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Carnets de JLK - Page 104

  • Paroles d'artistes

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    Notes en chemin (60)

    Le métier vécu.-

    Il est toujours intéressant, voire émouvant, d'entendre un artisan ou un artiste parler de son métier ou de son art. On se rappelle, touchant à la perfection du genre, la série des Portraits d'artisanes parisiennes réalisés en plans-fixes de 13 minutes chacun par Alain Cavalier qui a su rendre, par l'image et la parole, l'état de civilisation - au sens d'un savoir-faire ancestral complet - du travail artisanal en ses multiples pratiques. De la matelassière à la fileuse, en passant par la bouquetière, la canneuse et tant d'autres femmes s'exprimant avec la même précision et les mots appropriés à chaque tour de main, apparaissaient autant de figures populaire réalisant ce qu'on peut dire, sans exagérer l'aristocratie naturelle.
    Dans l'orbe apparemment plus raffiné de l'opéra, les artistes lyriques de divers âges répondant aux questions de Werner Schroeter sur l'amour, la tragédie, les relations entre l'art et la vie, ou l'art et la mort, dans l'extraordinaire "documentaire" intitulé Poussières d'amour, en disent plus que tous les discours savants ou critiques. Lorsque Martha Mödl, soprano de plus de 80 ans, détaille tel air de la Dame de pique de Tchaïkovski ("Je crains de lui parler la nuit"...) avec toute l'émotion qu'ajoutent ses traits et ses mains à la modulation parfaite de chaque mot, ("Je sens mon coeur qui bat, qui bat,/ je ne sais pas pourquoi"), ou lorsque la diva noire Gail Gilmore fait tonner Wagner dans Lohengrin ("Entweihte Götter steht bei mir / dass glücklich meine Rache sei !"), les voix incarnées de la douceur ou de la véhémence font image, si l'on peut dire, autant que les plans en constant contrepoint font mélodie, dans une fusion que ne rompent ni les dialogues complices ni les très émouvants retours en arrière - telle la séquence finale durant laquelle Anita Cerquetti, cinquante ans après son propre enregistrement, chante en duo avec elle-même le Casta diva de Bellini, dans Norma... On n'est plus ici dans le cercle snob ou pincé des spécialistes imbus de leur culture, mais dans la profonde humanité des voix qui fait de Nina Simone la soeur de Maria Callas ou des choeurs wagnériens les cousins des voix roumaines...

    Pasolini09.jpgLe parfum des couleurs. - Quant au chant des couleurs, le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini l'évoque mieux qu'aucun critique spécialisé dans l'extrait du scénario de La ricotta consacré à La Déposition de Pontormo, génie baroque de sa préférence dès ses jeunes années: "Si vos prenez des pavots sauvages, abandonnés dans la lumière solaire d'un après-midi mélancolique, quand rien ne parle ("parce que nulle femme jamais ne chanta - à trois heures de l'après-midi"), dans une touffeur de cimetière, si vous les prenez, donc, et les pilez, il en sort un suc qui sèche aussitôt; alors, mouillez-le un peu, sur une toile blanche très propre, et demandez à un enfant de passer un doigt humide sur ce liquide: au centre de la trace du doigt va émerger un rouge très pâle,presque rose, resplendissant pourtant grâce à la blancheur du linge lavé qui est sous lui; mais sur les bords des traces se concentrera un filet d'un rouge violent et précieux, presque pas décoloré; il séchera immédiatement, deviendra opaque, comme au-dessus d'une couche de chaux... Mais c'est proprement à travers sa décoloration de papier qu'il conservera, bien que mort, son rouge vif. Voilà pour le rouge"
    Et le vert, demandera-t-on naturellement ?
    "Le vert, c'est le bleu des feuilles des bassins (...)Les feuilles se tiennent immobiles sous la surface de l'eau, et se font toujours plus bleues, jusqu'à devenir vertes".

    Ou c'est Thierry Vernet, en juillet 1992, un an avant sa mort, dans son journal: "Rentré peinard à la maison, ensuite Paris me sautait à la figure. Que les jours que je vis maintenant sont intenses ! Intenses en densité, en profondeur, toute les couleurs sont belles, ils y a des noirs profonds sous les voitures. Peindre tout ça"...

    De la compétence. - Dans ses Ecrits sur la peinture, Pier Paolo Pasolini n'a pas de mots assez durs pour qualifier la superficialité de la critique en matière de cinéma, qu'on pourrait étendre aujourd'hui à la critique littéraire, qu'elle soit médiatique ou universitaire. Si l'on excepte en effet quelques figures de ce qu'on pourrait dire la grande Université, tels un Pietro Citati, un George Steiner, un Claudio Magris ou un Marc Fumaroli, notamment, la critique actuelle d'extraction académique, malgré ses prétentions savantasses pseudo-scientifiques et ses doctes postures rappelant le pionnicat sorbonnagre de Rabelais, ne dit guère plus aujourd'hui, sur la littérature vivante ou les arts, que celle qui répand son piapia sur le papier, les ondes ou la Toile.
    Ce qu'écrit Pasolini sur les sources picturales de son oeuvre cinématographique, et ce qu'on pourrait dire des sources littéraires ou hollywoodiennes des films de Rainer Werner Fassbinder, devrait se prolonger aujourd'hui, sur le même axe d'une critique comparatiste, à propos des sources lyriques, poétiques, cinématographiques, multiculturelles et multilingues de l'oeuvre de l'Artiste par excellence que fut Werner Schroeter.
    Schroeter08.jpgAux incompétents à vernis idéologique ou préjugés culturels qui le taxeraient d'élitisme décadent, un seul argument à opposer: sa compétence. Un seul conseil à la lectrice ou au lecteur de bonne foi: regarder attentivement, en marge de la projection deDiese Nacht, tiré de Nuit de chien du romancier uruguayen Juan Carlos Onetti, le supplément consacré à la synchronisation de ce film saisissant où, une séquence après l'autre, avec un soin infini et une patience-impatience d'ange-démon, le réalisateur travaille avec les acteurs. Passant de l'allemand à l'anglais ou du français à l'italien, le réalisateur vit le cinéma comme on voit qu'il vit l'opéra en chantant lui-même les scènes qu'il fait répéter à ses divas dans Poussières d'amour. Et ses amours à lui sont aussi de la partie, à tout moment, sa passion et ses désirs - sa crainte et ses tremblements devant la mort qui s'avance, que l'Art sublime...
    Or l'attitude, à la fois humble et bonnement implacable de Werner Schroeter, devant le travail, me rappelle enfin ces mots de l'écrivain alémanique Ludwig Hohl: "Le vrai travail serait comme la mélodie d'un orgue, si cette mélodie pouvait susciter d'autre sorgues, et des orgues toujours plus grandes. Mais comment cela se peut-il que tout cela, subitement, finisse par la mort ? Cela ne finit pas du tout. Car travailler, c'est, toujours davantage, ne pas mourir; c'est se rattacher au tout. Travailler n'est rien d'autre que traduire ce qui meurt en ce qui continue".

    Werner Schroeter, Abfallprodukte der Liebe. Poussières d'amour. DVD 451.
    Pier Paolo Pasolini.
    Ecrits sur la peinture. Editions Carré, 1997.
    Werner Schroeter. Die Nacht. Nuit de chien. DVD 451.
    Ludwig Hohl. Notes. De la réconciliation non-prématurée. L'Age d'Homme.

  • La nuit des affreux

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    Notes en chemin (59)


    Houellebecq à l'héliopole. -

    Il y avait du boucan l'autre soir, du côté de Port-Nature, qui m'a fait naturellement y aller voir. La lectrice ou le lecteur des Particules élémentaires se rappelle, peut-être, que c'est en ces lieux que Michel Houellebecq a trouvé son premier terrain d'observation des menées échangistes, dans une boîte qui existe toujours là-bas, au milieu d'une kyrielle d'autres apparues entretemps avec l'afflux massif de ceux qui se taxent eux-mêmes de libertins, au dam des braves résidents du Village naturiste naturellement réservés et pudiques (!) en matière d'intimité sensuelle. Or que se passait-il donc, ce soir-là, à Port- Nature ?
    Rien que de mornement bruyant et banal, sous la forme d'une longue sarabande d'hyperfestifs entre trois âges se déplaçant en procession de pantins de karaoké libidineux - scolopendre à cent grimaces conduits par une façon d'hermaphrodite quinqua à soutane de prêtre du culte néo-païen - et ce vague stress affolé, sur toutes ces faces brunies de force au carotène, de ceux qui ont juré de s'éclater et ne trouvent, en attendant, que la Danse des canards pour y arriver ...
    Or la même niaiserie, à Port-Nature, s'étale de boîte en boîte et par toute les boutiques de fringues sexy et de parures sympas rivalisant d'affriolement, à seule fin de fun - plus libéré tu meurs...

    Houellebecq (kuffer v1).jpgLe poète destroy. - Au bord des dunes ensuite, dans le roulis roulant des dernières vagues pailletées de lumière, sous le ciel piqueté de diamants stellaires, je me suis rappelé les récents poèmes limite débiles de candeur de l'amer Michel sur son Dernier rivage, et tout son itinéraire de chroniqueur de la chiennerie ambiante: la branloire banalisée et la morosité dont Légion se délecte, les frustrés aux îles idéales et le retour des glandus de Palavas à la chaîne des jours sans fin; et ces visions du déprimé, comme par retournement d'irritation, m'ont ramené à la splendeur de cette nuit marine ravivant à l'instant l'intime comptine: "Je sens ta peau contre la mienne, / Je m'en souviens, je m'en souviens / Et je voudrais que tout revienne, / Ce serait bien"...

    Dantec14.jpgLa nuit s'écrit . - Le lendemain je me suis rappelé les horreurs révélatrices du recueil de Catastrophes, signé Patricia Highsmith, en lisant le roman, plombé de mélancolie noire et traversé d'éclairs de lucidité, que Frédéric Jaccaud a publié récemment sous le titre de La nuit.
    La narration spéculative, à la fois polémique et panique, que l'auteur développe avec vigueur dans cette impressionnante évocation d'une possible fin du monde, me semble tout à fait appropriée aujourd'hui, avec des observations qui font écho à celles d'Orwell ou de Witkiewicz, au siècle dernier, ou à celles, actuelles, d'un Ulrich Seidel, dans ses films Amours bestiales ou Import Export, après ces écrivains non moins clairvoyants que sont un Ballard ou un Houellebecq.
    La littérature peut-elle encore nous aider, dans le chaos actuel, à ressaisir la réalité et la mieux comprendre - à la mieux voir et à la montrer de façon plus éclairante ? Un gadget a été imaginé avec ironie par Frédéric Jaccaud, qui ne donne pas pour autant dans l'illusion technologique: à savoir ces lunettes à "réalité augmentée" dont un détective mercenaire se sert dans la filature d'un terroriste atypique spécialisé dans l'incendie des animaleries et autres lieux de détention de ces "compagnons de vie" désormais perçus comme victimes de notre vilaine espèce.
    Jusque-là, les mystiques seuls étaient supposés scruter la "nuit obscure". Or voici qu'un autre "affreux", genre dérivé des Houellebecq et autres Seidl, prénommé Karl et riche d'un passé personnel tragique, se met en tête, et à tâtons de stylo furieux, de percer le mystère des apparences afin de voir plus clair en pleine nuit.
    À laquelle il faudra revenir puisque, aussi bien, elle n'en finit pas de tomber...

    Jaccaud.jpgFrédéric Jaccaud, La Nuit. Gallimard, Série noire, 450p.



  • Au Sud profond

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    Notes en chemin (58)

    Ragazzo di vita.-

    L'imagerie édulcorée d'un Sud suave est typiquement du nord protestant ou des pays enrichis dans les années 50, à quoi s'oppose évidemment la réalité dure et noire, âpre et sauvage, qu'on retrouve dans le grand cinéma italien et la musique populaire autant qu'en littérature sicilienne, de Verga à Pirandello ou Sciascia, et jusque dans un petit récit d'enfance étincelant paru récemment sous la signature d'Erri De Luca, intitulé Les poissons ne ferment pas les yeux.
    Erri02.gifC'est l'histoire d'un petit garçon napolitain de dix ans, plutôt solitaire et farouche, dont le père est allé chercher fortune en Amérique et qui se résigne à donner raison à sa mère, laquelle choisit de rester plutôt au pays. J'imaginais, tôt l'aube ce matin, le retour des pêcheurs de Sète ,comme j'y ai assisté en Algarve ou à Sorrente les barques à lampes - comme l'évoque aussi le jeune Erri avec le grand pouvoir d'évocation de l'écrivain qu'il est devenu à la stupéfaction de sa mère.
    Or ce qui est le plus étonnant, dans le récit des changements de "format" qui marquent le passage à l'adolescence du garçon, tient à la gravité avec laquelle celui-ci s'expose, volontairement, aux sévices de trois lascars plus âgés que lui, comme pour accéder dignement, par une sorte d'auto-initiation, à la forme physique appropriée à son esprit déjà mûr.

