivière, quitte à se faire entraîner soudain par le courant vers les crocodiles affamés. Et puis cet Eden ne nourrit pas son bon sauvage : ainsi le père prolifique de Moussa, aussi cupide que lubrique, vend-il ses enfants aux plus offrants, et par exemple, s’agissant de «notre héros», à ce couple de mégastars que forment Dolorès Scott et Matt Hanes, dont il obtiendra en bonus la promesse d’une télé à écran plasma 60 pouces avec Bluetooth et WiFi intégré...
    Après cette ouverture africaine à grands traits elliptiques jouant sur les clichés coloniaux, c’est dans le vif du sujet que le lecteur va se trouver plongé dès l’arrivée en la Cité des Anges, et plus précisément dans l’hacienda «de rêve» de Dol et Matt (deux personnages aux profils évoquant plus ou moins Brad Pitt et Angela Jolie, ou Madonna par certains traits), où Moussa, rebaptisé Adam, et gratifié d’un passeport, aura tout loisir de ne rien foutre pendant quelques années au milieu de la ménagerie de sa nouvelle mère, bientôt augmentée d’un croissant orphelinat, tout en restant «aux aguets», sans rien perdre du show permanent qui se joue alentour, entre Matt son père-pote collectionnant les vieilles voitures et les beautés rencontrée d’un film à l’autre, et Dol sa mère ruisselante d’amour et passant ses heures chez le psy à exorciser son angoisse de n’être rien entre deux attaques de zombis.
    Après Bret Easton Ellis et Tarantino, ou plus encore Gore Vidal dans son mémorable Duluth, entre autres observateurs paniques du «cauchemar climatisé», l’on pourrait se demander ce qu’un Helvète écrivain-prof a de nouveau à dire sur Hollywod et environs. Or la satire de L’Amour nègre fonctionne remarquablement, jouant sur une foison d’observations qui font du roman une espèce de collage de séquences de films, ou de feuilletons, ou de sitcoms dont l’auteur restitue les clichés dramaturgiques ou verbaux avec maestria. Entre autres scènes pimentées du chapitre America, l'on relèvera celle du paparazzo flingué par Matt dans un arbre et dévoré par un singe; la sauterie durant laquelle Adam coupe à la machette (cadeau de Matt…) la main d’un producteur surpris au moment où il allait violer sa sœur d’adoption; la séance de tripotage de bambou à laquelle le soumet un certain chanteur en son ranch, ou la visite humanitaire (non moins que publicitaire) de Mère Dolorès aux enfants d’un bidonville qui lui chantent un hymne du chanteur en question : We are the World,we are the Children,  suivez mon regard…
    La grande trouvaille du roman me semble, au demeurant, le scandale que provoque Adam, sur fond de déliquescence généralisée, et alors que se multiplient les adoptions, en engrossant innocemment la jeune Chinoise Ming, sa sœur virtuelle par adoption. C’est que tout peut se tolérer dans la Cité des Anges: la consommation délirante, la drogue, le sexe à outrance et toutes ses variations (tout le monde est bi ou gay et tout le monde refuse les enfants, sauf par adoption), mais pas l’amour nègre de deux ados bien dans leurs peaux - surtout pas un enfant né par voie naturelle, horreur et damnation !
    Sous les titres d’ Oceania, puis d’ Asia, les tribulations épiques de Moussa/Adam vont se poursuivre sur l’île Sainte-Lucie, acquise avec sa population de pêcheurs par Jack Malone, pote de Matt et troisième papa de Moussa (en qui l’on reconnaîtra plusieurs traits de George Clooney) dont l’aura paradisiaque ne va pas tarder à se ternir, puis dans un autre haut-lieu du tourisme sexuel asiatique où le protagoniste se réfugie, rejeté par tous, et tombe sur une touriste suisse friquée, femme frustrée (et liftée plusieurs fois) d’un banquier genevois. Passons sur le détail de ces épisodes gratinés où l’on rencontre, notamment, un maître zen très porté sur le Jack Daniel’s et diverses divas du cinéma cherchant à percer le secret de Jack, l’amant convoité des femmes du monde entier qui ne « conclut » jamais.
    Reste Europa, à savoir la Suisse où Gladys, la richissime banquière, ramène son gigolo vite oublié. Et la satire de se nuancer, alors, d’un arrière-fond de mélancolie, voire de tristesse ravalée, malgré la vitalité de Moussa-Adam devenu Aimé Clerc pour la société genevoise, (on ne sait pas où il a appris le français, mais le Candide de Voltaire savait lui aussi toutes les langues de la terre ou peu s’en faut…) en quête de sa sœur Ming casée dans un internat quelconque.
    Bien entendu, la situation de notre Black en Suisse, rejeté par sa bienfaitrice et vite réfugié chez les dealers solidaires, puis se refaisant auprès d’un devin marabout et développant l’amour nègre à coup de bambou, si l’on peut dire, relève aussi de l’ellipse satirique, même si elle renvoie bel et bien à certaine réalité bien connue de chez nous.
    Or l’impression finale qui se dégage de L’Amour nègre, en dépit de sa drôlerie et de son élan tonique, dépasse la seule charge, accumulant parfois les effets jusqu’à la saturation, pour toucher à une autre gravité. Mais c’est pourtant le pied-léger que Jean-Michel Olivier conclut sur une image de la Suisse de demain repeuplée par l’amour nègre...

    Image: Philip Seelen


    (À suivre…)

  • D'une erreur de lecture

    Olivier3.jpgEn lisant L’Amour nègre, de Jean-Michel Olivier. Triptyque critique, I. Ce roman est-il raciste ? Attention au deuxième degré !

    Le sentiment panique que nous vivons, aujourd’hui, dans un asile de dingues doublé d’un lupanar, peut s’exacerber à tout moment, chaque jour, à la seule lecture des tabloïds du matin ou en zappant à la télé du soir. L’espèce de folie collective qui s’est emparée de notre drôle d’espèce, incessamment boostée par l’appât du gain et le rêve d’un bonheur aussi standardisé que factice, déploie sous nos yeux un spectacle hallucinant et continu mais que nous ne voyons plus guère, saturés que nous sommes par l’Information - grande machine à tout rendre incidemment informe – et la Publicité, sa variante mercantile et dominante. Or comment parler de ce monde ? Comment le décrire ? Comment en illustrer la démence ? Comment raconter la course du rat humain dans ce dédale ?

    En 1759 parut, à Genève, un conte philosophique intitulé Candide ou l’optimisme, qui racontait, sur fond de guerres et de séismes, d’expéditions au bout du monde et de tribulations extravagantes, la quête d’un garçon rebondissant à travers toutes les vicissitudes et finissant par tirer un bilan sage des plus cuisantes désillusions. Dans la foulée, Voltaire nous fit beaucoup rire, et j’avoue avoir finalement beaucoup ri en lisant L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier, dont la satire carabinée peut être dite aussi voltairienne, dans une manière « panique » usant, comme au judo, tous les mouvements de l’adversaire pour lui faire piquer du nez. Comme un Michel Houellebecq, Jean-Michel Olivier se sert de tous les standards de la culture de masse (cinéma, musique, modes et marques) et de tous les poncifs du langage au goût du jour pour les « retourner » et en montrer, sans moraliser pour autant, la monstruosité.

    Un couple de stars de cinéma qui va s’acheter un enfant en Afrique, un célébrissime acteur qui se paie une île de rêve pour jouer à l’ermite zen, un diable de Tasmanie qu’on envoie chez le psy pour soigner ses crises d’abandonite, et mille formes de folie ordinaire dont les plus sanglantes ont défrayé la chronique passée (de la bande à Manson au procès de Phil Spector, entre tant d’autres) constituent une matière que L’Amour nègre revisite à sa manière sarcastique, non sans paradoxe de départ.

    C’est ainsi que, trompé par un début de lecture trop « politiquement correcte », j’ai d’abord cru voir dans cette histoire de jeune Africain, fils d’un tas de mères et d’un père lubrique et cupide, acheté par un couple d’acteurs américains mondialement connus (on pense immédiatement à Angelina Jolie et Brad Pitt, avec un zeste de Madonna), un roman cynique et vulgaire, au langage aussi artificiel et truffé de clichés qu’un best-seller de Paulo Coelho. La chose m’indignait d’autant plus que l’auteur est un compère dont j’ai apprécié la plupart des ouvrages, que j’imaginais soudain égaré dans ce qu’il m’avait annoncé comme un « roman-monde ». Et voici qu’il réduisait l’Afrique à des femmes astiquant le bambou des hommes et ne rêvant que de faire pisser le dinar des touristes…

    Plus je progressais, cependant, dans cet invraisemblable récit (invraisemblable dans une optique réaliste), et plus je me demandais si JMO avait viré raciste grave, jusqu’au moment où l’énormité du discours sur l’Afrique m’est apparu comme la parfaite projection de l’image grotesque qu’en donnent nos médias, alors que le tour essentiellement satirique du « conte » me fit soudain penser à la charge parodique explosive que représente Duluth, roman de Gore Vidal qui gorille virulemment l’univers du feuilleton Dallas avec ses personnages passant incessamment entre fiction et réalité, écran plat et vie quotidienne en 3D.

    Or, éclairé soudain par ce rapprochement, alors que d’autres auront tout de suite compris le deuxième degré du roman, ma lecture de L’Amour nègre se modifia ensuite du tout au tout et je commençai de rire de bon cœur en maudissant cordialement l’auteur. Du coup, je lui envoyai un SMS lui disant exactement : « Vieille salope, tu m’as bien eu ! », non sans lui expliquer ma méprise. Et lui bon prince de me répondre aussitôt de Crète où il se prélasse ces jours avec ses diverses femmes : » Te absolvo a peccatis tuis ! Baci. » (À suivre...)

    Jean-Michel Olivier. L'Amour nègre. L'Age d'Homme / Bernard de Fallois, 346p.

