Une soirée idéale avec Chiara Mastroianni, Hugo Koblet et les zombies berlinois du formidable Rammbock.
Alliant la douceur d’une soirée d’été, la ferveur du public de la plus grande salle de cinéma du monde (8000 spectateurs), un hommage mérité à une actrice faisant honneur à ses parents, la projection du film consacré à Hugo Koblet en présence de quelques vieux de la vieille équipe du champion, pour finir dans le huis-clos terrifiant d’une bâtisse berlinoise décatie assiégée par des zombies: tel fut le menu copieux et savoureux de vendredi soir à Locarno, présenté par un Olivier Père en costume blanc et assez à l’aise nella lingua di Dante…
Chiara Mastroianni fait du cinéma depuis une vingtaine d’années et pourtant, chose étonnante, l’Excellence Award Moët & Chandon, assorti d’un léopard d’or, est la première distinction qui est attribuée à cette interprète intelligente et très librement sensible, qui a joué avec les plus inventifs des réalisateurs contemporains, de Manoel de Oliveira (en princesse de Clève, dans La Lettre) à Raul Ruiz, André Téchiné, ou Xavier Beauvois dans N’oublie pas que tu vas mourir (« in which she was sublimely beautiful, a real Renaissance madonna », précise Olivier Père en locarnais dans le texte), jusqu’à l’Homme au bain de Christophe Honoré, en compétition à Locarno.
Pince-sans-rire, Olivier Père a souligné le fait que cet hommage à la belle Chiara, tout émue devant l’immense assistance en tenues d’été sans chichis, suffisait à faire de Locarno le festival le plus « glamoureux » de la planète, avant que Melvil Poupaud, membre du jury et superbe acteur, complice en outre de la première heure, ne vienne dire son admiration et son amitié à la comédienne.
Dans la foulée de ces salamalecs frottés d’ironie bon enfant, l’arrivée de l’équipe de Daniel von Aarburg, débarquée de Zurich en procession vélocipédique (avec une étape ferroviaire due à la pluie...) avait elle aussi quelque chose d’émouvant puisque plusieurs papys de la petite reine y étaient associés, que l’on retrouve en témoins directs dans Hugo Koblet, pédaleur de charme, dont c’était la première projection.
Mélange d’archives filmées et de séquences reconstituées avec des acteurs (dont Manuel Löwensberg, fils de Moritz Leuenberger, dans le rôle principal, le film de Daniel von Aarburg nous fait suivre les étapes du champion de ses débuts de fils de boulanger fonçant sur son petit vélo à ses victoires au Giro et au Tour de France, après une ouverture dramatique rappelant immédiatement la fin tragique de cette « icône » drainant des foules, avec la course d’une Alfa blanche se crashant contre un arbre. Cette alternance du documentaire et de la fiction réserve la meilleur part à celui-là, notamment avec quelques témoignages en plans-fixes, dont celui du nonagénaire Ferdy Kübler. Paradoxalement plus statiques, surtout plus lisses, les séquences jouées font bien ressortir, pourtant, la part d’ombre de la carrière du champion, avec le rôle peu glorieux d’un entourage n’hésitant pas à pousser le champion à ses limites, voire à les dépasser, par appât du gain…
Huis-clos terrifiant
Autres suceurs de sang vif, à la fois plus et moins inquiétants que les rapaces du sport: les morts-vivants de Rammbock, premier film de zombies allemand à la connaissance d’Olivier Père, signé par le jeune réalisateur (né en 1980 à Vienne) Marvin Kren, et constituant un exploit de mise en scène et d’interprétation. On pense à Polanski (mais plutôt celui de Répulsion ou de Rosemary’s Baby que du Bal des vampires) dans cette saisissante évocation d’un grand immeuble décati où les vivants se claquemurent tandis que les zombies déferlent de toute part, porteurs d’un mystérieux virus. Le protagoniste, un prénommé Michi (Michael Fuith, réellement épatant), type parfait d’amoureux niaiseux, débarque à Berlin pour y retrouver sa petite amie adorée Gabi, supposée vivre dans cette maison de plus en plus hantée. Avec un humour noir de haute volée et un dosage formidable de terreur et de répit, réduisant la part des zombies à des apparitions fulgurantes en gros plans ou en plongées vertigineuses, à des clameurs et à des mouvements de groupes endiablés, Marvin Kren construit un espace labyrinthique extraordinairement prenant et stressant, en maîtrisant une image également envoûtante et belle (la découverte des toits de la ville enfumée, à un moment donné), sans se départir d’un humour complètement dingue. Bref, si Locarno vise à la découverte, celle de Rammbock, dans un genre délicat, valait absolument une fin de soirée sur la Piazza…
Carnets de JLK - Page 141
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Entre glamour et frissons
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Femmes en lice
Véritable phénomène : les réalisatrices suisses s’affirment en
nombre. Et en qualité. Un nom à retenir : Katalin Gödrös.
Jacqueline Veuve, pionnière romande du docu et chaperon de quelques
jeunes réalisateurs romands, dont un Lionel Baier, est cette année de
retour à Locarno avec un nouvel opus. Or l’octogénaire aux soixante films
est moins seule aujourd’hui, au premier rang des réalisatrices helvétiques,
comme l’illustre généreusement la programmation d’Olivier Père.
Trois d’entre elles participent ainsi à la compétition internationale, avec
des films d’une égale tenue. À savoir : Stéphanie Chuat et Véronique
Reymond pour La Petite chambre, avec Michel Bouquet; et la Zurichoise
d’origine hongroise Katalin Gödrös, dont le festivaliers ont découvert hier
le «quartet» familial intense et révélateur de Songs of Love and Hate,
plongée hypersensible dans les rapports entre une adolescente et son
père. Rien pourtant d’« un film de plus sur l’inceste », mais la modulation
d’un nouveau type de relations entre les membres d’une même famille,
vivant des rapports d’intimité accrue, parfois ambiguë, au fil de liens moins
hiérarchisés que naguère.
«La famille que je décris n’a rien de malade, précise la réalisatrice, et je
ne voulais pas traiter du fait pathologique de l’inceste. Ce qui m’intéresse,
c’est la situation qui découle de la maturité précoce des adolescents
actuels, et plus précisément des adolescentes, qui vivent la sexualité plus
naturellement, avec une force singulière, et des attitudes qui peuvent
toucher à la provocation. »
Dans la foulée, on notera que le regard de Katalin Gödrös recoupe, par le
biais de la fiction, l’aperçu documentaire de Béatrice Bakhti dans sa
formidable série de Romans d’ados, présentée aussi à Locarno.
Un regard élargi
En outre, la réalisatrice se défend d’avoir voulu illustrer une situation
«typiquement suisse», en quoi elle rejoint d’ailleurs les cinéastes hommes
et femmes de sa génération. «Les relations que nous évoquons,
notamment entre la fille et le père, sont d’aujourd’hui et de partout, mais
également de tout temps : c’est un phénomène universel, depuis la Grèce
antique». À cet égard, un personnage d’handicapé intervient dans le
drame, qu’on pourrait associer, précise Katalin Gödrös, à l’antique
Cassandre.
Plus prosaïquement, l’on relèvera l’intensité affective du film et son
ancrage social (ici dans un village au pied des Alpes, où le père est
vigneron), maiis aussi sa qualité d'écriture et de dialogues (signés par la
réalisatrice) qui en font une œuvre potentiellement accessible au grand
public, comme Das Fräulein d’Andrea Staka ou Home d’Ursula Meier,
également présentes à Locarno avec deux courts métrages.
Or ajoutant, à ce brillant générique féminin du nouveau cinéma suisse, les
noms de Séverine Cornamusaz, dont le Cœur animal est aussi au
programme de la section Apellations Suisse, et de Bettina Oberli, qui a
« cartonné » en 2006 avec Les mamies ne font pas dans la dentelle (Die
Herbstzeitlosen) et revient en force avec le thriller La ferme du crime
(Tannöd), force est de conclure à une avancée significative, combien
réjouissante.
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L'icône fracassée
L’événement demain soir sur la Piazza Grande de Locarno: un docu-fiction sur Hugo Koblet le « pédaleur de charme », signé Daniel von Aarburg. Interview.
Le champion cycliste Hugo Koblet fut un mythe vivant, ignoré des jeunes d’aujourd’hui mais toujours présent dans la mémoire des plus de cinquante ans. Elégant en course autant qu’à la pose, véritable « star » médiatique avant la lettre, très aimé des dames et le leur rendant en véritable Casanova de la petite reine, le rival (et complice) de Fredi Kubler (91 ans) connut une gloire mondiale après ses victoires au Giro en 1950 et au Tour de France en 1951. Mais le poids de la célébrité fut aussi ce qui le fit déchoir, avant sa fin tragique. Fasciné par le personnage, Daniel Von Aarburg, 45 ans, a vu dans cette trajectoire le sujet d’un film « romanesque » à souhait.
- -- Comment avez-vous « découvert » Hugo Koblet ?
- - C’est mon père qui m’a parlé le premier, maintes fois, de la fameuse paire K et K, mais j’ai plutôt grandi avec Russi et Colombin. Fan de foot et cycliste amateur, j’ai découvert en 2005 un album de photos consacré à Koblet et ce matériau visuel m’a tout de suite épaté, que j’ai ensuite étoffé en faisant des recherches dans les archives télévisées. S’il y a peu d’interviews de Koblet, il restait encore quelques témoins vivants, dont Fredi Kubler et la veuve – l’épouse « officielle » qui le menaçait de divorce à la fin de sa vie pour ses innombrables infidélités. Son témoignage m’a été précieux, mais elle n’a pas désiré apparaître dans le film.
- La légende du séducteur n’est donc pas un mythe…
- Absolument pas ! Au point même que son besoin de femmes avait quelque chose de « pathologique », selon ses proches. Son rapport avec les femmes est d’ailleurs l’un des « trous noirs » du portrait, de même que les rapports avec la mère et, sujet combien actuel, le rôle que le dopage a joué dans l’accélération de son déclin.
- Plus précisément ?
- En 1952, alors qu’il devait participer au Tour de Suisse, Koblet était malade, mais ses médecins ont fait en sorte qu’il puisse courir et ont probablement forcé la dose. Ce qui est sûr est que son cœur en a pâti et qu’il a fini par s’effondrer.
- Comment Fredy Kubler parle-t-il de son rival ? En ami ?
- Certainement, et c’est émouvant de l’entendre évoquer ces années légendaires et cette rivalité mythique. On sent que les deux hommes s’estimaient beaucoup, et Kubler raconte ça comme s’il avait encore vingt ans. Un vrai gamin malgré ses nonante ans ! Hélas, je crois qu’il n’est plus en état, aujourd’hui, de faire le voyage de Locarno…
- Quelles parts respectives le film réserve-t-il aux documents et à la fiction ?
- À peu près moitié-moitié. On peut ainsi parler d’un « drame documentaire ». C’est d’ailleurs un mélange que j’ai déjà pratiqué dans mes autres films, et qu’on retrouve chez beaucoup de réalisateurs suisses...
- Concluez-vous au suicide de Koblet ?
- Non. Nous laissons la question ouverte, même s’il y a des fortes présomptions en faveur de cette explication de sa mort. L’idée du suicide a été réfutée, sur le moment, par les gardiens de l’icône. Nous avons actuellement plus de recul, mais un certain mystère peut demeurer sans trahir la "vérité" de Koblet…
Koblet alias Leuenberger Jr
Le public romand n’y verra que du feu en découvrant l’affiche de Koblet pédaleur de charme, où apparaît, dans le rôle de Koblet, le nom de l’acteur zurichois Manuel Löwensberg, comédien déjà bien connu de nos Confédérés, notamment pour sa prestation dans la film à succès Tag am Meer, de Moritz Gerber.
Il s’agit donc, au moment de passer la Sarine et le Gothard, de préciser que Manuel Löwensberg n’est autre que le fils d’un certain Moritz Leunberger, conseiller fédéral annoncé comme bientôt sortant. Coup de pub du réalisateur ou ressemblance avérée entre le pédaleur et son double ?
« En fait, explique Daniel von Aarbourg, Manuel Löwensberg s’est montré le meilleur à l’épreuve cyclo du casting ! C’était quand même important que l’acteur jouant Koblet sache se tenir sur un vélo, mais il y avait autre chose qui comptait : c’est que le fils du ministre pratique un züritütsch absolument conforme à celui de Koblet. Enfin, il y a une vaie ressemblance physique entre ces deux grands maigres également séduisants… »
Quant à Manuel Löwensberger, qui a été suivi de très près par les médias alémaniques durant le tournage du film, il s’est dit impressionné par ce rôle, et même « tout petit » à l’idée d’incarner le champion, n’était-ce que parce que Koblet atteignait le mètre nonante tandis que l’acteur ne mesure que son mètre septante-sept et ne se fait aucune illusion sur la comparaison que feront les dames entre les beau visage régulier du champion et le sien. Ainsi a-t-il crânement concentré son identification « par l’intérieur », dont le public jugera…
Bio-express de Daniel von Aarburg
Daniel Von Aarburg, né en 1965 à Zurich mais établi avec sa famille à Coire, a passé par l’ancien DAVI (Département des arts visuels) de Lausanne, après une licence de lettres à Zurich. Sensible aux questions de société, il s’est intéressé au sort des réfugiés de l’ex-Yougoslavie en Suisse (Lettres à Srebrenica ou Ina, Amer et Elvis) autant qu’aux retombées possibles d’un médicament nouveau (Nebenwirkungen), notamment. Autant dire que son intérêt pour Koblet ne se borne pas à l’aspect anecdotique du personnage mais touche à l’ensemble d’une destinée avec son éclat et sa part d’ombre.
