Pour le 50e anniversaire de la mort du génial bourlingueur, le 21 janvier 1961, l’édition fait florès. À découvrir: le nouveau Quarto qui lui est consacré, intitulé Partir !
La vie mortelle de Frédéric Louis Sauser, alias Freddie, alias Blaise Cendrars, s’acheva en apparence le 21 janvier 1961 à Paris. On imagine le vieux boucanier confiant une dernière fois sa « main amie » à deux fées, Raymone sa compagne et Miriam sa fille. Scène sûrement bouleversante, comme tous les adieux, mais on passera pudiquement sur cette mort survenant trois jours après la solennité tardive d’un Grand Prix de la Ville de Paris qui faisait une belle jambe à l’auteur de L’Homme foudroyé. Déjà frappé à Lausanne, cinq ans plus tôt, par une première attaque paralysant son flanc gauche et donc sa main travailleuse, Cendrars avait consacré ses dernières années à la composition, physiquement héroïque, de deux bouquins de jeune homme : l’extravagant récit « érotique » d’ Emmène moi au bout du monde, suivi de Trop c’est trop. Le premier, curieusement, prenait l’exact contrepied de celui que Cendrars rêvait alors de consacrer à celle qu’il appelait la « Carissima », plus connue sous le nom de Marie-Madeleine, « sœur » du Christ. Or tout le paradoxe de Cendrars est là, que sa légende réduit parfois au personnage du bourlingueur extraverti, alors que c’était aussi un contemplatif et un grand spirituel à tourments et vertiges.
Mais Cendrars mort ? Pourquoi pas au Panthéon pendant qu'on y est ? Tout au contraire : Cendrars supervivant, jamais entré au purgatoire où tant d’auteurs sont relégués, Cendrars enflammant les cœurs et les esprits d’une génération après l’autre. Ainsi, après ceux qui ont défendu et illustré son œuvre de son vivant, tels un Pierre-Olivier Walzer ou un Hughes Richard, de nouveaux hérauts sont-ils apparus, tels Anne-Marie Jaton, dont une magnifique étude a fait date, et Claude Leroy, qui a conçu le volume paru ces jours dans la très référentielle collection Quarto, formidable « multipack » poétique et romanesque avec tout ce qu’il faut savoir sur le bonhomme et ses ouvrages.
De feu, de braise, de cendre et d’art
Revisiter Cendrars aujourd’hui, c’est en somme refaire le parcours du terrible XXe siècle, du Big Bazar de l’Exposition Universelle à la Grande Guerre où il perdra sa main droite (son extraordinaire récit de J’ai tué devrait être lu par tout écolier de ce temps), ou des espoirs fous de la Révolution russe (que Freddie voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), ou des avant-garde artistiques auxquelles il participe à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, à toutes les curiosités et tous les voyages brassés par le maelstom de son œuvre.
« J’ai le sens de la réalité, moi poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».
Aujourd’hui encore, un jeune lecteur qui découvre Vol à voile ne peut que rêver de s’embarquer, avant que Bourlinguer lui fasse découvrir que le voyage réduit au tourisme est un sous-produit, et que lire Moravagine nous fait sonder les abîmes de l’être humain, mélange de saint et de terroriste, de fou et de génie.
Cendrars au boulevard des allongés ? Foutaise : ouvrez n’importe lequel de ses livres et laissez vous emmener au bout du monde !
Blaise Cendrars. Partir. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires. Sous la direction de Claude Leroy. Gallimard, coll. Quarto. En librairie le 26 janvier.Miriam Cendrars. Cendrars, L'or d'un poète. Découvertes Gallimard, nouvelle édition.
Blaise Cendrars. Dan Yack, Folio; Le Lotissement du ciel, Folio.
Carnets de JLK - Page 135
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Cendrars au bout du monde
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Nabe le fortiche
Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire, de Marc-Edouard Nabe, en 7 épisodes (1).
C’est un peu à reculons que j’ai commencé de lire le dernier livre de Marc-Edouard Nabe, L’homme qui arrêta d’écrire, que Bernard de Fallois, me parlant avec enthousiasme d’un Satiricon parisien, m’a envoyé sous sa forme imprimée de pavé de 700 pages. Comme je l’ai dit à notre grand proustien, j’ai été des premiers nabophiles après la sortie d’Au régal des vermines et, surtout, de Zigzags, qui reste à mes yeux l’un de ses meilleurs livres, mais la suite de son œuvre m’a paru souvent inégale, avec de grands bonheurs d’écriture et des paquets de pages fameuses dans son Journal, sur une posture de fond qui m’a parfois exaspéré par sa morgue prétentieuse et son affectation d’écrivain «maudit», en cela proche des autres maudits autoproclamés à la Sollers, Dantec et autres Houellebecq. Bien entendu, je n'ai jamais souscrit à la foutaise réduisant Nabe à la dimension d'un petit facho alors que c'est, au pire, un anarchiste dandy hypercultivé et de puissant tempérament littéraire - une espèce d'arrière-petit-fils de Bloy mâtiné de célinisme christo-zizanique et jazzy...
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Or, dès les premières pages de L’Homme qui arrêta d’écrire, il m’a semblé retrouver quelque chose du sale gamin pur et dur que j’aime bien chez Nabe, sous les dehors d’un semblant de vieux birbe désabusé, « jeté » par son éditeur et décidant par conséquent d’arrêter les frais pour commencer fissa de décrire, assez merveilleusement, la matinée de l’écrivain qui a cessé d’écrire et se trouve donc en parfaite disponibilité, ne sachant pas trop quoi faire et le faisant en toute liberté neuve : par exemple d’aller boire un jus au café d’à côté, un et même deux s’il vous plaît.
On le comprend vite au fil de cette première déambulation : le Nabe nouveau va se la jouer Huron, et bientôt il va se trouver un guide en la personne d’un jeune branché, dans un grand magasin de fringues, qui va l’aider à « dépouiller le vieil homme » et se re-saper de manière plus au goût du jour. Le garçon se prénomme Jean-Phi et pratique les nouvelles technologies en parfait enfant du siècle, blogueur et positif à outrance. Il a d’ailleurs, peu après leur rencontre, rencard avec une jeune internaute qu’il a draguée sur Meetic et qu’ils vont retrouver aux Tuileries. La mousmée, dyslexique, fait l’objet de plaisanteries verbales pas vraiment drôles, et l’intérêt fléchit un peu jusqu’à l’entrée du trio dans un hôtel voisin où se donne une performance sexuelle qui a cela de particulier que toutes les images vidéo-pornos qui s’y étalent le sont au dam des spectateurs interdits de la moindre jouissance par de vigilants vigiles. Telle est, de fait l'a-sexualité nouvelle.
L’observation se corse donc dans le bon sens et dépasse le commentaire un peu lénifiant de l’auteur, pour s’aiguiser ensuite, un jour plus tard, dans la visite d’un mégastore « concept » où Jean-Phi retrouve l’ex-écrivain, bonnement bluffé par ce souk de la branchitude où se vendent tous les gadgets imaginables de l’inimaginable futilité de l’International Shopping. On ne s’étonne pas de croiser Elton John au passage, et le passage sur le Supe-Lapin numérisé Nabaztag vaut aussi son pesant de pesos.
Question dinar, le festival se poursuit ensuite chez Sotheby’s où Jean-Phi a un petit « deal » à conclure avec un exemplaire authentique, pas moins, du premier jet du Voyage de Céline, tandis que la vente culmine avec la mise aux enchères d’un exemplaire des Fleurs du mal dédicacé par le crénom de Charles à Delacroix, qui monte-qui-monte à plus de 600.000 euros…
On touche alors à la page 100, et ça décolle « grave », avec un usage bienvenu du volapück contemporain et une suite d’observations carabinées sur l’esprit du temps qui recoupent, mais dans l’espace à 3D du roman, celles d’un Philippe Muray.
Bref, on se réjouit, à ce point, que Marc-Edouard Nabe ait cessé d’écrire, avant d’en redemander puisque son abstinence va se déployer sur 700 pages…
(À suivre) -
Nabe le sentencieux
Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire, en 7 épisodes (2).
Il y a de la visite guidée dans L'Homme qui arrêta d'écrire, qui se veut dantesque sur les bords mais sans rien de la poésie ni de la métaphysique qu’il faudrait pour composer une Commedia contemporaine digne des enfers du XXIe siècle que Nabe prétend brocarder. Sa virée ne manque pas de sel, et quelques épisodes et autres digressions valent le détour, mais la posture du narrateur, genre has been rouscailleur, me déplaît assez, et son style a perdu pas mal de son vif et de son tranchant, de son rythme et de son électricité.
Au fil de cent pages suivantes, après une évocation de la série américaine 24Heures chrono, il est essentiellement question des avatars dégradés de l’art contemporain, sur un ton de plus en plus sentencieux, voire pédant, avec des pages relevant de la dissertation plus que du roman, et d’improbables dialogues visant surtout à la mise en valeur des positions de l’auteur, nettement moins bon romancier que Michel Houellebecq.
Ce qui m’amuse, à ce propos, c’est que Nabe ait fait la leçon à MH, comme si celui-ci parlait de ce qu’il ne connaît pas, alors que MH, qui ne prétend pas savoir mais qui sent les choses en médium, en parle d’une manière finalement bien plus profonde que Nabe. Ce que Jed vit, en tant que faiseur d’art contemporain pas vraiment dupe, dans La Carte et le territoire, me semble de fait plus probant que les longs discours de Nabe « sur » le caractère parasitaire des nouvelles pseudo avant-gardes, qui me semblent des redites même si j’y souscris dans les grandes largeurs.
Surtout, ce qui me gêne dans la forme et la façon du roman de Nabe, c’est le ton sous-jacent de l’ancien combattant qui se manifeste dès le pèlerinage à la Cinémathèque en passe de fermeture, avec le couplet trop attendu sur la magie du lieu tel qu’il fut naguère et jadis. Au passage, on note que, parlant de Jean-Luc Godard, Nabe écrit Goddard, comme le nom de Bardot se transforme en Bardeau. Paradoxalement, la transcription exacte des noms, chez Houellebecq, produit un effet plus convaincant du point de vue… romanesque.
Les pages d’observation directes, au demeurant, sont meilleures que les propos ex cathedra du prétendu connaisseur de l’art, qui nous valent ensuite une plongée dans l’univers agité d’un centre de jeux vidéos, où se démantibulent des centaines d’ados, puis dans un défilé de mode hyperchic organisé sous le Louvre, qui va permettre au narrateur de détailler la dégaine presque « militaire » des mannequins et de se gausser de telle collection Clochard de Galliano : « Quel cynisme, m’exclamé-je ». De fait Nabe écrit : « demandé-je, remarqué-je, m’exclamé-je ». Mais bon : prenons-le avec un grain de sel.
Ce qui est plus difficile à prendre en légèreté, cependant, ce sont les pesantes pages qui suivent à la Biennale d’art contemporain où les nouveaux « pompiers » de l’art branché s’exposent, aussi « nouveaux » qu’à Venise en 2009, à Basel en 1999, à la Documenta en 1989 ou aux Galeries Pilote de Lausanne en 1979… Or, j’ai beau partager, dans les grandes largeurs, les positions de MEN sur la foutaise de l’art contemporain dans ses grandes largeurs : l’étape en question, avec la double apparition de Jean Claire (pour Jean Clair) et de Pierre Dhaix (pour Pierre Daix), me semble très convenue et d’autant plus que les propos « de connaisseur » de Nabe sur Duchamp, posés comme référentiels, vont resurgir au Baron, la boîte relookée superchic où aura lieu l’après-vernissage et où apparaît (ben voyons) un descendant de Gustave Doré en la personne d’un jeune chanteur de la Star Ac…
Voilà voilà : on se trouve donc à la page 200 de L’Homme qui arrêta d’écrire, et moi je reste décidément sur ma faim. Mais il me reste 500 pages à lire et je ne demande qu’à être étonné par delà ces pontifiances…
Image: une oeuvre de Damian Hirst
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Nabe le snob
Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire en 7 épisodes (3).
« À quoi ça sert d’écrire si on n’a le choix qu’entre ne pas être lu et être mal lu », écrit Marc-Edouard Nabe à la page 235 de la version papier reliée (l’achevé d’imprimer est daté du 17 mai 2010 à Grenoble, ville de Stendhal, au tirage de 4000 exemplaires) de L’Homme qui arrêta d’écrire.
C’est la réponse que fait l’écrivain prétendu has been à un certain Bruno Gacio, ex des Guignols qui lui dit qu’avant de quitter ceux-ci il ne faisait plus que «semblant d’écrire les textes ». Et de préciser, après que Nabe lui a demandé si ça le rendait triste : « Ce qui me rend triste, c’est parce que je ne sais toujours pas si c’est parce que j’en croque que je ne crois plus en aucune révolution, ou bien si c’est parce qu’il n’y a plus de révolution possible qu’il n’y a aucune raison par conséquent que je n’en croque pas ».