  • Ceux qui excellent dans leur partie

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    Celui qui a choisi ce qu’il appelle le terrain / Celle qui revient (dit-elle) à la case réel / Ceux qui ont l’Esprit d’Entreprise avec E majuscule / Celui qui a beaucoup plus appris sur le chantier du barrage que dans les auditoires de la fac de droit / Celle qui a choisi le béton pour en remontrer à son père polygame et plein de morgue / Ceux qui ont tout soumis à l’acquisition de la Compétence / Celui que le démarrage d’une dragueuse de fleuve dernier modèle impressionne autant que celui d’un orchestre philharmonique / Celle qui relance à sa façon l’unanimisme de Jules Romains / Ceux qui drillent leur progéniture dans les domaines du sport de compète ou de la romance à succès pour tirer la smala de la dèche / Celui qu’on dit le maillon fort de la boîte intérimaire qui le gère à l’international / Celle qui assure dans le domaine du mégaturf / Ceux qui donneraient cher pour gagner plus / Celui qui aura au moins fait construire un métro dans sa carrière d’édile jugé débile par d’aucuns qui n’ont rien foutu pour leur part / Celle qui a su se vendre à Dubaï et ne craint donc plus rien / Ceux qui cessent de se la péter quand la sirène du matin les appelle au turbin / Celui qui se sent plus près de Dieu dans sa cabine de grutier nickel à 50 mètres au-dessus du commun des mortels / Celle qui a tout fait pour que son fils Sanchez ne se retrouve pas dans une cabine de routier comme son père le loser / Ceux qui vont quand le bâtiment va / Celui qui roule une pelle à cette tête de pioche de sous-cheffe de chantier / Celle qui est tellement gaufrée au Botox qu’elle en rutile de beauté polaroïde / Ceux qui croisent leur premier lynx derrière les containers de déchets carnés / Celui qui considère son premier accident de travail sur ce nouveau chantier comme un affront personnel / Celle qui suffoque dans le caisson sans regretter pour autant de n’être point Miss Intérim / Ceux que la sécurité tangente fait reconsidérer leur salaire de prolos casqués / Celui qui s’émeut devant les pieds nus de la battante à créole / Celle qui s’est blindée pour affronter les sangliers à deux pattes / Ceux qui se font beaux pour la cérémonie du ruban, etc.

    (Cette liste à été notés sur un coin de table du Bout du monde, à Vevey, en lisant Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal)

    Image :Philip Seelen

  • Eloge du brouillard


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    D’aucuns vont prétendant que le brouillard est l’ennemi Numéro Deux, après la pluie givrante, de la déambulation radieuse. Or je m’inscris en faux contre cette vision des choses. Le brouillard, que Gustave Roud disait le Seigneur de l’Automne, et qui agit à vrai dire quand il veut et partout où il veut, jusqu’à Salamanque - le brouillard est un révélateur de visions précisément.
    De ma fenêtre haute de Sent, en basse-Engadine, d’où se déploie ordinairement la vue du val splendide à tendres gazons jusqu’au château de Tarasp, sous le promontoire duquel l’Inn descend en gracieux méandres dont les multiples S annoncent Scuol et Seraplana et Sbruck en Autriche, on ne voyait ce matin-là qu’une grande présence de velours de suie aux reflets d’anthracite et j’étais comblé : je me revoyais en Cornouailles et à Salamanque.
    Le brouillard de Cornouailles est aussi remarquable, on le sait, que celui qui remonte soudain le long des flancs du Machu Pichu, mais le brouillard le plus étonnant au monde (in the World) est le brouillard à Salamanque, qui flotte à moyenne hauteur de passants et coupe ceux-ci à la taille, au tronc ou à fleur de tête, produisant dans ses meilleurs moments d’intéressantes variations de Magritte.
    A Sent, ce matin-là, le brouillard était également inventif,  traversé de longues grandes formes inquiètes cheminant comme des âmes en peine, sans doute sortie des légendes du Trentin voisin, peut-être montées des contes de Dino Buzzati, soudain dissipées par un coup de dague de la lumière matinale ouvrant une faille vers les hauteurs de Guarda, à trois coups d’ailes de choucas, et de nouveau plus rien, autant dire : tout à imaginer…

  • Quand Douna sort du bois

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    Avec son premier livre, L’Embrasure, la romancière genevoise impose immédiatement un univers et un style. Superbe découverte !

     

    Douna Loup entre en littérature sous son vrai prénom mais avec le masque d’un pseudo qui la pare aussitôt d’une espèce de charme sauvage, et de même son écriture s’affirme-t-elle d’emblée par sa rapidité féline et sa sensualité, sa force et sa grâce. Son premier livre, composé en quelques mois et envoyé par la poste aux éditions Gallimard, y a trouvé la meilleure place aux côtés des Romandes Pascale Kramer et Gisèle Fournier, à l’enseigne du Mercure de France. Rien cependant de « fait pour plaire » au goût du jour parisien dans ce roman fulgurant dont la pâte humaine, déjà très dense et vibrante, laisse deviner une maturité scellée par  une expérience vécue loin des serres académiques ou littéraires conventionnelles. Et le fait est que, sans avoir atteint la trentaine, Douna Loup a déjà vu pas mal de pays, comme on dit.

    Née à Genève en milieu artiste, de parents marionnettistes initialement proches du fameux Théâtre du Loup (encore lui !) en ses débuts, Douna passa ses jeunes années dans la Drôme avec les siens, dans la région de Dieulefit, poursuivant ensuite ses études à Valence avec une option théâtre qui lui fut d’un premier apport évident aux yeux de qui lit son roman, autant qu’on y sent la forte présence de la nature forestière.  

    Une expérience humaine décisive la marque, ensuite, à la fin de sa scolarité, lorsqu’elle s’engage comme volontaire dans une mission de Madagascar et découvre la détresse des orphelins sur fond de pauvreté, tout en assistant une sage-femme qui ne fut pas loin d’influencer ensuite sa propre vocation.

    « Cette immersion dans la vie des plus démunis m’a apporté énormément », constate aujourd’hui Douna, qui ne parviendra guère, plus tard, à persévérer dans ses études universitaires (sociologie et ethnologie), trop abstraites à son goût, leur préférant bientôt un travail d’écrivain public spécialisé dans les récits de vie. C’est d’ailleurs par ce biais que Douna Loup, revenue à Genève où elle vit désormais avec son conjoint malgache et leurs deux filles, qu’elle a rencontré le Congolais Gabriel Nganga Nseka avec lequel elle a composé un premier livre intitulé Mopaya, récit d’une traversée du Congo à la suisse (L’Harmattan, 2010). Jusque-là, l’écriture s’était limitée pour elle à une journal intime tenu depuis des années et à quelques nouvelles.

    Quant à son roman, c’est lors d’un atelier d’écriture à Romainmôtier que Douna en a trouvé l’amorce. «Le déclencheur en a été cette phrase d’un chasseur que j’ai relevé dans un journal : « Quand je tire, ce chevreuil ne sent pas venir sa fin. Rien à voir avec ces bêtes qui attendent et puis meurent à l’abattoir ». À partir de là, sachant juste quelle courbe son histoire dessinerait jusqu’à son dénouement, la romancière s’est laissée guider par son instinct. « Certaines expériences fondamentales, comme le rapport avec la mort que j’ai observé à Madagascar, me sont revenues, mais le roman s’est développé de manière très physique, pour ne pas dire organique»...  

     Douna Loup, L’embrasure. Mercure de France, 155p.

    Comme une initiation 

    On entre dans ce roman clair-obscur par une page immédiatement saisissante, dont les mots nous prennent par la gueule et ne nous lâchent plus ensuite. On y entre par une forêt « grande, profonde, vibrante, vivante et vivifiante », dans la foulée sûre et souple d’un jeune chasseur ardent bien dans son cuir qui traque la bête comme il le ferait d’une femme. Mais dans cette forêt, qui est elle-même comme une femme, la chasse est « mieux qu’un flirt »…

    Bref, le protagoniste de L’Embrasure est un mec « qui assure », comme on dit, malgré la faille et la pénombre qu’il y en en lui, où se tapit un secret qu’il refoule.

    On pourrait le dire macho, mais s’il aime, avec ses compères, chasser ou lever des filles sans problème, son problème à lui, lié à la mort de ses parents, va lui revenir en pleine figure à la découverte, dans les bois, du cadavre d’un type de son âge qui a choisi de se laisser mourir par idéal, comme il l’a expliqué dans ses carnets. Or voici qu’une femme, survenue après d’autres mais qui « assure » elle aussi, le force à confronter son propre secret à celui du mort avant de revenir du côté de la vie, où elle l’attend pour essayer un pas de deux.

    Il y a de l’initiation dans ce magnifique petit roman, qui passe par le savoir de l'aïeul et  la médiation de la femme. Au fil de phrases fluides et belles, filant dans le courant vif, Douna Loup conduit son récit avec autant de force que de sensibilité, laissant au cœur une trace marquante.

    Douna Loup. L’Embrasure. Mercure de France, 157p.

  • Ceux qui s'aiment comme ils sont

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    Celui qui en a sa claque des parfaits / Celle que la notion d’excellence selon Bologne fait gerber / Ceux qui ont dans les poches des adresses de maisons / Celui qui s’accuse grave pour mettre un peu d’ambiance dans le confessionnal de l’Abbé Crabe / Celle qui s’adresse à elle-même de messages osés sur son blog ludique intitulé On s’éclate / Ceux qui se retrouvent au 13 de la rue des Campanules pour une partie carrée du tonnerre avec les collègues de la Coopé / Celui qui allume un cigare à la verrée du fitness Hyperforme / Celle qui crache sur les lauriers roses du jardin des Du Pontet de Sous-Garde / Ceux qui admettent qu’ils ne sont absolument pas libérés au niveau sexe et qu’ils s’en tapent si ça vous gratte / Celui qui explose soudain dans le Compartiment Méditation du train soumis à la règle du silence non mais des fois / Celle qui préfère son nez genre trompette au pif parfait genre Dombasle de la bêcheuse structuraliste / Ceux que leurs qualités éminentes constipent éminemment / Celui qui n’aime pas les vertueux point barre / Celle qui soutient à Adèle que son péché peut lui coûter son ticket pour Là-Haut aussi Adèle réfléchit-elle / Ceux qui se repentent dans l’impatience de recommencer / Celui qui pratique la confessée / Celle qui supplie son confesseur noir de la punir à fond / Ceux dont l’âme noire a de beaux reflets / Celui qu’il faudrait payer pour qu’il pèche enfin sans compter / Celle qui se roule et roucoule dans sa chasteté autoproclamée / Ceux qui ont noirci leurs ailes aux bordel cramé / Celui qui est juste amoral quoique caporal / Celle qui sera très jalouse aujourd’hui entre dix heures dix et douze heures douze / Ceux qui sont frustrés de ne pas être claqués par leur père quand ils l’envoient chier même à mots couverts / Celui qui deviendra mauvais à force de s’y essayer / Celle qui avoue ce qu’elle croit le Péché des Péchés à l’Abbé Zundel qui lui dit : petite, continuez… / Ceux qui pensent que tout déviant se soigne par la chimie si l’électricité n’y suffit pas / Celui qui aimerait s’en sortir sans savoir trop de quoi / Celle qui pèse les péchés de ses sept garçons baptisés qu’elle fait châtier par cet Abbé Férule de Montjoie dont les damnés médias diront plus tard des choses qu’elle ne voudra point savoir / Ceux qui sont de moins en moins tolérants au fond / Celui qui s’en remet les yeux fermés au Nouveau Pouvoir Citoyen qui les lui crèverait s’il les ouvrait / Celle qui se réfugie dans les bois tout pleins d’oiseaux et de génies rigolos / Ceux qui ont fait le tour de la Question et vous font dire que vous seul détenez la Réponse, etc.
    Image : Philp Seelen

