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L'homme qui tombe, story 2.

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 Rhapsodies panoptiques (16)

… Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle :  « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche»…

Or tombant à pic des quartiers de résidence sus au centre des affaires puis aux périphéries, fonçant, twistant, se faufilant, couleuvrant entre les gros cubes et les processions à l’arrêt, freinant à la der des ders, repartant à la ruade sur l’orange, se déhanchant jusque par terre dans les virolets, Nuage et sa voyelle apparurent et réapparurent sur les écrans de surveillance du Centre Panoptique et furent tôt repérés par l’agent Jegor, de faction ce jour-là, qui les suivit en commutant d’un écran l’autre et non sans attention jalouse et complice à la fois, guettant la défaillance sans la souhaiter pourtant, bon prince envers ce plus ou moins frère d’armes qu’il imaginait tantôt se précipitant vers quelque mauvais coup ou courant au contraire en sauveur de Dieu sait quoi – Jegor étant lui-même double agent sous couvert d’uniforme – et ce fut ainsi la ville de part en part que la paire déboulée traversa non sans fracas et tracas de passants médusés, et Nuage lui aussi cadrait tout au passage, calandres et sémaphores, fuselages et trouées - et l’instant, l’instant capté dans le mouvement précipité, et  les plans à venir aussi, zoom avant, tout dans l’imagination prémonitoire, l’instinct voyou, coups de gueule hors-champ (putains de producs de mes deux !), et déjà l’Objet lui revenait en vue et de plus en plus à mesure que, d'intersections en passages sous-voie, de plongées en échappées on approchait de la Zone où tout allait commencer selon le scénar…

… On s’est retrouvés au Café des Abattoirs avec Basil, qui m’avait filé le film de Pedro Costa, Dans la chambre de Vanda, on en a parlé et il m’a parlé de son nouveau projet – il avait un scénar épique, donc très loin de cette suite de sidérants plans-séquences - tout dans le mouvement m’a-t-il dit en roulant ses yeux étranges qu’on dirait de l’agate de poisson, tout dans ce qu’il voyait comme une plongée dans le plus-que-réel et la beauté brute, comme dans La Chambre de Vanda mais dans le mouvement et les enchaînements de plans jamais prévisibles, jamais convenus genre télé, qu’il a précisé, jamais ce cousu réchauffé genre série, même si la story pouvait paraître rebattue à l’excès : du vu et revu, je te dis que ça, pour ainsi dire la plus vue et revue des histoires de cœur et de cul, mais sans rien d’attendu ça je te garantis ; tout étant dans l’écriture évidemment et ça filait à cent à l’heure mais en même temps on était hors du temps, c’était filmé à la vitesse de la lumière et à fleur de peau, et là tu sais ce que j’entends, Tonio, on en a souvent parler - souvent je t’ai dit ce que je pensais de la peau et d’écrire par la peau…

…Moi tu le sais, Tonio, que je j’ai ce défaut des bêtes de mots de tout réduire à des vocables, mais ce que je flaire par la peau exsude aussi des images et des mélodies, et c’est ainsi que, tandis que Basil da Cunha me parlait de son prochain scénario, ce jour-là, je me repassais les images de La chambre de Vanda tout en me saoulant des fados du portugais – tu connais ça toi aussi, toi que j’ai fait lire Explication des oiseaux d’Antonio Lobo Antunes et lire ensuite tout Antunes, tu connais cette osmose, tu connais ces glissements d’un plan à l’autre entre les phrases d’Antunes et parfois dans la même phrase, cette façon de raconter trois histoires en même temps et d’avancer comme à tâtons – donc Basil me regarde et me raconte des trucs en rapport avec son scénar, mais en même temps quelque chose s’est passé dans le café à l’arrivée en tourbillon d’une vingtaine de collégiens filles et garçons en soudaine pagaille d’étourneaux direction l’arrière du troquet où une longue table les attend, et je vois Basil les mater par-dessus mon épaule en continuant de parler, et moi je pense à la première séquence de La chambre de Vanda qui s’ouvre sur ce lit défait où les deux sœurs se préparent le méchant pétard, tout de suite on est dans un orbe à part, tout de suite on est dans la chambre de l’enfant séparée du monde, Vanda doit bien avoir vingt ans mais elle a les gestes d’un enfant, la bande-son est immédiatement déchirée par une toux de vieillard mais on est dans la chambre de l’enfant du Multimonde ; et me repassant ces images je remarque l’attention accrue de Basil sur la tablée de derrière où il a l’air de se passer quelque chose…