Ces propos combien significatifs d’une déception et d’une dépression lancinante chez ces gens-là (selon l’expression de Brel qui en visait d’autres) s’échangent au cours d’une longue scène d’observation consacrée, par Nabe, à une conférence de presse durant laquelle les pontes de Canal + présentent leur nouvelle mouture, à l’égard desquels l’écrivain déçu et déchu (?) n’a point de mots assez vachards pour désigner les « faussaires » réunis en ces lieux, tous plus « fraudeurs » et « truqueurs» les uns que les autres, réunis sous l’égide de l’ »esprit de Canal » qui se réduit lui-même à une imposture.
Or le caractère de celle-ci, défini par Nabe, a de quoi faire sourire et songer, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de la falsification de ce qui reste une « grande époque » aux yeux du fils du jazzman et fantaisiste Zanini, à savoir le temps du journal Hara-Kiri de la bande à Choron, cette grosse merde.
On s’excuse d’être un peu grossier, mais il va falloir l’être au moment d’évoquer « l’esprit d’Hara-Kiri » en revenant, plus précisément, à un épisode saisissant de L’Homme qui arrêta d’écrire, lisible par l’honnête femme et l’honnête homme à la page 191 de l’ouvrage imprimé.
Cela se passe au Baron, boîte relookée pour ados branchés où Nabe s’attarda maintes nuits à sa « grande époque », où il est revenu avec son ami Jean-Phi et où l’aborde un jeune homme qui, faute d’obtenir de lui, le « plus merveilleux des écrivains» qui a «changé sa vie», un banal autographe, lui demande gentiment de lui serrer la papatte.
Or voici en quels termes bien l’écrivain défunt mais point encore enterré décrit la saynète : «Quelle horreur. À ce niveau-là ce n’est même plus moite que ça s’appelle, mais poisseux, boueux, crémeux… J’ai la sensation d’avoir enfoncé ma main droite dans un trou du cul plein de merde. Dès qu’il me la desserre, je regarde par acquit de conscience… L’obscurité du Baron aidant, je me demande si en effet ma main n’est pas souillée de son caca… Je sens mes doigts, ça pue en plus. Lorsque mon fan se redresse, je m’aperçois que sur son visage même, il a des excréments sur les joues et le front. (…) Sa transpiration est merdeuse. Mon adulateur était tellement ému de me rencontrer qu’il a sué de la merde »…
Oui, c’est un peu cela, l’esprit d’Hara-Kiri. On appréciera, ou pas. Moi qui ai beaucoup appris à la lecture du Canard enchaîné, dès mes tendres quatorze ans, avec le pacifiste aristo Jérôme Gauthier, l’aristocrate populo Henri Jeanson et ce grand moraliste stylé que fut Morvan Lebesque, j’apprécie moyen. Et quant à en faire une référence de liberté : macache bono. J’ai toujours pensé, à l’école du Canard, que la grossièreté n’était pas une bonne défense contre la vulgarité. Et je ne suis pas snob, ça c’est sûr.
Tandis que Marc-Edouard Nabe est snob : cela aussi est sûr. Mais snob dans quel sens ? Dans le sens stendhalien et proustien de la vanité sociale et du désir ardent qui le fait trépigner à la porte des instances de consécration, pour parler bourdieusard, et les conchier en cas de non-réponse.
Une scène intéressante éclaire cette vue: c’est à la page 209 de l’opuscule susmentionné lorsque, toujours au Baron où se donne un karaoké (on n’est plus à la « grande époque » du Baron non plus...), un gentil animateur annonce que « ce soir nous sommes gâtés » puisque pas moins qu’ «un grand artiste qui abandonna son art avec beaucoup de courage » fait l’honneur à la galerie de lui interpréter une scie vintage de Michel Delpèche (alias Michel Delpech qui se pointe d’ailleurs sur scène pour accompagner Nabe, « entre stars » n’est-ce pas...)
La suite est moins affligeante. Mais ce qui précède montre assez combien le snob est prêt, comme dans le souterrain de Dostoïevski, à flatter et s'abaisser pour être de la fête. Or la suite, chez Francis, brasserie familière à Bernard de Fallois, qui m’a fait la grâce de m’envoyer cet intéressant opuscule, est d’un Nabe plus naturel et charmant, avec quelques lycéens en paumés du petit matin qui y vont de leurs propos hyper-convenus (des lycéens d’aujourd’hui ne peuvent que soupirer après l'étude et la lecture) mais bougent bien et inspirent au narrateur une conduite plus affectueuse, et à l’écrivain un zeste de magie matutinale…
Mais pourquoi, répété-je, dire Nabe snob ? Pour mieux le comprendre, il vaut la peine de lire attentivement le chapitre consacré, par René Girard, à la vanité des personnages stendhaliens, avant les grands romans, et au snobisme proustien, avant le Temps retrouvé, dans la phénoménale (au sens de la phénoménologie littéraire) analyse développée dans Mensonge romantique et vérité romanesque.
Virginia Woolf disait que l’aristocratie naturelle ignorait la vanité et l’envie, sachant sa valeur unique. Or Marc-Edouard Nabe n’en est pas encore là, doutant de son unicité foncière au profit de son succédané social, symbolisé par sa marque MEN & MEN, dandy pour la galerie mais s’agitant comme s’agite le snob impatient - en affectant de nous snober.
Or attendons, pour le juger, qu’il cesse de feindre de cesser d’écrire - ce qui ne saurait tarder, je crois, en Candide confit d'optimisme préalpin… -
Nabe le contempteur
Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire en 7 épisodes. (4).
Marc-Edouard Nabe se voudrait le nouveau Léon Bloy, mais le feu de Dieu n’y est pas. Se voudrait le seul pur au-dessus de la mêlée, le fulminant radieux de la nouvelle imprécation, mais son son enfer est de pacotille et son verbe hélas trop souvent de carton, faute d’amour et d’humour aussi. Se voudrait le nouvel Entrepreneur de démolitions, dans la lignée directe du fracassant Léon taillant des costards à Paul Bourget ou Emile Zola, Renan ou Mauclair, entre vingt autres littérateurs plus ou moins illustres au tournant du XXe siècle et plus ou moins oubliés au tournant du XXIe, mais la sainte colère catholique et apostolique de Bloy ny ’est plus, ni même la fureur sombrement flamboyante de l’affreux Rebatet, fasciste avéré s’il en fut et qui, dans Les Décombres, peint par exemple un François Mauriac avec sa «torve gueule de faux Gréco» et ses «décoctions de Paul Bourget macérées dans le foutre rance et l’eau bénite», stigmatise ensuite ses « oscillations entre l’eucharistie et le bordel à pédérastes qui forment l’unique drame de sa prose aussi bien que de sa conscience» avant de l’achever comme «un des plus obscènes coquins qui aient poussé dans les fumiers chrétiens de notre époque»…
De quoi rire tout de même, tant la charge est énorme dans son ignominie, mais on se rappelle que l’enjeu des Décombres, paru en juillet 1942 et qui fut le plus grand succès de librairie de la France occupée, était d’une autre envergure que celui des règlements de compte germanopratins à quoi se réduisent ces pages de L’Homme qui arrêta d’écrire dans son caftage d’un cocktail littéraire parisien au Train bleu.
On verra plus loin que Nabe peut mieux faire en arrêtant vraiment d’écrire, mais le moins qu’on puisse dire est qu’il est encore dans le marigot jusqu’au cou quand il s’en prend, jouant son plus pur, à tous ceux qui sont supposés avoir «trahi» LA Littérature dont il serait le seul garant, à commencer par le plus pire d’entre eux en la personne de Philippe Solers (Sollers, on suppose…) dont l’œuvre et la personne relèvent de la pourriture absolue et du ratage intégral, aggravés par un élevage de nullards à son image dont un Yannick Haenel et un François Meyronnis…La situation pourrait être amusante, d’un Nabe en cessation d’écrire aux mains duquel son nouvel ami, le blogueur Jean-Phi, a filé la garde de sa toute petite fille Isaure dont il pousse le pousse-pousse dans la presse des écrivains afflués au Train bleu (brasserie chicos de la gare de Lyon comme chacun sait) pour un cocktail visant à marquer l’attribution d’un prix à la « meilleure langue » de France et environs, mais l’auteur s’essouffle autant qu’il trépigne en s’efforçant de se faire rire lui-même. On devrait pouffer et s’esclaffer à voir ainsi épinglés et égratignés les personnages les plus connus de la foire aux vanités littéraires parisiennes, des éminents critiques dont un Frédéric Ferney est déclaré le plus raté (on suppute qu’il na pas assez goûté le génie de MEN) aux auteurs plus ou moins homos ou homonymes (les Besson Pascal et Patrick), mais la sauce est aussi aigre que frelatée par la vanité blessée, on est décidément bien loin de Thackeray et loin aussi du délectable Scoop d’Evelyn Waugh, loin une fois encore des grands imprécateurs de gauche et de droite que furent un Bloy ou un Tailhade et autres Vallès.
Ousque on est alors ? Dans le marigot moyen des Limbes sous-dantesques qui ne sont même pas l’antichambre de l’Inferno et dont on ne sortira pas tant que Nabe continuera de ne pas écrire comme ça, ou plus exactement : d’écrire comme on cafte.
Nabe le cafteur n’est pas qu’un snob chiffonné de s’être fait snober : il reste un enviard plein de haine qui écrit en feignant le détachement et la liberté alors qu’il garde, au cou, la marque du fameux collier.
Dominique Fernandez dit quelque chose d’intéressant dans sa préface à l’édition en maxipoche du Journal de Stendhal, à savoir que le problème du diariste est d’écrire en même temps qu’il vit, ou de vivre et d’écrire mais pas tout à fait en même temps, autant dire : de risquer de mal vivre l’écriture ou de mal écrire sa vie…
Marc-Edouard Nabe, qui se décerne à lui-même le titre de « meilleur écrivain de sa génération" par la voix de Gabriel Matzneff, rencontré au Train bleu, a peut-être commencé de comprendre qu’il ne commencera d’écrire qu’en arrêtant, j’veux dire : en arrêtant de se singer et en arrêtant de faire semblant d’arrêter d’écrire, non pas en recommençant d’écrire comme avant mais en commençant d’écrire comme Stendhal quand il a arrêté d’écrire son Journal, pour se fondre dans la matière en fusion de ses grands romans. On y est d’ailleurs presque à certains moments de L’Homme qui arrêta d’écrire, moments de grâce et de légèreté, moment où le cuistre s’efface devant l’écrivain d’une grâce swinguée, comme lorsqu’il rejoint Jean-Phi et monte dans son petit train électrique de Luna Park, lequel monte sur la Butte où les deux compères croisent un clodo fleurant la fleur d’oranger. Du Nabe cafteur on passerait alors à Nabe le vif ? Affaire à suivre...
Image: portrait de Léon Bloy, par Marc-Edouard Nabe -
Nabe le vif
Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire, en 7 épisodes (5).
Il y a pas mal de bons moment dans L’Homme qui arrêta d’écrire, qui sont du meilleur Nabe en somme candide et même ingénu. On le suit par exemple à la messe, où il s’est arrêté en passant, au cours d’une déambulation matinale qui le fait refaire à l’envers le parcours légendaire de Lautréamont, et voici qu’il se retrouve au milieu d’un tout petit troupeau de rescapés de l’absence de Dieu, puis voilà qu’au moment où il va ingérer une miette du Seigneur le portable du curé dreline… Or, c’est noté juste en passant, mais ça en dit bien plus que les prônes de l’ex-écrivain (?) sur les temps qui courent.
Il y a aussi, sur une centaine de pages, la rencontre du quinqua en rupture de graphomanie avec un groupe de jolies filles dans la vingtaine et de quelques compères à la trentaine pantelante, qui nous valent certes de nouvelles sentences sentencieuses du narrateur, mais il n’y a pas que le prêche du papy en mal de résistance : il y a dans le mouvement de cette rencontre un certain vif et de l’humour, un peu d’amour aussi, si, si.
