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Carnets de JLK - Page 113

  • Ceux qui donnent à voir

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    Celui qui révèle un certain jaune en le confrontant à un certain noir / Celle qui décrit le paysage en fouettant l'air de sa canne blanche / Ceux qui lisent la fleur par son seul parfum / Celui qui s'exhibe sur Youtube sans rien montrer que son cul à quelques milliers de cons dont certains gagneraient à être connus mais pas tous /Celle qui présente ses tulipes avec fierté /  Ceux qui regardent les jouets des enfants après leur départ qui à la ville qui à l'étranger / Celui qui n'aime rien tant que la vue des îles qui émergent du fleuve proustien dans une lumière que les critiques littmraires diplômés qualifient d'intemporelle /Celle qui pense que Dieu se montre dans la Nature mais pas partout / Ceux qui voient la lune quand on montre le rond de serviette / Celui qui affirme au colloque qu'une nouvelle Poétique est à fonder en insistant sur le fait que sa proposition soit homologuée dans les Actes finaux avec son nom et son titre précisés /Celle qu'on dit une coloriste des sentiments / Ceux qui regardaient l'opéra les yeux fermés - je parle évidemment de La Donna del lago diffusée sur Radio Beromünster en octobre 1956 / Celui qui montre son savoir à ses lycéennes un peu déçues qu'il s'en tienne là / Celle qui compare Nabila à une nature morte aux deux melons / Ceux qui font le détour par l'idéogramme afin de faire piger le truc aux réticents / Celui qui tend à épurer son discours de toute référence culturelle ou littéraire explicite afin de se rapprocher du peuple et des indigènes plus proches de la nature que ses collègues de la fac de Lettres / Celle qui a le don de raconter des conneries en 3D / Ceux qui dissertent à propos de la mise en espace des romans d'Ivy Compton-Burnett par le seul truchement des dialogues qui annoncent en somme Beckett et tout le fourbi / Celui qui donne à voir à condition qu'il ait à boire / Celle qui voit la IXe Symphonie de Mahler  rien qu'à déchiffrer la partition dans le métro aérien de New York pourtant tristement connu des mélomanes pour son acoustique discutable, etc.  

     

    Peinture: Joseph Czapski.

  • De vieux amis

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    Après notre cappuccio de tous les matins, assortis de force dolci, la Professorella nous a emmenés ce matin à Bocca di Magra tout en nous faisant l’irrésistible récit du séjour de l'écrivain Georges Borgeaud en Toscane, qui non seulement est arrivé à se faire payer le voyage mais a renouvelé en outre sa garde-robe aux frais de ses hôtes. Or nous sourions et rions sans discontinuer, avec la Professorella qui est devenue, en quelque jours une véritable amie, autant que le Gentiluomo. Moi qui me suis toujours senti mal à l'aise en compagnie des universitaires du milieu littéraire romand, le plus souvent guindés et rabat-joie, je suis enchanté par le bon naturel et la gouaille de la Professorella, dont l'enfance et l'adolescence très difficiles, la jeunesse problématique et borderline, puis les études menées contre vents et marées, le départ en Italie et la carrière, participent d'une expérience humaine et d'un caractère hors du commun qui me rappellent  la trajectoire inverse, d'Italie en Suisse, d'une Anne Cuneo. Sacrées bonnes femmes ! Et combien je suis content, aussi, de voir ma bonne amie, qui a passé sa licence universitaire la cinquantaine passée, s'entendre si bien avec la Professorella tandis que je souris aux vitupérations mussoliniennes du Gentiluono ne cessant de conspuer la pourriture actuelle du "povero paese" avec des accents nostalgiques et des incantations au Duce que je récuse évidemment.

     

    Professorella77.JPGNos amis prisent, tous deux, les romans policiers qu'on appelle gialli, en Italie, et je les verrais bien en protagonistes de romans noirs subtilement retors à la Highsmith, non pas assassins l'un de l'autre mais peut-être complices dans la couverture d'un meurtre particulièrement esthétique ou à valeur politique purificatrice. Je sens plus de tendresse, chez la Professorella, à l'endroit de son étudiant quinqua de la prison de Pise, meurtrier par amour, que pour ses collègues de la Faculté des Lettres de Lausanne dont elle  persifle volontiers les intrigues et les ridicules. Au chapitre toujours réjouissant des racontars, je me suis régalé de l'entendre évoquer les séjours, à Pise, d'un Gilles Deleuze et de ses secrétaires-esclaves, ou d'un Michel Foucault plus débonnaire à son dire; et le feuilleton de ses relations avec Maître Jacques, auquel elle a consacré tout un livre, ne m'a pas moins enchanté tant elle y met de couleur et d'humour. Plus qu'un bas-bleu ordinaire, comme on en trouve tant dans la paroisse littéraire romande, notre amie était LA spécialiste de littérature, un peu canaille sur les bords, qui pouvait évoquer la place de la femme dans les romans de Jacques Chessex ou parler de Nicolas Bouvier sans forcément poser à la vestale vénérante du Temple.            

    Copie de DSCN7334.JPGIl n'y a guère que quelques jours que nous avons débarqué à Marina di Carrara et pourtant, étrangement, il me semble que nous avons déjà là de vieux amis, tant nos souvenirs respectifs s'entrecroisent, de nos plus belles années  de jeunesse (selon le mythe dont aucun de nous quatre ne semble être dupe) à celles que nous vivons aujourd'hui, en passant par divers personnages que nous avons connus dans  la bohème lausannoise de l'époque où la Professorella hantait  le Barbare, la librairie anar de Claude Frochaux ou les rives du lac où les plus belles filles du monde (selon Godard) draguaient les mecs - je pense évidemment à la Professorella en fleur d'une certaine photographie vintage soupirant au pied d'un macho à chemise ouverte et avenir assuré dans le Barreau...                                      (A Marina di Carrara, ce jeudi 27 mars 2008)

     

    (Cette évocation est extraite d'un livre en chantier)

  • Ceux qui vivent dans les arbres

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    Celui qui s’est bricolé un abri dans les arbres / Celle qui ne boude jamais dans son boudoir / Ceux qui ont le sens de la clairière / Celui qui fuit les estrades / Celle qui relit la Cinquième Promenade du Rêveur solitaire dans la salle d’attente d’une modeste gare de zone industrielle / Ceux qui n’en finissent pas de visiter et de faire visiter l’unique pièce de leur cabane au toit défoncé / Celui qui parle avec émerveillement du mauve intense des landes de bruyère dont la fleur est la préférée de sa mère impotente / Celle qui chantonne en constatant le progrès quotidien de son lupus érythémateux / Ceux qui n’ont jamais tué un lapin et ne le regrettent point / Celui qui ne se sait pas affilié à la société secrète des zélateurs du point-virgule et qui l’est bel et bien / Celle qui remplit son nouveau matelas de laine de mouton sur lequel elle va faire des sauts dont elle se réjouit déjà, ah, ah / Ceux qui redoutent les émanations d’ammoniac / Celui qui croit reconnaître son père enfui dans le portrait de Napoléon le Premier qu’il déniche dans un placard secret de sa mère défunte / Celle qui pouffe tous les matins en retrouvant bien roses ses joues de lolotte dans le miroir ébréché / Ceux qui ont l’air d’anges même quand il se chient dessus / Celui qui se reproche de ne pas être attentif aux messages personnels du personnel céleste / Celle qui s’est fait à tout sauf aux lazzis de ses collègues téléphonistes de mœurs païennes / Ceux qui se planquent dans le tendre refuge de la poésie de Verlaine / Celui qui sait par cœur Booz endormi et en inflige la récitation à ses neveux insomniaques /   Celle qui se mitonne un lapin en gibelotte / Ceux qui attendent un petit signe du bon Dieu quand ils font le bien et son tout dépités de ne voir Rien / Celui qui raconte ses mécomptes au fils du Comte qui se cure le nez de son index à l’ongle rongé / Celle qui vend des rameaux de buis au magasin Le Bon Berger / Ceux qui portent leur auréole de côté comme un béret / Celui qui achète des romans noirs avec le produits de ses ventes de pains de glace / Celle qui lit Le Chemin de la perfection au milieu des peluches qui la voient travailler la nuit / Ceux qui s’identifient aux héros de Ponson du Terrail / Celui qui porte le nom de Clément Douleur qui en impose à ceux qui savent la triste fin de sa mère écrasée un vendredi 13 par un tram bleu / Celle qui bouchonne le catcheur dont les fesses rebondies ont la consistance de la courge crétoise / Ceux qui savent distinguer la scarole de la frisée et la trévise de la roquette / Celui qui a construit une estrade pour son lit à une place et y adjoindra un baldaquin au moment du deux-places / Celles dont les soupes sont si consistantes que les cuillers s’y tiennent au garde-à-vous / Ceux qui laissent dans l’ancien pavillon de chasse des reliefs de festins et peut-être même d’orgies / Celui qui a connu (au sens biblique)  la chaisière de la paroisse dans la chapelle désaffectée du château Peugeot / Celle qui lit Hérodote en surveillant la chèvre Amandine / Ceux qui aiment leurs enfants presque autant que leurs veaux / Celui qui prend à la glu les oiseaux pillards de son cerisier / Celle qui file des sucres d’orge aux jolis adolescents qui lui feront des choses à l’insu de l’épicier Lasueur / Ceux qui craignent de s’en aller sans avoir connu la griserie du Baptême de l’Air / Celui qui croyait voir le ciel de plus près du sommet de la Tour Eiffel d'où il a chu / Celle qui aime jouer de la flûte douce durant la sieste de faucheurs / Ceux qui se voient leurs enfants de la fenêtre alors qu’il s’est remis à pleuvoir sur la prison, etc.

  • Temps présents

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    Notes de l'isba (38)

     

    Le bunker. - J'ai regardé hier, pendant dix minutes, une émission de télé consacrée aux sociétés de surveillance privées en Suisse alémanique. Tout de suite j'ai été saisi, et saisi de rage aussi, devant ces figures de l'Ordre et de la Propreté, tant clients de ces sociétés que responsables ou collaborateurs plus ou moins armés. Vraiment l'horreur: tout ce que je déteste !Par exemple ce couple genre posé, avec un enfant se tenant droit à la table d'une espèce de grand living entièrement vitré et donnant sur un paysage lacustre (sans doute l'horrible Côte dorée des alentours de Zurich-City), ces trois personnes sagement assises autour d'une table de verre au milieu de leur bunker top moderne dominant les eaux du lac: les deux adultes assis proches l'un de l'autre pour bien montrer l'union sacrée du couple tellement menacé de nos jours, et l'enfant comme un mannequin immobile tout à côté, tout ça respectueux de la caméra de la Télévision nationale, et ce discours du couple, ce discours d'adultes responsables, ce discours précis et inquiet, précisément inquiet de la situation d'insécurité actuelle, le profil de couteau de cuisine de l'épouse et cette ride de conscience spécialement inquiète du Chef de famille - l'idée d'avoir à vivre avec de telles gens, l'idée d'être un teenager dans cette prison vitrée et d'avoir à répondre à cette mère sûrement prévenante mais encore plus surveillante: non et non cela ne se peut pas sans finir dans une clinique ou par la fuite au Brésil ! En tout cas je l'ai dit à ma bonne amie également effrayée: la seule chose que je leur souhaite et d'être cambriolés, ou que la terre tremble et casse leur bunker en deux, enfin qu'il leur arrive quelque chose à ces malheureux !

     

     Augustine.jpgWebcams. - C'est un phénomène nouveau, mondialement répandu à l'heure qu'il est, et qui m'intéresse par tout ce qu'il révèle. Les gens se voient donc par ce nouvel oeil. Rien à voir avec la photo: parce qu'ils se montrent en même temps qu'ils se voient, et que c'est en temps réel. Les gens peuvent communiquer par la webcam et, par exemple, échanger avec leur fils étudiant à Brisbane ou leur fille en ménage au Nigéria, par le système dit Skype, dont un verbe est déjà dérivé: on reste en contact - tu me skypes, etc.  Cependant l'usage de la webcam s'est tellement banalisé qu'elle fait partie de la vie des gens au même titre que le téléphone ou l'ordinateur, non sans conséquences il me semble.

    L'autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l'Afrique et l'Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l'épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l'interroger sur l'entretien de la pilosité  de sa "foufoune". C'est le terme précis qu'il a utilisé, on voyait pour ainsi dire le lascar dont le reste des propos était à l'avenant, et c'était en somme triste et touchant de penser qu'Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là. Le reste du reportage, non sans un certain voyeurisme - mais comment montrer quoi que ce soit sans imager de tels faits ? -, situait bien cette relation particulière dans un contexte d'extraordinaire frustration propice à tous les malentendus, renvoyant évidemment à un passé terrible et à un présent qui ne l'est guère moins, et défiant tout jugement moral. Or, dès les première séquences de ce reportage, concernant tout particulièrement le Cameroun, j'ai envoyé un SMS à mon ami le Bantou, qui m'a répondu, en fin de soirée, qu'il avait vu le chose et en savait gré aux gens de  Temps Présent.      

     

    MaxLobe.jpegFaits et fiction. -   Or, comment parler de tout ça ? Que peut dire un écrivain de tels faits actuels (le repli sécuritaire, les nouveaux moyens de communication et les fantasmes qu'ils entretiennent, le désarroi des damnés de la terre informés tous les jours du gaspillage mondial, etc.) et comment les évoquer pour dire les choses autrement que les journalistes ou les sociologues et autres faiseurs d'opinion ?