    Une question d'honneur. - La même conscience de soi de l'individu singulier, à la fois proche de sa communauté d'origine et différent du commun, se retrouve, avec un relief plus dramatique, dans le film toujours renversant d'émotion et de beauté que Werner Schroeter a tourné en 1982, entre la Sicile et l'Allemagne, intitulé Palermo oder Wolfsburg et couronné la même année par l'Ours d'or du festival de Berlin.
    Plus artiste encore que son pair et ami Fassbinder, disons: plus poète et plus lyrique, Schroeter a senti le Sud profond à proportion de son extrême sensibilité à la musique et à la peinture, plus précisément encore: à l'opéra (comme l'illustre aussi son merveilleux Poussières d'amour, évoquant l'art lyrique avec génie) et à la beauté picturale des paysages, des maisons sicilienne et des gens du cru, sans trace de folklore.
    Après le transit d'un âge à l'autre du récit d'Erri De Luca, c'est le voyage d'une culture à l'autre, et plus encore du Sud au Nord, que représente Palermo oder Wolfsburg, où l'on assiste à la confrontation d'un jeune immigré pur et doux avec le monde dur et parfois sale d'une Allemagne civilisée qui fait soudain de lui, sous prétexte d'honneur bafoué, un meurtrier d'occasion refusant de se défendre. Pour sa défense, cependant, au fil d'un procès mêlant réalisme d'observation et dérive théâtrale, une femme viendra témoigner au nom du Sud et développer, avec une verve sidérante, un extraordinaire plaidoyer dont les demandeurs d'asile actuels pourraient faire leur manifeste...


    Mare nostrum
    . - Ce que les politiques et les puissances d'argent ont fait de l'Europe est lamentable, me disais-je ces jours en lisant, plus qu'à l'ordinaire, les journaux français ou l'italienne Repubblica. La dernière fois que je rencontrai Denis de Rougemont, grand Européen virant en son dernier âge à l'écologie active, l'écrivain visionnaire qu'il était aussi, pressentant l'avenir plombé par l'Argent, me dit comme ça que la seule Europe qu'il appelait de ses voeux était celle des cultures.

    Et voilà ce qu'on voit à la une de La Repubblica: l'affreux masque du Cavaliere, faciès de clone du Néant, caricature vivante de l'Affairisme généralisé.
    Et puis non: telle n'est pas la réalité dernière du Profond Aujourd'hui ! Que le montage de l'euro foire: on s'en bat l'oeil ! Que les morts de cette Europe du fric mort-née s'enterrent entre eux ! Et qu'advienne un autre monde recomposé. Que s'ouvre un nouveau livre. Parce que les cultures, non seulement européennes mais toutes celles qui touchent à la Méditerranée, et toutes les autres aussi à l'écoute des grands fonds marins et humains, nous restent à lire et à dire. Tout est à vivre encore. Tout est à faire, du livre à venir, me dis-je les yeux perdus dans le grand bleu...


  • Entre rêve et réalité

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    Notes en chemin (55)

    Du rêve. -

    Dans la première partie de cette première nuit passé à l'héliopole retrouvée, j'ai fait ce rêve d'auto-dissection intéressant, durant lequel je me suis vu détacher une à une mes peaux superposées faite de couches ensanglantées rose sombre et de longues bandes de derme opalescent ou bleuté, jusqu'à découvrir l'intérieur des organes (on voyait nettement le coeur à gauche rouge sombre et les tuyaux entortillés tirant plutôt vers le jaune violacé et l'indigo) que protégeait une fine pellicule transparente dont je sentais/savais qu'il ne fallait pas y toucher pour ne pas me retrouver soudain "les tripes à l'air", selon l'expression. Ensuite je me trouvais avec Robert Walser qui me disait qu'il comprenait tout à fait mon malaise au Salon du Livre, où il n'a jamais tenu longtemps lui non plus, à Vienne ou à Bienne. "J'ai toujours décrit ces manifestations, et les tea-rooms, comme l'idéal de la sérénité humaine, m'a-t-il dit plus précisément, "mais c'était évidemment le contraire que je ressentais physiquement et psychiquement: j'ai en effet besoin d'auberges sous les arbres et de fontaines et de téléphériques". Sur quoi je me suis réveillé, me suis levé, ai constaté qu'il était trois heures et demie du matin et me suis recouché, en espérant d'autres rêves intéressants. Vers sept heures il faisait un peu gris sur la mer. Je suis allé marcher un peu dans les dunes en opérant un travelling visuel du petit phare aux lumières de Sète. J'ai envoyé un SMS d'encouragement affectueux à mon ami le Bantou qui n'a pas trop le moral ces jours. Il m'a répondu illico qu'il était touché par ma sollicitude. Ma bonne amie ronflotait dans sa moitié de lit quand je suis revenu avec le pain de la Tropézienne et les journaux qui annonçaient une grosse prise de hasch à Cordoue et un temps moyen ces jours prochains...
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    Autocritique.
    - Mon visage ce matin dans la glace: fatigué, ridé, chiffonné, pas joli tout ça. Les causes présumées: primo, trop de temps assis devant mon écran; de là aussi mes douleurs jambaires de plus en plus insistantes, genoux grinçants et mollets lancinants; delà mon coeur flagada et mon souffle raccourci. Secundo: trop de laitages et de yin en général, pas assez de yang; pas assez d'eau et de phosphate. Tertio: trop d'un peu tout, et pas assez de concentration sur LA chose. Ce que je me répète depuis toujours et avec quoi je ne finirai jamais d'en découdre - mais à présent je vais m'en tenir à la seule CHOSE jusqu'à ce que l'OBJET soit là: le nouveau livre en chantier, L'échappée libre, après lequel tout recommencera...


    Panopticon99876.jpg Les journaux. - En ces lieux la lecture des journaux prend un relief légèrement différent. La lecture du Midi libre, si terriblement provincial à côté de nos journaux romands cantonaux, nous rappelle cependant à l'ordre de la réalité locale - réelle et locale partout mais ici comme un peu plus qu'ailleurs. J'apprends ainsi, dans le Midi libre de ce matin, que les signes d'agressivité des détenus de la prison de Béziers se sont multipliés ces derniers jours. L'un d'eux, qui avait dissimulé un sachet de résine de cannabis entre ses fesses, a même mordu gravement un gardien qui s'affairait à le lui retirer. Le personnage a écopé de huit mois ferme sur jugement immédiat: cela ne nous regarde pas, mais on le prend un peu différemment que s'il s'agissait d'une anecdote lue dans la Tribune de Genève à propos d'un détenu de Champ-Dollon. De la même façon, le fait que Le Canard enchaîné célèbre les qualités de Viramundo, le dernier film de notre compère lausannois Pierre-Yves Borgeaud consacré à Gilberto Gil, me réjouit un peu différemment que si je lisais cet éloge dans Le Temps. Pareil pour la page entière de Libé consacrée à la néonazie Beate Zschäppe, dont le portrait photographique glaçant m'évoque immédiatement un personnage de Fassbinder, et qui revêt un relief dramatique particulier avec le détail, souligné par la correspondante du journal à Berlin, relatif aux deux chattes Lilly et Heidi sauvées par la terroriste avant que celle-ci ne foute le feu à la dernière planque occupée par le "trio fatal"..

  • Un autre Paris

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    Notes en chemin (51)

    Pour un plat de lentilles.- J'étais censé me montrer un peu social ce soir à Paris, n'était-ce qu'à participer une heure durant à une festivité littéraire en un Centre culturel officiel de l'espèce que j'exècre viscéralement depuis et pour toujours, et pourtant non: mes ailes n'ont pas voulu m'y porter, mes rotules rouillées ont gémi et mon âme s'est rebiffée, de sorte que je me suis fait porter pâle en termes évasifs pour mieux repartir de par les rues et les quais et les places et les jardins et les cours et les galeries, de librairie en librairie et d'une fontaine à l'autre, revenant à la rue de la Félicité de mes jeunes années ou les cafés algériens sont devenus chinois, traversant le parc Monceau plein d'enfants à gouvernantes stylées, redescendant vers la Seine puis la rue de Seine en suivant imaginairement en fin de journée la claudiquante silhouette de Paul Léautaud aux cabas remplis de pain sec et de tripes variées pour ses vingt chiens et ses trente chats, jusqu'à cette brasserie jouxtant le jardin du Luxembourg où j'ai fait station et me suis commandé un petit salé au lentilles qu'arroserait bien un pichet de Brouilly - je me rappelai le "haricot bien gras de Molière", et bien assis, loin de nos sociables gendelettres du Centre culturel fameux, je repris la lecture des Divertissements de Marcel Jouhandeau consacrés notamment au plus fraternel des grand écrivains de France non pédante, à savoir Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière.

    Czapski01.jpgL'oeil du peintre. - Le même Jouhandeau note, à propos de La Bruyère, ceci qui m'a rappelé, en 1974, la découverte du peintre polonais Josef Czapski à la Galerie Lambert, et ce choc précisément décrit: "Quand on a visité une exposition de peinture et que le peintre, dont on vient d'admirer les toiles, a une grande personnalité disons une optique à lui, une vision des choses et des gens qui lui est propre, longtemps (c'est plus fort que soi) on en reste imbu, au point que tout ce qu'on voit se déforme, se conforme à la mode, disons, se modèle sur ce qu'il verrait à notre place". Or c'est, très exactement, ce que j'aurais ressenti après avoir vu cette première exposition du peintre polonais aux cadrages tellement inhabituels et aux couleurs si véhémentes nous révélant comme une nouvelle image de la réalité la plus ordinaire, à commencer par celle des rues et des quais de métro de Paris.

    Vernet20.JPGLe réel transfiguré.- Depuis lors nos regards se sont multipliés, puisque ma bonne amie partage ma passion pour Czapski et son ami Thierry Vernet: les toiles que nous possédons de ces deux-là nous font mieux voir par leurs regards et, chaque fois que nous sommes à Paris ou en Provence, en Italie ou dans nos régions lémaniques où tous deux ont passé, nous voyons des Czapski et des Vernet, sans compter les Stephani que nous a laissés la compagne de Thierry. Enfin voici que, revenant ce soir de la Brasserie du Luxembourg, je croise un passant solitaire à longue pèlerine rouge et lourde écharpe vert électrique dans le plus pur style Czapski, avant de découvrir une brumeuse enfilade de rues nocturnes dont l'ombre bleu sombre est comme mouchetée de flammes oranges, tout à fait dans la manière de Vernet - et je me promets dans la foulée de me pointer demain au Jardin des plantes, où je sais que m'attend une vision de Floristella...
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  • TGV Paris-Congo

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    Notes en chemin (50)

    PARTANCE. - Il faisait tout gris ce matin, frimas comme tous ces jours de morosité peu printanière, morose autant que dans les journaux, et c'est donc le vif au coeur que je me suis embarqué dans le TGV de Paris, laissant ma bonne amie à la garde du fox Snoopy, impatient de me replonger, comme tant de fois depuis tant de décennies, dans le mouvement électrisant et tonifiant de la grande ville qui n'est jamais ce qu'on en dit en la dénigrant; et de même ce qu'on dit ces jours de la France, ou ce qu'en disent de pire les médias français, me semble-t-il en deça de tout ce que les seuls noms de Paris et de la France représentent à mes yeux de précieux et d'irremplaçable, que concrétise à l'instant, à mes yeux, le spacieux habitacle roulant du TGV rénové aux accortes hôtesses de couleur nous servant à choix le Magret de Canard et la Rillette de Saumon. Prodigalité rabelaisienne de la France de toujours: voici du Magret et de la Rillette arrosés de Médoc à discrétion alors que les trains suisses se surbondent mornement et que leur service s'étiole à l'avenant; et je lis les Divertissements de Marcel Jouhandeau tandis que l'on traverse la Côte d'or de Marcel Aymé, la langue fluide et belle du plus latin des paysans de Paris célèbre Molière et La Fontaine et Voltaire et Madame de Sévigné - autant dire la France de toujours en encore dont Paris reste toujours et encore le lieu des lieux.

