Notes de l'isba (29) Ivan le rebelle. - La première grande conversation rapprochant Ivan Karamazov, le plus ou moins athée, et son frère Aliocha, de cinq ans son cadet, évoque la passion des "gamins russes" pour les grandes questions philosophiques et politiques de l'époque, liées au sens de la vie et aux changements nécessités par l'état social russe. Ivan se voudrait au-dessus du commun, où il sait qu'Aliocha peut le rejoindre "droit dans ses bottes". Et de fait, son benjamin, plus chrétien que lui mais nullement borné, est à même de l'écouter et de comprendre sa diatribe de révolté contre un Dieu permettant la souffrance des enfants, et contre ces Russes prétendus croyants qui martyrisent leurs gosses. Même s'il est un peu effrayé par la rébellion de son frère, Aliocha partage son indignation tout en invoquant la figure compatissante et consolatrice du Christ. Or, cette évocation de l'innocence enfantine ne contredit en rien mon propre sentiment que, très tôt, ses premières blessures, ou ses premiers désirs, peuvent arracher l'enfant à cet état de candeur présumée et le rendre à son tour méchant ou cruel, "limite pervers", par mimétisme ou réflexe de défense, comme on le voit très bien dans le film Jagten de Thomas Vinterberg, entre autres nombreux exemples. Scandales et belles paroles - La révolte d'Ivan Karamazov contre un Créateur incessamment loué par les Psaumes et les Hymnes et les Félicitations reconnaissantes, alors que sa Création accuse des défauts indignes de l'artisan le plus foutraque, se retrouve chez l'essayiste américaine Annie Dillard, catholique hautement paradoxale qui détaille, dans la formidable suite d'observations d'Au présent, les raisons de cracher à la gueule d'un Dieu autorisant les malformations de naissance des enfants dits nains à têtes d'oiseau, entre autres monstres atteints du syndrome de Hurler que le Talmud salue par la bénédiction: "Béni sois-tu ô Seigneur qui crée des êtres dissemblables!" L'adoration d'un petit Jésus à deux têtes est-elle envisageable ? On demande à voir. Comme on demande à voir un religieux qui dise réellement ce qu'il ressent à la mère de cet enfant-là... Par tous les bouts. - Mais les religieux ont bon dos. Il est vrai qu'ils se posent en spécialistes, mais pas tous. Un Drewerman a péché par facilité en les classant tous "fonctionnaires de Dieu". Il faut absolument lire, ces jours, un essai de l'étrange philosophe Peter Sloterdijk, intitulé La Folie de Dieu et scrutant l'aval de tout ça, où religion et civilisation pourraient recommencer à rimer. On en est évidemment loin mais Sloterdijk montre bien que l'alternative n'est pas où l'on croit qu'elle est, entre croyance et incroyance, mais entre impatience et connaissance: volonté de tout fracasser pour complaire au Surpuissant, fantasme errant de la divinité mastoc qui écrase, et patiente écoute d'une autre voix indiquant une autre voie...