    Mon ami le Bantou, alias Max Lobe, a précisément répondu en écrivain à cette question, et cela m'a rempli de gratitude. Une semaine auparavant, il me parlait de sa lecture de Jean-Luc persécuté de Ramuz, que je lui avais filé, et ses observations précises et personnelles, comme celles que lui a inspiré la lecture d'Aline, dont le sort tragique l'a également touché, m'ont rendu courage sur fond d'indifférence généralisée ou de platitude littéraire chez nos gendelettres . Et voilà que Max m'envoyait une nouvelle pleine de tendre rage, intitulée La couleur du malheur et directement inspirée par l'émission de Temps Présent qui traduisait, de l'intérieur, le désarroi et la colère de la fille d'une Noire marquée au sceau du mépris et de la maltraitance, en prenant le contrepied du discours lénifiant des belles âmes compatissant pour se donner bonne conscience, afin de mieux nous confronter, de l'intérieur, à la réalité des faits ressaisie par l'émotion...    

     

     

  • Cherche Blanc à marier

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    Un reportage de la RTS qui fait débat. Et la nouvelle inédite qu'en tire Max Lobe: La couleur du malheur. 

     

    Un reportage à la fois intéressant et dérangeant, à divers égards, a été diffusé cette semaine par la Télévisions suisse romande, à l'enseigne de Temps Présent, sur le thème Cherche Blanc à marier, avec une focalisation marquée sur les mariages plus ou moins truqués, et autres arnaques via Internet, observable notamment au Cameroun. Moments forts du reportage: les relations virtuelles établies, par l'entremise d'une webcam, par telle jeune femme décidée à se marier à tout prix avec un Européen; l'analyse, par un fonctionnaire camerounais, de faux documents de divorce produits par un mari camerounais établi en Suisse, ou l'établissement devant la caméra de faux papiers officiels, obtenus pour de l'argentau Cameroun et confirmant le divorce de la journaliste elle-même (!), ou encore l'intervention du cinéaste Thierry Ntamack,  auteur d'un film démystifiant les grandes espérances de certaines femmes africaines, intitulé Le Blanc d'Eyenga.

    Choqués par l'aspect certes "glauque" de certaines séquences, mais bien réelles hélas, des téléspectateur africains, notamment Camerounais, se sont exprimés avec virulence sur le Forum de la RTS. Au demeurant, il a été dit très clairement, pendant et après le reportage, que les situations exposées ne représentaient qu'une minorité des relations contractées entre Africains (ou autres étrangers) et Suisses. D'aucuns vont jusqu'à affirmer que l'émission aurait été programmée sciemment afin d'influencer les prochaines votation sur la révision de la Loi sur l'asile, ce qui semble évidemment faux. Du moins le débat mérite-t-il de s'ouvrir, car l'émission de TP expose une réalité indéniable qu'il serait vain ou hypocrite de nier. L'orientation du reportage peut-elle être taxée de racisme ? Nullement, même si l'accent porté sur les cas évoqués pèse peut-être excessivement, sans contrepoint positif.

             Réaction intéressante: celle du jeune écrivain camerounais Max Lobe, auteur de 39, rue de Berne, roman dans lequel les thèmes de l'exploitation des femmes africaines, autant que les mariages "bidon", à Genève, sont modulés avec autant de force expressive que d'émotion. Pour contribuer à sa façon au débat, Max Lobe vient d'ailleurs de composer la nouvelle que voici:

            

    La couleur du malheur

    par Max Lobe

     

    Moi aussi je cherche mon Blanc. Et je me fiche du qu’en dira-t-on.

    Ma mère a toujours été claire dans cette histoire-là : le jour où je lui ramène un Nègre chez elle, out ! elle me fout dehors. Elle me fout dehors et me renie.  Punto basta. Quelle honte ! elle s’offusque toujours. Un gendre noir pour elle, c’est un échec. Non, elle n’en veut pas. Et moi, je la comprends.

    Depuis mon plus jeune âge, ma mère a toujours soutenu qu’elle avait trop souffert de la discrimination raciale ici chez les Blancs où moi j’ai eu la chance de naître. Elle m’a toujours dit qu’elle avait été dénigrée au contact des Blancs. Elle s’était sentie salie, certes. Mais ma mère a toujours soutenu défendu qu’elle s’était davantage sentie salie au contact des Noirs. Elle demandait à Dieu comment il avait eu la mauvaise idée – oh combien mauvaise fut-elle! – de la créer Noire. Femme et noire : l’équation de tous ses malheurs, elle dit. Elle avait pourtant tout fait pour s’arracher cette couleur incrustée dans sa peau. En vain. Même des bains réguliers dans de l’eau de Javel n’y pouvaient rien. Exténuée, elle avait dû déclarer forfait.

    Le comble, c’est l’erreur qu’elle a commise en se mariant avec un Noir. Elle se le reproche tout le temps.

    Mourâh c’est ma mère. Elle est née dans un Cameroun en pleine colonisation. Elle dit qu’à l’époque on chantait la Marseillaise dans les écoles bantoues. On était Français. On était Français et bien éduqués. On portait des petites robes blanches, des chapeaux à visière rose et des chaussettes bien propres. Mourâh s’est toujours vantée d’avoir été à l’école du Blanc. Ses parents aussi, dit-elle. Vers la fin de ses études primaires, elle devait se marier. C’était comme ça. Son promis venait de terminer son Brevet d’études du premier cycle. Il devait partir en Métropole, en France. Partir en Métropole pour rallonger ses connaissances. Mais avant son départ, sa famille avait jugé qu’il n’était pas bon pour un homme de rester seul. La famille de cet homme-là avait cogné à la porte des parents de Mourâh et avait demandé sa main. La dot était conséquente, correspondant au niveau d’études très élevé de ma mère. On avait tout arrangé entre familles. Ma mère était absente, bien sûr. Elle savait qu’elle allait finir par aimer cet homme-là. Elle allait l’aimer. L’aimer parce qu’il avait un Brevet d’études. L’aimer parce qu’il partait en Métropole, à Paris. L’aimer parce qu’il allait devenir son mari. L’aimer parce que c’est comme ça. L’aimer parce que ça s’apprend, l’amour. Avec le temps, tu finiras par l’aimer, lui disaient les autres femmes, conseillères.

    Quelques années plus tard, après avoir réussi son certificat d’études primaires, elle avait rejoint son mari, ce Noir-là. Dès les premiers mois, c’était la galère. Il lui avait imposé deux autres épouses noires ; elles n’étaient même pas bantoues ! C’était à prendre ou à laisser. Mourâh avait écrit à sa famille pour leur raconter que les choses ne lui convenaient pas là où on l’avait envoyée. Elle avait reçu une lettre qui lui disait ce qu’elle n’ignorait pas. Et ce qu’elle n’ignorait pas c’était que l’amour-là, ça s’apprend. Ça s’apprend comme toute autre chose. Ça vient petit à petit, avec le temps. Il faut seulement être patient. C’est tout.

    Elle savait ce que voulait dire être épouse dans un ménage polygame puisqu’elle était elle-même issue de ce type de famille. Quand c’est ton tour de donner la chose-là, il faut seulement donner. Sans broncher. Elle était devenue une donner-donner. Une donneuse. Et son mari prenait ça comme il voulait. Comme un fauve. Aucune tendresse, elle dit. Aucun mot doux. Aucun préliminaire. Ma mère était donneuse et lui preneur. Chacun a sa place. Chacun joue son rôle. Et le jour où ma donneuse de mère avait eu la mauvaise idée de fermer ses jambes alors même que c’était son tour de donner, cela lui avait valu une magistrale bastonnade. Un poignet cassé, des cheveux arrachés, un œil de panda et de nombreux autres bleus. Tout ça c’était passé en France. En Europe oui ! La peur, le silence, la soumission : c’était là les maitres mots. Donne tes fesses, cuisine et tais-toi.

    Mais Mourâh n’était pas comme ses coépouses. Elle s’était entêtée. Après tout, n’avait-elle pas fait un certificat d’études primaires ? Ne lui avait-on pas enfoncé dans le crâne depuis toujours qu’elle était Française, Blanche et bien éduquée ? Alors, pourquoi se laisser malmener ainsi par un vulgaire Noir ? Ma mère rêvait d’amour. Elle rêvait de tendresse. Elle rêvait de petits jeux amoureux comme le chantaient ces talentueux artistes français. Des textes qu’on leur faisait lire et chanter à l’école du Blanc, en terre bantoue. Elle attendait toujours que lui soient offertes des perles de pluie venues des pays où il ne pleut pas. Elle attendait toujours que surgisse un jour son aigle noir avec des yeux couleur rubis et des plumes couleur de la nuit comme dans ses rêves d’enfant. Oui elle attendait toujours qu'on lui demande d’aller décrocher la lune, d’aller voler la fortune et de se teindre en blonde. Mais rien de toutes ses attentes jamais dévoilées n’arrivait. Son homme était juste trop Noir pour se ployer devant de tels caprices de petites Blanches. Ce qu’il voulait, lui, c’était manger et baiser à satiété. Le reste, on s’en tape !

    D’un de ses multiples viols conjugaux, Mourâh était tombée enceinte. J’étais née, en France. Au Cameroun on avait dit que Mourâh était une vraie femme. Voilà qu’elle a fini par apprendre à aimer, avait-on constaté  en regardant des photos d’elle. Photos où elle s’efforçait tant bien que mal à de sourire. À son faux sourire, au pays, on avait dit que c’était le sourire des Blancs. Que Mourâh était devenue Blanche.

    Mais peu après ces âneries familiales, ma mère s’était enfuie du domicile conjugal. Son bébé au dos. C’est dans un refuge pour femmes battues qu’elle s’était cachée.

    Mais le noir ne dure jamais éternellement, Mourâh me dit toujours. Le soleil finit par jaillir, elle conclut. Son soleil blanc avait fini par l’éclairer. Et c’est le Blanc de ma mère qui maintenant est mon père. Je porte son nom et c’est lui qui m’a élevée.

    Voilà pourquoi ma mère dit qu’elle ne veut plus voir la trace des Nègres dans sa descendance. Et moi, je la comprends.

    Moi aussi je cherche mon Blanc. Et en toute sincérité, je me fiche de ce que les gens penseront de moi. Je suis née ici. Je suis d’ici. Désormais mes origines sont ici, ici en Europe, vous me comprenez bien ?! Je suis une Européenne. Je suis une Blanche ! Blanche je suis dans ma pensée. Blanche je suis dans mon quotidien. Blanche je suis par mon accent. Blanche je suis dans mon alimentation. Blanche je suis dans mon sourire. Blanche je suis jusque dans mes rêves. Dites-le-moi, pourquoi vais-je aller avec des Noirs ? D’ailleurs j’ai quitté Paris parce qu’il y en a trop ! Ils sont partout. Partout, on les voit. Dans les métros, dans les avenues, dans les magasins, et maintenant même à la télévision et dans la politique. On se croirait en Afrique! Aussi ai-je décidé de quitter Paris, de quitter la France. Je vis aujourd’hui dans le Gros-de-Vaud en pays vaudois, dans une petite commune de quelque deux cent habitants. Je suis la seule Noire du village et c’est mieux comme ça.

    Et quand je pense à toute la discrimination que ma mère a vécue depuis son arrivée en Europe. Les boulots de merde. Une administration qui vous discrimine au patronyme. Un voisin de palier qui vous soupçonne des odeurs de poisse et de viande de brousse. Une sphère politique qui vous traite de profiteurs. Un peuple qui vous prend régulièrement pour cible. Quand je pense à tout cela… Quand je pense à toute la discrimination que j’ai moi-même vécue malgré le fait que je suis Blanche. Quand je pense à tout cela, je me dis : non, plus jamais ça. Plus jamais de cette vilaine peau dans ma famille.

    Tout ce mépris, tout ce dédain à cause de ce noir qui salit ma peau si abondamment.Non, je ne veux pas de cela pour ma descendance. Quand je pense à tous ces produits que ma mère a déversé sur ma peau pour venir à bout de cette couleur du dénigrement, cette couleur du rabais, cette couleur de l’insulte, cette couleur de la suspicion, de la souffrance, de la pauvreté, du désœuvrement, de la famine, de la guerre, de l’excision, du mal, de toute la misère du monde… Je me dis non, je ne veux pas de cela pour ma progéniture. Je ne veux pas de la même souffrance pour mes enfants. Est-ce si difficile à comprendre ?… Je n’en veux pas.

    Et malheur ! Je dis bien malheur ! Malheur à mes filles couleur renversé à qui je donnerai un patronyme européen, celui de mon Blanc que j’aurais trouvé sans grande difficulté puisque je suis moi-même Blanche. Malheur à mes filles si elles ramènent dans ma famille un nom bizarre. Malheur à elles, si elles osent ramener encore cette couleur-là dans les voies de mes entrailles. Malheur !

     

     

       

     

     

     

    Cherche Blanc à marier. Rediffusion le lundi 3 juin 2013 à 16h sur RTS Deux. Un reportage de Philippe Mach et Isabelle Ducret Image : Philippe Mory Son : Blaise Gabioud Montage : Valérie Weyer

     

     

     

     

  • Pour aller danser...

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    … Elle avait beau se trouver au pied du mur, comme qui dirait qu’elle faisait tapisserie dans sa robe sac, mais tout à coup il s’est passé quelque chose, je ne sais pas, la brise du soir, un rien de sensualité coulant du boulevard, et voilà qu’elle s’est mise à onduler, toute lascive et molle, sa robe s’est remplie d’airs, on y a vu à travers, on aurait dit qu’elle dansait avec son ombre claire, enfin quoi plus belle qu’elle à ce moment-là tu oublies…
    Image : Philip Seelen

  • Une tragédie ordinaire

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    Sur Le Passé, d'Ashgar Fahradi.

     

    Il est certains films dont les qualités, qu'on pourrait dire simplement humaines, liées à l'émotion qu'ils suscitent à la ressaisie de situations dramatiques, voire tragiques, vont de pair avec l'élaboration d'une forme artistique accomplie, tant pour leur mise en scène que dans le travail des acteurs, et sans doute Le Passé, de l'Iranien Ashgar Fahradi, présenté au dernier festival de Cannes, en est-il un exemple des plus remarquables.    

