Pour le 50e anniversaire de la mort du génial bourlingueur, le 21 janvier 1961, l’édition avait déjà fait florès en 2011. En mai prochain, ses Oeuvres autobiographiques complètes (I) paraissent dans la Bibliothèque de La Pléiade.
La vie mortelle de Frédéric Louis Sauser, alias Freddie, alias Blaise Cendrars, s’acheva en apparence le 21 janvier 1961 à Paris. On imagine le vieux boucanier confiant une dernière fois sa « main amie » à deux fées, Raymone sa compagne et Miriam sa fille. Scène sûrement bouleversante, comme tous les adieux, mais on passera vite sur cette mort survenant trois jours après la solennité tardive d’un Grand Prix de la Ville de Paris qui faisait une belle jambe à l’auteur de L’Homme foudroyé. Déjà frappé à Lausanne, cinq ans plus tôt, par une première attaque paralysant son flanc gauche et donc sa main travailleuse, Cendrars avait consacré ses dernières années à la composition, physiquement héroïque, de deux bouquins de jeune homme : l’extravagant récit « érotique » d’Emmène moi au bout du monde, suivi de Trop c’est trop. Le premier, curieusement, prenait l’exact contrepied de celui que Cendrars rêvait alors de consacrer à celle qu’il appelait la « Carissima », plus connue sous le nom de Marie-Madeleine, « sœur » du Christ. Or tout le paradoxe de Cendrars est là, que sa légende réduit parfois au personnage du bourlingueur extraverti, alors que c’était aussi un contemplatif et un grand spirituel à tourments et vertiges.
Mais Cendrars mort ? Pourquoi pas au Panthéon pendant qu'on y est ? Tout au contraire : Cendrars supervivant, jamais entré au purgatoire où tant d’auteurs sont relégués, Cendrars enflammant les cœurs et les esprits d’une génération après l’autre. Ainsi, après ceux qui ont défendu et illustré son œuvre de son vivant, tels un Pierre-Olivier Walzer ou un Hughes Richard, de nouveaux hérauts sont-ils apparus, tels Anne-Marie Jaton, dont une magnifique étude a fait date, et Claude Leroy, qui a conçu le volume paru ces jours dans la très référentielle collection Quarto, formidable « multipack » poétique et romanesque avec tout ce qu’il faut savoir sur le bonhomme et ses ouvrages.
De feu, de braise, de cendre et d’art
Revisiter Cendrars aujourd’hui, c’est en somme refaire le parcours du terrible XXe siècle, du Big Bazar de l’Exposition Universelle à la Grande Guerre où il perdra sa main droite (son extraordinaire récit de J’ai tué devrait être lu par tout écolier de ce temps), ou des espoirs fous de la Révolution russe (que Freddie voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), ou des avant-garde artistiques auxquelles il participe à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, à toutes les curiosités et tous les voyages brassés par le maelstom de son œuvre.
« J’ai le sens de la réalité, moi poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».
Aujourd’hui encore, un jeune lecteur qui découvre Vol à voile ne peut que rêver de s’embarquer, avant que Bourlinguer lui fasse découvrir que le voyage réduit au tourisme est un sous-produit, et que lire Moravagine nous fait sonder les abîmes de l’être humain, mélange de saint et de terroriste.
Cendrars au boulevard des allongés ? Foutaise : ouvrez n’importe lequel de ses livres et laissez vous emmener au bout du monde !
Blaise Cendrars. Partir. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires. Sous la direction de Claude Leroy. Gallimard, coll. Quarto. En librairie le 26 janvier.
Miriam Cendrars. Cendrars, L'or d'un poète. Découvertes Gallimard, nouvelle édition.
Blaise Cendrars dans la Bliobliothèque de La Pléiade:
Œuvres autobiographiques complètes
Tome I Édition sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Michèle Touret
Parution le 15 Mai 2013 Bibliothèque de la Pléiade, n° 589 1088 pages.
Vous avez dit autobiographie ?
En 1929, lors de sa parution, Une nuit dans la forêt était sous-titré «premier fragment d’une autobiographie». Trois ans plus tard, Blaise Cendrars évoquait pour la première fois ses souvenirs d’enfance dans Vol à voile et prévoyait une suite (perdue ou non écrite) qui devait s’intituler «Un début dans la vie». Mais de quelle vie s’agit-il? et comment la raconter? Certains élèvent des cathédrales. Cendrars construit des labyrinthes. D’autres mémorialistes (mais en est-il un?) sont les esclaves du temps et des faits. Lui ne se soucie ni de chronologie ni d’exactitude. La vérité qui compte est celle du sens. «Je crois à ce que j’écris, je ne crois pas à ce qui m’entoure et dans quoi je trempe ma plume pour écrire.» On imagine l’enthousiasme du jeune Freddy découvrant, grâce à Hans Vaihinger, que la vérité pouvait n’être que «la forme la plus opportune de l’erreur». Se créer une légende, voilà la grande affaire. Il en éprouvera toujours le besoin, ce qui est d’ailleurs, selon lui, l’«un des traits les plus caractéristiques du génie». «Je me suis fabriqué une vie d’où est sorti mon nom», dira-t-il, sur le tard, mais ce fantasme d’auto-engendrement est ancien. Quand on lui demanda, en 1929, si «Blaise Cendrars» était son vrai nom, il répondit : «C’est mon nom le plus vrai.» Le pseudonyme devient vrai en échappant à l’emprise de la filiation. De même, en s’émancipant de la tyrannie des faits, la «vie pseudonyme» du poète acquiert une authenticité supérieure et devient «légende», c’est-à-dire (comme l’indiquent l’étymologie et Jean Genet) lisible. Il va de soi que les livres qui résultent de cette recréation du réel ne peuvent être qualifiés d’«autobiographiques» que par convention. Chez Cendrars, l’écriture de soi relève moins du pacte autobiographique que de ce que Claude Louis-Combet appelle l’(auto)mythobiographie : prendre en compte le vécu, soit, mais à partir de ses éléments oniriques et mythologiques. Cendrars fait de son existence la proie des mythes et des «hôtes de la nuit», rêves et fantasmes. Autobiographiques par convention, donc, et complètes… jusqu’à un certain point (car l’autobiographique est partout présent chez Cendrars, jusque dans ses romans), les œuvres ici rassemblées s’organisent autour des quatre grands livres publiés entre 1945 et 1949 : L’Homme foudroyé, La Main coupée, Bourlinguer et Le Lotissement du ciel. Cette «tétralogie» informelle est précédée de Sous le signe de François Villon, important recueil demeuré jusqu’à ce jour inédit en tant que tel. Elle est suivie du dernier texte personnel de Cendrars, J’ai vu mourir Fernand Léger, témoignage sur les derniers jours du peintre qui avait illustré la plaquette J’ai tué en 1918. On rassemble en outre, au tome II, les «Écrits de jeunesse» (1911-1912) au fil desquels Frédéric Sauser renaît en Blaise Cendrars. Enfin, un ensemble d’«Entretiens et propos rapportés» procure les éléments d’un autoportrait parlé.
Contenu du Tome I:
Sous le signe de François Villon - Lettre dédicatoire à mon premier éditeur - Prochronie 1901 : Vol à voile - Prochronie 1911 : Le «Sans-Nom» - Prochronie 1921 : Une nuit dans la forêt . Autour de «Sous le signe de François Villon» : Lettre dédicatoire à mon premier éditeur (passage supprimé) - Jéroboam et La Sirène - Présentation de «Bourlingueur des mers du Sud». L'Homme foudroyé . Autour de «L'Homme foudroyé» : Plans de «La Carissima» - Lettres à Raymone - «La Carissima» (fragments) - Plan autographe de «Sara, Rhapsodie gitane». La Main coupée . Autour de «La Main coupée» : Notre grande offensive - Un caporal de la Légion - J'ai tué - La Main coupée (1918) - Vient de paraître - Matricule 1529 - La Femme et le Soldat.
Carnets de JLK - Page 113
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Cendrars au ciel de La Pléiade
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Ceux qui se piquent d'écrire
Celui qui se targue de ne point écrire à l'instar de Socrate et d'Epictète dont les noms sont restés / Celle qui écrit sur le sable de la plage du camping Les pins au Lavandou genre Jésus en vacances / Ceux qui ont dirigé leurs premiers écrits contre le polythéisme avant de découvrir le triolisme et la canasta / Celui qui déclare chez Drucker qu'il n'as pas tout dit dans son livre de ses relations épistolaires avec Frank Alamo / Celle qui a été tentée par l'écriture telle que la pratiquait Catherine de Sienne à une époque aujourd'hui révolue / Ceux qui se livrent au sommeil comme d'autres aux romans à nuances de gris / Celui qui avoue n'avoir pas lu les lettres de Madame de Sévigné d'ailleurs adressées à son ex / Celle qui murmure au poète érotomane qu'elle veut être sa muse muselée / Ceux qui n'aspirent qu'au mécrit de l'épris vain / Celui qui s'exprime en stances kalmoukes à psalmodier sur les yacks et sous les yourtes / Celle qui écrit des histoires à la Marc Levy qu'elle garde dans ses tiroirs pour plus tard / Ceux qui ont trop bonne mine pour écrire même au crayon / Celui qui ne donne jamais la pièce à une mendiante ou un mendiant sans en obtenir un bout de story / Celle qui s'exclame "tout ça c'est que des histoires" après t'avoir raconté la sienne qui ne ressemble à aucune autre / Ceux qui ne sont bons qu'à l'oral / Celui qui passe la moitié du temps devant sa webcam et l'autre moitié derrière / Celle qui ne voyant pas le bout de la story de Léa s'endort dans les bras de Léo / Ceux dont les Oeuvres complètes sont restées à l'état virtuel de sorte que leurs problèmes de droits sont simplifiés y compris pour le cinéma / Celui qui a déjà tout avalé de son à-valoir quand l'avalanche l'avale à Courchevel / Celle qui s'est fait tatouer un poème de Michel Houellebecq sur la fesse gauche dont la droite est jalouse / Ceux qui pratiquent le salafist fucking et ne peuvent donc écrire le moindre mot gentil même à leur maman pauvre / Celui qui n'a jamais écrit que des ordres de marche et s'en ressent au niveau de l'odeur corporelle / Celle qui écrit ses petits chefs-doeuvre à l'abri des regards avant de les confier à son agent Natanson qui en tire la thune qu'il lui faut pour entretenir ses 33 paons blancs et ses 666 colibris chamarrés / Ceux qui se retrouvent à la librairie Shakespeare & Company pour évoquer leur bon jeune temps autour de ce sacré Jim, well, well, well / Celui qui affirme que les propos obscènes émaillant les lettres de James Joyce à Nora sont d'une exquisité mozartienne aux yeux de qui sait déchiffrer / Celle qui a promis le placenta de son troisième fils à la chienne de Jim qui goûtait ces raffinements d'ailleurs nécessaires à son écriture / Ceux que la pléthore du signifié impatiente autant chez Joyce que chez Dante / Celui qui annonce qu'il va cesser d'écrire au soulagement de tous / Celle qui n'arrêtera pas d'écrire sans que tu la butes / Ceux qui écrivent comme d'autres pissent et donc sans l'odeur mais la trace de stylo dans les draps marque plus durablement, etc.
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Ceux qui ont des vers dans le pied
Celui qui affirme que la poésie de Michel Houellebecq est à la fois peu de chose et trop de choses / Celle qui lit: "Tendre animal aux seins troublants / Que je tiens au creux de mes paumes / Je ferme les yeux: ton corps blanc / est la limite du royaume", et se dit: Michel tu m'empaumes ! / Ceux qui lisent à la page 60 de Configuration du dernier rivage le quatrain: "Lorsqu'il faudra quitter le monde / Fais que ce soit en ta présence / Fais que mes ultimes secondes / Je te regarde avec confiance " et en concluent que ce Michel Houellebecq en somme est le tout bon type / Celui qui situe les poèmes de Michel Houellebecq quelque part entre Paul Géraldy et Minou Drouet / Celle qui écrit dans un journal branché que la poésie de Michel Houellebecq est un dépassement de l'affirmé et un pari sur le simple / Ceux qui militent pour le transfert des cendres des cigarettes de Michel Houellebcq au Panthéon / Celui qui voit en Houellebecq le La Fontaine des vidures d'éviers / Celle qui ne se lasse point d'observer la jobardise des buzzeurs qui de toute façon de la poésie n'ont rien à siphonner / Ceux qui trouvent entre Balbec et Houellebecq une possibilité de rime riche à creuser / Celui qui pressent l'émergence d'une nouvelle poésie ouverte à la France d'en bas et même aux immigrés si ça se trouve / Celle qui rappelle à ses élèves qu'il n'y a qu'un Baudelaire par génération et qu'une Arielle Dombasle par BHL / Ceux qui kiffent le côté "vers dans le fruit" et caleçon flottant de la poésie de Michel Houellebecq / Celui qui croit savoir que Frédédic Beigbeder aurait "quelques vers sous le coude" / Celle qui prétend que ce pourri l'a plagiée dans son recueil Mon amour je viens primé par l'Académie de Lutèce et environs / Ceux qui se prennent les pieds dans leurs vers aux lacets mal noués / Celui qui offrira le nouveau recueil de Michel Houellebecq à son beauf pour embêter sa soeur licenciée en lettres auteure d'une thèse sur de les apories du désir chez Louise Labbé / Celle qui est bouleversifié par ces deux vers de Configuration du dernier virage qui résume tout ce que l'homme (et la femme) a pensé dès ses débuts en continuant d'espérer: " Au fond j'ai toujours su / Que j'atteindrais l'amour" / Ceux qui pensent comme Michel Houellebeca que l'amour c'est super même quand on roule au plomb, etc.
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Vies et destins
Notes sur le flanc dans les couloirs de L'Hôtel-Dieu. À propos de Sixto Rodriguez, de Josef Czapski et de Dimitri.
À Partir de quel moment, de quel événement, de quel signe une vie devient-elle destin ? Telle est la question que j'ai commencé de me poser tout à l'heure, allongé sur un chariot du service des urgences de l'Hôtel-Dieu de Paris (rien de grave en dehors d'une saignée subite genre Zambèze veineux qui a transformé ce matin ma chambre d'hôtel du Louisiane en virtuel lieu de crime), au milieu d'anonymes autrement amochés et plus ou moins gémissants...
Or je me l'étais déjà demandé, hier, après avoir assisté à la projection, à l'ancien cinéma Bonaparte devenu Saint-Germain, de ce film splendide et très émouvant de Malik Bendjelloul consacré à la destinée bien singulière du chanteur de rock latino Sixto Rodriguez, puis aux destins de mes amis Josef Czapski et Vladimir Dimitrijevic.
Quoi de commun entre un chanteur américain oublié et ressuscité, un peintre polonais rescapé du massacre de Katyn et un grand passeur de littérature ?
Ceci peut-être: une certaine façon de marcher un peu au-dessus de la terre, ou peut-être un style particulier dans la manière d'envisager la mise en ordre d'un hangar ou d'une chambre encombrée, ou simplement la façon d'être là en dégageant une espèce d'aura.
L'aura de Rodriguez se pressent dans le timbre de sa voix et la substance émotionnelle de ses textes mais plus essentiellement dans ses moments de présence visible, compte non tenu de la mise en scène qu'on lui impose sans qu'il se dérobe, sa vérité étant ailleurs que dans le cirque du revival. Il y a un peu de kitsch romantique dans le conte de fée médiatique de ce chanteur de "protest songs" du début des années70, à peu près méconnu aux States pour ses deux premiers disques, rares merveilles pourtant entre Neil Young et Dylan, tombé dans l'oubli et retourné à son job d'ouvrier du bâtiment à Detroit pendant que ses disques, à l'autre bout du monde et à son insu complet, devenaient des emblème de la contestation en Afrique du Sud plombée par le puritanisme et le racisme de l'apartheid. Or ce qu'il y a peut-être de plus beau dans le film qui lui est consacré, plus encore que les concerts géants réellement émouvants marquant ses retrouvailles avec un public qui le croyait mort (le mythe de son suicide en scène avait fait florès), c'est l'éloge extraordinairement délicat que fait de lui un ouvrier parlant de lui, sur les chantiers autant que dans la vie, comme d'un artiste en toute chose.
Ainsi était, d'une tout autre façon, Josef Czapski: artiste, écrivain, lecteur de poésie sous le plafond bas de sa mansarde de Maisons-Lafitte, vélocipédiste en grand manteau noir et béret, passant profond témoin de la Terre inhumaine, ainsi que s'intitule son livre le plus connu. Or j'imagine ce que ces murs, en l'Hôtel-Dieu, auraient à raconter de notre terre inhumaine, et me rappelle soudain ce que me disait un jour Czapski: que Simenon n'est pas du tout un Balzac belge mais un romancier russe !
L'aura de Czapski: la mine un peu grave, pensive et triste, de son grand autoportrait en pied. Et sa voix haut perchée qui me revient aussi bien: "Mais savez-vous, mon cher, que j'ai été bien plus malheureux à vingt ans, lorsque j'étais amoureux, que dans les camps de concentration soviétiques !"
