Entre jubilation et mal de vivre: deux films remarquables à la Castellinaria de Bellinzone, festival pour jeune public.
Débarquer à Bellinzone un jour de novembre pluvieux, après avoir traversé les vallées encaissées du Gothard aux crêtes neigeuses transies par le vent du nord, n’a pas de quoi réjouir la bête, et c’est pourtant l’âme radieuse que la journée de mardi s’est achevée pour nous à l’enseigne de la Castellinaria, 23e édition du Festival international de cinéma jeune public, avec la projection, devant une salle comble, d’Allegro crescendo de Cristiano Barbarossa, captivante approche documentaire d’une action sociale et musicale hors norme, fondée au Venezuela dans les années 70 et désormais célèbre dans le monde entier.
Pour raconter l’histoire des Orchestres de jeunes du Venezuela, fondé par José Abreu Anselmi et touchant actuellement quelque 300.000 jeunes musiciens issus de milieux défavorisés, le réalisateur italien Cristiano Barbarossa a suivi, pendant cinq ans, la trajectoire de quelques adolescents filles et garçons dont l’un d’eux, Jonathan, actuellement maître de violoncelle, était présent à la projection de l’Espocentro. Plus précisément, le jeune Vénézuélien a lancé le concert pour cordes préludant à la projection, en compagnie d’une trentaine d’ados tessinois, avec un extrait du 4e Brandebourgeois…
Quant au film de Barbarossa, loin de se borner à un banal documentaire, il captive le spectateur en faisant, des jeunes musiciens sortis des favellas de Caracas (le titre anglais est Slum Symphony), de véritables personnages observés dans leur vie quotidienne, sur fond de pauvreté et, parfois, de violence. Au nombre des scènes les plus terribles du film, on voit ainsi Jonathan, momentanément engagé dans l’armée, venir en aide à son frère aîné délinquant dont une jambe vient d’être amputée. Lui-mêne a pu échapper au cercle vicieux de la pauvreté, des expédients, de la drogue et de la violence, par la musique et par sa participation à l’orchestre de Gustavo Dudamel qui jouera à un moment donné – autre séqence combien émouvante du film – sous la baguette de l’immense Claudio Abbado.
Rien pour autant, dans le parcours des jeunes musiciens – dont quelques-uns seulement « perceront » au niveau international – de l’exaltation de success stories. Là n’est pas le propos. Bien plus important aux yeux du cinéaste : la façon dont chacun, des enfants aux adultes (telle la formidable Carmen faisant office de recruteuse et d’éducatrice), participe à cette aventure collective lumineuse. Au bilan final, on apprendra que le petit Fabio, dont le développement a été freiné par des difficultés personnelles, a laissé tomber la musique, tandis qu’une de ses camarades violonistes joue le concerto de Sibelius avec Claudio Arrau, mais celle.ci n’est pas valorisée plus que celui-là par la caméra de Cristiano Barbarossa. De la même façon que le montage du film lui-même se construit et se rythme musicalement, si l’on peut dire, c’est en fin de compte à la gloire de la musique elle-même, reflet de la musique de vivre, que se donne ce généreux et tonique Allegro crescendo, comme porté par autant de belles personnes…
De la difficulté de vivre
Si la musique, pas plus que l’art en général, n’a jamais suffi à régler les problèmes liés à la pauvreté et à l’injustice, le bien-matériel n’est pas garant pour autant de vie essentiellement meilleure, comme l’illustre le beau film de Marco Pozzi projeté ce mercredi matin au cinéma Forume devant quelques centaines de grands ados très attentifs, réceptifs et présents dans le débat avec le réalisateur à la fin de la projection.
Le motif central de ce film, très représentatif du nouveau cinéma italien est l’anorexie dont souffre Sara, la jeune protagoniste (magnifiquement interprétée par Benedetta Gargari), et pourtant le regard du réalisateur porte au-delà de cette pathologie typique des maladies de civilisation contemporaines : sur les relations affectives en milieu aisé et le mal de vivre de beaucoup de jeunes d’aujourd’hui.
Très étonnant cependant : que rien de mortifère, moins encore de morbide, ne se dégage du film lui-même, dont la construction des plans et l’image révèle un poète de cinéma rigoureux et constamment inventif, qui exprime énormément par l’image et cisèle un dialogue à la fois sobre et hypersensible.
Si Marco Pozzi est parti d’une enquête qu’il a réalisée, il y a quelques années, sur les problèmes liés à l’anorexie des adolescents, Maledimiele n’a rien non plus d’un film documentaire conventionnel : tous ses personnages ont la consistance de figures romanesques, et tous les milieux évoqués, du noyau familial de Sara à son lycée, ou de la galerie de photo où expose sa mère au cabinet d’oculiste de son père, se dégagent de la simple illustration. D’une extrême tendresse dans sa façon de détailler les relations humaines, Marco Pozzi n’en fait pas moins un grand film sur le manque d’attention entre très proches, ou plus exactement sur la solitude de chacun dans un monde où les individus sont de plus en plus atomisés sous les dehors d’une parfaite normalité Ainsi Sara, dont la maladie va crescendo, est-elle à la fois figure symptomatique et révélatrice d’un malaise général.
On pense parfois à Alain Cavalier au fil des plans très épurés de Maledimiele, dans ses parties les plus poétiques, et parfois aussi au Bergman de Cris et chuchotements, dans ses parties confinant au vertige psychique ou à l’onirisme.
Cela étant, Marco Pozzi est d’une nouvelle génération, et son film reste très italien, mais sans aucune complaisance genre « feuilleton » qui pourrit l’univers télévisuel brocardé par les « pères », de Pasolini à Fellini. Et dire que d’aucuns prétendent que plus rien n’est à attendre du jeune cinéma…
Bellinzone. Castellinaria, 23e édition, du 13 au 20 novembre. Infos :http://www.castellinaria.ch/