     

    Ceux qui ont déjà vu Une séparation, qui décrocha l'Ours d'or du festival de Berlin en 2011 et fut admiré un peu partout dans le monde, se rappellent la première qualité d'Ashgar Fahradi, directeur d'acteurs dont l'extrême sensibilité se confirme dans Le Passé, en complicité parfaite avec d'admirables acteurs et un imagier de premier ordre.

    Si l'opus précédent du réalisateur iranien se passait à Téhéran, dont le climat social était assez lancinant, Le passé se déroule en région parisienne où Marie (Béatrice Béjo, saisissante d'intensité à foucades et replis) vit avec sa fille Lucie (genre grande ado révoltée, qui porte un lourd secret et à laquelle Pauline Burlet prête son très beau visage et sa sensibilité vive)) avec son nouvel ami Samir (Tahar Rahim, dont l'immense talent s'est imposé dès Le prophète de Jacques Audiard), le fils de celui-ci et sa fille cadette à elle - deux rôles d'enfants incarnés à merveille par les petits Elyes Aguis et Jane Jestin.  

     

    Lepassé04.jpgAu début du film, après quatre ans de séparation, le mari de Marie, Ahmad (le cinéaste Ali Mosaffa, passé de l'autre côté de la caméra) débarque à Paris à la demande de sa femme qui désire régler une procédure de divorce relevant apparemment de la formalité. Or la situation que découvre Ahmad, reparti au pays après avoir vainement essayé de s'adapter à la vie française, se trouve plombée par un secret, voire plusieurs secrets, qui entourent le geste désespéré de la femme de Samir, plongée dans le coma depuis des mois. Passons sur les détails, même si tout dans ce film repose sur les détails parfois infimes qui changent souvent le cours de nos vies, et que le scénario travaille en finesse. D'aucuns, à ce propos, ont parlé de pesanteur ou de lenteur, mais il me semble que le refus de dynamiser artificiellement l'action, au profit des sentiments en jeu dans leur dévoilement progressif, donne justement sa force sans pathos à ce film d'amour scellé par le tragique le plus ordinaire.

    Comme dans Une séparation, le regard porté sur ses personnages par le réalisateur, sans pesanteur accusatrice aucune, laisse entrevoir la part de responsabilité de chacun, jusqu'au plus innocent en apparence. Au latent sentiment de gâchis, qui pourrait se dégager de telles situations typiques des familles éclatées ou recomposées si banales de nos jours, s'oppose un effort de compréhension et de pacification, aux conséquences parfois imprévisibles, que poursuit ici l'ex de passage. Bref c'est un film à voir absolument que Le Passé, dont on ne sort pas bouleversé mais ému, touché, réellement interpellé...       

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  • On the Rocks

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    … La question n’est pas de savoir s’il est plus élégant de patiner sur un iceberg ou sur un glacier de Terre de Feu : ce qui compte est le style qui s’y adapte à chaque fois, car tout dépend des surfaces taillées et du plus ou moins aigu des angles, tant que de la consistance cristalline de leurs biseaux - mais quelle griserie c’est à tout coup de toupiller imaginairement sur son glaçon à la pointe de ses lames tout en laissant couler en soi la chaleur ambrée de son treizième Coca-cognac…
    Image : Philip Seelen

  • Un Gatsby qui en jette

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    Dans une version baroque et kitschissime, Baz Luhrmann se montre moins infidèle à la lettre qu'on aurait pu le craindre...

    L'adaptation cinématographique des grands textes littéraires est souvent décevante, et c'est un peu à reculons que nous allions assister ce soir à la projection de Gatsby le magnifique de Baz Luhrmann, mais une chronique de Sorj Chalandon, dans Le canard enchaîné, m'avait incliné à une curiosité qu'auraient pu décourager divers autres jugements très négatifs. Excès de paillettes et d'effets spéciaux, avais-je entendu dire, blockbuster hollywoodien tape-à-l'oeil noyant le récit au dam de tout romantisme. Bref à peu près ce que je déteste à l'ordinaire.

     

    Gatsby03.jpgOr curieusement, c'est justement le summum de l'artifice qui m'a intéressé dans cette version frisant parfois le surréalisme dans le kitsch visuel, comparable au parti pris esthétique hyper-kitsch du Querelle de Jean Genet adapté par Rainer Werner Fassbinder, autre exemple d'une transposition paradoxalement très proche du texte en dépit de sa féerie plastique. Car les mots du texte de Fitzgerald traversent le film de part en part, sous la plume de Nick Carraway le narrateur. 

     

    Gatsby01.jpgJe comprends, cela va sans dire, la frustration de ceux qui s'attendaient à une adaptation plus "classique" du Great Gatsby, tant par le décor que par l'atmosphère de l'époque. En l'occurrence, cependant le "décor" numérique de New York et des châteaux, évoquant plus le Las Vegas d'un cocaïnomane que les demeures patriciennes de la côte Est, touche au rêve éveillé par sa grandiose folie autant que par l'hyperréalisme de BD des scènes misérabilistes, constituant une sorte d'objet en soi et ressortissant plus à la manipulations d'images virtuelles qu'au cinéma ordinaire, dans lequel s'inscrivent les protagonistes.

     

    Gatsby05.jpgCela étant, les personnages  du drame sont bien là, physiquement présents et "dégageant" leur aura particulière, autant en ce qui concerne Jay Gatsby campé par le magistral Leonardo di Caprio, que l'adorable Daisy en son double rôle (Carey Mulligan) et le "narrateur" Nick Carraway (Tobey Maguire) dont la présence décentrée de témoin est bien rendue par un jeu distancié non dénué d'attention amicale.    

     

    Bref, la partie psychologique du drame reste assez bien cadrée dans les scènes de retrouvailles de Gatsby et Daisy, ou dans la confrontation des deux rivaux, et la fin du film, par-delà les assommantes cascades de voitures et autres zooms calamiteux sur Manhattan ou les étoiles filantes, rejoint le livre de Fitzgerald en douceur, non sans un filet d'émotion, par la seule vertu des mots. Après cela,on oubliera vite le film pour revenir au livre... 

     

     

  • Au piège du temps

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    À propos du dernier roman de Martin Suter

     

    C'est  un livre étrange et un peu fou, dégageant une sensation physique e t psychique de malaise et de curiosité mêlés, que le dernier roman de Martin Suter, intitulé Le Temps, le temps et modulant une réflexion apparemment abstraite à partir de faits apparemment concrets sur la nature du temps.

    Lorsque Martin Suter était enfant, il recopia une comptine qu'il cite en épilogue et disant: "Le temps, le temps / il fait un long voyage, / il court il court / vers l'éternité".  

     

    Mais qu'est-ce au juste que le temps, dont on ne sache pas que même Marcel Proust l'ait rencontré ? Existe-t-il plus que Dieu dont on ne trouve pas le nom cité une seule fois dans la Recherche ? Le vieux Knupp est persuadé du contraire: il pense que le temps n'existe pas. Ce qui existe, selon lui, ce sont les modifications liées au passage des jours et des années, qu'il suffirait en somme de supprimer pour "tuer" le temps ou, plus exactement, afin de prouver que celui-ci n'existe pas.

     

    Le prof octogénaire Knupp a élaboré sa théorie après la mort de sa femme, une vingtaine d'années plus tôt, à la suite d'un voyage en Afrique. L'événement, bonnement inconcevable pour ce personnage très organisé,  l'a choqué au point qu'il en est venu, comme souvent cela arrive après les grands traumatismes qui nous font imaginer que l'événement n'est qu'un cauchemar, à reconstituer le monde environnant supprimant toutes les modifications apparentes, de la taille des arbres aux moindres objets constituant le décor de ce quartier petit-bourgeois propre-en-ordre où il se trouve que son vis-à-vis immédiat, un certain Peter Taler, a vécu à peu près le même drame, à cela près que sa femme à lui a été assassinée à sa porte.

    Comme on s'en doute, les deux personnages seront amenés à se rencontrer, et d'abord parce que Peter Taler, de la fenêtre qu'il ne quitte plus depuis la fin tragique de sa femme, observe sans discontinuer le voisinage en quête du moindre indice pouvant se rapporter à l'assassin, et plus particulièrement le vieux Knupp qu'il a naturellement soupçonné malgré les dénégations de la police. Or ce qu'il va découvrir, c'est que le vieux Knupp l'épie lui aussi, et depuis assez de temps pour savoir, peut-être, ce qui s'est passé le jour du meurtre. Ce qui les rapproche est évidemment le fait qu'aucun des autres n'a "tourné la page", rejetant chacun à sa façon la réalité et son inscription dans le temps De fil en aiguille, Taler va se trouver engagé dans l'entreprise de plus en plus extravagante de Knupp, qui ne laisse d'intriguer et d'inquiéter le quartier... Dans la foulée, on pense à Bouvard et Pécuchet en suivant les menées des deux personnages à la fois grotesques et comiques, auxquels le romancier parvient à nous intéresser.

     

    S'il démarre lentement et progresse au rythme des déambulations de nos deux barjos alémaniaques, ce roman singulier peut être lu comme une espèce de fable très suisse, à la fois par le climat  sourdement oppressant dans lequel il se déroule - le quartier a quelque chose de terrifiant dans sa tranquillité menaçante, où tous s'observent en coin - et par la réflexion qu'il développe sur le refus de tout accroc dans la trame des jours, revenant à la fois au refus de la mort et, bien entendu, de la vie.     

     

    Comme dans Small World, premier de ses romans explorant le bord des gouffres physiques et psychiques de la maladie d'Alzheimer, Martin Suter parvient à capter l'attention du lecteur avec un art de conteur simplement magistral, jusqu'au dénouement rusé à souhait.

    Martin Suter . Le Temps, le temps. Editions Bourgois, 354p.

  • Ceux qui n'en reviennent pas

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    Celui qui en reste baba / Celle qui se sent dépassée / Ceux qui se cherchent une contenance / Celui qui a découvert ses limites de tolérance à l’odeur corporelle au bureau / Celle qui prétend qu’elle reconnaît une personne de couleur les yeux fermés dans l’autobus / Ceux qui spéculent sur l’au-delà / Celui qui reprend sa mise / Celle qui va pour présenter sa fille Agathe au concours de Miss Handicap / Ceux qui ont fait leur deuil de leur l’Opel Kadett restée sous une coulée de boue du Teufelhorn / Celui qui en revient à l’omnibus pedibus selon son expression de radinus / Celle qui a compris que des enfants ne lui permettraient pas de s’affirmer en tant que battante à la japonaise / Ceux qui ont renoncé à se faire exploser dans un grand magasin par simple nonchalance / Celui qui est stupéfait de constater la vitesse de dégradation d’un visage quand la méchanceté sévit / Celle qui a fait le tour de la Question et ne se gêne donc plus de prendre du poids et même d’en jouir, ah, ah / Ceux qui se mouchent dans leurs doigts avant de serrer la main du dentiste aux ongles douteux / Celui qui pose en slip minimum dans le bulletin des Body Builders du quartier des Oiseaux / Celle qui est jalouse de son cousin Paul dont le magazine Je m’occupe fait l’éloge à propos de son élevage de ragondins / Ceux qui font le poing dans leur poche revolver / Celui qui gît sous le coup que Morphée lui a assené en plein débat sur le développement durable / Celle qui boit les paroles du diacre dont la ressemblance avec George Clooney diffuse une sorte de parfum de café subliminal / Celui qui vainc les forces du Mal en bombant le torse / Celle qui vainc les forces du Mal en fronçant le sourcil / Ceux qui ont vaincu les forces du Mal en leur jeunesse scoute et qui les reçoivent maintenant à goûter, eh eh / Celui qui dit que la modiste travaille du chapeau / Celle qui opine du chef et parfois du sous-chef / Celles qui font l’amour avec leur piano à queue mais au figuré s’entend / Celui qui change de nom la nuit / Celle qui demande à Pablo de l’étonner et qui se fait larguer dans la foulée / Ceux qui constatent que plus rien n’est comme avant et se demandent : et après ?, etc

    Image :Philip Seelen.

  • Le chorus géant d'Alain Gerber

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    Décrire la musique avec des mots relève du grand art, rarement atteint. Parler de musique en spécialiste , ou l'évoquer poétiquement, est une chose. Tout autre chose est de la décrire en substance et en mouvement; tout autre chose d'en capter la source vive ou l'incarnation; tout autre chose encore de saisir, par les seuls mots, d'ou vient ce langage et comment il parle, à quoi il répond de notre tréfonds et quelles ailes il nous fait pousser, comment il fouaille notre chair et comment il nous en délivre - et c'est cela même de "tout autre" que nous vivons en lisant Une année sabbatique d'Alain Gerber, très beau roman d'une rédemption débordant largement, à vrai dire, la seule question du rapport liant la musique et les mots pour englober la relation profonde entre création et destinée, art et simulacre, rumeur d'époque et blues de l'Ange.

    L'univers investi par Alain Gerber, fameux romancier du jazz, est une fois de plus celui de cette musique plus souvent improvisée qu'écrite, et c'est d'ailleurs dans cette zone apparemment aléatoire et tourbillonnaire de l'improvisation que le romancier se montre le plus stupéfiant, comme si les sources, les ressources et les ressorts de l'improvisation lui étaient chevillées au corps et à l'âme en véritable réincarnation médiumnique d'un Charlie Parker ou d'un John Coltrane. Or, que je sache, Alain Gerber n'a jamais fait que battre la mesure sur une batterie d'amateur et sur les touches de sa machine à écrire . Mais le voici vivre, corps abouché à ce qu'on appelle l'âme, ce qu'un musicien peut tirer d'un instrument nommé saxophone ou d'un autre nommé trompette, puis d'une paire de gants de boxe, et nous le faire vivre à notre tour par le miracle des seuls mots. Il y a là comme une magie relevant de ce qu'on pourrait dire une grâce. Les lecteurs de La couleur orange et du Buffet de la gare, premiers romans du jeune écrivain de Belfort (né en 1943) rêvant d'égaler Hemingway et Faulkner, ou Thomas Wolfe, se rappellent probablement, avant de la retrouver dans les nouvelles inoubliables des Jours de vin et de roses et dans maintes autres pages de cet auteur extraordinairement profus mais d'inégales densité et intensité, cette présence d'une "grâce" qu'on pourrait dire le signe par excellence de la poésie ou de cette disposition de l'homme à se montrer, comme le disait Enesco de Jean-Sébastien Bach, "capable du ciel".