Destin de Josef Czapski ? Deux moments pour le fixer: lorsque, ce matin-là à Cracovie, je lève le store de l'hôtel faisant face au Musée national et que je découvre, en grandes lettres, sur la façade grise, le nom du grand exilé, véritable conscience morale de l'intelligentsia polonaise et non moins grand oiseau dégingandé maniant ses pinceaux dans sa mansarde-atelier: CZAPSKI. Ou cet autre événement plus historique évidemment: la reconnaissance solennelle, par le pouvoir russe, du crime accompli contre 5000 officiers et étudiants polonais par les Soviets staliniens, longtemps attribué aux nazis.
Vladimir Dimitrijevic voyait, dans les deux termes de vie et destin, une croix. C'est lui qui nous a révélé Vie et destin de Vassili Grossman, entre tant d'autres livres essentiels traduit du russe et de bien d'autres langues.
Or ce que je revois de Dimitri à l'instant, sur une table bien mise par sa femme très douce et formidablement présente dans son apparente gracilité, Geneviève, mère d'Andonia, ce sont de pauvres services comme en usent les petits soldats en campagne, cuiller de fer et fourchette avec couteau combiné assortis, du genre qui se fixent l'un à l'autre. Etait-ce cultiver un mythe, alors que le jeune homme avait déserté l'Armée du peuple ? Un signe parmi tant d'autres de l'attachement des anges aux objets terrestres. L'inspecteur Columbo, c'est son pardessus; Czapski, son béret noir; Rodriguez son stetson et ses lunettes non moins noires...
Destin de Dimitri: mystère ! Je ne veux pas voir que cette route fatale de ce jour-là du 23 juin 2010, ni que cet amas de ferraille. Qu'il soit mort si brutalement le jour d'une commémoration mystique de la mémoire serbe: je ne veux pas le savoir ! Rodriguez, Czapski, Dimitri, je les vois autour de moi dans la lumière de fin d'après-midi de ce jour de printemps qu'un crachin à la Simenon marque là-bas sur le macadam, devant l'hosto.
L'Hôtel-Dieu: tu vises le nom, petit, gentil Lucas qui finit ta médecine, me scrute, me bassine de questions (buvez-vous ? fumez-vous? tuez-vous ?), me poses les fiches de l'électromachin et ne perds pas ton sourire à nous voir nous faire chier ensemble des heures...
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Une folie allemande
À propos du Secret de Veronika Voss de Rainer Werner Fassbinder
Rainer Werner Fassbinder n'était pas qu'un réalisateur d'une exceptionnelle fécondité: c'était aussi, et surtout, un médium visionnaire qui dépasse, à mes yeux, tout ce qu'en disent les cinéphiles et autres spécialistes de son époque. Ce diable d'ours hirsute avait raison de demander qu'on "lise" ses films comme des livres: c'était en effet une sorte de grand romancier de cinéma foutraque que RWF.
Je l'ai ressenti une fois de plus,hier, en (re)découvrant Le secret de Veronika Voss (dont le titre allemand exact est La nostalgie de Veronika Voss), avant de reprendre la lecture du chapitre hallucinant des Frères Karamazov évoquant le dialogue du diabolique gentleman et d'un Ivan délirant, juste avant le suicide de Smerdiakov. Cette proximité de lecture m'a d'ailleurs fait penser que, bien plus que de Brecht auquel on l'apparente, Fassbinder est proche de cet autre médium génial, à vrai dire insurpassable dans la pénétration de la complexité humaine et des racines du mal social et individuel, qu'est Dostoïevski. En outre, ces deux auteurs traitent, dans les oeuvres en question, du thème de la folie, laquelle affole positivement leur écriture: au bord du délire contrôlé chez Ivan Karamazov, dans une sorte de vestibule mental pré-freudien, et par l'usage presque exacerbé de la lumière et de l'ombre dans le film de Fassbinder, en noir et blanc comme Effi Briest mais dans une tonalité plus brutale et glaciale pour ne pas dire une fois encore: folle.
Le Secret de Veronika Voss est le troisième élément de la Trilogie allemande de Fassbinder, dont la protagoniste est une ancienne diva du cinéma berlinois. Au mitan des années 1950, son mythe s'est terni, son scénariste de mari l'a quittée pour échapper à sa paranoïa de morphinomane, elle languit après un nouveau contrat mais reste assez séduisante pour taper dans l'oeil d'un solide chroniqueur sportif, aussi sain que sa petite amie et tombant pourtant sous le charme de la typique femme fatale. Lorsqu'il constate à quelle situation d'esclavage Veronika Voss est soumise par la neurologue Katz, qui trafique la morphine avec autant de machiavélisme qu'elle capte les fortunes, le brave Robert entreprend de l'arracher à la psy diabolique avec l'aide de son amie, saine jeune fille de la nouvelle Allemagne elle aussi, qui y laissera sa peau.
Or ce qui est le plus étonnant, dans ce semblant de mélo noir, c'est qu'il ne cesse de déroger à toute forme de réalisme linéaire, comme dans un cauchemar éveillé dans un dédale de verres de cages miroitants et de reflets. La mise en abyme du film dans l'histoire des films allemands est immédiate, dès le premier plan où Fassbinder lui-même apparaît dans le champ à côté de Veronika, mais le Labyrinthe aux illusions file la métaphore allemande bien au-delà des citations érudites, comme si la réalité elle-même était devenue produit de l'usine à rêves du nouvel Hospice occidental où non-dit, mensonge, amnésie et drogue contribuent à l'éblouissement nécessaire à la suite des Affaires.
Le miracle du cinéma de RWF, comme celui d'un Fellini dans une tout autre tonalité (mais le montage diachronique de ce film fait souvent penser à la narration apparemment chaotique d' Otto e mezzo) tient à l'équilibre subtilement dosé des éléments liés à la réalité historique (le nom de TREBLINKA tatoué sur le bras du vieux Juif, le ragot collant aux basques de Veronika seon lequel elle aurait couché avec Goebbels, etc.) et l'irréalité plus-que-réelle des personnages aux sentiments saisis dans toute leur complexité. Le job du spécialiste (Jean Douchet en l'occurrence, magistral en bonus) est de déconstruire la forme à la fois sophistiquée mais jamais précieuse de tout ça, tandis que pour ma part, je m'en tiens au déchiffrement du secret de tous ces personnages de roman , formidablement perçus et tenus ensemble par le Meister de Munich...
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Ceux qui abusent
Celui qui succombe à une overdose d'inassouvissement / Celle qui viole un secret mineur de moins de seize ans / Ceux qui s'agitent pendant l'emploi / Celui qui force la main du second couteau manchot / Celle qui te force à la regarder en face des trous / Ceux qui s'ennuient trop pour ne pas boire un peu / Celui qui est tellement lucide qu'il se sent des ailes dans le champ de lucioles / Celle qui prend son pied où je pense/ Ceux qui ont pris tout le Valium de Maman pendant que Papa se roulait un joint / Celui qui abuse si complètement des adverbes que forcément ça lui retombe fatalement dessus genre too much / Celle qui affirme que qui abuse de la Suze aboiera sans sa muse / Ceux qui en font toujours trop quelque part au point qu'ils font chier partout / Celui qui abuse du papier à lettres griffé Vatican-sur-Mer / Celle qui a tant pesé sur le champignon qu'elle a pris l'arbre à came en tête / Ceux qui sont super-chauds dans le brise-glace / Celui qui marche sur les mains pour faire du pied à la femme-tronc / Celle qui balance une pierre dans ton Chardin / Ceux qui cumulent les mandalas / Celui qui se sucre dans les mines de sel / Celle qui se rend à selle au galop / Ceux qui vous font marcher en se disant impotents / Celui qui fait tant de câlins à son carlin Carlo que sa Carla se rembrunit / Ceux qui abusent de la bouteille à l'encre / Celui qui a mis tant d'eau dans son vin qu'il a bu la tasse / Celle qui milite contre l'abus des grands maux / Ceux qui ont tant abusé des jeux de mots qu'on les a menacés d'oxymort, etc.
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Entre bohème et bonnets de nuit
Daniel Vuataz documente l'aventure légendaire de la Gazette littéraire de Franck Jotterand. Avec vues sur l'avenir...
La Gazette littéraire, supplément culturel hebdomadaire de la quotidienne Gazette de Lausanne, fait aujourd'hui figure de mythe. Le nom de Franck Jotterand, qui en fut l'animateur principal et la dirigea contre vents extérieurs et marées intérieures pendant une vingtaine d'années (de 1949 à 1972), lui est non moins légendairement associé, avec une aura de prestige sans pareille dans la Suisse cultivée de la deuxième moitié du XXe siècle, et bien au-delà de nos frontières. Tout ce qui comptait à l'époque d'écrivains et d'intellectuels, de peintres et de musiciens, de cinéastes et de gens de théâtre, fut relié peu ou prou à cet exceptionnel creuset de culture, largement ouvert aux productions les plus novatrices de l'époque.
Humaniste gauchisant, Franck Jotterand détonait avec le conservatisme libéral de la Gazette de Lausanne , dans laquelle il publia un premier article intitulé Littérature et révolution. Un mois après la mort de l'immense Ramuz, en juin 1947, il lançait une polémique sous le titre de Lausanne, ville fermée, relayée par le grand helléniste communiste André Bonnard. Dans un climat idéologique marqué par le guerre froide, le jeune Jotterand incarnait, avec un Charles-Henri Favrod, futur grand reporter et fondateur du Musée de la photo, ou un Freddy Buache, qu'on retrouverait plus tard à la tête de la Cinémathèque suisse, une nouvelle génération romande en rupture de conformité. La fondation de la revue Rencontre, en 1950, cristallisa le virage à gauche de cette nouvelle intelligentsia, l'attrait de Paris, l'aura d'un Sartre, le besoin de se frotter au monde loin de la poussiéreuse culture romande plombée par la guerre et toujours tenue sous la double coupe calviniste du Pasteur et du Professeur, fondèrent ce mouvement d'émancipation.
En même temps cependant, suivant la même dynamique d'aller-retour qui avait marqué la formidable aventure des Cahiers vaudois, dès 1914, sous l'impulsion de Ramuz et des frères Cingria, cette percée hors de nos frontières allait de pair avec le vif désir de faire bouger les choses en nos murs. Correspondants à Paris de la Gazette de Lausanne, Franck Jotterand et son compère Jean-Pierre Moulin entretinrent ainsi un pont à double sens entre le pays romand et la capitale française.
Dès sa nouvelle formule de 1949, Les premiers numéros de la Gazette littéraire allèchèrent le public avec les rubriques Rive gauche, rive droite ou Le théâtre à Paris, avant qu'une Enquête sur les lettres romandes ne pose la question sempiternelle de la relation des écrivains romands avec ce que les sociologues pompiers appelleront "l'instance de consécration". Parallèlement, la rubrique emblématique des Moments littéraires s'ouvrait autant à la littérature française ou européenne qu'aux lettres romandes.
Comme son titre ne l'indique pas, la Gazette littéraire ne se bornait pas à la littérature, mais embrassait les plus vastes horizons de la culture suisse, européenne et mondiale en train de se faire, traitant autant du renouveau des arts plastiques que de cinéma, de théâtre et de musique, de sciences humaines ou de questions de société. L'on y trouvera des chroniques de Denis de Rougemont, qui allait fonder à Genève le Centre européen de la culture, et les noms d'écrivains tels que Jean Cocteau, Francis Ponge ou Raymond Queneau voisineront dans une livraison spéciale dont le seul titre, Paris année 2000, signale la visée.
À considérer l'expansion remarquable de la Gazette littéraire, drainant de nouveaux clients à la Gazette qui dégage des bénéfices en certaines années fastes, l'on pourrait croire que "tout baigne" entre Franck Jotterand et le Conseil d'administration de l'organe du libéralisme vaudois. Or il n'en est rien. Le talentueux rédacteur ne cesse en effet de défriser les "penseurs" et les caissiers du quotidien, et notamment en mai 1953 où, malgré la mort de Staline et l'ouverture du mythique caveau des Faux-nez, la très droitière Ligue vaudoise devient actionnaire majoritaire du journal. Une crise interne en découle, qui déboute les réactionnaires au soulagement de Pierre Béguin et, par voie de conséquence, de son protégé "bohème". Dix ans durant, cependant, Franck Jotterand ne cessera de se retrouver dans la collimateur du conseil d'administration. On le comprend, car la Gazette littéraire ne s'alignera jamais sur les fondamentaux des libéraux vaudois, ne cessant au contraire de creuser le fossé entre les deux cultures de la vieille garde bourgeoise moralisante et des aventures créatrices tous azimuts.
Cet antagonisme, précisément documenté sur la base des archives jamais explorées de Franck Jotterand, se révèle pour la première fois dans le livre du jeune Daniel Vuataz, lettreux de 26 ans qui allie la rigueur (pas trop académique, heureusement) du chercheur, et la curiosité sidérante (par rapport à sa génération trop souvent amnésique) d'un aventurier de la chose écrite avide, après Cendrars et Bouvier, et dans l'immédiate filiation de Franck Jotterand, de renouer les fils entre passé et présent, réflexion synthétique et projection dans l'avenir.
Daniel Vuataz est lui-même écrivain à "papatte", il s'est déjà signalé par diverses publications personnelles et par un formidable numéro spécial de la revue Le Persil entièrement consacré à Charles-Albert Cingria. Aguerri par une fratrie de six solides frères et soeur, il est capable autant que Jotterand de parler du même ton câlin et malin à des universitaires à nuques raides et autres gendelettres, marins baltes ou bergères de montagne. Bref il pouvait comprendre l'aventure de Franck Jotterand, défendre la longue marche "pieds dans la boue et tête dans les étoiles" de ce polygraphe vaudois pas comme les autres, qui usa de mille ruses pour défendre une culture vivante et non alignée.
Franck Jotterand n'avait rien de l'idéologue sectaire, mais il refusait la vision angélico-cynique consistant à dire que la culture n'a rien à voir avec la politique. Du "drame de Hongrie" fédérant les indignations romandes et françaises, à une campagne contre la censure étatique du cinéma ou contre l'inénarrable "Petit livre rouge" de la Défense civile, entre cent autres sujets de débat, il a joué un rôle central avec sa Littéraire et jusqu'à participer personnellement à l'élaboration d'une nouvelle politique culturelle en Suisse. Il y avait en lui du visionnaire réaliste - personnage suisse par excellence - en dépit de ses airs de dandy dilettante.
Ses livres sur le Nouveau théâtre américain et New York, autant que sa merveilleuse comédie musicale de La Fête des vignerons de la Côte, gorillant la fameuse manifestation veveysane, sont d'un homme de culture frotté d'humour et pétri de générosité. Après sa lutte contre ceux qui "freinent à la montée" en notre cher pays, la destinée lui fut cruellement ingrate, avec le terrible accident de voiture du 23 juin 1981, qui le cassa littéralement, jusqu'à sa mort en l'an 2000. L'hommage que lui rend Daniel Vuataz en est d'autant plus méritoire, et non moins précieux pour notre mémoire commune.
Le retour du Mythe. Bonne nouvelle ou (trop) belle illusion ?
"La Gazette littéraire est de retour !", lit-on au verso du bandeau rouge qui enserre le livre de Daniel Vuataz, accompagné d'un superbe journal de 16 pages illustrées, crânement intitulé La (nouvelle) Gazette littéraire, Numéro 1, février 2013.
De quoi réjouir les mânes de Franck Jotterand ? Sûrement pour ce qui touche à l'hommage. Formellement en effet, l'objet relance le modèle de la Gazette littéraire en alternant longs textes de réflexion et chroniques, photos et gravures, mélanges littéraires et autres proses poétiques. La chose a plutôt belle allure, tranchant sur le zapping superficiel sévissant de plus en plus dans les pages culturelles de la presse écrite. En éditorial, repris de la conclusion de son ouvrage, Daniel Vuataz oriente cette "petite résurrection" et la dédie à "tous ceux qui croient encore à l'utilité et à la place d'un journalisme culturel de qualité", avant de rappeler que, déjà, au mitan des années 1950, Franck Jotterand avait appelé de ses voeux un "organe de presse indépendant capable de rendre compte au mieux des activités et de la richesse de la scène culturelle suisse romande".