Nabe se retrouvant au plumard, dans une chambre de l’Hôtel Amour, nouvel espace branché des hauts de Montmartre, avec deux « bombes » de vingt ans et des bricoles tendrement enlacées et le tenant à distance en vertu des nouvelles règles non écrites de la tendance « anti-jouir », puis Nabe descendant le «Golgotha à l’envers» de la rue des Martyrs, Nabe se rappelant la «grande époque» du Palace en saluant de loin la brasserie Chartier, Nabe s’arrêtant dans une boutique de Farces et attrapes tenue par un Pakistanais à costume d’ange, enfin Nabe se goinfrant avec son ex-compère Alain Bonnand en rupture d’écriture lui aussi : tout cela ne manque ni d’allant ni de charme, avec un «air de roman» qui se tient, puis cela retombe dans l’aigreur à deux voix…
Comme un Philippe Muray, comme un Dantec aussi ou un Houellebecq à ses heures, Nabe pense «générations» et ne cesse de généraliser. Il y a là, me semble-t-il, un travers typiquement français, plus encore parisien, qui tend à penser que la France, ou disons Paris, reste le centre du monde et que la dialectique binaire du Tout ou Rien, le manichéisme bipolaire gauche-droite, le cartésianisme enfin sont les seuls modes de penser. Le Mexicain Carlos Fuentes me dit un jour qu’il ne connaissait pas de plus provinciale province que le milieu littéraire parisien. C'était bien vu, et Nabe n’y échappe pas.
L’Homme qui arrêta d’écrire est truffé d’observations justes et bonnes, que ce soit sur les effets pervers du virtuel ou le grand simulacre culturel, l’aliénation médiatique et autres avatars de la régression infantile ou de ce que Castoriadis appelait la «montée de l’insignifiance». Cela reconnu, les couplets sur le «désastre» accompli par les soixante-huitards, l’errance flasque des trentenaires et la niaiserie inculte des « djeunes», autant que les vacheries de vieux vaniteux blessés que Nabe et Bonnand balancent sur l’éditeur du Dilettante ou le fils de Dominique de Roux, nous font décidément retomber dans le clabaudage sans intérêt.Dans l’un de ses percutants essais, Philippe Muray en appelle à un roman qui dirait le monde actuel comme Balzac l’a fait dans Illusions perdues, notamment. Or s’il y a des bribes de ce tableau d’une époque chez Houellebecq et chez Nabe aussi, ou avec plus de netteté et d’humble force chez une Maylis de Kerangal, dans Naissance d’un pont, force est de reconnaître qu’une grande synthèse romanesque possible de la mutation que nous vivons reste encore impalpable en notre langue, ce qui ne réduit absolument pas l’intérêt des multiples œuvres en train de se faire malgré les exclusions réciproques que brandissent les uns et les autres…
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Nabe le guetteur
Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire, en 7 épisodes (6)
Autant il est chiant quand il se lamente sur l’insuffisante reconnaissance de son pyramidal génie, autant Marc-Edouard Nabe peut être pertinent, voire irrésistible de drôlerie, quand il trouve la juste distance du romancier guetteur ou du chroniqueur théâtralisant la réalité contemporaine. La meilleure preuve en est l’épisode, dans L’Homme qui arrêta d’écrire, de sa visite à la rédaction de Libération où l’a emmené l’excellent dessinateur Willem, son pote, et où il assiste à une assez inénarrable séance de brain-storming réunissant le gratin des « ex » de la grande presse intellectuelle parisienne, d’un Jean-François Khan (Kahn au naturel) gesticulant et jaculatoire à souhait dans son chandail fait main de chauve lunetteux au visage dévoré de tics, à Jean Daniels (Daniel à la ville) en vieux sage sous son plaid et en fauteuil presque roulant, en passant par Edwy Plenel et Jean Colombani les ex-acrobates du Monde, Serge Jully l’ex-dictateur libertaire de Libé, entre autres et sans oublier le nain Alain Minc leur donnant des leçons d’économie revitalisée…
Entre les pages 395 et 412, les « ex » de la presse intelligente passent alors à la moulinette du farceur, qui évoque tous les trucs auxquels ils ont eu recours pour appâter les clients distraits par les gratuits : «À une époque, les abonnés de Libération recevaient une invitation pour Disneyland Paris parce que son président était un des actionnaires du canard ». Et Franz-Olivier Gisbert (LE Giesbert) de renchérir pauvrement : «Nous, on l’a joué plus « intello ». En bonus, des CD, des DVD, des livres de peinture. Résultat des courses : tout le monde s’en fout de recevoir en plus de son magazine un film de Marcel Carné qui est passé cent cinquante fois à la télé, le Boléro de Ravel ou bien d’énièmes mauvaises reproductions de tableaux archiconnus de Van Gogh. »
Et Nabe d’enfoncer le clou : « Absolument: ça fane vite les tournesols… C’est vrai que ça faisait un peu pochette-surprise. Rien que le cellophane donne l’idée d’une presse aseptisée, d’un journalisme sous préservatif. Libé, Le Monde ont été obligés de coller des cadeaux à leurs lecteurs pour pouvoir leur vendre leurs mensonges quotidiens. Stratégie Pif gadget ».
Plus que sa « pochade » de la smala littéraire épinglée au Train bleu, un rien bâclée à mon goût, trop jetée et un peu molle de trait, la gravure à l’acide de la scène des « ex » en train de fabriquer LE nouveau journal collectif qui sera capable de damer le pion aux voyous même pas syndiqués de l’Internet et de «fédérer» les lecteurs irréguliers ou potentiels, selon l’expression de Serge July (le Jully de Nabe), relève bel et bien de l’épisode de roman d’époque qu’on aimerait voir se développer sans fléchir. Rien que pour ces pages de quasi anthologie, je ne regrette pas d’avoir persévéré dans la lecture de L’Homme qui arrêta d’écrire, malgré l’exaspération que m’inspirent certains passages relevant du plaidoyer pro domo, entre autres jugements tombant dans l’insignifiance à force d’exagération dénuée de malice ou d’humour – tandis que ces dernières pages m’auront fait éclater de rire, vraiment, par leur cruelle justesse.
On se marre aussi, de bon cœur, à la lecture de l’épisode suivant, où Nabe, juché sur la moto de Jean-Phi, rejoint un théâtre où la pulpeuse Elodie, qu’il s’est retenu d’honorer à l’ancienne à l’Hôtel Amour, est toute folle d’interpréter son premier rôle en Ophélie, dans une version d’Hamlet «revisité» par l’incontournable Georges Lavaudant, roi du théâtre subventionné et maître du «détournement». Hélas la pauvre gosse doit se contenter ici d’un tiers du rôle puisque Lavaudant a triplé le rôle, entre autres mutilations et suggestions destinées à nous faire sentir que Shakespeare pressent pour ainsi dire, dans Hamlet, le génocide et autres réalités nous concernant un max.
Après le massacre, Nabe s’entretient avec le toujours pertinent Jacques Nersont (Nerson quand il signe), spécialiste avéré du théâtre auquel il demande ce qu’il faut voir aujourd’hui sur les scènes parisiennes. La réponse, page 429, commence par «pas grand-chose» et finit, vingt lignes plus bas, par «Ah ! J’oubliais le pire : tous les ans, une ennuyeuse avignonnerie quelconque aux frontières de la danse, de la performance contemporaine et surtout du n’importe quoi». Et le critique de défier Nabe de se mettre au théâtre. Et celui-ci de se défiler. Alors Nerson d'insister: « Je suis sûr que pour vous, ce serait un jeu d’enfant ».
Et Marc-Edouard Nabe de s’exclamer, comme le soussigné l’aura fait cent fois ces dernières années, ceci que s’exclament de plus en plus de vrais amateurs de théâtre : «Mais c’est incroyable ! Ca n’existe donc plus une pièce directe, franche, sur un grand sujet, avec un texte bien joué dans une mise en scène simple et recherchée, qui dise quelque chose de profond et de drôle sur le monde tout en mettant en valeur le sens du théâtre ? » -
Nabe le poète
Lecture de L’Homme qui a arrêté d’écrire en sept épisodes (7)
Il se passe quelque chose de bonnement renversant entre les pages 581 et 685 de L’Homme qui arrêta d’écrire de Marc-Edouard Nabe, et c’est que l’écrivain renaît de ses débris et se remet à écrire en beauté, cela se passant au septième jour de ses déambulations, du côté de l’Allée Marcel Proust, pas loin du Théâtre Marigny où un certain AlainDelon, Charlus de naguère, se trouve à l’affiche.
Nabe l’arrogant et le méprisant, Nabe le teigneux et le vaniteux, bascule soudain comme Paul de Tarse sous le bodytcheck de l’Ange ou comme Dante qui, on l’a remarqué, s’évanouit à tout bout de chant dans la Commedia, et voici Nabe se relever devant sa Béatrice, ou sa Laure, qui se prénomme Emma en l’occurrence, et Nabe qui a conchié le lecteur cent pages plus haut, Nabe qui a conchié les libraires deux cents pages plus haut en daubant sur la niaiserie de leurs « coups de cœur », Nabe paraît soudain touché par la grâce de cette jeune lectrice...
On peut se moquer de Nabe qui se la joue « lasciate ogni speranza » en annonçant du même coup qu’il va cesser d’écrire, on peut se moquer de Nabe se la jouant disciple d’un Virgile blogueur et conchie Paradis de Philippe Sollers, on resonge songeur à la « divine comédie ivre » de Malcom Lowry en son propre Inferno de Sous le volcan, dont la prose de feu réduit à peu de chose celle du quinqua parisien, on peut invoquer Mandelstam, Gombrowicz, Papini et tous les auteurs plus ou moins géants qui ont gravité dans la constellation de Dante, gravitant lui-même dans celle des Anciens, on peut conclure que ce nabot de Nabe est un bien menu nabounet dans le cortège des Titans qui ont tapoté sur le Laptop universel - peu importe et c’est Byzance, ou Mozart comme il vous plaira: tout à coup Marc-Edouard Nabe recommence d’écrire comme personne ou je dirais plutôt : comme lui-même, comme le paon-du jour est lui-même en ouvrant ses ailes de fleur vivante ou comme Rilke est lui-même dans son plus modeste et murmurant sonnet.
Dans un essai que je considère comme l’une des plus lumineuses élucidations des pouvoirs de transmutation esthétique et spirituelle de la littérature romanesque occidentale, intitulé Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard décrit, avec de grands exemples à l’appui (Cervantès, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski) le transit temporel et spirituel qui conduit le héros de roman des cercles ordinaires du mimétisme social fondé sur l’envie et la vanité, à l’épanouissement apollinien de ce qu’on peut dire l’amour au sens très large, la poésie ou l’amour de la poésie, ou la poésie de l’amour comme celle qui est reconnue, au dernier chant de la Divine Comédie, pour mobile de l’Univers.
Or je n’ai cessé de penser à ce grand livre en lisant L’Homme qui arrêta d’écrire, dont le parcours évoque le même mouvement, de l’engluement, romantique ô combien, à une manière de libération.
C’est entendu, Nabe fait le malin. Nabe se la joue toujours «meilleur écrivain de sa génération», formule imbécile s’il en est dans un domaine où seule la pluralité est intéressante – comme si le « culte » de Rousseau excluait celui de Voltaire, ou comme si les « fans » de Tolstoï étaient légitimés à « jeter » Dostoïevski au classement débile d’un Star Ac des auteurs «phares» de la Russie -, enfin Nabe prolonge ce délire de persécution et ce fantasme de l’«unique», très français en somme, qui est aussi celui d’un Sollers, son aîné successivement courtisé et conchié. Mais bref: tout ça est « trop humain », comme disait l’autre, il y a sûrement de l’infantilisme dans les postures de Nabe, mais sa poésie les transcende finalement.De fait, la poésie est le dernier mot de L’Homme qui arrêta d’écrire, et je sais gré à Bernard de Fallois, grand proustien et vieux complice de Georges Simenon, grand amateur de cirque et probable connaisseur aussi du rayon des Farces et attrapes, de m’avoir envoyé, de cet étonnant pavé « numérique », la version reliée à couverture noire et lettres roses et jaunes, en s’impatientant de partager son enthousiasme de jeune homme de quatre-vingt ans pour le livre du présumé infréquentable cinquantenaire, qui est aussi un beau livre d’amitié, de ferveur artistique et d’amour.
Il me plaît que Bernard de Fallois ne tire pas l’échelle derrière lui, comme tant de vieilles noix. Il me plaît que Nabe prenne à son tour, dans ses bras fluets, le vieil Alain Delon pour rendre grâce à son génie dédoublé en tant de personnages, tout en lui reprochant ses pèlerinages de cabot chez Ardison ou Drucker. Il me plaît que, comme George Sand parle des vieilles peaux de l’Ancien Régime, Proust des momies ambulantes du quartier Saint-Germain, ou Céline de l’humanité déchue d’une guerre l’autre, Nabe endosse à sa façon les oripeaux de l’époque, ou disons : commence de les endosser sérieusement en arrêtant d’écrire, commence de vivre en découvrant que l’écriture nous éloigne trop souvent de la réalité, se plonge alors durant sept jours dans ladite réalité, ici strictement parisienne mais c’est un monde, jusqu’au bout de la nuit aux constellations de noms de stations de RER, dans la dernière spirale merveilleuse d’un tour de manège avec telle toute jeune fille craquante – Emma qui ne bovaryse pas mais instaure à sa façon délurée une espèce de nouvel amour courtois où le petit Puck shakespearien se la joue farce grave en faisant semblant d’écrire dans la poussière du chemin… -
Nabe et son clone
Dialogue schizo
À propos de L’Homme qui arrêta d’écrire et de la tribu des nabiens. De la posture de l’Unique: Nabe, Sollers, Dantec & Co. Du roman et de ses modulations.
