À La Bruschetta, ce 31 juillet 2003. - Reçu ce matin une lettre de ce cher Antonin qui, demandant à Bernard Campiche quelle sorte de vie je mène, s’est entendu répondre que je m’étais bien amélioré depuis que je fréquentais moins « mon Roumain», ayant visiblement renoncé à l’ «éduquer ». Pauvre Bernard cafteur. Quant à Tonio, je lui ai fait cette réponse sur un coin de table de la Bruschetta: « Caro Tonio, nous avons la chance d’avoir des maisons, d’avoir eu des pères et d’avoir de bonnes femmes, d’avoir de beaux enfants et de bons animaux de compagnie, et des jardins et plein de livres aussi. Moi si je m’écoutais je ne ferais plus que de la peinture, mais les mots veulent qu’on s’occupe d’eux, les mots et les poules. Parce que j’ai maintenant des poules. Une vache a vêlé cette nuit dans le champ d’en dessous, pendant le gros orage qui a terrifié notre scottish Fellow, dit Filou. Toute la nuit en outre mon ami que vous appelez « mon Roumain » m’a envoyé des SMS de Zinal où pour la première fois il a découvert l’Altitude, les chanterelles, les chamois et les choucas. A ce propos cela m’amuse qu’on puisse penser que j’aie à « éduquer » mon Roumain. Certaines fins de nuit, quand il m’échappait définitivement, « mon » Roumain claquait un mois de salaire dans un cabaret tenu par la mafia russe, où il a une brochette d’amies roumaines plus caressantes les unes que les autres mais auxquelles moi, mesquin, j’ai toujours refusé de payer des Champ’s à 800 francs la fiole. J’appelle parfois Marius Daniel mon Brésil, parce qu’il est en effet ingouvernable, mais question de l’éduquer je ne dirai pas ça vu qu’il connaît mieux que moi la poésie et la sylviculture et l’art de parler aux petites filles et la pêche à mains nues. Mon Roumain est certainement « exalté », selon ton expression d'homme de lettres posé, du moins après deux ou trois barriques de rouge, mais avant c’est un être doux qui peut en remontrer à beaucoup en beaucoup de matières et par exemple je le trouve infiniment plus subtil dans certains jugements sur la vie ou les livres qu’un cerveau hypertrophié du genre d’Alexandre Zinoviev le génial logicien et plus « classe », humainement parlant, qu’un Dimitri ou qu’un Haldas. En tout cas je ne regrette aucune de nos folies, ni qu’on nous ait interdit à peu près tous les bistrots de l’Ouest lausannois ni moins encore de m’être brouillé avec l’ancienne équipe de souris blanches du Passe-Muraille qui ne supportaient pas nos foucades, ni non plus d’avoir failli basculer plusieurs fois dans les précipices ou le coma éthylique, ni nos cassées de gueules réciproques, nos semaines de rage et tutti quanti. J’ai mis le hola à tout ça parce que mon ange gardien n’en pouvait plus, que ma bonne amie était à bout, que mes filles pleuraient et que l’infarctus s’annonçait grave à de multiples signes. Mais me suis-je amélioré pour autant ? Si oui c’est surtout ma phrase qui va mieux et mes aquarelles, et ça c’est aussi grâce à « mon » Roumain - grâce en somme à la vie qui est une grâce. »
Celui dont la cervelle a la consistance d’un caramel / Celle qui demande à son papa pourquoi les éléphants ne sont pas noirs comme les autres Africains / Ceux qui ont conclu de son silence qu’ils ne parlent pas la même langue qu’Allah, etc.
À La Désirade, ce samedi 2 août. - Rentré à quatre pattes, vers deux heures du matin, après une soirée bien amicale et bien arrosée chez nos voisins. C’est donc un peu vaseux que je me suis rendu à Aubonne pour y assister à la projection du Génie helvétique, le nouveau film du jeune Jean-Stéphane Bron, que j’ai beaucoup apprécié. C’est, de fait, un remarquable aperçu du fonctionnement de la démocratie suisse, où cinq parlementaires de tendances différentes sont suivis de très près durant la discussion, en commission, d’une loi sur le génie génétique. Ce qui me frappe chez Bron, comme chez les gens de son âge, est son absence totale de préjugés idéologiques et, cependant, l’acuité de son regard sur le monde social et politique.