On sait que la Gazette littéraire selon Jotterand périt de sa trop grande dépendance d'un quotidien idéologiquement en désaccord avec ses choix, et financièrement en difficulté, comme l'illustre Vuataz dans son livre. Ce que le jeune émule ne dit pas assez, le nez sur son modèle et sous le coup de certain enthousiasme réducteur, c'est que la fin de la Littéraire, certes déplorée en 1971 par 91 signataires parfois prestigieux, ne marquait pas pour autant la fin du journalisme culturel de qualité en Suisse romande, loin de là. La fin de la Gazette littéraire de Jotterand a marqué, aussi, le terme d'un certain journalisme très élitiste non dénué de snobisme. L'empreinte de celui-ci a déteint sur tout un petit monde de bourgeois plus ou moins lettrés et d'universitaires plus ou moins confinés, qui aujourd'hui encore ne jurent que par les restes du Samedi littéraire du quotidien Le Temps, lointain avatar affadi de la Littéraire. Ce que Daniel Vuataz ne souligne pas assez, c'est que, dès le début des années 1970, les rubriques littéraires et culturelles de nombreux autres quotidiens romands (de La Suisse à La Tribune de Lausanne, devenue Le Matin, de La Liberté à L'Impartial, de La Tribune de Genève à La Feuille d'Avis de Lausanne, devenue 24 Heures, entre autres) ont multiplié la défense et l'illustration de la culture romande de façon souvent bien plus dynamique et diversifiée que dans la Gazette littéraire. Plus que dans le Samedi littéraire ultérieurement commun à la Gazette de Lausanne et au Journal de Genève, L'Hebdo de Jacques Pilet a joué un rôle majeur dans une conception de la culture héritée de Franck Jotterand, et de même les pages culturelles des hebdos consuméristes Coopération et Construire ont-elles connu des années fastes avant la dégringolade récente dans le tout-conso.
Ce tout-conso, et l'abrutissement généralisé lié à la "pipolisation" des rubriques culturelles, nous l'observons évidemment partout, qui reflète l'évolution de toute une société. Celle-ci vit actuellement une profonde mutation, qui voit se déplacer les foyers de réflexion et de création du papier aux supports immatériels de l'Internet. Vingt ans durant, une équipe de passionnés de littérature a publié, en Suisse romande, un journal littéraire s'inscrivant dans le droit fil du travail de Jotterand, à l'enseigne du Passe-Muraille. Tout à fait indépendant, avec un pic de plus de 1000 abonnés au mitan de son aventure, ce journal largement subventionné sur la base d'une crédibilité acquise après des années, accueillant des écrivains du monde entier et multipliant les dossiers (sur les quatre littératures helvétiques, notamment) a vécu concrètement le déclin d'une société lettrée qui constituait la clientèle même de la Littéraire. Une telle publication est-elle encore viable aujourd'hui, même assortie d'un site internet et d'un blog ? Avec quels moyens ? Quelle équipe de collaborateurs compétents ? Quelle chance de survie dans l'encombrement médiatique actuel ?
Ces questions se posent très précisément devant le premier numéro de la Gazette littéraire ressuscitée, généreusement publiée par Jean-Michel Ayer, directeur des éditions de L'Hèbe, et conçue selon le "patron" de la Littéraire.
Or qu'y découvrons-nous ? Un journal décalé par rapport à la réalité littéraire et culturelle actuelle. Au premier rang: des universitaires qui se félicitent de leurs propres menées. Plus précisément: un long papier de Daniel Rothenbühler célébrant "le changement profond des liens littéraires entre Suisse romande et Suisse alémanique", alors que le fossé réel entre nos cultures nationales n'a cessé de se creuser. Une chronique de Daniel Maggetti ironisant sur la percée des Romands à Paris, sous le titre "Quelle bonne année!", sans dépasser le "sociologisme" le plus anodin. Mieux ancré dans la réalité: un Moment littéraire d'Eric Bulliard posant de vraies questions. Deux pleines pages consacrées à la menace du livre électronique, cumulant lieux communs et prédictions déjà obsolètes. Des correspondances de Rome (bien convenue), Pékin (plus surprenante) ou Berlin (carrément insignifiante), alternant avec des reprises de la Littéraire de Jotterand. Tout n'étant pas dénué d'intérêt, mais quelle "valeur ajoutée" par rapport à quelle presse culturelle déclarée moribonde ? Et quoi de vraiment neuf ? Le piapia narcissique de Roland Jaccard ?
Enfin bon: positivons pour conclure, en attendant que la "petite résurrection" s'incarne. Il y faudra plus de sens affirmé, une équipe compétente et généreuse, des abonnés motivés, des curiosités et des passions relancées "toutes frontières ouvertes". On peut rêver !
Daniel Vuataz. "Toutes frontières ouvertes". Franck Jotterand et la Gazette littéraire. Deux décennies d'engagement culturel en Suisse romande (1949-1972. Editions de L'Hèbe, 247p.
Cet article est à paraître en double page dans la prochaine livraison du journal La Cité, en kiosque dès le 12 avril.
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Ceux qui déclinent
Celui qui se coule dans la foule / Celle qui ne se parfume plus que pour elle-même / Ceux qui restent à la fenêtre pour surveiller le voisinage alors qu’on leur a coupé le téléphone / Celui qui ne lâchera jamais prise en dépit de ses fausses dents / Celle qui accuse des pertes d’équilibre au bas du Chemin du Calvaire / Ceux qui ne distinguent plus les couleurs et en concluent qu’il n’y en a plus / Celui qui cherche la gomme sans se rappeler ce qu’il voulait effacer / Celle qui classe ses souvenirs sensuels sans trop savoir qui lui faisait quoi à quelle époque et comment / Ceux qui pianotent en faisant semblant d’écouter l’aumônier de l’Asile des aveugles où ils font juste office de caresseurs attitrés / Celui qui prend congé de son corps au dam de son âme / Celle qui ramène un Chinois chez elle pour voir enfin comment c’est fait / Ceux qui ont perdu le goût du goût / Celui qui s’oublie de plus en plus tout en restant propre sur lui / Celle qui se perd chaque jour un peu plus de plus en plus loin de la maison d’elle ne sait plus qui mais elle a un bracelet électronique comme les délinquants en liberté conditionnelle alors on la retrouve n’est-ce pas / Ceux qui retombent sur leurs pieds mais à côté de leurs pompes, etc.
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De parrains à poulains
Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis
Retouches de JLK, 66 ans, dit Le Parrain (il Padrino)
Ce qu'en pense Max Lobe, 26 ans, poulain de JLK. Ce qu'en pense Bastien Fournier, jeune écrivain romand de 32 ans piqué au jeu. Cet échange s'inscrit dans la persective de l'opération Parrains et poulains réunissant, au prochain Salon du Livre, cinq écrivains romands sexagénaires et cinq jeunes auteurs, à l'instigation d'Isabelle Falconnier.
DK. - Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.
JLK. - Tâchons de parler ensemble un de ces soirs, Maxou, de ce qu'est réellement une idéologie...
ML. - Il me semble qu'un écrivain se distingue d'un idéologue par sa façon de faire des constats. Ces constats sont nourris de doutes, qui ne vont jamais dans le sens de la langue de bois...
BF.- Celui qui ne se méfie pas des princes, mais aussi des systèmes en place, des puissants, de tout ce qui est donné comme évident (critiques littéraires, éditeurs, directeurs de théâtre, libraires, jurés de prix, subventionnaires, vieux auteurs assis sur leurs anciens lauriers et placés dans les commissions, décideurs petits ou grands de toute sorte) n’a pas encore assez frotté son poil aux interlocuteurs auxquels a affaire celui qui se mêle d’écrire. Le doute résulte en l’occurrence de l’expérience. Je crains que le statut de prince dans ce domaine. n’ait pas grand-chose à voir avec celui d’idéologue.
DK. - Tiens-toi à l’écart des princes.
JLK. - Toi qui m'a sommé de m'acheter une cravate pour approcher le gouverneur du Katanga, en septembre dernier à Lubumbashi, comment pourrais-je t'en vouloir d'en avoir appris un peu plus, ce jour-là, en observant de près Moïse Katumbi ?
ML. - Non, je crois que si on veut faire évoluer les choses, il faut compter aussi sur les "princes". Quitte à les critiquer, même avec virulence, mais il faut garder le contact avec cette composante de la réalité.
BF. – Pourquoi ? Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes, et peuvent se tromper comme les autres hommes. On le sait depuis Corneille. Pourquoi devrait-on plus que les autres les tenir à l’écart ?
DK. - Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.
JLK. - Si ta langue est vivante elle devrait être assez forte aussi pour intégrer toutes les formes de langage, ne serait-ce que par l'ironie. Même de la novlangue des SMS et de Tweets on peut faire son miel sur Facebook et ailleurs.
ML. - Tout dépend de ce qu'on fait du langage de l'idéologie. Celui-ci peut-être une partie de la vie. On peut jouer même avec le langage de la propagande, pour en montrer l'effet sur les gens. Quand on parle de "camarades", au Cameroun, ça sonne autrement qu'en Union soviétique...
BF. – Qu’est-ce que le parler des idéologies ?
DK.- Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.
JLK. - Sourions, mon ami, des gendelettres qui se croient "plus fort" tout en craignant de se mesurer à Goliath alors que David l'a fait sans plume...
ML. - Tout dépend du contexte. Cela paraît comique de se croire plus fort que des généraux, mais on peut y tendre à sa façon...
BF. – Qu’ont à faire les auteurs et généraux ? Ils ne travaillent pas sur le même plan. Relisez la préface de Tacite, il l’explique très bien.
DK. - Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.
JLK. - Sourions, mon ami, à ceux qui se disent plus faibles que les divisions de Staline - c'est encore une forme de vanité.
BF. – Je me demande la raison de vouloir comme auteur se comparer en force aux généraux. Les généraux ne font pas d’art. Tous les auteurs ne font pas la guerre.
DK. - Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.
JLK. - À toi qui sais qu'écrire est une utopie en mouvement et le projet de chaque jour, je filerai tantôt la variation claire-obscure de Michel Foucault sur le corps considéré comme une utopie habitable...
ML. - L'utopie est le rêve que chacun de nous poursuis, et je crois forcément à celle qui m'anime. Quant aux projets collectifs, tout dépend là encore du contexte et de l'époque.
BF. – Laisse-moi croire à ce que bon me semble.
DK. - Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.
JLK. - Nous pourrions aussi parler de cette notion de fierté, un de ces soirs, et de ce qui autorise un écrivain à qualifier les gens de "populace".
ML. - Non je ne suis pas d'accord avec DK: je pense qu'il faut faire preuve d'humilité. Pour nous autres Camerounais, la fierté a toujours un parfum de bluff !
BF. – Je ne suis pas fier envers la populace. Du reste il me semble qu’il faut être le même avec tout le monde si l’on ne veut pas se faire girouette. Hors sujet.
DK. - Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.
JLK. - À toi qui viens d'un pays où la "promotion canapé" et le "piston" font partie des procédures d'avancement, je n'ai pas de conseil à donner, mais cette notion du "privilège" social mérite discussion.
ML. - Oui, je suis de plus en plus conscient qu'être écrivain est un privilège, puisque ce métier me permet de m'exprimer, parfois au nom des autres. C'est donc aussi une responsabilité. Mais il faut rester serein par rapport au brillant social de ce "privilège".
BF. – Je demande à voir quels sont ces privilèges.
DK.- Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.
JLK. - Là, je trouverais intéressant, Maxou, que nous parlions des écrivains africains politiquement engagés genre Mongo Beti et de ce que nous trouvons encore chez eux de bien éclairant en dépit de leur vocabulaire daté et de leurs préjugés de militants - je te vois sourire d'ici en retombant sur les lignes assassines du Rebelle de Mongo Beti contre Ahmadou Kouroma.
ML. - Je ne comprends pas très bien la remarque. Pour moi, un choix n'est pas une malédiction mais une décision qui nous engage. Pour l'oppression de classe: connais pas.
BF. – Je ne comprends pas : l’écrivain est-il privilégié, ou maudit ?
DK. - Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.
JLK. - Nous parlions l'autre soir des croisements et autres collisions des trains historiques de l'Europe et de l'Afrique, et nous savons aujourd'hui qu'il est d'autres urgences historiques que les lendemains qui chantent, mais reparlons donc, un autre soir, de ce que signifie une métaphore et son bon usage...
ML. - Je crois au contraire qu'il y a une urgence historique dans le sens du changement, mais il ne faut pas être trop naïf. Je crois au sens de l'histoire et la métaphore du train ne me dérange pas.
BF. – Pas d’opinion.
DK. - Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.
JLK. - Le "train" est aujourd'hui le "trend" et nous n'en sommes pas plus dupes toi que moi, mais on peut faire du "trend" une miniature et jouer avec, non ?
ML. - Tout ce que j'écris se réfère, à mon petit niveau, à l'histoire qui est encore bien récente pour moi. Mais oui: j'aurais tendance à sauter dans le train!
BF. – Pourquoi ignorer ce que nous avons sous nos yeux ?
DK. - Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».
ML. -Mais c'est quoi "tout le reste" ? Si on vise un but, on le préfère évidemment à tout ce qui est à côté. Reste à savoir quelle priorité on se donne.
BF. – Sauf si le but est l’art, l’œuvre, la beauté.
DK. - N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.
JLK. - C'est un préjugé littéraire d'époque que de décrier, après Mallarmé, l'universel reportage. Balzac est-il écrivain ou journaliste quand il écrit Illusions perdues, géniale peinture de l'expansion industrielle du journalisme ? Les notes respectives que nous avons prises à Lubumbashi sont-elles d'écrivains ou de journalistes ? Le mieux serait de relire les entretiens de Jacques Audiberti avec Georges Charbonnier où l'écrivain-poète-journaliste-dramaturge distingue nettement les degrés divers d'implication de ce qu'il appelle l'écriveur, l'écrivan et l'écrivain.
ML. - Je ne suis pas tout à fait d'accord avec DK: il y a reportage et reportage. Je pourrais très bien me documenter sur une réalité que j'ignore par un reportage, en vue de l'écriture d'un roman. Mais le travail de l'écrivain se distingue en effet de celui du reporter.
BF. – Les journalistes ont droit à la parole artistique comme les autres, touristes ou non.
DK. - Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
JLK. - Méfions-nous des frilosités esthètes des gendelettres qui ont peur des chiffres et des discours auxquels ils prêtent évidemment trop d'importance.
ML.- Là, je suis plutôt d'accord avec DK. Si je parle d'un personnage au chômage dans une fiction, je ne vais pas encombrer le livre de statistiques ou de documents bruts.
BF. – La réalité se voit aussi à l’œil nu. Ce qui ne se voit pas à l’œil nu est du domaine de l’interprétation, de l’opinion, du changeant. Une déclaration publique est un acte politique et en tant que tel un objet pertinent pour l’observateur de son temps.
DK. - Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
JLK. - Pour ma part, mais je n'ai pas besoin d'insister avec un loustic de ton genre, j'irais plutôt fourrer mon nez partout et sans chercher le progrès nulle part puisqu'il va de soi quand on travaille.
ML.- Là encore, je suis d'accord. Un romancier n'a pas besoin de faire de la prison pour parler du milieu carcéral. Il s'agit plutôt de feeling, par rapport à une situation humaine, et beaucoup d'écrivains parlent de situations qu'ils n'ont pas forcément vécues.
BF. – Le progrès, c’est surtout, pour récuser le langage des idéologies, un concept qui commence à dater.
DK. - Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse. Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme. etc : tu as mieux à faire.
JLK.- Je ne sais absolument pas ce que tu aurais "de mieux à faire", étant établi que j'ai perdu mon temps à m'occuper l'esprit et le corps de toute sorte de sujets (de l'étude des fourmis à la gnose ou de la poésie t'ang à la webcamologie pathologique) qui m'ont tous apporté quelque chose y compris moult rejets et moult égarements momentanés.
ML. - Il me semble au contraire qu'n a besoin d'un peut tout pour écrire. On peut ne pas lire Freud mai pourquoi pas ? Et pourquoi ne pas s'intéresser à l'économie puisque ça fait partie du monde qui nous entoure ?
BF. – Rien de ce qui humain ne m’est étranger. Térence.
DK. - Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.
JLK.- Méfie-toi des maximes littéraires équivoques style "l'imagination est soeur du mensonge" qui ne rendent compte ni de la réalité de l'imagination ni de celle du mensonge.
ML. - Si l'imagination consiste à affabuler gratuitement, et par exemple à écrire que Paul Byia est un zoophile, d'accord. Mais je ne vois pas en quoi l'imagination, qui véhicule tout notre arrière-monde mental et sentimental, social ou culturel, serait dangereuse.
BF. – L’imagination est la dignité de l’homme. Relever son danger, c’est maintenir les hommes à l’état de bêtes.
DK. - Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.
JLK. - Georges Haldas me dit, lors de notre premier entretien (j'avais ton âge), qu'il y a "un diable sous le paletot de tout écrivain", donc attention aux associations sans recul ironique. Quant à la solitude, elle est parfois terrifiante (celle de Dostoïevski entouré de sa bruyante et ruineuse parenté) quoique pondérée par une présence douce (ce dragon d'Anna Grigorievna), mais n'en faisons pas un drame puisqu'on choisit d'écrire.
ML. - Non, c'est tout faux: l'écrivain n'est pas seul, il a besoin des autres. Seul peut-être au moment d'écrire, et seul é signer son livre. Mais l'écrivain a besoin de rapports humains constants comme n'importe quel artiste, ou alors il vit dans une tour d'ivoire coupée du monde et risque la stérilité.
BF. – Il y a des écrivains qui sont seuls et d’autres qui ne le sont pas. Il y en a de grands et des petits. De quel droit dire ce qu’est ou n’est pas un écrivain ?
DK. - Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.