Moi l’autre : - Te voici classé « Nabien de surface » par les amis de Marc-Edouard Nabe ( http://www.alainzannini.com/ ) pour les 7 notes que tu as consacrées à L’Homme qui arrêta d’écrire. Cela te défrise ?
Moi l’un : - Pas du tout. J’en suis ravi. Je n’aspire en aucun cas à approfondir ce qui relève de la surface, et c’est ce que j’aime d’ailleurs chez Nabe : c’est l’à fleur de peau. On me dirait : hölderlinien de surface, ou proustien de surface, je tiquerais. Mais avec Nabe, j’en reste au mimétisme de surface et tout est bien.
Moi l’autre : - Je t’ai senti parfois exaspéré à la lecture de L’Homme qui…
Moi l’un : - Sur le moment oui, faute de prendre la distance qu’il faut. Parce que je crois toujours à ce que je lis, comme lorsque je lisais Michel Strogoff à dix ans. Pardon d’être naïf, mais c’est comme ça. Donc je prenais Nabe au pied de la lettre, comme si lui et le Narrateur ne faisaient qu’un. Et là, franchement, le personnage m’a paru grossier, et j’en ai accusé l’auteur : puant, pédant, vulgaire…
Moi l’autre : - Ce que tu n’as jamais ressenti avec Marcel, le Narrateur clone de Marcel Proust…
Moi l’un : - Mais au grand jamais, même quand il est peste ! Proust est un seigneur délicat même au fond de la dernière des backrooms. Proust peut être médisant, injuste, vengeur, cependant jamais il n’est bas, en cela que jamais il ne se sert de la littérature comme d'une arme dans la vie. Proust ménage la séparation des pouvoirs, et quand il se bat en duel , c’est parce que l’autre fausse la donne. Les réglements de compte de Nabe n’ont pas cette classe. Surtout Proust ne cesse jamais d’écrire, c’est à savoir de moduler, comme Céline ne cesse jamais de tout transformer en style, tandis que Nabe en est encore à se justifier à tout moment par des interventions et des postures qui n’ont rien à voir avec la Littérature dont il se prétend le seul garant. Même quand il défend Céline, il radote absolument. Dire que Céline est le plus grand auteur français de tous les temps relève du clabaudage insane. Je ne dis pas que ce n’est pas vrai : je trouve cela provincial.
Moi l’autre : - En quoi est-ce provincial ?
Moi l’un : C’est T.S. Eliot, je ne sais plus où, qui distingue une nouvelle forme de provincialisme, au XXe siècle, qui n’est plus dans l'espace mais dans le temps. Ce provincialisme est une sorte de régression du sentiment du temps, qui fait qu’on ne se situe plus dans une durée mais dans un segment de temps sans référence au passé ou au futur en train de se faire dans le présent. C’est le fait des tribus amnésiques des temps actuels, qui voient des génies et des titans, des auteurs « phares » ou « cultes » par défaut de références. Tu sais combien j’aime Céline. Mais aimer Céline sans aimer autant Rabelais ou Diderot, Montaigne ou Pascal, La Fontaine ou Flaubert, c’est tout ramener à sa petite paroisse locale…
Moi l’autre : Tu trouves Céline paroissial ?
Moi l’un : - Tout le contraire: il est multimondial, mais le culte aveugle de Céline va contre la Chose que lui-même mettait au-dessus de tout, qui procède d'un immense et très humble travail, et contre l’amour de la Littérature, qui n'est pas faite d'un seul pic au milieu du désert mais d'un paysage complet. Par ailleurs, si tu compares la simple chose: la simple prose de Céline, et celle de Nabe, tu vois le travail qu'il reste au second...
Moi l’autre : - Donc tu le méprises, au fond, ce Nabe ?
Moi l’un : - Pas du tout. Je lui trouve un très grand talent, et le mépris, je le lui laisse. J’ai d’ailleurs tendance à penser que ça lui passera. Je pense qu’il vaut mieux que ça. Ce doit être un type épatant, non ? Chi lo sa ? Ce que je déplore, c’est le culte de l’Unique que perpétuent ces mégalos. Nabe, Sollers et Dantec : même combat. Je suis moi et ils sont tous. Avec une sorte de naïveté commune et de perpétuel besoin de se justifier pro domo. N’est-ce pas touchant ? Tu vois Joseph Conrad, Melville, Henry James se pointer ainsi à la BBC et déclarer : well, I’m the Best ! Nobody but Me ! Tout ça est en somme débile. Pauvre France...
Moi l’autre : - Tu exagères. Parce que la plupart des écrivains pensent ainsi : il n’y a qu’à voir Nabokov. La règle, c'est mon verbe contre le tien...
Moi l’un : - C’est vrai, mais l’intendance suit, si j’ose dire, avec l'auteur génial de Feu pâle. Et Nabokov ne dira jamais que Pouchkine ou Gogol, qu’il met plus haut que les autres, sont les seuls dignes d’attention. Sa mauvaise foi, en débinant Dostoïevski ou Faulkner, est encore un acte d’amour manifesté à la Chose. Tandis que le mépris de nos adorateurs français de l’Unique va vers l'étriquement égomane.
Moi l’autre : - Mais venons-en au projet du roman Tu ne trouves pas que L’Homme qui arrêta d’écrire est un roman ?
Moi l’un : - Si, c’est bien plus un roman que Trésor d’amour de Sollers ou que trente-six confessions romancées ou autre essais qu’on affuble de ce titre fourre-tout vendeur. Il y a véritablement, dans ce livre, un espace de type romanesque, un souffle épique et une distribution des rôles qui participent du roman. Une chose me gêne cependant…
Moi l’autre : - Laquelle ?
Moi l’un : - C’est que Nabe, ou le clone de Nabe, ne laisse pas la bride sur le cou de ses personnages, enfin pas assez selon moi. Henry James, je crois, disait qu’un grand romancier donne raison à tous ses personnages. Ce n’est jamais le cas chez Sollers, critique magistral et prosateur étincelant mais certes pas grand romancier, et ce n’est pas le cas non plus chez Nabe. Houellebecq est plus convaincant dans cette optique, et Dantec aussi parfois, mais le grand roman français contemporain se dilue encore et toujours dans la textualité ou l’anecdote de la « lettre à la petite cousine », pour paraphraser Céline, à quelques exceptions près. Ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, de la très bonne littérature à foison. Mais trouve-moi un équivalent contemporain français de J.M. Coetzee ou de Philip Roth, de Cormac McCarthy ou de Doris Lessing et Joyce Carol Oates, entre autres vrais romanciers…
Moi l’autre : - Nous voici bien loin de Marc-Edouard Nabe…
Moi l’un : - Eh bien, demande-toi pourquoi Nabe est si peu traduit… -
Les pulls
…Ce qu’elle aime le plus, d’abord en imagination et ensuite pour de vrai, c’est enfiler leurs pulls dès qu’elle le peut, au repos quand ils pioncent après la chose, et là c’est royal cachemire & mohair et le plus cool sera le plus ballant autour du corps en soyeux nuage, ou plus tranquillement quand ils sont à leur job, alors à tiroirs ouverts, ou enfin à la clandestine, quand ils l’ont jetée, et donc par manière de revanche, dans ceux qu’elle leur a chouravés, sans plus d’odeur que celle de la chose en soi dans son informe douceur…
Image : Philip Seelen -
La natte du père Huc
L’irrésistible humour d’un grand voyageur
Lorsque le père Evariste-Régis Huc (1813-1860) se pointa en Mongolie, après un premier séjour en Chine (dès 1839) durant lequel il se laissa pousser une jolie natte, ce fut d’un coup de rasoir décidé qu’il la coupa pour se donner l’air mongol. Ainsi l’évangéliste toulousain chercha-t-il toujours, au long de ses pérégrinations à travers la Chine, la Mongolie et le Tibet, à se rapprocher de ses hôtes pour mieux étudier leurs différences, leur langue, leurs mœurs et leurs rites. A Lhassa où il fut le premier Français à pénétrer, les lamas firent à leur tour le meilleur accueil à son désir de mieux connaître le tibétain et le bouddhisme, avant que les Chinois (déjà !) ne le sacquent de ces hauts lieux de spiritualité sous escorte armée.
Classique de la littérature voyageuse en Asie, qui a peu d’égaux dans le double registre de la profusion documentaire et de la truculence, la somme des Souvenirs d’un voyage à travers la Tartarie et le Tibet tient à la fois du roman d’aventures et du traité d’ethnologie, immédiatement séduisant et saisissant par son formidable humour, sa constante empathie et son inépuisable curiosité. Rien en effet chez le père Huc, en dépit de sa foi, du conquérant sûr de détenir la seule Vérité. Tant dans ses épiques Souvenirs que dans L’Empire chinois, relatant son retour du Tibet dans la peau d’un pittoresque « prisonnier », le père Huc apparaît enfin comme un type assez idéal d’écrivain-voyageur, captivant par les connaissances approfondies qu’il accumule en cinq ans, et restituant ses observations dans un récit d’une vivacité tonique où les pires avanies, de naufrages en bandits féroces ou de chameaux teigneux en sables mouvants, revivent avec autant de relief dramatique que de cocasserie. Une merveille à (re)découvrir avant la colonisation du désert de Gobi par les MacDo…
Evariste-Régis Huc, Souvenirs d’un voyage à travers la Tartarie et le Tibet, suivi de L’Empire chinois. Préface de Francis Lacassin. Collection Omnibus, 2001. Nouvelle édition parue en 2006. -
Proust sur écoute
L’intégrale de la Recherche du temps perdu lue par de grands comédiensAndré Dussollier est-il crédible lorsque, la voix ferme et douce à la fois, il nous confie: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure»? Ce qui est sûr, à l'écoute des pages célébrissimes du tout début de Du côté de chez Swann, évoquant les lisières du sommeil du jeune Marcel et son attente du baiser maternel, c'est que le comédien trouve le ton juste et la bonne cadence, la parfaite netteté d'élocution pour ne pas nous anesthésier à l'instant de nous embarquer dans l'immense traversée que constitue l'intégrale sonore de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, monument de la littérature française du XXe siècle désormais accessible sous coffret de 111 CD, subdivisé en 11 coffrets de 8 à 15 CD qu'on peut acquérir séparément, correspondant aux sept titres de l'ensemble.
Accomplie par six comédiens qui se sont répartis lesdits titres – sauf Le temps retrouvé que se partagent Michel Lonsdale, André Dussollier et Denis Podalydès -, cette lecture au long cours se module évidemment en fonction de chaque lecteur, mais aussi du climat de la séquence. C'est ainsi qu'on passe du naturel intimiste du premier roman (lu par Dussollier) à un ton plus mondain (Lambert Wilson dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs) maniéré (Guillaume Gallienne dans Sodome et Gomorrhe) ou fondu en douceur chaleureuse (Michael Lonsdale dans Le temps retrouvé), avec toutes les nuances dictées par le «théâtre» inépuisablement varié du roman.
Mais quel public pour un tel objet? «Dès le début de cette entreprise d'une dizaine d'années, explique Adeline Defay, collaboratrice des éditions Thélème, de nouveaux «lecteurs» ont découvert Proust par ce biais. L'écoute se fait individuellement (en voiture) mais aussi en famille, dans une sorte d'immersion qui renvoie ensuite au livre. La vente, en librairies et dans le réseau des bibliothèques, suffit à rentabiliser la production, non subventionnée, pour laquelle les cachets des acteurs restent modérés.»
Spécialisées dans le livre enregistré, les éditions Thélème ont conquis un public diversifié avec un catalogue où voisinent Bashung et Sapho lisant la poésie française, Michel Piccoli interprétant Les fleurs du mal ou Denis Lavant revisitant Mallarmé, entre autres séries policières vouées à Agatha Christie ou Fred Vargas… A préciser enfin que le coffret Proust est complété par un livret très substantiel assorti d'une présentation de Jean-Yves Tadié, connaisseur s'il en est de la Recherche …
Marcel Proust. A La Recherche du temps perdu. Prix de l'intégrale: 365 euros. Chaque volume peut être acheté séparément -
A l’usine
Il se passe de drôles de choses dans les vestiaires de l’usine à glottes de tulipes.