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Le blues du zombie
Sur L.A. Zombie de Bruce LaBruce, en compétition à Locarno.
Précédé d’une rumeur sulfureuse, encore accentuée par son récent retrait intempestif de l’affiche du dernier Festival de Melbourne, le nouveau film du réalisateur underground canadien Bruce LaBruce, L.A.Zombie, n’a pas
paru indigne à Olivier Père de figurer dans la compétition internationale.
Présenté hier soir à une heure tardive, avec la mention «interdit aux moins
de dix-huit ans», ce film subvertissant les codes trash des films d’horreur
et de la pornographie homosexuelle, dépasse à vrai dire la provocation par ses évidentes qualités plastiques, évoquant le lyrisme urbain d’un David Lynch ou, picturalement, la splendeur des tags à la Basquiat, tout en constituant une traversée du monde des sans-logis de Los Angeles.
Singulièrement, le zombie de LaBruce (étonnante présence du « hardeur » gay François Sagat) n’a rien du vampire prédateur, puisqu’il sauve les
victimes de morts violentes en les pénétrant de sa longue trompe sexuelle à pointe de queue de scorpion humanoïde, projetant ensuite sur eux une espèce de sperme noir régénérateur…
Les familiers de films gore de moins de 18 ans poufferont, les amateurs de formes « paniques » dans la tradition surréaliste à la Topor ou Arrabal
souriront tout en appréciant la créativité visuelle du réalisateur et de ses
complices affreux-jojos. Quant au public adulte moyen non averti, il risque
de trouver cela adulte moyen trouvera cela tout à fait abject, comme en
convient d’ailleurs Bruce LaBruce.
D’un point de vue plus intérieur, l’originalité du film tient à l’émotion
réelle qui se dégage de la solitude et de la mélancolie de ce mort-vivant
rappelant l’ange de Wim Wenders dans Les ailes du désir, finalement plus
tendre et « humain » que les violents qui l’emportent dans la Cité des
Anges… -
Locarno appassionato
Doublement présent au festival, en tant que membre du jury et réalisateur, Lionel Baier est un fan de la manifestation. Qui s'ouvre officiellement aujourd'hui. Avec la projection d'Au fond des bois, nouveau film de Benoït Jacquot, sur la Piazza Grande.
Lionel Baier met la dernière main, ces jours, à un nouveau long métrage de fiction entièrement réalisé avec son téléphone portable, intitulé Low Cost (Claude Jutra) et qui sera présenté hors concours à Locarno. De fait, sa qualité de membre du jury de la compétition internationale l’empêche d’y participer. En revanche, l’un de ses documentaires, La Parade, y sera également présenté. Belle présence, et reconnaissance, pour l’un des cinéastes les plus originaux de la relève suisse – dont on peut rappeler qu’il a signé les très remarqués Garçon stupide et Un autre homme, doublé d’un prof de cinéma apprécié de l’Ecal.
- Que représente Locarno pour vous ?
- C’est une histoire personnelle très forte, étroitement liée à ma passion pour le cinéma. J’ai découvert Locarno à 15 ans, avec mes parents qui y avaient fait escale sur la route de l’Italie où nous devions passer nos vacances. Or, après avoir vu La belle noiseuse de Rivette sur la Piazza Grande, le climat du festival nous a tellement enchantés que mes parents ont décidé d’y rester jusqu’à la fin. Par la suite, j’y suis revenu chaque annéeavec des amis. Locarno m’a donné un socle cinéphilique très important. En fait, c’est une école incomparable, et j’y enbvoie aujourd’hui nos étudiants de l’ECAL. Comme j’avais déjà commencé à faire du cinéma dans mon coin, j’y ai aussi trouvé une stimulation faite de rencontres et de discussions passionnantes. J’ai eu l’occasion, ces dernières années, de visiter des quantités de festivals. Mais Locarno me semble le plus beau !
- Que sera votre nouveau film ?
- Comme il m’a appelé à faire partie du jury, Olivier Père m’a proposé de montrer un de mes films dans la section réservée aux jurés. J’ai préféré en faire un nouveau en développant un travail, avec mon téléphone portable, que j’avais amorcé depuis quelque temps déjà. C’est une technique qui m’intéresse parce que tout le monde la pratique désormais tous les jours. Or je voulais aller au bout d’une mise en forme représentant, aussi, le degré zéro, ou presque, de l’investissement financier. Son titre est d’ailleurs Low Cost (Claude Jutra)…
- Quel en est le thème ?
- C’est l’histoire d’un certain David Miller, dont je précise qu’il n’a rien à voir ave moi, qui sait qu’il va mourir et qui fait une sorte de bilan de sa vie avec divers personnages de sa connaissance. Le film est une interrogation sur le prix de la vie, au sens fort, à une époque où tout a été « low costisé », si j’ose dire, à savoir amené à prix réduit. Imaginez ce qu’était le prix d’un voyage à l’époque de Stendhal, et ce qu’il est aujourd’hui. Dans la même optique, David Miller s’interroge sur le « prix » de ce qu’il a vécu…
- Expérience concluante ?
- Autant que je puisse en juger, c’est un drôle d’objet, plutôt inclassable, que ce film, mais le mérite du Festival de Locarno est justement d’accueillir ce genre de réalisations…
- Un conseil aux festivaliers ?
- Comme à mes étudiants de l’Ecal : Lubitsch ! Auquel je suis venu par Truffaut. Un maître absolu en matière de mise en scène et plus encore de découpage. Une façon de faire durer un plan un poil de plus qu’attendu, inimitable. Et cet humour incroyable, plus fort que Chaplin, notamment dans To be or not to be, si l’on pense à sa destinée de juif fuyant les nazis. Et à ne pas manquer non plus : ses films muets. Sur quoi je me la coince…
Lionel Baier en dates
1975 13 décembre. Naissance à Lausanne, de père pasteur.
1990-99 Gymnase et études de lettres. Anime le cinéma Rex d’Aubonne.
Premier court métrage, Mignon à croquer, et Celui au pasteur, documentaire personnel diffusé par la TSR.
2001 La parade, documentaire sur la Gay Pride en Valais.
2002 Chef du département cinéma de l’Ecal.
2004 Garçon stupide. Premier long métrage.
2005 Prix Jeunes créateurs de la Fondation vaudoise pour la promotion et la création artistiques.
2006 Comme des voleurs. Long métrage d’autofiction.
2009 Un autre homme. En compétition à Locarno.
2010 Low Cost (Claude Jutra) hors concours à Locarno.
Au fond des bois, de Benoît Jacquot.
Première mondiale.
Vers 1865, en France profonde (grands espaces montagneux et magnifiques évoquant les Causses, puis l’Auvergne), Joséphine, la jeune et vertueuse fille du docteur Hughes, médecin des pauvres, cède à l’attrait, ensuite à l’envoûtement caractérisé d’un jeune vagabond aux pouvoirs parapsychiques spéciaux, se présentant d’abord comme sourd et muet au toubib, puis s’expriment en étrange sabir latino-français. Fasciné par la beauté virginale de la jeune fille, le jeune sauvage l’hypnotise puis la possède. Revenue à elle, Joséphine chasse son abuseur, puis court le rejoindre, après quoi s’établit, entre l’un et l’autre, une relation faite de violents rejets (de la part de Joséphine) et de retours non moins passionnés, où l’on sent que se heurtent les principes d’une éducation catholique et les pulsions irrépressibles de la sensualité et des forces telluriques. Sur fond de relents plus ou moins sataniques (celui qui finit par avouer son prénom de Timothée s’est d’abord présenté comme le fils de Dieu, avant de se dire la réincarnation des empereurs romains les plus mal famés…), ce nouveau film de Benoît Jacquot, disciple lointain de Robert Breson, joue sur l’opposition des apparences de l’innocence et des réalités humaines à la fois charnelles et sociales, lesquelles commandent un dénouement policier et judiciaire, puis un retour à un ordre de façade. Isild Le Besco, au beau visage de vierge apparemment au-dessus de tout soupçon, campe le personnage de Joséphine en soulignant avec force les deux faces de sa personnalité, et Nahuel Perez Biscayart incarne un Timothée aussi inquiétant qu’attachant. Piazza Grande, 4 août, à 21h.30, après la cérémonie d’ouverture.
Le clin d’œil de Pandora
On sait qu’à Locarno les stars sont les films, mais il est quand même moult vedettes de cinéma qui y ont défilé en soixante ans, de Marlene Dietrich à King Vidor ou d’Alberto Sordi à Anthony Hopkins, comme se le rappelle aussi la tortue Pandora, hôte sexagénaire des jardins désaffectés du Grand Hôtel.
Pandora est l’une des mémoires du Festival de Locarno, qui ne se nourrit que de salade : c’est dire la netteté de son mental. A cela s’ajoute chez elle une sorte de sagesse d’expérience, qui la rend indulgente et même bonne. Ainsi n’est-elle guère étonnée d’apprendre que, sur la Piazza Grande, le plaisir suprême des spectateurs est d’être filmés, le soir, avant la représentation, et d’apparaître ainsi sur le grand écran pour une seconde de pure gloire, tandis que, sous sa carapace, avec son profil à la Edward G. Robinson, la tortue Pandora sourit de rester, quant à elle, la star à jamais incognito…
Clin d’œil du jour : Pandora se doit de saluer la course cycliste « du souvenir » amorcée aujourd’hui à Zurich par l’équipe de Daniel von Aarburg, réalisateur de Koblet pédaleur de charme, partie ce matin et censée arriver à Locarno demain, veille de la projection du film sur la Piazza Grande, vendredi 13 août à 21h.30.
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Zoom sur Locarno 2010
La 63e édition du Festival international du film de Locarno, qui se tiendra du 4 au 14 août prochains, rebondit avec une nouveau directeur artistique, en la personne d’Olivier Père, lequel porte l’accent sur le jeune cinéma en train se faire dans le monde.
« Le Festival de Locarno n’est pas qu’une manifestation nationale ni ne se limite à l’aire européenne : c’est au niveau mondial qu’il s’affirme », déclarait récemment Marco Solari à l’occasion de la présentation de cette nouvelle édition.
Président du festival depuis dix ans, le bouillant Tessinois est le premier défenseur de l’ « esprit de Locarno », qu’on pourrait caractériser par une propension renouvelée à la découverte sous toutes ses formes, excluant cependant une cinéphilie trop exclusive ou élitiste. Ce festival se distingue de Cannes et de Venise en cela qu’il est largement ouvert au public le plus varié, sans intérêt du point de vue mondain même si de nombreuses personnalités du monde politique ou culturel s’y pointent. Largement soutenu par les pouvoirs publics et les sponsors, il a vu son budget passer, ces deux dernières années, de 4 à 11.5 millions de francs. D’où la demande insistante d’une rallonge de 300 à 400 000 francs, rappelée par Marco Solari.
Magie de la Piazza
La Piazza Grande, qu’on dit volontiers la plus grande salle de cinéma du monde, en est évidemment le fleuron populaire, avec des pointes de 8000 spectateurs certains soirs, mais l’ « esprit de Locarno » a empêché de lieu de devenir un Open Air de plus où projeter les derniers Blockbusters…
Par ailleurs, cinq autres salles de jauges variées (d’environ 200 à 5000 spectateurs) permettent à la programmation de se moduler en fonction de l’audience estimée. Ce qui frappe, au demeurant, c’est le taux d’occupation élevé de toutes ces salles, et l’aspect toujours convivial et intéressant des présentations de chaque film, souvent en présence du réalisateur, et la qualité des débats qui font suite à chaque projection. Quand on sait que la région de Locarno, avec ses lacs cristallins et ses hautes vallées, ses terrasses et ses grotti (tavernes à la tessinoises) ombragés se prête merveilleusement aux balades et aux randonnées, la présence d’un public souvent assez jeune (entre 25-65 ans) dans ces salles obscures, en plein été torride, a quelque chose de réjouissant.
De Maire en Père
Comment l’édition 2010, conçue par le nouveau directeur artistique du festival, Olivier Père, se présente-t-elle à quelques jours de son ouverture. Quelle touche nouvelle l’ancien patron de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes va-t-il apporter ? Au dire de Marco Solari, visiblement très satisfait, le nouveau directeur « respire le cinéma ». Et de rappeler qu’il succède au « prince » Marco Müller, à la « volcanique » Irene Bignardi et à la « force tranquille » incarnée ces quatre dernières années par Frédéric Maire, qui dirige désormais la Cinémathèque suisse à Lausanne.
- Qu’entendez-vous amener de personnel au festival de Locarno ? Quelle sera la « touche » d’Olivier Père ?