JLK. - À la fin de sa vie, ma mère préférait les films d'animaux aux nouvelles, et la cruelle Patricia Highsmith me dit qu'elle n'osait pas regarder la télé à cause du sang. Quant aux généralités sur "le pire" et "le meilleur", ce sont aussi des ingrédients utiles dans le pot-au-feu de l'écrivain.
ML. - On croit que ce monde est le pire de tous parce que celui du voisin nous semble meilleur. Mais je peux constater ensuite que le sort des autres est bien pire que les mien et changer complètement d'optique.
BF. – De quels autres mondes parlons-nous ?
DK.- Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.
JLK. - Le côté sentencieux de Danilo Kis est assez typique de la société littéraire de l'Europe de l'Est se frottant à la culture française. Mais on pourrait aussi trouver cette emphase chez les adeptes nudistes de certains écrivains-prophètes anglo-américains. Cela dit que me répondrais-tu si je te disais comme ça: "Ne crois pas les griots, car tu es griot".
ML. -Je ne crois pas aux prophètes et ne me prendrai jamais pour l'un d'eux. En revanche, je crois aux bons anges qui nous protègent et nous assistent. Toutes les bonnes pensées et les bonnes paroles, les bons gestes des gens qui nous veulent du bien valent tous les prophètes et autre prêcheurs...
BF.- Les prophètes finissent mal. Leurs ailes de géants les empêchent de marcher. A titre personnel je ne souhaite pas l’être, et je blâme ceux qui s’en piquent.
DK.- Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.
JLK. - Danilo Kis ne doit pas bien connaître les prophètes, qui sont fondamentalement des bêtes de doute...
ML: - Ben voilà: le doute m'empêche d'être prophète, c'est ça que je crois.
BF. – Le prophète Jonas doute : d’où le séjour comme Geppetto dans le ventre de la baleine.
DK. - Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.
JLK. - Words, words, words, me répète volontiers notre amie la princesse bantoue à qui on ne la fait pas en matière de flatterie et, moins encore, de confusion des grades.
ML. - Non, vraiment, ce mot de "prince" ne me convient pas, et surtout pas pour moi. D'ailleurs j'ai horreur de l'élitisme.
BF. – Ces formulations paradoxales sont peut-être d’une profondeur insondable, mais elles deviennent vite fatigantes.
DK. - Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.
JLK. - Dans notre discussion prochaine sur les métaphores, n'oublions pas ces figures du kitsch littéraire: que l'écrivain est un mineur, un veilleur, un allumeur de réverbères, que sais-je encore que n'ont pas écrit Saint-Ex ou l'inénarrable Paulo Coelho.
ML. - Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas la conscience tranquille, même par rapport à un mineur, et peut-être qu'un écrivain est un mineur à sa façon, mais je ne me vois pas descendre à la mine en réalité et la comparaison a quelque chose de trop "littéraire" pour moi...
BF. – Les auteurs ne sont pas des mineurs, et ne s’exposent à aucun coup de grisou, à aucune silicose. Il y a tout de même des conditions plus difficiles que les autres.
DK.- Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.
JLK. - Cette crainte implicite de ce qui serait "perdu" pour n'avoir pas paru dans un journal est un autre signe de l'incroyable vanité littéraire, qui prend ici un relief particulier au vu du bavardage généralisé des médias.
ML. - Bah, si tu ne l'as pas dit cette fois tu le diras une autre fois. Rien ne se perd...
BF. – Ce qui est dit dans les journaux sert souvent comme la tourbe dans la cheminée.
DK. - N’écris pas sur commande.
JLK. - Si la commande du tiers recoupe la tienne, n'hésite pas à écrire même si c'est mal payé ou pas du tout.
ML. - Cela dépend évidemment de la commande. Si je reste libre d'écrire ce qui me chante: pas de problème. Cela peut même être stimulant parfois. Donc pas de règle.
BF. – J’écris sur commande si je veux. Je ne sais pas ce que c’est qu’un écrivain, mais il me semble qu’il s’efforce avant tout d’être libre.
DK. - Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.
JLK. - Parie au contraire sur chaque instant, car chaque instant participe de l'éternité, surtout vers la fin.
ML. - Parier sur l'instant: en tout cas pas.
BF. – L’écrivain ne parie pas. Il crée.
DK. - Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.
JLK. - Parie également sur l'éternité, car c'est sous l'horizon de la mort qu'on écrit de bons livres, dont l'éternité est la plus féconde illusion.
ML. - L'éternité, c'est quoi ? Qu'est-ce que j'en sais, moi.
BF. – Même remarque.
DK. - Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.
JLK. - Affirmer que "seuls les imbéciles sont contents" est une imbécillité comme nous en proférons tous à tout moment, mais il est vrai que l'insatisfaction est bonne conseillère, sans qu'on en fasse un procès du destin -un jeune écrivain n'a de destin que devant lui.
ML. - Je ne suis pas mécontent de mon destin, mais le fait d'être mécontent peut être un ferment créateur, bien plus que l'autosatisfaction.
BF. – L’insatisfaction provoque la souffrance. Le mécontentement engendre la frustration. Pourquoi haïr les écrivains au point de les priver de la perspective du bonheur ? Leur crime est-il si grave ?
DK. - Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.
JLK. - C'est ça mon poney: tu es un élu. Il y a aussi des peuples élus. Et des sentences réversibles aussi creuses dans un sens que dans l'autre.
ML. - En effet, je me sens élu "quelque part".
BF. – Par qui ?
DK. - Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.
JLK. - Cette question de la trahison est délicate, parfois insondable. Dis-moi qui te dit que tu as trahi et je te dirai pourquoi il le dit. Ce n'est pas justifier du tout la trahison. C'est s'interroger sur la complexité humaine, à quoi s'attache la littérature. Iago en est un modèle, mais il en est mille autres aux motifs que la morale pourrait justifier parfois au dam des prétendus "fidèles".
ML. - Oui, c'est une question complexe. Est-ce que le fait de trahir un régime tyrannique est une trahison ? Et le fait de ne pas être fidèle à un ami qui défend des idées indéfendables ou se comporte comme un salaud ? Il peut donc y avoir des justifications morales au fait de ne pas être fidèle à quelqu'un qui trahit un idéal...
BF. – Rien n’est tout noir ou tout blanc...
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Ceux qui n'ont pas d'états d'âme
Celui qui ouvre un compte au paradis fiscal afin que son exception confirme la règle que la Suisse n'existe pas / Celle qui estime qu'un ministre des comptes n'a pas à en rendre / Ceux qui déroulent le Tapie rouge pour montrer au peuple qu'ils gagnent en son nom / Celle qui milite au plus haut niveau pour l'égalité sociale des mariages riches / Ceux qui estiment que les gladiateurs aussi risquaient leur peau en conséquence de quoi la sensiblerie n'est pas de mise avec les participants aux jeux télévisés et d'autant moins que ça fait pisser le dinar et marcher l'économie / Celui qui propose un comité des tiques pour fédérer les parasites au pouvoir /Celle qui estime qu'il y a corruption et corruption d'ailleurs y a qu'à voir à l'étranger / Ceux qui pensent que sous Brjenev l'inégalité était moins répandue dans la classe dirigeante du prolétariat libéré / Celui qui lance un nouveau parti libertin tendance bio / Celle qui qualifie sa banque suisse de ballon d'oxygène / Ceux qui proposent l'introduction à la télé d'Etat des jeux de téléréalité à balles réelles pour couper court à l'hypocrisie obsolète de type humaniste / Celui qui pense que le Christ se fût montré moins irresponsable s'il avait eu à gérer le FMI / Celle qui lance son Manifeste du parti néo-communiste par le slogan: "Millardaires de tous les pays unissez-vous!" / Ceux qui rappellent à l'émission Tous Gagnants que les riches aussi en bavent et sans services sociaux pour les dorloter / Celui qui fait chambre de commerce à part / Celle qui étudie scientifiquement la faisabilité d'une domination masculine enfin restaurée dans l'optique d'une Sélection à développement durable / Ceux qui prétendent que les femmes homos sont toutes des pédées, etc.
Image: Philip Seelen -
Pics de blogs
À propos d'un afflux subit de visiteurs sur le blog de JLK. Conjectures diverses. De l'effet Iacub et autres épiphénomènes.
(Dialogue schizo)
Moi l'autre: - Et t'en penses quoi, toi ?
Moi l'un: - J'en pense quoi de quoi ?
Moi l'autre: - De ce pic subit des visiteurs sur notre blog. Tout soudain, le 11 mars dernier: 1595 visites en un jour, et 2968 pages consultées. Un pic à plus de 1000 dès le 9 mars, et ensuite 6 jours d'affilée à plus de 1200, avec plus de 2000 pages consultées chaque jour. Ensuite, retour à la fréquentation régulière de 600 à 800 visiteurs quotidiens. Total du mois: 24 912 visites.
Moi l'un: - Visiteurs uniques ?
Moi l'autre: - Non: 10 692 visiteurs uniques. Mais quand même !
Moi l'un: - Ouais c'est pas mal, dis donc ! Surtout pour un blog sans piapia ! Et comment t'expliques ça ? Qu'est-ce qui s'est passé ces jours-là ? T'as regardé ce qu'on a mis en ligne ?
Moi l'autre: - J'ai regardé, mais à part un long papier sur Sollers et un coup de gueule titré Chiennerie d'époque, à propos de Marcela Iacub et consorts, je n'ai rien relevé de différent de nos denrées quotidiennes. D'ailleurs Sollers a paru quelques jours avant le pic fameux, et la chiennerie un peu après.
Moi l'un: - Alors c'est peut-être autre chose ? D'ailleurs Sollers ne fait plus tellement recette nulle part, et ce qu'on a dit de DSK n'avait rien de fracassant. Mais bon: peut-être qu'il suffit de ces noms, genre SOLLERS, DSK, NABE, IACUB, pour alerter la meute ? C'est possible,mais pour te dire ce que j'en pense: je m'en contrefous.
Moi l'autre: - Moi aussi, tu le sais bien, mais c'est quand même intéressant à observer. Et aussi que, pour la fidélité des gens à ce blog, la barre des 500 -700 visiteurs quotidiens ne fléchisse plus depuis au moins cinq ans.
Moi l'un: - Alors que le nombre des commentaires se restreint de plus en plus. Tu trouves pas ça bizarre ?
Moi l'autre: - C'est peut-être ta gueule de sanglier et ta façon de claquer les Agressifs Anonymes ?
Moi l'un: - Sûrement, mais j'assume. Tu m'as assez reproché de ne pas être assez cool, et pourtant je persiste à croire que dialoguer avec des zombies sans visages ou des frustrés teigneux est une perte d'énergie et de temps. Après tout, nous passons des plombes à lire, à écrire, à voir des films, à rencontrer plein de gens, à voyager et à en écrire et ce serait pour se faire chier dans les bottes par des planqués, non mais !
Moi l'autre: - N'empêche: on a eu du plaisir à retrouver régulièrement de bonnes gens comme Michèle Pambrun, l'ami Redonnet des bords de la taïga, ou notre cher Bona à Sheffield, ou son pote Alcovère à Montpellier, mais ils ne font plus que passer à ce qu'il semble. Il n'y a plus que le formidable Cochonfucius, alias Jean-Baptiste Berthelin, à jouer au ping-pong avec nous...
Moi l'un: - Ah oui, celui-là, faudrait aussi parler de ses choses à lui: son blog et son labyrinthe d'érudit! Et là c'est vrai qu'on manque de temps pour aller grappiller chez les autres et leur envoyer des salamalecs en retour !
Moi l'autre: - Et si la meute venait de Facebook ?
Moi l'un: - Comment ça ?
Moi l'autre: - Si c'étaient nos 3000 amis de Facebook qui s'étaient donné le mot pour aller feuilleter nos pages de blog ?
Moi l'un: - Ah tiens: je n'avais pas pensé à ça. Mais je ne crois pas. Sur les 3000 amis que tu dis, c'est déjà beau que 30 d'entre eux fassent attention à nos menus écrits...
Moi l'autre: - Tu as peut-être raison. Donc le Mystère demeure. Et n'est-ce pas bien ?
Moi l'un: - C'est tout à fait très bien.
Moi l'autre: - "Pour vivre heureux, vivons cachés", dit le sage.
Moi l'un: - Le sage a raison. Tenir un blog de plus en plus fréquenté est la meilleur façon de se cacher...
Moi l'autre: - Le sage a deux fois raison: savoir que nous avons plus de 3000 amis sur Facebook nous garantit d'en avoir au moins entre 3 et 33 avec lesquels nul besoin de se cacher pour être heureux...
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Une vie vaut mieux qu'aucune
À propos de Deux vies valent mieux qu'une, dernier récit de Jean-Marc Roberts, qui vient de succomber au cancer.
J'allais me mettre, ce matin de Pâques, à la lecture de Deux vies valent mieux qu'une, le dernier récit de Jean-Marc Roberts, lorsque je suis tombé sur un article de La Tribune de Genève annonçant la mort de cet écrivain faussement désinvolte et racé que j'avais bien aimé dès ses débuts de tout jeune homme de dix-huit ans, avec Samedi, dimanche et fêtes, en 1973, suivi l'année suivante par Les petits Verlaine, et la prochaine par La Partie belle, avant vingt autres titres.
Dans la souple foulée des petits-neveux de Roger Nimier ou de Jacques Laurent, avec quelque chose de la Truffaut's touch, Jean-Marc Roberts amorçait une carrière de romancier-chroniqueur rappelant aussi, dans le ton d'une tout autre génération, la ligne claire, frottée de mélancolie et d'acidité, d'un Stendhal ou d'un Léautaud, en plus volontairement négligé ou en plus canaille, selon les titres, d'Affaires étrangères (Prix Renaudot 1979) à Méchant (1985), ou de Mon père américain (1988) à Une petite femme (Prix Genevoix 1998), dont le mélange de vivacité et de charme se retrouve dans Toilette de chat (2003)et dans Cinquante ans passés (2006), avant cette dernière perle que représente Deux vies valent mieux qu'une, n'en déplaise au gâte-sauce de service de la Tribune de Genève, le très tatoué Dumont Etienne qui ne voit dans ce récit qu'une exercice d'auto-flagellation alors que c'est juste du contraire qu'il s'agit - on a l'inélégance qu'on peut...
Dès les premières pages de Deux vies valent mieux qu'une, je me suis rappelé le ton faussement détaché de Paul Léautaud au chevet de son père, dans In memoriam, à cela près qu'en l'occurrence c'est celui qui va décéder qui s'observe en notant illico: "La compassion m'a toujours inspiré un vilain sentiment"... On sentira bien, au fil des pages, des moments de peine et même de tristesse, sous les dehors crânes de "la rigolade", mais d'auto-apitoiement: jamais. La position de Jean-Marc Roberts est plus précisément à l'antipode de celle d'un Fritz Zorn, dans Mars. Il va de soi qu'il collabore avec ceux qui s'efforcent de le soulager, après sa Tumeur 1, et de lutter contre la salope de maladie, relancée en avril de l'an dernier par la Tumeur 2, mais pas un instant il n'en fera une affaire de responsabilité personnelle ou sociale, ni ne dramatisera à l'instar d'un Hervé Guibert. On en est d'autant plus touché par sa façon de revisiter les moments de bonheur de sa prime jeunesse, auprès de son oncle zio Félix, en Calabre, quand il fleuretait avec les petites baigneuses en bikinis "due pezzi", deux pièces, sans oser encore aller trop loin.
Comme le Léautaud du Petit ami ou d'In Memoriam, Jean-Marc Roberts zigzague entre présent (où il passe d'un hôpital à l'autre en pestant juste de perdre ses cheveux) et passé, lequel lui revient par exemple avec son "secret" consistant à "garder toujours un peu de sable" entre ses doigts de pied. Ecrivain évidemment inaperçu par les philistins, même tatoués, Roberts note qu'il "préfère les bouts, les instants les petites ruses des magiciens, les tours des illusionnistes". Il y a du vieux gamin chez ce père de cinq enfants de trois mères différentes, qui sont tous "enfants de l'amour", et de la douleur partagée sottovoce quand il évoque le regret de son oncle de n'avoir pas eu de fils et le sien de n'avoir pas assez eu de père. Rien de sucré cependant chez ce (faux) cynique qui évoque les SMS des (faux) compatissants: "Tu as maigri ? Tu as démarré la chimio ? Ils ont préparé le protocole ? Tu assumes". Et lui de leur filer son adresse prochaine par texto:" Père-Lachaise, allée 23, tombe 608. Visites autorisées tous les jours de 9 heures à 19 heures".
Les faux-culs médiatiques relèveront, dans la foulée, que Roberts a été le souteneur (au sens platonique) de Christine Angot et plus récemment de Marcela Iacub, mais lui-même "assume" en éditeur, voyou comme tous, mais qui reste pourtant un écrivain. "Suis-je bien sûr de vivre un malheur ? Ne revient-on pas au sable dans les chaussures et à son petit inconvénient", écrit-il Ou ceci: "'J'ai bien une explication sur mon besoin des autres .Me voilà devenu chauve. Eh bien, j'amuse la galerie en racontant que Zinedine Zidane m'a envoyé son coiffeur particulier". Craignant d'embêter ses enfants avec ses derrières nouvelles pas trop bonnes: "Je dois dépenser un temps et une énergie incroyable à rassurer les gens". Bien sûr, les bas de contention, la voix qui devient tellement inaudible qu'on ne peut plus que miauler comme un chat, la tumeur 2 qui se pointe, tout cela n'est pas rigolo. Mais le dire, l'écrire, revivre une deuxième fois sur le papier ce qu'on se rappel: chance d'écrivain. Qui trouve, un soir à la Pitié, ce titre: Deux vies valent mieux qu'une, puis se demande s'il n'est pas trop commercial ou même grossier. Alors Anna, sa dernière compagne, son dernier amour, de le rassurer: "Une fois, tu y as droit"...