  • Ceux qui positivent à mort

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    Celui que le mauvais temps n’atteint point dans son recoin / Celle qui se la joue Pollyanna en pyjama sans fente / Ceux qui sourient par défi au mur gris qu'il y a là dans leur cachot pas vraiment rigolo / Celui qui trouve an brouillard un attrait postromantique convenant à sa dégaine de petit gothique émo à bagouzes sataniques / Celle qui s’enrhume dans la brume et n’en fredonne pas moins un refrain plein d’entrain poil aux seins / Ceux que réunit la passion du croquet / Celui qui rit tout seul en voyant le jour grincer comme un vieux canapé / Celle qui montre ses dents au vent et son derrière au cimetière / Ceux qui font la pige aux moroses et autres déprimés prosélytes / Celui que même la foule du métro tôt l’aube réjouit / Chelle qui ne dichconvient point que la vie che matin a du chien / Ceux qui somment le temps vilain de s’aller faire voir en Estonie mais le temps n’obéit point le mesquin / Celui qui se lève du pied gauche et se botte le fondement du pied droit / Celle qui sourit au vieux décati dans son youpala / Ceux qu’accable la bonne humeur programmée des hystériques de l’aérobic / Celui qui a tellement positivé qu’il en a crevé cet été dans son jardin arboré / Celle qui trouve tout vachement bonnard et l’écrit ce matin pour y croire / Ceux qui te disent à tout moment de profiter sans te demander ton avis / Celui qui se réjouit de te savoir son ami et toi aussi donc vous voilà deux c déjà ça / Celle qui remercie Son Créateur (elle dit Mon Dieu) d’avoir fait le monde en couleurs / Ceux qui vont par les chemins en humant de loin les parfums de la forêt / Celui qui reconnaît avec volupté la chaude odeur du crottin que sa canne de non voyant (ça se dit aveugle en français matinal) lui permet du moins d’éviter / Celle qui arrose les fougères de son ample pissat de vachère / Ceux qui ayant à gouverner y vont à présent puisque de sot métier il n’y a point, n’est-ce pas, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ont la baraka

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    Celui qui tombe dans l’escalier du Palace Baur Au Lac et se brise toutes ses dents de devant / Celle qui prétend avoir vu le lièvre d’eau sur les bords du lac de Constance / Ceux qui sont fiers de leur drapeau de gymnastes vétérans de La Chaux-du-Milieu / Celui qui lit le dernier Beigbeder dans le tumulte de la Fête Fédérale de Gymnastique / Celle qui essaie de réveiller son conjoint Marcel ronflant à la messe de la communauté intégriste de Murmeldorf / Ceux qui continuent à taxer les Allemands de Boches au camping Les Gentianes / Celui qui réduit tout au déterminisme de la géographie / Celle qui estime les homos globalement plus corrects que les hétéros / Ceux qui disent qu’un citoyen qui ne vote pas ferait mieux d’aller vivre à l’étranger / Celui qui espère que l’Eglise catholique va redevenir leader mondial / Celle qui se voit tout à fait en phase avec les Golden Dolls / Ceux qui militent pour l’accueil des chiens et des hamsters au culte protestant / Celui qui comprend qu’il vaut mieux adorer l’Eternel Absent que de se faire larguer tous les trois jours / Celle qui a trouvé auprès de l’Abbé Christinat le substitut de ses antidépresseurs / Ceux qui prisent le « roulis moral » cher à Dostoïevski / Celui qui écoute Bach sur son i-Pod au milieu de l’île Saint-Pierre / Ceux qui reviennent fatalement à la Cinquième Promenade du rêveur solitaire / Celle qui lance à sa mère qu’elle a raté sa vocation de kapo / Ceux qui sont plutôt Rottweiler / Celui qui se dit fait pour ce qui part en couille / Celle qui cherche une forêt de bouleau pour lire du Pouchkine dans l’ambiance / Ceux qui regrettent la grand époque des Boyards / Celui qui lit L’homme de désir dans son cabanon du Perche / Celle qui se trouve trop girly et pas assez wild / Ceux qui ont juniorisé la meuf idéale / Celui qui dit préférer les paysages irlandais aux petites Anglaises / Ceux qui ont laissé passer leur chance au tournant du XXIe siècle / Celui qui pense qu’une religion varie en fonction de la température ambiante moyenne / Ceux qui concluent la lecture du dernier Houellebecq en se disant : ça c pile de l'amer Michel, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui se cooptent

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    Celui qui fait pression pour que le cadre sup qui vit avec son ex lui amène sa voix à charge de revanche / Celle qui rappelle que toute décision de l’économat doit être soumise à l’aval des RH / Ceux qui militent pour des licenciements plus démocratiques au niveau des cadres moyens / Celui qui consulte sa base avant de déclencher l’offensive à fleurets mouchetés genre néo-socialisme / Celle qui demande que les chroniques ostensiblement néo-libérales de Kristel l’adjointe du réd en chef soient cooptées par le team des rédactrices globalement centre-gauche / Ceux qui décident en petit comité avant de faire croire au grand comité qu’il est à fond partie prenante / Celui qui estime que l’ensemble du Groupe doit surmonter son conflit de loyauté en votant pour le rejet de la motion du comité sortant à moins d’un désistement en dernière instance d'un des nouveaux membres désignés ou de plusieurs / Celle qui exige un vote à main armée / Ceux qui font rimer charité et duplicité dans les suaves embrouilles de leurs magouilles / Celui qui manipule le sous-groupe de pression lié au Lobby prête-nom / Celle qui booste les majorettes hésitant à lâcher prise / Ceux qui lâchent la proie pour la pénombre / Celui qui invoque les disparus de l’année pour inciter le Groupe à resserrer ses rangs de plus en plus clairsemés / Celle qui sape l’ambiance des RH en les criblant de SMS signés Qui Vous Savez / Ceux qui se sont dissolvés dans le groupe de fusion et ça c’est vachement dur à résolver, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Story et story

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    Récits de l'étrange pays, 11.

    Cette histoire de story était dans l’air, il n’y a que la story qui compte, avait martelé le réd en chef du Populaire, il n’y a d’intéressant que la story de chacune et chacun, d’ailleurs chacune et chacun en ont une, avait martelé le réd en chef Levasseur, dit aussi le vassal de sa sœur - ex légitime du proprio du Populaire -, et le message avait passé, Levasseur l’avait d’ailleurs relevé devant ses amis du Rotary : j’ai fait passer le message à mes troupes, à présent la nouvelle formule ce sera La Story.

    Or Pascal Ferret avait vu défiler les réd’s en chef au cours des années, et cette histoire de story lui convenait en somme tout en se répétant en son for intime qu’il y a story et story, mais je n’ai pas de leçon à donner se disait-il en raillant l'expression convenue et songeant à ce qui relevait à ses yeux du secret.

    L’époque est à la divulgation du secret, songeait-il: l’époque est à l’effraction et à l’indiscrétion généralisée et c’est la mort aussi de toute histoire vraie qui n’est rien sans protection du secret; l’époque prétend tout mettre à plat, selon l’expression, et c’est ainsi que la story s’aplatit à l’énoncé des faits d’où tout secret se trouve éjecté - de fait l’époque ne peut qu’éviter le fond de l’histoire en éjectant son secret.

    Pascal laissait venir à lui l’immensité des choses tandis que l’aspirant romancier à succès Attila M. se creusait les méninges, auprès de son évier, pour trouver enfin le thème porteur du scénar qui le révélerait ; Pascal avait souri lorsque le pantelant Attila, durant son stage avorté au Populaire, l’avait taxé de collabo du pouvoir et d’individualiste pour ainsi dire cryptofasciste, selon l’expression du délateur, Pascal lisait pour ainsi dire dans l’avenir qu'il croyait sans histoire du poète du quotidien sans poésie ni quotidien, et l’immensité des choses emportait le pauvre Attila dans le tumulte de son flot, à l’instant Pascal songeait au secret ressentimental d’Attila le prétendu dissident de l’intérieur, selon l’expression de son blog perso, lequel relevait en outre ses visées radicales de vrai forcené, et Pascal se rappelait tous les vrais forcenés qu’il avait vu défiler au cours des années, et quelques forcenées aussi, quelques mères dites criminelles, quelques ados violents ou violeurs dans la foulée, mais les temps étaient passés où les localiers du Populaire parlaient encore de mauvaise graine ou de mères indignes, désormais on s’en tenait aux faits, et, pour les faire parler à chacune et chacun, aux modulations de la seule story.

    Pascal Ferret se rappelait le forcené à la Fan Cruiser fonçant dans la foule du marché puis dans un mur, écrasant dix passantes et passants et ressortant de l’amas de ferraille bien vivant et furieux, accusant le Système et se faisant exploser la cervelle au terme de son discours endiablé ; ou cet autre justicier surgissant dans un bar gay et mitraillant cette vermine, selon son expression, qui avait fait de lui le déchet qu’il était devenu par contamination, avant de se faire justice, selon l’expression consacrée ; ou cet autre encore jetant sa grenade au milieu des députés réunis du Grand Conseil et se flinguant pareillement, et cette autre junkie pétant les plombs, selon l’expression, ces quantités d’autres désespérés ne trouvant recours que dans ces extrémités.

    Cependant, avait relevé Levasseur comme à regret, quoique non sans positiver, selon son expression préférée de ces derniers temps, nos troupes ne peuvent se borner à la story à sensation, genre le chien sidéen qui mort l’enfant orphelin, selon l’expression préféré du proprio du Populaire, nos troupes ont appris à déceler la story concernant chacune et chacun, martelait Levasseur, ainsi nos troupes traqueront-elles aussi la story citoyenne et sans donner de leçon.

