Lecture de Fugues (1)
Libre pensée. - Elle vient toute seule on ne sait comment. Tout à coup une idée apparaît et en appelle d'autres. C'est comme une forme qui émerge, si tant est qu'un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu'on ressent comme de l'eau, en pensant évidemment (évidence d'époque) à l'eau prénatale; puis l'objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d'images et d'idées - on ne sait toujours comment. Mais cela prend forme et requiert, aussitôt, une formulation.
De la formulation. - À la première page des Fugues de Philippe Sollers on lit dans l'Avertissement: "Les thèmes sont ici multiples, mais, en réalité, il n'y en a qu'un: la formulation comme passion dominante". Et c'est vrai que tout le travail de Sollers (passionné travailleur) tend de plus en plus à la sensibilisation et à la clarification de tout ce qui retient son attention, appelant aussitôt la formulation. Celle-ci est immédiate dès la première citation en exergue, cette fois de Lautréamont: "Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son heure, telle est son excellence". Et cette formulation fait appel d'air et d'éclaircie, comme l'auteur le signifie à son lecteur contre l'esprit du temps: "L'anti-littérature, sans doute, mais aussi, de plus en plus, l'absence totale de pensée. À travers mille difficultés et ennuis, j'ai fait ce que j'ai pu, lecteur. Cependant, je crois à ton avenir d'éclaircie, et j'espère que tu cours encore".
De l'admiration. - Ce qu'il y a tout de même d'admirable chez Sollers est son admiration. On le croit entièrement adonné à lui-même et cela peut exaspérer, mais son grand orgueil n'est pas tout vain (à la différence de l'orgueil, la vanité seule est toute vaine, comme nous l'expliquait un jour notre pasteur Serpolet au catéchisme de la paroisse des Oiseaux: "L'orgueil, c'est quand il y a de quoi, et la vanité quand il n'y a pas de quoi") car il réfracte l'orgueil universel de la nature déployé en reflets moirés comme la roue du paon. Or il est établi que Philippe Sollers est lui-même un admirable paon.
Cependant, à la différence de l'oiseau fameux, Sollers admire d'autres oiseaux et les dieux qui volent au-dessus de ceux-ci dans le ciel homérique, appelant alors la formulation: "Tout est divin, chez Homère, à commencer par le dieu rythmique qui plane au-dessus des autres: lui-même".
Qui est écrivain ? - On s'amuse pas mal, en ce temps de bavardage mondial et de muflerie confuse, à voir d'aucuns célébrer la "vraie littérature" et le "véritable écrivain" les yeux au ciel, avec cet air grave et compénétré de ceux qui en savent plus que les autres. On s'amuse surtout de voir qui est forcément cité au tableau d'honneur, et par exemple, en France, un Pierre Michon.
Je n'ai rien, pour ma part, contre Pierre Michon, tout à fait estimable stylé styliste, et lui-même n'y peut rien non plus d'être adulé par ceux-là qui vouent à la littérature "littéraire" un culte à la fois touchant et comique, dont l'affectation de pureté restreint hélas le champ de ce qu'est réellement la littérature pour ceux qui l'aiment sans arrière-pensée sociale - tellement plus large et vivante!
Ce qui me gêne surtout est la censure qu'appelle ce simulacre d'admiration, qui exclut tout ce qui n'est pas Michon ou michonnant, et plus encore le satisfecit que ces juges à la petite semaine se décernent à eux-mêmes. Sous-entendu: je sais, moi, ce qu'est la vraie littérature "littéraire" et ce qu'est le "véritable écrivain", point, barre.
C'est du joli ! - Je ne sais plus qui disait que ce qui caractérise en somme le goût bourgeois, ou petit- bourgeois, tient à déclarer du beau qu'il est joli et inversement.
Il va de soi que dire le beau, autant que dire la loi, ne va pas de soi, mais on se comprendra mieux en parlant d'objets précis. Les peintures de Lascaux sont-elles belles ou jolies ? La biche au sous-bois de tel rapin de canton est-elle jolie ou belle ? Les Autoportraits de Rembrandt peuvent-t ils être dits jolis, et peut-on dire des effigies de vierges en plastique vendues à Lourdes qu'elles sont belles ? Comment distinguer enfin la qualité du toc, la vraie beauté du kitsch ?
L'ennui du moment, dans le brassage des cultures variées et de l'inculture généralisée, tient au fait que tout est à réévaluer pour pallier le nivellement de tout jugement dont le moindre redressement passe pour élitaire. Mal assuré, tout un chacun se replie alors sur la sempiternelle platitude qui conclut qu'à "chacun son goût" ou pire: que "tous les goûts sont dans la nature"...
Il est pourtant vrai qu'il n'est pas de loi en la matière et que ce qu'on dit "le bon goût" n'est souvent qu'un préjugé de caste, mais à défaut d'absolu le goût participe aussi de la ressemblance humaine, qui fait que ce qu'on appelle la beauté reste identifiable dans toutes les cultures, selon des critères variables mais parents.
À propos de parents, je me rappelle que les nôtres, petits bourgeois moyennement cultivés et sans aucun snobisme, avaient à leurs murs des reproductions de fresques de Sandro Botticelli, ressortissant à ce qu'on peut dire la beauté, et des chromos genre natures mortes ou poulbots de Montmartre, juste jolis. Or jamais je n'aurais eu le front, la cuistrerie ni surtout le coeur de juger les miens sur leur goût ni de leur opposer le mien, qui n'a d'ailleurs cessé d'évoluer et n'en a pas fini.
De l'art souverain. - Il y a de la beauté, ou plutôt: je trouve de la beauté dans ce que d'autres estiment de la laideur. Beauté de Soutine. Beauté de Soutter. Beauté convulsive des expressionnistes. Beauté de certain art dit brut. Beauté des arts dits premiers. Ainsi de suite: l'inventaire de "mon" histoire de l'art, de Lascaux à Czapski ou de Giotto à Munch n'a aucun intérêt sans formulation personnelle, qui ne prétendra pas convaincre qui que ce soit.
Sollers peut m'expliquer en quoi De Kooning, Picasso ou Manet relèvent de l'art souverain, comme Homère ou Diderot, mais il y a loin de l'explication à l'implication, et cela vaut pour tout le monde. Jusque-là, la porte du Paradis de Sollers m'est restée close. Plus grave: il m'a fallu des années avant de m'impliquer vraiment dans la lecture de la Recherche du temps perdu dont j'étais en mesure d'expliquer l'importance depuis mes dix-huit ans. Par ailleurs, je n'attends pas un mot de Sollers sur Dostoïevski, Tchékhov ou Simenon. Chacun son guichet, comme le disait notre ami Pierre Gripari, qui ne comprenait rien à l'art souverain de Charles-Albert Cingria ni au génie visionnaire de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dieux de ma jeunesse et restés tels.Bref, la guerre du goût continue. Philipe Sollers retrouve donc les dieux de l'Illiade: "Sous eux, la terre divine fait croître des herbes nouvelles, le lotus couvert de rosée, le safran, la jacinthe". Tout cela évidemment "dans un nuage d'or". Pendant ce temps, "dans la plaine mortelle, Diomède et son compagnon "marchent, pareils à deux lions, par la nuit ténébreuse, entre les corps, le carnage. le sang noir, les armes". Et Sollers de conclure: "On lit très jeune ces passages, et, pour la vie, ce ciel des rêves est ouvert"...
Philipe Sollers. Fugues.Gallimard, 2012, 1164p.