Jean-Marc Roberts. Deux vies valent mieux qu'une. Flammarion, 104p. -
L'amour des gens
Pour M.
… Tu me demandes pourquoi j’aime les gens, mais regarde-les, regarde comme ils sont, là, dans cette foule du jour qui décline, regarde-les se regarder, regarde ces visages et comment leurs mains se rejoignent, ou regarde ceux qui sont seuls et qui attendent quelqu’un qui arrive soudain, regarde ces regards, regarde-les se pencher l’un vers l’autre, et ceux qui passent, ceux qui ont l’air tellement las, ceux qui te regardent avec l’air de ne pas te voir ou de ne pas l’oser, regarde si c’est pas beau les gens…
Image : Philip Seelen
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Ceux qui pensent à tout
Celui qui aime Dieu comme s'Il n'existait pas / Celle qui prie de ses deux mains coupées par les gardiens de la Révolution / Ceux qui régressent par impudeur (singes qui se branlent devant leur webcam) ou par mimétisme: guenons qui singent leurs conjoints / Celui qui croit original de nier son origine / Celle que Diogène cherche en sa qualité d'homme rare / Ceux qui grandissent de se restreindre / Celui qui ne prend conscience de ses racines qu'à l'instant de se les voir arrachées / Celle qui n'est plus que l'ombre d'elle-même sans cesser de diffuser sa lumière particulière / Ceux qui n'arrachent pas l'oeil qui les scandalise au motif qu'il peut encore servir / Celui que rien ne scandalise au sens de la bourgeoisie dominante de centre-gauche / Celle qui s'efforcerait de transformer l'ivraie en bon grain si seulement elle savait de quoi il retourne / Ceux qui se protègent du Gros Animal sans échapper à la petite bête / Celui qui se lave de la convoitise en contemplant LA beauté / Celle qui se sent plus proche de ses morts que de leurs vivants gesticulant à la télé / Ceux qui trouvent que tous les nouveau-nés sont laids à l'exception des leurs s'entend / Celui qui a vu des visages de morts crispés et d'autres bien détendus ce qui ne prouve pas que les uns soient bien morts ni que les autres le soient moins / Celle qui pense que le passé est déjà dans le ciel mais ça aussi ça se discute / Ceux qui voient partout des bouts de ciel ici-bas / Celui qui a planqué la clef de son coffre-fort dans la cache de l'écureuil / Celle qui découvre la dépouille de l'écureuil dans le coffre-fort de l'oncle plein aux as / Ceux qui n'ont pas refusé l'héritage de l'oncle en dépit de la rumeur selon laquelle c'était une tante / Celui qui s'est fait un nom de serial killer sous le déguisement d'un écureuil volé dans un entrepôt de Disneyworld / Celle qui déguisée en Minnie Mouse s'est fait violer et démembrer gravement par le déséquilibré notoire dit l'Ecureuil des autoroutes / Ceux qui ont assisté sur youtube à l'exécution virtuelle de l'oncle Picsou déguisé en écureuil, etc.
Image: Philip Seelen -
Martha martyre
A propos de Martha de Rainer Werner Fassbinder, où sensibilité, solitude et sadisme ravagent une vie de femme.
Le thème de la prisonnière, déjà bien perceptible dans Effi Briest (1974), se retrouve exacerbé dans Martha (1975), dont la puissance expressive lancinante n'a rien perdu aujourd'hui de son impact.
Sous les apparences d'un thriller glamoureux à la fois hollywoodien (on pense à Douglas Sirk et à Hitchcock) et viscontien (on se rappelle les décors de Senso), RWF dessine un couple de personnages magnifiquement habités par Margit Carstensen et Karlheinz Böhm, dont c'est la première apparition dans la "famille" de RWF. Au demeurant, c'est une histoire "allemande" que raconte Martha, où l'on retrouve le "froid" affectif et social d'Effi Briest et de L'Amour est plus froid que la mort, premier long métrage de Fassbinder. Des trouvailles, qui sont du pur Fassbinder, ponctuent une mise en scène et en images (signées Michael Ballhaus, dont le témoignage en Bonus sur le tournage du film est extrêmement intéressant) des plus élaborées, sans rien pourtant du haut esthétisme des maîtres décorateurs que sont un Lubitsch, un Welles ou un Visconti. RWF reste une espèce de voyou, et la séquence où, dans le Luna Park, après un tour du couple en Grand Huit qui la fait vomir au coin d'une baraque foraine, Helmut crie à Martha qu'il veut l'épouser alors qu'elle se relève à peine de ses vomissures, dégage un humour grinçant réjouissant dans le registre mélo-sarcastique. Michael Ballhaus raconte d'ailleurs que l'équipe du film s'est bien amusée à tourner les scènes les plus pénibles du film...
Ce qu'il y a de passionnant, chez RWF, c'est que son regard sur la lutte des classes ou la guerre des sexes n'est jamais réducteur et moins encore flatteur. Dans Le Droit du plus fort, ainsi, la sécheresse de coeur et le snobisme du bel amant friqué de Fox sont aussi sordides que les mesquineries des gays que celui-ci retrouve dans son bar habituel, et le même manque d'humanité se retrouve chez les communistes de salon de Maman Küsters s'en va au ciel et chez les nantis puants de Martha.
Ce film déchirant pourrait être rapproché, aussi, du Journal d'Edith de Patricia Highsmith, en cela qu'il montre une femme à la fois fragile et originale, intelligente et sensible, verser peu à peu dans la parano faute d'amour. On sourit en outre de voir le présumé suave Karlheinz Böhm, devenu célèbre pour son identification à l'empereur François-Joseph de la série consacrée à Sissi, camper ici un ingénieur au coeur de béton armé et aux pulsions de marteau-piqueur, épris d'ordre et tout imbu de domination masculine, jusqu'au sadisme. La première scène du coup de soleil imposé, assorti d'un quasi viol, est une séquence d'anthologie, et la montée aux extrêmes qui s'ensuit est à l'avenant, même si la violence montrée est moins efficace, du double point de vue émotionnel et artistique, que ses manifestations suggérées ou juste entrevues.
À cet égard, la fin spectaculaire du film, après l'accident de voiture dont Martha sort paralysée à vie, donc livrée sur fauteuil roulant à son persécuteur, m'a semblé plus conventionnelle au terme d'un film âpre et pur, d'une cinglante beauté...
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Ceux qui se reconnaissent à Conforama
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Celui qui prétend t'expliquer la polysémie endogamique | Celle qui se dit qu'elle eût été plus heureuse avec celui qu'elle a découvert sous le sabot de l'hongre | Ceux qui se sont pacsés pour continuer leur magistère sans couverture | Celui qui sent que sa monture se retire sous lui comme la queue du chat | Celle qui n'a rien sous la pomme d'Adam | Ceux qui ont le coeur sur la main si vaste qu'ils sont toujours en virée dans les favellas| Celui qui tire sa fierté de ne pas branler le curé | Celle qui rêve de s'établir en Appenzell Rhodes-Extérieures pour y pratiquer l'introspection | Ceux qui aimeraient que leurs écrits futurs fussent réédités | Celui qui a découvert sept nouvelles régions du phéromome subtil et a passé sept heures forcées dans une cellule de désodorisation donc sept et sept ça fait quatorze sans pinute à merdre | Celle qui a lu tout ce qu'on pouvait lire en v.o. sous-titré braille | Ceux qui te demandent pardon avec l’espoir que tes yeux pers se tournent vers leur coeur pervers | Celui qui prétend avoir rencontré des pêcheurs de sandre dans les montagnes sépia | Celle qui dit écrire pour retrouver un peu du prestige perdu avec son chien sans collier lecteur du scout Cesbron | Ceux que leur qualité de vieillards dispense de mémoire | Celui qui se dit "le poème des sans poèmes" genre Verlaine sans filet | Celle qui relève le défi de cerner la girandole de centre-gauche | Ceux qui ne sont pas encore membres de la Dildo & Co | Celui qui s'est fait un nom en scénarisant l'aporie | Celle qui a rêvé qu'elle était le terrien Macchabée | Ceux qui se taisent sur Twitter et se cachent sur Skype | Celui qui se promet encore de faire un jour la fête à ses vieux jours | Celle qui se dit folle pour soigner son image de santa subita | Celle qui les aime absents mais avec les outils qu'il faut | Ceux qui s'aiment sans le savoir-faire de ceux qui l'ignorent | Celui qui perd le fil en le lâchant du bout de l'aiguillon | Celle qui s’effondre morte à demi après la double pénétration | Ceux à qui l'on a dit "Frappez, et l'on vous ouvrira" et tu leur fous une beigne et tu les fais signer là | Celui qui entend parler d’ambre solaire et ça la fout mal chez les Bergman | Celle qui comprend sans comprendre ce qui se comprend | Ceux qui fauchent les génériques de viagra que tu tenais tu ne sais plus où | Celui qu’agace la piété de la Pietà pieuse comme est voleuse la pie ma foi | Celle qui craint surtout les corbeaux velus à dents de devant ébréchées | Ceux qui rasent les vitrines en laisssant un peu de mèches autour des oreilles | Celui qui sous narcose trouve une plus élégante version du théorème de Morphée-sur-Evariste / Celle qui en pince pour son stagiaire à l'air de mulot style Justin Bieber | Ceux qui boivent la hanche sur la hanche à la tasse sans manche | Celui qu’épatent les plantes végétariennes jalouses de sa soupe d'ortie | Celle qui a les gestes d'une cigogne bègue | Ceux qui se plaignent de l'incomplétude des systèmes d'axiomes et des lacunes de l'espéranto dans la traduction des évangiles synoptiques | Celui qui pense que son hémisphère droit est plus à gauche que son âme le dimanche | Celle qui subit un changement radical après la greffe d'une troisième couille à son fils Jérôme | Ceux qui arrivent trop tard dans un monde chafouin | Celle qui frôle de ses seins un type recroquevillé à la queue du train | Ceux qui aménagent le cabinet d'aisance en urinal natatoire | Celui qui se remet à résoudre des systèmes de réveil dans la salle de musculation spirituelle | Celle qui se shoote à l'Eurofoot mais hors champ | Ceux qui rêvent d'un pontage vintage | Celui qui sait à quoi sert la trappe de chausse | Celle qui voit une fois de plus deux univers sociaux se percuter dans le brouillard apolitique de la banlieue friquée| Ceux qui signent quand même dans l'album de Mélusine qui kiffe juste Kevin ce grave pédé | Celui qu’on dit le Mahatma de Gambie et environs | Celle qui voit ses morts la nuit en rêve et les occit en ne se réveillant point | Ceux qui exigent de manger du crucifié frais le vendredi | Celui qui écoute s'il pleut dans le sablier | Celle qui refuse de montrer ses orgasmes aux types de l'Organisation | Ceux qui se coupent en découvrant la scissiparité des particules dédoublées | Celui qui trouve une axiologie d'espérance dans le bitume convertible | Celle qui sait que l'univers possède une asymétrie dans l'orbite de l'homoncule | Ceux qui récurent les cellules des astygmates | Celui qui ne se remettra jamais de l'irréversibilité des phénomènes récurrents genre Eternel retour se pointant avec ses valises au portail de Moulinsart | Celle qui était enceinte et infatigable et le restera dans sa bière spacieuse | Ceux qui estiment que les assurances ne sont pas plus difficiles à arnaquer que les romancières pieuses, etc.
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La vieille dame et la guerre
À propos d' Alexandra de Sokourov.
L’idée est simple et sidérante, qui consiste à promener une vieille dame un peu ronchon dans le camp de base des troupes russes à Grozny, où elle vient rendre visite à son petit-fils, lui-même commandant d’élite. On la voit ainsi pointer son museau de vieille souris dans les cantonnements de ces jeunes gens, sur leur terrain d’exercice, au travail de nettoyage des armes. Ils sont là torse poil, vingt ans pour la plupart, tendre chair et face de gamins, et elle leur tourne autour, leur pose quelques questions, les morigène quand ils sont malpolis ; et de même reproche-t-elle à Denis, son petit-fils rentrant de mission, d’être sale. Mais on sent chez elle une immense tendresse, et les gars la respectent comme la mère de toutes les Russies. Séquence saisissante: quand la vieille dame descend, par la tourelle trop étroite pour elle, dans les entrailles métalliques d'un char d'assaut !
Puis, du camp russe, Alexandra s’échappe vers le marché de la ville, où elle va acheter des bricoles aux soldats et tombe sur une vieille Tchétchène, ancienne prof, avec laquelle elle fait tout de suite amie-amie. A un moment donné, il fait chaud comme dans une four, elles sont là dans l’appart de la Tchétchène, au milieu d’un immeuble à moitié effondré, à parler de leur vie et de cette conne de guerre que se font les hommes. Cela ne se décrit pas. Dans le rôle d’Alexandra, Galina Vichnevskaya, la fameuse cantatrice veuve de Rostropovitch, est bonnement admirable. Pas un instant on ne penses à la diva : c’est Alexandra, la vieille Russe traînant sa charrette de misère et de souvenances...
Ce film est disponible sur DVD. -
Ceux qui en ont vu d'autres
Celui qui prétend t'expliquer scientifiquement ce qu'est un écrivain et c'est valable pour une écrivaine / Celle qui se dit qu'elle eût été plus heureuse avec un type du genre François Nourissier plus le chien et l'hôtel particulier rue Heinrich-Heine dans le XVIe mais si possible sans alcool / Ceux qui se sont mariés par amour et ne se sont pas demandé comment ça a tenu"par après" / Celui qui sent "par la peau" qu'il a eu tort de demander la main de Marlène Ledru / Celle qui n'a rien sous son vison que sa peau et ses os à moelle / Ceux qui ont le coeur sur la main vu que la radiateur est en panne / Celui qui tire sa fierté de ne pas être lu et si possible par un max de nuls / Celle qui rêve de voir son nom dans le journal donc tu le mets et on n'en parle plus / Ceux qui aimeraient que le quart d'heure de célébrité selon Andy Warhol dure queques plombes / Celui qui a eu sept chiens dans sa vie et sept présidents de la République donc sept et sept ça fait quatorze / Celle qui a lu tout Marc Levy et se demande ce que ce Proust a trouvé avec sa Recherche dont Albertine sa coiffeuse lui "rabat les oreilles" / Ceux qui te demandent à quoi ça te sert d'écrire vu que de toute façon ils te liront pas ça tu peux compter dessus / Celui qui prétend avoir rencontré un éditeur honnête mais c'était au Siam dans un rêve finissant mal / Celle qui dit écrire pour le plaisir à la postière attentive / Ceux que leur qualité d'écoute fait mériter la qualifiation de bons écouteurs / Celui qui se dit "la voix des sans voix" à son masseur qui n'ose se dire "sans mains" / Celle qui relève le défi d'une écriture à la fois blanche et plurielle / Ceux qui ne sont pas encore revenus de leur posture fondamentale consistant à "marcher à l'écriture" / Celui qui s'est fait un nom à Paris en se faisant photographier dans son vieil imper "existentialiste" / Celle qui a rêvé qu'elle se faisait un fils Gallimard mais c'était au Siam ou dans un rêve / Ceux qui se disent TOUT par Twitter / Celui qui se promet de lire ce Tchékhov qu'on dit le "Carver russe" / Celle qui se dit communiste comme d'autres se prétendent abstinents ou même chastes / Celle qui les aime chauds / Ceux qui s'aiment sans l'ébruiter, Celui qui perd le petit Rom sur la table d’op / Celle qui s’effondre en apprenant la nouvelle dans sa vieille caravane à liaison satellitaire / Ceux qu’on ouvre et qu’on referme aussi sec / Celui qui entend parler d’ombre suspecte / Celle qui comprend à la gueule du veilleur de nuit que pour Rudy tout est fini fi-ni / Ceux qui fauchent les fleurs de la diva défuntée / Celui qu’agace la soignante virago / Celle qui craint surtout le réveil / Ceux qui rasent le pubis de la vieille irascible / Celui qui sous narcose révèle des secrets d’Etat au niveau du couple / Celle qui en pince pour l’anestho malgache / Ceux qui boivent l’eau des fleurs devant le patron facho pour lui montrer qu’eux aussi ils en ont / Celui qu’épatent les gestes si précis du traumatologue Pilet / Celle qui a les gestes de la vie / Ceux qui se plaignent de leur chti bobo en parfaits Italiens machos auxquels toute la smala fait écho mamma / Celui qui pense que son genou gauche sera jaloux du droit qu’a passé à la télé / Celle qui subit toute la nuit les prédictions apocalyptiques de sa voisine au profil de batrachienne / Ceux qui arrivent trop tard pour la visite de celui qu’est parti trop tôt / Celle qui frôle de ses seins lourds les fronts des beaux garçons qu’elle humecte longuement / Ceux qui désencastrent la vieille diva camée de la cuvette de son WC / Celui qui se remet à lire dès la salle de réveil / Celle qui se shoote au chocolat au dam de la dame d’à côté que cela constiperait / Ceux qui en sont à leur énième intervention qui en fait en somme des champions de la compète / Celui qui sait à quoi sert la porte dérobée qu’on voit là-bas derrière les thuyas / Celle qui voit son cœur palpiter à l’écran et qui se dit que c’est pour Fredi ça aussi / Ceux qui signent leur bon de sortie et font un AC dans la soirée ma foi ça arrive / Celui qu’on dit donneur universel et qui ne s’en sent pas meilleur pour autant / Celle qu’a bien pleuré sa petite mère quoique délivrée à la fin / Ceux qui exigent de voir Les Experts en chambre commune au risque de faire chier ceux qui veulent voir Déco de Rêve / Celui qui écoute Radio Hawaï dont le yukulele lui fait l’effet du Dafalgan / Celle qui refuse de montrer son cul nu à l’infirmier basané / Ceux qui se regardent en découvrant les croix gammées tatouées sur le torse du petit skinhead / Celui qui trouve un air d’ange au petit skinhead endormi / Celle qui sait que le petit skin ne s’en sortira pas / Ceux qui lavent le corps du pseudo nazillon que personne ne viendra réclamer / Celui qui ne se remettra jamais des enfants et des ados qu’il a perdus sur la table / Celle qui était enceinte quand elle disséquait les enfants en anatomie pathologique / Ceux qui estiment que les assurances font plus de mal que la maladie, etc.