    Et Pascal Ferret souriait vaguement en songeant au secret d’Attila M. qui l’avait agressé l’autre soir au Buffet de la Gare en le taxant de vendu, avant de revenir à sa table et de s’excuser, puis de lui avouer qu’il était ces temps un peu perdu, sa compagne de vie s’étant tirée depuis peu, et lui révélant ensuite, après force demis aux frais de Ferret, le début d’une espèce de story dont un romancier populaire n'eût probablement pas su trop que faire.

    Image: Philip Seelen

  • Seniors et djeunes

    Panopticon1237.jpgRécits de l’étrange pays, 10.

    Evidemment les seniors ne se sentaient plus en sécurité, j’veux dire : certains seniors, avec tous ces étrangers dont certains ne foutaient rien à ce qu’il semblait, et les seniors renaudaient de plus en plus dans l’étrange pays où leur nombre aussi avait augmenté.

    De plus en plus d’étrangers avaient bel et bien afflué dans l’étrange pays au cours de ces années, cela se voyait dans les rues et les trains, aux antennes de télé orientées vers les Balkans ou l’Orient moyen et le Sud des continents, sur les places passantes et les terrains de jeux variés, partout il y en avait et de toutes les races, et de plus en plus de seniors le relevaient, de plus en plus s’en inquiétaient et les plus amortis n’étaient pas les moins violents.

    Or il était de bon ton, dans les médias et autour des tablées politiques du Buffet de la Gare première classe de notre chef-lieu, de stigmatiser la pusillanimité des seniors, mais dans les plus grandes largeurs les opinions se divisaient et se subdivisaient, comme elle se divisaient et se contredisaient à propos des djeunes, les seniors et les djeunes faisant en somme partie, quoique souvent opposés dans les faits et les opinions - comme les étrangers et les éléments minoritaires de la communauté -, de ces sections de la société dont on ne pouvait trop parler sans être jugé soi-même et catalogué.

    Il ne faut pas simplifier et moins encore généraliser, disait-on communément à propos des seniors, après tout il faut comprendre qu’ils se sentent écartés d’une société où tu n’es plus rien si tu n’es pas dans le trend, ils bénéficient de facilités en tant que seniors mais convenons qu’ils peuvent aussi se sentir oubliés et humiliés, ils ont trimé toute leur vie et voici qu’après avoir turbiné, selon l’expression, ils se retrouvent en ville avec tous ces noirs et ces basanés, selon l’expression de certains, et certains de ces noirs et de ces basanés dealent et violent et ça j’te jure que c’est la réalité et pas que de la propagande du parti populacier, mais enfin l’étrange pays reste encore préservé, les djeunes n’y font pas encore la chasse aux seniors, et pas mal de seniors voyagent tant et plus de par le monde et pas mal d’entre eux surfent et se prennent de bec sur Facebook et se draguent sur Meetic où c’est aussi plein de djeunes et d’étrangers et j’te jure qu’ils ne font pas que se caillasser, même que ça s’écoute parfois, seniors et djeunes – et Monsieur James marchait à pas comptés, le long du chemin des douaniers, au bord du lac aux brumes bleutées de la mi-octobre, humant parfois la forte odeur de l’eau vivante lui rappelant ses jeunes années de poisson adolescent, et ce pédé d’Ernesto le soutenait en l’appelant cher papa, enfin tu vois le tableau…

    Toujours est-il que le Service des Statistiques de l’étrange pays confirmait un accroissement indéniable de la criminalité imputable à la population étrangère, dont les uns affirmaient qu’elle était proportionnée à la précarité de ses conditions de vie alors que d’autres fustigeaient la démagogie permissive des autorités et que d’autres encore pointaient l’excessive prospérité de l’étrange pays motivant cette croissante attirance - enfin certains seniors concluaient à l’avènement de la Barbarie et de la Babylonie en associant basanés et djeunes alors que l’inspecteur Verdeil et le juge Michel de la Section des Mineurs fumaient leurs cigarillos de concert en évoquant, débonnaires et désespérément confiants en la foutue nature humaine, la dernière story du jour.

    Image: Philip Seelen

  • Autres constats

     

    PanopticonA31.jpgRécits de l’étrange pays, 9.

           La pensée positive se répandit, en ces années, à proportion du double sentiment de vide et de vague angoisse refoulée que suscitait le bien-être et la perception non moins vague quoique lancinante d’une nouvelle espèce de solitude de l’individu confronté à un trop grand congélateur ou à un trop grand véhicule genre 4x4 Fan Cruiser, pour aboutir au succès phénoménal des traités de développement personnel et autres revues spécialisées dans la gestion d’un peu tout et n’importe quoi. On vit alors l’expansion et même la prolifération, dans l’étrange pays, comme dans toutes les nations nanties,  d’établissements plus ou moins performants ou onéreux voués au ressourcement physique et psychique, voire même spirituel de la mortelle et du mortel, et la tendance au suicide assisté se professionnalisa à l’avenant.

    En mauvais esprit caractérisé, lecteur impénitent de Lucrèce et du Canard enchaîné, le vieillissant Lesage, vigile indocile de la librairie Les Fruits d’or sise au coeur du Vieux Quartier de notre chef-lieu, avait prophétisé le formatage absolu du relatif, selon son expression, et l’avènement du parfait ennui par l’accomplissement de l’excellence à tous les niveaux du Nouvel Homme, et ses clients, rares mais choisis, jusqu’aux plus jeunes, avaient surabondé.

           L’un d’eux, surtout, vingt ans d’âge et les tifs douteux, prénommé Sylvain, alias l’homme de la forêt, se plaisait plus qu’aucun autre à s’éterniser au fin fond des Fruits d’or, dans le retrait à fauteuils défoncés, à lire et fumer des roulées tout en partageant, avec le vieux fol, des idées de renouveau sans rapport aucun avec les molles velléités des adeptes de la  nouvelle religion Business & Wellness, et Sylvain soumettait ses dernières compositions à la Lautréamont revisité cyberpunk, entre Kerouac et Bove, au libraire qui l’admonestait et l’encourageait de la même voix chevrotante et nette, lui trouvant de bons  accents érotisants  à la Miller et de belles envolés anarchisantes à la Stirner.

           Ainsi des îles de bon sarcasme émergeaient-elles encore de l’océan du Simulacre, et douze Sylvains, j’veux dire douze cents Violaines et Valentins, douze mille Thyfaines et Corentins frottés de mauvais esprit survivaient-ils et procréeraient-ils au dam de l’assommante positivité, sus au suave sourire des élus à la petite semaine, j’veux dire : des élues et des élus.

    Image : Philip Seelen   

  • Léa

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    Récits de l'étrange pays, 8.

    Léa est si sensible à la beauté des choses et des gens que cela la touche, parfois, à lui faire mal.

    Elle resterait des heures, ainsi, à regarder la Cité des Oiseaux de son douzième étage. Elle en aime les âpres murs couverts de graffiti et l’enfilade des blocs au pied desquels, là-bas, les matinaux se hâtent vers les parkings ou l’abribus de la ligne numéro 6.

    Il y a ce matin des gris à fendre l’âme. On dirait que le ciel et la ville s’accordent à diffuser la même atmosphère un peu triste en apparence, à vrai dire plutôt sereine, disons sereine et grave, comme apaisée, hors du temps, qui lui évoque le temps de Théo, avant Pascal et la Solderie.

    Elle vit toujours au milieu de ses tableaux, malgré tout ce temps écoulé depuis la mort de Théo, et parfois le vertige la prend de le sentir plus présent que jamais, mais ces moments-là qu’il était le seul à ressaisir dans l’effusion de ses couleurs, surtout aux fins de journées ou à ces instants qu’il disait de l’état chantant, le manque de Théo la reprend et personne n’a pu le compenser jamais, pourtant elle aime, Léa, ce manque qui lui rappelle ce que ça a été alors de s’aimer.

    Ou alors la rage la reprend et ces jours, notamment, avec les ignobles affiches placardées en ville et partout dans le pays par le parti populacier qui en appelle à redoubler de haine pour l’étranger et toute forme d’étrangeté, dont elle sait que Théo y eût trouvé un nouveau motif de tempêter contre l’esprit moutonnier, et cette rage bonne et belle le lui ressuscite d’une autre façon qu’elle a besoin de communiquer, la poussant alors à battre le rappel de ses amis, à commencer par Hassan et Pascal, puis à descendre à la Solderie où l’attend sa chère racaille.

    En attendant, à la fenêtre de la tour nord des Oiseaux, Léa regarde une fois de plus ce qu’il y a là, que d’autres trouveraient sinistre et qui l’enchante à travers tout ce qu’en a chanté Théo dans ses toiles les plus épurées: tout ce béton et ces grillages, le dallage noir du pied de la tour où la camée du seizième s’est fracassée il y a maintenant des années de ça, les arbres défoliés du ravin d’à côté, les blocs décatis aux façades rongées par les pluies acides et la ville, là-bas, avec son chaos de toits se diluant dans la brume d’automne – tout cela chante en elle et lui donne envie de se griller une Lucky.

    C’est en effet comme ça et Pascal sera le dernier à le lui reprocher : Léa fume de nouveau et comme par défi, depuis la mort de Théo et pour faire pièce aussi à trop d’injonctions de faux culs au nom de la bonne santé du client juste bon à payer double son droit de se la cramer, c’est sa façon à elle de résister en se rappelant la bravade qu’elle a relevée dans les carnets secrets de son cher compagnon: « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai du thé et la recevrai cordialement ».

    Or, autant que Léa fume – pensant alors qu’elle se fume elle-même comme un saumon pêché par un Indien -, elle s’imagine qu’elle se dépouille du superflu et se purifie peu à peu comme un arbre qui se minéralise, et la voici sentir en elle ce diamant fin sans lequel Théo disait que rien ne pourrait jamais se graver de durable.

    Image: Philip Seelen

  • Au niveau de l'évier

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    Récits de l'étrange pays, 7.