Des vertueux. – Plus ils sont vertueux et plus je les trouve impolis et finalement assez méchants, sous leurs airs de vouloir notre bien, assez indifférents à ce que nous sommes en réalité, et finalement tout froids, le cœur congelé, desséché sûrement à traquer et débusquer ce vice qui les obsède jusqu’à les faire jouir de leur vertu préservée, les malheureux…
À La Désirade, ce 3 août. - Rencontré ce soir le jeune cinéaste Jean-Stéphane Bron, dont j’apprécie beaucoup la clairvoyance et la santé du regard qu’il pose sur la société actuelle. Parlons de sa trajectoire personnelle, assez originale puisqu’elle s’est amorcée dans l’école d’Ermano Olmi, l’auteur de L’Arbre aux sabots, auprès duquel il a appris à regarder des films et à en discuter. Ce qui me frappe chez lui, comme chez pas mal de gens de sa génération, c’est l’absence de préjugés idéologiques, qui ne signifie pas pour autant absence d’idées. Nos fils sont moins sectaires que les soixante-huitards à ce qu’il me semble, et c’est tant mieux. Par ailleurs, le fait qu’il ait choisi de montrer de préférence le monde qui nous entoure, sans jugement a priori, m’intéresse beaucoup.
Renouer. - Rien ne se fera sans esprit de suite ni sans acharnement à continuer coûte que coûte, surtout si ça coûte, et d’autant plus que ce qui coûte le plus est gratuit aux yeux du grand nombre. L’art est aussi gratuit que l’air et aussi vital, sauf que l’air est donné et que l’art s’acquiert de haute lutte : mais c’est aussi un don à l’autre sens du terme, et cela aussi m’est cher. Renouer serait donc ce don que nous faisons en reconnaissance de ce jour donné chaque jour que Dieu fait.
À La Désirade, ce 8 août. - Chaleur de four tous ces temps, et cela va s’accentuant, parfois avec des conséquences tragiques: ainsi, le tiers du Portugal a-t-il brûlé. Quant à moi je fais une station quotidienne au lac, dans les rochers de Rivaz, où j’ai assisté aujourd’hui à une scène troublante. Lorsque je suis arrivé au bord de la voie ferrée, qu’il faut traverser pour atteindre les rochers, j’ai remarqué la présence d’un drôle de type, l’air d’un débile en costume de cycliste et titubant, agitant les bras, qui suivait les voies, se tenait entre les rails, puis allait d’un côté et de l’autre. Après avoir déposé mes affaires au bord du lac, j’ai continué de l’observer de loin et, comme un autre baigneur rhabillé passait par là, je lui ai dit mon inquiétude et lui ai suggéré de demander à l’olibrius s’il avait un problème. Le baigneur s’est alors approché du cycliste, l’a regardé un moment puis est revenu vers moi en me disant que, de toute façon, s’il voulait se jeter sous le train nul ne pouvait rien y faire, et que lui n’en avait en tout cas rien à foutre. J’ai trouvé cela si révoltant que je me suis rhabillé et suis remonté sur les voies pour aller demander au cycliste si je pouvais lui venir en aide, lui faisant remarquer que son manège pouvait être dangereux. Me regardant par-dessous, l’air d’un garçon pris en faute, il m’a alors dit que tout allait bien et qu’il me remerciait, d’un ton vraiment reconnaissant, après quoi j’ai regagné les rochers tout en le surveillant de loin, jusqu’à ce qu’il dégage.
De l’âge. - Ma bonne amie me dit sa panique à l’idée de se trouver plus près de soixante ans que de cinquante, alors que sa mère évoque de plus en plus sa propre fin. Du coup je la rassure en lui faisant valoir que nous sommes encore des jeunes gens et avons des tas de choses à faire, avec plus de compétences qu’à vingt ou trente ans. Nous sommes en effet, tous deux, en bonne possession de nos moyens, sans discontinuer d’apprendre - et cela seul nous maintiendra jeunes: tous les jours apprendre. Dans la foulée, nous avons fait ensemble une grande balade en forêt.
En ville, ce 12 août. - En passant à la maison, touché de trouver, sur la table de la cuisine, une lettre à en-tête de l’Armée suisse adressée à Sophie et commençant par ces mots: « Coucou mon flocon ». J’aime bien que ma grande petite fille se fasse donner ainsi du flocon.
Celui qui n’a jamais eu de soucis vestimentaires vu qu’il vit nu dans la cage d’un mouroir psychiatrique / Celle qui a pris le voile pour échapper aux Tentations du monde / Ceux qui se retrouvent nus devant Dieu qui les prend comme ils sont, etc.
À La Désirade, ce 15 août. - Il y a une année jour pour jour que je recevais, à Montagnola, un téléphone de ma bonne amie qui m’apprenait la nouvelle de l’attaque cérébrale de maman, qui la laissa sans conscience jusqu’à sa mort, dix jours plus tard. Un an qu’elle nous a quittés, et vingt ans notre père; mais l’un et l’autre aussi présents, pour moi, que lorsqu’ils étaient vivants, et parfois plus encore.
Il faut éviter d’être cynique, autant que d’être niais.
(Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; Lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril chez Olivier Morattel)
Image ci-dessus: Marius Daniel Popescu en 2001, dont La Symphonie du loup a paru en 2007 chez José Corti, suivie récemment par Les couleurs de l'hirondelle, à la même enseigne.