    QUARTIER MOZART. - Or un clic a suffi, après les cafés, pour me faire me retrouver en Afrique, selon ma pratique habituelle consistant à voyager dans le voyage, en me plongeant cette fois dans ce maëlstrom de vie et de destinées d'un quartier populaire des abords de Yaoundé que ce film, intitulé Quartier Mozart et signé Jean-Pierre Bekolo, évoque avec autant de faconde réaliste que de poésie et de rage sous-jacente. L'on a appris l'autre jour que le pouvoir camerounais venait de frapper le réalisateur des foudres de la censure, et ça ne m'étonne qu'à moitié rien qu'à voir Quartier Mozart, qui a pourtant vingt ans d'âge. Ce n'est pas que ce film donne dans l'attaque politique directe, mais qu'il montre la réalité et les gens tels qu'ils sont: vivants et piégés, merveilleux de vitalité et freinés, empêchés, sacrifiés, vilipendé à la sauce des pouvoirs africains relançant les pires menées des anciens colons, et cela dans un film d'une forme puissamment originale.

    Maxou33.jpgJe dois à mon ami le Bantou de Douala, Max Lobe, la découverte de ce film, comme il me doit la découverte des films de Fassbinder ou de l' Aline de Ramuz. C'est par Maxou que j'ai découvert l'adaptation de la Visite de la vieille dame de Dürrenmatt par le réalisateur sénégalais Djibril Diop Mambety, sous le titre d' Hyènes, et c'est sur mon conseil qu'il a découvert Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, ainsi de suite. Nous avons vécu ensemble, représentants improbables de la Suisse officielle, l'étrange Congrès des écrivains francophones de Lubumbashi en automne dernier, et le hasard a fait que demain, en virée parisienne pour d'autres motifs, je me pointerai à la lecture de son livre, 39, rue de Berne au Centre culturel suisse de Paris. Ce qu'attendant je vais retourner en Afrique dès mon arrivée prochaine au Quartier latin, ayant repéré la projection, ce soir même, de Kinshasha Kids au cinéma de la rue Hautefeuille...

    Kinshasha03.jpgLES ENFANTS DE KIN. - J'ai pensé à mon ami Bona le Kinois, tout à l'heure, en découvrant sur grand écran tout le désordre du monde concentré dans l'inénarrable chaos des rues populaires et des marchés de Kinshasha, où 25.000 kids survivent comme les Olvivados de Bunuel après avoir été chassées de leurs familles, pour beaucoup d'entre eux, sous l'accusation de sorcellerie. Curieusement, et une fois de plus, après le superbe Congo River de Thierry Michel, c'est à un Belge, Marc-Henri Wajnberg, qu'on doit cette plongée dans la pétaudière du Congo, dans le sillage d'un musicien allumé regroupant un groupe d'ados qui vivent le rythme et la musique à fleur de peau et voient là l'occasion de sortir de la dèche - peut-être de devenir célèbres autant que Papa Wemba, passant d'ailleurs par là, ou que Michael Jackson, imité à merveille par l'un d'eux. D'une vitalité et d'une créativité d'autant plus émouvantes que la situation semble plus que jamais désespérée, deux de ces kids résument en somme celle-ci: "Moi je voudrais devenir policier, pour voler sans être poursuivi". Et son compère: "Tu feras mieux de devenir politicien: ça paie nettement plus"...

  • Marins et poulaines

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    Notes en chemin (49)
    Sollers3.jpgSollers déculotté. - C'est le camarade de Roulet qui m'a mis la puce à l'oreille et m'a renvoyé dare-dare, hier soir, à la lecture des Modernes catacombes de Régis Debray, que j'avais acquis l'avant-veille à Sion. Le camarade Daniel m'annonçait la descente en flamme de Philippe Sollers par l'ancien émule de Che Guevara, notamment à cause des palinodies politiques du littérateur. De Roulet m'avouait n'avoir rien lu de Sollers, et ce qu'en disait Régis Debray confirmait son intention de ne pas y aller voir. Alors moi, qui en ai lu pas mal et l'ai pas mal descendu avant de nuancer mon jugement à la lecture de Femmes et plus encore des grands recueils de glose critique, de La Guerre du goût à Fugues, de conseiller tout de même au camarade d'y jeter un oeil pour se faire une plus juste idées de l'écrivain Sollers, brillantissime esprit très XVIIIe, qui éclaire parfois et vaut mieux en somme, dans ses admirations et ses célébrations jubilatoires (de Stendhal à Manet ou de Nietzsche à Rimbaud) que le puant pontife médiatique faisant la roue sur les estrades.
    Le même soir j'ai lu le premier chapitre de Modernes catacombes, intitulé Sollers le bel air du temps, pour y trouver une déculottée soignée de l'écrivain dont le portrait à l'acide relance et développe l'esquisse qu'en avait faite Jean-Paul Aron: "Cynique, n'ayant foi qu'en son intérêt, insensible aux valeurs, dispensé de sentiments et coiffé de modes". Or tout ce qu'écrit Régis Debray sur "le Sollers", comme il parlerait d'un animal de foire, est à la fois cruel et juste. Justice est rendue au brillant esprit, mais le tricheur est aussi débusqué, sa prétendue élégance remise en question comme une posture fondée, essentiellement, sur le mépris et la morgue, tels exactement qu'ils m'ont toujours horripilé au fond.
    Régis Debray pointe chez Sollers - et cela se vérifie chez d'autres écrivains posant aux rebelles sans prendre le moindre risque réel -, certain "poujadisme des élites" qui vomit le vulgaire, la démocratie et les braves gens, pour se déclarer seul garant du Goût: "Le Sollers ventriloque, c'est la Création gouvernant les hommes, par son bras séculier, et ses arrêts sont inflexibles. Sans rire. Non, il ne faut pas en rire. Car il y a du désespoir chez ce pas-dupe. Vivre au champagne, faire des bulles ne l'amuse qu'à moitié. Effets d'annonce, rideau de fumée. Moins on porte de musique en soi, plus on cherche à faire du bruit. L'occupation du terrain médiatique lui donne une grande présence, mais l'oeuvre où est-elle passée ? Des livres en série, qui ne sont plus des livres; des articles bien troussés -à moi Bossuet, à moi saint Augustin, à moi Mallarmé -, mais savoir parler de la littérature (ce qu'il fait avec talent) n'est pas exactement faire oeuvre de créateur"...

    Parrains04.jpgParrains et poulains au Grütli. - En me pointant au Café du Grütli pour y rejoindre les parrains et poulains réunis par Isabelle Falconnier en vue de susciter une complicité féconde entre cinq auteurs de plus de soixante piges et cinq autres de moins de trente, je me demandais un peu ce qu'allait donner cette première rencontre de gendelettres (que je fuis à l'ordinaire) en dépit de la sympathie que j'avais a priori pour toutes celles et ceux que je connaissais; mais tout de suite, exquisement pimentée par la présence du journaliste tatoué que j'ai quelque peu chatouillé récemment, ma crainte se dissipa, comme souvent, sous l'effet de bonnes rencontres. L'amorce de discussion avec Daniel de Roulet en avait été un premier moment. Et le discours d'introduction de dame Isabelle, la fondue excellente, la radieuse cordialité d'Amélie Plume, ma voisine de gauche, la vieille amitié me liant avec mon voisin de droite, Jean-Michel Olivier, la malice souriante de mon vis-à-vis bantou et les doubles sourires angéliques des deux jeunotes l'encadrant (une Anne-Frédérique et une Isabelle) achevèrent de me faire oublier tant de réunions d'écrivains se surveillant plus ou moins, se flattant ou s'ignorant plus ou moins.
    Bref, le projet d'Isabelle Falconnier de susciter ces cinq rencontres séparées à venir, vouées à la discussion sur le métier d'écrire et que scelleraient une publication commune et une série de présentations au prochain Salon du Livre de Genève, me semblait décidément une bonne idée, aussitôt marquée par une première vraie conversation à quatre marins et poulaines, au bout de la table, sur le paradoxe qui veut qu'un auteur au dehors apparemment "bien sous tous rapports" soit souvent un monstre.


    Parrains03.jpgL'Ange et la Bête
    . - Amélie Plume se demandait, me confia-t-elle d'abord, quelle sorte de créature démoniaque elle allait "parrainer", ne connaissant jusque-là la jeune Anne-Frédérique que par l'une de ses pièces de théâtre, cruelle à souhait. La fine personne visée montrait cependant un visage, sinon diaphane, du moins velouté de douceur, aux yeux bleu candide, à l'expression dénuée de toute férocité. Mais comédienne ! Savoir ce que dissimulent les eaux limpides en apparence ? Et la chère Amélie de rappeler le paradoxe d'Agatha Christie aux airs de vieille dame très digne, et moi de raconter ma visite à la redoutable Patricia Highsmith m'avouant qu'elle n'osait pas avoir chez elle la télé par crainte panique du sang. Ensuite la conversation de rouler, à propos du meurtre raconté par Max Lobe dans 39, rue de Berne, sur la difficulté pour un jeune auteur qui n'a pas encore tué vraiment de figurer littérairement un meurtre. Alors moi de dire mon effort, en tant que parrain avant la lettre confronté au premier état tapuscrit du roman déjà prometteur du Bantou, de pousser celui-ci à sortir ses tripes et à se révéler tel qu'en lui- même: non pas l'angelot chokito souriant à tout le monde, mais le possible assassin qu'il y a en chacun de nous sous l'effet de l'humiliation ou de la jalousie et que l'écrivain, s'il s'en mêle, est supposé rendre à la fois vraisemblable et peut-être compréhensible...

  • Le corps des mots

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    Notes en chemin (48)

    Mise en bouche.- Il est toujours émouvant lorsqu'on a vu naître un texte, autant qu'un enfant nouveau-né, de le voir vivre ensuite en lettres imprimées et circuler, sous d'autres yeux, ou prendre corps à la lecture à haute voix et renaître pour ainsi dire, comme il en est allé l'autre soir au Café de la Couronne d'or, à Lausanne, où le comédien et metteur en scène Benoît Blampain s'est positivement réapproprié les mots du roman de Max Lobe, 39, rue de Berne, que j'ai découverts, pour la première fois, dans le premier jet - un peu chaos de tohu-bohu des origines -, du tapuscrit que le Bantou croyait bon de soumettre à mon amical non moins qu'intransigeant voire cruel (il pensait sadique) examen; et voici que la copie maintes fois renvoyée - et dûment révisée par Nadine Tremblay et Caroline Coutau aux éditions Zoé - me revenait métamorphosée par le pas-de-miracle du travail, ressaisie au corps à corps du mot à mot et bonnement magnifiée, comme au fameux gueuloir de Flaubert, par la prise en bouche d'un liseur de bonne aventure sensible à toutes les inflexions, les rythmes, les silences et les pulsations d'une partition faite musique et théâtre...


    Scène de crime. - Le premier choc, cependant, le premier saisissement à valeur de vraie découverte, de ce soir-là, fut la première lecture faite, par Benoît Blampain, d'une nouvelle de l'auteure jamaïcaine Olive Senior, dont j'ignorais tout jusque-là et qui m'est aussitôt apparue, par la densité noire du climat qu'elle restitue et l'intensité des rapports liant ses personnages, comme une narratrice de grande classe, du côté de Tennessee Wiiliams ou de V.S.Naipaul. Quelques pages du Pays du Dieu borgne, vingt minutes de lecture admirable en son dosage de retenue et de véhémence soudaine, et cette scène terrifiante de la vieille carne chrétienne recuite au feu de la dure vie, recevant un soir la visite de son petit-fils criminel venu lui réclamer de l'argent - cette scène ramassant en raccourci deux vies à fracas imposait soudain, dans le cercle de lumière du café, son surcroît de présence par le seul miracle des mots incarnés.

    Maxou22.jpgD'Afrique et d'ailleurs .- Les voix d'Olive Senior et de Max Lobe ont, de toute évidence, une parenté qui tient à la fois à l'attention vive portée par ces deux auteurs à leurs sources orales respectives, autant qu'à leur découpe écrite d'un impact également comparable. Or j'ai mieux compris, à l'audition de ces deux voix "d'ailleurs", qu'il n'est pas surprenant de voir apparaître, dans leur modulation écrite - à l'enseigne de la même collection des "écrits d'ailleurs" de Zoé-, ce qui m'a attiré depuis quelques années vers les écritures d'Afrique et d'ailleurs. Cela justement: cette capacité d'incarnation des mots. Non seulement la vieille magie retrouvée du conte à la veillée, mais la libre ressaisie de ce que Cendrars appelait le Profond Aujourd'hui, qu'il soit comique ou tragique mais irrigué de vraie vie et transfiguré par les rythmes et les couleurs, le fruit et la bête d'un style pur encore de tout affadissement académique et de tous les stéréotypes du langage des temps qui courent...


    Olive Senior. Eclairs de chaleur et autres nouvelles. Editions Zoé, coll. Ecrits d'ailleurs, 212p.

    Max Lobe, 39 rue de Berne. Editions Zoé, coll. Ecrits d'ailleurs, 188p


  • Violence et passion

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    Crevoisier1.jpgÀ propos du premier roman de Pierre Crevoisier, Elle portait un manteau rouge. L'auteur romand est ce matin, à 11 heures, au micro de Jean-Marie Félix, sur Espace 2. À écouter sur Internet ensuite.