- Surtout dans les vestiaires Messieurs, précise le délateur dont personne ne sait qu’il collectionne les revues spéciales.
Madame la Directrice ne montre rien de son vif intérêt.
- Continuez, Monsieur Thielemans.
- Les jardiniers s’attardent aux douches. On dit qu’il peut y en avoir jusqu’à des équipes entières. Cela fait beaucoup de savon.
Madame la Directrice sent maintenant qu’elle le tient.
- Ne me cachez rien, Thielemans.
- Ils se massent. Parfois il se mêlent aux impubères et se livrent à des concours. C’est dégoûtant.
- N’avez-vous rien oublié, Thielemans, interroge encore la directrice du personnel en fixant sévèrement le jeune complexé qui, tout à coup, rosit comme une très jeune fille des cantons de l'Est.
C’est ainsi que Thielemans se coupe et que Madame la Directrice en fait sa chose. -
Ceux qui s'indignent
Celui qui s’indigne de cela qu’on puisse lui reprocher de gagner plus de deux millions de francs suisses par mois vu que sans lui le pays n’arriverait pas à nouer les deux bouts et qu’il a plusieurs loyers à payer avec les charges / Celle qui s’indigne de ce qu’on puisse reprocher à son ex de gagner plus d’un million par mois vu qu’il a plusieurs pensions alimentaires à verser chaque mois dont la sienne / Ceux qui s’indignent de ce qu’on ose incriminer le terrorisme d’Etat d’Israël alors que les vrais terroristes sont les pacifistes à la Stéphane Hessel n’est-ce pas / Celui qui s’indigne de ce qu’on puisse tomber amoureux quand on a des responsabilités dans l’Entreprise même en tant que nettoyeur tamoul / Celle qui s’indigne de ce qu’on puisse la soupçonner de ne pas s’identifier totalement à l’Entreprise alors qu’elle dort dans son bureau de cheffe de projet et se fait livrer des Hamburgers comme dans les téléfilms allemands / Ceux qui s’indignent du fait qu’on puisse empoisonner une stagiaire de l’entreprise avec des idées vintages genre défense du personnel / Celui qui prend un sédatif après chaque réu des cadres de l’Entreprise / Celle dont le sourire genre madone florentine cache un rictus de battante WASP / Ceux qui s’indignent de voir tant de beauté sous le boisseau du couvent réservée au seul Fiancé soi-disant ressuscité eh eh / Celui qui s’indigne de ça qu’on puisse minimiser la Faute de Bill Clinton / Celle qui affirme qu’un pompier reste un pompier et que ceci est une pipe / Ceux qui s’indignent sans le montrer vu que réellement ça les rend tristes de penser à cette femme qui ne sait où sont ses petites enlevées par son conjoint suicidé de son côté / Celui qui a soigné la première otite de la plus petite des petites / Celle qui trouve une certaine ressemblance entre les petites qu’on a vu à la télé et les siennes / Ceux qu’indignent ces prises d’otages d’enfant de parents mal barrés / Celle qui ne peut s’indigner tant elle comprend la détresse humaine / Ceux qui s’indignent pour la galerie / Celui qui dit comme ça que ce Stéphane Hessel doit bien être Juif pour gagner tout ce blé avec un bouquin de même pas trente pages à 3 euros l’exemplaire / Celle qui fait confiance à Marcel Gauchet dont le menton est aussi franc et massif que celui de Stéphane Hessel qu’il défend à l’émission d’El Kabache / Ceux qui aiment leur chien sans le lui dire / Celui qui est sensible à la remarque de celle qui dit qu’il a du doigté sans se douter de ce qu’elle entend par là / Ceux qui aiment voir un roman prendre de la consistance / Celui qui bandera vers la page cinquante-trois a décidé la romancière / Celle qui a écrit son roman comme un poème où tout communique et qui écrit comme ça que « les livres ne mentent pas toujours, pas tout le temps, pas tous » / Ceux qui se retrouvent ce matin d’effroi comme au petit déjeuner de Festen / Celui qui se sent de moins en moins bien tout seul dans un hôtel à étoiles / Celle qui fait des listes de choses à faire qu’elle ne fera pas soit parce qu’elle aura perdu la liste ou qu’elle n’aura pas eu envie de le faire / Ceux qui ont éprouvé de la gêne à l’idée que leur mère a mis le nez dans leurs draps croûtés de foutre / Celui qui s’indigne de ce qu’on puisse le supposer le faire autrement qu’à la missionnaire et avec Yolande sa légitime pharmacienne diplômée / Celle qui se dit qu’avec ce garçon aux mains petites ce serait possible / Ceux qui s’indignent pour cela seul qu’il serait indigne de ne point s’indigner, point, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux que la beauté laisse froids
Celui qui sort son flingue pour un mot de travers que lui adresse un Danois dans la salle d’attente des Urgences du CHU / Celle qui insinue que les bénévoles des soins palliatifs sont intéressés quelque part / Ceux qui estiment qu’un Adolf Hitler remettrait un peu d’ordre au jour d’aujourd’hui / Celui qui se retire au grenier pour se balafrer les joues en signe de vengeance / Celle qui prétend que l’hospitalité des Mandelman est une ruse de juifs / Ceux qui se réjouissent qu’il arrive enfin quelque chose dans le quartier des Muguets où l’on vient de retrouver un corps mutilé de Gitan / Celui qui signe l’exécution du peintre Chmielov dont les couleurs ont été jugés contre-révolutionnaires / Celle qui va cracher sur la tombe du plasticien slovène qui a contaminé son filleul Anatole / Ceux qui regardent le nouveau-né abandonné dans la gare de Shinjuku / Celui qui soigne sa paralysie faciale avec un sèche-cheveux / Celle qui lit attentivement la déclaration pendue au cou d’une mendiante / Ceux qui lâchent des rats affamés dans une assemblée de vieilles femmes / Celui qui essaie de maigrir grâce à l’acupuncture / Celle qui rêve (cauchemar) qu’elle est Arielle Dombasle / Ceux qui font épiler leurs jumeaux / Celui qui rote pendant la prière aux obsèques de l’évêque Ducommun / Celle qui raconte les crasses de son chef de bureau à son canari Pioupiou / Ceux qui regardent la nouvelle route nationale du haut de la lande du Pendu / Celui qui pense que l’Avenir appartient aux lecteurs de Michel Onfray / Celle qui donne des cours de taï-chi aux enfants retardés de la commune de Xuan / Ceux qui estiment que la peinture à chevalet n’a pas dit son dernier mot / Celui qui mâche un chewing-gum à l’approche de l’orage / Celle qui craint la grosse voix de l’oncle Fernand / Ceux qui font une ronde dans leur quartier de retraités, etc.
Peinture de Bona Mangangu
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Les filles de joie
Nous en avons assez des lugubres. Nous manifestons contre les sinistres. Nous exhibons nos visage et nos bras au risque d’être fouettées mais nous sommes les messagères d’un nouveau monde: sus aux rabat-joie !
Nous irons jusqu’au bout de notre rêve de galanterie. Car c’est cela, n’est-ce pas ? qui nous disconvient dans le comportement des coléreux: c’est cette muflerie de tous les instants et cette mauvaise humeur.
Nous sommes les fille faciles. Nous en avons soupé de la méchanceté des prétendus sages et des prétendues saintes. Ces prétendus sages et prétendues saintes s’astreignent du matin au soir et ne pensent qu’à soumettre le monde entier à ce joug, et c’est cela qu’ils appellent honorer l’Unique.
Nous ne voulons pas de leur Dieu sombre. Nous n’aimons pas ce père sans égards. Nous attendons de Dieu qu’il sourie et qu’il nous tienne la porte à la bibliothèque ou à la disco.
Nous n’avons aucune peur. Nous sommes les filles de l’air. Ils ne peuvent plus rien contre nous que nous violer ou nous tuer. -
Ceux qui se sentent inappropriés
Celui qui voit le jour se lever dont la pureté éclipse tout / Celle qui ne se sent pas indispensable à la floraison des campanules en quoi elle a tort je trouve / Ceux qui n’en peuvent plus de feindre de s’intéresser à tout ça / Celui qui s’excuse de ne pas rire de ce qui n’est pas drôle / Celle qui ne regarde pas la télé depuis qu’elle existe et même pas les films d’animaux vu qu’il y a un ours dans son lit et une araignée sous son plafond / Celui que le culte de la gastro a ramené au pot-au-feu / Celle qui abandonne sa Fiat Panda dans l’encombrement de l’autoroute et s’en va faire un tour dans la prairie aux coquelicots / Ceux que la stupidité collective interdit / Celui qui n’est pas sûr de détenir la vérité mais sent du moins ce qu’elle n’est pas / Celle qui se méfie de l’adjectif radical genre le discours de Ségolène est top radical / Ceux qui rutilent de prétention sous l’effet de succès hasardeux / Celui qui affirme que si Malraux a eu le même prix que lui ça prouve qu’il y a encore de l’espoir pour les conquérants / Celle qui commence à réaliser qu’elle va vivre avec un Prix Littéraire et que ça se mérite lui fait-il sentir / Ceux qui refusent de tomber amoureux par crainte que ça coûte un peu / Celui qui s’est pacsé avec Fernand pour se rapprocher de Ferdinand / Celle qui a changé de sexe juste pour voir et qui pense maintenant au couvent pour oublier / Ceux qui savent ce qui est poétique et ce qui ne l’est pas d’ailleurs les chiffres leur donnent raison / Celui qu’on croit snob parce qu’il refuse de participer à la Sortie des Aînés / Celle dont la présence diffuse de bonnes ondes dans le quartier / Ceux qui n’hésiteraient pas à installer une webcam dans votre salon pour vous voir remuer les pieds mais le problème c’est que l'idée d'un salon ne vous est jamais venue / Celui qui achète un journal de droite pour attirer l’attention de l’étudiante de gauche dont les colères le font bander grave / Celle qui se prénomme Sibylle et en tire les conséquence mythologiques en lâchant de loin en loin un pet discret / Ceux qui se figurent que votre médaille sportive va vous rendre moins modeste alors que c’est juste leur prix littéraire qui les a rendus encore plus cons, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux qui font place nette
Celui qui endosse son frac de pianiste pour continuer d’écrire / Celle qui liquide les affaires courantes afin d’être libre de rêver à la Suisse ce qui signifie selon le Dictionnaire : ne rien faire / Ceux qui préparent leur matos genre Cézanne le matin chafouin / Celui qui se prépare au jour qui se prépare dans le noir / Celle qui chantonne Mon Hommes entre deux sommes / Ceux qui accordent leurs instruments au milieu des silencieux / Celui qui a toujours pensé renouveau / Celle qui est plus belle de se renouveler / Ceux qui distinguent la foutaise de la nouveauté conditionnée et le neuf qui a du sens et du suc / Celui qui ouvre un livre avec l’espoir de s’y trouver bien / Celle qui se dilate à la lecture comme la grenouille subit l’effet bœuf de La Fontaine / Ceux qui changent de vie comme de parfum / Celui qui se réjouit de découvrir Bratislava / Celle qui se prête à tous les jeux sauf de dupe / Ceux qui sont tellement jobards qu’ils en deviennent barjos / Celui qui voit à l’instant (cinq heures du matin) le diadème de Novel en Savoie sur fond de ciel noir étoilé / Celle qui fume sa première clope sur le fauteuil de cinéma qu’elle a installé au bord du terrain vague / Ceux qui dépoussièrent les mots de l’aube / Celui qui tapote le genou de la mélomane aveugle / Celle qui se grise de l’air du matin même sans merle à ce moment de l’année / Ceux qui vont mourir et ne saluent pas César vu qu’il les a précédés à la morgue de l’hosto / Celui qui était pacifiste à treize ans et qui est tombé dans les tranchées d’un bureau / Celle qui est morte d’autosatisfaction prématurée / Ceux qui lisent L’Image de Beckett sur recommandation d’une Winnie chauve / Celui qui repart d’un bon pied de nez / Celle qui oppose sa malice foncière aux effets de la crise financière / Celui qui est tellement fait au feu qu’il répète qu’y a pas de quoi s’enflammer / Celle qui se rend à la messe à Matines pour être en forme et digne de son prénom de Martine / Ceux qui font contre mauvaise fortune bon chœur mixte avec Michel Corboz à la dynamo / Celui qui se réjouit de se réjouir ce matin sans savoir pourquoi / Celle qui montre son néné à Jésus le clodo pour l’encourager à se bouger l’osso buco / Ceux qui saluent le ciel oriental qui se lève à l’instant sur l’Occident continental, etc.