    L’envie d’accéder enfin au succès tenaillait si fort l’écrivain Attila M. qu’il passait désormais toutes ses matinées à sa table lustrée à la cire d’abeilles, à proximité de l’évier qui l’avait fait connaître.
    Le futur best-seller Attila M. devait, en effet, son premier succès d’estime, en tout cas dans le milieu littéraire cantonal et le cercle plus fermé de la politique culturelle nationale, à un premier recueil de proses minimales évoquant les objets usuels de la vie quotidienne de l’écrivaine et de l’écrivain tels que la table, la chaise, les rames de papier, les crayons et les gommes, les plumes et le plumier, enfin toutes ces humbles choses qui, de se trouver ainsi nommées, retrouvaient ainsi de leur dignité, en tout cas au regard du milieu littéraire cantonal et des fonctionnaires de la culture nationale en charge de l’attribution des bourses et autres subventions qui avaient tous vu à l’unisson, en ce nouvel auteur, la parangon du talent à soutenir à proportion de sa fragilité de fils d’étrangers acclimatés, type lui-même du parfait secundo.
    Avec un instinct sûr de ce qu’il fallait faire en société, peut-être hérité du Système sous lequel il avait vécu lui-même en ses jeunes années, et sous l’impulsion probable aussi de Frieda, sa compagne de vie, Attila M. sentait ce qu’il lui faudrait accomplir en sorte de percer, comme on dit, ou tout au moins en avait-il l’idée qu’il lui restait à concrétiser, mais l’art est difficile et l’écrivaine et l’écrivain doivent en baver, répétait volontiers Attila M. à la vive satisfaction de la critique établie et des médias qui l’appréciaient en tant que représentant parfait du jeune auteur à dorloter.
    Un best-seller conforme au goût du grand public, avait observé Attila M., se compose essentiellement de phrases réduites aux trois éléments d’un sujet, d’un verbe et d’un complément. Ce n’est pas plus sorcier que ça, avait constaté le futur best seller avant de le répéter à sa compagne de vie Frieda, de retour de l’Unité d’Enseignement où elle gagnait leur vie, et Frieda avait applaudi et conclu : alors vas-y, on y va, on le fait ce best mais il te faudra un agent, sur quoi, plus réaliste pour une fois que Frieda, Attila avait remarqué que d’abord il lui fallait un sujet.
    Jusque-là, et dans la foulée de L’évier, son premier recueil salué dans les cantons de langue française et même au-delà, puis gratifié du prix littéraire désigné comme le Goncourt suisse français par les membres de son jury composé de critiques et de professeurs établis, les sujets traités par Attila M. s’étaient alignés sur les thèmes favoris de la littérature suisse digne de cette appellation, à savoir la problématique des outils de l’écrivain et de l’écrivain, comme dans le fameux Evier, puis les thèmes de l’identité de l’écrivaine et de l’écrivain et, plus récemment, le thème de l’altérité vécue comme un partage par l’écrivaine et l’écrivain, à l’enseigne du slogan Vivre Ensemble qu’incarnaient positivement Attila et sa compagne de vie. Mais tout ça, ma foi, ne constituait pas l’ombre d’un début de sujet de best-seller accessible au grand public, songeait Attila M. en ce début de matinée d’octobre un peu cafardeux, lorsque l’évidence lui apparut au terme d’une longue contemplation de l’évier : comme quoi le best-seller par excellence se devait d’allier sexe et violence - par conséquent à nous deux Attila !

    Image: Philip Seelen

  • Dernières nouvelles

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    Récits de l'étrange pays, 6.

    À vrai dire, et ça ne s’arrangeait pas avec le temps, Pascal Ferret ne se trouvait bien qu’avec les gens et quels qu’ils fussent, très bons ou très cons, même les pires selon son goût mais qu’il écoutait de la même façon. De fait, ne parler qu’avec lui-même ne lui suffisait pas plus que jamais il ne s’en était contenté, l’ennui de se sentir au fond le même en dépit de moult mues et métamorphoses, la barbe de ne s’engueuler qu’avec son double ou de se réjouir en Suisse, comme on dit, la gêne aussi de se sentir tellement épargné par la mouise et comme préservé à vie, tout cela nourrissait et renouvelait son inépuisable propension à recevoir les autres à sa table, pour ainsi dire, et les autres y étaient attirés et se confiaient plus qu’à qui que ce fût dans les lieux où il s’attardait, aux Fruits d’or où il bouquinait, à la Solderie des Oiseaux, dans les troquets du Vieux Quartier ou à la cafète de la rédaction désormais sans âme mais point sans personnes vivantes et trébuchantes, à parler de tout et de rien, et même des nouvelles du nouveau jour, mais surtout de la vie qui va sans croiser forcément le fait divers sanglant qu’il était toujours supposé chroniquer - le chien ou l’enfant qu’on oublie sur l’aire autoroutière, la jeune écervelée qu’on écrase la nuit et qu’on oublie de relever, le schizo barjo que son moche caractère a fait que tous l’ont oublié jusqu’au jour où il crève la UNE des journaux en forcené déchaîné -, Pascal fameux pour la Human Touch de ses papiers, disait la chefferie du Populaire, Pascal le dino, soixante balais passés sous ses airs de beatnik attardé, Pascal donc qui aimait les gens quels qu’ils fussent sans se faire trop d’illusions ni trop de mauvais sang non plus, Pascal Ferret qui savait fort bien, lui, qu’il n’avait pas tout vu, et qui partait en somme de cet axiome : qu’on n’a rien vu jusque-là, petite, petit, et donc qu’on s’en raconte sans faire semblant de s’en conter - bref, Pascal faisait attention aux gens, mais attention : très attention…


    Des nouvelles du jour, que Pascal recevait, comme chacun, sur son computeur personnel connecté à longueur d’heures, les multiples personnages qu’il y avait en lui faisaient l’usage qui leur était propre, mais ces derniers temps le révolté en lui, en activité volcanique depuis ses treize ou quatorze ans, ne décolérait pas devant les délits des fuite et toutes espèces, de tout en bas de la société où se développait la vieille idée repoussante du pas-vu-pas-pris, à tout en haut où se déployaient les auréoles du bien-penser et autres parachutes dorés.

    Autant dire que, sous ses dehors absolument sereins de briscard localier qui en a vu d’autres, comme on dit, le jeune révolté en Pascal Ferret piaffait tandis qu’il attendait le Dr Selim au nouveau kebab jouxtant Les Fruits d’or, et le vieux moraliste protestant en lui s’indignait de concert, mais l’acteur tragique raté, en Pascal, le poète shakespearien sans œuvre, l’ami de l’impossible libraire Lesage qui avait crevé de tabagisme il y avait à peine un an de ça et que Cléo avait remplacé au pied levé aux Fruits d'or, ce Pascal infiniment mobile et plastique sous son air de vieil Indien, le doux ami de ces dames qui se racontaient ses attentions, le doux ami des enfants du quartier des Oiseaux que la Mère Moderne surveillait évidemment, Pascal le très divers sous son nom tout simple fumait à l'instant sa clope à laquelle, tout à l’heure, son ami Hassan jeté, la veille, de son job, allumerait la sienne.

    Image: Philip Seelen

  • Amis virtuels

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    Récits de l'étrange pays, 5.     

    Je retrouve mes amis Léa et Pascal chaque mercredi soir, sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare de première classe, un peu à l’écart des groupes politiques, à notre table où le serveur Eusebio, mon complice portugais, prépare mon seul couvert et les trois verres rituels.

           Le fait que je mobilise trois places pour une soirée entière, avec les deux personnages que je préfère de mon roman virtuel, ne pose aucun problème à Eusebio, pas plus qu'à Narval, le patron de l’établissement qui m’aime bien lui aussi, s’amusant de ma lubie et me demandant parfois, comme Eusebio, de lui raconter la suite de mon roman en chantier, ou me rapportant des épisodes de sa vie à lui, comme Eusebio de la sienne, dont je ferai sûrement un chapitre captivant, pensent-ils tous deux en leur candeur. 

    Comme tant d’autres fois, cependant, c’est à Léa et Pascal que je consacre toute mon attention, toujours avide de les voir me ramener à ce que je tiens pour la vraie vie, dans laquelle chacun est immergé jusqu’au cou, Léa la première.

    Léa a toujours marché du côté de la vie, elle n’a fait toute sa vie que rompre avec ce qui la séparait de la vie, elle a fait plusieurs fois le tour de plusieurs mondes avant de s’établir aux Oiseaux où elle a tiré quelque temps Pascal de sa mélancolie avant d’aller de l’avant de son côté, jusqu’à la Solderie des Oiseaux sur laquelle elle règne désormais à sa façon de fée bohème, au milieu d’objets de toutes provenances et de force livres et de force journaux, à écouter les gens se raconter et à rédiger toutes espèces de papiers que leur qualité de sans-papiers requiert.   

    Pourtant ce n’est pas parce qu’elle passe ses journées avec ces gens de partout que nous aimons Léa, ni pour ses penchants humanitaires que nous raillons un soupçon, Pascal et moi - ce n’est pas son côté samaritaine qui nous touche mais c’est parce qu’elle est Léa, comme Pascal est ce Pascal que Léa et moi tenons pour notre ami à vie, Pascal qui s’est toujours tenu du côté de ceux qui  ne vont pas vers la vie mais la laissent les imbiber, comme l’alcool l’a imbibé et comme la poésie l’a imbibé et continue de l’imbiber dans ses menées d’ancien reporter au long cours désormais réduit aux basses besognes du Quotidien de naguère devenu tabloïd, auxquelles il se plie d’ailleurs sans rechigner, comme une sorte de vieux pirate rangé des bordées ou de saint laïc dont la seule présence m’est aussi chère que celle de Léa, et leur extravagante douceur à tous deux.

    À l’effrayante violence du monde, tantôt exaltée et tantôt acclimatée sous les traits de la plus fade et fausse bonté, je ne vois ce soir à opposer que le murmure de trois amis virtuels réunis à une table et qui ne font que parler de la vie bonne, de la vie belle, de cette putain de vie qui continue sous les dehors de la mort partout en mal de contamination, je ne vois à opposer à la consommation forcenée que notre seule présence qui est consumation, et toutes les tables alentour se mettent à tourner tant j’ai sifflé de demis avec mes amis, puis Eusebio me rejoint et nous parlons, le patron Narval nous rejoint et nous parlons, les tables politiques de nos supposés amis et de nous présumés ennemis se rapprochent et tout le monde se met à parler sous le Cervin mandarine -  et c’est la vie…  

     

    Image: Philip Seelen

  • Dernier amour

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    Récits de l'étrange pays, 4.
    C’est par le diacre indien Kishore, qui l’avait assisté à la maison de repos L’Etoile du Matin, que la famille fut informée, à l’enterrement de son fils Matthieu, de ce qui était arrivé à l’oncle James depuis sa première tentative de suicide, au lendemain de sa mise à la retraite anticipée.