     

    On est immédiatement saisi, à la lecture du premier roman de Pierre Crevoisier, par une scène initiale cinématographique de tournure évoquant le crash d'une voiture lancée, sur une route perdue, contre un poids lord forcément fatal - et forcément on pense à ce qu'un romancier soucieux de style éviterait d'appeler "un geste désespéré". Or on y coupe en l'occurrence, avant d'entrer dans le roman dans la foulée de Jacques, le fracassé du prologue, photographe en vue qui en a vu d'autres mais que frappe, un jour, la seule vue d'un manteau rouge passant par là au coin de la rue Baudelaire...

    La première qualité de ce premier roman est aussi bien son énergie narrative, qui fléchira parfois mais se trouve relancée par le montage d'un récit à plusieurs temps ou strates, tous marqués par la violence et la passion, les fantasmes de l'amour et les vertige de la destruction.

    La destruction est d'abord celle d'une enfance, dans un quatuor familial plombé par la brutalité insensée du père, dont on ne saura rien des tenants. Or cette violence paternelle déterminera fortement les faits à venir dans le roman, que le lecteur découvrira en même temps que Vincent, frère du fracassé qui enquête sur la cause de la mort de celui-ci et parcourt le labyrinthe de sa vie par le truchement de ses carnets retrouvés.

    Roman du dévoilement par sa structure même, Elle portait un manteau rouge est aussi celui de la passion, d'abord incandescente puis destructrice, sur fond de fascination érotique et de guerre des sexes. Pas un moment de répit là-dedans, mais le roman prend corps, révélant un écrivain...

     

     

    Pierre Crevoisier. Elle portait un manteau rouge. Editions Tarma, 2013.      

     
  • Fille de déesse

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    Stephanie Argerich évoque, avec beaucoup de sensibilité chaleureuse et de qualités cinématographiques, la difficulté et le bonheur d'avoir une mère géniale.

     "J'aime te regarder !", lance Martha Argerich en affectueuse conclusion du film sans complaisance que sa fille Stéphanie vient de lui consacrer, répondant, entre autres, à la question de savoir si une grande artiste peut être, à la fois, une mère attentionnée.

    Deux heures durant, c'est pourtant la célébrissime pianiste qui est observée, et dans toutes les postures et situations, à la fois dans sa vie de concertiste et "à la maison", à cela près que son foyer est des plus errants. Or le contraste est grand entre la diva du piano adulée, notamment par les Japonais - une vraie folie quasi fétichiste -, et la femme qui accueille le nouvel enfant de Stéphanie, fait part de ses angoisses de septuagénaire, se remémore ses relations difficiles avec sa propre mère ou parle très librement, couchés sur une pelouse, avec ses filles de trois pères différents.   

    Locarno42.jpgAutant que dans le Karma Sahub de Ramon Giger, quoique de façon moins lancinante sur le manque de présence ressenti, et plus chaleureuse aussi, à proportion directe de la formidable générosité de sa mère, Stéphanie Argerich fait bien ressentir le désarroi éprouvé par un enfant élevé tout autrement que les gens de son âge. Mais cette éducation "bohème" fonde aussi la liberté non conformiste de son regard, qui recompose une vaste et belle chronique englobant l'exceptionnelle trajectoire de la pianiste et l'évolution des relations familiales (par le truchement d'une caméra amateur aux précieux documents d'époque) ou du lien particulier de Stéphanie et Martha.

    Le film qui en résulte, où les témoignages des soeurs de Stéphanie et de son père complètent le dialogue de la mère et de la fille, laisse aussi entendre beaucoup de musique et, par celle-ci (même si Martha dit ce qu'elle ressent en profondeur avec Schumann, son compositeur préféré, autant qu'avec Chopin, Mozart et Schubert, Beethoven ou Ravel), la difficulté de mettre des mots sur tout ce qu'on ressent...

    Comme dans le film de Ramon Giger, la part d'incertitude, de pudeur, de mystère aussi, qui subsiste entre les êtres même les plus proches, reste insi bien perceptible dans celui de Stéphanie Argerich. Mais la musique est là qui relaie ce que les mots ne peuvent dire, et les images, la présence des individus sur l'écran, le temps de plusieurs vies ressaisi dans le temps d'un film, aboutissent à une très belle rencontre que chacun partage, cristallisée par une belle oeuvre de cinéma.  

     

    Stéphanie Argerich. Bloody Daughter. Suisse/France, 2012.

     

     

     

     

  • Comme un rêve éveillé

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    Dans le labyrinthe pictural de Robert Indermaur. Une expo fascinante à voir à Zurich.

    Il suffit de passer le coin de la rue, et c'est là, de l'autre coté du mur.

    La rue de la Neustadtgasse dément son nom en filant à l'horizontale, derrière la cathédrale, en plein vieux quartier de Zurich, pour déboucher sur la roide rampe pavée de la Trittligasse, et c'est là, à trois pas en contrebas, qu'une porte de verre débouche sur un autre monde à la fois étrange et fascinant, d'une déroutante beauté mêlée d'effroi. Tel étant l'uivers de Robert Indermaur dont la galerie Trittli de Werner Frei présente ces jours une trentaine de peintures et de sculptures récentes, bien représentatives des diverses composantes de l'oeuvre de l'artiste grison (né en 1947 à Coire), à la fois poétique et ludique, contemplative et dramatique, baroque et comique aussi. Dans l'espace restreint à deux niveaux de la galerie, ce saisissant ensemble de visions de Robert Indermaur fait littéralement éclater les murs, alors que la variété des thèmes et des climats de ses toiles se trouve comme dépassée par l'unité organique du regard de l'artiste évoquant à la fois l'expressionnisme (on pense plus précisément aux descendants d'un Böcklin, du côté de Grosz ou d'Ensor) ou le réalisme poétique d'un Varlin, le grotesque théâtral d'un Dürrenmatt ou les féeries douces-acides d'un Fellini - ce n'est pas par hasard que je mêle divers modes d'expression artistique...

     

     

    Indermaur69.jpgCe que vous voyez vous regarde, semble nous dire Robert Indermaur par le truchement de ses figures nous fixant et paraissant voir comme au-delà des apparences, tel ce type genre prof à lunettes tenant dans ses bras une bombe, frère humain de cette femme porteuse d'un inquiétant animal mutant - d'après Tchernobyl ?

    Un immense paysage hodlérien, d'une parfaite fluidité de touche, amorce au sous-sol ce qui pourrait être le départ (ou l'arrivée) de la rêverie proposée par cet ensemble oscillant entre douceur (cette barque posée comme une plume sur un fleuve surréellement jaune sillonnant à la verticale) et véhémence théâtrale, paradoxes visuels et autres fantasmagories oniriques. La liberté du peintre est accordée à celle du rêve, dans lequel tout est possible, comme au jeu. Mais celui-ci n'est ni gratuit ni jamais innocent.

    Indermaur70.jpgRobert Indermaur va partout pourrait-on dire,  avec la même force expressive dérangeante ou révélatrice, parfois cruelle, parfois même obscène, qui caractérise les rêves. Le premier choc passé, il faut y revenir, car il y a là bien plus qu'une imagerie renvoyant à l'étrangeté du monde: une réelle invention picturale dont la découverte nous lave le regard.

     

     

    Indermaur71.jpgZurich. Galerie Trittli, jusqu'au  23 novembre. Mercredi et jeudi, de14h.30 à 18h.30. Le samedi de 12h à 16h. Tel. 044 252 40 60

  • L'Odyssée Zéro de l'espace

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    À propos de Gravity, vertige d'ennui...

     

    On annonçait un film hollywoodien hors norme, pour ainsi dire d'avant-garde et métaphysique de portée. D'une seule voix dithyrambique, les médias ont claironné que Gravity était le film à voir absolument ces jours, positivement renversant. Comme je suis curieux de nature et  point encore blasé en ce qui concerne les deux infinis pascaliens, j'ai couru ce soir voir la chose. Et pour voir quoi ? Strictement RIEN.

    De fait, Gravity représente à mes yeux le vide absolu en matière d'idées, de psychologie et de narration, de contenu et d'invention formelle. Sur un scénario indigne même d'une bande dessinée, réunissant des personnages abyssalement creux, développant une action sans le moindre intérêt pour qui s'est un tant soit peu intéressé à la science fiction littéraire ou cinématographique, ce film n'existe que par son appareillage technique performant et ses images, c'est à savoir exactement: RIEN. N'importe quel débile, par les temps qui courent, moyennant quelques millions de dollars, une Barbie noiraude et un Barbie mec aux yeux bleus, peut fabriquer un tel objet. Comme il y a pas mal de temps que l'usine à rêve d'Hollywood n'a plus pour visée que de faire pisser le dollar, on ne s'en étonnera guère. En revanche, plus étonnant est l'empressement de la critique à se pâmer, à croire qu'elle na' plus d'autre vocation que publicitaire !

    Mais je suis injuste ! Il y a quand même un soupçon de  contenu là-dedans. Même qu''un confrère futé a entrevu, dans la conclusion de Gravity, non seulement une dimension philosophique mais un message subliminal de type darwinien. Les créationnistes n'ont qu'à bien se tenir: Gravity roule pour l'Evolution ! De fait, non point sortie d'une côte d'Adam mais chue de l'espace, l'Eve du film (Sandra Bullock en tenue de fitness spatial) se retrouve dans une manière de soupe originelle au fond de laquelle elle ondule, telle la sirène ou l'anguille, avant de toucher le sable du rivage quelle remonte comme la salamandre, notre soeur ancienne, avenir de l'homme qui lui souffle en l'occurrence à l'oreille: allez maintenant, on rentre à la maison...          

  • Ceux qui jouent des rôles

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    Celui qui en a marre du contexte médiéval / Celle qui se verrait bien en styliste stylée / Ceux qui se la jouent soft Bollywood / Celui qui se réalise dans les épisodes gore alors que c'est juste un timide en manque de phosphate / Celle qui revisite ses rêves érotiques comme un"réseau corporel bien vivant" / Ceux qui réalisent leurs fantasmes agressifs dans des jeux de rôles sur le terrain genre Opération Plomb durci / Celui qui se donne toujours le beau rôle faute de se taper l'enjôleuse / Celle qui n'assume jamais les rôles secondaire sauf si Kate Moss est de la partie / Ceux qui se sont aigris en se la jouant chevaliers des vertus / Celui qui s'est mis à boire et à fumer au titre d'adventiste déçu par la trahison de Sylviane  / Celle qui refuse d'assumer son rôle de mère au foyer alors que l'Usine manque de décolleteuses / Ceux qui jouent aux dames entre messieurs graves dont la cagnotte financera un déplacement au quartier rouge d'Amsterdam / Celui qui refuse de jouer à la télé le rôle de Judas ce faux-cul notoire cible privilégiée des antisémites et patron des pendus / Celle qui incarnera la Vierge au Noël des aveugles / Ceux qui jouent de drôles de jeux depuis leur entrée dans ce qu'on dit la vie active / Celui qui a toujours joué son rôle de joueur né de la rencontre d'un flambeur de casino et d'une lorette de kursaal /  Celle qui n'a pas honte de jouer les chaperons au souper des belles de jour  / Ceux qui gagnent à tous les concours de fléchettes sans savoir où situer Husserl par rapport à Heidegger / Celui qui jacte en dépit des aléas sur le front de l'Est / Celle qui s'offre au terrassier dont l'âme lui semble avoir "un fond" / Ceux qui n'ont de préjugés ni raciaux ni sociaux mais ont une préférence pour la Mastercard Gold / Celui qui a investi dans la pierre à l'orée du bois / Celle que son peu de foi inquiète moins que le surpoids de son pneu / Ceux qui ont le même visage très allongé et le cheveu filasse d'un Michel Houellebecq et la même façon de tenir leur clope et d'annoncer leur suicide sans donner suite à notre connaissance, etc

  • Ceux qui vont et viennent

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    Celui qui fait le trajet du funiculaire depuis sept ans / Celle que ses ménages ont fait aller et venir dans tout le quartier y compris chez les Kosovars / Ceux qui descendaient en ville avec le char plein et en remontaient bourrés mais le char vide et seulement les jours de marché à l'époque / Celui dont on a dit en ces années qu'il avait "une grosseur" au motif que le mot cancer n'était pas encore d'usage dans le quartier des Oiseaux vers les années 50 / Celle qui s'est demandé ce que sa mère voulait dire en revenant du culte comme quoi le pasteur cette fois n'avait "pas si bien parlé" / Ceux qui venant d'Ecosse dans le quartier n'ont pas fait vieux sans qu'on se l'explique vu qu'on a déjà  bien des étrangers de l'extérieur / Celui qui a toujours écossé les petis pois avec sa mère de son vivant s'entend / Celle qui a d'abord fréquenté avec Robert et ensuite avec le cousin de celui-ci puis retour à Robert et divorce treize ans après à cause de ce cousin qu'elle avait vraiment dans la peau je vous jure / Ceux que la religion a empêchés de se mordre mais pas de se griffer / Celui qui se disait presbytérien de stricte observance sans que le Seigneur le protège dans le fameux accident de car des retraités suisses à Ibiza / Celle que la lecture de Pollyanna a guérie de son penchant à tout gober / Ceux qui usent du terme de "gémonies" sans savoir exactement ce qu'il désigne mais c'est ce qu'ils souhaitent pourtant à leurs voisins débauchés et plutôt deux fois qu'une / Celui qui va et vient entre les vestiges du four et les ruines du moulin tous deux classés monuments du bourg toujours ignoré des Japonais  / Celle qui a adopté les flans en sachets l'année de la mort de Staline que lui a annoncée l'épicier affecté d'un goître ça aussi elle se le rappelle / Ceux qui écoutaient Le disque préféré de l'auditeur le dimanche avant le rôti / Celui qui a retrouvé le jeté au crochet que sa mère a reçu de sa tante Hildegarde "pour son trousseau" / Celle qui a interdit la moitié de sa maison à ses neveux qui tirent la langue dans le jardin quand ils viennent chahuter chez sa soeur d'être trop vieux jeu / Ceux qui échangeraient une collection de napperons jamais utilisés contre  deux ou trois disques d'époque de Dario Moreno, etc.                  