Image : Philip Seelen
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Reconnaissance oblige
Du besoin de dire merci. D'un drôle de bouquin intitulé Pfff. D'un autre intitulé La Trame des jours. D'un bel article de Jacques Sterchi paru dans La Liberté sur L'Enfant prodigue et d'un cabanon de rêve...
À La Désirade, ce dimanche 6 février. – Un élan de remerciement me prend ce matin, presque dix heures et remercier qui je n’en sais rien, peut-être bien Dieu dont je ne sais que le nom et le sentiment vague et précis que tout en découle même s’il a d’autres noms dans d’autres pays, mais bon : ce qui est sûr est que je me sens ce matin tout frais et bien dispos après m’être déjà levé à quatre heures du matin et avoir écrit une liste dédiée à Ceux qui participent aux frais tout en relisant les cinquante premières pages d’un drôle de bouquin intitilé Pfff et signé Hélène Sturm, comme Sturm und Drang pour ne pas risquer Strum, et déjà ces deux première heures m’ont tiré du noir avec les personnages doux et perdus de dame Sturm les promenant comme dans un labyrinthe à la Escher, puis je me suis recouché et fait de drôles de rêves manipulés par une fée de mohair et voici que me réveillant l’élan de remercier m’a donc saisi tandis que je lisais La Trame des jours de Lambert Schlechter, écrivain luxembourgeois qui nous rappelle qu’on peut être écrivain au Luxembourg (Nord de la France, précise Wikipédia) et se trouver ce matin (magie des livres) en Toscane du côté de Montalcino et lire des Chinois et Vialatte sur une terrasse qu’il appelle plutôt balcon, et se foutre autant que moi du con qui s’agite sur le balcon de l’Italie – bref c’est à tout ça que je dis merci.
Je dois aussi un merci à Sterchi. Je remercie Jacques Sterchi, critique littéraire à La Liberté de Fribourg, qui m’a valu hier un plaisir vif puisqu’il a été le premier à chroniquer, sur papier, mon dernier livre, L’Enfant prodigue, que j’ai vu paraître avec la même émotion que le premier en 1973, comme si cela restait un événement de publier son dix-huitième livre - et ce l’est en effet cette fois comme si ce pouvait être le dernier après quoi l’on arrêterait d’écrire, comme certains.
L’élan du remerciement nous contraindra cependant de continuer d’écrire, les Hélène et les Lambert et tous les autres fans fondus de la Présence Réelle, les Ludwig Hohl et les Robert Walser, les Vialatte et les Cingria et cent mille autres dont je crois humblement être, pour dire ce que c’est simplement, juste dire simplement ce que c’est que d’être, de vivre et de s’ennuyer, ou pas, de se poser mille questions à la mords-moi et d’aimer plus ou moins son prochain, de se lancer dans mille entreprises et d’y aboutir ou de se planter, enfin quoi d’aller son chemin et de tout noter pour se donner l’illusion que tout ça sera retenu, qui n’est peut-être pas, qui sait, du tout une illusion.
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Le premier récit, si je me le rappelle bien, des premiers écrits du tout jeune Tchékhov, raconte la joie folle d’un grand gosse dont vient de paraître le premier billet de rien du tout dans le journal du coin. J’ai vécu cela à quatorze ans, dans un petit papier où je saluais le pacifisme d’Henri Lecoin le réfractaire. Publier avant de baiser : c’est énorme ! En tout cas ce l’était en ces années-là mais cela le reste pour certains au temps des blogs et des réseaux. Evidemment, comme je publie à tour de bras depuis des années, je devrais être blasé, mais non : j’ai beau publier tous les jours, et j’ai beau avoir publié il y a des années des centaines de papiers dans La Liberté, cela me fait quelque chose de découvrir un papier me concernant dans ce journal à peu près resté ce qu’il était au temps où Charles-Albert Cingria le disait un des meilleurs journaux suisses, notamment pour le motif que ce journal, fermement maintenu dans sa ligne par un aréopage de Sœurs éditrices et imprimeuses, à l’enseigne de Saint Paul le converti, y faisaient paraître alors une quotidienne évocation de la sainte ou du saint du jour...
Si je suis toujours aussi content, voire ému, d’être publié, la vanité n’y est même pas pour un quart (mettons tout de même 20%), tandis que le Sens du Devoir et le Plaisir Ardent y comptent pour l’essentiel. Il ne faut pas se cacher la Vanité de l’Auteur, que celui-ci appelle plus volontiers orgueil. C’est à choix et l’on s’en fout. Mais le Plaisir commande assurément, auquel le Sens du Devoir s’ajoute pour que la morale soit sauve, et c’est ce plaisir que je trouve tout autant à la lecture, comme ce matin avec La Trame des jours de Lambert Schlechter, achevé d’imprimer en Bulgarie en portant en exergue ce fragment des Os de seiche d’Eugenio Montale : Non domandarci la formula che mondi possa aperti.
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Je reviens maintenant à Cingria, qui m’a valu de partager le même éditeur que Lambert Schlechter, à l’enseigne de L’Escampette dont tout le stock a brûlé vif, pour recommander à la relève des lecteurs (de seize à vingt ans) la lecture de Musiques de Fribourg. S’y trouve notamment raconté l’effondrement d’un mythique pont suspendu, dit du Gottéron, le vendredi 9 mai 1919 à trois heures cinquante-cinq de l’après-midi, qui n’eut qu’un seul témoin et ne fit qu’un mort. L’accident se signala à la ronde par « un craquement qui n’avait rien d’analogue avec ce qui avait été entendu depuis la préhistoire », et c’est en ces termes concis que Cingria en décrit l’aboutissant hiératique : « Le camion, chu d’une hauteur considérable, s’enfonce dans le sol à six mètres d’une maison. Du conducteur, on le comprend, tué net et non moins enterré verticalement, il ne subsistait plus qu’un buste posé aimablement sur la prairie ». Il me semble qu’Hélène Sturm, autant que Lambert Schlechter, sont capables de telles phrases, ou plutôt : j’en ai cent preuves à chanter.
Par exemple du second : « Disait le vieux Renoir que, les mains paralysées, il continuerait à peindre ses rondes belles filles : avec sa queue. » C’est une phrase que j’aime lire ce dimanche matin. Et celle-ci de dame Sturm : «Parfois il se demande si les gens existent tout le temps ou seulement quand on les regarde. »
Et quelques pages plus loin, dans Musiques de Fribourg, on voit une photographie d’époque du pont sinistré, mais c’est à la page 62 que se trouve l’éloge de La Liberté en ces termes précis : « Je ne crois pas qu’il y ait de journaux mieux rédigés et surtout mieux écrits que les journaux fribourgeois. La Liberté non seulement se lit avec plaisir, mais avec profit ».
Je fais mienne cette opinion en découpant l’article de Jacques Sterchi consacré à mon livre, dont je recopie juste ceci qui me justifie en somme pas mal : «Sans cesse, le narrateur se réveille tôt pour écrire, regarde par la fenêtre de la maison le temps qu’il fait et les saisons qui passent. Pour se remémorer sa vie. Exercice délicieusement proustien que sublime Jean-Louis Kuffer par une écriture ouvragée, fluide, précise. Surtout lorsqu’il s’agit de retrouver les observations, sensations ou émotions de l’enfant de sept ans. En tout, dans L’Enfant prodigue, il y a le dedans, le dehors, mais surtout le « cela ». Signe d’une révélation. Surgissements de blocs de réel dans le temps qui passe insidieusement. Ainsi les très belles pages consacrées à la mort d’un petit camarade, le maladif Pilou, qui va marquer à vie le jeune narrateur. L’enfant, on le retrouve partout dans ce livre, jusque dans l’éloge du nouveau-né révélateur de ses parents. »
Ainsi de suite, tout aussi bien senti et exprimé par l’un des derniers chroniqueurs littéraires qui subsistent dans notre pays avec un rien de cœur et de tripes. Donc je remercie Jacques Sterchi, que je retrouverais volontiers un de ces quatre sous la yourte de Pérolles ou à l’ Auberge du Sauvage, voire à L’Ange d’où l’on aperçoit le nouveau pont du Gottéron, tout armé de béton à l'image des temps qui vont…
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Or c’est dimanche et bientôt l’heure de passer à table avec celles et ceux que j’aime, puis je m’en irai récurer la vaste bergerie que notre voisin et ami Pierre a mis à ma disposition dans l’alpage où son propre père l’avait fait construire jadis pour son fermier, je me vois déjà peinturlurant dans ce qui deviendra mon atelier grand ouvert au-dessus du lac et des mondes, c’est le retrait parfait, la cabane au Canada de nos rêves de Robinson de tous les âges et couleurs - et tiens, le premier papier que j’y collerai sera signé Lambert Schlechter: «Bestioles ailées que nous nommons éphémères, parce qu’elles ne vivent que très peu de temps, - nous avons donné ce nom à ces petite mouches pour nous vanter, je crois, ou pour nous consoler, faisant entendre (mais qui nous écoute), que nous, les humains, ne sommes pas éphémères, que nous avons même le temps de nous ennuyer, le temps de rêvasser, le temps de chercher des noms pittoresques pour baptiser des mouches qui ne nous ont rien demandé »…
Hélène Sturm. Pfff. Editions Joëlle Losfeld, 2011.
Lambert Schlechter. La Trame des jours; Le murmure du temps 2, fragments. Editions des Vanneaux.
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Ceux qui participent aux frais
Pour Helene Sturm
Celui qui ne supporte pas la pensée de tant de cruauté distribuée à la diable / Celle qu’on traitait de timbrée parce qu’elle disait avoir mal au monde / Ceux qui voient de mieux en mieux le chaos de ce qu’on appelle le Nouvel Ordre / Celui qui pallie l’horreur en s’habillant joliment ce matin / Celle qui soigne son apparence en dépit d’une pauvreté certaine / Ceux qui ne prononcent pas le mot FUCK comme les autres / Celui qui pense champagne au moment de commander une noisette / Celle qui se verrait bien des NIKE à hauts talons / Ceux qui se croient sur le trottoir côté soleil et pensent en même temps aux Egyptiens / Celui qui se rappelle la grâce du felouquier Brahim / Celle qui voyant le mot BYRRH lâche un imperceptible pfff / Ceux qui pourraient agresser Elodie (pense-t-elle) dans les escaliers en cage / Celui qui se rase la boule à zéro pour se voir l’arrière de son crâne qu’il appelle le cul de la pensée / Celle qui fait l’inventaire matinal et machinal des choses futiles pendant que tant d’ouvrières turbinent déjà de par le monde / Ceux dont les tacots fleurent le vieux cuir tiède et le santal / Celui qui lorsqu’il mastique ressemble à un lapin de dessin animé qui fait scrith scrotch / Celle qui pisse debout sous la pluie brésilienne / Ceux qui s’habillent pour sortir ou rentrent pour se déshabiller selon les cas / Celui qui commence àlire la presse par les morts / Celle qu’une agression dans la cage d’escalier panique et tente un peu quand même / Ceux qui redoutent les faits divers sordidement sexuels de l’été / Celui qui met la langue et c’est déjà baiser de léchoter comme ça la glotte de Lolotte / Celle qui s’inonde rien que d’y penser / Ceux qui ont les poches pleins de cailloux d’enfance / Celui qui ne possède que quelques livres mais qui tiendront une vie / Celle qui se passe des DVD d’orgies gays en affirmant que ça repose de voir ces grands garçons tchèques s’amuser pour du blé / Ceux qui restent démodés par flemme / Celui qui se sent lâche de n’écrire point ou presque rien / Celle qui dit à son amant burkinabé : chevale-moi ! / Ceux qui viennent ensuite dans la longue liste des Portraits de Libé / Celui qui porte un fin bracelet à sa cheville gauche pour se rappeler sa part féminine quand il signe un contrat à six zéros / Celle qui se sent inappropriée de naissance et se rattrape au Jeu de Go / Ceux qui renoncent à la chair mais personne n’est au courant / Celui qui devrait se mieux soigner s’il veut rester Monsieur Météo à la TSR / Celle qui lit quelque part « un café fermé c’est de la liberté en moins » et qui opine du bonnet / Ceux qui font comme un cortège d’invisibles / Celui qui se sent soudain tout Pygmalion en matant l’écolière visiblement avancée / Celle qui dit p’pa au M’sieur qu’elle connaît pas plus que ça / Ceux qui font collection d’idées coupables qu’ils couvent comme autant de secrets / Celui qui se dit qu’à présent sa vie doit s’envoler et qui en reste là / Celle qui fait la gueule au mec qu’elle convoite et sourit à la salutiste qui va la tancer / Ceux qui écrivent des livres que personne ne lira que des gens comme eux / Celui que son surpoids rend parfois hésitant mais pas longtemps / Celle qui raffole des poignées d’amour et des portefeuilles bombés / Ceux qui font nombre en vieillards râleurs / Celui qui a tout misé sur Coco Bisou et qui s’en est fait des couilles en or pour quelques mois / Celle qui se demande l’heure à elle-même et ne se répond pas par nonchaloir ou par mélancolie va savoir / Ceux qui attendent un rendez-vous qui ne vient pas / Celui qui rêve d’une jeune fille qui rêverait d’une aventure de plus d’un soir mais pas plus / Celle qui ne manque à personne et ne s’en plaint pas mais tu sais ce que sont les Japonaises / Ceux qui en croquent pour Odile – ça y est je l’ai fait mamie Sturm / Celui qui a du métal dans la voix et qui rouille même quand il pleut pas / Celle qui écrits des fins de romans avant les débuts et le reste suit plus ou moins / Ceux qui s’habillent comme dans les romans et se déshabillent comme dans les nouvelles de Morand / Celui qui décide que ce sera aujourd’hui et pas demain la veille que / Celle dont le Glock fait gloup vu qu’elle a glissé dans la flaque / Ceux qui ne se rappelaient pas que vous existiez et voilà qu’il vous souvient que vous non plus donc vous allez vous en jeter un / Celui qui a l’air falot et en pince pour Odile qui n’en jette pas plus mais enfin ça reste entre elle et lui et la nave va / Celle qui a toujours un peu d’arsenic sur elle pour relancer l’action qui fait pfff / Ceux qui ont tout dit quand après avoir maté Mata Hari du bout des lèvre sils ont fait pfff…
(Cette liste jetée à cinq heures ce matin fait écho à la lecture de Pfff, premier roman d’Hélène Sturm qui vient de paraître chez Joëlle Losfeld. L’image est signée Philip Seelen) -
Mademoiselle Papillon
Je suis juché sur sa croupe et nous nous faisons tout le Val Sauvage en lentes glissades de couches en couches d’air, puis nous remontons par les courants ascendants.