- Après la Quinzaine des réalisateurs, au Festival de Cannes, Locarno me donnait l’opportunité extraordinaire de poursuivre un travail de découvertes des jeunes auteurs et des talents de demain, ce qui coïncide d’ailleurs avec l’esprit initial de Locarno. Ainsi, plus qu’un changement, je vois ma contribution comme un retour aux racines du festival. Je me réjouis d’accueillir de nombreux jeunes cinéastes qui sont des néophytes absolus et peuvent être présentés dans les diverses sections du festival. Ceci dit, si le festival est un « laboratoire», je ne voudrais pas que celui-ci se transforme en ghetto ou en chapelle. C’est pourquoi, dans Cinéastes du présent, les genres les plus variés sont représentés.
- Nicolas Bideau a regretté, l’an dernier, le manque de « glamour » de Locarno. Qu’en pensez-vous ?
- Le « glamour » est une dimension du cinéma que j’apprécie et qui doit être représentée, mais il faut être réaliste : Locarno n’est pas Cannes ni Venise. Faire venir des grandes stars hollywoodiennes est une question d’argent, et je ne pense pas que Locarno doive sacrifier à la folie des grandeurs avec un Tom Cruise ou une Angelina Jolie... Cela étant, je trouve très bien de rendre hommage à la belle Chiara Mastroianni, et la présence de Melivil Poupaud dans le jury ou de Jeanne Balibar en compétition me réjouit. En ce qui me concerne, j’aime beaucoup les acteurs et j’ai envie qu’il y ait du charme et de la séduction dans le festival…L’édition 2010.
Au premier regard, l’offre de cette année est aussi riche que les précédentes, pour ce qui peut en être jugé d’avance. Même si le nombre total des films a été revu à la baisse – bonne initiative au demeurant -, restent tout de même 280 longs métrages. Mais encore ? Mais encore ceci :
Great Memories – Rétrospective Ernst Lubitsch
À l’ordinaire, c’est en fin de liste qu’on mentionne la rétrospective d’un festival, comme un « plus » plus ou moins muséal. Il en va différemment à Locarno, et notamment cette année avec la présentation d’une cinquantaine de films de ce grand maître de la comédie, de la mise en scène et du découpage que fut Ernst Lubitsch, dont l’œuvre reste une véritable école de cinéma à elle seule où les apprenants (c’est comme ça qu’on dit aujourd’hui…) devraient se précipiter.
Après Kaurismäki en 2006, les divas du cinéma italien en 2007, Nanni Moretti en 2008 et les Mangas en 2009, la rétrospective Lubitsch, qui sera reprise à la Cinémathèque en automne, fera sans doute double office de découverte absolue pour beaucoup (et notamment avec les films muets, dès 1914, avec Der Stolz der Firma de Carl Wilhelm dans lequel Lubitsch est acteur, ou Als ich tot war ) et de (re)découverte dans les grandes largeurs du grand écran, notamment avec la projection sur la Piazza Grande du chef-d’œuvre que représente To be or not to be (1942) le 12 août.
Réunissant, sous la direction de Joseph McBride, des films de Lubitsch réalisateur mais aussi producteur, tel Desire de Granz Borzage ou co-réalisateur, avec Otto Preminger (A royal Scandal), la rétrospective sera présentée alternativement par des personnalités du cinéma qui ont été marquées par Lubistch, tels Freddy Buache, Lionel Baier, Stefan Drössler, Benoît Jacquot ou Luc Moullet, entre autres. En outre, le 12 août, au Forum, à 10h.30, une table ronde réunira Jean Douchet (qui présente To be or not to be sur le DVD disponible du film) et Joseph McBride, animée par Carlo Chatrian.
Les "musts" de la Piazza
Du 3 au 14 août, ce ne sont pas moins de 20 films qui feront les beaux soirs de la Piazza Grande. Aperçu.
J Par manière de bienvenue, une projection gratuite, offerte en «pré-soirée» aux Locarnais et aux festivaliers déjà présents, marquera le retour de Daniele Luchetti avec La nostra vita. On se rappelle l’excellente impression laissée, en 2007, par Mon frère est fils unique, chronique familiale évoquant la cohabitation d’un jeune gauchiste brillant et de son cadet flirtant avec les néofascistes pour s’affirmer. Quant à cette nouvelle réalisation, elle a marqué la seule présence italienne dans la compétition de Cannes. 3 août, à 21h.30. Entrée libre.
J En ouverture, un seul film à l’affiche en première mondiale, attendu puisqu’il s’agit de la dernière réalisation de Benoît Jacquot, intitulée Au fond des bois et confrontant, dans les années 1850, un jeune homme des bois débarqué de nulle part et la fille d’un médecin humaniste qui s’entiche du sauvageon. Mercredi 4 août, 21h.30, après la cérémonie d’ouverture.
J Parmi les nouveaux films réunis sous la rubrique Appellation suisse, alors même que la Journée du cinéma suisse a été supprimée cette année, Hugo Koblet – pédaleur de charme, ne manquera pas d’intéresser le public de notre pays, s’agissant d’une figure légendaire du cyclisme helvétique. Daniel von Aarburg en signe la réalisation avec un mélange de documents d’archives et de séquences ajoutées. Vendredi 6 août, à 21h.30.
JJ Après le magnifique Lemon Tree (Les citronniers), le retour du réalisateur israélien Eran Riklis est également très attendu avec, en première mondiale, Le responsable des ressources humaines tiré d’un formidable roman d’Avraham Iehoshua. Mardi 10 août, 21h.30.
JJJ Autre grand moment assuré sur la Piazza Grande, qu’on espère bénéficier d’un ciel pur : la projection de To be or not to be d’ Ernst Lubitsch, pure merveille de mise en scène et d’humour grinçant, avec un Hitler d'opérette, mélange de ridicule et d'effroi, où se mêlent les relents de la tragédie, sur fond de pogroms, et une mise en abyme théâtrale des liens de l’art et de la réalité. Le film sera projeté en fin de soirée, après Monsters, premier film du réalisateur anglais Gareth Edwards. Jeudi 12 août.
JJJ Soirée faste également, pour une fin d’édition, avec la première internationale d’un sombre thriller allemand de Baran bo Odar, Le dernier silence, suivi d’un court métrage de Bernardo Bertolucci datant de 1967, Il canale, et d’Uomini contri (Les hommes contre), de Francesco Rosi, datant de 1970, avec Alain Cuny et Gian Maria Volontè, qui relève du réquisitoire pacifiste. Le film sera projeté en présence du grand réalisateur italien, âgé de 88ans. Vendredi 13 août, dès 21h.30.
Les Léopards en compétition
Concours international
Réunissant une vingtaine de candidats de toutes provenances, le concours international mêle les auteurs nouveaux et leurs pairs plus chevronnés, tels le Français Christophe Honoré et son Homme au bain, avec Chiara Mastroianni, le provocateur canadien Bruce LaBruce dont L.A. Zombie arrive précédé d’une réputation sulfureuse, le Québecois Denis Côté déjà connu à Locarno où il revient avec son tout récent Curling, ou encore la jeune Isild Le Besco, qu’on verra dans le film de Benoît Jacquot et qui défendra son troisième long métrage intitulé Bas-fonds, tandis que Pia Marais roulera pour l’Allemagne avec Im Alter von Ellen (Au temps d’Ellen) avec Jeanne Balibar.Par ailleurs, la compétition internationale accueille deux films suisses d’auteurs à découvrir dans le « long », à Savoir Stéphanie Chuat et Véronique Reymond qui cosignent La Petite chambre, avec Michel Bouquet, première œuvre déclarée « très sensible et émouvante » par Olivier Père, tandis que Katalin Gödrös honore la Suisse multiculturelle avec Songs of Love and Hate. Enfin, et pour la première fois, le concours est ouvert aux ouvrages documentaires, comme l’illustrera cette année le film chinois Karamay, réalisé par Xu Xin et dégageant une forte émotion sur fond de réflexion politique.
Cinéastes du Présent
Autre fleuron de la compétition, souvent plus pointue dans ses choix, cette section rassemble elle aussi une vingtaine de longs métrages dont treize ( !) premières œuvres. Vous avez dit que le cinéma d’auteurs se mourait ? On en jugera sur pièces. En attendant, faute de pouvoir entrer dans le détail, on relèvera tout de même la présence du Romand Stéphane Goël, du groupe lausannois Climages, avec un documentaire consacré à un aspect très intéressant de notre société, savoir les tribunaux de litiges professionnels. D’où le titre de Prud’hommes. Par ailleurs, Olivier Père relève un caractère récurrent de cette section, touchant à la proximité de divers films avec d’autres formes d’expression comme la musique (Ivory Tower, d’Adam Taylor avec Chilly Gonzalez ) ou les arts plastiques (September 12, d’ Özlem Sulak), notamment.
Léopards de demain
Toujours au titre de la compétition, le concours réservé aux courts métrages suisses et étrangers, dont les sélections comptent souvent des bijoux, fête cette année son vingtième anniversaire et permettra de découvrir un choix des meilleurs courts découverts à Locarno.
Hors concours
Parallèlement aux deux compétitions principales, une section Hors compétition présentera un large choix d’œuvres récentes, courts métrages ou essais cinématographiques, documentaire ou travaux collectifs, ainsi que des ouvrages de cinéastes importants Jean-Marie Straub, Luc Moullet ou Angela Ricci Lucchi, notamment. C’est dans cette section que nous découvrirons C’éait hier, le nouveau film de la Lausannoise Jacqueline Veuve, et Low cost de Lionel Baier, de même que le cycle documentaire d’Emmanuelle Demoris, Mafrouza, qui sera montré dans son intégralité alors que son dernier épisode participera au concours Cinéastes du Présent.
Prix et hommages divers
Le festival de Locarno accoutume d’honorer les « bons génies » du cinéma, qu’ils soient réalisateurs, producteurs ou techniciens de plus ou moins haute volée, comme l’an dernier un Renato Berta, maître imagier s’il en fut…
Cette année, c’est au grand cinéaste suisse Alain Tanner que sera remis un Léopard d’honneur, pour l’ensemble de son œuvre, ainsi qu’au réalisateur chinois JIA Zhang-ke, comptant parmi les révélations de ces dernières décennies.
Le Prix Rezzonico, qui récompense un producteur indépendant, sera remis à l’Israélien Menahem Golan, mogul aventureux et flamboyant qui a réalisé des films autant qu’il en a produits – et des plus prstigieux, de Love Streams de Cassavetes à Fool for Love d’Altman, entre beaucoup d’autres. Un hommage particulier sera rendu à l’acteur américain John C. Reilly et un Excellence Award reviendra à la jeune comédienne Chiara Mastroianni. Entre autres.
Las but not least…
Comme bien l’on pense, cet aperçu du festival reste lacunaire et à compléter, mais on ne saurait manquer de signaler encore les projections de deux films d’auteurs « cultes », à savoir Film socialisme de Jean-Luc Godard, et Ich will doch nur, dass ihr mich liebt de Rainer Werner Fassbinder, réalisé par la télévision allemande en 1976 et considéré par Olivier Père comme un chef-d’œuvre.
Infos complémentaires sur le programme et les données pratiques. http://www.pardo.ch
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Fête nationale
Pour un 1er août propre-en-ordre
…Le territoire de la Confédération doit être nettoyé des corbeaux roumains et des corneilles bulgares et kosovares, entre autres volatiles jaunes et noirs, et c’est pourquoi le sac Ad Hoc a été distribué à tous les cantons et à toutes les communes, avec la peau de banane indispensable à la chute de l'élément étranger, avant sa capture et son ensachement sous vide devant notaire assermenté, lavé et branlé…
Image : Philip Seelen -
Vert paradis
Note sur un expo à voir à Lucerne...
À La Désirade, ce dimanche 1er août. – Il y avait ce matin un ciel turquoise au-dessus des montagnes de Savoie bien détaillées dans les gris bleu et les vert tendre, où flottaient de petits nuages blancs qu’on aurait dit peints par Hodler vers 1906, à cela près qu’ils se sont bientôt transformés et se reconstitués en longues bandes horizontales superposées, moins figuratives, annonçant en quelque sorte l’abstraction américaine des dernières années du peintre, vers 1914-1918…
Cette apparition m’a rappelé l’état de réceptivité extrême dans lequel je me suis retrouvé hier au Kunstmuseum de Lucerne où peut se voir, ces jours, une belle exposition consacrée à un trio de compères proches, à savoir Ferdinand Hodler précisément, Cuno Amiet et Giovanni Giacometti.
Hodler est évidemment hors catégorie ou écoles, même s’il touche au classicisme réaliste en ses débuts, au symbolisme et aux franges du fauvisme ou des nabis, puis à l’abstraction lyrique dans ses derniers paysage jamais « abstraits » au demeurant selon l’appellation conventionnelle, mais l’exposition très sélective que propose ici Christoph Lichtin établit bel et bien un lien de parenté entre trois coloristes helvètes qu’on sent proches aussi de la nouvelle peinture-peinture européenne et plus précisément française, du côté de Gauguin et des fauves, entre autres.