  • Ceux qui sont à cran

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    Celui qui régente l'hoirie des ombrageux   / Celle qui a toujours l'air d'en savoir plus du fait de sa natte tressée comme un câble / Ceux qui ont le vent en croupe / Celui qui compare les affects de la tique à ceux de sa cousine plutôt gerce / Celle qui a des insomnies dans la ville-dortoir /Ceux qui étaient genre couple de Sempé à leur mariage avant de virer Reiser puis Chaval /Celui qui a toujours gardé l'espoir et le fromage / Celle qui pose à la ménagère cheffe de projet / Ceux qui allaient à Canossa mais ont loupé la sortie de l'autoroute / Celui qui n’ose pas dire à la dame du kiosque qu’il en pince pour sa fille bègue / Celle qui aime les compliments en nature / Ceux qui évitent le champ d’honneur par simple modestie pacifiste / Celui qui se confesse à l’Abbé mal entendant / Celle qui renonce à ne pas tout avouer / Ceux qui s’inclinent devant le roseau pensant / Celui qui s’excuse de te dire tout ou peu s’en faut / Celle dont les litotes agitent la luette / Ceux qui font carrière dans l’euphémisme / Celui qui renonce à tout sauf à laisser tomber / Celle qui  retire ses insinuations mais n’en pense pas moins par devers elle dit-elle en reniflant / Ceux  qui se comprennent par sous-entendus allusifs indirects / Celui qui sent le caleçon marial en dépit de ses pensées / Celle qui pose un lapin à la Faucheuse en string noir / Ceux qui préféreraient ne pas être décapités « de suite » / Celui qui n’ose pas finalement faire soncoming out de mammophage drosophile à l’émission Tous Différents / Celle qui mange le morceau sans déglutir / Ceux qui dévalent l’escalier en quête d’eux-mêmes au niveau pulsionnel / Celui qui se précipite dans le bassin vide mais c’est en rêve donc il s’en ressort avec quelques bleus imaginaires / Celle qui te défie de défiler avec les filous /   Ceux qui ne se sont jamais engagés en rien et se flattent de ne point avoir trahi aucune cause avant de reprendre un peu de cet excellent blanc-manger, etc. /      


  • L'échappée libre

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    L'échappée libre constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique des Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013, et représentant aujourd'hui quelque 1800 pages publiées.

    À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.

    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et  Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à  "ceux qui viennent".   

     

    À Paraître aux éditions L'Âge d'Homme en janvier 2014. 400p. Le formidable artiste grison Robert Indermaur a donné son accord pour l'usage de son oeuvre ci-dessus en couverture de l'ouvrage.

  • Ceux qui médisent

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    Celui qui affirme à l'émission littéraire de la radio qu'il réprouve (et a toujours réprouvé) la médisance et particulièrement celle d'un certain poète connu de notre bourgade dont il taira le nom par charité (la charité ayant toujours été son souci majeur par respect humain) même si les insinuations à son endroit de l'homme de lettres fameux (enfin fameux façon de parler pense-t-il in petto) relèvent de la pure calomnie et fait un peu douter de l'opportunité (cela dit en toute objectivité) de lui attribuer ce Prix du Rayonnement que d'autres  mériteraient peut-être plus du fait de leur retenue d'humanistes de centre gauche membres de plusieurs ONG / Celle qui médite à l'ashram où tous les autres médisent plus souvent qu'à leur tour / Ceux qui médisent par métier et souvent sans être payés ce qui se fait de moins en moins rare malgré la crise / Celui qui pique une crise chaque fois que la Bourse médit du nasdaq / Celle qui prétend que le loser qui l'entretient ne peut pas être son vrai père mais celui-ci n'état pas connecté à Facebook continue à lui verser la pension à laquelle elle n'a pas droit pour pallier ses conduites de mythomane suicidaire et le harcèlement de la mère dépressive dont il est par ailleurs le tuteur / Ceux qui rappellent aux jeunes que qui a bu boira et qui a médit médoira /Celui qui ne médit jamais le dimanche où il s'ennuie d'autant plus à ce que prétendent les sales langues du pensionnat catholique où il n'est d'ailleurs que jardinier extra / Celle qui a constaté que la médisance faisait florès dans les salons de coiffure dont les clientes ne parlent jamais sous contrainte à ce qu'on sache ni d'ailleurs les voyageurs de commerce pas forcément efféminés / Ceux qui déclarent en aparté qu'il est faux de prétendre que le conseiller Miauton n'est qu'un cafteur alors que c'est également un mytho porté sur l'exagération chiffrée / Celui qui prétend que Nadja n'a connu que deux sortes d'amour / Celle qui a connu l'amour à trois après que la cinquième roue du char est partie avec la quatrième dans les Laurentides /Ceux qui se croient marioles en déclarant qu'ils ne médisent jamais au sens de : jamais assez /Celui qui clabaude même pendant le Parcours Santé avec les autres cadres moyens de l'Entreprise auxquels il est cependant recommandé de ne point alimenter Radio-Couloir pendant les heures de travail / Celle qui lance des bruits qui lui retombent parfois sur le pied droit et parfois sur le gauche - et ça aussi camarades c'est l'alternance /Ceux qui inventent des statistiques afin d'appuyer leur conviction que la médisance est sexuellement transmissible, etc.             

     

     

     

     

     

  • Un poème de cinéma

    Roaux06.jpgLeft Foot Right Foot, premier long métrage du cinéaste lausannois Germinal Roaux, qui a remporté le Bayard d'Or de la Meilleure première oeuvre au Festival du film francophone de Namur, est à découvrir ces prochains jours sur les écrans romands.

    L'émotion est très vive à la fin de la projection du premier long métrage de Germinal Roaux, qui nous laisse le coeur étreint comme par un étau, au bord des larmes. Rien pourtant de sentimentalement complaisant dans cette fin dure et douce à la fois, ouverte et cependant plombée par l'incertitude.

    Cette incertitude est d'ailleurs la composante majeure de Left Foot Right Foot, admirable poème du vacillement d'un âge à l'autre: de l'adolescence prolongée à ce qu'on dit la vie adulte.

     

    La fin déchirante, à la fois cruelle et tendre, du film de Germinal Roaux, rappelle la dernière séquence, pas moins poignante, de L'Enfant des frères Dardenne; et la comparaison pourrait s'étendre aux jeunes protagonistes des deux films, également démunis devant la réalité et presque "sans langage". Mais l'écriture personnelle de Germinal Roaux est tout autre que celle des frères: sa pureté radicale, accentuée par le choix du noir et blanc, évoque plutôt celle des premiers films de Pasolini (tel Ragazzi di vita) ou d'un Philippe Garrel (dans Les amants réguliers), notamment.

    Roaux10.jpgPour le regard sur l'adolescence, d'une tendresse sans trémolo, Germinal Roaux pourrait être situé dans la filiation de Larry Clark (pour Kids ou Wassup Rockers, plus que pour Ken Park), sans que cette référence soit jamais explicite. De fait, et comme il en va, dans une tout autre tonalité plastique, d'un autre Lausannois pur et libre en le personne de Basil Da Cunha, Germinal Roaux n'a rien de l'épigone ou du grappilleur de citations. Son style, depuis son premier court métrage, reste le même tout en ne cessant de s'étoffer.

     Le canevas de Left Foot Right Foot est tout simple. Marie et Vincent, autour des dix-huit ans, vivent ensemble sans entourage familial rassurant ni formation sûre. Leur milieu est celui de la jeunesse urbaine actuelle, entre emplois précaires et soirées rythmées par le rock.

    Fuyant un premier job débile, Marie en accepte un autre plus flatteur et plus glauque d'hôtesse dans une boîte, qui l'amène bientôt au bord de la prostitution. Cela d'abord à l'insu de Vincent, trafiquant un peu dans son coin avant de se faire virer de la boîte de conditionnement alimentaire où il a eu l'imprudence un jour de se pointer avec son frère handicapé aux conduites imprévisibles.

     

    Roaux09.jpgCe frère, au prénom de Mika, surgi comme un ange dans les premiers plans du film, sur fond de ciel aux tournoyantes évolutions d'étourneaux - ce Mika donc est le pivot du film, révélateur hypersensible, affectif à l'extrême, désignant sans le vouloir tout faux-semblant.  Après l'expérience vécue avec Thomas, le jeune trisomique auquel il a consacré son premier film documentaire (Des tas de choses, datant de 2005), Germinal Roaux intègre ce personnage bouleversant, que son autisme fait sans cesse osciller entre la présence attentive et la fuite affolée, le ravissement et la panique. À relever alors, tout particulièrement, le formidable travail accompli par le jeune Dimitri Stapfer dans ce rôle à haut risque !

    Il y aurait beaucoup à dire de ce film d'extrême porosité sensible, qui dit par les images et les visages beaucoup plus que par les mots. D'une totale justesse quant à l'observation sociale et psychologique d'une réalité et d'un milieu souvent réduits à des clichés édulcorés par le "djeunisme", Left Foot Right Foot se dégage de ceux-ci par les nuances et détails d'une interprétation de premier ordre. Marie (Agathe Schlenker) est ainsi crédible de part en part dans son rôle de fille mal aimée (la mère n'apparaît que pour la jeter de chez elle), à la fois bien disposée et un peu gourde, attirée par ce qui brille mais hésitant à céder au viveur cynique impatient de la pervertir. Quant à Nahuel Perez Biscayart, jeune comédien déjà chevronné et internationalement reconnu, il se coule magnifiquement dans le rôle de Vincent, sans jamais surjouer, avec une intelligence expressive et une délicatesse sans faille.

     

    À relever aussi, sous l'aspect éthique du film, sa façon de déjouer toute démagogie et toute exaltation factice de la culture "djeune" dont il est pourtant tissé. Tels sont les faits, semble nous dire Germinal Roaux, telle est la vie de ces personnages dansant parfois sur la corde raide (ou nageant dans la piscine où les deux frères évoluent ensemble sous l'eau, comme dans la scène mémorable des Coeurs verts d'Edouard Luntz) et se cherchant une voie, parfois avec l'aide d'un ami ou d'un aîné - le geste de l'ingénieur donnant sa chance à Vincent qu'il emmène en montagne...

    Formellement enfin, je l'ai dit, Left Foot Right Foot est un poème. Sans aucun lyrisme voyant, mais porté par le chant des images et la mélodie des plans. Il en découle une sorte de catharsis propre au grand art, sur le chemin duquel Germinal Roaux est très sérieusement engagé. Bref, on sort de ce film comme purifié, la reconnaissance au coeur.              