Peinture: Robert Indermaur. -
Ceux qui vont au ciel
Celui qui vise la case PARADIS à la marelle de la cour de la prison / Celle qui se trimballe avec un sac griffé DIVINE plein de pain pour les putains de pigeons / Ceux dont les tabloïds disent qu'ils se sont rejoints au ciel genre Janis a rejoint Elvis ou Mère Teresa a rejoint Le Père / Celui qui a en lui un p'tit coin de paradis avec parapluie assorti / Celle qui monte au ciel pour LEUR dire tout ce qui cloche en bas / Ceux qui s'envoient en l'air sous le ciel de lit / Celui qui sauve la mise en garde avant la mise à mort d'ennui / Celle qui se marie en pensant déjà aux douceurs du veuvage / Ceux qui croient que le paradis n'est pas perdu pour tout le monde / Celui qui prétend qu'il s'éclate avec le gang bang alors que ça le fait gerber mais jamais il ne l'avouera en tant que mec hyper libéré / Celle qui se sent perdue dans le paradis malgré la vue sur le cimetière aux allées bien entretenues / Ceux qui se réjouissent de retrouver leurs peluches / Celui qui se dit qu'au ciel au moins il ne risque pas de retrouver sa belle-soeur athée / Celle qui monte au ciel comme on va "aux nouvelles" / Ceux qui seraient un peu vexés de n'être pas reçus Là-Haut même s'ils n'y croient pas plus que ça, etc.
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D'autres mères Courage
À propos de Maman Küsters s'en va au ciel, de Rainer Werner Fassbinder. Des résistantes non programmées de RWF et du Sokourov d'Alexandra...
Il y a quelque chose d'un Tchekhov teigneux chez Rainer Werner Fassbinder, qui se voit le mieux dans ses films les moins "visibles", au sens d'une mythologie allemande d'époque, comme il en va de Maman Küsters s'en va au ciel, datant de 1975.
On pourrait s'étonner, à propos de cette date, que ce film "réaliste" à l'esthétique si peu flatteuse, évoquant parfois les images véristes des séries allemande genre Derrick, fasse suite immédiate au délicat Effi Briest, apparemment plus séduisant avec ses beaux visages léchés et ses belles toilettes, ses beaux intérieurs et ses beaux meubles, ses beaux cadrages et ses beaux fondus au blanc, et pourtant le fonds de désarroi sondé par RWF est le même en dépit de ce qui sépare les univers de la jeune fille "de la haute" et de la femme d'ouvrier au faciès boucané, lequel rappelle en outre la vieille protagoniste du mémorable Alexandra de Sokourov dans le registre des "Mères Courage"...
La tragédie fond littéralement dans la pauvre cuisine de maman Küsters en train de visser des éléments de prises électriques au titre de petit job d'appoint, avec son grand fils taiseux (Armin Meier) et sous le regard revêche de sa belle-fille enceinte jusqu'aux oreilles, quand elle apprend que son mari Hermann , le bon et doux Hermann, vient de se suicider dans son atelier d'usine après avoir flingué le fils du directeur. Dans la foulée immédiate, avec la célérité de vautours fonçant sur une charogne encore saignante, les médias investissent l'humble logis, notamment représentés par un prédateur plus suave et vicieux que les autres du nom de Niemeyer, qui fera du désespéré un assassin monstrueux en déformant tout ce que lu a confié Maman Küsters. Mieux: il s'acoquine au passage avec la fille de celle-ci, Corinna (Ingrid Caven), entraîneuse de cabaret en passe de commercialiser son premier disque de chanteuse "à texte", genre ange bleu en plus trash et ne reculant devant aucune pub. Son premier "song", qu'elle interprète publiquement en présence de sa mère, est ainsi présenté comme une composition sensationnelle de "la fille de l'assassin de l'usine". Mais il y a aussi des "bons" pour réconforter Maman Küsters, incarnés par un couple de bourgeois communistes impatients de donner une signification politique au geste du désespéré. Or Maman Küsters est essentiellement sensible à l'humanité de leur accueil, avant de prendre conscience de l'injustice subie par son prolo de mari et de s'inscrire au parti pour honorer sa mémoire. Un jeune activiste, cependant, la met en garde contre la récupération dont elle fait l'objet et s'efforce de la convaincre de rejoindre un groupuscule d'action violente. Tout cela, qui fait évidemment satire d'époque, n'en a pas moins des résonances encore vives, mais c'est à un autre niveau que RWF nous touche en revenant avec insistance sur le visage en gros plan de Maman Küsters (la très remarquable Brigitte Mira), que l'épilogue violent laisse littéralement interdite et sans voix.
Et c'est alors qu'on retrouve Tchekhov et son immense frise de personnages également "largués", à divers étages de la société russe d'avant les révolutions ou, dans un registre moins tragique du point de vue individuel, la formidable Alexandra de Sokourov descendue à Grozny pour voir de près comment on accommode la jeune chair à canon, en la personne de son petit-fils.
Les socialistes de son temps ont lourdement reproché à Tchekhov de ne pas s'engager assez explicitement sur le front politique, alors même que ses récits constituent, sans doute, la fresque la plus détaillée de la société russe et de ses misères. Dans un tout autre contexte, on a aussi reproché à RWF les ambigüités de son observation sociale, comme on les a reprochées à un Dürrenmatt.
Or il s'agit aujourd'hui, je crois, de relire les pièces et les romans de celui-ci, autant que les essais d'un Pasolini, et de revoir les films de Fassbinder qui continuent décidément de "faire mal", autant que les pièces et les récits de Tchekhov, en se rappelant que la littérature ou le cinéma, non contraints par telle ou telle idéologie plaquée, ont encore des choses importantes à montrer et à dire à propos de la condition humaine...
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Celles qui diffusent une émouvante beauté
Celui qui regarde Effi Briest de Rainer Werner Fassbinder comme pour la première fois / Celle qui est restée quelque part une petite fille / Ceux qui n'ont pas vu l'émouvante beauté de la servanteJohanna non moins humiliée et rejetée qu'Effi mais qui reste solide dans ses sabots et sourit doucement en se retournant pour dire qu'elle ne croit qu'en un Dieu bon et pas en celui qui a rendu son père si méchant avec elle qu'il la menace avec un fer chauffé au rouge enrobé de saintes paroles / Celui qui déplore qu'une certaine critique plus ou moins gay n'ait vu d'Effi Briest que le kitsch glamour tandis qu'une certaine critique féministe n'y voyait qu'une dénonciation morbide du statut de la femme bourgeoise / Celle qui sait pourquoi sa mère est devenue si dure / Ceux qui satisfont au voeu de RWF de lire ses films comme des livres / Celui qui retrouve dans Effi Briest quelque chose de La Prisonnière / Celle qui ne veut rien savoir du prétendu despotisme de RWF qui a su capter toute la gamme des sentiments humains dans les regards et sur les visages de ses comédiennes et comédiens - et tant mieux s'ils en ont bavé un max / Ceux qui chipotent sur le thème rebattu de l'égocentrisme des artistes / Celui qui ne fera pas le compte de ce que la mère de RWF doit à son fils ni de l'inverse vu que tous deux ont génialement dépassé l'imbroglio oedipien selon les normes rappelées par La psychanalyse pour les nuls / Ceux qui savent qu'on ne peut faire oeuvre sans "payer" / Celui qui sait que sans le suicide de son ami RWF n'eût pas réalisé L'Année des treize lunes / Celle qui aime trop les gens pour les catégoriser en fonction de leurs goûts culinaires ou sexuels si variables selon les saisons et les climats / Ceux qui savent que l'émouvante beauté des films de Rainer Werner Fassbinder découle de son sens du tragique / Celui qui a foutu sa vie en l'air pour complaire à un trouduc titré dont il espérait devenir le conseiller ministériel et autres babioles / Celle qui rappelle à sa fille rêvant de liberté que le catéchisme c'est le catéchisme / Ceux que RWF a choqués avec sa Troisième génération en donnant des néo-terroristes des années 80 une image de fils de bourgeois énervés / Celui qui sait que les films de RWF vont bien au-delà de la démonstration et de la dénonciation à quoi pas mal de profs de gauche des années 70-80 les ont réduits en hochant gravement du chef / Celle qui interloque tout le monde (sauf Dieu qui en a vu d'autres) en convenant finalement que tout le mal qui lui est arrivé fut aussi de sa faute et que tout est bien puisqu'elle a quand même pas mal aimé son pédant coincé de mari et pas tellement son amant d'un moment et que maintenant il se fait tard et qu'elle a envie de dormir / Ceux qui ne s'étonnent pas autrement (comme le raconte sa maman) que le petit Rainer ait trépigné dans l'église vide au motif que Dieu n'y était pas contrairement à ce que lui avait dit sa grand-maman / Celle que ne gêne pas du tout l'évidence selon laquelle un grand artiste est souvent un elfe et un porc en même temps - un tyran et la première victime de celui-ci comme on l'a vu chez Dostoïesvski et chez Proust notamment / Ceux qui apprécient particulièrement les artistes à constats qui ne soient pas pour autant des prêcheurs ou des sociologues / Celui qui a relancé les constats de RWF dans un petit roman tout imprégné de pleurer-rire transportant les bas-fonds de Munich et Berlin dans les rues chaudes de la Rome calviniste et plus exacement rue de Berne / Celle qui a autant joui qu'elle en a bavé sans bien distinguer la ligne de démarcation entre le pied que tu prends et le coup de pied qu'on t'envoie / Ceux qui conviennent finalement du fait que leur cravate sociale les a étranglés / Celui qui sait d'expérience que l'émouvante beauté de l'amour vrai n'a rien à voir avec les sirupeuses fadaises du sentimentalise de masse / Celle qui se plie à la bonté-malgré-tout du bourgeois qu'elle a épousé pour son prestige et qui la ramène au pardon de sa fille coupable d'avoir vécu le bonheur qu'elle-même s'est refusé / Ceux qui ont de la compassion même pour les bourgeoises coincées et les petites-bourgeoises aspirant à la condition d'épouses de bourgeois coincés / Celui dont les blasphèmes inspirés par l'amour touchent au coeur celui qu'il appelle Dieu sans le crier sur les toits / Celle qui se balance sans s'en balancer tout à fait / Ceux qui liront demain le roman de Theodor Fontane Effi Briest traduit par Antonin Moeri notre ami-de-Facebook , etc.
(Cette liste a été inspirée par la "lecture" d' Effi Briest, film de Rainer Werner Fassbinder datant de 1974 et tiré du roman éponyme de Theodor Fontane)
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Ceux qui préféreraient ne pas
Celui qui décline poliment quand on l'invite à un déjeuner de presse ou un dîner de décideurs stressés / Celle qui n'accorde des interviews qu'à titre posthume / Ceux que leur indépendance d'esprit et leur liberté de parole font mal voir dans les cercles où il est recommandé de penser du Président que c'est un fils de pute sans le dire évidemment / Celui qui persévère en dépit de ses erreurs de père peu sévère / Celle qui perd ses verres de contact dans le bain maure / Ceux que la chiennerie revigore / Celui qui ose se dire tout haut ce qu’il vit sans cesser de le vivre tout bas / Celle qui entend tout à demi-mot qu'elle répète à double sens/ Ceux qui se préparent à l’aveu retenu / Celle que l’indiscrétion généralisée ramène à la pudeur de ses aïeux / Ceux qui ne se livrent que dans leurs livres à clefs / Celui qui ne sait pas trop qui il est ni qui elle est ni qui ils sont pour ceux qui d'ailleurs n'en ont rien à scier / Celle qui n’ose dire à la télé que son rêve est d'être encore plus connue dans le quartier / Ceux qui ont un plan Q avec des Malaises / Celui qui acquiert un gris du Gabon puis s’en lasse et l’oiseau dépérit mais dans l’émission ça finit bien / Celle qui regrette le temps de 30 millions d’amis qui était aussi celui de sa relation avec Victor-André / Ceux qui aiment les films d’éléphants / Celui qui s’apprête à tout dire à sa mère quand elle lui dit c'est ça mon chéri dis tout à ta mère alors il se tait / Celle qui va TOUT DIRE dans son poème sur le RIEN / Ceux qui pratiquent la confidence du ventre / Celui qui a horreur de la familiarité sauf entre gays irlandais originaires du même bourg orangiste / Celle qui n’a aucun préjugé ce qui ne la rend pas plus attrayante qu’une rivière d’eau canalisée ou quelque chose du même genre/ Ceux qui se servent de vos confidences pour vous scier / Celui qu'on dit le Bartleby de l'Entreprise encore qu'il préférerait plutôt pas / Celle qui ne force jamais l'hésitant à ne pas se forcer d'hésiter / Ceux qui préfèrent coucher avec de belles indécises qu'avec des décideurs qui "en ont", etc.
Photo JLK: Amoureux à Salonique -
Chiennerie d'époque
À propos de l'Honneur de DSK, des menées torves de Marcela Iacub, de l'autofiction et d'autres choses délicates...
Le micmac nauséeux lié depuis ses débuts à l'affaire DSK, relancé ces jours par la publication du livre non moins glauque de Marcela Iacub, brasse une matière d'époque qu'on aimerait bien voir ressaisie par un romancier digne de ce nom.
Sous le titre avenant de L'Enculé, Marc-Edouard Nabe s'y est essayé l'an dernier, sans résultat probant à mes yeux. L'auteur s'est félicité d'avoir fait un vrai roman profond et drôle, composant un personnage de baiseur cynique affligé d'une épouse d'un sionisme hystérique, mais tout ça m'a paru mal fagoté et sans aucune épaisseur réelle, plombé par la recherche de l'effet et surtout sans style. Nabe se voudrait le nouveau Bloy ou le descendant de Céline, mais il n'a ni la profondeur spirituelle et la méchanceté géniale du premier, ni le sens du tragique et la musicalité du second.
Quant à Belle et bête de cette dame Iacub, que d'aucuns s'efforcent de tirer vers la littérature, comme s'y est employé Laurent Joffrin, directeur du Nouvel Observateur, condamné depuis lors sans que le livre ne soit retiré de la vente (une hypocrisie de plus !), il suffit d'en flairer quelques pages, publiée par le Nouvel Obs, pour s'épargner un examen plus approfondi alors même que toutes les circonstances de sa composition puent la fabrication de circonstances à seul fin de scandale et de fric. On sait d'ailleurs que la dame aurait elle-même regretté, dans un mail adressé à DSK, une machination à laquelle elle se serait prêtée. Tout cela dont je me contrefous, pour ma part, non sans prêter la plus vive attention à un autre micmac éditorial construit dans la dernière livraison de l'Obs lié à la pratique de l'autofiction, à ses "dommages collatéraux" éventuels et à ses retombés judiciaires.
Dans quelle mesure un auteur a-t-il le droit d'impliquer nommément (ou sous un nom d'emprunt) ses proches ou ses connaissances dès lors qu'il a choisi de brasser la matière de sa vie "réelle". La question touche évidemment ce qu'on appelle aujourd'hui l'autofiction (terme à l'improbable définition et aux équivoques multiples), comme elle a touché le roman et les écrits intimes publiés ?