La première salle, toute dévolue à un choix haut de gamme de paysages d’Hodler, nous rince illico le regard : c’est un bain de jouvence voire de jouvencelle dans un lac vert tendre. La plus belle chose est d’ailleurs pile au fond de la salle avec un cadre excessivement doré-mouluré qu’on oublie : c’est ce lac de Brienz d’un vert très tendre qui évoque le vert très pâle, entre l’absinthe et le turquoise assourdi, littéralement serti dans un paysage structuré en vue de balcon dont le rebord du premier plan est un agreste haut gazon dégagé de toute pesanteur réaliste. Tout aussitôt cette couleur m’a suggéré l’adjectif : candide, associé au blanc qu’il y avait dans ce vert pour ainsi dire « innocent », comme un vert marial de source glaciaire épurée de son limon…
Lucerne. Kunsthaus. Hodler. Amiet. Giacometti. Jusqu'au 10 octobre.
PS. La repro ci-dessus, piquée en douce sur mon portable, ne vaut pas un clou. Le vert du lac est infiniment plus subtil et doux, et le reste du paysage plus finement et précisément dessiné. Bonne raison de faire le voyage de Lucerne...
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Ceux qui écoutent la rivière
Celui qui ouvre grands les yeux sous l’eau pour entrer dans les miroirs / Celle qui retrouve sa fluidité de conteuse en racontant sa descente du Mékong avec son ami d'origine irlandaise par sa mère / Ceux qui agrémentent leur diaporama des fonds de la Mer Rouge de morceaux de Händel ou de Beethoven genre Le Messie ou l’Hymne à la joie par Maurice André ou les Solisti Veneti / Celui qui est en quête d’authenticité et préfère en somme les paysans du Nord Laos à ses collègues cadres de chez Microsoft / Celle qui a fait rire toute la terrasse de cette guest house du Sud Laos où une petite grenouille orange aux yeux bleu prune a chu du toit de bambou suintant de pluie sur sa chevelure blond vénitien / Ceux qui ont l’impression continue qu’une rivière coule en eux et notamment les prisonniers à longues peines / Celui qui entrouvre son grand manteau de renne blanc pour offrir un refuge momentané à la poétesse anorexique / Celle qui nourrit son éléphant de peluche comme elle l’a vu faire des moines déposant leurs offrandes devant les Bouddhas de bois ou de pierre / Ceux qui comparent la pureté de l’aube sur le Mékong et sur le Nil et n’en tirent aucune conclusion pour ne pas déprécier l’émotion ressentie par l’autre / Celui qui voudrait avoir barre sur tout / Celle qui n’est pas dupe des boniments du hâbleur / Ceux qui patinent sur la glace de leur trop beau langage / Celui que son amour de soi fige dans une sorte de componction de cuistre feignant l’enjouement / Celle qui regarde dormir celui qui le fait l’appeler Le Commandeur et qui est tout attendrissant avec son bedon et ses poils gris à la barbe d’en bas / Ceux qui jouent un peu tous les rôles « pour voir » / Celui que la prétendue stratégie des plus fortiches de ses collègues de l’Entreprise fait carrément se poiler, ah, ah / Celle que les Grands Débats de la chaîne dite culturelle n’a jamais empêchée d’écouter la Rivière / Ceux qui prêtent l’oreille au clair déluge qui sourd des prés, etc.
Image : Philip Seelen -
Antistress
Nous continuons la visite.
Voici la salle des immersions prénatales. Nous la réservons aux clients stressés, autant dire à tout le monde. Le temps y est ralenti et le bain commun dans le grand bassin consensuel a tôt fait de neutraliser les poussées hyperactives. Tout le monde y entre vêtu du même caleçon marial, ensuite de quoi chacun fait ce que bon lui semble. C’est alors que cela devient intéressant pour notre ami Fletcher que vous voyez là-haut dans la cabine de surveillance.
Fletcher est un ancien obsédé du travail que nous nous enorgueillissons d’avoir guéri avant de le pousser dans la recherche appliquée. C’est lui qui pointe désormais les sujets méritant le Certificat de Tranquillité, sans lequel personne ne sort d’ici.
Quand on étudiera l’histoire de la sublimation programmée, Fletcher pourra décrire le processus qui fait d’un drogué du sexe un élément recyclable. C’est ici le haut lieu de la détente généralisée. La montagne que vous apercevez par la grande baie est la Jungfrau. -
Amours et orgues
…Avec elle tout a toujours été au pluriel, ç’a été les petits amis, les grands chagrins, les castings à ne plus savoir lequel choisir, les défilés et les clips, et quand elle revenait chez nous c’était tellement cadeau que ça prenait un X, mais bon ça ne l’a pas empêchée de rencontrer le type le plus singulier qui soit, et maintenant qu’ils sont deux c'est comme s'ils n'étaient plus qu’un…
Image : Philip Seelen
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Panique à la Love Parade
Une lecture de La Divine Comédie (6)
Chant V. Cercle des luxurieux. Tourbillons des damnés emportés par les airs. Rencontre émouvante de Francesca da Rimini. Dante flageole derechef...
On arrive maintenant au lieu « où la lumière se tait », gardé par le redoutable Minos qui désigne, par le nombre de cercles qu’indique sa queue enroulée, à quel cercle de l’Enfer précisément est affecté le damné qui se pointe.
Dans la foulée, ce sont les luxurieux que Dante va rencontrer en foules virevoltant dans les airs comme de folles bandes d’étourneaux. L’image est d’ailleurs précise et d’une saisissante plasticité quand on suit le déploiement du texte original, plus proche de Lautréamont que du dolce stil nuovo, non sans se rappeler le sort récent de la foule multitudinaire de la Love Parade allemande se précipitant dans un tunnel pour s’y piétiner... De la même façon, les damnés sont emportés, littéralement malaxés par les zéphyrs du Désir, et souffrant physiquement à proportion inverse des jouissances qu’ils ont connues sur terre – ce qui ne laisse évidemment de plonger Dante dans la perplexité navrée, et le peinera plus profondément un peu plus tard.
Dans l’immédiat, il identifie quelques célébrités historiques connues pour leurs débordements sensuels ou leurs amours entachées de violence, telles Sémiramis et Cléopâtre, mais également Hélène et Achille, Pâris et Tristan, « et plus de mille ombres » tournoyantes. Mais la rencontre d’un couple moins tourmenté, auquel Dante demande à Virgile de pouvoir parler, va marquer l’un des épisodes les plus fameux et les plus émouvants de la Commedia, avec Francesca da Rimini, que le poète connue de son vivant, et du beau Paolo Malatesta, couple adorable que Gianciotto Malatesta, époux épais de Francesca et frère de Paolo, a trucidés. Or, Dante a beau se consoler à l’idée que l’affreux fratricide se tord désormais dans les flammes de la Caina, neuvième et dernier cercle de l’Enfer où sont précipités les traîtres et les meurtriers de même sang : le sort si cruel de Francesca et de Paolo ne laisse d’attrister et d’intriguer notre chantre de l’amour courtois.
Pour mieux démêler la question de la paradoxale damnation des amants, qui ne tient évidemment pas qu’à leur état d’adultères, notre bon François Mégroz (dans L’Enfer, p.50) rappelle alors les concepts liés sous l’appellation d’Amour, combinant amour humain et divin, noblesse et perfection. Plus troublant, et René Girard l’a souligné dans Mensonge romantique et vérité romanesque, citant précisément cet épisode comme une scène primitive du mimétisme amoureux: c’est en lisant ensemble un texte évoquant l’amour de Lancelot pour la reine Guenièvre, que Francesca et Paolo ont « craqué », comme on dit…
Bien compliqué tout ça, voire tordu ? C’est évidemment ce qu’on peut se dire en jugeant ce récit avec nos critères contemporains, mais là encore François Mégroz nous conseille de suspendre notre jugement en replaçant celui de Dante (ou de la justice divine imaginée par Dante) dans le contexte, non tant de la morale médiévale que d’une métaphysique de l’amour dont nous n’avons plus la moindre idée de nos jours. Bien entendu, le lecteur émancipé de 2010 se récriera: enfin quoi, ce Dante ne fait que relancer la malédiction de la chair et du plaisir en disciple de Paul et de toute la smala des rabat-joie. Quel bonnet de nuit ! Mais La Divine Comédie, une fois encore, ne se borne absolument pas à un traité de surveillance et de punition. À cet égard, une relecture de L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont serait aussi opportune. Passons pour le moment...
Et constatons, du même coup, que Dante n’a pas supporté cette épreuve non plus, puisque le revoici tombé raide évanoui. Décidément…
Rappel bibliographique.
Dante. La Divine comédie. Traduite et présentée par Jacqueline Risset. Garnier/Flammarion, en trois vol. de poche, sous coffret.
François Mégroz. L’Enfer. L’Age d’Homme.
René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset.
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Dans le bleu
…Pour ma part je reste fidèle au bleu, et quand je dis bleu je pense évidemment bleu ciel et pas bleu comme une orange, vraiment le bleu qui te lave le regard comme il lave un maillot de foot avant de rendre son lissu bleuté, bref le beau bleu de l’âme sportive et roborative, le bleu de l’encre de bas-bleu ou d’enfant étrennant son premier cahier d’écriture à la ronde, même si ça se fait plus, enfin quoi ce qu’on peut dire le grand bleu genre Zidane à l’époque de Platini…
Image : Philip Seelen -
La femme-canon
…Ce qu’il y a de plus révélateur chez elle c’est le feuillage, le feuillage de la femme debout, la ramure de la rameuse tôt matin sur l’Amazone de l’Avenue du Travail, tout le solide que dissimule la carapace de douceur et de délicatesse, l’implacable décision de la femme qui te dit que tu sors d’elle et qu’on n’en sort pas comme ça sans aller jusqu’au bout, quitte à tirer des coups ou à les boire le soir…
Image : Philip Seelen -
Ceux qui renaissent ce matin
Celui qui lit ceci dans un livre de gai conseil : « Soleil nouveau chaque jour, bleu, gris, froid, chaud, pluie, vent c’est pareil, mais derrière, à chaque instant, la lumière fait signe » / Celle qui retrouve son volume bleu passé de Mon Premier Livre dans la poussière du grenier qu’elle a entrepris de ranger avant de partir pour toujours - le Docteur a dit vers Pâques donc ça fait encore quelques semaines de bon / Ceux que le doute a longtemps rongés et qui lui ont finalement préféré l’attention joyeuse à cela simplement qui est / Celui qui a enfin le temps ou plus exactement qui vit enfin le Temps / Celle qui salue les giroflées de ce premier matin du monde / Ceux qui écoutent leurs corps sans bien sa rappeler s’ils sont locataires ou proprios / Celui dont le coeur satisfait à peu près le cardiologue qui relève sa belle échogénie non sans lui montrer une pointe noire (là) qu’il appelle son épée de Damoclès avec un clin d’œil de lettré / Celle qui rhabille son corps de sœur tourière devant le jeune toubib à mains doigtées / Ceux qui considèrent leur corps comme un Temple dans lequel ils entrent pieds nus et parlant bas / Celui qui s’est exclamé un jour dans la fameuse Crypte des capucins qu’au jour du Jugement ces crânes en quête de leurs os persos mèneraient un sacré bougre de bal / Celle que cette question de la résurrection des corps n’inquiète pas plus que la renaissance printanière du liseron ou le premier jour d’école des colées enfantines / Ceux qui veulent absolument te faire dire si tu crois ou ne crois pas en ces fariboles afin de te classer une fois pour toutes nom de Dieu / Celui qui résurrectionne tous les matins en constatant qu’il bande (ou pas) et que sa femme (ou son mec, ou lui s’il est seul) va lui faire un café aussi noir que leurs âmes sont pures (ou pas) / Celle qui nettoie ses pinceaux de restauratrice de peinture ancienne que les maladies sexuellement transmissibles de ses amants ont moins inquiétée que la Maladie du Temps fatale à certains pigments / Ceux qui sont restés interdits devant les monceaux de jouets et de prothèses et de cheveux et de dents à Auschwitz et qui en ont conclu qu’ils vivraient avec ça en eux désormais et jusqu’à la fin des temps, etc.