     

  • Ceux qui font la paix

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    Celui qui rappelle Roberta pour lui répéter qu'elle a tort mais qu'il va réfléchir /Celle qui estime que c'est un avantage tactique de laisser croire à l'autre qu'elle ne le croit pas /Ceux dont les remèdes aggravent les situations / Celui qui se dit en rémission de rupture /Celle qui a l'air d'une représentante de produits naturels voire surnaturels / Ceux qui préfèrent les vieux jeunes aux jeunes vieux mais ça peut changer / Celui qui du fait de son attaque se retrouve dans le pavillon des tout vieux / Celle qui lutte contre sa susceptibilité mais faut pas la chercher sinon gare /  Ceux qui ont l'air de prendre tout à la rigolade et pas seulement l'air / Celui qui prend l'air devant les haies de buis qui n'ont plus que des gaz à respirer /Celle qui pompe l'air de l'intubé / Ceux qui font exprès d'inviter ensemble des amis fâchés juste pour le pestacle / Celui qui aime tant se réconcilier qu'il se brouille tant et plus / Celle qui ne se fâche jamais avec ceux qu'elle appelle des amis-croisières genre nous repartons en Méditerranée ou dans ls Caraïbes avec le yacht des Lehman / Celui qui ne se froisse jamais en quoi se manifeste la supériorité des tissus industriels / Celle qui vous demande pardon avec l'air de vous faire la charité / Ceux dont le ménage est en armistice permanent / Celui qui a demandé la main de la taxidermiste qui a continué d'empailler de l'autre / Celle que le Président a promis d'accueillir dans son palais en qualité de Rom d'honneur avec ration quotidienne de Speculoos hollandais /Ceux qui se prétendent pacifistes et pètent la gueules de tous ceux qui en doutent /  Celui qui est à fond pour la paix dans l'eau /Celle qui ne sait jamais si Rolf plaisante quand il lui propose de changer de vaisselle /Ceux qui manifestent afin de réintégrer Leonarda parmi les intermittents du scolaire / Celui qui se veut dans les bons papiers des sans-papiers alors qu'il s'en torche / Celle qui dit merci d'exister à la Bulgare hilare qui lui arrache son sac Vuitton à vrai dire démodé / Ceux qui murmurent entre résidents de Benidorm que les migrants déferlant en Espagne sinistrée devraient tous être envoyés en Hollande où les Roms participent à la récolte des bulbes, etc.                     

     Peinture: Louis Soutter.

  • Ceux qui portent la cravate (ou pas)

    Bestia13.jpgCelui qui n’a jamais vu son père en ville sans cravate / Celle qui t’offre une cravate fantaisie en espérant que tu la porteras mais là faudra se lever tôt / Ceux qui ont gardé leurs manchons de lustrine / Celui qui a dans la tête le dressing code de trois générations de notaires sans descendance hélas / Celle qui porte la cravate à la façon des lesbiennes berlinoises de 1915-1935/ Ceux qui avaient tous une cravate à leur première surprise-partie de 1960 chez les Dumortier / Celui qui tond sa pelouse en costard cravate en n’en est pas moins un serial killer en activité dont on reparlera dans les médias / Celle qui choisit une cravate rouge à élastique pour son filleul Alphonse dit aussi Le Loupiot / Ceux qui se nouent leur cravate autour du zob dans la chambrée des grenadiers à la quille / Celui qui arbore une cravate aux insignes de l’Internationale communiste / Celle qui étranglera l’infidèle Dario au moyen de son lacet de cuir de frimeur grave / Ceux qui sont plutôt col roulé et mocassins à franges / Celui qui s’est toujours considéré comme un irrégulier donc ta cravate tu te la fourres quelque part ou ailleurs d'ailleurs / Celle qui regrette les soirées habillées des beaux quartiers / Ceux qui font des fêtes en slips mauves / Celui qui enseigne à ses élèves le respect de l’orthographe à épingle chic /  Celle que la discourtoisie insupporte / Ceux qui baissent leur froc au milieu des smokings / Celui qui gerbe sur sa cravate rose à motifs gais / Celle qui juge du premier coup d’œil les prétendants de sa fille Roxane / Ceux qui lancent la mode du col déchiré supersmart / Celui qui a de naissance une gueule à porter le nœud pap / Celle qui a connu Roger Vailland en cravate et sans / Ceux qui se font forts de faire manger sa cravate à l’escroc Voirol / Celui qui se donne le genre poète campagnard à cravate de laine et costume de velours à grosses côtes / Celle qui estime que le blue-jean a marqué la fin de la dignité occidentale / Ceux qui se raccrochent aux conventions sans trop y croire / Celui que son élégance intérieure porte naturellement à un dandysme rigoureux mais peu voyant / Celle qui a l’air sapée même en nuisette / Ceux qui baisent tout habillés par crainte du divin courroux / Celui qui trouve le style de Paul Morand d’un sublime négligé auquel le style de Jean Cocteau s’apparente parfois / Celle qui se fait enterrer avec la lavallière de son aïeul Jean Poupon de La Ferté / Ceux qui changent de cravate comme de partis / Celui qui n’est jamais arrivé à l’heure de toute sa carrière d’astrophysicien en pull over grosses mailles / Celle qui n’a épousé que des irréguliers / Ceux qui sont arrivés à Buchenwald en costumes-cravates / Celui qui n’a jamais eu de soucis vestimentaires vu qu’il vit nu dans la cage d’un mouroir psychiatrique / Celle qui a pris le voile pour échapper aux Tentations du monde / Ceux qui se retrouvent nus devant Dieu qui les prend comme ils sont après épilation sacerdotale s'entend, etc.

     

     

  • Jouvence de Courbet

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    Un pur joyau sur le première liste du Goncourt: La claire fontaine de David Bosc.

     

    Le grand art est parfois le plus bref, et telle est la première qualité de ce formidable petit livre: en à peine plus de 100 pages, David Bosc, quadra né à Carcassonne et Lausannois d'adoption (collaborateur d'édition chez Noir sur Blanc), concentre l'essentiel d'une destinée rocambolesque  et d'une oeuvre profuse qui ont déjà suscité moult gloses contradictoires. Or David Bosc fait mieux que de rivaliser avec les spécialistes: il y va de son seul verbe aigu, précis, charnel, sensible et pénétrant. Ce qui ne l'empêche pas de connaître son sujet à fond. Qu'il focalise certes sur les dernières années, du début de l'exil au bord du Léman (1874) à la mort du peintre (1877), mais avec de multiples retours: sur l'enfance à Ornans, la bohème et la gloire parisienne, la tragédie de la Commune et les "emmerdements" qui collent au cul de l'artiste révolutionnaire avec le remboursement de la colonne Vendôme renversée que l'Etat exige de lui.

    Courbet04.gif"Dès qu'il eut du poil au menton, les couilles en place et un bâton de marche, Courbet s'est avancé au milieu des vivants sans reconnaître à quiconque de pouvoir le toiser", écrit David Bosc. Communard, ami de Proudhon, il n'est d'ailleurs pas tant de ceux qui demandent la liberté comme un dû gratuit, mais voient en elle un devoir personnel à remplir.   En Suisse, les agents et autres autorités qu'il taxe, ivre,  de "chenoilles", font rapport  parce qu'il se baigne à poil à minuit, mais l'exilé y trouvera généralement bon accueil (il fait partie de la chorale de Vevey et prise les fêtes de gymnastique) et se montrera plus que reconnaissant. Après sa mort rabelaisienne, son ventre "comme un évent de baleine" mis en perce, on découvrira le dénuement dans lequel vivait ce grand vivant généreux en diable dont les coups d'épate n'étaient que pour la galerie.     

     

    Courbet05.jpgCôté peinture, secondé par quelques compères, Courbet peint en ces années des paysages à tour de bras, et du meilleur au pire. Le public parisien vomissait les pieds sales de ses femmes peintes et son ex-ami Baudelaire a décrié son réalisme noir, mais David Bosc relève qu' "il touche au miracle quand il descend dans le labyrinthe, quand il accepte de se mettre au pouvoir de la chose, de prêter le flanc à son mystère: en de tels moments, Courbet se laissait peindre par le lac en couleurs d'eau, en reflets d'or, il se faisait cracher le portrait par la forêt, barbouiller par la bête, aquareller par le vagin rose".

     

    L'apport majeur de La claire fontaine, à cet égard, est de situer le réalisme poétique de Courbet par rapport à Rembrandt ou Millet, notamment, en désignant ce qu'on pourrait dire son noyau secret: " Courbet plongeait son visage dans la nature, les yeux, les lèvres, le nez, les deux mains, au risque de s'égarer, peut-être, au risque surtout d'être ébloui, ravi, soulevé, délivré de lui-même, arraché à son isolement de créature et projeté, dispersé, incorporé au Grant Tout".     

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    David Bosc. La claire fontaine. Verdier, 155p.

     

    Ce texte est à paraitre le 25 septembre dans le quotidien 24Heures.

  • Ceux qui veulent votre bien

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    Celui que sa mère "fouatte" après lui avoir lancé du fond de la cour: "Chenoille que je te fouatte si tu chipes encore de mes cuisses-de-dames" / Celle qui t'explique que c'est pour toi qu'elle a exigé de Fernande qu'elle rompe / Ceux qui se sont connus à l'époque des premières chansons d'Adamo dont ils ont appris par la suite que lui aussi était d'origine belge / Celui qui   a longtemps accompagné sa mère veuve au culte qui a longtemps cru qu'il croyait encore alors qu'elle-même avait déjà des doutes - ce qu'il ignorait / Celle qui recommande à son neveu de reprendre contact avec son oncle Victor qui pourrait lui laisser quelque chose / Ceux qui prônent un meilleur soutien des jeunes lutteurs à la culotte fidèles au parti agrarien / Celui qui ne supporte pas le ton doucereux de l'abbé Crampon qui le prie de se confier à lui en toute sincérité quant à ses problèmes / Celle qui n'a juste pas envie que les siens s'occupent de ses relations personnelles avec Dieu & compagnie / Ceux qui se réunissent au tea-room Le Kibo afin d'évoquer l'inconduite du deuxième fils de la veuve de l'ancien pasteur / Celui qui laisse son Surmoi au vestiaire de la maison que vous savez / Celle qui est assez en souci de voir son Gilles-André l'être si peu / Ceux qui ont tous quelque chose à raconter à propos des Camerouniens (selon leur expression) dont ils ont finalement obtenu le départ vers les quartiers mal habités de l'ouest de la ville / Celui qui avait bien dit à Monsieur Jaccoud qu'un bananier à cette altitude avait peu de chance de durer outre que ça faisait tache dans le quartier des Bleuets / Celle qui répand le bruit que les enfants de la métisse ont des puces de canard qu'ils risquent de communiquer à leurs camarades de la garderie les Lutins / Ceux qui prétendent que l'odeur émanant des fenêtres de la vieille Madame Aubort vient de son pot de chambre qu'elle n'a plus la force de rincer chaque matin et que sa femme de ménage musulmane refuse de toucher non mais où va-t-on / Celui qui a soutenu le président Bush à l'époque de l'Irak au motif que le peuple de ce pays ne se montrait point assez mature ce qu'il pense d'ailleurs aussi de l'Afrique noire / Celle qui a "fait" le Kénya en espérant une petite aventure dont le Seigneur l'a protégée sur intervention de sa marraine à qui elle dit tout / Ceux qui se serrent les coudes en pensant à toutes les tentations qui menacent une famille unie et pieuse au jour d'aujourd'hui avec tous ces étrangers réclamant des asiles et tout ça, etc.              

     

     

  • Ceux qui ne comptent pas

     

     

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    Celui qu’on oublie sans faire exprès sur l'aire des Alouettes/ Celle qui est naturellement effacée entre les ifs / Ceux qui n’aiment pas être vus même nus / Celui qui est toujours au jardin sauf les jours de retombées radioactives / Celle qui n’apparaît pas dans la liste des rescapés et se sent d’autant plus libre / Ceux qui sont si fâchés avec les chiffres que leurs bons comptes ne leur valent même pas d’amis / Celui qui s’exprime par sa note de frais / Celle qui donne toujours un peu trop (se dit-elle en se le pardonnant somme toute) aux mendiants / Ceux qui n’ont pas d’existence bancaire reconnue / Celui qui suscite des jalousies à proportion de son désintéressement à peu près total je dis bien à peu près / Celle qui n’est jamais invitée chez les Dupontel à cause de son fils disparu la même année que leur chien Bijou et dans la même faille spatio-temporelle  / Ceux qui ne se sont jamais départis de la mentalité bas-de-laine de leur mère-grand Agathe la Bonne / Celui qui aime que les choses soient claires et préfère donc les tulipes blanches et le IVe Concert Brandebourgeois de JS Bach / Celle qui se dit qu’elle compte pour beurre ici-bas et se console à l’idée que le Très-Haut lui réserve un Bonus pour conduite appropriée et de la gelée de coings si ça se trouve / Ceux qui ont compris qu’ils n’étaient rien de plus qu’eux-mêmes dans le métro matinal de Tôkyo dont les voyageurs sont suspendus à leurs poignées tels des chauve-souris en surnombre / Celui qui essaie de se situer en tant que poète belge en traversant le quartier de Kanda (au centre de Tôkyo) où voisinent environ deux mille bouquineries / Celle qui a plusieurs dépucelages à son actif sans se rappeler exactement combien ni dans quelles colos / Ceux qui n’ont jamais misé sur le don vocal de leur neveu Paul Anka (chanteur de charme à l’époque) qui en a été secrètement affecté / Celui qui est plutôt Sénèque le matin et plutôt Néron le soir / Celle qui divague sur son divan de Diva / Ceux qui ricanent de Mademoiselle Lepoil militant au Conseil de paroisse en faveur de la reconnaissance de l’âme des hamsters femelles / Celui qui invoque les Pères de l’Eglise pour faire passer son message punk à la base / Celle qui use de sa muse pour emballer les jeunes nigauds dont elles kiffent le museau / Ceux qui ont des voix de pasteurs noirs qui font bêler les brebis blanches / Celui qui n’a jamais compté les cadavres que son père et lui ont repêchés dans le fleuve / Celle qui n’a plus de créneau dans son Agenda pour caser un moment genre Où en suis-je Edwige ? / Ceux qui sont devenus meilleurs artisans à l’atelier Bois de la prison des Fleurettes / Celui qui reste fidèle à ses erreurs de jeunesse avec un peu plus de métier faut reconnaître / Celle qui fait commerce de ce qui brille et ne récolte pas or pour autant / Ceux qui ont gardé le goût des vieilles Américaines fleurant bon le cuir et le chewing-gum dans lesquelles ils emmènent les veuves de leurs meilleurs amis, etc.