Comme il m'est arrivé, personnellement, de publier plus de mille pages de mes carnets, incluant le plus souvent le nom de personnes vivantes sans la précaution des initiales (je laisse à d'autres la prudence cauteleuse et un peu tartuffe consistant à désigner "cet imbécile de N." ou cette peste de B."), je me suis souvent posé la question: de quel droit t jusqu'où ? Un ami, le cinéaste Richard Dindo, qui a lu mes carnets avec passion, m'a reproché un jour d'être trop explicite "par honnêteté", trop cruel par franchise, trop humiliant en exposant ainsi autrui, et je l'ai écouté. Après la publication de mon dernier livre, Chemins de traverse, je me suis reproché cependant de n'en avoir pas tiré assez de conséquence, en parlant trop durement de tel ou tel de mes proches avec lequel, à un moment donné, j'étais en conflit. En écrivant, je me disais que toute l'affection que je manifestais ailleurs au même personnage pouvait "supporter" ces réserves, en oubliant l'exposition que représente la publication. De drames privés très pénible que nous avons vécus, et que j'évoquais longuement dans mes carnets, j'ai tout retiré de ce livre, et cette réflexion vaudra plus encore pour la longue chronique sur laquelle je suis en train de travailler - on apprend...
Cela pour dire que je me sens assez bien placé pour apprécier les dangers de toute interférence entre vie ordinaire et transposition littéraire, auxquels se mêlent aujourd'hui toute une spéculation, parfois sordide, sur les profits pécuniers que peut alimenter le recours à la justice, nouveau micmac.
Le dossier de l'Obs sur les séquelles judiciaires de certains livres récemment parus, sous les signatures de Lionel Duroy ou de Christine Angot, nous apprend que les éditeurs font examiner certains ouvrages par des avocats avant de les mettre en circulation. Mais jusqu'où cela ira-t-il ? À vrai dire le serpent se mord la queue, qui n'a plus rien à voir avec la littérature. Au lendemain de la publication de L'enculé, Marc-Edouard Nabe déclarait à un journaliste qu'il espérait vivement qu'on le traîne en justice. Hélas on ne lui fit même pas cette fleur: son livre passa quasiment inaperçu. Or cette recherche de la publicité, via l'opprobre, est-elle plus défendable que les poursuites entamées par DSK contre Marcela Iacub, sous prétexte que sa "vie privée" se trouvait pour ainsi dire violée ?
Reste qu'une bonne partie de la littérature et souvent de haute volée, se nourrit des "secrets" de la vie privée, qu'il serait vain ou absurde de censurer. Un Proust compose un personnage (disons Robert de Saint-Loup) en mêlant les "modèles" de dix de ses amis, mais rien n'interdirait aujourd'hui qu'un de ceux-là ne l'attaque en justice. On dira que l'autofiction ou les écrits intimes sont plus exposés à celle-ci, mais le passage à la fiction n'a jamais exclu les susceptibilités ou le goût du lucre de ceux qui croyaient se reconnaître dans un roman, et légiférer en la matière paraît difficile.
Je préfère, pour ma part, interroger la sensibilité et le respect humain de chacun, qu'il soit auteur ou lecteur. Mais le climat général d'indiscrétion et de clabaudage, la curiosité vulgaire et l'exhibitionnisme relayés par les médias ne facilitent pas la juste appréciation des choses. La seule apparition de DSK triomphant, pour ainsi dire, au sortir du palais de justice où il a "fait la peau" de Marcela Iacub et du Nouvel Obs en invoquant son "honneur", achève de donner, à tout ça, son tour abject et néanmoins intéressant, par delà toute morale, pour un romancier...
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Ceux qui voient clair
Celui qui fuit les hyènes de la haine collective / Celle qui se dit agoraphobe pour éviter de se frotter à trop d'abrutis sur une surface trop étroite genre Salon du Livre / Ceux qui évitent de dépendre socialement de trop de pesants philistins et autres cadres bipolaires / Celui qu'intéresse la perception de la méchanceté de classe que ressaisit Le Droit du plus fort de Rainer Werner Fassbinder / Celle qui repère les éléments de la tragédie contemporaine même noyée dans les anecdotes de tabloïds / Ceux qui noient le poison dans le sirop frelaté de la pensée positive / Celui qui sait que la seule nouveauté réside dans la perception contemporaine d'un Sens et d'une Forme fondus en unité et dégagés des fioritures postmodernes ou pseudonéo d'une simili-culture tournant à vide / Celle dont les livres politiquement corrects dorlotent tout un public avide d'être "dérangé" dans le sens du poil / Ceux qui trouvent du réconfort à se rappeler qu'eux aussi ont lancé quelques pavés "à la grande époque" / Celui qui vit la projection de L'Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder comme une séance d'électrochocs irradiant sa lucidité / Celle que tous ont rejetée avant d'en faire une martyre volontiers évoquée en fin de party / Ceux qui prennent tout sur eux et signent des films sous les noms de John Cassavetes ou Pier Paolo Pasolini ou Rainer Werner Fassbinder / Celui qui constate qu'il n'est point de tragédie contemporaine sans éléments humoristiques genre Deschiens / Celle qui lit Schopenhauer entre deux oraisons dans le jardin silencieux du couvent / Ceux qui entendent la voix d'un ange dans le chaos infernal de la Love Parade / Celui qui tire du tohu-bohu démoniaque de sa vie un poème cinématographique d'une vérité divine / Celle qui sait très exactement ce qui distingue le kitsch de la poésie qui se veut poétique de la vraie poésie surgie de son manque / Ceux qui parlent culture ou littérature ou musique ou peinture ou cinéma sans rien sentir du jazz qu'il y a là-dedans - ou du rap ou du plain-chant ou du cri ou des larmes ou du mort-de-rire qu'il y a là-dedans / Celui qui sait, comme Flaubert jugeant de Premier amour de Tourguéniev, devant quels plans ou quelles séquences de L'Années des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder on peut murmurer "voilà du sublime !" / Celle qui convient ce matin vert clair comme ses yeux que le 97% de la littérature actuelle, le 98% de la musique et de la peinture actuels, et le 99% du cinéma actuel se réduisent à un entassement d'objets de divertissement ou d'abrutissement relevant à brève échéance des déchets encombrants / Ceux qui préfèrent les conteurs paniques genre Cassavetes et Fassbinder aux poètes puritains genre Godard au motif que ceux-là sont des tendres qui racontent des histoires aux enfants qu'ils bordent / Celui qui a aimé dans la vie ce qu'elle avait de vivant /Celle qui savait que son fils se donnerait à mort avant de mourir jeune / Ceux qui disent à ceux qu'ils aiment qu'on n'aime jamais assez mais qu'on peut mourir d'aimer trop ou de ne l'être pas assez, etc.
(Cette liste a été inspirée par L'Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder, film-exorcisme d'une beauté convulsive et d'une insondable vérité émotionnelle sur fond de glaciation sociale, que Werner Schroeter a probablement raison de dire le plus personnel et le plus librement inspiré de son ami l'ange noir)
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La pièce la plus nulle !
René Zahnd et Thierry Tordjman "remerciés" à Vidy. Belle gratitude de nos responsables de la culture et d'une Fondation se la jouant "franchement en coulisses". Est-ce la fin de l'esprit de Vidy ? C'est en tout cas la pièce la plus nulle programmée depuis la fondation du théâtre au bord de l'eau...
"D'une incroyable brutalité !". Tel est le SMS que j'ai reçu l'autre soir de mon compère René Zahnd, compagnon de route de plus trente ans qui m'annonçait dans quelles circonstances lamentables lui et Thierry Tordjman venaient d'être "virés" de Vidy dès août prochain. L'esprit de Vidy, insufflé au théâtre au bord de l'eau par René Gonzalez, l'autre René et une belle équipe, mais aussi par un public exceptionnellement fidèle et fervent, survivra-t-il à ce nouvel épisode d'une vilain feuilleton amorcé avec la succession "jouée d'avance" de Gonzalo ? N'en jugeons pas avant l'arrivée du nouveau directeur, Vincent Baudriller, mais le moins qu'on puisse dire est que ce prélude inélégant au possible, manigancé de concert avec la Fondation pour le théâtre, confirme la mauvaise impression laissée par les circonstances de sa nomination. Passons sur le détail d'une politique culturelle à très courte vue...
Pourtant il faut rappeler que le Théâtre de Vidy, sous la direction de René Gonzalez , était devenu en vingt ans l'un des foyers de création les plus actifs en Europe. En Suisse, c'était la maison qui "tournait" le plus dans le monde. Economiquement solide et plus encore féconde culturellement, à l'ère de l'esbroufe et de la starisation, Vidy restait une maison à figure humaine comme l'ont appréciée les plus grands créateurs qui y ont passé, de Lars Norèn à Thomas Ostermeier, entre tant d'autres. Surtout, l'institution, au même titre que le théâtre Kléber-Méleau de Philippe Mentha, entretenait un climat d'émulation et de découverte largement partagé par les passionnés de théâtre au sens large.
Comme on a pu le constater en dehors de tout "copinage", les proches de René Gonzalez avaient très bien pris la relève et assuré l'interim. Qui plus est, ils continuaient d'entretenir des rapports de confiance avec de nombreux directeurs de théâtre européens avec lesquels, par ailleurs, divers projets restaient en cours. Bien entendu, Thierry Tordjmann et René Zahnd n'avaient pas un droit automatique à la prolongation de leur mandat. Mais la muflerie torve, la façon cauteleuse avec laquelle ils viennent d'être virés, plongeant toute l'équipe de Vidy dans la stupeur, n'augure de rien de bon...
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Ceux qui procrastinent
Celui qui a mis ses petits pas dans les grands / Celle qui a une touche avec le wattman / Ceux qui en pincent pour Omar / Celui qui a mangé tous ses coupons / Celle qui stocke les exos / Ceux qui ont un ticket d’enfer pour le Paradis /Celui qui se garde pour plus tard / Celle qui se dit qu’après ce sera trop tard / Ceux qui découvrent soudain l’énormité du présent / Celui qui voit enfin le ciel entre les barreaux de sa cellule virtuelle / Celle qui comprend le silence du père / Ceux qui se taisent devant l’arbre / Celui que tant de clabaudage insupporte / Celle qui anticipe le fatal bilan provisoire / Ceux que la vie à Anchorage n’encourage pas tant que ça ma foi / Celui qui nettoie ses pinceaux / Celle qui se décide enfin à passer à l’Acte / Ceux qui ne disent rien ni ne consentent qu’on le sente / Celui qui travaille du chameau / Celle qui préfère ne rien faire et plutôt demain / Ceux qui ont peur d’arriver trop tôt / Celui qui défie toute curiosité / Celle qui voudrait en savoir plus sur le célibataire maltais / Ceux qui échappent au piapia à renfort d’airs mauvais / Celui qui dit présent en s’esquivant / Celle qui s’y met sans crier gare / Ceux que la diversion ne distrait plus / Celui qui ne fait plus que défaire / Celle qui ne fait plus que différer les défaites / Ceux qui renoncent à ne rien faire faute de mieux / Celui qui voit tout sans voir / Celle qui contemple sans regarder / Ceux qui ne trouvent pas les mots pour exprimer ce qu’ils voient et qui se mettent donc à la peinture sur le tard / Celui qui sait que son heure ne viendra pas sans lui / Celle qui déjoue les vertiges de l’Aporie / Ceux qui feront tout leur possible demain si bien qu’aujourd’hui c’est impossible et d'ailleurs pas français / Celui qui répond à la question de l’Ici et du Maintenant par une réponse qu’il donnera là-bas une autre fois / Celle qui se met fissa à son job de dactylo manchote / Ceux qui ont chanté Dactylo Rock avec Erik Orsenna mais c’était avant l’Académie, etc. Peinture: Zdravko Mandic.
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Ibsen à l'extincteur
Le version des Revenants présentée à Vidy par Thomas Ostermeier déçoit, en dépit d'un beau travail théâtral.
Les revenants, de l'auteur dramatique norvégien Henri Ibsen (1828-1906) fut une des pièces les plus violemment controversées de la fin du XIXe siècle. Le scandale qu'elle provoqua valut à l'auteur les pires injures, mais aussi de véhémentes manifestations de soutien de la part de toute une jeunesse qui s'y reconnaissait. C'est que cette machine théâtrale de guerre s'en prenait de front à l'hypocrisie d'une société plombée par l'esprit bourgeois et le puritanisme le plus étriqué.
Plus précisément, la pièce ouvre brutalement le placard aux secrets. Propriétaire d'un beau domaine perdu dans un trou de province, la veuve Alving a toujours tout fait pour cacher les frasques sexuelles de son notable de mari. Après que celui-ci l'a trompée dans sa propre maison, engrossant Johanne la bonne de l'époque, l'épouse prend le pouvoir sur le domaine auquel elle adjoint un asile de bienfaisance, qu'on inaugure précisément. Pour la circonstance, son fils Osvald, qui a vécu sa vie d'artiste à l'étranger, revient au bercail avant d'annoncer à sa mère qu'il est là aussi pour se reposer d'une terrible maladie dégénérative "héritée". Charmé par Regine, la jeune servante de sa mère, Osvald entrevoit une autre vie possible. Mais il ignore que Regine est la fille de l'ancienne bonne: secret de famille. Que Madame Alving jette d'abord à la face du pasteur Manders, conservateur des bonnes moeurs et plus encore des apparences, après que le Tartuffe clérical lui a rappelé ses "fautes" d'épouse insoumise et de mère laxiste !
Le titre de la pièce évoque les fantômes de son passé que Madame Alving croit entendre, symbolisant le retour, sur les fils, des péchés refoulés des pères. Or à tout ce noir social et moral s'oppose la réalité ténue et têtue de la joie de vivre et d'un soleil physique et mythique finalement évoqué par Osvald alors qu'il meurt, extasié, d'une dose létale de morphine.
À relire aujourd'hui la pièce, d'Ibsen, on constate toujours sa force critique dévastatrice, qui pourrait s'appliquer aux faux semblants actuels. Or Thomas Ostermeier peine à transposer le puritanisme d'une époque à l'autre. Dans la pièce, le pasteur Manders est évidemment un ecclésiastique norvégien de 1882, mais le même type existe aussi de nos jours, suave et pleutre, moralisant et vicelard. On le sent très fort dans le personnage du pasteur de Fanny et Alexandre d'Ingmar Bergman, comme chez nombre de romanciers américains contemporains. Mais quoi de commun entre le Manders d'Ibsen et le clergyman fade, lisse, creux et criseux campé par François Loriquet ? Ne chargeons pas le comédien, qui "fait le job", tandis que toute l'attention d'Ostermeier se porte sur la seule relation, oedipienne jusqu'à l'hystérie, liant Madame Alving (Valérie Dréville, remarquable au demeurant) et son fils paumé-cassé Osvald (Eric Caravaca, excellent lui aussi). Dans une optique freudienne réductrice, sur fond de débâcle sociale et psychologique, les deux personnages semblent jouer une pièce à part. Alors qu'Ibsen se défendait d'avoir écrit une pièce nihiliste, c'est bien une dévastation complète qu'illustre en crescendo la mise en scène d'Ostermeier.
Et tout ça pour dire quoi ? Rien qui relance vraiment la critique fondamentale d'Ibsen en termes actuels intelligibles. Avec sa maestria de metteur en scène éprouvé, à grand renfort de plateaux tournants et de projections vidéo, sans oublier un extincteur symbolisant la révolte désespérée d'Osvald, Thomas Ostermeier semble plus soucieux ici d'accomplir une performance scénique "panique", dans l'esprit du temps, que d'empoigner une pièce qui pourrait nous rappeler que les faux-semblants, l'hypocrisie, la religiosité rapace, le mépris des femmes et des artistes, le désarroi des jeunes gens et le culte de l'argent n'en finissent pas de "revenir"...
Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu'au 29 mars.
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Un casting de rêve
À propos du dernier chef-d'oeuvre d'Alexandre Sokourov. À voir 7 fois sur DVD !
Il est rare, et même rarissime aujourd'hui, qu'une oeuvre d'art développe une quête de sens au moyen d'une forme conjuguant les images et les mots, une vision de poète comme prolongée par les échos sonores du monde extérieur et d'une conscience en train de se parler, la réinterprétation profonde d'une destinée mythique et la rencontre du démoniaque et du sublime - or tel est le miracle, telle est la merveille du Faust d'Alexandre Sokourov, assurément le plus abouti, dans son expression formelle (à la hauteur de La Mère et de Père et fils, mais encore plus poussé dans sa composition "picturale" et son travail, inouï, sur la bande son) et le plus profond dans son approche de la figure prométhéenne du savant préfigurant, dans les derniers plans, la quête de puissance de l'homme contemporain. Le film conclut d'ailleurs une tétralogie modulant de multiples aspect de la volonté de puissance, dont Staline, Hitler (dans le saisissant Moloch) et l'empereur japonais Hiro Hito constituent les figures historiques. En l'occurrence, la fable ancienne du Dr Faustus, reprise par Goethe, est assez fidèlement revisitée par Sokourov, qui combine plus précisément le premier et le deuxième Faust du poète allemand.