Image : Philip Seelen
(Cette liste a été jetée dans les marges des Voyageurs du temps de Philippe Sollers)
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Ceux qui prennent le temps
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Ceux qui égrènent leur rosaire
Celui qui scande ses envolées verbales d’un pied de batteur de jazz que ne remarquent que ceux qui sont un peu attentifs sur cette terrasse ensoleillée d’Ibiza / Celle qui sait que par ailleurs Thomas Bernhard se considère comme un artiste de l’exagération à partir de laquelle il lui est loisible de parler tranquillement de la pureté de l’azur / Ceux que fascinent les imprécateurs dont le noir est une mise en valeur des couleurs ensuite distribuées comme l’est la robe de Berthe Morisot dans la toile fameuse de Manet / Celui qui reproche à Céline de se la péter en reconnaissant que nul ne se la pète mieux / Celle qui tombe dans le piège de vouloir élever sa pensée. / Ceux qui prient en groupe dans les porte-avions / Celui qui accorde trois minutes à Dieu le matin avant de monter dans son Opel Rekord portant un autocollant qui proclame que Jésus est son copilote / Celle qui prétend avoir vu le Diable sous la forme d’un jeune homme aux yeux verts bodybuildé très sexy en string rouge et assis à la fenêtre au risque d’être aperçu des monitrices du pensionnat d’à côté qui lui ont fait une réputation d’allumeuse de coursiers noirs / Ceux qui prient en nageant sur le dos / Celui qui parle à l’Invisible par procuration / Celle qui reste fidèle à l’idée que son corps est un Temple du Saint-Esprit et que donc il faut l’entourer d’un voile de pudeur même en le promenant bien nu dans son univers intime / Ceux qui ne supportent pas la liberté des gens comme les Miauton qui ne prient pas au moment où avec le reste des paroissiens randonneurs en général sur un sommet où Dieu sent l’orchis vanillé / Celui qui ne dira jamais un mot de travers à l’égard de la prosternation multitudinaire de ceux qu’il appelle mahométans d’un air pincé / Celle qui prétend que même Voltaire priait à sa façon à ses heures / Ceux qui refusent de prier dans le vide alors qu’ils savent très bien que le ciel bourdonne d’ondes parfois favorables et parfois non et que c’est justement sur cette incertitude qu’il faudrait travailler au niveau du contact avec l’aléatoire quantique (c’est comme ça qu’ils s’expriment) / Celui qui prétend qu’une bonne psychanalyse te fera passer ce délire compulsif / Celle qui dit quand je prie je prie et peut me chaut qu’on s’interroge sur l’existence d’un Dieu qui m’inspire de si jolies oraisons / Ceux qui prétendent que Les Illuminations du jeune poète ardennais Rimbaud ont une parenté avec la parole « en langue » de certains prophètes / Celui qui ce matin constate qu’il n’est pas assez libre et léger dans sa tête pour ne pas se planter à l’aquarelle et qu’il va par conséquent peiner un peu à la gouache à repentirs / Celle qui récure ses sols dominicaux avec la même modestie qu’en demandait la religieuse espagnole Teresa Sanchez de Cepeda y Ahumara, dite d’Avila, à ses novices aux cervelles encombrées par des rêves de Loft et autres Star’Ac de l’époque / Ceux qui tournent sur place comme les derviches dont les toupies vrombissent aux lisières des déserts bleus, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux qui hantent la ville sans fin
Celui qu'on a retrouvé vitrifié dans la rame du métro aérien enseveli en 2033 lors du Grand Séisme et qui avait encore au doigt le saphir du Secret / Celle qui erre sur les boulevards orbitaux avec son caddie et son hamster Nevermore / Ceux qui s’abritent des pluies de records sous les arches de bois silicifié / Celui qui planifie les extensions de la mégalopole de Pucalpa du côté de l’Amazonie chamanique / Celle qui prend de la vitesse dans le grand cyclotron antipersonnel / Ceux qui modélisent les décors topo-dépliables dans lesquels se jouera le prochain Loft spirituel / Celle qui explore les zones envahies par la jungle des anciens bars à café / Ceux qui ne s’attardent pas dans les canyons où se déchaînent les tempêtes de rage / Celui qui fait de l’aquaplaning sur les pages du Livre d’Heures Lustrales / Celle qui se branche sur l’accélérateur à fantasmes en choisissant l’option Miettes de Chocolat / Ceux qui font du nano kayak dans les artères des batteurs de jazz / Celui qui a fait trois fois le tour de la ville-monde et va pour s’établir un peu à l’écart / Celle qui affirme que l’exploration des hôtels engloutis des Maldives ne réserve plus guère de surprises depuis que tous les minibars ont été razziés / Ceux qui étudient les vestiges de l’Ère pulsionnelle éradiquée par la dynastie des Empereurs évangélistes Pat Pei-ting / Celui qui ne trouve plus les mentions séparées de Paris ni de Londres sur les cartes des territoires de la ville-monde soumise à la cruelle princesse Clito-Jin-Mei / Celle qui estime commode l’unification mondiale des mégastores où tu n’as plus à te soucier de choisir entre deux sortes de pain ou d’eau de toilette au prix unifié même dans les pays pauvres / Ceux qui estiment que l’Avenir étant devenu le Présent la question du recyclage des voyantes se pose de façon significative surtout au Brésil et en Roumanie, etcImage: Philip Seelen. -
Staël le pur
À voir à la Fondation Gianadda: la plus belle exposition de l'été. Rétrospective 1945-1955.
Nicolas de Staël, aujourd’hui reconnu comme l’un des plus grands peintres du XXe siècle, mit fin à ses jours le 16 mars 1956 en se jetant du haut de la terrasse du fort désaffecté de la pointe du cap d’Antibes qu’il venait d’investir pour y brosser une toile de très grand format inspirée par un concert auquel il venait d'assister à Paris. Il avait 42 ans et se trouvait dans la pleine maturité de son art. L’année précédente avait été marquée, de fait, par une véritable explosion créatrice (plus de 300 toiles en six mois), mais ses amis les plus proches ne virent rien venir. Comme dans son œuvre, alliant une extrême tension sous-jacente et l’apparence du plus grand calme et du plus harmonieux équilibre, le peintre fut probablement dépassé par son exigence de renouvellement constant, jusqu’à l’ultime rupture.
Celle-ci stupéfia d’autant plus que Nicolas de Staël n’avait rien, au moment de sa mort, de l’artiste maudit. Reconnu en France et en Amérique, entouré d’amis de grande qualité, heureusement remarié après la mort tragique de sa première femme, et père de plusieurs enfants dont le dernier venait de naître, Staël ne donnait en rien l’impression d’un génie brûlé à la Van Gogh, même si sa fulgurante dernière période rappelle à certains égards celle de Vincent. Or, sa décision finale obéit sans doute à une autre logique que celle du bonheur ordinaire et de la réussite, participant d’une ascèse radicale qui conduisit son art vers une concentration, mais également un allégement de plus en plus purs.
Cette croissante exigence se manifeste d’ailleurs tout au long d’un parcours extrêmement dense et vivant, toujours ouvert à la découverte et à l’amitié, en phase avec les tribulations et les avancées du siècle, et cela dès la prime enfance.
Il faut alors rappeler que Staël vient de la sainte Russie orthodoxe qui le relie fondamentalement à Byzance où se ramassera sa dernière contemplation métaphysique. Fils du général Vladimir de Staël von Holstein, vice-gouverneur de la forteresse Pierre-et-Paul de Pétersbourg où furent enfermés Dostoïevski et Bakounine, Nicolas est né le 23 décembre 1913 (5 janvier du calendrier orthodoxe) et vécut avec les siens dans la forteresse fameuse jusqu’en octobre 1917, avant l’exil en Pologne où le général mourut en 1921. Un an plus tard seulement, Lubov de Staël, succomba elle-même au cancer, laissant trois orphelins (Marina, Nicolas et Olga) qui furent pris en charge, par l’intermédiaire d’une tutrice fantasque, par la famille de l’ingénieur Emmanuel Fricero, d’origine russe mais établi en Belgique.
Formé aux humanités classique dans un climat chaleureux, le garçon ne tarda à manifester le plus vif intérêt pour la peinture, avant de se mettre à dessiner sans discontinuer et à dire même son désir de devenir peintre, à l’inquiétude certaine de son père adoptif. Dès 1933, cette vocation ne cessera de s’affermir, d’abord au cours d’un premier voyage initiatique en Hollande, où il découvre Vermeer et Rembrandt, puis dans les écoles d’art où il va trouver quelques bons maîtres, dont le moderniste Georges de Vlamynck.
Cela étant, l’apprentissage essentiel de Staël, par delà ces bases académiques, doit sans doute plus à ses lectures, ses innombrables voyages à travers l’Europe, son exploration de la tradition picturale et ses rencontres successives, souvent déterminantes, à commencer par celle de Jeannine Guillou, jeune artiste peintre de cinq ans son aînée, qu’il rencontre au Maroc en 1936 et dont il aura deux enfants et partagera la vie jusqu’en 1946, à sa mort prématurée. L’entrée sérieuse de Staël en peinture, dès 1942, est d’ailleurs largement soutenue par Jeanine Guillou, au fil de très rudes années. Ainsi en arrive-t-il à brûler de vieux meubles pour chauffer le logis décati dans lequel lui et les siens trouvent refuge à Paris, et de peindre sur la toile de draps de lit…
La peinture, au demeurant, devient LA préoccupation de plus en plus impérieuse et dévorante de toute une vie, marquée par quelques premiers soutiens (notamment de Jeanne Bucher, qui l’expose, et de Jean Bauret, qui va l’accompagner jusqu’au bout d’un « œil » plus que sûr), ses premières expositions et quelques signes avant-coureur de reconnaissance.
L’année 1946 va marquer un nouveau tournant, avec la mort de Jeannine Guillou, le remariage avec Françoise Chapouton, l’installation dans le grand atelier de la rue Gauguet (XIVe) et la rencontre de Jacques Dubourg, autre compagnon de route dont l’amitié et la soutien compteront énormément dans les dernières années d’épanouissement et de plénitude.
Parallèlement, les amitiés de Braque, du poète Pierre Lecuire et de René Char, éclaireront ces mêmes années qui verront pourtant croître la solitude radicale de l’artiste.
Ainsi que le montre Anne de Staël dans la biographie commentée incluse dans le catalogue de la présente exposition, celle-ci reflète on ne peut mieux l’itinéraire artistique et spirituel de Nicolas de Staël. Lui qui a beaucoup détruit de ses premières œuvres, jamais satisfait, ne sera jamais non plus là où le succès pourrait l’amener. Si sa situation financière s’améliore après sa percée américaine, l’acquisition du Castelet de Ménerbes, en 1953, ne signifie pas pour autant son installation dans la « maison de rêve ». Même constat pour sa vie de famille à la fois importante et impossible. Anne de Staël commente : « Le « temps » chez lui sonnait dans le mot « enfants », mais pour les voir grandir il était pris de court, cela n’entrait pas dans la course et l’immédiat des perceptions ».
Or cette immédiateté des perceptions explose, littéralement dans la fureur créatrice des quinze derniers mois, où naît encore un petit Gustave…
D’une merveille l’autre, la peinture exulte et s’allège, c’est la série des Agrigente et de paysages ou de natures mortes qui ne manifestent en rien un « retour à la figuration » régressif, mais une descente au cœur de la substance du réel.
« Staël, écrit encore sa fille, avait la faculté d’élever les événements à un degré de conscience tel qu’elle gagnait un « lieu » ouvert hors de toute ceinture logique, celui du sentiment de la justesse du ton de vie comme d’un ton de peinture ; celui du risque que prend la vie pour sa propre couleur. Le combat d’une palette ramassée contre l’incolore dispersé ».
Martigny Suisse, Fondation Pierre Gianadda. Rétrospective Nicolas de Staël 1945-1955. Jusqu’au 21 novembre 2010. Tous les jours, de 9h. à 19h. Infos : www.gianadda.ch
Catalogue de l’exposition recommandé, avec une introduction substantielle de Jean-Louis Prat, commissaire de l’exposition, et une bio commentée d’Anne de Staël et l’ensemble des Œuvres exposées. Fondation Pierre Gianadda, 287p.
Egalement recommandés :
Daniel Dobbels, Staël. Chez Hazan, 247p.
Anne de Staël, Staël. Du trait à la couleur. Imprimerie nationale, 339p.
Ces articles ont paru dans l'édition de 24 Heures du 27 juillet 2010.
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Ceux qui clabaudent
Celui qui tourne tout en dérision / Celle qui jacte à qui mieux mieux sans te lâcher au point que ça va mal finir vous verrez / Ceux qui ne parlent que pour ne rien dire / Celui qui se paie de mots / Celle qui saoule les vieillards du pavillon Mont Calme / Ceux qui la ramènent à tout propos en citant Wikipedia / Celui qui parle et coupe ceux qui le coupent en aboyant : c’est moi qui parle / Celle qui dit : selon mon analyse / Ceux qui parlent trop même en sa taisant parfois / Celui qui te reproche tes silences en lesquels il voit de la morgue et même du mépris alors qu’il te fait juste chier un max / Celle qui note ses bons mots à replacer dans la parlote de ces dames du Groupe Bonsaï de la paroisse des Oiseaux / Ceux qui parlent tous en même temps et de plus en plus fort dans la benne du téléphérique immobilisé au-dessus du précipice dit du Grand Silence / Celui qui préfère les oies aux conseillères de paroisse / Celle qui singe ses conjoints en extase à la réu des divorcées agnostiques / Ceux qui répandent des bruits sur Facebook qu’ils relancent par Twitter avant de se faire casser la gueule à la sortie de telle ou telle boîte, etc.