C’est une extraordinaire griserie, qui ne m’empêche pas de prendre conscience d’un phénomène étrange, peut-être illusoire mais combien troublant.
De fait, il me semble vieillir à la descente et rajeunir quand Mademoiselle recommence à brasser de l’air.
- Accroche-toi, me lance-t-elle au moment de virer au-dessus de Berg am See, dont on voit les parasols et les pédalos mille mètres plus bas, et cet aperçu balnéaire me revigore, je me sens des cuisses de jeune athlète et Mademoiselle en est elle aussi tout excitée.
A la montée, c’est une jouissance accrue que de la sentir rajeunir. Son abdomen a la fermeté du torse des nageuses soviétiques des années soixante et l’air devient plus tonique à l’approche des glaciers tandis que je la pénètre je ne sais trop comment. -
Ceux qui sont comme ils sont tous
Celui qui les regarde s’agiter de loin / Celle qui reprend sa veille aux soins palliatifs en matant l'Argentin à créole / Ceux qui n’ont plus d’envies sociales que virulentes / Celui qui considère tranquillement ce qui altère sa libido de taxidermiste prenant de l’âge / Celle qui décourage les solliciteurs érotiquement hésitants / Ceux qui s’incrustent chez la milliardaire accro à la réglisse / Celui qui se tient à la rampe de lancement / Celle qui retient ses grands chevaux / Ceux qui s’accrochent à leurs droits de gauchers de droite / Celui qui jette son dévolu sur l’évadée olé olé / Celle qui recueille les Lettons esseulés / Ceux qui ont tout misé sur l’Avenir du Poitou / Celui qui ne renoncera point à son Idéal mélodique / Celle qui se parfume à la fleur d’orange amère / Ceux qui n’en croient pas leurs yeux fermés / Celui que le remords ne cesse de remordre / Celle que sa tache dans le dos fait craindre la levrette / Ceux qui redoutent les flux dînatoires / Celui qui fait la cour aux courtiers / Celle qui en pince pour un body jaune coucou / Ceux qui descendent à Djerba dans le jet privé de Ben Allah / Celui qui se pose en libérateur des Acolytes Anonymes / Celle qui rabroue le paltoquet qui la cuisine au TJ / Ceux qui ont le pied sous-marin / Celui qui reconnaît que la juge est partie / Celle qui sait que nous savons qu’ils ne sauront rien sans sonder le Sénat / Ceux qui affirment que la danse les fait entrer en transcendance ou quelque chose comme ça - va savoir avec les Coréens, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux qui se dorlotent
Celui qui évoque les folles soirées du Palace que tu n’as pas connu pauv'loquedu / Celle qui invoque la grande déprime des militants / Ceux qui vous disent comme ça qu’ils vont mal avec l’air de penser que vous aussi le devriez / Celui qui se fait un petit cadeau pour s’encourager ce matin dur dur / Celle qui rentabilise son sentiment de la vacuité en tournant des vidéos placébos / Ceux qui évoquent leurs galères avec une sorte de jouissance persistante / Celui qui s’écoute se taire / Celle qui voit partout du fascisme en puissance / Ceux qui se font une soirée Paolo Conte entre amis sûrs / Celui qui cite Duras et Deleuze pour rester entre soi / Celle qui te remercie d’exister poil au nez / Ceux qui disent volontiers qu’ils relisent La Recherche pour en imposer à leurs voisins Verdurin / Celui qui occulte le passé d’épicier de son père / Celle qui revendique le passé de catin de sa mère / Ceux qui « font avec » leur particule sans préciser que c’est un recollage tardif de Dupont sans Nemours / Celui qui dit à celle qu’il drague qu’elle comprend mieux que personne son état de paumé ukrainien alors que lui-même accepte son faciès chafouin d’Alsacienne coincée ce qui fait qu’on est bien parti pour une Love Story / Celle qui estime qu’elle a assez donné avec ses ex pour ne penser désormais qu’à ses ragondins / Ceux qui n’ont même pas un sourd-muet à qui parler / Celui qui se dénigre en espérant qu’on le démente mais pas moyen / Celle qui attend sa retraite pour s’éclater / Ceux qui savourent leur défaite en prétendant qu’ils sont gagnants à la fin / Celui qui vibre tellement devant un Rothko qu’on lui conseille une tisane calmante à la cafète du Musée / Celle qui avoue à son psy que le seul nom de Mélanie Klein la fait mouiller / Ceux qui mouillent encore leur boxer Calvin Klein malgré leurs dix-huit ans sonnés / Celui qui te dit qu’il a eu de la peine à entrer dans ton livre sans oser préciser qu’il n’en est jamais sorti / Celle qui demande un orthographe au romancier flapi / Ceux qui signent d’un croissant vu que la croix fait trop chrétien / Celui qui te dit que son dimanche est sacré et qui le passe à lustrer son Opel Kadett / Celle qui se fait un Skype avec son boy friend auquel elle montre enfin ses nipples / Ceux qui en ont tellement vu que les djeunes n’ont pas idée, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux qui lisent dans les salles d'attente
Pour Lambert Schlechter
Celui auquel les rires enregistrés foutent le cafard / Celle qui découvre toujours de nouvelles têtes dans Closer / Ceux qui suivent le mouvement de la foule encerclée / Celui qui trouve que Marc-Edouard Nabe ne mérite pas sa réputation ni dans un sens ni dans l'autre / Celle qui déjoue la méchanceté d’une certaine France suffisante et coincée à la fois / Ceux qui lisent Le Murmure du temps sans stresser / Celui qui revient toujours à ces livres qui sentent bon la littérature comme Le retour de Philippe Latinovicz de Miroslav Krleza découvert à vingt ans à Trieste dans le café d’Umberto Saba alors qu’il bruinait sur la ville / Celle qui cultive les amours difficiles avec d’autres femmes à cran / Ceux qui ont été heureux cet été-là à Positano où le personnage de Ripley est apparu à Patricia Highsmith qu’ils ont rencontrée au Miramar et avec laquelle ils ont eu un contact assez tendre / Celui qui se trouve plutôt bien à bord du Titanic actuel / Celle qui évoque la Révolution dite du jasmin avec un trémolo censé lui faire croire à elle-même qu’elle est concernée alors qu’elle n’est allée qu’une fois au Club Med de Djerba et que ça ne s’est pas superbien passé avec Brahim et les autres mecs qui n’en voulaient qu’à son chose et à ses dinars / Ceux qui disent j’hallucine chaque fois que tu sors une vanne inappropriée / Celui qui lance «à très vite» à ceux qu’il n’est pas autrement pressé de revoir / Celle qui a vécu des moments amicaux irremplaçables sans se rappeler précisément avec qui / Ceux qui découvrent les délices de la déconnection tout en restant hypersensibles à l’hypertexte / Celui qu’on cherche activement sur Facebook « dans l’intérêt de la famille » / Celle qui se planque downtown où personne n’aurait l’idée de la chercher / Ceux qui ne sont joignables que sur répondeur et seulement par identification vocale excluant les raseurs dont tu n’es pas mon chéri / Celui qui arrive de plus en plus en retard par réflexe de survie / Celle qui dit qu’elle est surbookée alors qu’elle lit tranquillement les notes rêveuse de cet écrivain luxembourgeois que lui a recommandé à l’époque l’adorable Gerhard Meier autre maître en rêverie / Ceux qui ont découvert Gerhard Meier par Handke / Celui qui relève une parenté certaine entre Le Poids du monde de Peter Handke et Le murmure du monde de Lambert Schlechter / Celle qui a pleuré comme une Madeleine lorsqu’elle a vu le film consacré à Gerhard Meier qu’on voit d’abord avec sa femme hyper-complice et ensuite sans elle à exorciser son chagrin dans son admirable Ob die Granatbäume blühen / Ceux qui ont fait le pèlerinage de Niederbipp comme d’autres ont fait celui de Carrouge pour goûter chez Gustave Roud / Celui qui profite de cette liste publiée sur Facebook pour faire remarquer à son ami Lambert que Meier ne s’écrit pas Meyer mais Meier / Celle qui a offert un exemplaire rare de la traduction française des Trois Ours de Tolstoï à Gerhard Meier le tolstoïen que celui qui rédige cette liste a retrouvé par miracle dans un lot de livres d’enfants de la bouquinerie de Philippe Jaussy, au lieudit Le Sentier, à l’enseigne de La Pensée sauvage / Ceux qui recopient ce matin serein (montagnes enneigées, ciel de traîne et silence sur le val suspendu) ces mots du Murmure du monde : «il y avait des hivers avec de la neige, il y avait des soirs avec des hirondelles, l’herbe poussait, et aujourd’hui l’herbe continue à Pousser », etc.
Image : Les Trois ours de Léon Tolstoï. Traduction française avec les dessins de V. Lebedev. Exemplaire ayant appartenu à Gerard Meier, auteur de Borodino.
(Cette liste a été établie en lisant Le murmure du monde de Lambert Schlechter, paru au Castor astral en 2006.)
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Cinéaste du plus-que-réel
Le réalisateur lausannois Jean-Stéphane Bron décroche le Prix de Soleure pour Cleveland contre Wall Street.
Le «génie helvétique» en matière de documentaire a été récompensé hier, au terme de la 46e édition des Journées du cinéma suisse, avec l’attribution du Prix de Soleure, d’une valeur de 60.000 francs, à Cleveland contre Wall street de Jean-Stéphane Bron, un documentaire traitant de la crise des « subprimes» aux Etats-Unis sous la forme d’un procès fictif.
Très remarqué dès sa sortie à la prestigieuse Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes, non moins favorablement accueilli par la critique et les médias français et romands, nominé pour les prochains Césars, le 4e long métrage de Jean-Stéphane Bron a déjà « cartonné » en France (plus de 85.000 spectateurs) et en Suisse romande (28.000 spectateurs), et sera distribué aux Etats-Unis dès mars prochain. 7 ans après le Prix du cinéma suisse à Maïs im Bundeshuus ; le Génie helvétique, Jean-Stéphane Bron dit son bonheur d’être également reconnu « au village »…
- Que représente pour vous ce Prix de Soleure ?
- Je suis évidemment comblé, d’abord parce que les films nominés, tous genres confondus, étaient de haut niveau, et surtout parce que ce prix récompense un travail de longue haleine dans sa préparation, particulièrement difficile dans sa réalisation. Ainsi, le 22 juillet 2009, date du début du tournage de trois semaines, rien n’était joué : je n’avais aucune assurance quant à la réussite du « procès ». J’ai eu l’énorme chance de tomber sur les bonnes personnes, plus précisément la plaignante de choc Barbara Anderson et l’avocat Josh Cohen, puis de compléter ma « distribution » avec des témoignages-clefs.
- Comment expliquez-vous que vos « acteurs » des deux bords aient joué le jeu avec tant d’engagement ?