    Malgré le silence ombrageux dans lequel s’était replié l’oncle James, longtemps considéré comme le boute-en-train par excellence, la famille savait déjà que sa mise à la retraite anticipée l’avait pour ainsi dire cassé, alors qu’il aurait pu y voir un geste de reconnaissance de l’Entreprise, eu égard à ses quarante ans de bons et loyaux services. Or, ce que le diacre Kishore apprit ce jour-là à la famille, c’est que l’oncle James en avait été terriblement humilié, comme il avait été humilié, des années après son veuvage, d’apprendre que son fils Matthieu, revenu d’Angleterre, s’était désormais établi dans le chef-lieu d’un canton alémanique où il avait ouvert un cabinet de vétérinaire avec son ami cubain Ernesto, sans oser lui en parler.

    Bien entendu, comme tout se sait dans une famille, la préférence sexuelle de Matthieu, le fils de James, était connue de tous, mais personne n’y avait jamais fait allusion de vive voix, sauf peut-être l’oncle Victor à l’heure des cigares, en l’absence de James et quand les langues se déliaient entre messieurs. Plus qu’aucun autre, le solide Victor, qui enrageait lui-même de n’avoir qu’une fille, se doutait de l’humiliation qu’avait dû représenter pour James, boute-en-train par excellence et joyeux drille jamais en mal d’une plaisanterie leste, le fait de se retrouver avec une pédale sur les bras, selon l’expression de Victor, et probablement de James lui-même. Cela étant, la famille était restée aussi discrète que gênée à ce propos; après tout la tuile menaçait un peu tout le monde au jour d’aujourd’hui, se disait-on, et les relations avec James s’étaient espacées, la famille avait juste revu le père et le fils à la mort de la tante Noémie, beaucoup plus âgée que James et mal portante depuis des années, puis on avait entendu parler du départ de Matthieu à Manchester, de la casse de James et de son internement à L’Etoile du Matin dont on ignorait qui l’avait ordonné et où il était en somme considéré comme relégué à vie…

    De toute évidence, le diacre indien Kishore savait que la famille n’avait plus prêté la moindre attention au sort de l’oncle James après sa première casse, suivie de plusieurs autres tentatives d’en finir, qu’il avait interprétées lui-même comme autant d’appels au secours ; et Kishore ne fit pas la moindre allusion à son propre rôle dans le retour à la vie de l’oncle James, mais il insista néanmoins, mine de rien, sur le fait que jamais Monsieur James n’avait demandé la moindre nouvelle d’aucun membre de la famille, sauf de son fils auquel, précisa le diacre, il désirait plus que tout demander pardon.

    La famille ignore, aujourd’hui encore, la raison pour laquelle l’oncle James a éprouvé le besoin de demander pardon à celui que certains continuent, en leur for intérieur, d’appeler cette pédale de Matthieu.

    Un certain malaise a été remarqué lorsque le diacre a raconté les retrouvailles du père et du fils, en présence de l’amant cubain de celui-ci, mais le diacre Kishore n’a rien cru devoir dire à la famille de l’amour avec lequel Ernesto s’est occupé du père dès le début de la maladie de cette pédale de Matthieu, enterré ce jour-là...

    Image: Philip Seelen

  • Délit de faciès

     

    Zarkawi.jpgRécits de l'étrange pays, 3.

    Il m’a paru évident, lorsque la Cheffe du service des prothèses de la Top Clinique m’a appris que mon traitement ne pourrait se poursuivre avec le Dr Selim, après que j’eus insisté sur le fait que je tenais précisément aux soins de ce spécialiste, que l’argument selon lequel le Dr Selim avait trouvé un nouveau job plus satisfaisant pour lui cachait autre chose qu’on ne voulait pas me dire - et je me suis dit alors qu’il y avait toujours eu, décidément, autre chose avec le Dr Selim.

    M’étant ensuite adressé au responsable des Ressources Humaines de la Top Clinique, suavement glacial comme la plupart des responsables de RH, je m’entendis d’abord confirmer la version selon laquelle le Dr Selim s’en était allé de son plein gré, ce qui me paraissait peu crédible après ce que le Dr Selim m’avait dit de son peu de chance de trouver le moindre emploi hors de la Top Clinique, puis, constatant mon insistance et se doutant que je savais autre chose à propos du Dr Selim, le responsable des ressources humaines de la Top Clinique convint en soupirant qu’il avait été prié par la DG de se séparer de ce spécialiste pourtant éminent, sans doute le meilleur que l’établissement avait employé jusque-là dans le domaine des prothèses modulables.

    Sans me vanter, et les assistantes du Dr Selim me l’ont fait remarquer d’ailleurs à plusieurs reprises, non sans me laisser entendre qu’il y avait peut être autre chose dans l’intérêt que me portait le spécialiste, je crois pouvoir dire que j’étais devenu le client préféré du Dr Selim, et presque son ami, jusqu’au jour où un séjour en Italie m’avait contraint d’interrompre le traitement durant quelques temps.

    Si le Dr Selim m’appréciait plus que ses autres clients, m’avait-il dit, c’était à cause d’un certain humour à froid qui m’avait fait lui remarquer, un jour, qu’il lui manquait juste la barbe islamiste classique pour représenter le sosie absolu d’un des hommes le plus recherchés de l’époque, en la personne du terroriste Abu Musad Al-Zarkawi. Déjà intéressé par les complications particulières que lui imposaient la préparation de ma prothèse modulable, le Dr Selim avait apprécié le fait qu’un type de mon genre, partageant avec lui le goût des chansons de Johnny Cash et de la poésie arabe, puisse s’accommoder des soins d’un quasi sosie du redoutable Al-Zarkawi sans regimber, alors que maints clients prétextaient autre chose quand ils découvraient à quelle espèce de spécialiste des prothèses modulables ils avaient été confiés, pour lui préférer un de ses collègues.

    Même sans barbe, et même roulant en Volkswagen blanche, m’avait confié le Dr Selim, ma vie est pourrie à chaque frontière et dans les gares, je ne vous raconte pas, sur les places de nos villes et partout où les nouveaux plans de sécurité permettent à n’importe quel agent de m’interpeller, de m’arrêter et de me fouiller, à priori convaincu que mon badge de la Top Clinique cache autre chose.

    Bien entendu, je ne saurais nier qu’il y ait effectivement autre chose entre le Dr Selim et moi, qui motive finalement mon impatience de le retrouver, et non seulement pour la maintenance de ma prothèse. De fait, mis en confiance par mon attention, Hassan a commencé de me raconter l’histoire de sa famille, entièrement massacrée lors des événements qu’on sait, et du coup je me suis senti plus proche de lui, sans trop savoir pourquoi… 

     

  • Le forcené

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    Récits de l'étrange pays, 2.


    Des années après l’affaire dite du forcené de Nidau, il nous arrivait encore, à l’Auberge de la Treille, d’évoquer les péripéties qui avaient fait la une des tabloïds pendant une bonne semaine, alors que ce fut, pour nous autres mauvais esprits, l’occasion de fustiger tout ce qui, de près ou de loin, représentait l’Autorité à nos yeux d’anciens étudants enragés, tout en manifestant notre soutien à notre camarade de la grande époque de la Jeunesse Progressiste, devenu symbole d’une résistance panique aux forces de l’ordre alors même qu’il s’était pour ainsi dire retiré du monde depuis des années et que nous l'avions tous perdu de vue.

    Dès que nous avions reconnu notre ancien compère au TJ du soir, dont le regard farouche et la barbe hirsute avaient immédiatement été associés à l’expression réitérée de forcené, nous nous étions sentis à fond de son côté, selon l’expression de notre compère Lustig. Le lendemain, quand les tabloïds avaient diffusé la première série d’image du présumé forcené défendant la maison familiale mal entretenue dont l’Autorité prétendait le chasser, ce parti pris solidaire s’était trouvé décuplé, encore accentué par le fait que notre ancien camarade avait lâché une première salve de chevrotine contre les collaborateurs de la police locale, crevant l’œil de l’un d’eux et provoquant la montée en puissance de l’action policière, l’arrivée de 500 collaborateurs de l’Unité Spéciale et l’évacuation de tout le quartier des Bleuets au milieu duquel, selon les médias unanimes, la maison familiale mal entretenue, désormais comparée à Fort Apache, détonait.

    Parmi les réactions que l’affaire dite du forcené de Nidau avait provoquées, entre autres analyses de psychologues et de spécialistes de l’incivilité, nous aimions particuliètrement nous gausser, à la Treille, de celle du romancier en vue R., notre ancien condisciple de la Faculté des sciences politiques de Neuchâtel, qui était intervenu en duplex de Rome, où il se trouvait alors en résidence d’écrivain, pour dénoncer l’intervention massive des unités de choc de la police assimilables, selon lui, à un exercice de type préfasciste, selon son expression, annonçant de sombres lendemain dans ce pays travaillé, toujours selon lui, par un instinct de mort. À propos de notre compère dit le forcené de Nidau, l’écrivain avait insisté sur le fait que son attitude, quoique confuse, signalait un malaise éprouvé par la plupart des habitants de ce pays incapable de gérer la différence, comme l’illustraient d’ailleurs ses propres romans. Lustig n’avait pas son pareil dans l’imitation du romancier R., dont nous nous gaussions de la propension à répéter que ce pays rampait devant les banquiers alors que lui-même vivait pour ainsi dire de subventions de l'Etat depuis qu’il avait décidé de consacrer sa vie au seul sacerdoce de l’écriture.