Image : Philip Seelen
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Ceux qui se reconnaissent
Celui qui n’ose pas aborder celle qu’il a repérée là-bas au fond du Buffet de la Gare / Celle qui regarde de loin celui qui n’a jamais osé faire le premier pas / Ceux qui se sont manqués par timidité ou par prescience de l’échec / Celui qui surprend le regard de son ennemi (croit-il) dans la foule attendant le train de nuit / Celle qui hésite à sourire à la femme voilée à laquelle elle a enseigné la langue de Voltaire et que son frère l’imam serre toujours de près / Ceux qui font la fête au Nouvel-An vietnamien où se retrouvent les plus ou moins damnés de la terre de la classe d’accueil de Lady L. / Celui qui draguait la Bosniaque dodue dont sa famille l’a séparé au motif de ses origines libériennes et de son état d’orphelin, cohabitant désormais avec une Lisboète trapue / Celle qui retrouve son soupirant raseur de quinze ans à la sortie de la Coopé où il s’est acheté un pack de bière pour tenir le coup (dit-il) après deux divorces et ses enfants qui ne le relancent que pour le tauper mais il faut ce qu’il faut (dit-il encore) et ça ne nous rajeunit guère / Ceux qui se retrouvent au club des motards aînés où ils se défoncent sur des simulateurs vidéo / Celui qui a tenté vainement de rassembler les anciens de sa classe de Latin/Grec de la fin des sixties dont la plupart sont remariés ailleurs ou se planquent sur répondeur ou sont carrément décédés / Celle qui fait la tournée de ses ex juste pour voir (dit-elle) / Ceux qui ont perdu toute curiosité envers autrui après deux ou trois déboires personnels dont ils s’estiment victimes ce qui se discute / Celui qui n’arrive pas à se lasser de sa compagne qui n’arrive pas non plus malgré certaines pulsions parfois liées à l’orage ou à leurs artères ou à Diable sait quoi / Celle qui se reconnaît dans le regard de celui qui l’aime / Ceux qui ses reconnaissent au son de leurs voix dans l’Espace détente de l’Asile des aveugles, etc
Image: Philip Seelen -
À l'américaine
Dialogue du lecteur et de son double, à propos de Méfiez-vous des enfants sages, premier roman de Cécile Coulon. Buzz de rentrée...
Moi l’autre : - Tu disais l’autre jour que la rentrée d’automne serait fortement américaine, avec les nouveaux romans de Bret Easton Ellis, Philip Roth et Thomas Pynchon, et voilà qu’une jeune Auvergnate en rajoute ! Méfiez-vous des enfants sages, nous suggère Cécile Coulon...
Moi l’un : - Oui, c’est assez bluffant. Ecrire un roman américain, quand on a vingt ans et qu’on fait ses études à Clermont-Ferrand, pourrait être la pire idée qui soit, mais la petite peste s’en tire plutôt bien…
Moi l’autre : - Ca ne te rappelle pas quelque chose ?
Moi l’un : - Bien entendu, et autant de récits américains «à l’américaine» que de romans français du même tonneau, remakes de Salinger ou de McCullers (cités ici comme référence en quatrième de couverture), mais Cécile Coulon a quelque chose de tout à fait personnel, et ça ça m’intéresse, comme nous avait intéressé Sacha Sperling avec Mes illusions donnent sur la coeur, au début de l’année, assez proche, lui, du Bret Easton Ellis de Moins que zéro avec ses ados paumés…
Moi l’autre : - C’est vrai que Cécile Coulon a ce qu’on peut dire « la papatte ».
Moi l’un : - Ca crève les yeux dès les premières pages, et plus encore que chez Sacha Sperling : elle a le sens des mots, le sens de la phrase-formule, le sens du récit, et ce qui est bien plus étonnant chez un auteur de cet âge : le sens du temps romanesque filtrant le temps vécu. Sa façon d’enchaîner le récit d’une jeune femme qui vit ses plus belles années à l’époque des hippies de San Francisco, et celle de sa fille Lua en voie d’émancipation à sa propre façon, épate réellement par la mise en perspective des diverses destinées évoquées et par la justesse du tableau d’ensemble, plus encore : par l’originalité des personnages et plus encore des points de vue sur lesdits personnages.
Moi l’autre : - Malgré tout, on se demande à quoi ça rime, pour une jeune Auvergnate, d’écrire un roman qui se passe en Amérique profonde…
Moi l’un : - Là, j’attends d’en savoir plus sur l’auteure. A-t-elle elle-même un passé américain ? Ca m’étonnerait. Et suffit-il d’être fasciné par la littérature et la musique américaines pour incarner une « nouvelle McCullers » ou un Salinger bis, comme le suggère le prière d’insérer ? C'est à voir. Tout ça me rappelle un peu trop les « à la manière de », ou les essais multiculturels d’un Alain Gerber, parfois remarquables au demeurant, passant du western poétique (Le lapin de lune) au roman aztèque (Le jade et l’obsidienne) entre autres variations balkaniques, pour ne pas me laisser un brin perplexe. Mais un nouveau talent n’en est pas moins là, réellement épatant.
Moi l’autre : - Donc on y reviendra.
Moi l’un : - Sûr qu’on y reviendra. Parce que des premiers romans de cette vivacité et de cette espèce d'autorité bravache sont plutôt rares, et que Cécile Coulon nous prépare peut-être d’autres surprises ? En tout cas elle part à fond de train et se trouve, avec ce premier roman publié par Viviane Hamy, en de bonnes mains…
Cécile Coulon. Méfiez-vous des enfants sages. Viviane Hamy, 110p. En librairie le 20 août. -
L'ange du cabanon
«J’étais là dans le hurlement du monde»
(Don DeLillo)
Je ne sais pas comment raconter cette histoire.
Et d’abord, je ne sais pas si j’en ai le droit. Je ne sais pas si j’en sais assez. Je ne sais pas si ça parlera vraiment de ce que je sais, ou plutôt de ce que je voudrais dire à propos de ça, ou si même ce ne sera pas simplement qu’une histoire ?
Ce que je sais c’est qu’elle m’obsède, cette histoire de l’ange du cabanon, depuis plusieurs décennies déjà; que maintes fois je l’ai ruminée en passant dans le quartier où vit toujours ma mère, et que chaque fois que je me retrouve là, un peu après le virage de la route d’en haut, à l’emplacement de la nouvelle urbanisation qui a nivelé la moitié du coteau de l’ancien castel du réalisateur italien, je pense au poulailler désaffecté et je le vois, lui, l’ange à la nuque brisée, je le vois accroupi, efflanqué, les yeux perdus, ignoré des siens qui continuent de vivre juste en dessous, derrière la haie de charmille, dans la petite maison au mainate, je le vois ne faire qu’être là dans la cahute abandonnée et j’aimerais aller vers lui, mais quelque chose me retient.
Or, à quoi rime le début de cette histoire ? Je n’en sais trop rien. Je ne vois, au début, que quelques images sans lien apparent entre elles. Je vois une photo de James Dean dans A l’est d’Eden, au mur de ma chambre d’adolescent, de la fenêtre de laquelle j’observe parfois le manège de celui que mon frère aîné appelle le crétin depuis qu’il l’a vu bercer, un après-midi durant, un petit bouvreuil déniché par les garçons du quartier. Je le vois assis sur un mur à se balancer d’avant en arrière pendant des heures. Je revois ce poulailler où je suis allé m’accroupir moi aussi, bien avant lui. Je revois les cheveux lisses de mon frère et mes boucles d’enfant. Il y a dans la nature les doux et les durs, les lisses et les tendres, les fils de Caïn et ceux d’Abel, mais lequel est lequel ?
La seule chose que je sais, c’est que c’est une histoire de frères et de mort.
Je sais aussi que ce premier enfant n’a jamais été accepté par sa mère: c’est de notoriété établie aux Oiseaux, cela fait pour ainsi dire partie de la chronique non écrite du quartier. On a dit que la très jeune mère eût aimé le faire passer, craignant de rester coincée avec l’homme qu’elle sentait déjà courir la femelle. On a dit aussi qu’elle était trop paresseuse pour se passer de l’homme mais qu’elle aurait préférer se prélasser sans avoir de mioche à torcher. On a dit ceci et cela, mais personne n’a été vérifier auprès des intéressés, qui affirmeront toujours, pour leur part, que ce qui bout dans la marmite du voisin ne regarde personne. Vous pouvez crever tout à côté: ce n’est pas notre affaire.
Ce qui est sûr en outre, c’est que ce premier enfant sera maladif à vie, jamais nourri au sein et jamais bercé, jamais peloté, le visage ingrat, les cheveux raides, les traits flous jusqu’à sept ans où l’ange me dira lui-même qu’il est mort une première fois (faut-il incriminer l’oncle au pistolet, ou est-ce à son frère qu’il faisait allusion ?) puis lui poussera ce masque de plus en plus dur d’apparence alors qu’il est resté dedans, sous sa carapace, un être que tout blesse à vif.
Le futur ange a cinq ans lorsque son frère Danilo se présente au monde, comme un enfant aussitôt parfait, et d’emblée il est interdit au vilain drôle de rôder autour du berceau. Dès le premier printemps, souvent on l’envoie dehors où il reste à ne rien faire. Moi qui aime jouer et n’ai pas beaucoup de partenaires sous la main je pourrais lui proposer une association mais déjà, là aussi, quelque chose me retient.
Un autre détail est important à l’origine de la pulsion qui m’entraîne à raconter cette histoire: peu après la mort de son fils aîné, la mère dit à la mienne par-dessus les mûriers:
- C’est la première fois qu’il m’a étonnée. Je ne croyais vraiment pas qu’il aurait le cran de se jeter de ce pont.
J’entends cette voix et ces mots à travers les années. C’est une voix plutôt douce mais fêlée, comme d’une cloche de malheur dont le battant serait une pierre. C’est la voix d’une femme entre deux âges dont le fils mal aimé s’est suicidé en pleine ville deux ans après la mort de son frère cadet tué sur la route avec son meilleur ami. C’est une voix et ce sont des mots que je n’arrive pas à oublier. Si Dieu existe, c’est une voix qui doit Lui faire mal, mais la femme en question pense quant à elle que si Dieu existe ce ne peut qu’être le Salaud absolu après ce qui est arrivé à son Danilo.
Dans ma transposition plus ou moins fidèle, ce sera l’histoire de huit frères (la soeur de Domino est en effet un garçon manqué à baskets) dont je suis le seul survivant. C’est à peu près quatre fois l’histoire de deux frères en rivalité devant leur mère ou devant Dieu ou devant eux-mêmes. Voilà pour le canevas dont je n’ai pas la moindre idée, à l’instant, de la manière dont je vais filer l’intrigue et l’étoffer si cela se peut.
C’est aussi l’histoire d’un quartier périphérique de telle ville de moyenne importance de Suisse française, dont les gens se connaissent fort bien au début puis s’éloignent les uns des autres et finissent par s’ignorer, après sept suicides dans un périmètre très restreint, sept suicides et l’arrestation d’un couple de pervers d’envergure dite internationale (dixunt les médias) puisque aussi bien leurs crimes ont été filmés et diffusés sur le réseau des réseaux, et que toutes les télévisions ont fait chier les gens du quartier pendant une semaine.
Cela commence du vivant de Joseph Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline, à une époque où la zone villa du quartier des Oiseaux fait figure de projet social subventionné, juste après la guerre - même s’il n’y pas eu de guerre en ces lieux.
A cette époque déjà, quoi qu’il en soit, l’on remarque (par exemple le facteur Gustalin, dit Verge d’or) qu’il y a des maisons bien ou mal habitées.
Ainsi, sur la deuxième rangée inférieure à partir de la route d’en haut, la maison bleue est immédiatement suspecte, et cela vaudra pour trois générations. A quoi cela tient-il ? Mystère. Mais le fait est que, dès sa première location, la maison bleue tombe en de mauvaises mains.
Il y a d’abord le premier règne d’un type à l’air sinistre avec ses lunettes fumées et son long macfarlane.
Je me le rappelle très bien: je dois avoir trois ans au plus, donc c’est un improbable cliché de mémoire, mais je m’en souviens par le truchement de ce qu’on raconte à l’enfant dans la cuisine ou à l’étendage. En fait, tout le monde, dans le quartier, parle volontiers (on flaire un peu le roman louche) de ce type qui va et vient en Citroën 15 CV (la voiture des gangsters au cinéma), et qu’on voit parfois débarquer de nuit avec des femmes à col de vison.
Le ton seul de ceux qui racontent laisse à entendre que ce n’est pas le genre du quartier. Toutes les femmes du quartier guettent ces femmes à col de vison, qui signifient évidemment l’aventure, mais aussi l’inconduite et des turpitudes qu’on ne flaire que par les journaux. Plus tard on découvrira, dans la cave de la maison bleue, des milliers des petites ampoules oblongues dont l’usage ne fait aucune doute. Rien de plus cependant pour cette période des toxicos.
Après quoi, tout de suite, ce seront les Dousse. Et que peut-on dire des Dousse ? On peut en dire que ce sont des catholiques au milieu des calvinistes et des gens terriblement engoncés. Mon père dit de lui: c’est un rond-de-cuir. D’elle ma mère affirme: elle est casanière, elle n’aère jamais, ces gens-là vivent dans le molleton. On ne les imagine ni à la plage ni sur un glacier, ni au marché ni au restaurant sauf pour les fêtes religieuses. Ils ne vont pas tant à l’église qu’à la messe. Ils attendaient un garçon qui n’est qu’une fille, mais qui chaussera des bottes et chassera les cancrelats en murmurant comme un vieux, sera même soupçonnée de manger des limaces. On dit qu’elle est retardée. Ils seront soulagés, trois ans plus tard, de voir lui succéder un magnifique enfant blond qu’ils appelleront Dominique, vite surnommé Domino.
L’aînée de Dominique était une sorte de raté ou de mesure pour rien. C’était l’expression du côté maladif de ce couple qui avait l’air vieux bien avant quarante ans. C’était ce qu’on appelle un enfant demeuré. La pauvre n’avait rien de féminin, sa mère l’attiffait de façon lamentable, on aurait dit qu’il lui fallait nier cette erreur de la nature comme on a nié l’ange futur a trois maisons de là.