    NewYork9.jpgOn est très loin du ciel lorsque s'ouvre Une année sabbatique sur cet inspirant incipit: "On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu'on n'a pas encore jouée". On est déjà sur le départ frotté de mélancolie, voire de désenchantement, d'un type qui se reproche d'avoir manqué jusque-là ses rendez-vous avec le meilleur de lui-même, brillant certes parmi les brillants mais prenant les hommages comme autant de banderilles plantées dans son cuir honteux. Plus précisément, le saxo ténor Sunny Matthews, qu'on imagine encore jeune, avec sa dégaine de bison, mais qui se sent déjà fatigué de vivre, aussi toxico que son mentor absolu, dit Le Bleu, quitte New York pour le centre de désintoxication de Lexington où il compte se refaire durant quelque temps. Mais qui est ce Sunny Matthews ? se demandera vite le lecteur, familier ou non du jazz. S'agit-il d'un avatar romanesque de Sonny Rollins, comme le suggère une allusion du prière d'insérer ? Et l'aura sans pareille du Bleu, autant que sa propre dépendance aux "substances", renvoient-elles à Charlie Parker ? Et les connaisseurs ne seront-ils pas tentés de chercher les "clefs" des pseudo de l'Hippopotame ou du Serrurier ? Peu importe à vrai dire !

    De fait, c'est un espace romanesque autonome et non forcément référentiel qu'Alain Gerber recompose en l'occurrence, où les autres noms de musiciens qui nous viennent à l'esprit en cours de lecture, de John Coltrane ou de Miles Davis, n'appellent pas non plus d'identification formelle. De la même façon, l'on relèvera que la lecture d'Une année sabbatique n'exige pas une connaissance particulière du jazz, alors même que ses thèmes et ses observations se rapportent à la fois à la littérature et aux arts divers, autant qu'à toute destinée individuelle.

    Au centre de désintoxication de Lexington, le saxo ténor retrouve d'autres musiciens en cours de sevrage, qui se réunissent volontiers pour jouer à l'instigation d'un psy "à l'écoute", come on dit, dont le répondant, s'agissant du cas "à part" de Sunny, reste limité. Le Bison se tient d'ailleurs à l'écart, se rapprochant cependant de ses compères à l'occasion d'un concert public en hommage au Bleu subitement défunté, dont l'annonce de la mort les a tous atterrés, à commencer par Sunny, tant le Bleu incarnait pour lui le modèle idéal par excellence, et le mentor vivant.

    C'est cependant "out of the Blue" (titre de la deuxième partie du roman) que Sunny Matthews, qui se retrouve à la fois libéré de ses tentations, au terme de sa cure, et tenté de renoncer à la musique pour ne plus faire que vivre ("vivre la vie de sa chair endolorie et muette"), que Sunny va rebondir et doublement puisque, en marge de petits boulots de survie aux vertus hygiéniques certaines, il se découvre une nouvelle passion pour la boxe, autre façon de concrétiser son combat contre lui-même, avant de faire la rencontre, foudroyante, d'une sorte d'ange révélateur en la personne d'un tout jeune trompettiste malingre et bonnement génial aux oreilles de Sunny.

    Par la médiation vivante de Scott Lloyd, dix-sept ans, Sunny Matthews va se retrouver lui-même dans la situation d'un mentor, dont l'engagement mimétique intransigeant vaudra autant pout l'encouragement fait au gosse de n'écouter que sa seule voix, inouïe, que pour son retour à lui, Sunny, à sa voie, dans un mouvement final exacerbé par le sort tragique de Scottie.

    Il y a, chez Alain Gerber, un grand pro du roman à l'américaine, dans la filiation d'Hemingway ou plus précisément, ici, du Nelson Algren de L'Homme au bras d'or, d'ailleurs cité au pied d'une des superbes pages consacrés à la boxe.

    Cela étant, ce très remarquable artisan-romancier, qui pourrait nous faire croire qu'il s'est camé lui-même la moitié de ses nuits et a joué du saxo ou de la trompette l'autre moitié, est aussi un artiste et un poète d'une phénoménale porosité. Moins un styliste orfèvre de la phrase, sans doute, qu'un storyteller travaillant à l'énergie et en pleine pâte ou "dans la masse", comme on le dirait d'un sculpteur, dont les thèmes rassemblés ici trouvent leur expression puissante et magnifiquement suggestive, à croire que la rédemption de son personnage coïncide avec celle du romancier.

    Alain Gerber. Une année sabbatique. Editions Bernard de Fallois, 302p.

  • Cingria clochard cosmique

     

     

    Cingria130001.JPGLa nouvelle édition critique des Oeuvres complètes du génial Charles-Albert inspire même les pédants !

    Charles-Albert Cingria (1883-1954) est un immense écrivain mineur qui ne sera jamais lu par plus de mille lecteurs. Mais ceux-ci font des petits et l’œuvre, pas toujours facile d’accès, continue de susciter le même émerveillement candide ou savant.

    La légende de l’extravagant personnage, charriant mille anecdotes savoureuses, conserve son aura. Georges Haldas nous le décrivait pionçant sur des sacs de sucre à la gare de Cornavin ou lavant ses caleçons dans le Rhône; un autre ami l’a vu traverser la pelouse de l’éditeur Mermod et rejoindre la compagnie très chic en beau costume, prêté par ses hôtes, non sans traverser le bassin aux nénuphars. On en aurait comme ça des sacs !

    Cingria13.JPGVélocipédiste savant sillonnant l’Europe, d’Ouchy à Sienne ou de Genève à Paris, en passant par le Maroc et la Provence, avec sa petite valise aux manuscrits, son béret basque, ses boîtes de cachous (pour les enfants) et ses pantalons golf, Cingria fut le plus atypique des écrivains issus de Suisse romande. Pittoresque et bien plus, ce fils de famille cosmopolite (Turco-polonaise et genevoise d’assimilation) d’abord aisée et ensuite ruinée, ne gagna jamais sa pitance qu’en écrivant. Des tables l’accueillaient un peu partout pour le  sustenter et bénéficier de ses sublimes improvisations de conteur. Il vécut souvent à la limite de la misère, humilié par les bourgeois (et plus encore les bourgeoises) qui lui supposaient par ailleurs des mœurs douteuses. Un épisode pédérastique anodin - de jeunes voyous pelotés sur une plage - lui valut ainsi un bref séjour dans les prisons de Mussolini. Mais la sublimation radieuse, autant que l’alcool (certains le disaient « toujours ivre ») remplacèrent sûrement la vie affective et sexuelle de cet homme très pansu à tête de forçat dont l’œuvre, pourtant extrêmement poreuse et sensible, est pure de toute psychologie sentimentale.

    Or Cingria, autre paradoxe, s’est acquis des lectrices fanatiques, séduites par sa façon prodigieuse d’enluminer le monde, à l’écart des embrouilles politiques et de la platitude quotidienne. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs joué un rôle décisif dans le rassemblement d’une œuvre énorme mais longtemps éparpillée en une constellation de revues et journaux.

    Cingria7.JPGÀ relever alors: que ses écrits follement originaux, lumineusement profonds, furieusement toniques, mais aussi précieux, voire parfois abscons, n’ont jamais cessé d’être lus depuis la mort de l’écrivain. De nouvelles générations d’amateurs et de commentateurs se bousculent ainsi au portillon du paradis poétique de celui qu’on appelle familièrement Charles-Albert, comme Rousseau est appelé Jean-Jacques.

    Les deux premiers (énormes) volumes de l’édition critique des Œuvres complètes, qui en comptera sept , viennent de paraître sous couverture bleue à motifs dorés, témoignant de ce persistant et joyeux intérêt. On pouvait craindre, comme avec Ramuz, que les « spécialistes» asphyxient le texte sous leurs commentaires pédants ou jargonnants. Mais ce Gulliver, loin d’être bridé par les Lilliputiens universitaires, les inspire au contraire !

    À la première édition «safran» en 18 volumes, dirigée par Pierre Olivier Walzer et  suivant l’ordre chronologique des parutions, succède ici une édition critique qui a le grand avantage, après le désastre ramuzien, de placer les gloses, souvent bienvenues d’ailleurs, après les textes. De nombreux inédits intéressants, des notes de pas de page souvent utiles, des descriptions «génétiques»    également éclairantes donnent son sens à l’entreprise. Chaperonnée par la très diligente Maryke de Courten, introduite avec brio malicieux par Michel Delon, l’édition suit un classement parfois discutable mais en somme ingénieux et conforme à  l’esprit kaléidoscopique et buissonnant de Charles-Albert, dûment expliqué par la vestale du Temple que figure  Doris  Jakubec.

    Cingria77.jpgUne constellation d 'hommage persillés

    «Ah, sacré Charles-Albert !», s’exclame le jeune écrivain et lettreux vaudois Daniel Vuataz, 26 ans, qui vient de décrocher sa licence avec une étude consacrée à la légendaire Gazette littéraire de Frank Jotterand. Simultanément, le lascar a conçu et dirigé un triple numéro de la revue lausannoise Le Persil, fondée par Marius Daniel Popescu. 

    48 pages sur papier pelure grand format, réunissant des inédits, une iconographie formidable et des textes d’auteurs reconnus (comme Philippe Jaccottet, François Debluë ou Corinne Desarzens, notamment) ou de la génération de Daniel Vuataz, aux tons très divers et répondant éloquemment à la question-titre : «Pourquoi faut-il relire Charles-Albert Cingria ?».

    Après divers autres hommages «historiques», dès la mort de l’écrivain (la fameuse Couronne de la N.R.F., chez Gallimard, en 1955), deux petits livres également épatants viennent de paraître chez Infolio, sous la direction de Patrick Amstutz: Florides helvètes de Charles-Albert Cingria, par Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris, fourmillant de notations pertinentes; et  un recueil d’hommages intitulé Cippe à Charles-Albert Cingria, d’excellent niveau lui aussi.

    Charles-Albert Cingria. Œuvres complètes, Vol. 1 et 2. L’Age d’Homme, 2012.

    Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris. Florides helvètes de Charles-Albert Cingria. InFolio, coll. Le Cippe, 109p.

    Cippe à Charles-Albert Cingria, InFolio, Le Cippe, 118.

  • Ramuz classique en toute jeunesse

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    Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, compte au nombre des grands écrivains de langue française du XXe siècle. Depuis Jean-Jacques Rousseau, la Suisse romande n’avait pas connu d’auteur de cette envergure. Dès son premier roman, l’étincelant et tragique Aline, paru en 1905, l’originalité et la puissance d’expression du jeune écrivain de 24 ans s’imposa, claire et nette, sur le fond de grisaille académique ou provinciale de l’époque. Auparavant, un recueil de poèmes, Le petit village, paru à compte d’auteur à Lausanne en 1903, avait annoncé la couleur d’une écriture à la fois simple et musicale, fluide et plastique.  

     

    Ramuz1.jpgLes portraits du vivant de Ramuz nous le montrent sous un visage austère. Il a l’air bien grave, Monsieur Ramuz, sur les photos. Pas le genre bohème ou romantique, même en sa jeunesse, d’un Rimbaud ou d’un Blaise Cendrars, le grand voyageur qui fait rêver les adolescents. L’air digne, Ramuz n’a rien d’une « icône » de la littérature, comme on le dit aujourd’hui. Son apparence est d’un homme de lettres posé, non sans élégance avec sa cape noire, l’air un peu démodé.  Et pourtant Ramuz reste d’aujourd’hui. Du « profond aujourd’hui», pour citer encore Cendrars. D’un présent qui traverse les siècles par son humanité et son verbe toujours frais, comme une herbe matinale ou l’eau d’un lac de montagne. La nature est d’ailleurs un élément fondamental de son œuvre, et c’est important aujourd’hui que notre terre est menacée. Après Jean-Jacques Rousseau, Ramuz est en effet un grand poète de la nature. Il consacre des pages magnifiques à ce qu’il voit de sa fenêtre : le lac et les montagnes, les vignes et les champs de blé, mais aussi à ce que l’homme tire des vignes et des champs de blé : le vin et le pain. L’homme de Ramuz fait partie de la nature, au sens le plus large, bien enraciné dans le pays qui est le sien, et qui déborde sur le cosmos.

    Panopticon44.jpgEntre le lac et le soleil, la terre est travaillée par l’homme, comme il en a été de tout temps et partout. Or, les personnages de Ramuz, même vivant à la campagne ou à la montagne, nous touchent au cœur par les drames qu’ils vivent, comme les ont vécu les hommes de tous les temps et de tous les lieux de la terre.   Aline, jeune femme engrossée par un fils de notable et ensuite abandonnée, pourrait être chilienne ou chinoise. Jean-Luc, montagnard trompé par sa femme, pourrait être russe ou sicilien. Le martyre vécu par le petit chien, que les bergers alpins laissent crever sans pitié dans une faille de rocher, dans la nouvelle bouleversante intitulée Mousse, pourrait être aussi mal traité par des bergers grecs de l’Antiquité, de même que le martyre vécu par le vieux cheval battu, dans Le cheval du seautier, est le même que celui dont parle, dans Kholst Mer, le romancier russe Léon Tolstoï. C’est en cela que Ramuz est de partout et de tout temps. A quoi s’ajoute la musique d’une langue nouvelle.