     

     

     

    Image: la première séquence d'Import /Export, d'Ulrich Seidl.

     

     
  • À Gaza cette année-là...

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    À propos d'un échange épistolaire entre Ramallah et La Désirade, par Pascal Janovjak et JLK, qui prit fin en mars 2009 après 150 lettres échangées et l'exacerbation de certains commentaires sur mon blog où l'entier des textes figure: http://carnetsdejlk.hautetfort.com...

      

    "Ramallah, le 1er mars 2009.

    Cher JLK, 

    Me voici de retour à la maison, la poussière a eu le temps de se poser sur le clavier, les voyages secouent les neurones et remplissent les carnets, mais je regrettais l’atelier, et la table de travail. Par la fenêtre, la vigne folle lance ses sarments décharnés contre le gris du ciel, et je me replonge dans mon roman. 

    Le retour n’a pas été facile, dans ce froid qui mord les os bien plus profond qu’à la Chaux-de-Fonds, où pourtant il ne fait pas bien chaud, le chauffage à gaz brûle le dos sans réchauffer les pieds, et le matin au réveil on se retrouve les pieds dans l’eau, il a plu toute la nuit et l’eau s’est infiltrée par je ne sais où, je soupçonne les joints de la fenêtre mais peut-être est-ce le mur qui est pourri. Je calfeutre avec ce que j’ai sous la main, ça aidera, je fais comme tout le monde ici: on rafistole, on s’arrange, alors même que tout va à vau-l’eau. 

    Ramallah est une ville facile, une fille légère, à la mémoire courte – pourtant elle ne s’est toujours pas remise de ce qui s’est passé à Gaza, et Ramallah aussi se réveille avec peine. Les cafés tournent au ralenti, les témoignages s’enchaînent, les amis qui reviennent de là-bas, qui racontent ce qu’ils ont vu, parfois en secouant la tête, l’air de ne pas y croire eux-mêmes. Les champs saccagés pour rien, les systèmes d’irrigation détruits, les arbres arrachés. Pour rien. Les maisons occupées dont les murs sont couverts de tags racistes et meurtriers, les meubles brûlés, les canapés qu’on a éventrés pour chier dedans, les capotes usagées dans la chambre des mômes. On dit que certaines familles refusent de regagner leurs domiciles, tant les traces de l’invasion sont insupportables, impossibles à effacer. 

    Comme pour les massacres, je voulais voir là les actes de groupes isolés, de soldats qui auraient perdu la tête, mais les témoignages sont trop nombreux désormais pour ne pas impliquer une responsabilité directe des supérieurs. On a clairement laissé faire le pire. Armée éthique ! La seule éthique qui ait tenu, c’est celle, personnelle, de ce soldat inconnu que j’imagine refusant de suivre les ordres des officiers ou les encouragements de ses camarades. Il doit être bien seul à présent, je l’imagine se tenir la tête, assis sur son lit, quelque part dans un studio à Tel Aviv.

    Et je ne peux que l’imaginer, parce que ces histoires-là ne feront pas la Une, c’est bien trop tard, c’est la mort qui fait vendre, pas les deuils. Dans cinquante ans les journaux télévisés montreront en temps réel la balle pénétrer dans les chairs, les maisons au moment où elles sont disloquées par le souffle, et tout ce qui précède et tout ce qui suit sera jugé d’un ennui mortel par les rédacteurs en chef. Pourtant ce qui suit ne manque pas de couleur, c’est assez surréaliste pour être vendable. Quelques images: des tas de gravats, sur chacun est assis un homme, il attend le défilé des ONG dont il connaît désormais le manège, il racontera son histoire et ses besoins, si ce n’est pas Care qui l’aidera ce sera Oxfam. Prohibition : des couvertures qu’il faut faire passer par les tunnels de Rafah, parce que les terminaux israéliens sont fermés aux couvertures, ainsi qu’aux macaronis – une ONG américaine s’escrime à faire entrer douze camions d’aide, on en laisse passer six, mais pas ceux qui contiennent des macaronis. Gouvernement d’unité nationale : dans une salle de conférence au Caire, sous les dorures des plafonds, les représentants du Hamas et du Fatah se partagent l’argent du Golfe, ça c’est pour toi, ça c’est pour moi, ça c’est pour Gaza. Politique israélienne : interview de Tzipi Livni, en keffieh à carreaux – elle n’abandonnera jamais sa dure lutte pour un Etat Palestinien. Dans tout ce non-sens un analyste d’Haaretz tente de faire entendre sa voix, il se demande à quoi aura servi cette « guerre », il craint qu’elle n’ait servi à rien ni à personne. Suivent des rires enregistrés. 

    Ce qui est en Une du Monde, ce matin, c’est Bashung qui a gagné les Victoires de la Musique. C'est insignifiant et je ne suis pas fou de ces trophées, pourtant ça me fait plaisir. On continuera à écouter de la musique, pendant que les grues continueront à tourner, dans les colonies, pendant qu’on fermera le Mur, toujours un peu plus, comme à Ram la semaine dernière – désormais il nous faudra deux fois plus de temps pour rejoindre Jérusalem. Tant pis pour Jérusalem, au premier soleil je taillerai la vigne, on attendra l’été. Je t’embrasse, Pascal." 

     

    "La Désirade, ce lundi 2 mars. 

     

    Cher Pascal, mon ami,

    Te voici de retour à la maison, comme tu dis, là-bas au bord des champs de ruines, une année après notre première lettre – une année dont les derniers mois ont été marqués par le martyre de Gaza juste digne, pour nous autres, de rires enregistrés.

    Ziegler.jpgQu’ajouter à ce que tu décris ? Ce matin encore je lisais un bilan de l’Opération Plomb durci, avec un appel de Jean Ziegler à sanctionner les crimes de guerre : « Du 27 décembre 2008 au 22 janvier 2009, l’aviation, la marine, l’artillerie et les blindés israéliens ont pilonné le ghetto surpeuplé de Gaza. Résultat : plus de 1 300 morts, plus de 6 000 blessés graves – amputés, paraplégiques, brûlés – l’immense majorité d’entre eux étant des civils, notamment des enfants. L’ONU, Amnesty International, le CICR ont constaté des crimes de guerre nombreux, commis par les troupes israéliennes. En Israël même, des intellectuels courageux – Gidéon Lévy, Michael Warschawski, Ilan Pappe, entre autres – ont protesté avec véhémence contre les bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de quartiers d’habitation.

     

    "Le 12 janvier, au Palais des nations de Genève, le Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies s’est réuni en session extraordinaire pour examiner les massacres israéliens. La session a été marquée par le rigoureux et précis acte d’accusation dressé par l’ambassadeur de l’Algérie, Idriss Jazaïry.

    « Les ambassadrices et ambassadeurs de l’Union européenne ont refusé de voter la résolution de condamnation. Pourquoi ? Régis Debray écrit : « Ils ont enlevé le casque. En dessous leur tête est restée coloniale. » Quand l’agresseur est blanc et la victime arabe, le réflexe joue ». Et Jean Ziegler de rappeler les «expériences» faites par Tsahal sur les habitants de Gaza en matière d’armes, dont l’inédite DINE (pour : Dense Inert Metal Explosive) aux terrifiants effets sur les corps humains, tels que les a décrits un médecin norvégien (Le Monde du 19 janvier 2009) et par l'usage d'obus de phosphore blanc.

    Par ailleurs, alors que nous nous trouvions en léger désaccord, toi et moi, sur l’importance à accorder à la religion dans ce conflit, j’ai lu ce matin cette autre analyse de Slimane Zeghidour, rédacteur en chef à TV5Monde, qui rend compte dans son blog Deus ex machina,du rôle des rabbins qui auront exhorté les soldats pénétrant dans la bande de Gaza à ne pas s’encombrer de scrupules moraux ou de lois internationales et à combattre sans pitié ni merci les Gazaouis, miliciens et civils confondus en «assassins». Les rires enregistrés retentiront-ils encore dans cinquante ans ?

    PascalSerena.jpgCe qui est sûr, c’est que notre échange de quelque 150 lettres, un an durant, ne pouvait qu’être touché par ce que vous, Serena et toi, vivez au jour le jour à Ramallah. Ni toi ni moi ne sommes pourtant des partisans de quelque cause que ce soit : notre premier contact s’est fait par le truchement de ton premier livre, que j’ai aimé et commenté. Nos premières lettres m’ont donné l’idée de cette correspondance suivie, et le jeu s’est poursuivi en toute liberté et sincérité, de part et d’autre. Nous avons fait connaissance, nous nous sommes bien entendus il me semble, nous avons réellement dialogué, puis vous nous avez rendu visite à La Désirade, à l’été 2008, tu m’as fait lire ton premier roman aujourd’hui achevé et en voie de publication, je t’ai fait lire mon récit en chantier de L'Enfant prodigue que tu as bien voulu commenter à ton tour...

    Bref, la vie continue et c’est sous le signe d’une amitié qui n’a rien de virtuel que s’achève, aujourd’hui, ce voyage commun dont je te remercie de tout cœur et qui trouvera, peut-être, la forme d'un livre. Je vous embrasse. Jls."

     

    CLASH. -  Nous avons donc décidé, Pascal Janovjak et moi, de mettre un terme à notre échange de Lettres par-dessus les murs, tout au moins ces prochains temps pourris par la guerre. De fait, alors même que nous avons toujours évité de nous laisser piéger par les mots de la haine, celle-ci nous a rattrapés à notre corps défendant. Des mots prêtant à malentendu, des commentaires extérieurs, et le plus souvent anonymes, se multipliant en marge de nos missives, des images surtout - et leur choc incontrôlable, arme de propagande s'il en est aujourd'hui -, ont achevé de troubler notre échange sur mon blog. Celui-ci, bien entendu, va se poursuivre entre nous. Mais à vue: basta pour le moment...

     

                                                                            (À La Désirade, ce 2 mars 2009)

     

    Celui qui se sent coupable de se sentir coupable - en quoi  le sociologue libéré voit en lui un représentant atypique d’une société répressive à tous les niveaux / Celle qui reste scotchée au Nutella / Ceux qui ont du doigté sauf au piano, etc.