A l’opposé, la période où a vécu Dominique est un intermède solaire, un âge d’or, une espèce de trêve accordée par la Vierge Marie aux Dousse.
Dans toutes les maisons du quartier, la vie se répartit entre frères et soeurs avec une espèce de joyeuse anarchie, tandis qu’une rigoureuse et fatale géométrie semble marquer le destin des deux aînés et des deux benjamins de chez les Furrer et de chez les Dousse.
Pour en revenir à la maison bleue, ce qui marquera la période Dousse et jusqu’à celle qui suivra, où débarqueront les sadiques de Rotterdam, ce sont les volets fermés.
Les volets de la maison des Dousse, dite précédemment la maison des morphinomanes, se sont fermés le lendemain de l’accident de voiture qui a coûté, comme à James Dean, la vie à Domino et à son fère de sang Danilo (ils ont échangé leur sang au bord de la rivière aux écrevisses).
Danilo venait d’obtenir son permis de conduire et son père lui a prêté la Simca Aronde au bord de laquelle il emmenait ses conquêtes dans les chemins creux de l’arrière-pays. Danilo et Domino avaient l’air de deux demi-dieux blonds à bord du petit bolide décapoté lancé en course de côte le long d’une route vertigineuse du Haut-Pays, ils ont frisé le 125 sur certains replats, puis ils ont abordé le fameux virage du Grenadier à une vitessse excessive, le véhicule a percuté le mur de pierre et a pris feu, mais les gosses ont été éjectés dans un pierrier où ils se sont fracassés ensemble, deux cents mètres plus bas, sur des vires fouettées par l’air glacial de l’Eau noire.
Le hasard a voulu que, ce soir-là, je passe dans le quartier, où j’ai tout de suite deviné qu’un drame s’était produit. Sur les fils de fer de l’étendage, comme cela ne se fait pas un dimanche, avaient été suspendus les vêtements de Dominique et son fringant foulard à la Ricky Nelson.
Dès ce funeste jour, sûrement, l’ange entrait en malédiction définitive et le garçon manqué fut confié aux religieuses pendant que la mère s’enfonçait définitivement dans la pénombre surchauffée de la maison bleue, en attendant (une quinzaine d’années) que son époux succombe à une angine de poitrine et que se succèdent trois présidents américains.
Le temps se déroule de multiples façons selon les personnes: c’est cela aussi qui m’intéresse dans cette histoire.
Je suis au regret, Madame la contrôleuse de la propreté des ongles enfantins, de vous avouer que je continue de vivre la plupart du temps dans la position de l’ange du cabanon et non du tout à l’unisson de la confrérie du Monsieur Responsable. Vous n’en voyez peut-être rien mais c’est ainsi. Vous vous figurez que je suis rentré dans le rang, comme l’attestent certaines apparences (dehors typiques de l’Occidental monogame rasé-lavé-branlé-qui-gagne-bien-sa-vie), et pourtant il n’en est rien en ce qui concerne ma formule secrète (Time is Honey) d’abeille solitaire aux ailes m’appariant naturellement à l’ange décédé en état de virginité.
Je me suis dit parfois que je devais être le préféré de Yahweh, moi le dolce poeta, tandis que mon frère le dénicheur d’oiseaux, le voleur de cerises et le bâtisseur d’autoroutes faisait le Caïn symbolique parfait dont le rire me tuait avant que l’opprobre du Père suprême ne se retourne contre lui (son malheur et son cancer) mais peut-être en va-t-il tout autrement ?
De leur vivant, les fils préférés ensoleillaient le quartier. A dix-sept ans ces garçons magnifiques suscitaient naturellement la même préférence que la même beauté et le même bon coeur d’Abel valurent à celui-ci de la part de Monsieur Dieu.
Inversement, avec ses airs fuyants, sa maladresse native, sa jalousie et sa maigreur, l’ange futur était apparemment marqué du signe du réprouvé, mais comment ne pas penser, aussi, que les signes changent avec le temps ?
La page blanche virtuelle sur laquelle je compute ce laborieux rapport (Police 14, style Palatino) procède d’un autre temps encore qui remixemaxe tout ce qui pouvait être dit selon l’ordonnance d’un puzzle psychomental dont je ne sais s’il est antérieur (Platon, la Caverne, ces choses-là) ou s’il s’autogénère à l’instant ?
Je note seulement (il est sept heures du matin au treizième étage de la tour résidentielle du quartier des Oiseaux, la fenêtre plein sud de mon atelier signale un temps varié à couvert, avec des reflets mauves dans la couverture de cumulostratus traînant sur le Scex d’Yvoire, mon ami le Gitan et sa petite tribu rentrent demain soir de Roumanie) que j’ai été incapable, hier après-midi, dimanche, comme je m’attardais sur ce haut-lieu de ma mémoire, après avoir fait escale chez ma mère à laquelle nous avons apporté un cake financier pour goûter, de localiser exactement le poulailler et de le rattacher à aucune habitation de l’époque.
Je me rappelle un talus ensoleillé au flanc du petit coteau sommé par le castel rose du réalisateur italien. L’accès de la propriété était défendu par un grillage et une espèce de poterne pseudomédiévale en commandait l’entrée. Le poulailler évoquait une cabine de bateau montée sur pilotis et assujettie par des haubans à mi-hauteur de la pente dominant la route d’en haut. J’ai rêvé maintes fois de ce lieu où j’ai passé des heures à lire ou à fumer des cigarettes américaines avec quelque compère. J’y revois un fauteuil défoncé de cuir jaune et une bouteille de Chianti Antinori transformée en chandelier romantique, et déjà s’annonce l’apparition, dans le tableau, de Citizen Jr dont le père, petit brasseur d’affaires jurassien, va racheter le castel et le cinéma du quartier. Lui-même deviendra projectionniste et, un quart de siècle plus tard, propriétaire de salles et producteur à cigare de nabab guetté par la banqueroute, mais je me perds.
Je me retrouve en revanche, et avec une précision qui me fait supposer que c’est le Créateur d’univers himself qui se penche sur la scène avec sa loupe de scrutateur sans états d’âme, la première fois où, trois ans plus tard, dans le cabanon, et c’est exactement la fin de l’après-midi (moment symbolique de l’imminente disparition du soleil dont les lances obliques illuminent le fond chaulé de la cahute) de ce jour où celui que mon frère appelait le crétin, aux premiers rayons radieux de la matinée, s’est jeté du pont aux suicidés que la topographie locale signale à égale distance de la cathédrale et du laboratoire médico-légal - or je me trouve là par le plus pur hasard, poussé par je ne sais quelle force non identifiée, et voici que je distingue dans la lumière une autre lumière et que j’entends distinctement l’ange me dire que la vie, en somme, est tout aussi intéressante de son point de vue que du mien, qu’il me parle parce qu’il a senti que souvent j’avais été tenté de le rejoindre et qu’au fond j’étais de son bord, enfin qu’il aimerait que je l’adopte et que je l’écoute à chaque fois qu’il aura besoin de s’épancher.
J’avais moins de vingt ans et des poussières lorsque le frère de Danilo s’est délivré de son poids, mon frère travaillait déjà sur les autoroutes, et le coeur de la mère du suicidé allait enfin pouvoir ressentir la blessure du remords.
L’ange m’a raconté comment sa mère lui interdisait d’approcher de la maison lorsque la bicyclette de Gustalin, dit Verge d’or, se trouvait appuyé au portail. L’ange m’a dit qu’il les avait néanmoins surpris une ou deux fois, et que c’est à cette occasion qu’il a vu les poils de sa mère et cette chose effrayante.
- Le sexe m’a toujours épouvanté, me dit plusieurs fois l’ange du cabanon, et les mots sont tout faux: ce n’est pas une verge d’or qui se dressait dans la broussaille de Gustalin mais un épieu ensanglanté, en tout cas moi cela me paraissait bien affreux.
Et de fait le crétin passa du sommeil enfantin aux immersions de la coke puis de l’héroïne sans que sa chair ne caresse ou ne pénètre jamais une autre chair.
A présent, à travers les années, me reviennent les visites de l’ange et s’accroît à chaque fois mon tendre sentiment envers le môme gisant les bras en croix au bord de la rue, ce matin-là.
Crucifié par la pesanteur. Fustigé et lacéré par le malamour. Certains regards vous lapident et certains mots vous achèvent.
- Elle m’appelait son triste sire ou le ténia, elle jetait tous mes cadeaux et jamais elle ne m’a serré contre elle, mais je crois qu’elle le regrette aujourd’hui.
L’ange croit en effet les êtres meilleurs qu’ils ne sont. Il a toujours cru que la méchanceté cachait une bonté blessée et que nul ne se plaît à la cruauté gratuite. Il lui fallait absoudre sa mère et je l’y aidais comme je le pouvais, le laissant surtout parler.
Il survenait le plus souvent à l’improviste, et parfois en endossant mon rôle de protecteur, durant certaines années-impasses ou dans les failles de la mélancolie.
- Je suis là, me disait-il de sa voix tendre.
C’était telle année de jeunesse au Vieux Quartier et ma vie me semblait un gâchis sans rémission.
- Plutôt que ce tube de véronal, prends ce livre de poche et lis Le rêve de l’escalier.
Et de fait ce conte de rien du tout, cette anné-là, m’avait aidé à passer le cap de la nuit.
Ou c’était place Paul Verlaine à Paris, une autre année, et j’étais en train de lire Les palmiers sauvages quand je l’avais senti à côté de moi à la douceur de son nimbe.
- J’ai passé la matinée en invisible passager d’une conductrice d’Aronde, sur les boulevards périphériques, à me rappeler combien j’ai regretté de ne pas savoir donner à mon frère ce que je reprochai à ma mère de ne pas me donner.
Et j’allais lui parler de mon propre frère, mais déjà l’esprit fantasque s’était évaporé dans la lumière diaprée d’après la pluie. Ou peut-être ne faisait-il que se taire pour m’écouter mieux ?
J’enviais un peu le don d’ubiquité de mon ange, qui me surprit dans les jardins parfumés de Séville ou dans les bouffées de vapeur des bains publics de Budapest, sur le campo de Sienne ou dans les forêts de l’arrière-pays, en mon habitacle de verre de l’ancienne rédaction ou certaines fois après l’amour, dans la pénombre de telle église ou sur telle arête de neige battue par le vent, mais aussi je le sentais de plus en plus présent partout sans même qu’il se manifeste, je le savais Abel désormais et d’autres signes changeaient en moi et autour de moi, mon frère ne me dit pas un mot avant de mourir mais je crois que son coeur saignait, moi aussi je veux croire les êtres meilleurs qu’ils ne paraissent, je crois que cette croyance nous rend meilleurs nous-mêmes et qu’Abel est un voeu silencieux plus qu’un nom.
Sur les Champs-Elysées, un après-midi d’une autre année, je rencontrai Citizen Jr entouré de deux poules de chez Madame Claude, et bientôt nous fûmes tous quatre chez Maxim’s où mon compère d’enfance en costume griffé Dior de ponte du cinéma se mit à m’évoquer, devant les deux belles amusées, ses souvenirs chers du quartier des Oiseaux.
Citizen Jr se rappelait le cabanon en souriant comme un enfant à quadruple menton. Il préparait une superproduction tropicale au générique étourdissant, mais je le sentais plus ému par le sort de l’ange et de son frère - et tout à coup les dames d’escorte sentirent la présence irradiante du saint volatile: mon récit les avait elles aussi touchées en dépit de leurs airs blasés; au fond d’elles la partie tendre de la vraie fille de joie ne pouvait que refléter la pure lumière de l’innocence.
Citizen Jr le bâtisseur de chimères, Monsieur V. pour ces dames et le plus ardent collectionneur de vignettes de stars américaines au tournant des dix glorieuses qui allaient entraîner aussi la baraka et la chute de mon propre frère - notre ponte potelé des salles obscures a fondu en quelques mois comme mon frère et tous deux pour devenir plus émaciés que mon ange maigrelet, deux rescapés d’Auschwitz et pas du tout rescapés à vrai dire, mais envoyés au Crabe dépeceur de petits d’homme retombés en enfance.
Notre enfance est toute là, dans ce cabanon conchié de souillures de poules et ne puant même plus que dans nos mémoires en lambeaux.
C’est pourtant ici que tout revit, par les mots que me dicte le petit garçon mal aimé.
Or, tous les frères se relèvent dans l’ombre ocellée de lumière des jardins, c’est la fin de la sieste mais c’est encore l’été, on en a plus qu’assez d’être mort, on nous attend sur le grand pré, le soleil s’est arrêté là-haut au-dessus du stade, de l’autre côté de la ville - il n’y a plus de temps les enfants: la mort n’existe pas.Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs, paru en 2001.