    C’est par cette langue absolument originale, ce nouveau style, cette façon inouïe (jamais entendue, au sens propre) d’écrire que Ramuz a marqué d’abord la littérature de son époque tout en suscitant les plus fortes réticences. On l’accusera ainsi de mal écrire. Un critique français prétendra même que ce qu’il écrit est traduit de l’allemand…

    Rien pourtant de révolutionnaire, au sens de l’avant-garde du début du XXe siècle, dans l’écriture du jeune Ramuz. De belles proses poétiques, de beaux poèmes, un beau premier roman, une voix certes personnelle et nouvelle par la fraîcheur du point de vue qu’elle exprime, mais aucune rupture pour autant. L’année où paraît Aline, son premier roman, le Prix Nobel de littérature est attribué à Frédéric Mistral, grande figure du régionalisme provençal. Or, Ramuz sera classé longtemps dans cette catégorie de la littérature provinciale, voire paysanne, du côté d’un Jean Giono, mais un peu en dessous pour la plupart des éminents critiques de Paris.

    Il est vrai que Ramuz exprime un pays, qu’on pourrait situer entre la côte lémanique de Lavaux, qu’il évoque d’ailleurs superbement dans son texte-manifeste de Raison d’être, et les hautes terres « tibétaines » du Valais. Dans les deux cas : fonds latin et rhodanien, horizon montagneux mais en surplomb, comme au bord du ciel, où l’homme travaille rudement et fronce un peu le sourcil quand passe le poète. Mais le poète passe et chante le travail de l’homme, reconnu dans sa condition et qui fera sien le chant du poète. 

     

    Salut à beaucoup de personnages

    Ramuz est l’un des seuls écrivains romands dont les personnages font partie de la mémoire commune de ceux qui ont lu ses livres. Après avoir lu Aline, Jean-Luc persécuté, Les circonstances de la vie, Aimé Pache peintre vaudois ou Vie de Samuel Belet, les prénoms des personnages de ces romans résonnent en nous comme ceux de familiers.

    Prononcer le seul prénom d’Aline, protagoniste du premier chef-d’œuvre de Ramuz, nous rappelle immédiatement la révolte profonde que nous aurons éprouvée en  découvrant la tragique destinée de cette toute jeune fille vivant son premier amour dans la transgression, avec Julien,  fils d’un riche paysan de son village qui ne cherche que son seul plaisir. Ainsi abandonne-t-il Aline, enceinte, jusqu’à la pousser à tuer son enfant avant de mettre fin à ses jours. Dans une nature évoquée avec sensualité et poésie, le personnage d’Aline, autant que celui de sa mère, terrassée par la mort de sa fille, incarnent les premières figures tragiques, et réellement inoubliables, de l’œuvre de Ramuz, qui en compte beaucoup. Dans Les circonstances de la vie, deuxième roman de Ramuz qui manqua de peu le prix Goncourt en 1907, les victimes seront un notaire de province un peu falot, et son petit garçon, dont on ne se rappelle pas les prénoms, qui subissent l’empire cynique d’une femme arriviste. Sur un ton réaliste frisant parfois la satire, dans la filiation de Flaubert, le terrien Ramuz fait sentir sa méfiance à l’égard de la ville (Lausanne, en l’occurrence) où commence à s’imposer le règne de l’argent.

    PanopticonB124.jpgLe montagnard Jean-Luc Robille, protagoniste de Jean-Luc persécuté, troisième roman de Ramuz paru en 1908, est également une figure de victime dont le cœur simple et bon contraste avec la fourberie moqueuse de sa femme, qui paie avec son enfant le prix de sa trahison.

    Aux prénoms inoubliables d’Aline et de Jean-Luc s’ajouteront, à travers les années, ceux d’Aimé  et de Samuel, figures dominantes d’une première période créatrice extraordinairement féconde et en constante expansion, marquées par la reconnaissance de Ramuz à Paris, dont il reviendra pourtant en 1914, juste avant que ne se déclenche la Grande Guerre.

    Or, ce que Ramuz a  vécu à Paris, un peu en marge de la foisonnante vie artistique et littéraire, nous le comprenons à la lecture d’  Aimé Pache peintre vaudois, roman d’apprentissage qui transpose, dans le domaine de la peinture, l’expérience de la grande ville faite par l’écrivain vaudois et sa recherche d’un lieu d’une identité qui lui soient propres. Aimé dit avoir beaucoup reçu de Paris, mais il ne s’y trouve pas à l’aise pour autant, pas plus que ne le sera Samuel Belet confronté aux discours révolutionnaires des Communards : l’un et l’autre, comme Ramuz, sont des terriens, et qui se méfient de la rhétorique trop brillante de Paris. Cassé en deux par l’humiliation et le froid de sa mansarde parisienne, Aimé Pache, le « petit exilé », a entrevu là-bas le « beau mirage d’un lac inventé ». Puis il revient au pays pour « fonder quelque chose qui se perçoit, qui se touche », et cela en dépit du manque de modèles, du manque d’histoire de ce pays, du manque de culture propre à ce pays, du manque de littérature propre à ce pays (il ne croira jamais à la réalité d’une « littérature suisse »), du manque de talent de son canton jugé « inartiste », du manque de vraie spiritualité de ce pays dont la religion pédante et tracassière se traduit par un idéalisme vaseux ou un scepticisme sans force. Faisant écho à un Robert Walser qui raille la mentalité d’instituteurs sentencieux de tant d’écrivains romands, noués comme Amiel sur leur « noix creuse », il s’exclame à son tour que ce que nous donnons se borne trop souvent à « des leçons et des leçons de tout ce qu’on voudra, mais pas à autre chose ».

    « L’acte de poésie est éminemment un acte de transformation, écrit Ramuz dans Raison d’être ; il est donc indispensable que la poésie se transforme dans le pas encore transformé ». Or, son goût de l’élémentaire, du simple, du concret et du « pas encore transformé », du roc croulé de Derborence à  la tête de bois de Farinet l’anarchiste, va nourrir une formidable entreprise de transformation qui fera de Ramuz, avec ses amis des Cahiers vaudois (notamment Paul Budry, Edmond Gilliard et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria), le fondateur d’une littérature romande où les pasteurs et les professeurs céderont le pas aux écrivains et aux poètes. Revenu dans son pays, il y restera le plus souvent solitaire et réservé, ne signant aucune pétition mais capable de s’engager avec virulence dans ses livres ou ses articles, comme le pamphlet intitulé Sur une ville qui a mal tourné et lancé contre l’ « urbanisme hétéroclitique » de Lausanne, qui ne faisait à vrai dire que commencer…

     

    Un terrien au bord du ciel  

    Ramuz2.jpgRamuz détestait les bourgeois encaqués dans leur confort, sans céder pour autant aux sirènes des idéologies de son époque, nazisme ou communisme. Il fut un grand romancier des destinées individuelles dans ses cinq premier romans, avant une mutation marquée par la publication d’ Adieu à beaucoup de personnages, en 1914. Par la suite, ses romans évoluèrent vers de grands évocations «épiques », selon son expression, à la fois poétiques et traversés par de grandes question touchant à la condition humaine. Les personnages y seront moins des individus auxquels nous nous identifions que des « types », et l’écrivain y « creuse » plus qu’il n’étend son territoire, tournant décidément le dos à la ville.

    La grandeur de Ramuz, de romans-poèmes en essais (un recueil référentiel les rassemble sous le titre évocateur de La pensée remonte les fleuves), ou du Journal à sa Correspondance, tient en définitive à sa constante hauteur de vue, au souffle et à l’empathie humaine du romancier, à la lucidité nuancée de l’observateur du monde, à l’incomparable plasticité de sa langue, toutes choses que sa formule fameuse concentre en profession de foi: « Car la poésie est l’essentiel »…

     

    (Ce texte a paru dans la revue TransHelvétiques éditée par le Théâtre de Vidy)

  • Ceux qui élèvent le débat

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     Celui qui rêve d'une nouvelle alliance entre les vivants et le vivant / Celle qui se relève en chantonnant avant de faire un doigt d'honneur à l'évangéliste en Mercedes /Ceux qui estiment que tout ce qui a été tordu peut être redressé / Celui qui se rappele "le monde merveilleux des métamorphoses qu'invente la féerie de l'enfance et que l'adulte dédaigne d'explorer pour le refouler en fantasmes morbides dont il s'empoisonne l'existence" / Celle qui renonce à dire que la vie est sacrée pour affirmer qu'elle est bien belle et bonne à vivre / Ceux qui récusent "l'art funeste d'étouffer la nature" que désignait Diderot / Celui qui recommande la tolérance pour toutes les opinions et l'intolérance pour tout acte inhumain / Celle  qui se sent mieux dans les brasseries que dans les temples et les cabinets de psys / Ceux qui s'opposent à toute forme de mutilation prétendue sacrée et à toute mise à mort sacerdotale des bêtes / Celle qui rappelle le geste de la poétesse Qurrati 'l-Ayn appelant dans la Perse de 1848 les femmes à se libérer du tchador et de la tyrannie masculine /  Ceux qui constatent que le sacré est trop souvent l'alibi de la barbarie / Celui qui peine à croire en aucun âge d'or de l'humanité même si les cueilleurs du magdalénien se la coulaient plus douce que les mineurs du Katanga ou les paysans chinois / Celle qui te fait valoir les dernières découvertes de la paléontologie selon lesquelles l'exhumation des squelettes aurignaciens ou magdaléniens ne laisse point apparaître de crânes fracassés à coups de battes de base-ball ou de poitrines percées au sabre de Ninja /  Ceux qui revendiquent l'acception première du terme de religio exprimant un sentiment de fusion entre les éléments inséparables du vivant genre tes meufs et les autres gazelles / Celui qui lisait Alain à dix-huit ans et rajeunit tout soudain en relisant dans Propos sur le bonheur que "nous sommes empoisonnés de religion" et qu'"il faut prêcehr sur la vie, non sur la mort; répandre l'espoir, non la crainte; et cultiver en commun la joie,vrai trésor humain" / Celle qui enjoint ses enfants de ne point se comparer aux autres au motif que chacun est unique / Ceux qui reconnaissent avec Raoul le Belge "qu'il n'y a que la volonté de vivre pour dissoudre ce qui la nie", et.

     Peinture: Robert Indermaur.

    (Cette liste fait partiellement écho à la lecture  de l'essai de Raoul Vaneigem intitulé De l'inhumanité de la religion, paru en 2000 chez Denoël)

  • Ceux qui assument leur part animale

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    Celui qui progresse de branche en branche / Celle qui se sent personnellement regardée par l'axolotl / Ceux qui se verraient bien renaître en panda convivial / Celui qui capte le message de la reine des abeilles / Celle qui se sent proche de l'esprit du lamantin / Ceux qui échangent avec le poisson-lune / Celui qui a traqué l'Apollon dans les Monts des Géants avant l'extinction de sa race du fait de l'anéantissement de sa plante nourricière / Celle qui retire son béret en lisant l'inscription à l'encre dorée sur le parchemin: Le papillon Sans Souci / Salue l'Oiseau Zeitvorbei (en clair: l'Oiseau à côté duquel le temps passe sans le toucher) /  Celui qui sait dans le champ succulent des colonies de chenilles voraces / Celle qui compare la sauterelle à un épileptique à ressort / Ceux qui font hennir leur hippogryphe / Celui qui amorce son hivernage au sein de Dame Nature / Celle qui sait par sa mère  l'alphabet du chardon / Ceux qui recommandent au bonobo les bilobas de Bilbao / Celui qui envoie une caisse de figues au babouin gourmand / Celle qui prétend avoir une âme chrétienne de même que la tortue et le toucan réclamant le baptême / Ceux qui nagent dans l'eau de lune tandis que rampe le légionnaire mal rasé / Celui qui se la joue Bombyx de la ronce en posture d'anneau du diable  / Celle qui fait toujours un effet boeuf à la réu des poules bouillies / Ceux qui allument la salamandre asturienne / Celui qui milite contre la cuisson à froid des poulets de l'espace / Celle qui rêve de s'installer dans le sous-sol de l'aquarium chauffé selon les normes / Ceux qui bourdonnent autour du cognassier tels des hannetons épargnés par le DDT / Celui qui se rappelle à la vue de Philippe Sollers (l'écrivain) à la télé que la paon est l'oiseau symbolique de mai / Celle qui a toujours évité d'irriter le vison et d'inquiéter le  bison / Ceux qui surveillent les essaims en espérant la mise en examen de la présidente du FMI qu'ils estiment une butineuse ingérable / Celui qui sait que l'épaule gauche du mouton est plus tendre au motif qu'elle travaille moins / Celle qui promène son homard que son psy consulte sur la profondeur des gouffres à l'aplomb du Cap Nerval / Ceux qui se rappellent le proverbe bantou conseillant de ne point atteler la charrue à la poétesse languide, etc.     