    Avec le recul des années, entre une partie d’échecs et une partie de cartes, nous aimons nous rappeler l’affaire dite du forcené de Nidau, à La Treille, en revenant sur tel ou tel détail plus joyeusement grotesque que les autres. Nous aimons nous rappeler la mine grave du Commandant des unités spéciales, le soir de l’arrestation du forcené, après l’intervention décisive du chien de police Iago, félicitant ses collaboratrices et collaborateurs d’avoir ménagé leur vie et celle des habitants du quartier des Bleuets. Lustig imite volontiers, aussi, l’air penaud du maire de la bourgade, jusque-là sans histoires, de Nidau, venu confesser au TJ du soir certains dysfonctionnements de son Administration dans le suivi social du forcené. Nous aimons nous rappeler les racontars liés au parcours public et privé de notre camarade dit le forcené de Nidau, présenté d’abord comme un as en physique au caractère jugé difficile par son entourage, puis comme un mathématicien toujours dans les nuages, ou encore comme un ancien sympathisant de la Rote Armee terroriste, ou enfin comme un collectionneur d’armes de guerre, mais ce que nous préférons est de relancer Lustig dans son imitation de l’ancienne institutrice du prétendu forcené, venue témoigner à l’émission télévisée Forum pour affirmer que le jeune Gaspard K., sujet intelligent mais un peu renfermé, marqué par la dureté d’un père notoirement adonné à l’alcool, lui était apparu comme un garçon excessivement soumis aux variations atmosphériques et particulièrement sensible aux périodes de foehn.

    Quant au chien de police Iago, présenté dans les tabloïds comme celui qui permit l’arrestation du forcené, nous ignorons à vrai dire, à La Treille, ce que diable il est devenu après son heure de gloire.

    Image: Philip Seelen.

  • L'état des choses

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    Prologue

     

    L’entretien du romancier R., considéré comme l’un des meilleurs écrivains suisses de sa génération, avec le chroniqueur du fameux journal Le Monde, se tint au Buffet de la Gare de première classe du chef-lieu de notre canton.

           Reliquat du style 1900 en nos murs, le restaurant était apprécié de l’intelligentsia locale pour ses mets de brasserie, et notamment sa langue de bœuf aux câpres, autant que pour ses fresques évoquant divers lieux du pays, dont un Cervin majestueux, mais les deux hommes semblaient trop préoccupés pour se soucier de ce décor et commandèrent deux plats du jour.

    Dans la conversation précédant l’entretien à proprement parler, qui devait porter sur le passé douteux de l’architecte C., notre gloire nationale, que le romancier R. avait été le premier à dénoncer dans le magazine L’Hebdomadaire cher aux élites de nos contrées, le chroniqueur du journal Le Monde interrogea l’écrivain sur l’état réel de ce pays classé au premier rang des nations les plus riches du monde et comptant un taux de suicide également des plus élevés.

           Le romancier leva les yeux vers le Cervin avant de résumer son point de vue -  non sans recommander à son interlocuteur étranger le sorbet à la fée verte proposé sur la carte des desserts -, en affirmant que ce pays était le moins intéressant qu’un romancier puisse trouver du fait que rien ne s’y passait humainement parlant, et il insista sur l’expression.

           Sur quoi l’entretien démarra, durant lequel le romancier répéta ce qu’il avait écrit dans son article du magazine de la gauche libérale, pour lequel il avait encaissé 500 francs, tout en espérant que le chroniqueur du Monde en viendrait à le faire parler des livres dont la notice biographique le présentait comme l’un des meilleurs écrivains suisses de sa génération, selon les termes qu’il avait suggérés lui-même à son éditeur, lequel n’avait à vrai dire lu aucun de ses ouvrages, pas plus hélas que le fameux chroniqueur du Monde.

     

    (Ce texte constitue le début de mes Récits de l'étrange pays, en cours de composition, avec des images de Philip Seelen).  

     

  • Thomas Bernhard en rit encore

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    En lisant Mes prix littéraires...

     

    On sourit tout le temps à la lecture de Mes Prix littéraires de Thomas Bernhard, et le rire éclate même aux passages les plus cocasses de ce recueil consacré en partie à de mordantes considérations sur les circonstances dans lesquelles  TB a reçus diverses récompenses dès  ses débuts d’écrivain, à quoi s’ajoutent trois discours de réception.

    Comme on s’en doute, TB n’a pas une très haute opinion des prix littéraires, et moins encore de ceux qui les décernent. La comédie qui se joue autour des prix littéraires n’est pas moins grotesque, à ses yeux, que toute comédie sociale à caractère officiel. L’honneur qui s’y distribue lui paraît une bouffonnerie, et il se fait fort de l’illustrer. Ainsi, lorsqu’il se rend à Ratisbonne, ville allemande qu’il déteste, en compagnie de la poétesse Elisabeth Borchers, lauréate comme lui, pour y recevoir le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, et que le président de ladite institution, sur son podium, se réjouit d’accueillir et de féliciter Madame Bernhard et Monsieur Borchers, nous fait-il savourer ce que de telles cérémonies peuvent avoir de plus grotesque.

    Mais le propos de TB ne vise pas qu’à la dérision, pas plus qu’à tourner en bourriques les philistins incompétents ou les gens de lettres qu’il estime ridicules. Il y a en effet pas mal d’autodérision dans ses évocations où la vanité de l’Auteur n’est pas épargnée, ni l’inconséquence qui le fait accourir pour toucher l’argent que lui rapportera aussi (pour ne pas dire surtout) ces prix…

    Il faudrait être bien hypocrite, au demeurant, pour reprocher au jeune TB, en 1967, d’accepter les 8000 marks que lui vaut le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, alors que, très gravement malade,  il a payé un saladier pour être admis dans un mouroir de la région viennoise – celui-là même où il rencontre Paul Wittgenstein, dont il parle dans l'inoubliable Neveu de Wittgenstein...

    Le recueil s’ouvre sur le récit, assez irrésistible, de l’achat d’un costume décent, une heure avant la remise du Prix Grillpartzer à l’Académie des sciences de Vienne, par le lauréat qui, trop pressé, acquiert un costume d’une taille inférieure à la sienne, dans lequel il va souffrir quelque peu, durant la cérémonie, avant de retourner au magasin de vêtements pour hommes Sir Anthony, et y prendre une taille au-dessus - et de dauber sur le costume qui a participé à la remise d'un prix littéraire prestigieux avant d'être rapporté au marchand...

    Paul Léautaud affirmait qu’un prix littéraire déshonore l’écrivain. Mais c’était après s’être pas mal agité dans l’espoir d’obtenir un éventuel Goncourt pour Le petit ami, et l’on présume qu’il aurait mis un mouchoir sur son honneur pour recevoir telle ou telle distinction qui lui eût permie d’améliorer l’ordinaire de ses chiens et de ses chats.

    Thomas Bernhard, pour sa part, se réjouit de pouvoir se payer une Triumph Herald blanche avec les 5000 marks du Prix Julius-Campe qu’il reçoit après la publication de Gel, son premier livre que la presse autrichienne descendra en flammes. Le récit de son « bonheur automobile » est d’ailleurs épatant, autant que celui de la collision finale sur une route de Croatie et des démêlés qui en découlent avec les assurances yougoslaves se soldant, contre toute attente, par une extravagante « indemnité vestimentaire ».

    La rédaction de ce recueil date des années 80-81. TB se proposait de le remettre à l’éditeur en mars 1989, mais l’ouvrage n’a finalement été publié qu’en 2009, pour les dix ans le mort de Thomas Bernhard. C’est un document très amusant et  intéressant à de multiples égards, notamment pour ce qu’écrit l’auteur à propos de son travail et de la foire aux vanités littéraires…

    Thomas Bernhard. Mes prix littéraires. Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky. Gallimard, Du monde entier, 137p.

  • Ceux qui crèvent d'envie

    Panopticon145.jpgCelui qui ne supportera pas longtemps la vision de la Toyota Cressida de son voisin kosovar / Celle qui aimerait aussi un Home Cinema tout semblable à celui que l’oncle Adalbert a fait installer dans sa villa La Colchique / Ceux qui ont enfin résolu de s’endetter pour vivre ce qui s’appelle une vie /Celui qui est jaloux de naissance à ce que dit sa mère qui lui a toujours préféré son cadet / Celle qui ronge son frein jusqu’à l’os / Ceux qui ne désirent que par contamination / Celui que son envie de rien rend suspect à ses propres yeux / Celle qui a commencé d’écrire des poèmes osés à l’époque où elle faisait tapisserie / Ceux qui ignorent le sens de l’expression faire tapisserie / Celui qui a renoncé à la tapisserie pour se lancer dans la pâtisserie / Celle qui demande au pâtissier si c’est lui qu’a pissé sur le tapis / Ceux qui jalousent le pâtissier Fabrice pour sa bâtisse tapissée à l’anis / Celui qui envie les idées du romancier R. que son nègre utiliserait mieux que le sien / Celle qui se fait un look à la Virginie Despentes pour sortir enfin de l’anonymat / Ceux qui ont décidé de prendre un nouveau départ en avant c’est parti mon fifi / Celui qui lit Pascal dans sa carrée d’étudiant et qui a juste envie de pisser / Celle qui se ferait bien prendre en levrette mais que son ami Polo ne prend qu’en Lambrette / Ceux qui ne se sont jamais bougés que sous l’aiguillon de l’envie / Celui qui se rappelle sa lecture de L’Envie de Iouri Olécha dans une soupente de la rue de la Félicité / Celle qui sait que le mot envie a partie liée au mauvais œil / Ceux qui affirment qu’il vaut mieux faire envie que pitié pour signifier qu’ils préfèrent écraser qu’être écrasés / Celui qui constate que sa femme n’a plus ces temps que des envies sur les mains / Celle qui passe ses envies de coucher un peu en mangeant beaucoup / Ceux qui subliment leurs envies en imitant Notre Seigneur pas jaloux pour un clou / Celui qui prétend que Fellini était jaloux de Pasolini autant que de Rossellini et de Viscontini / Celle qui n’a jamais nourri d’autre envie que celle d’être la nouvelle Bardot du quartier ouvrier mais ça lui a passé / Ceux qui estiment qu’une existence sans envie n’est pas une vie qu’on puisse envier, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ont milité

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    Celui qui a passé des jeans troués aux jeans griffés / Celle qui a gardé tous les disques des Clash / Ceux qui étaient encore ensemble à l'époque où la plupart ne l'étaient plus / Celui qui a laissé la garde des enfants à celle qui a également recueilli ceux des autres qui l'ont larguée / Ceux qui ont vécu en trio puis à sept puis en squat puis à deux dans un loft blanc / Celui qui se disait en relation ouverte et qui en est resté là c'est-à-dire vieux garçon chiant / Celle qui a toujours interdit tout interdit sauf l'interdit de l'insecticide / Ceux qui n'ont découvert la jalousie qu'en commençant d'aimer / Celui qui considérait ses partenaires comme interchangeables jusqu'à sa rencontre de Raymonde / Celle qui a intégré la cuisine zen dans la lutte politique anti-Thatcher / Ceux qui ont longtemps pensé au niveau du groupe à un point qui m'a toujours paru dégoûtant je m'excuse mais c'est comme ça / Celui qui est devenu Chevalier des Arts et des Lettres à l'insu de ses anciens camarades du groupe de fusion / Celle qui a pas mal cuisiné pour le Groupe Prisons / Ceux qui se retrouvent à Locarno comme au bon jeune temps mais avec des chapeaux blancs sur leurs calvities / Celui dont on ne sait pas de quel bord il est ni lui non plus / Celle qui a essayé de mettre de l'ordre dans la vie de Max qui s'en est sorti en faisant l'acquisition de la nouvelle BMW GT décapotable / Ceux qui se rappellent leurs prises de parole à caractère mao-spontex / Celui qui avait une éthique incompatible avec la possession de chats et qui élève maintenant des ragondins / Celle qui fait des sudokus dans la file d'attente du tunnel routier du Gothard estimée à environ trois plombes / Ceux qui se rappellent les ouvriers morts durant le percement du tunnel ferroviaire du Gothard en majorité des Italiens donc c'est moins dommage pensent encore certains Suisses à vrai dire de moins en moins nombreux heureusement n'est-ce pas, etc.

