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Un amour de rapt

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Anne-Sylvie Sprenger publie son roman le plus abouti avec La veuve du Christ

Anne-Sylvie Sprenger vivait la double expérience de l'attente d'un enfant et de la perte d'un ami (Jacques Chessex) lorsqu'elle écrivait son troisième livre. Comme Vorace et Sale fille, La veuve du Christ confronte les pulsions du sexe et les interdits de la morale puritaine en terre calviniste. Or, maîtrisant une situation « limite », la romancière lausannoise donne ici son meilleur livre.
- Quel est le point de départ du livre. On pense évidemment au sort de la jeune Autrichienne Natascha Kampusch, mais en quoi cet acte de séquestration vous parlait-il particulièrement ?
- Ce livre poursuit en quelque sorte le questionnement de Sale fille, où je tentais de comprendre les liens ô combien complexes et perturbants qui unissent une enfant abusée à son parent abuseur. Si je me suis ici inspirée de l'histoire de Natascha Kampusch, c'est parce qu'elle était pour moi la plus emblématique de ce fameux «syndrome de Stockholm», qui veut que la victime, pour supporter l'intolérable, commence à nourrir des liens affectifs pour son bourreau. Imaginez qu'ils allaient skier ensemble! C'est ce mécanisme de défense, de survie, qui m'a interpellée. Cette façon de transcender l'horreur par l'illusion de l'amour. N'est-ce pas d'ailleurs ce que fait l'écrivain quand il sublime les enfers par l'illusion esthétique?
- Quel mobile anime votre bourreau ?
- Comme c'est souvent le cas pour les pédophiles ou ceux que les médias appellent des «monstres», Victor est un faible. Un homme meurtri, inadapté aux rapports sociaux et enlisé dans ses peurs. Une relation avec un enfant lui apparaît alors comme le seul lien affectif possible, tant il craint les autres adultes. Or je ne voulais pas faire de Victor un monstre : je voulais voir ce qu'il pouvait y avoir d'humain chez un tel personnage. J'y ai trouvé une grande solitude, un grand besoin d'amour, mais aussi, paradoxalement, un grand désir de pureté. Victor ne cherchait pas à assouvir ses besoins sexuels. Sa solitude va bien au-delà.
- Qu'en est-il plus précisément de son obsession de la pureté?
- J'avais envie de confronter, dans ce roman, deux visions du christianisme. Il y a la vision déprimée de Victor, figée sur l'image du Golgotha, coupable et terrifiée. Et puis il y a la vision de Lena, qui entrevoit la Résurrection, et qui a donc accès au rachat. Loin des dogmes, Lena voit plus clair. Elle ressent cette présence et cet amour divin auquel elle s'abandonne. Elle peut alors affirmer, en toute simplicité: «Dieu nous aime, Victor, Dieu nous aime.» Mais Victor ne se sent jamais digne de cet amour.
- L'amour de Lena vous semble-t-il réellement crédible ?
- Je suis convaincue, au plus profond de moi, et ce de façon totalement instinctive, qu'une telle histoire d'amour est possible. Je crois plus que tout à la rencontre de deux solitudes, et les bribes de récit qu'a confiés Natascha Kampusch à sa sortie n'ont fait que me conforter dans cette conviction.
- Par le corps, le sexe puis l'amour, le roman va vers l'acceptation de la chair porteuse de vie. Mais pourquoi « suicidez »-vous Victor ?
- Parce que Victor est un lâche. Il n'a pas la force de vivre ce destin trop grand pour lui que lui propose Lena: s'enfuir ensemble et commencer une vie normale ailleurs. J'avais envie, dans cette histoire, de montrer la force d'une victime. Lena a repris le dessus sur sa vie, elle a accepté son destin d'enfant kidnappée, mais elle ne veut pas en rester là. Elle exige de Victor qu'il ait le courage d'assumer leur amour en le vivant pleinement. Hélas Victor n'en a pas la force, empêtré qu'il est dans ses propres obsessions coupables. Et plus Lena se révèle outrageusement forte, pleine de ce mystérieux instinct de survie, plus Victor est confronté à ses faiblesses et son incapacité à vivre normalement. D'où le suicide.
- Vous dites tenir particulièrement à ce roman. Pourquoi cela ?

- Ce roman contient quelque chose d'intime : un déchirement total dans lequel la vie m'a jetée l'année passée: j'ai écrit ce roman enceinte et en deuil. Et j'ai l'impression d'y avoir mis toute ma joie d'être mère et toute ma peine d'avoir perdu un des êtres les plus chers de ma vie. Peut-être est-ce illusoire, mais je pense que ces émotions résonnent dans ce roman. Comble d'ironie, ce livre est aussi la promesse faite à l'ami décédé. Je me devais de l'écrire.
- Qu'en est-il de son écriture ? Vous y exprimez souvent beaucoup en peu de mots, avec des ellipses assez nouvelles chez vous. Cela résulte-t-il d'un travail particulier ?
- J'ai plutôt l'impression d'avoir accepté ma voix. Cette écriture, c'est ma voix intime, celle qui me vient spontanément, celle avec laquelle je vis le monde. Au départ, je ne lui faisais pas confiance. Je pensais qu'il fallait écrire autrement, mieux, plus beau. Avec Sale fille, où je me suis risquée un peu plus à cette musique intime, j'ai compris que je pouvais faire confiance à cette voix venue de si loin en moi.
- Les thèmes et le climat, physique et moral, des livres de Jacques Chessex sont très présents dans ce livre. Y a-t-il là une sorte d'hommage explicite de votre part ?
- Depuis mon premier roman, les lecteurs et professionnels ont vu une parenté entre mon univers et celui de Jacques Chessex - alors que je n'avais alors jamais lu ses livres! Effectivement, après découverte de son œuvre, la parenté me semble aussi évidente. Elle n'est pas voulue, elle est juste là, comme lorsque deux amis se retrouvent l'un à travers l'autre. Cela ne se fabrique pas et ne s'explique pas. Quant à l'hommage, il est dans cette promesse, dont je vous parlais un peu plus tôt...


Un pur amour
C'est une histoire assez atroce que raconte Anne-Sylvie Sprenger dans La veuve du Christ dont il se dégage pourtant une tendresse proportionnée à l'horreur subie par la protagoniste: non tant d'avoir été séquestrée de sa huitième à sa dix-huitième année par une espèce d'homme-enfant, plus égaré que méchant, que de s'être retrouvée en butte à la normalisation, livrée aux psychiatres, aux médias et à ses parents, qui se sont empressés de lui arracher l'enfant de son inadmissible bonheur. Du moins Lena trouvera-t-elle un dernier refuge auprès des «fiancées» du Christ d'un couvent, accomplissant son pur amour.
Comme dans ses deux premiers romans, et proche en cela de Jacques Chessex, Anne-Sylvie Spremger sonde les zones les plus délicates, parfois les plus scabreuses, où la sensualité se trouve en butte aux interdits moraux ou religieux. Séquestrée par un névrosé que les femmes terrorisent (sa propre mère incarnant la femme castratrice, qui a probablement poussé le père au suicide), la jeune Lena découvre le plaisir – alors que Victor espérait la garder pure –, puis l'amour auquel il finit par accéder lui aussi, avant de fuir dans le suicide. Elliptique, poétique et remarquablement musical, ce roman en impose, par une sorte d'invraisemblable vraisemblance.

Anne-Sylvie Sprenger. La veuve du Christ. Fayard, 152p.

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