  • Ceux qui reluquent

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    Celui qui se prend dans l'oeil un jet de salive possiblement contaminée vu qu'il mate le site grave de Webcamworld.com / Celle qui veut absolument savoir dans quelle tenue Arielle Dombasle se met au lit le vendredi soir / Ceux qui matent faute de pouvoir mater le matou / Celui qui constate que l'indiscrétion mondialisée coïncide avec l'indifférence globalisée / Celle qui va aux rensigements sur Facebook en sorte de nourrir ses rêveries de fin d'après-midi / Ceux qui se flagellent après chaque séance de voyeurisme et ça maman c'est le plan géant / Celui qui estime que l'exhibitionnisme n'est pas un humanisme au sens existentialiste forgé à l'époque des caveaux de Saint Germain-des-Prés où des femmes nues dansaient sur les tables en tout cas c'est ce qu'on dit / Celle qui se prénomme Margot et n'a pas de chat ni de corsage ni de gougoutte mais un compte au Crédit lyonnais qu'elle alimente avec son salon de Grenoble à l'hygiène garantie / Ceux qui sont gais par nature et trouvent naturellement contre nature les gays qui font la gueule / Celui qui pense que l'amour dit romantique est contre nature au contraire des caresses de certains chimpanzés pratiquant la relation de tendresse genre vieux amants / Celle qui s'est demandé que faire lorsque son fils Rachid est venu au monde avec deux zobs alors que le père présumé avait rejoint les brigades du Jihad / Ceux qui veulent la peau du père Anselme au motif qu'il confesse les vierges à vue / Celui qui classe la curiosité au rang des péchés majeurs méritant un max de pénitence genre fouet à neuf queues / Celle qui montre tout à ses hommes mais pas en même temps / Ceux qui se font masser à l'oeil / Celui qui prétend que Dieu voit tout ce qui explique les tsunamis et autres séquelles de Sa Colère / Celle qui dénonce sa cousine effrontée à l'imam absolument opposé à la révélation publique des lèvres inférieures féminines / Ceux qui obligent leurs épouses à se baigner en anoracks avec passe-montagne et piolet contre les voyeurs obsédés / Celui qui fouette sa femme lui demandant d'allumer une bougie pendant l'Acte et gare si leur premier fils est une fille / Ceux qui ont vu le Surmoi calviniste pénétrer dans la boîte par la porte de derrière et faire ça comme je vous dis pas / Celui que scandalise le comportement inapproprié des amants sur la plage déserte qu'il observe à la longue-vue / Celle qui se fait empaler dans la boîte libertine en s'attendant à ce que ça jase demain mais faut assumer n'est-ce pas / Ceux qui se rincent l'oeil à l'eau de source en rappelant la Parole selon laquelle tout est pur à ceux qui sont purs, etc.  

  • Le mec super sympa, quoi...

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    À propos de Polémiques

    de Benoît Duteurtre

     On rit pas mal à la lecture des Polémiques de Benoît Duteurtre, dont la vivacité critique, féroce et joyeuse à la fois, procède d'un jugement en somme aussi sain que sérieux. Les uns le trouveront trop à droite, et les autres trop à gauche, alors qu'il est essentiellement benoît, c'est à savoir plutôt doux et bon, mais bon comme le scout et refusant donc d'être poire. Très Français,  comme nous autres francophones (éventuellement francophiles) nous les aimons, il  échappe en tout cas à un  travers également très français qui est de ne connaître en logique et dans le choix des couleurs que le noir et le blanc, la gauche et la droite exclusives, le Bien et le Mal, la Réaction et le Progrès, sans nuances et détails intermédiaires, bref l'esprit tout binaire et cartésien dans le sens le plus étroit. En outre, à l'ère des spécialistes en presque rien, il est généraliste en un peu tout et surtout: en écrivain.

    De fait, qu'il s'en prenne à la terreur "sympa" des vélos zigzaguant sur les trottoirs avec l'arrogance des purs, à l'invasion des "soirées foot" sur les chaînes de radio aux mêmes heures, à la marche triomphale des nouvelles poussettes à fronts de béliers ou de tanks dans les établissements ou les transports  publics, à la sanctification de l'Enfant-Roi ou de la Mère sacrificielle, à l'optimisme obligatoire ou à la convivialité forcée, à tous les nouveaux lieux communs du politiquement correct ou du moralement inapproprié, à la diplomatie du bien ou à la culture du zapping, au dénigrement masochiste de la France par les Français, au culte si confortable de l'art-qui-dérange ou de l'artiste officiel "rebelle", Benoît Duteurtre oppose, en écrivain à substantifique moelle,  un esprit critique fondé sur le bon sens (valeur absolument suspecte aux yeux d'une certaine intelligentsia), un goût de la contradiction à double tranchant qui se défie de tout ce qui semble aujourd'hui le plus convenu - du mariage pour tous au rejet sans débat du nucléaire -, avec des positions personnelles qui se distinguent des "postures" affichées par tant d'intellectuels de gauche ou de droite, caractérisées par l'insoumission à l'empire américain, le réalisme en politique, la défense de l'idée européenne de nation non assimilable à un chauvinisme, l'amour de la musique et de la peinture de Claude Monet, le rejet de tout terrorisme intellectuel ou spirituel et la redécouverte de notre passé non assimilable à un passéisme.

    Ce que, pour ma part, j'apprécie particulièrement chez Benoît Duteurtre, c'est un certain ton enjoué qui ne cède jamais à la condescendance hargneuse ou méprisante de certains contempteurs de l'époque, sans omnitolérance pour autant; et puis il écrit clair et vif, ce qui ne gâche rien. Bref, en nettement  moins teigneux, et moins radical aussi, qu'un Philippe Muray, non loin par l'esprit d'un Michel Houellebecq, c'est un chroniqueur de bonne compagnie que l'auteur de Polémiques, qui pense en romancier autant qu'en journaliste curieux de tout et en bon vivant cultivé, gentiment hédoniste et joliment libre d'esprit. Avec un grain de sel disons: le mec super sympa, quoi...

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  • Humour de saison

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    Notes de l'isba (36)          

     

    Retour à Chaval. - Il fait gris, il neige en mai, on caille, bref c'est le bonheur: ainsi parlerait Chaval. D'ailleurs la façon suppliante de notre fox Snoopy de nous réclamer une première miette matinale nous y pousse après vingt jours de séparation : il faut revenir au chien, donc à Chaval. Ensuite on pourra revenir à Chardonne, pour le style, ou à Scott Fitzgerald pour les moires de bonheur et pour Gatsby dont on parle beaucoup ces jours à cause du nouveau film et de Leonardo di Caprio qui y fait paraît-il merveille, mais c'est à voir encore: on jugera sur pièce.         

    Désespoir de façade. - Jacques Chardonne, qui emprunta son nom de plume à un village vigneron de nos environs, fut le styliste par excellence, évitant l'adjectif et toute fioriture ou pittoresque, toute boursouflure romantique surtout, pour mieux filer l'ellipse et la formule. Ainsi: "Les hommes ne sont pas désespérés. Ils jouent au désespoir". Valable pour beaucoup de nantis repus. Et Vialatte d'ajouter: "Parce que c'est excitant".

    Chaval était, pour sa part, un authentique désespéré, comme souvent les vrais humoristes, et d'autant plus drôle alors qu'il a payé de conséquence. S'est-il pendu ou tiré une balle ? Je ne me le rappelle pas, mais ce qui compte est le paraphe. Ah oui je me le rappelle pourtant: Chaval s'est suicidé au gaz dans sa cuisine quatre mois avant Mai 68, non sans avoir averti l'éventuel visiteur par ce billet punaisé à sa porte: Attention, danger d'explosion.  

    Et Dieu là-dedans... -   Chaval a su montrer le Chien se retenant d'uriner devant un palais présidentiel. Or notre fox Snoopy atteint l'âge d'un an où l'on peut commencer de s'inspirer de bons exemples en matière de civisme, avant d'accéder à la ferveur religieuse que manifeste parfois l'autruche, parfois contrariée aussi comme le montre Chaval dans son Prêtre refusant la communion (Dieu sait pourquoi) à une autruche sincèrement catholique.

    À ce même propos, Chaval montre un Envoyé de Dieu renvoyé à l'expéditeur, avec la caisse ad hoc conçue à cet effet. On voit par là combien il lisait dans l'avenir, tant les envoyés en question se multiplient de nos jours. C'est en tout cas ce que remarque Benoît Duteurtre dans ses récentes Polémiques, où il fait le compte de ses camarades de lycée ou d'université naguère indifférents ou sceptiques, en matière religieuse, et soudain se découvrant envoyés du Seigneur monothéiste à triple visage. Et cet autre humoriste, plus débonnaire à vrai dire que Chaval mais non moins sérieux, de se demander tranquillement, en voltairien peu porté à l'anathème à l'envers, ce que tout cela peut bien signifier.

    Ce qui est sûr est que l'autruche sincèrement catholique d'aujourd'hui, loin d'être snobée par le prêtre, est en passe d'en être bénie avec d'autres espèces, comme certains de nos pasteurs bénissent les animaux de compagnie et autres hamsters. Et c'est ainsi, conclurait Alexandre Vialatte, qu'Allah est grand...    

     

    Alexandre Vialatte, Critique littéraire. Arléa. 

    Benoît Duteurtre, Polémiques. Fayard. 

    Image: Chaval, Pharmaciens fuyant devant l'orage.

     

  • Ceux qui se prennent au sérieux

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    Celui qui pète plus haut que son Q.I. / Celle qui vous rapelle à tout moment qu'elle a le Coeur à Gauche / Ceux qui brandissent l'Enfant comme un argument-massue / Celui qui taxe d'homophobie tous ceux qui ne pensent pas comme lui / Celle qui pose à la rebelle en critiquant Poison de Dior pour son excès de fragrance luxe faisant insulte aux pays pauvres  / Ceux qui prennent un air concerné quand ils évoquent "les banlieues" / Celui qui croit mieux comprendre la France d'en bas depuis qu'il a lu L'Entretien de Pierre Bourdieu où celui-ci explique comment parler à l'Ouvrier / Celle qui affirme que c'est un devoir de mémoire de voir le dernier film de Claude Lanzmann et d'en parler ensuite avec le "groupe" / Ceux qui taxent de communautaristes les chrétiens du Moyen-Orient qui se plaignent de persécutions / Celui qui ne plaisante pas avec "le sacré" / Celle qui prône l'écriture plurielle à ses "apprenants" déjà branchés Twitter et Meetic / Ceux qui t'expliquent que les détenus ont tout à apprendre aux écrivains bourges qui ont jamais buté ou suriné / Celui qui avoue à François Busnel que chaque nouveau livre lui est une souffrance malgré le crescendo de ses à-valoir / Celle qui te dit que ce que tu écris lui est in-sup-por-table au point que cela remet en question vos relations privilégiées sur Facebook à moins que tu ne fasses ton autocritique / Ceux qui estiment que la Mère est l'Avenir de la femme même simple porteuse / Celui qui a suspendu l'icône de l'éprouvete paternelle au-dessus de son lit / Celle qui prône l'adoption par Internet / Ceux qui exigent une justice d'exception pour confirmer la règle / Celui qui milite pour l'homologation de toute différence / Celle qui étudie le langage symbolique transgenre des gastéropodes de Champagne pouilleuse / Ceux qui luttent contre toute forme d'élitisme sauf en matière de performances sportives formatrices au niveau de la jeunesse nécessiteuse et de la solidarité publicitaire / Celui qui regarde les enfants de sa soeur de manière telle que leur cousine psychologue-conseil en soulève la question à la réu mensuelle de la famille recomposée / Celle qui constate que les albums de Bécassine pèchent au niveau de la prise de conscience citoyenne / Ceux qui voient en les rêves de Little Nemo une incitation aux fantasmes pédophiliques / Celui qui fait fouetter la mer dont les caresses lui semblent inappropriées eu égard à l'innocence des impubères même vêtus de caleçons de laine à mailles serrées / Celle qui pense avec M.Pickwick qu'il faut remettre l'alcool au service du Bien / Ceux dont l'éthique sent le vieil Armagnac, etc.    

    Peinture: Francis Bacon

  • Le retour de Kilgore

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    Un nouveau roman-culte. Le Buzz de Mai 2013 ! Dans la lignée du grand Harry Quebert ! Après Yes we can !: I come !

    Les chroniqueurs se ruent, les columnistes se précipitent, les émules médiatiques de Beigbeder et de Ruquier foncent comme des drones sur les supergondoles : le dernier Kilgore Trout est arrivé, qu’on se le dise ! Avant même que l’éditeur n’en verse le premier à-valoir on le savait : le nouveau roman post-new-clash de Kilgore Trout, digne pair de Thomas Pynchon, en mieux, sobrememt intitulé I come et représentant, sous forme de contrainte littéraire paraflegmatique et futurible, la rétrospection du Quichotte et d’Under the Volcano en version compactée, sera le Top des Tops à venir, relançant soudain la fascination d’une génération perdue et demie pour l’un des maîtres du mouvement de l’Enigmatique Existentielle incarné par les Salinger, Ducharme et autres Harry Quebert ! Comme se le rappellent les experts absolus du genre, tels Aube Lancemin du Nouvel Obs’ et Germinal Lemeur des Inrocks, Kilgore Trout, compagnon de Kurt Vonnegut au Vietnam (Our Bloody ‘Nam fut un hit du warrior-gonzo, chacun s’en souvient), a complètement renouvelé l’approche dite du Trou noir existentiel en instaurant sa pratique créative de la narration aléatoire à points de vue séquencés. Il n’est que de rappeler les succès californiens puis mondiaux de Fuck the Buck, paru en pulp à L.A. et encore proche du réalisme poétique d’un Charles Bukowski, et surtout l’apothéose de Back to the Mother’s Spidernest, dont Jim Harrison a pu dire qu’il marquait la conjonction de l’esprit des Grands Lacs et du souffle des Cités de la Nuit, pour imaginer l’événement multimondial que va représenter la parution simultanée, en 66 langues, d’ I Come, dont le seul titre fait d’ores et déjà figure de manifeste.

    Portrait de Kilgore Trout, par R. LoBello.