    Image: monument aux victimes du percement du tunnel du Gothard, à Airolo.

  • Ceux qui en ont vu d'autres

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    Celui qui perd le petit Rom sur la table d’op' / Celle qui s’effondre en apprenant la nouvelle dans sa vieille caravane à liaison satellitaire / Ceux qu’on ouvre et qu’on referme aussi sec / Celui qui entend parler d’ombre suspecte / Celle qui comprend à la gueule du veilleur de nuit que pour Rudy tout est fini fi-ni / Ceux qui fauchent les fleurs de la diva défuntée / Celui qu’agace la soignante virago / Celle qui craint surtout le réveil / Ceux qui rasent le pubis de la vieille irascible / Celui qui sous narcose révèle des secrets d’Etat / Celle qui en pince pour l’anestho malgache / Ceux qui boivent l’eau des fleurs devant le patron facho pour lui montrer qu’eux aussi ils en ont / Celui qu’épatent les gestes si précis du traumatologue Pilet / Celle qui a les gestes de la vie / Ceux qui se plaignent de leur chti bobo en parfaits Ritals machos auxquels toute la smala fait écho mamma mia / Celui qui pense que son genou gauche sera jaloux du droit qu’a passé à la télé / Celle qui subit toute la nuit les prédictions apocalyptiques de sa voisine au profil de batrachienne / Ceux qui arrivent trop tard pour la visite de celui qu’est parti trop tôt / Celle qui frôle de ses seins lourds les fronts des beaux garçons qu’elle humecte longuement / Ceux qui désencastrent la vieille diva camée de la cuvette de son WC / Celui qui se remet à lire dès la salle de réveil / Celle qui se shoote au chocolat au dam de la dame d’à côté que cela constiperait / Ceux qui en sont à leur énième intervention qui en fait en somme les champions de la compète / Celui qui sait à quoi sert la porte dérobée qu’on voit là-bas derrière les thuyas / Celle qui voit son cœur palpiter à l’écran et qui se dit que c’est pour Fredi ça aussi / Ceux qui signent leur bon de sortie et font un AC dans la soirée ma foi ça peut arriver / Celui qu’on dit donneur universel et qui ne s’en sent pas meilleur pour autant / Celle qu’a bien pleuré sa petite mère quoique délivrée à la fin / Ceux qui exigent de voir Les Experts en chambre commune au risque de faire chier ceux qui veulent voir Déco / Celui qui écoute Radio Hawaï dont le yukulele lui fait l’effet du Dafalgan + / Celle qui refuse de montrer son cul nu à l’infirmier basané / Ceux qui se regardent en découvrant les croix gammées tatouées sur le torse du petit skinhead / Celui qui trouve un air d’ange au petit skinhead endormi / Celle qui sait que le petit skin ne s’en sortira pas / Ceux qui lavent le corps du pseudo nazillon que personne ne viendra réclamer / Celui qui ne se remettra jamais des enfants et des ados qu’il a perdus sur la table / Celle qui était enceinte quand elle disséquait les enfants en anatomie pathologique / Ceux qui estiment que les assurances font plus mal que la maladie, etc.


    Image : Ulrich Seidl, dans le film ImportExport.

  • Femme de coeur et grande plume


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    Anne-Lise Grobéty, consacrée par le Grand Prix Ramuz en 2000, a succombé mardi dernier au cancer, à l’âge de 61 ans. Elle laisse une œuvre importante et un souvenir lumineux de femme engagée.

    C’est une des figures majeures de la littérature romande de la seconde moitié du XXe siècle qui vient de disparaître en la personne d’Anne-Lise Grobéty, vaincue par la maladie mardi dernier, à l’hôpital de Neuchâtel, à l’âge de 61 ans.
    Après une enfance passée à La Chaux-de-Fonds, dont le climat a marqué son œuvre, Anne-Lise Grobéy entra très jeune en littérature avec Pour mourir en février, paru en 1970 et couronné par le Prix Georges Nicole. Après ce bref ouvrage incisif et sensible, qui abordait une première fois le thème de la difficulté de vivre d'une très jeune femme, dans un climat psychologique marqué par la confusion des sentiments, Anne-Lise Grobéy publia chez Bertil Galland, en 1975, un gros roman, Zéro positif, achoppant à la crise existentielle d'une femme refusant la maternité et se défiant de toute action concrète, notamment politique, puis se réfugiant dans l'alcool et la solitude. Marqué par les tentatives d'une écriture novatrice (qui, paradoxalement, date peut-être le plus), ce livre affirmait du moins une ambition exigeante et une position fortement ancrée dans le temps présent. Parallèlement à son activité littéraire, Anne-Lise Grobéty a toujours été, d'ailleurs, solidement enracinée dans la vie réelle.  Après des études de lettres et un stage de journaliste, elle se consacra à ses deux enfants et   fut auss engagée politiquement, active pendant neuf ans au titre de députée socialiste au Grand Conseil neuchâtelois Attachée à son pays natal, elle aimait également les hautes vallées valaisannes où elle passait de longs mois à arpenter la nature.
    Sans cesser d’écrire et de progresser dans les genres les plus divers, Anne-Lise Grobéty alterna notamment la composition de nouvelles - un genre où excelle son art du trait vif, comme l’illustre La Fiancée d’hiver, Prix Rambert 1986 - et de romans, tel Infiniment plus (1989) dont la narratrice, corsetée par une éducation puritaine, découvre tardivement l'univers de la sensualité.
    En 1992, parut Belle dame qui mord  où la prosatrice, en pleine possession de ses moyens expressifs, au fil de récits-poèmes tour à tour savoureux et plus graves, étincelait par son style, mais c’est avec La Corde de mi, vaste roman polyphonique, paru chez Campiche en 2006, qu'Anne-Lise Grobéty a donné son plus grand livre dans le genre du récit de filiation et d'apprentissage sublimé par une écriture d'une somptueuse musicalité. Plus récemment parurent, en outre, elle publia des livres destinés aux enfants et aux adolescents, qu'elle cherchait à sensibiliser à l'approche des mots et des contes, comme dans Le Temps des mots à voix basse (2001). Enfin, ses interrogations personnelles sur la Seconde Guerre mondiale ont marqué  un de ses derniers récits, L’Abat-jour, paru  aux éditions d’autre part en 2008, dont l'exergue sonne comm un aveu révélateur: "Mais vouloir raconter, n'est-pas prendre la risque de devancer la vérité d'une mesure ou deux ?"

    Avec l'ensemble de son oeuvre, consacrée en 2000 par le Grand Prix Ramuz, Anne-Lise Grobéty s'est inscrite dans la double filiation du réalisme poétique  d'Alice Rivaz, qui traça vigoureusement le sillon de l'expression féminine (sinon féministe) dans notre sol littéraire, et de Corinna Bille, pour sa fantaisie narrative et  la chatoyance de sa prose.

    Lectures à recommander:

    Pour mourir en février, réédité en 1994 chez Campiche.

    Zéro positif, réédité chez Campiche en 1992.

    Belle dame qui mord. Campiche, 1992. 

    La Corde de mi, Campiche, 2006.

    L'Abat-jour. éditions d'autre part, 2008.

     

     

  • Ceux qui se défilent

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    Celui qui dit n’être pour rien dans les tractations foireuses et frauduleuses de l’Union de Banque Scélérate quoique faisant partie de son gang directorial / Celle qui ne dira rien de ce qu’elle a appris sur l’oreiller du banquier scélérat Gospel vu qu’on ne crache pas dans la soupe / Ceux qui estiment qu’un procès public fait à l’Union de Banque Scélérate serait dommageable aux privés dont toi et moi mon p’tit gars / Celui qui ne dira rien à son homologue chinois vu que c’est pas avec des droits de l’homme qu’on fait tourner la boutique et surtout pas une fabrique d’horlogerie à complications / Celle qui ne comprend rien aux lois du marchés mais estime que si le ministre en charge estime que les lois du marchés sont les lois du marché alors faut lui faire confiance vu qu’il a quand même fait l’école de commerce celui-là / Ceux qui renoncent à changer de banque vu que toutes sont soumises au lois du marché les pauvres / Celui qui te plume en souriant du fait que tu n’as jamais rien pigé aux lois du marché / Celle qui t’a épousé en toute connaissance de cause en se disant qu’elle pourrait te revendre le cas échéant conformément aux lois du marché / Ceux qui se couchent devant les puissants et se justifient en se tortillant devant les médias innocents / Celui qui n’ose pas dire en public que le tabloïd qui l’emploie le fait gerber en privé / Celle qui n’ose pas dire même ce qu’elle ne pense pas vu qu’on sait jamais / Ceux qui n’osent pas dire que ce qu’ils préfèrent dans la vie est leur travail et ceux qu’ils aiment et la sieste et la volière d’à côté / Celui qui n’ira pas à la réu des anciens militants / Celle qui se faufile plus qu’elle ne se défile / Ceux qui se défaufilent avec l’âge et même sans / Celui qui ne prend plus l’avion sans son parachute doré / Celle qui excuse les banquiers scélérats qui vont quand même à l’église et tout ça / Ceux qui concluent que nous sommes tous des banquiers suisses allemands, etc.

    Image : Philip Seelen