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Ceux qui récriminent
Celui qui se croit au-dessus de tout / Celle qui se morfond d’ennui morose / Ceux qui incriminent l’époque de pères en fils / Celui qui s’en prend au Système / Celle qui s’est toujours estimée lésée même d’avant sa naissance / Ceux qui font payer leur sort de victimes à leurs voisins de palier et même à tout l’immeuble / Celui qu’insupporte toute forme d’enthousiasme désintéressé / Celle que la joie naturelle de sa sœur remplit de méchanceté non moins naturelle / Ceux qui redoutent tout partage impliquant la moindre reconnaissance / Celui qui fuit ceux qui le freinent / Celle qui cultive les orties de son ressentiment / Ceux qui se moquent de ceux qu’ils appellent les créatifs non sans penser : les improductifs / Celui que son bon naturel porte naturellement à célébrer la nature bonne / Celle qui fait pèlerinage en Vivarais pour se faire remonter la pendule par Frère Lapin le souverainiste aux pieds nus dans ses mules / Ceux que l’envie tenaille au point que ça leur fouailles les entrailles / Celui qui se rit des récriminations de ses frères mulots qu’il domine par la seul fait de la Sélection surnaturelle / Celle qui cherche noise à la plumeuse d’oies toujours avenante / Ceux qui se content de peu et trouvent que c’est déjà beaucoup, etc.
Image : Philip Seelen -
Question d'éducation
… Et là encore, Marie-Paule, c’est le désaccord total entre nous sur l’éducation de ta fille : tu lui fais croire que ce sont des peluches, comme tu voudrais le croire toi-même, mais tu vois bien qu’on ne traiterait jamais des peluches comme ça - tu crois que les Ligues de Protection du Jouet permettraient ça ? Et te rends-tu compte de la confusion que tu entretiens dans l’esprit de ton enfant ? Non mais tu vois qu’elle se mette demain à bouffer ses peluches - tu t'imagines l'hygiène ?
Image :Philip Seelen
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Rentrée à la paresseuse
Dialogue du lecteur et de son double à propos d’Une forme de vie d’Amélie Nothomb.
Moi l’autre : - Et c’est reparti pour la rentrée…
Moi l’un : - C’est en effet reparti, et avec Amélie Nothomb, ponctuelle comme l’abricot de fin juin.
Moi l’autre : - Croquant, son dix-neuvième titre ?
Moi l’un : - Al dente, quoique pas loin du jabotage. Amélie joue son propre personnage en fana de l’épistole. On sait qu’elle entretient une correspondance surabondante…
Moi l’autre : - Tu te rappelles la dernière fois que nous lui avons serré la pince chez Albin Michel : elle débarquait dans son bureau avec une pile de lettres plus haute qu’elle.
Moi l’un : - Tout juste Auguste : c’est son lot quotidien, auquel elle répond brièvement à raison de douze par jour...
Moi l’un : - Et donc, Une forme de vie parle de correspondance…
Moi l’autre : - … Avec un de ses lecteurs fervents, qui lui écrit de Bagdad. C’est le 2e classe Melvin Mapple, en Irak depuis six ans, qui souffre comme un chien et bouffe pour oublier qu’il en bave.
Moi l’un : - Je ne t’ai pas senti passionné…
Moi l’autre : - Disons que ce n’est pas du meilleur Nothomb, au niveau par exemple des Catilinaires. Mais c’est quand même intéressant, comme toujours. D’abord parce que le correspondant en question bluffe complètement la romancière, en lui écrivant des lettres dictées par une absolue nécessité, en tout cas à ce qu’il semble. Et ensuite par les rebondissements. La façon par exemple, de suggérer à Melvin, qui va sur ses deux cents kilos, de s’assumer en tant que « sculpteur » de son corps, et de se vendre à une galerie de Body Art, vaut son pesant de grinçante malice. Et puis l’art de la digression de Nothomb, et sa patte, sa vivacité, son humour font toujours mouche.
Moi l’autre : - J’aime bien aussi ses notations sur l’art épistolaire, Sévigné qui écrit « Pardonnez-moi, je n’ai pas le temps de faire court », ou sur Truman Capote, ou encore sur les relations entre écrivains et lecteurs, et puis c’est une espèce d’autoportrait en mouvement assez vif.
Moi l’un : - On y découvre, notamment, que notre graphomane en est à son 65e manuscrit, et qu’elle ne manque pas une occasion d’exercer son droit de vote belge.
Moi l’autre : - Et puis ça rebondit. Et le personnage de Melvin Mapple s’étoffe. Et l’on voit que l’apparente transparence de la correspondance peut s’ouvrir à des jeux de miroirs vertigineux.
Moi l’un : - Or c’est là, aussi, que la romancière nous laisse une fois de plus sur notre faim, mais c’est aussi sa signature. Elle a des idées souvent formidables, qu’elle ne développe pas. Pourtant ce n’est pas vraiment qu’elle reste en surface. Non : c’est autre chose : c’est sa mesure.
Moi l’autre : - C’est cela même : c’est vif, fin, ça a l’air jeté mais ça ne l’est pas, c’est plein d’aperçus inattendus et parfois pénétrants…
Moi l’un : - Ici un peu moins qu’ailleurs, mais ça ne mange pas de pain, comme on dit. Et les gens vont rentrer de vacances complètement crevés, fin août ils se « feront » donc un p’tit Nothomb genre limonade acidulée, fraîcheur de limoncello - on se réjouit pour eux, si ça se trouve...
Amélie Nothomb. Une forme de vie. Albin Michel, 168p -
Ceux qui restent partants
Celui que rien n’a blasé / Celle que toute déception fortifie / Ceux qui sont trop poreux pour moisir / Celui qui parie pour le meilleur des gens / Celle qui coupe court à toute jérémiade / Ceux qui ont découvert l’origine de la guerre en jouant de la pétanque et qui n’en ont pas moins continué de jouer paisiblement / Celui qui sait qu’un éclair suffit à distinguer ce qui est de ce qui n’est pas / Celle qui plaint ceux qui se plaignent de ce qu’elle ne se plaigne pas avec eux / Ceux qui trouvent en chaque aube l’image du neuf / Celui qui reste connecté en dépit du vertige glacé que lui inspire le virtuel / Celle qui se signale dans son réseau par un pseudo de célébrité vintage / Ceux qui ont donné un petit nom (secret) à leur webcam / Celui qui fait de tout une expérience à bien prendre / Celle qui règle ses comptes sur les murs de Facebook / Ceux qui n’ont plus rien à craindre qu’eux-mêmes / Celui qui se sent surveillé / Celle qui laisse partout des messages sans réponses / Ceux qui résistant à l’indiscrétion générale / Celui qui s’exprime sans attendre de retour / Celle qui se répand en confidences énervées / Ceux qui se raccrochent les uns aux autres / Celui qui suit sa ligne déconnectée / Celle qui ajoute à la beauté sans s’en douter / Ceux qui participent au chant du monde, etc.
Image : Philip Seelen -
L'homme de la pire des nuits
A propos de L'école d'impiété d'Aleksandar Tisma
L’homme peut-il se considérer lui-même d’égale façon avant et après Auschwitz, avant et après Hiroshima, avant et après les révélations faites sur le Goulag ?
Ces trois moments de l’ignominie contemporaine ne sont-ils que des péripéties de l’Histoire, ni plus ni moins affreuses que d’autres calamités du passé, ou faut-il y voir la manifestation d’une mutation de l’Espèce ?
Comment croire encore à la “justice divine” en un temps où le “peuple de Dieu” a fait l’objet du plus grand génocide scientifiquement planifié et accompli avec quelle haute compétence technique, réellement sans équivalent ? Comment envisager la finalité d’une créature devenue capable de son propre anéantissement ? Enfin comment espérer discerner le Bien et le Mal dans un monde dont les valeurs réputées les plus nobles sont perverties par l’usage des mots qui les désignent ?
Ces questions sont posées, implicitement, par le non-agir de l’homme de la pire des nuits que met en scène Aleksandar Tisma dans L’Ecole d’impiété. L’homme de la pire des nuits, que Tisma désigne ainsi, dans la nouvelle éponyme, comme s’il s’agissait d’un nouveau type humain, est l’un des millions de déportés confronté, à la veille de son arrestation, qu'il sait absolument sûre et certaine, à l’alternative de la fuite ou de la résignation. Pourquoi, conscient de ce qui va leur arriver à l’aube, l’homme de la pire des nuits ne réveille-t-il pas sa femme et sa fille pour se sauver avec elles ? Est-ce parce que, justement, certaine réalité faisait encore partie, avant Auschwitz, de l’impensable ? Ou bien est-ce parce qu’il est impensable de se sauver seul ?
Aleksandar Tisma. L'Ecole d'impiété, L'Age d'Homme. -
Ceux qui ont de la peine
Celui qui nomme les choses / Celle que la laideur fait souffrir / Ceux qui ne se résignent jamais / Celui qui rayonne en dormant assis très droit dans le train de Saint-Gall / Celle qui sourit aux aveugles / Ceux qui n’écrivent plus de lettres / Celui qui propose à la fleuriste de lui montrer la mer / Celle qui ne supporte pas leur regard vainqueur / Ceux qui sanglotent sans savoir pourquoi / Celui qui se sent vieillir en toute sérénité / Celle qui accompagne ceux qui ont choisi d’en finir / Ceux qui font face / Celui qui rêve de présider l’Association du Trèfle à trois Feuilles / Celle qui intrigue à la buvette parlementaire du Palais Fédéral / Ceux qui militent pour l’instauration d’un Avocat de l’animal / Celui qui prétend lire dans les pensées de son compagnon de vie Rodolphe Clapier / Celle qui prétend que Dominique de Villepin est le nouveau Saint-John Perse / Ceux qui pensent que l’internet est une machination de Satan que prouve l’inscription www / Celui qui élit les Nobles Esprits digne de l’escorter sur la Voie / Celle qui prend un billet pour l’île d’Ischia dès après avoir lu Villa Amalia de Pascal Quignard / Ceux qui se réunissent chez Gontran de Sépibus pour causer chasse à la palombe / Celui qui disjoncte à la réu des Ressources humaines de la firme Fullfill / Ceux que leur incontinence rend plus indulgents / Celui qui déballe ses exploits sexuels au bar Le Bubble du Bowling de Bormes-les-Bains / Celle qui se remonte le moral en se bourrant de marshmallow qu’elle dit elle-même une immonde saloperie / Ceux qui disent au revoir à leur piano à chaque départ en villégiature, etc.
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Ceux qui se demandent à quoi bon ?
Celui qui se réveille accablé / Celle que la visite d’Angkor Vat émeut à proportion du désespoir de son grand-oncle Groslier lorsque les Khmères rouges ont brûlé dix ans d’archives de l’Ecole française d’Extrême-Orient / Ceux qui ont fini de reconstruire leur cabanon détruit le mois dernier par la tempête et dont personne n’a parlé / Celui qui fait son lit au carré dans le monastère de n’importe quelle confession / Celle qui coiffe son enfant dont elle sait maintenant qu’il ne survivra pas / Ceux qui lancent la nouvelle livraison du petit journal que presque personne ne lit / Celui qui dit la messe dans la chapelle effondrée pour deux trois paumés / Celle qui a choisi de ne plus se souiller la vue à la lecture des tabloïds / Ceux qui mettent un point d’honneur à vivre selon la devise du père Charles de Foucauld qu’ils ont mémorisé en leur âge de scouts candides : « Toujours en route, jamais arrivé, loin du doute et de la peur » / Celui qui se lève à cinq heures du mat pour en remontrer à sa belle-mère défaitiste / Celle qui a toujours pensé que c’était le poète qui console l’Humanité et qui sourit en constatant que le jeune Ducasse est du même avis / Ceux qui ouvrent une petite boutique où ils vendent quelques pensées pratiques et autres maximes de survie / Celui qui pense parfois que le lecteur est un malade que l’Auteur soigne et parfois le contraire avec la même sincère (et plausible) conviction / Ceux qui ont besoin de plans-programmes d’application pour leurs journées et ceux qui se fient à l’ordre naturel à la manière des oiseaux à nids super compliqués / Celui qui pense qu’il n’y a qu’un homme au monde (un homme qui est à la fois une femme, mais oui) et qu’un Dieu et qu’une Vérité et que tout ça se transforme merveilleusement selon les latitudes et les cultures sans changer beaucoup du point de vue du poids spécifique des larmes / Celle qui admet la validité probable de toutes les religions tout en ne vivant que celle de sa mère / Ceux qui subissent les heures saoules du découragement taciturne / Celui qui se piège lui-même dans les trappes de l’orgueil et de l’amour-propre / Celle qui se traite de fashion victime en ourdissant et fourbissant sa prochaine vengeance / Ceux qui ont admis depuis longtemps que le goût était le nec plus ultra de l’intelligence sans en faire pour autant le thème d’une pose mondaine quelconque / Celui qui fait pouffer sa classe de philo en multipliant ses doux sarcasmes de pédéraste non déclaré / Celle qui relit les compositions de ses cancres les plus inspirés pour se donner du courage face au têtes de cons premiers de classe / Ceux qui prétendent donner le ton de la Nouvelle Poésie avec leurs stances aphones où foisonne le végétal froissé et le minéral griffé ainsi que l’onde moirée enfin tu vois ça / Celui qui vocifère que seule l’épopée valaque est défendable dans le cadre de l’Union européenne / Celle qui s’arrache à telle secte des femmes de lettres diaphanes comme l’alouette à la glu / Ceux qui laissent le désespoir au vestiaire de ce dimanche 27 mars comme un vieux pébroque détoilé, etc.
Image: Philip Seelen