Le Maldoror était mon premier théâtre des villes après mon théâtre des champs de la maison sous l’eau et du quartier des Oiseaux : le Maldoror et le Vieux Quartier, la Ville Basse aux cafés mal famés, le Pigalle et le Mouton doré ou mieux encore : la Dolce Vita devant lequel allaient et venaient ces dames, selon l’expression de mon oncle Stanislas dont je percevais l’indulgence que je me sentais d’ores et déjà porté à faire mienne.
Une timidité nouvelle me cantonnait cependant dans les recoins, d’où je zyeutais chacune et chacun en ne cessant d’enrichir, de mots ou de croquis, des carnets dont je tenais les motifs écartés d’aucun autre regard que celui de mon oncle Stanislas, lequel souriait de me voir prendre ainsi le monde qu’il m’avait désigné.
C’étaient des visages surgis de la nuit en plein jour de ce nouveau monde, dont certains m’attiraient plus que d’autres, je ne sais toujours pas pourquoi, et d’autant moins qu’ils me touchaient ou me saisissaient au gré de forces souvent opposées : la bien douce ou la très brutale, l’insinuante ou la toute claire, la bestiale ou la mélodieuse et parfois, au rythme du jazz ou par la voix du blues, l’une et l’autre s’accordant entre swing et lancinante complainte.
Le plein du Maldoror se faisait avec le déclin du jour, mais la voie tangente que je commençai de prendre au cap de mes seize ans y passait le plus souvent aux heures matinales où seuls s’y trouvaient quelques figures du quartier ou quelques groupes n’y stationnant jamais longtemps, quelque paire de joueurs d’échecs et le peintre Anubis, quelque prof des facultés et le libraire Jacobin s’accordant un moment, quelque rapin des beaux-arts et le vieil Alonso Ferrer à tête de Greco, ou cette étudiante que je remarquai.
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Je n’osais point encore convier de modèle en mon premier atelier-clapier des jardins à l’abandon de la villa Pandora, mais une jeune femme blanche lisait Le bonheur des tristes à la table voisine, ce matin-là, et je la peignais bel et bien sans y toucher : blanche au regard vert, le teint opalescent à reflets bleutés, la pâleur d’attendre un fiancé et de vivre surtout le rêve éveillé de cette douce lecture à vagues promesses de rencontres problématiques, tant ces garçons fragiles sont compliqués dans les approches et les développements, n’est-ce pas ? à défaut de banalité et de cette suite trop simple que sa mère et la mère de sa mère lui avaient dit le plus souvent décevante et qu’elle excluait naturellement. Or ce titre, Le bonheur des tristes, autant que la pâleur de la lectrice, me composaient un nouveau ciel sous lequel se poseraient peut-être, mais plus tard, la question allemande de l’incommunicabilité, ou la question russe du suicide ; pourtant de ces à-pics je me trouvais encore bien éloigné à seize ans et des poussières, juste sujet au vague à l’âme de mes rêveries au Maldoror et de mes solitaires balades en forêt – juste touché par le spleen des rives du lac les jours de brume que, nouveau romantique en velours côtelé, je parcourais en me prenant pour l’angélique Shelley…
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La jeune fille encore cependant : la nudité de la jeune fille que j’imaginais, me rappelant la peau de lune de mes sœurs avant le chocolat d’été, et me réjouissant de la voir blanche ainsi sur le vieux canapé bavant son crin du Maldoror. Seins de lait sous la cotte de maille immaculée, bras en orbe de protection style La Tour sous une lumière candide, autour du livre qui coulait en elle comme une autre lumière que je commençais de percevoir moi aussi. Pas encore la zone présumée sacrée du sexe mais un vrai grand cul comme mes cousines de la campagne, seulement plus blanc, et comme en deçà du désir : quasiment inatteignable même par imagination, comme l’Iseult du poème que Panache citait en référence à l’amour courtois. Ou cela aussi me concernant plus sûrement encore : pressentiment physique de ne pas faire le poids ; crainte de la voir me rejeter comme un trop petit goujat qui la matait depuis trop longtemps tout en gribouillant ses carnets. Alors juste la rhabiller blanche et bleue et la voir bouger pour voir, comme je les dévisageais un peu tous : juste pour voir, car regarder, écouter, observer, noter, griffonner et gribouiller me tenaient désormais lieu de métier secret, lequel me faisait multiplier bonnement les échappées et les imitations.
Dessin: Richard Aeschlimann
(Extrait de L'Enfant prodigue. roman à paraître).