  • Ceux qui en ont

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    Celui qui coupe deux oreilles en matinée / Celle qui se jette sur le torero pour qu'il l'embroche elle aussi / Ceux qui se dressent sur les gradins comme un seul membre / Celui qui reproche au bétail son manque de ressort / Celle qui déplore le tonus de chewing-gum mâché (sic) du toro des Escobar / Ceux qui se disent ici pour l'art qui ne va pas sans mise à mort / Celui qui gratifie son adversaire loyal d'un tour de piste posthume / Celle qui note "silence et silence" à propos du Bolivien Bolivar / Ceux qui ne contestent point l'avis avec salut que la pluie a cependant noyés / Celui qui plante une banderille dans le cuir de son gendre social-démocrate athée / Celle qui estime que les pensionnaires de l'institut du Dr Schmid feront de bons sujets aux arènes de sang / Ceux qui se font traiter de fascistes au motif qu'ils sont contre ce carnage ignoble / Celui qui propose de remplacer les toros par des Roms nourris au grain / Celle qui trempe son napoléon à chaque mise à mort / Ceux qui offrent des balloches de toros à leurs mères appréciant les boucles d'oreilles originales / Celui qui estime que les arènes sous Sarko avaient plus de mordant / Celle qui s'offre au toro pour montrer qu'elle aussi en a / Ceux qui exigent une estocade citoyenne / Celui qui regrette que les bébés phoques soient interdits de corrida / Celle qui se fait couper les oreilles par solidarité / Ceux qui déplorent le manque de sens esthétique des petites natures qui ne voient pas la beauté du sang qui gicle sur les gorges immaculées des aficionadas / Celui qui gerbe dans le décolleté de la fille du Commandeur / Celle qui se fait encorner par le motard andalou / Ceux qui en reviennent au tennis de table. etc.

  • Ceux qui gèrent les déchets

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    Celui qui lance l’Opération J’Adopte un Déchet / Celle qui adopte un préservatif abandonné sur la plage par ses parents et le ramène dans son studio sécurisé de Port Nature pour lui lire un conte rassurant / Ceux qui ramènent les crottes de chiens à leurs proprios qu’ils tancent de surcroît / Celui qui vient ramasser sa femme beurrée à la sortie de la boîte échangiste Glamour où il n’est pas le bienvenu à cause de son pied-bot  / Celle qui trie les crachats de son Jules pleurétique et néanmoins docteur en psychologie / Ceux qui foutent la belle-mère acariâtre dans le dévaloir mais avec le dernier numéro de Charlie-Hebdo - pas croire qu’on est des rats et qu’elle n’aura rien à lire dans le container / Celui qui fait les boutiques de l’Hyper U pour garnir les vitrines de sa boutique de Trash Déco très prisée des nouveaux riches snobs russes / Celle qui se dilacère la peau des fesses dans le massif d’agaves au motif qu’elle entendait faire ça selon l’état de nature enfin tu connais Marie-Chantal / Ceux qui constatent que les observations de Michel Houellebecq sur la nouvelle population échangiste de Port Nature frisent aujourd’hui l’obsolète / Celui qui souligne au Caran d’Ache 2B la sentence de  Céline selon lequel « c’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur » non sans se demander s’il est juste d’en laisser si peu aux femmes avec lesquelles ça craint quand même pas mal parfois / Celle qui se sent très chien par rapport aux propos gentils que le misanthrope de Meudon réserve à ses clebs / Ceux qui ne sont au bord de la mer que pour la mer / Celui qui réécoute pour la millième fois la Supplique pour être enterré à la plage de Sète même s’il sait que Brassens repose dans un caveau tout ce qu’il  y a de bourgeois / Celle qui n’est pas d’accord avec Destouches quand il affirme que «la rue des Hommes est à sens unique» puisqu’on peut la suivre à double sens et même plus si affinités / Ceux qui font les bravaches en citant Céline selon lequel tout homme n’est « après tout que de la pourriture en suspens » et qui se retrouvent devant leur père mourant et qui craquent alors comme Destouches devant un chat crevé / Celui qui se trouve en somme monstrueux tant il est resté gentil au milieu des hyènes et des loups / Celle qui est méchante pour cela seulement (croit-on) qu’elle en bave alors qu’elle devient pire quand les autres en bavent à cause d’elle / Ceux qui croient avoir perdu leur jeunesse faute de savoir y faire alors que c’est ça justement qui la rend si sympa / Celui qui fait le compte des occasions perdues et se dit aujourd’hui tout ça de gagné / Celle qui convoque ses amants malheureux pour un goûter d’excuses / Ceux qui s’excusent de l’avoir mal descendu (l’escalier) avant de l’achever (la pianiste), etc.

     

  • Ceux qui tombent à l'eau mais quoi

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    Celui qui gère l'amour aveugle par SMS / Celle qui se fait faire un lifting neuronal / Ceux qui affirment que Nabilla gagne à être connue en tout cas de loin / Celui qui recycle le proverbe indien selon lequel la Terre ne nous appartient pas mais nous est prêtée par nos kids / Celle qui pense avec saint Thomas dit l'Aquinate que ce qu'on retranche à la perfection de la créature est retranché à celle du Créateur / Ceux qui estiment que l'écriture entretien notre intimité avec l'infini comme l'écrit le romancier Frédéric Jaccaud à la page 291 de La Nuit / Celui qui relit un Petzi entre deux chapitres variment durs durs de La Nuit / Celle qui flatte la bosse du fondé de pouvoir / Ceux qui se poilent à la lecture de La Nuit tant l'humour noir y fait florès/ Celui qui est sensible au comique des situations même en cas de décès / Celle qui pouffe au dam de la dame aveugle / Ceux qui reluquent par le vasistas pour compléter leur vision des choses limite pessimiste appelant pourtant la conclusion classique qu'"on peut vivre avec ça". / Celui que plus rien ne dérange sur sa gondole de collection que le pissat du commun n'atteint point / Celle qui écope d’une rallonge de peine de cœur et ça ça fait mal / Ceux qui ne sont pas morts à Venise mais à Bruges par eaux basses / Celui qu’on recherche pour ses bons mots assez rares en Finlande septentrionale / Celle qui coupe le son des rires enregistrés / Ceux qui se programment pour rire de tout et en meurent à la fin comme c’est marqué dans L’Ecclésiaste / Celui qui a toujours le mot pour fuir / Celle qui rit jaune au Kebab de la COOP de Tromso / Ceux qui sont tellement marrants qu’on les invite à l’émission Positivons ! / Celui qui se marre tant que c’en devient drôle / Celle qui a une formidable réserve de blagues australiennes mais aucune mémoire hélas / Ceux qui ont le désespoir sémillant / Celui qui à tous les humoristes préfère encore Desproges qui en est mort hélas encore jeune / Celle qui montre ce matin certaine alacrité dans l’hilarité eh / Ceux qui ont vraiment de l’esprit, admet le Recteur de la fac de théologie protestante en s'esclaffant platoniquement / Celui qui se ronge les oncles / Celle qui inspecte l’état de la dentition des hôtesses du Transsibérien dites provodnitsy / Ceux qui se filent des tuyaux en matière de création littéraire à conduite assistée genre turbo sieste / Celui qui lit Descartes en écoutant Autechre au fond de la salle de lecture entre deux clopes / Celle qui se rappelle la plupart des mélodies du musical Mary Poppers / Ceux qui aiment les farces qui finissent mal genre un accident est vite arrivé sur le Grand Huit dont ils viennent d’entamer la descente d’enfer / Celui qui se rit de sa propre mort et elle aussi vu que ça se passe dans un roman genre La Nuit / Celle qui avait noté ses dernières volontés par écrit mais le tsunami a tout effacé et son soulier qu’on a retrouvé reste muet / Ceux qui ont horreur des jeux de mots mais se lâchent quand Nabilla tombe à l'eau, non mais allo quoi, etc.



  • Ceux qui hantent l'Hyper U

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    Celui qui est tout slogan / Celle qui a intégré l'ordonnancement des têtes de gondoles / Ceux qui délivrent démocratiquement les messages promotionnels au peuple client / Celui qui gère la vidéosurveillance des cabines d'essayage / Celle qui empoche des lames de rasoir / Ceux qui se signent machinalement à la vue du Logotype / Celui que l'accès libre au dédale des objets a fait devenir un Sujet responsable - ou tout comme / Celle qui se sent conditionnée à l'instar des produits / Ceux qui approchent les phytoconcentrés avec l'impression de revenir quelque part à la nature / Celui qui soupèse le pack Petit Budjet avec circonspection / Celle qui en pince pour le fil de fer à prix cassé du rayon jardinage / Ceux qui ont oublié les jumeaux derrière les surgelés / Celui qui double ses réserves de mai 2013 à cause de la Syrie et de l'Iran / Celle qui estime avec la lucidité typiquement inappropriée de la doctorante en philo que ce lieu de consommation consomme l'aliénation de l'individu en tant que tel / Ceux qui saluent Raymond Poulidor au rayon Cycles où il parle volontiers de la Petite Reine en signant son livre de mémoires écrit de sa propre main précise-t-il / Celui qui va chercher à l'Accueil le ballon offert à toute souscription de plus de 55 euros / Celle qui consomme même quand elle se retient / Ceux qui révèlent à la caissière sétoise que la peur de manquer les étreint parfois et que c'est pourquoi ils achètent autant / Celui qui fait un zoom sur le lait fermenté au pruneau et constate alors qu'il faut compter avec des adjonctions d'amidon de manioc et de l'épaississant par carraghénanes / Celle qui se paie la compil de chanteurs français à 5 euros pour Si tu t'imagines de Juliette Greco à laquelle Mouloudji répond Un jour tu verras / Ceux qui alertent le vigile en constatant un vol de gerfauts / Celui qui compare le Grand Magase à un krach médiéval assiégé de l'intérieur / Celle qui a repéré la caméra surveillant les viandes chevalines / Ceux qui discernent dans les mots merci de votre visite les mots désir mort vice évité, etc.

    (Cette liste résulte du pillage délibéré du magasin de mots ouvert par Emile Dajan, alias Jean Daniel Dupuy, à l'enseigne de son dernier opus Zoneapolis, paru aux éditions Appendices, non encore disponible dans l'Hyper U d'Agde et environs mais tout mal peut se réparer)

  • Ceux qui se défoulent

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    Celui qui mord la ligne blanche et recrache les morceaux dans l'ambulance / Celle qui applique le nouveau code de dépilation à sa chatte et à son hamster Turelure / Ceux qui copulent dans l'ascenseur si prude qu'il en tombe en panne / Celui qui est largué par celle qui en a marre / Celle qui joue la fée Clochette dans la boîte SM où Peter lui fait panpan / Ceux qui ont le plaisir morne / Celui qui n’en peut plus d’avoir l’air content / Celle qui stresse dans son body super serré / Ceux que leur vertu protège (croient-ils) telle l'Armure du Chevalier Blanc / Celui qui cherche ses mots au guichet des objets trouvés / Celle qui remonte le cours des années sans rajeunir / Ceux qui écrivent à leur mère défunte qui reste aussi silencieuse qu’avant / Celui qui cherche vainement le charme de l’hôtel éponyme / Celle que déprime la vision des larves en relation dite ouverte / Ceux qui se baignent à la source des larmes / Celui qui vide son sac avec l'eau du bain / Celle qui se fait une place au soleil en restant dans la lune / Ceux qui confessent leurs travers de porcs / Celui qui traverse au rouge et se fait renverser par un camion puis se retrouve au pavillon de traumatologie où il rencontre l’anesthésiste de ses rêves - comme quoi / Celle qui fait contre mauvaise fortune bon beurre / Ceux qui remontent la pente à la force du regret / Celui qui affirme que la Nature a un sens caché par les fougères / Celle qui adhère au Groupe de Conscience sans y penser/ Ceux qui se lavent le cerveau dans la fontaine de jouvence, etc.

  • Châteaux en enfance

    littérature,journal intime
     On voit toujours d’inimaginables châteaux de sable le long des rivages, et c’est le meilleur signe à mes yeux de la survivance de cette disposition créatrice qui caractérise la première enfance et la part artiste de chacun. N’est-ce pas un privilège absolu que de pouvoir faire un château de rêve d’un tas de sable de rien du tout ? Est-il rien de plus bellement gratuit et de plus gratifiant que de construire un beau château de sable, poème ou roman, que le vent soufflera ce soir ? 

    Le long des dunes, ce lundi 6 mai 2013.

  • Ceux qui ne font que passer

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    Celui qui passera au Salon du Livre mais sans plus / Celle que son agoraphobie prédispose aux clairières / Ceux qui se précipient au salon pour voir qui y fait antichambre / Celui qui passe la main / Celle qui cède le pas / Ceux qui restent à quai / Celui qui est trop pur (croit-il) pour se mêler à l'Autre (comme ils disent) / Celle qui n’a pas désiré s’attacher / Ceux qui se sont excusés de ne pas y être sans le penser / Celui que la jalousie des gendelettres désarme / Celle que la vanité fait sourire / Ceux qui te croient désabusé alors que tu as juste besoin de te concentrer sur ton travail 15 heures par jour sans te perdre en claubadages et en ronds-de-jambes / Celui qui accepte d’être devenu ce personnage décevant qu’on appelle un pipole / Celle qui fait sienne la rêverie du poète ingambe / Ceux qui regardent à l’Ouest d’Ouessant / Celui qui repart en mer dès qu’il revient de montagne / Celle qui te regarde comme une sœur et parfois comme une mère et que tu regardes le plus souvent comme l’amie bonne de Vermeer penchée sous la lampe à faire son sudoku / Ceux qui se voient décliner et s’inclinent / Celui qui écoute le silence d’avant les oiseaux / Celle qui attend son taulard au Liberty Bar / Ceux qui repartent sans y penser / Celui qui habite le matin qu’il appelle l’Heure de Dieu en dépit de sa mécréance proclamée / Celle qui comprend que Dieu t’est comme un pantalon seyant / Ceux qui enfilent Dieu comme un bonnet / Celui qui réprouve cette façon par trop familière de parler de l’Être Suprême / Celle qui voit dans les petits enfants la présence de quelque chose ou de quelqu’un qui dépasse la sentimentalité mielleuse et même la théologie négative genre Nicolas de Cues / Ceux qui ont mal aux genoux de s’agenouiller mais pas mal au cœur d’en manquer, etc.

    Peinture: Basquiat

  • Du style ordurier

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    De la fréquence du mot FUCK dans le langage des kids de divers âges. Du mimétisme compulsif. De la fausse vulgarité et de l'obscénité avérée.