S'il a décroché le Lion d'or de la 68e Mostra de Venise, en 2011, cet indéniable chef-d'oeuvre a été projeté en catimini en nos contrées, conformément à la logique marchande et décervelante de l'Usine mondiale à ne plus rêver - alors que Faust est lui-même un prodigieux rêve éveillé sans que l'intelligence du sujet ne soit jamais diluée par son expression. Comme souvent aujourd'hui, c'est par le truchement de la version en DVD qu'il nous est donné de pallier les lacunes de la distribution, et l'on appréciera particulièrement, dans les suppléments de cette version, les explications de deux germanistes français de premier plan, l'historien Jean Lacoste et le philosophe Jacques Le Rider.
En outre, le DVD permet à chacun de voir le film au moins sept fois, 1) Pour la story découverte en toute innocente simplicité; 2) Pour l'image (le formidable travail de Bruno Delbonnet) qui contribue pour beaucoup au climat du film entre réalisme poétique et magie symboliste; 3) Pour la bande sonore, reproduisant le marmonnement intérieur continu de Faust et constituant un véritable "film dans le film" où voix et musiques ne cessent de se chevaucher; 4) Pour la conception des personnages, avec un usurier méphistophélique extrêmement élaboré dans tous ses aspects, et une Margarete angéliquement présente et fondue en évanescence (rien au final de l'"éternel féminin" qui sauve), sans oublier Faust lui-même en Wanderer nietzschéen; 5) Pour la thématique (les langueurs mélancoliques de la connaissance tournant à vide, le désir et nos fins limitées, le sens de notre présence sur terre, l'action possible, etc.) 6) Pour le rapprochement éventuel de cet itinéraire initiatique avec des parcours semblables - on pense évidemment à Dante visitant l'Enfer avec Virgile, et pour l'interprétation détaillée de la pièce de Goethe ; 7) Pour la story revue dans toute sa complexité de poème cinématographique, où tout fait sens...
1) LA STORY. PAS LOIN DE GOETHE - C'est du haut du plus pur azur qu'on tombe d'abord en chute planante: d'un ciel à nuées où se trouve suspendu un miroir magique dont se détache une espèce de ruban-oiseau qui plonge sur un paysage de hautes montagnes rappelant les décors romantiques à la Caspar David Friedrich, jusqu'à un bourg entourée de murailles, tout là-bas. Et voici que, soudain, en gros plan obscène, apparaît un vilain boudin sexuel masculin au-dessus duquel, dans un ventre éviscéré, deux hommes sont en train de détailler les organes. On distingue aussitôt un coeur dans la main de celui qui est nommé Docteur Faust par son assistant, du nom de Wagner, naïvement inquiet de savoir si l'âme du cadavre est dans ce coeur, dans la tête du cadavre ou dans ses pieds. Du même coup nous entrons dans la pensée de Faust par le truchement de son marmonnement, qui nous apprend qu'il a faim, qu'il en a marre, qu'il a le sentiment d'avoir fait les plus savantes études de physiologie et de théologie et de philosophie pour rien. Et de transporter alors sa famine mélancolique dans le cabinet voisin de son père chirurgien-mécanicien en train de torturer un malheureux sur un chevalet, reprochant à son fils de se poser trop de questions et de ne pas travailler assez. Mais Faust, n'en pouvant plus des scies paternelles (un plan très singulier rappelle dans la foulée le rapport père-fils du film Père et fils) se pointe chez un usurier auquel il propose une certaine bague très précieuse, que le type - à gueule immédiatement inquiétante de diable (!) maigre - refuse de monnayer, poussant donc Faust à regagner son logis. Or c'est là que, peu après, le personnage sapé en gentleman le rejoint pour lui rendre la bague oubliée, siffler au passage une fiole de ciguë préparée par Wagner pour un usage qu'on devine réservé à Faust, et saisir le scientifique docteur de stupéfaction en survivant contre toute attente. Des traits humoristiques vont ponctuer, dès ce moment là, les menées de Méphisto que la ciguë ne tue pas mais fait venter affreusement et chier à grand fracas - ce qu'il fera loin des regards, dans l'église voisine. Ensuite, c'est dans une sorte de grande piscine-buanderie pleine de femmes mouillées et plus ou moins nues que le tentateur entraîne Faust, qui va remarquer l'adorable Margarete tandis que Méphisto, en butte aux moquerie de ces dames, baigne son corps immonde à torse informe et très gros derrière d'âne sans fesses, queue de cochon, et "rien devant". Dans la rue retrouvée par les deux compères, on voit au passage le père de Faust, en train de se débarrasser d'un mort, se déchaîner soudain contre l'usurier qu'il a visiblement "reconnu", mais Faust n'a plus désormais que la douce figure de Margarete en tête, qu'il fera tout pour retrouver avec l'aide de son démoniaque associé. Cela ne se fera pas avant que, dans une trépidante taverne remplie d'étudiants, une querelle provoquée par Méphisto, n'aboutisse au meurtre involontaire de Valentin, le frère de Margaret, par un Faust évidemment manipulé. Le désir fou de passer n'était-ce qu'une nuit avec l'angélique jeune fille le conduira plus tard à signer le pacte qu'on sait de son sang, bref tout ça suit d'assez près le canevas du drame goethéen et de l'opéra, plus connu du public français, de Gounod, mais c'est sur la fin, après la nuit d'amour peuplée de démons, la fuite à travers une faille dantesque en compagnie d'un Méphisto en armure, et l'anéantissement physique du Diable (après la mort de Dieu, on ne va pas faire de jaloux) par Faust à coups de pierres, que le héros, de plus en plus prométhéen de dégaine, genre moine nietzschéen à chevelure romantique, se retrouve sur le finis terrae d'un volcan bientôt transformé en glacier - et c'est parti pour Dieu sait où, à l'enseigne d'une volonté de puissance soudain déchaînée contre laquelle l'écho de la voix de Margarete ne peut visiblement rien...
2. UN POEME VISUEL. SOKOUROV PEINTRE.
La première surprise du Faust de Sokourov, visuellement parlant, tient à son format: comme d'un écran de télévision rectangulaire, aux angles arrondis, intégré dans un fond noir. Il y a là comme la mise en abyme d'une lanterne magique. L'effet est immédiatement saisissant quand le regard plonge du ciel vers le décor peint des montagnes et du bourg où va se passer l'histoire, évoquant Brigadoon. Dès qu'on pénètre, ensuite dans le cabinet de dissection du physiologiste, l'hyperréalisme onirique kitsch vire au réalisme clair-obscur des maîtres flamands où les bruns marrons et les verts morbides donnent le ton. On a parlé de Jérôme Bosch à propos de l'esthétique du film, mais ses composantes fantastiques (notamment le corps de Méphisto et les démons de la scène d'amour) ou symboliques (une cigogne dans la rue, un lapin dans l'église) me semblent plutôt obéir à une logique onirique autonome, dont les multiples références (aux visages de Rembrandt ou aux écorchés de Goya) sont toujours intégrées, par delà la "citation" appuyée. Par ailleurs, les cadrages et l'image de Bruno Delbonnel (chef op d' Amélie Poulain, soit dit en passant) s'inscrivent parfaitement dans le langage de Sokourov, avec un côté vieux "livre d'images" convenant à merveille au sujet. Enfin, et c'est l'essentiel du point de vue du traitement des images en vue de leur effet sur la tonalité psychologique, symbolique ou métaphysique des séquences , le travail sur les couleurs (inspiré par les théories de Goethe) émerveille, comme souvent chez Sokourov, par sa façon de rendre naturel le plus extrême artifice. Comme un Kaurismäki, ou comme un Pedro Costa, mais dans son registre poétique propre imprégnant tous ses films de la même douceur mélancolique, Sokourov est un peintre de cinéma autant qu'il est musicien et poète de cinéma. Le choc visuel de certaines séquences, comme la reptation quasi organique des protagonistes dans le "terrier" du Diable, ou l'irradiation soudaine du visage de Margarete, confinant à une apparition mystique, modulent tous les registres de la narration, entre le démoniaque (jamais gore pour autant) et le sublime (évitant la suavité sulpicienne). Enfin il faudrait parler longuement du regard posé par Sokourov sur la nature, qui ressortit ici au romantisme allemand autant qu'à l'effusion russe...
3. UN POEME MUSICAL. A spiritual voice.
Tous les films d'Alexandre Sokourov ont cela de particulier que leur bande sonore déploie comme une espèce de film dans le film, parcouru par une sorte de voix murmurante dont le meilleur exemple est peut-être Spiritual voices où la voix de Sokourov évoque (notamment) la vie de Mozart sur fond de paysages imperceptiblement mouvants. Dans Faust, le marmonnement du protagoniste se module dès la première scène de la dissection où Wagner le harcèle à propos de la localisation de l'âme humaine dans le corps, et va se poursuivre sans discontinuer en multipliant les citations directes du texte de Goethe. Or son murmure se combine, naturellement, avec les voix de tous les protagonistes, à commencer par les sarcasmes et les pointes, les piques, les vannes et autres méchancetés de Méphisto oscillant entre séduction et scatologie, cajoleries et menaces. À part ce concert de voix, on remarquera aussi la fonction "spatiale" de la bande sonore, qui ne cesse d'élargir le champ et sculpte pour ainsi dire l'espace de la représentation, faisant éclater et interférer le mental des personnages et leur entourage. En parfaite fusion avec l'image, le "bruit du film" contribue pour beaucoup, enfin, à la magie de l'oeuvre, sans diluer son intelligibilité.
4. DRAMATIS PERSONAE. Les protagonistes et leurs interprètes.
Les adaptations de textes littéraires au cinéma sont souvent décevantes, par édulcoration, notamment dans le traitement des personnages. Rien de cela dans le Faust de Sokourov, dont le protagoniste est à la fois crédible et dessiné comme en ronde-bosse, tout en découlant d'une interprétation très personnelle. Le Faust de Sokourov (campé à merveille par Johannes Zeiler à la dégaine d'intello romantique inquiet et volontaire, genre Streber goethéen) apparaît immédiatement comme un type physiquement affamé et métaphysiquement insatisfait, comme tiré en avant par on ne sait quelle force. Savant renommé, il a le sentiment que toutes ses études n'ont servi à rien. Il y a chez lui du nihiliste tenté par le suicide et du conquérant en quête d'il ne sait trop quoi. D'entrée de jeu, il est prêt à mettre en gage une bague magique à pierre philosophale, auprès d'un usurier qui le bluffe en lui faisant comprendre que la sagesse ne fait plus recette alors que lui-même "veut tout". Quand il voit, peu après, le même personnage survivre à la ciguë, c'est parti pour la sainte alliance à l'envers (et à tâtons avant la signature du pacte), qui le mènera dans le lit de Margarete et bien plus loin: au bord du monde dont on sent qu'il s'impatiente de le conquérir.
Je ne sais si Sokourov est ferré en théologie, mais son Méphisto est un avatar satanique saisissant (dans lequel se coule sinueusement un Anton Adajinsky à figure et corps de spectre expressionniste), à la fois suave et insidieux comme une vieille maîtresse, entreprenant et mesquin (on se rappelle le démon "de petite envergure" de Fédor Sologoub), visqueux et vicieux. Plus on essaie de s'en débarrasser plus vite il revient comme l'éclair, entremetteur et semeur de trouble. On sait que le "diabolo" est le grand disperseur par vocation et le vampire des âmes; il a ici quelque chose de gogolien et de judéo-allemand aussi bien question cinéma, du côté de Murnau; et l'allusion se prolonge avec la création, par Wagner l'acolyte, de l'homoncule dans son bocal. Enfin, la jeune Margarete (Isolda Dychauk) est vue, par Sokourov, comme une créature infiniment douce, soumise à sa mère acariâtre et à la sainte religion, mais néanmoins sensible à l'amour et répondant aux avances du prestigieux docteur Faust. Dans une séquence bonnement irradiante, où son visage semble appeler et réfracter une lumière pour ainsi dire divine, mais à vrai dire plus proche des extases du New Age que de l'iconographie chrétienne, Sokourov joue merveilleusement de ce qu'on peut dire le fantasme pur de la beauté féminine, comme tant de peintres se sont employé à représenter la Laure de Pétrarque ou la Béatrice de Dante. Un commentateur des Inrocks y a vu une icône orthodoxe. On ne saurait en être plus loin! On est bien plutôt ici dans l'idéalisation romantique plus ou moins wagnérienne, et d'ailleurs le corps de Margaret ne sera guère plus incarné lors de la nuit fameuse, réduit à d'évanescentes chairs et à un triangle de mousse blonde.
Enfin: pas une mégastar là-dedans, mais des comédiens de haute volée et merveilleusement dirigés (dont Hanna Schygulla) distribués dans ce qu'on peut bien dire un casting de rêve, en détournant le cliché de l'expression purement commerciale et pour mieux souligner la fusion parfaite des interprètes et de leurs personnages.
(À suivre)
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Ceux qui gardent le cap
Celui qui s'interroge sur le sens de tout ça sans se dérouter pour autant vu que le contrat c'est le contrat / Celle qu'inquiète le consentement généralisé / Ceux qui vibrent encore quelque part / Celui dont la seconde nature est d'avoir horreur du vide / Celle qui s'est fait une protection de sa présumée vacuité / Ceux qui désamorcent toute initiative positive / Celui qui attend des réponses sans poser de questions / Celle qui répond même à ceux qui ne demandent rien / Ceux qui se sentent juste bien à suivre leur petit chemin de bonshommes / Celui qui aime son travail consistant à fabriquer des sièges sur lesquelles se poseront des culs de dimensions variées sans les faire vaciller / Celle qui a toujours eu très à coeur sa vocation de jardinière d'enfants dont les jeunes pousses sont parfois devenues des kleptomanes et parfois des solistes d'opéra sans qu'elle ait toujours été informée - on sait ce que c'est au jour d'aujourd'hui et maintenant voyez-vous sa vue baisse et elle devient dure de la feuille / Ceux dont la boussole indique qu'ils vont dans le mur mais c'estla boussole qui fait foi autat que les lois du marché / Celui qui obéit aux lois du marché persan genre loukoums pour tous / Celle qui qui t'a appris à lire les lois non écrites / Ceux qui reçoivent un Bonus AVANT d'être engagée et ensuite PENDANT et même parfois APRES si tant est que l'Entreprise ne se soit pas crashée entretemps du fait de l'incurie des petits épargnants / Celle qui a pu reprendre son vol grâce au parachute doré posthume de son conjoint noyé dans une bulle financière / Ceux qui sont restés fidèles à leurs choix de jeunesse genre Nutella et Nike / Celui qui est cupide depuis l'âge de sept ans et se retrouve à la rue vingt ans plus tard comme quoi ça prouve que la vénalité ne mène à rien / Celle qui a gardé ses illusions de l'époque mais perdu ses dents de maintenant / Ceux qui vont de l'avant sur le siège arrière / Celui qui hésite entre le pessisme actif et l'optimisme à frein torpédo avec option de rechange / Celle qui n'a jamais été sûre d'elle auprès de l'indécis dont elle partage la vie en valse-hésitation dans ce siècle incertain / Ceux qui gardent leur cape pour rester couverts, etc.
Image Philip Seelen -
Pas un jour sans une liste
Prélude à 1000 pages nouvelles à paraître chez Publie.net
C'est en somme une ritournelle. Comme une litanie. Une espèce de murmure infini venu de Dieu sait où. Une parole relevant à la fois de l'oraison profane et de l'invective.
L'origine en est simultanément intime et mondiale. La vision se veut panoptique: le Panopticon étant ce lieu précis de la prison d'où le gardien de service voit tous les prisonniers d'un seul regard. La métaphore explose au plein air, mais l'illusion d'une vision globale reste féconde. Il y aurait aussi là de la boule de bal aux mille reflets et du kaléidoscope à mouvement aléatoire et continu de mobile flottant.
L'attention, flottante elle aussi, de celui qui rédige ces listes, est également requise de la part du lecteur. Rien qui ne soit là-dedans de seulement personnel et moins encore de vaguement général. Tout souci d'identification et toute conclusion morale prématurée s'exposent au déni par un jeu où l'improvisation fantaisiste commande et précède, en tout cas, les doctrines ou les slogans de toute secte. Le délire y est cependant contrôlé, même si le mot d'esprit, la vanne, le quolibet voire le horion restent autorisés au dam de l'esprit de faux sérieux. Le vrai sérieux sourit et bataille sur son cheval de vocables, avec l'humour pour badine.
Ces listes sont en effet une arme de guerre, comme l'a relevé François Bon, entre exorcisme et compulsion. Guerre à l'assertion, par la multiplication des approximations, en évitant le vaseux actuel du tout et n'importe quoi. Guerre à l'unique certitude, par l'accueil jovial des vérités contradictoires, sous le signe de la radieuse complexité du réel.
Ces listes reflètent enfin des états d'âme, et c'est en fonction de ceux-ci, couleurs et tonalités, colère ou douceur, qu'elles ont été classées en sept sections peu systématiques.
Voici donc les Matinales et les Toniques, les Eruptives et les Indulgentes, les Voyageuses, les Délirantes et les Songeuses.
Tel étant le Labyrinthe. Tel l'Océan. Telle la Chambre aux miroirs.
Peinture: Jean-Michel Basquiat.