…  Cette histoire de l’homme qui tombe, et ce que signifie le temps de l’homme qui tombe, dans une story, ce que signifie le temps de passer d’un plan à un autre et comment, au cinéma, m’intéresse de plus en plus, Jackie, en fonction de la vie qui passe et du temps plus précisément que met un fin-de-vie à trépasser, comme tu les suis de près, j’veux dire : comment le raconter ? Comment faire que le sentiment passe ? Comment raconter la réalité ? Comment reproduire, non pas le photomaton de la réalité mais la réalité telle que tu la vis là-bas ? Pas affaire de branleur qui se prend la tête tu le sais ! Pas affaire de gendelettre en mal d’odeurs fortes ! Pas du tout ça que Basil non plus filme dans les lieux les plus paumés perdus : pas du tout la papatte au prolo, la fine gâterie démago je-vais-au-peuple, pas du tout ça ! Mais le détail juste, Jackie, le détail qui fait mal. Toi qui me racontais ce que ça fait, enceinte, de tirer le dernier drap sur une vioque ou sur un enfançon, ce serait à peu près ça qu’on chercherait si on devait faire maintenant un film ou un roman sur l’épique époque…

Romeo.jpg…Et c’est là que Basil a commencé de s’exclamer : mais c’est pas vrai !, et  il a répété ça pendant près d’une heure, après, sans cesser de revenir à la table là-bas des lycéens, par-dessus mon épaule -  et que je me retourne de temps à autre pour voir la scène en plus saccadé, non mais c’est pas vrai, et il me racontait,  Tonio, j’te dis, comme s’il était en train de mater un bout de son propre scénario en train de se tourner : c’est Love Story le retour, me disait-il en détaillant les péripéties du roman-photo en train de se dérouler à la table là-bas entre un grand Roméo baraqué genre Monténégrin soudain entouré de silence et d’opprobre après qu’il eut été tancé par sa fiancée genre Florentine blonde  aux yeux verts Véronèse ophélien, enfin tu vois le tableau genre Macbeth et Juliette à la fête de fin de bachot, et Basil qui me détaille les scènes et les redécoupe, se fait disert et me décrit tout à mesure en affabulant dans la foulée, et de fait en me retournant je vois le drame évoluer, les feux de l'envie, le jeu de la fille aux cent SMS, les autres mecs, les regards, les alliées furieuses, les familles à l’arrière en chœurs guerriers, tout ça même pas en deux heures, le temps d’une pizza, quoi, et les amants se sont boudés grave, les Montaigu et la Capulet se sont massacrés, Basil construisait et déconstruisait son scénar en me racontant ses démêlés et ses projets – et moi qui compte les secondes une fois encore, moi qui pense à Jackie, moi qui pense à Tonio en train de peaufiner le roman de Malik, moi qui n’y suis pour personne car je tombe, je n’ai pas cessé de tomber et MAINTENANT, que je me dis, les caméras du roman panoptique tournent sans discontinuer et MAINTEANT – je me trouve dans la chambre de Vanda la camée qui se cherche la veine et j’entends tout autour les cris et les sirènes du Multimonde, on remonterait à présent les pentes de Mulholland Drive après avoir longé les abîmes d’Alvarados, on franchirait des canyons et je tomberais pendant ce temps, sept secondes encore et c’est la révélation, l’aiguille pénètre dans la veine et la chambre de l’enfant retrouve la paix… 

Image: Dans la chambre de Vanda, de Pedro Costa.

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