    Pourquoi le kids ont-ils besoin, comme on le voit à foison dans le film éponyme de Larry Clark, d'émailler leur langage du mot FUCK ? À quoi correspond cette pulsion verbale ordurière ? Et comment ne pas voir de la bassesse dans ce glissement de langage vers l'apparente vulgarité ?

    C'est la question que je me posais l'autre soir en lisant le tapuscrit du nouveau roman ébouriffant d'un jeune auteur né en 1989, l'année de la chute du mur de Berlin. Déjà reconnu pour son talent, le jeune auteur en question l'est également, sur la scène médiatique romande, par sa dégaine d'apparent frimeur, avec ses vestes rouges et ses pompes fourrées de peluche comme les stars du hip-hop recyclant la mode d'Electric Mud, ses bagues à têtes de mort et autres bracelets de force défiant le bon goût.

    Or ce qui n'a laissé de me frapper, chez ce pur produit d'époque, c'est le contraste saisissant entre son contenant et son contenu, sa distinction naturelle et sa réserve polie dans ses rapports de personne à personne, et sa muflerie publique.

    Le troisième livre de ce jeune Rastignac (on est encore loin d'Illusions perdues, mais il y a de l'émule balzacien chez lui) est une mise en pièces carabinée et salutaire de l'immense hypocrisie régnant aujourd'hui dans le monde, et notamment en Suisse: policé en surface et s'accommodant de toutes les saletés.

    J'aime bien que mon ami Jean Ziegler,contempteur de l'ordure mondiale, porte cravate et ne déroge jamais à la plus stricte correction de langage, à peine moins stylé que Maître Bonnant. Mais Jean Ziegler est un dino né avant l'érection du mur de Berlin, comme je reste aussi, quoique sans cravate, de l'école qui estime que le respect des autres et de soi passe par certaine réserve de langage. Cela étant, le glissement du langage vers l'apparente grossièreté correspond aussi au glissement des masques du faux semblant. Reste la question du style.

    Le grand style de Céline, dont le premier livre de notre jeune auteur porte la trace, acclimate l'ordure, mais la phrase de Céline, son rythme, son tonus, sa musique ne sont jamais relâchés, pas plus que la phrase d'un Bukowski, ce vieux dégueulasse d'apparence dissimulant un poète délicat. Donc il faut nuancer...

    En ce qui concerne La combustion humaine, troisième roman du jeune auteur se la jouant fortiche, il m'a saisi par la qualité supérieure de sa modulation stylistique, malgré l'usage - d'ailleurs raréfié - des mots que les bourgeois jugeront inappropriés (genre con ou pétasse), qui impose par ailleurs une vraie pensée sur la déglingue de l'époque maquillée de toutes les façons.

    Quentin04.jpgBref, ce jeune auteur romand s'est enfilé dans la brèche de langage et de vérité peu reluisante ouverte naguère par l'Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, dans un roman-profération qui fait suite aussi, en Suisse romande, à la romance-pamphlet de L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier. Comme le temps est venu de tomber les masques, je précise que le petit con en question, juste un peu moins choyé des pétasses que cet autre jeune crevé de Joël Dicker, n'est autre que Quentin Moron. Vous n'allez pas vous faire chier en Lisant La Combustion humaine, même si c'est encore un petit livre. S'il n'est pas phagocyté par une pétasse, ou flingué par un connard jaloux, à moins encore qu'il ne se jette dans le Rhône entre le quartier des putes et celui des banques, Quentin nous fera plus tard de grands livres. Et FUCK si je me plante...


  • Lettre du bout du monde

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    De Matthieu Ruf, dit Matteo, à JLK, dit le Papillon.

    Quelque part dans la Pampa, le 27 avril 2013


    Cher JLs,

    Il reste 130 kilomètres jusqu'à la destination finale de mon bus Taqsa-Patagonia, dont la devise est : « ange passe » (en franchute). J'ai déjà vingt-sept heures de route dans le dos, tout autour de moi s'étend la terre des lièvres et des buissons dorés à n'en plus finir jusqu'aux cimes enneigées des Andes, le soleil embrasse sans l'ombre d'une ombre la Patagonie, et enfin puisque l'ange a passé, enfin je me décide à t'écrire.

    En vérité je n'ai cessé de t'écrire dans ma tête, et de penser à tes mots écrire comme on respire, en ne cessant depuis six mois de respirer et d'écrire à pleins poumons. J'ai pensé ces jours à une lettre que je t'ai envoyée il y a dix ans, à l'époque où je pourchassais mon reflet dans les saumâtres eaux de la Liffey : figure-toi que j'en ai complètement oublié le contenu. Ouais, dix ans, déjà. Figure-toi que j'aurai trente ans, l'an prochain, je vais vraiment commencer à pouvoir dire : il y a dix ans ceci, il y a dix ans cela... Mais qu'importe ? puisque comme tu l'as écrit un jour dans l'édito d'un quotidien vaudois, à propos d'un de mes films préférés : nos meilleures années, c'est la vingtaine, mais la trentaine, au fond, c'est pas mal non plus, et quant à la quarantaine, elle n'a rien décidément rien à leur envier, et puis la cinquantaine...

    Matthieu.JPGSix mois donc que je me suis lancé dans le fleuve avec notre cher Kid, six mois que ma maison, c'est un grand sac prêté par un grand frère et un petit sac prêté par un autre grand frère, six mois le long d'un tracé sur l'océan et une étroite bande d'un autre continent. Six mois que tu m'as dit « forza! » sur le parking à vélos devant le Buffet de la Gare. Peu avant, tu m'avais téléphoné pour qu'on se voie avant mon départ, je descendais la rue du Bugnon, je sortais de la polyclinique avec dans le sang un vaccin contre la rage bubonique de Palombie (ou quelque mal similaire). Tu m'as appelé et comme je te demandais s'il fallait prendre Proust ou Dostoïevski pour mes dix jours de cargo, tu m'as conseillé de prendre Dosto ou mieux encore, Conrad ou Naipaul, en ajoutant : « tu liras Proust en prison ! »

    Cher vieux, figure-toi que j'ai acheté Crime et châtiment bien après avoir débarqué du cargo, et n'en ai pas lu une ligne. Un tuyau bouché dans la rue Carmen Alto de Cusco, conjugué au déluge péruvien, a fait remonter mille litres d'eaux usées au rez-de-chaussée de l'hôtel où j'avais laissé mon sac pour aller crapahuter plus léger dans la jungle. Le pauvre Dosto, pour le dire comme ici, se fue a la mierda. Comme deux de mes carnets, dont tout ce qui avait été rempli à la plume a été complètement effacé, m'invitant au palimpseste de mon propre voyage. Je me demande comment tu aurais réagi à ça, toi et ton épaisse encre verte. Moi, je les ouvre périodiquement, mes carnets gondolés, je regarde les pages blanches, et je reste encore incrédule. J'ai pu quand même sauver Les veines ouvertes d'Amérique latine, une bible gauchiste de 1970 écrite par un grand Uruguayen. J'essaie de ne pas suivre ton exemple de lecteur de bibles gauchistes et de le lire autrement que par l'aisselle...

    Ce jour-là, dans mon oreille errant sur le trottoir en sortant de l'hôpital, ton enthousiasme m'a fait du bien, comme les encouragements de tous ceux qui m'ont aidé, dans ma vie de jeune vieux, à partir en voyage. Tu m'as dit : c'est bien, après la Fräulein, tu vas trouver une belle latine et la sensualité... Je t'ai dit : c'est bien ce qui me fait peur, et tu m'as traité de pauvre protestant. J'ai rigolé, car je savais que tu avais raison, toi le jeune vieux calviniste défroqué...

    Jean-Louis, j'ai trouvé deux belles latines à cheveux noirs, l'une derrière un bar à Bogotá, l'autre en crapahutant dans la jungle péruvienne pendant que Dosto et mon Panama superfin d'Equateur se noyaient dans la merde ; ce furent des heures et des jours inoubliables, ce n'est peut-être pas fini mais le voyage m'a trop habité, le voyage te reprend comme une chaussure de cuir déjà bien marquée sur les bords mais solide et prête à marquer la poussière jusqu'au bout, et le voyage, c'est ainsi, m'a repris, sans que je ne dépose vraiment mon baluchon où que ce soit.

    Je t'imagine parfois, les fesses sur les sièges bleus de ces bus saturés de mauvais films à mitraillettes, ou debout devant ces lacs immaculés entre les cordillères, ou dans les gaz d'échappement pénétrant dans ces échoppes où l'on te sert du poulet gras, du riz et des frites, ou plissant les yeux ébahis devant un désert que l'on met vingt heures à traverser, ou lisant Cingria posé sur un vieux caillou du Machu Picchu, imperturbable aux colonnes de ces touristes à ciré que tu exècres glissant entre les pierres. Je t'imagine continuer la liste et ne jamais pouvoir la tenir à jour. De « celle qui espère que prendre de l'ayahuasca lui révélera son vrai Moi. » De « celui qui doit payer 280 dollars pour traverser le même lac que son idole Ernesto Guevara. » Alors, avant qu'il ne soit trop tard, parce que dans un mois le voyage sera terminé et que de tous ces êtres il ne restera que des mots, effacés ou non, et pour que tu connaisses au moins une infime partie des raisons qui font que je ne cesse, depuis six mois, d'écrire et de respirer à pleins poumons, laisse-moi donc, cher Jean-Louis, te donner une petite, toute petite partie de ma liste, tu en feras – ou pas – des celui et des celle avec des gueules de latinos et de gringos...


    - J'ai rencontré un jeune poète de la vie, bicolore, à barbiche, Chilien à boucle d'oreille zyeutant mon « take five » à la guitare et l'empoignant pour faire bien mieux, célébrant avec moi le culte des Saveurs de l'Avocat Sacré, échangeant son Avishai Cohen contre mon Ali Farka Touré ;

    - J'ai rencontré une très vieille dame de sang Mapuche, vivant dans une maison de bois au fond d'une forêt, serrant les poings de colère devant le pommier de sa naissance, cadavre sortant la tête d'un lac de barrage ayant inondé ses terres ;

    - J'ai rencontré un Californien en marcel, à moustache et mèche blonde et tout droit sorti de Starsky & Hutch qui m'a demandé : « est-ce que tes amis te manquent ? » en sifflant un jus de fruits de la passion dans une ville péruvienne qu'il qualifiait de shithole ;

    - J'ai rencontré un Français qui avait traversé l'Atlantique en voilier et me racontait, buvant sa bière dans le centre moderne de Quito, sa rencontre avec Matt, écrivain voyageur en pleine rédaction d'un bouquin de philo, intitulé « Le monde, ce qui va mal, ce qui pourrait aller mieux, ou quelque chose comme ça » ;

    - J'ai rencontré un petit mec colombien mitraillant son bled avec mon Reflex de gringo, souriant jusqu'aux oreilles lorsque je lui ai filé une pièce de 10 centimes d'euros ; un petit mec équatorien réclamant Mickey Mouse au lieu du Cocrodile dans un gigantesque mall de la capitale ; un petit mec chilien en polo rose prenant en même temps que moi un cours de percussions sur cajón en attendant son entraînement de basket ;

    - J'ai rencontré, sous un volcan, un Québécois à catogan obsédé par la figure d'homme total de Tolstoï, qui connaissait Voisard mais pas Chessex, et qui a résumé l'écrivain suisse à ses yeux, de Rousseau à Bouvier en passant par Walser : « sorte de promeneur qui regarde le monde de son regard extérieur » ;

    - J'ai rencontré un homme en marcel (encore) qui dans le silence pluvieux de sa maison dressée sur un village boueux d'Equateur, et de ses ongles longs et bougeant comme des aiguilles, tressait le même chapeau durant cinq mois, pour qu'il finisse sur la tête de Silvester Stallone, ou l'un de ses potes ;

    - J'ai rencontré une jolie chimiste à casque blanc, qui m'a fait visiter une usine de lingots d'or, qui vivait deux semaines sur trois dans cette montagne de roche nue et de ciel, sans oiseau, sans cours d'eau, sans l'ombre de quoi que ce soit qui pousse ;

    - J'ai joué au billard avec un ornithologue finlandais, porté un kilo de céleri en suivant une octogénaire trottant dans un marché aux légumes, dansé la salsa avec des yeux verts, bleus ou bruns, montré longuement des photos du Léman à un Colombien jamais sorti de son pays, écouté des Equatoriens aisés parler de leurs chiens pendant une heure, transporté des caisses de bières pour des Kichwas du fleuve Napo, vu des thons dans l'océan, des colibris dans l'Amazonie, des flamands roses de loin, des pic-verts à tête rouge de près, des condors, des truites longues comme le bras dansant dans une rivière comme McCarthy l'a écrit, et j'ai écrit, dans les lits, les cafés, sur des bancs et des bouts de roche, parfois sans pouvoir lire mes propres mots, à la lueur bleue suicidaire des bus de nuit, j'ai pas mal rêvé aussi et voilà pourquoi je t'écris, vieux grigou...

    Or voici que les cimes enneigées sont presque à portée de mains, les glaciers promettent, la petite bourgade de El Calafate s'approche enfin. Je te laisse là, cher Jean-Louis, à quelques jours du but de mon voyage sans but : les quais d'Ushuaia. Je me demande comment tu vas, comment vont les tiens, quelle vision tu as, en ce moment, depuis l'alpage, quel est ton dernier coup de cœur à papatte. Ce que tu écris. Ce que tu aimerais que nous écrivions, nous les jeunes loups que tu secoues avec raison. Et te dis à très bientôt, en Suisse. Je remonterai enfin à la Désirade, tu me montreras enfin l'Isba, et on se fera une infusion d'herbe de mate que j'aurai ramenée d'Argentine.

    Forza, Matteo.