Editorial
Le roman comme un pont à construire
« Il n’y a plus d’autre raison d’être à l’art romanesque que d’arriver à saisir l’époque », écrivait Philippe Muray. « En long, en large, en travers. Découvrir le cœur du « système » nouveau. Capter ses aspects encore invisibles. Mettre à nu la voix du temps, son caquetage incessant, et toutes ces inflexions changeantes d’une musique inédite à travers laquelle se tresse l’éloge qu’il porte sur lui-même ».
C’est exactement cette démarche qui porte l’un des plus beaux romans de la rentrée française 2010, Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal. Par delà le soupçon jeté sur le genre même du roman, réduit par Céline à la « lettre à la petite cousine » puis « déconstruit » par les Modernes, Barthes en tête, contre l’histoire, le personnage et même la notion d’auteur. Rêve d’un texte textuel qui s’éclate dans la textualité et dans l’intertextualité. Les gogos, universitaires en tête, se seront pâmés devant la nouveauté. Mais Joyce avait déjà tout fait dans Ulysse et défait avec Finnegan’s Wake, et le dernier Céline de Guignol’s Band tirait l’échelle, avant le défilé vertigineux des rhapsodies poétiques, de Paradiso de José Lezama Lima à Zone de Matthias Enard…
Et le roman là-dedans ? Plus que de la romance ? Du fait divers étoffé ? Ou n’importe quoi : confession, carnets de voyage, choses vues dans la garrigue ou Rive gauche, derniers ragots sur les pipoles ?
Allons plutôt voir ailleurs, via Philip Roth, Annie Dillard, Bret Easton Ellis, Thomas Pynchon, J.M. Coetzee, J.B. Ballard, Don DeLillo, Vargas Llosa ou Fuentes avant de revenir au sourire mélancolique de Michel Houellebecq et au pont jeté par Maylis de Kerangal vers un nouveau possible…
«Le roman n’est pas mort, parce que l’homme ne l’est pas », disait un jour Soljenitsyne.
Or, tout reste à dire de la nouvelle réalité dans laquelle nous sommes immergés, jusqu’au plus fantastique et au plus fantasmatique. Jusqu’au plus irréel du réel que nous vivons. Le roman d’aujourd’hui et de demain reste à construire. Naissance d’un pont…
JLK
Commentaires
D'un pont l'autre.