- Un prof genevois, Jérôme David, l’a remarquablement expliqué par le fait que je les ai fait jurer « devant Dieu », ce qui compte en effet aux Etats-Unis. Cette composante a en somme fait « oublier » le côté factice du procès filmé. Part ailleurs, les Américains ont gardé cette capacité de critiquer ouvertement et radicalement le système auquel ils participent. Tous les intervenants ont senti l’enjeu symbolique de ce procès, y compris le fameux Peter Wallison, ancien conseiller de Reagan et chantre de l’ultra-libéralisme.
- Qu’en est-il de la distribution du film aux Etats-Unis ?
- La situation vient de se débloquer, et le film sera projeté dans les plus grandes villes, à commencer par Cleveland, New York. Chicago, Los Angeles, San Francisco dès la mi-mars. Pour la version américaine, la fin a été légèrement modifiée par l’ajout de « cartons » qui en actualisent l’impact tout en palliant ce que la conclusion pouvait avoir de frustrant. Je suis très curieux de la découvrir. Ce qui est important à relever, c’est que la réalité a dépassé ma conclusion en suspens…
- Vous voulez dire que le film a eu un impact sur la réalité économique ?
- Plus exactement, c’est la ville de Cleveland qui, à la suite du « procès », a enregistré de nouvelles plaintes, qui ont ensuite fait boule de neige dans d’autres villes des Etats-Unis. Par ailleurs, le succès d’Inside Job de Charles Ferguson, traitant lui aussi de la crise financière sur la base d’une investigation très serrée, nous fait espérer un bon accueil…
- Avez-vous des projets en chantier ?
- J’en ai plusieurs, dont un film qui devrait se tourner à Genève et dans lequel j’aimerais décrypter le fonctionnement de l’OMC…
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Ceux qui se font du cinéma
Celui qui prétend vivre une vie dangereuse en dépit de son salaire de fonctionnaire de la culture cachetonnant à la télé / Celle qui est toujours en instance de casting / Ceux qui citent volontiers ce qu’ils ont dit la semaine dernière à France Culture / Celui qui affirme que le palace de Gstaad n’est plus ce qu’il était avant l’arrivée des Hallyday / Celle qui envoie son dernier recueil de vers à PPDA pour « au cas où » / Ceux qui ont été de tous les aftères des années 90 après quoi y a plus qu’à tirer l’échelle / Celui qui annonce le tsunami éditorial de son prochain roman à clefs / Celle qui se fait un brushing ébouriffé genre après le viol sauvage de la Bête / Ceux qui ne parlent qu’en termes de goût pluriel / Celui qui remarque que celui qui lit du Sade n’engage que lui / Celle qui affirme que Sade doit être jugé en fonction des séquelles du sadisme dans les cours de récré / Ceux qui te reprochent ton « rire inapproprié » et auxquels tu réponds par un regard qui signifie que tu leur pisses au cul mais ces gens-là ne savent plus lire dans les yeux des malappris de ton espèce et ça vaut mieux pour l’ambiance / Celui qui te demande comment tu te situes dans le champ littéraire et auquel tu réponds que tu y pionces volontiers les côtes en long / Celle qui optimise la valeur « soleil » de sa journée de battante / Ceux qui n’en ont qu’au sous-texte / Celui qui suinte de compassion dès que la caméra tourne / Celle qui ouvre un Espace Lecture où elle espère s’éclater avec de jeunes poètes attentifs à des muses d’un certain âge / Ceux qui ont les enfants en horreur surtout en piscine couverte / Celui qui montre son vilain membre à une écolière qui passe son chemin sans rien remarquer vu qu’elle est myope comme un ange / Celle qui croit que sa fille ira au ciel plus tard et qui aura en effet un tas d’amants charmants plus tard ou peut-être même avant / Ceux qui se préparent à fêter les 35 ans de la mort du chat de Céline qu’était pas antisémite au moins celui-là, enfin j’espère Bébert, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux qui sont tout bio
Celui qui se trouve seul à Soleure devant une salade de céleri censée le faire saliver / Celle qui pèle sa pomme dont elle n’ingère que la pelure vu que c’est là que se concentrent les bonnes énergies / Ceux qui mastiquaient une noisette jusqu’à trois cent fois en 1974 et le font aujourd’hui en invoquant l’éternel retour / Celui qui cherche en cette « ville de culture » un enregistrement potable de Lucio Silla et ne trouve que des merdes des Solisti Veneti et d’André Rieu entre le rayon des strings excitants pour employés de bureau et celui des soutifs de viscose pour cheffes de projet / Celle que la vulgarité du cretinus terrestris a toujours portée à l’hilarité ah ah ah / Ceux qui se disent que cette préparation vinaigrée à base de rampon et de croûtons doit être hyper-efficiente au niveau des neurones vu son prix / Celui qui allume son cigare au milieu de la Séance de Méditation où tous se sentent participer au Grand Un / Celle qu’on taxe de cynisme pour sa façon de désamorcer toute forme de Transport Spirituel / Celui qui ne jure que par les derniers quatuors de Beethoven et le rappelle volontiers sur Facebook / Celle qui cite Rothko pour donner le ton dans le cocktail des La Poisse de Miremont dont elle cherche à attirer l’attention du fils designer / Ceux qui ont toujours un enthousiasme d’avance / Celui qui affirme avoir lu tout Proust sans en rien retenir ce qui prouve juste qu’il est à la fois mythomane et con / Celle qui te regarde de haut parce que tu kiffes Torugo / Ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse préférer le Tasse à L’Arioste et la Fan Cruiser Toyota à la Cherokee 4x4 / Celui qui en pince tout à coup pour Tallemant des Réaux alors qu’il a fait HEC / Celle qui décore sa conversation comme d’autre le font de leur coin-cuisine / Ceux qui ont le coup de cœur sur la main / Celui qui se dit citoyen du monde du spectacle tendance intermittent solidaire / Celle qui embrasse la cause kurde pour faire chier l’ami turc de sa sœur Aglaé / Ceux qui font honte à l’Espace Schengen / Celui dont le cœur a été trafiqué dans le dos du Dr Kouchner / Celle qui donne dans le télévangélisme militant de base / Ceux qui annotent les Poëmes de Dominique de Villepin cette grande âme disent-ils / Celui qui exalte l’exception cuculturelle française / Celle qui adopte un orphelin pour amuser son bonobo / Ceux qui ont passé de la macrobiotique à la nanothérapie, etc.
Image : Philip Seelen -
Un autre amour
Un profond et lancinant mélange de douleur et de douceur, nimbé de mélancolie, imprègne les romans d’Alain Claude Sulzer, comme par compensation de la violence et de la dureté du monde et des gens. Après Un garçon parfait qui évoquait, sur un ton doux-amer, un amour de jeunesse dans un palace suisse préservé de la guerre, revisité des décennies après l’épisode amoureux liant le narrateur et un jeune gigolo, Une autre époque ressaisit une relation homosexuelle, longtemps occultée, et marqué par un double suicide, avec le même recul dans le temps, qui ajoute au charme du récit – un peu comme une vieille photo retrouvée.
Sans effets de style trop visibles, Sulzer module ses récits avec une sorte de musicalité prenante et même envoûtante, qui rend admirablement aussi le contraste entre l’étouffement social et la violence nue d’un désir irrépressible.
Si le poids des années 50, en Suisse moyenne, marque cette «autre époque» où l’artiste, l’original ou le « déviant » sexuel étaient plus ou moins soupçonnés de folie, le roman va au-delà de la dénonciation du conformisme social et de l’homophobie, qui persistent d’ailleurs aujourd’hui sous d’autres formes. Le regard du fils sur « son père, cet inconnu », qu’il découvre en osant transgresser le secret de famille tenu par la mère, dont la douleur est également bien filtrée, donnent à ce livre une dimension émotionnelles tout à fait remarquable.Alain Claude Sulzer. Une autre époque. Jacqueline Chambon /Actes sud, 265p.
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Ceux qui formatent
Celui qui ne voit pas pourquoi un écrivain échapperait à la Loi visant les pensées inappropriées / Celle qui pointe les auteurs connus qui se laissent photographier en train de fumer / Ceux qui invoquent toujours les enfants pour vous rappeler à l’ordre /Celui qui estime qu’il y a de toute façon trop de mots dans Voyage au bout de la nuit / Celle qui est blessée rien qu’à penser à l’idée de viol qu’elle pressent en chaque homme / Ceux qui n’osent pas dire que certains passages de l’Ancien Testament relèvent de l’appel à la haine raciale / Celui qui a la bouche pleine d’amalgames / Celle qui estime que la seule citation d’un texte de ce Céline qu’elle ne lira jamais relève de la justice / Ceux qui ont dénoncé l’Index catholique pour mieux prôner la Vigilance Pluraliste / Celui qui constate la présence de scènes de masturbation collective offensant la pudeur responsable dans Mort à crédit de l’abject Céline / Celle qui relève des comportements inappropriés entre les personnages de Pompes funèbres de Jean Genet dont elle dit pourtant respecter la différence / Ceux qui ne parleront plus jamais de Céline sans préciser l’ignoble Céline ou l’infâme Céline pour que tout soit clair / Celui qui se met à lire des livres pour pouvoir en dénoncer le contenu / Celle qui réprouve l’idéologie sous-jacente de Roméo et Juliette au motif que s’y exprime une hégémonie hétéro traumatisante pour la lectrice ou le lecteur d’une orientation sexuelle différente / Ceux qui ont lu Mein Kampf dans la salle de lecture de la taule puis sont revenus à Gérard de Villiers qu’on peut dire un facho plus accessible / Celui qui exclut certaines lectures au nom des « valeurs communes » / Celle qui pointe l’extrémisme radical du Juste Milieu avant de finir son cigare sur le trottoir où les filles n’ont plus la cote mais font toujours des pipes potables aux grands garçons / Ceux qui nous saoulent de modération alors que nous ce qu’on aime c’est l’orgie à tous les niveaux / Celui qui déclare drogue dure la connerie douce / Celle qui estime que la lecture amollit le garçon moderne et lance donc un programme de remise en forme pour son fils Pétulon dont les cernes mauves l’inquiètent en tant que maman responsable / Ceux qui étendent le concept de fumée passive aux domaines de la pensée non souhaitable et des lectures mal adaptées à nos jeunes / Celui qui se rappelle la phrase de Clausewitz selon lequel « dans une affaire aussi dangereuse que la guerre les pires erreurs sont celles causées par la bonté / Celle qui réfléchit aux dégâts collatéraux de la bienfaisance en lisant Beatrix de Balzac / Ceux qui savent que ce sont parfois les pires crapules qui se pointent le cœur sur la main, etc.
Image : Philip Seelen -
Cendrars au Karcher ?
À propos de Céline interdit de célébration, de Cendrars, de Voltaire et de quelques autres...
Notre compère blogueur et franc-tireur Nebo, à très juste titre, rappelle deux ou trois choses à propos de Blaise Cendrars, Suisse qui a payé sa nationalitél française d'une main, non sans partager en son temps des opinions qui n'étaient pas que françaises, ni que suisses, en Europe et ailleurs. Nulle révélation pour ceux qui connaissent le cher Blaise, pas plus qu'on n'en fera sur l'antisémitisme éhonté de Voltaire, entre beaucoup d'autres dont il faudrait, crénom, interdire toute célébration, pour ne pas parler de leur seule mention dans les écoles maternelles...
Or, voici ce qu'écrit Nebo:
"Môssieur Mitterrand ne veut pas que Céline apparaisse aux côtés de Blaise Cendrars ? Il faudrait considérer ce que Cendrars a pu écrire sur les juifs également. Autant le dire, ça ne manque pas de piquant...
A l'été 1936, juste après l’arrivée au pouvoir du Front populaire de Léon Blum, Blaise Cendrars avait rédigé une ébauche de pamphlet pour une collection intitulée « La France aux Français » . Cela ne vous rappelle-t-il pas les zeurléplussombredeuhnot'histwouare ? Intitulé "Le Bonheur de vivre" , ce document non publié du vivant de l’auteur (Ouf ! Le mec s'en est bien sorti) est cependant conservé dans les archives de Blaise Cendrars à la Bibliothèque nationale suisse de Berne (Aïe ! Pas cool pour lui !). En voici le seul extrait paru à ce jour, cité par la fille de l'auteur, Miriam Cendrars, dans la biographie "Blaise Cendrars", Paris, Balland, 1984, chapitre 31, p. 493 :
« [...] il faut, par ces temps de désordre et de bourrage de crâne, traverser [la France] en chemin de fer de bout en bout pour comprendre que malgré le malheur des temps et les menaces de dictature d’un gouvernement de Front populaire, ce verger n’est pas encore entre les mains des Juifs… »
Charmant !"
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