     

     (Extrait de L'échappée libre, ouvrage à paraître aux Editions L'Âge d'Homme)

     

  • Ceux qui affabulent

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    Celui qui s'invente une bio d'auteur né au Montana (son père y a juste passé en pèlerinage avant de revenir au pied du Ballon d'Alsace) et  trappeur dans sa jeunesse (quelques hérissons dans le jardin parental) avant de survivre en faisant tous les métiers (comme tous les étudiants fauchés des seventies) et de s'établir dans un nid d'aigle (le cottage de ses beaux-parents dans les Vosges) où il déconstruit un deuxième roman plus radical encore que Je (moi) suis (re)né /Celle qui prétend à la radio que son recueil de poèmes Lévitations a été marqué par son séjour auprès d'un Maître dans les monts de l'Uttar Pradesh alors qu'une grippe intestinale l'a clouée à l'hosto militaire de Lucknow pendant une semaine / Ceux qui affirment avoir lu tout Proust au sanatorium de leur enfance  sans préciser que Petzi faisait passer le porridge / Celui qui s'invente des vies intéressantes au salon de coiffure du Croate Miroslav / Celle qui rase gratis sans cracher sur le pourboire / Ceux qui entretiennent leur légende d'artiste maudit tendance Cardin / Celui qui aime les histoires hormis celles que lui font ses voisins / Celle qui s'invente un passé plus-que-parfait /  Ceux qui en rajoutent pour qu'il y en ait assez /  Celui qui décrit aux enfants les elfes et les trolls qu'il a vus dans la forêt / Celle qui réclame de nouvelles histoires de son oncle Oscar revenant du bois voisin / Ceux qui pensent qu'un jour viendra où le poète verra vraiment des sylphes et des gnomes dans les fourrés / Celui qui revenant de la clairière où il a réellement surpris des êtres merveilleux déclare aux enfants que cette fois malheureusement il n'a rien vu / Celui qui ment comme il respire à dire vrai / Celle qui retrouve le temps perdu à conter durant mille et une nuits / Ceux qui sont rétifs à toute invention pour mieux se mentir à eux-mêmes / Celui qui se repaît des prétendues vérités selon lesquelles la Terre est ronde et le carré de l'hypoténuse égal à la somme des angles morts-vivants / Celle qui se met au piano avec l'idée d'en faire sortir un chevalier blanc à destrier style mec sympa TBM / Ceux qui récusent toute autre forme de poésie que celle des griots africains ou des griottes de la peinture hollandaise / Celui qui raffole des racontars des commères de Douala / Celle qui se méfie de la vérité sortie d'un puits de pétrole / Ceux qui prêchent le tout faux pour dire l'à peu près vrai / Celui qui ne remettra jamais un conteur à zéro / Celle qui estime que les bons contes défont les ennemis / Ceux qui content pour vous et boivent du vin chaud, etc.   

  • Ceux qui (re)lisent Proust

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    Celui qui affirme que la lecture de Proust est d'abord et avant tout une expérience de lecture en soi et pure soie / Celle qui a passé pas mal de temps (entre 7 et 77 ans) à chercher l'entrée de La Recherche sans la trouver avant d'y entrer avec la clef d'une prénommée Céleste / Ceux qui roulaient De DionBouton "à l'époque" / Celui qui a fait le pèlerinage du parc Monceau avant de se commander une noisette à l'angle de la rue Legendre où il fourguait ses occases au bouquiniste irascible /Celle qui se promet de prénommer sa fille Marcelle au dam de son père cyclophile qui préférerait Louison / Ceux qui abondent dans le sens du voyageur hirsute qui proclame que la lecture de Proust comme l'Alsace (ça se passe entre Strasbourg et Nancy et il a visiblement sifflé des canons) ménage toujours "un paysage neuf" quand on y revient / Celui qui recherche l'angle mort depuis lequel le Narrateur observe son monde / Celle qui estime que la plupart des écrivains arrivés se sont contentés d'un trop brillant Jean Santeuil à leur façon avant de le resucer chaque année en vue d'un prix qu'ils reçoivent en effet avant l'Académie où ils se feront grave chier  / Ceux qui avouent à dessert qu'ils n'ont pas lu Proust "personnellement" / Celui qui a trempé dans "le jus noir" de la chambre de Marcel Proust dont il précise qu'elle sentait "le bouchon tiède" et "la cheminée morte" / Celle qu'a longtemps excédée la seule pensée de ce livre dont elle pressentait que ses dimensions excédaient sa capacité de liseuse genre liseron / Ceux qui entrevoient des Passages entre ceux de Proust et ceux de Walter Benjamin dont on peut imaginer aussi les téléphonages /  Celui qui a trouvé bien changé le Bon Marché et n'a jamais retrouvé le Petit Dunkerque / Celle qui regrette que des photos n'aient pas été prises à Pompéi en quoi elle montre son manque patent d'imagination/  Ceux qui s'intéressent de plus en plus à l'Hypertexte proustien qui inclut les SMS du Narrateur à Albertine quand celle-ci passait des plombes sur Meetic où elle signait Agostinello / Celui qui se fait passer pour Odette de Crécy sur Facebook alors qu'il en bave dans un faubourg d'Abdijan / Celle qui s'indigne de ce qu'en CM2 on fasse lire ce pédérasque / Ceux qui par snobisme trouvent ce Proust vraiment trop snob, etc.

     

    Bon35.jpg(Liste établie en commençant de lire le Work in progress de François Bon intitulé Proust est une fiction, paru au Seuil tout récemment)    


    Image: Jessy Deshais  

  • Ceux qui attendent leur tour

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    Celui qui n'a pas de coupe-file / Celle qui estime que la queue de Vallotton au Grand Palais va lui prendre les deux heures qu'elle pensait consacrer à la préparation de crêpes pour ses neveux / Ceux qui étaient pourtants sûrs que leur fille Amandine avait ses chances au casting du concours pour la Miss du demi-canton / Celui qui se rappelle l'irrésistible ton plaintif de Zouc quand elle soupirait: "Je rattends"... / Celle qui enrage de voir ce rustre de Jean-Victor se marier finalement avec son amie Paule (disons prétendue amie) après qu'elle-même l'eut envoyé promener sans être sûre de ne pas se tromper eu égard à la situation des Bonfils désormais acquise à cette Paule fille de postier de guichet  / Ceux qui attendent une nouvelle même mauvaise pour pallier l'ennui de l'hiver à Vesoul /Celui qui a commencé à s'intéresser au cours du yen quand il a perdu ses chances auprès de la Chinoise fortunée / Celle qui n'est pas encore au courant de la décision du pasteur de Malmö de ne pas marier son fils Sven au fondé de pouvoir de son coeur au motif que cela aurait déplu à feu Dag Hammarskjöld "à l'époque"et malgré sa propre orientation sexuelle différente à ce qu'on a dit / Ceux qui ont tous deux changé de sexe avant de s'unir devant Dieu (trisexuel notoire) sans changer ni l'un ni l'autre leur prénom respectif de Dominique et Claude /  Celui qui constate a posteriori que cette Virginia qui l'a repoussé a un arrière-train de piano à queue et des touches  vraiment très écartées quant au clavier dentaire / Celle qui reconnaît dans la queue de Vallotton au Grand Palais une ancienne élève de son cours de catéchisme qui se réclamait ouvertement du Cantique des cantiques / Ceux qui de toute façon ne s'en font pas même d'être réveillés en pleine nuit par des militants du groupe Tous solidaires leur reprochant en tant qu'élus chrétiens de gauche de ne pas dénoncer la destruction du refuge pour migrants La Marmotte ordonnée par les néo-libéraux de la commune - où tu vois Marcelle la collusion des Tous pourris /Celui qui fait remarquer à celle qu'un imbécile notoire vient de plaquer qu'ainsi cela fait deux heureux / Celle qui constate que sa mère pleure plus qu'elle le crétin d'ailleurs presque chauve qui l'a jetée / Ceux qui se réjouissent de penser déjà au printemps alors que la télé de novembre est tellement négative, etc.

    Image: Zouc.

     

         

  • Un Nobel triplement bienvenu !

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    Le Prix Nobel de littérature à la Canadienne anglaise Alice Munro a de quoi réjouir les amateurs de bonne littérature et de vieilles fées, et ceci pour trois raisons au moins. D'abord parce qu'il couronne un des meilleurs auteurs vivants de langue anglaise. Ensuite parce qu'après Nadine Gordimer, Toni Morrison et Doris Lessing, notamment, il consacre une femme. Enfin parce que la nouvelliste illustre un genre jugé "peu vendeur" par les temps qui courent, en tout cas en France, alors que la nouvelle (ou short story) marque souvent la pointe du plus gand art, chez un Tchékhov comme chez une Flannery O'Connor ou un William Trevor. Entre tant d'autres, dont Alice Munro au premier rang !  

  • À cause du père

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    À propos de Sauf les fleurs, de Nicolas Clément

     

    Concentré de violence et de douleur lancinante, ce petit livre relève de l'exorcisme poétique, modulé dans une langue-geste singulière,  originale et parfois déroutante, évoquant les douleurs paysannes des Campagnes de Louis Calaferte, ou le film Padre padrone...

     "J'écris notre histoire pour oublier que nous n'existons plus", note Marthe en commençant de relater son enfance, et celle de son frère cadet Léonce, pourrie par la violence insensée d'un père mutique et brutal qui bat leur mère sans les ménager non plus, ne prononçant plus leurs prénoms mais se jetant "sur le verbe, phrases courtes sans adjectif, sans complément, seulement des ordres et des martinets".

     

    Marthe, elle, échappe à la vie qui la gèle en cousant pour sa mère et en lisant des histoires à son frère, se rappelant le temps passé où son père était son prince, avant de devenir son "ennemi juré" et de prier chaque soir pour que meure "celui qui frappe sans vergogne et désosse le visage de maman".  On n'apprendra rien des motifs de la violence paternelle. On sait que l'âpre terre et ses travaux rendent parfois les coeurs plus durs que la pierre et les humeurs mauvaises, mais ici, de la Marthe de douze à dix-neuf ans, on ne saura que la peine et la haine ravalée d'un père qui jette les livres au feu et déteste les mots appris à l'école - les "phrases à la con".

     

    On murmure, et ce pourrait être une embellie, que "maman a rencontré quelqu'un", puis c'est à Marthe que revient le cadeau d'une rencontre avec l'apparition de Florent, qui va l'aimer et la protéger jusqu'au bout de sa nuit. "Je donnerais toute ma vie pour avoir une vie", avait-elle écrit". Comblée par Florent (elle a seize ans) elle note encore ces drôles de phrases: ""À l'odeur de ses mots fous dans mes cheveux, je sais que Florent a souci du puzzle que je suis, tandis que s'estompe l'image clouée à l'envers de ma boîte. Nés d'un fil entre deux paysages, nous vivons d'une bouchée d'équilibre, notre envol, notre saut attaché".

     

    Puis c'est le drame affreux, la fuite avec Florent et la relance personnelle d'une tragédie dont Marthe connaît les tenants et aboutissants par la passion qu'elle voue à Eschyle et autres Anciens. Enfin le dénouement  sera ce qu'il sera, non-dit, accordé à la vie qui continue après que Garonne a vêlé pour donner le jour à une petite Harmonie, et Marthe conclut: "À présent place aux choses, palpez comme tout commence"...

     

    Nicolas Clément, Sauf les fleurs. Editions Buchet-Chastel, 75p.            

     

     

  • Le Nobel enfin ?

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    Ce jeudi sera décerné le Prix Nobel de littérature. Philip Roth sera-t-il recalé une fois de plus ? Après les grands oubliés que furent Proust, Céline, Borges ou Nabokov, on peut encore "rêver". Ou s'en foutre !

    À propos d’ Exit le fantôme

    Le plus grand romancier américain vivant est à la fois le plus ample chroniqueur de l’Amérique contemporaine. Héritier des monstres sacrés de la génération précédente (de Faulkner et Hemingway à Thomas Wolfe ou John Dos Passos), Roth a d’abord fait figure d’enfant terrible du milieu juif new yorkais, notamment avec Portnoy et son complexe (paru en 1967, 5 millions d’exemplaires à ce jour) exacerbant les thèmes de la mère castratrice, des obsessions inavouables, de la guerre des sexes et des grands idéaux de la fin des sixties.

    Loin de s’en tenir à cette étiquette de rebelle juif, l’auteur de L’Ecrivain fantôme, qui marqua la première apparition de Nathan Zuckerman, son double romanesque, a développé une œuvre de plus en plus ouverte à l’observation ironique et poreuse de la société en mutation. Excellant dans la comédie de mœurs, l’observation des déboires du couple et les séquelles du conformisme de masse, Roth a signé en 1991, après une dizaine de romans plus ou moins marquants (dont Opération Shylock), un très bel hommage à son père, petit artisan industrieux de Newark, sous le titre éloquent de Patrimoine. 

    Dans la foulée de cette reconnaissance symbolique, et plus encore après l’épreuve décisive qu’a constitué son cancer, Philip Roth a connu un véritable second souffle romanesque. Dès Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, le registre du romancier s'ouvrait ainsi soudain aux dimensions de l'histoire du XXe siècle revisitée avec un œil balzacien, des grisantes années cinquante aux premiers temps du terrorisme des seventies incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie. 

    Après ce roman magistral, qu'on pourrait dire celui du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme. Enfin, La tache conclut en beauté ce triptyque d’un auteur au sommet de son art. L’on y voit Nathan Zuckerman, opéré d’un cancer de la prostate, incontinent et impuissant, qui se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université poursuivi pour attentat au « politiquement correct » à l’époque des frasques sexuelles de Bill Clinton. D

    Dans un tout autre registre, Philip Roth est revenu en 2006 au premier plan de la scène littéraire avec Le complot contre l’Amérique, étonnante projection d’histoire-fiction où il imaginait la prise de pouvoir des nazis américains, sous la présidence du héros national Charles Lindbergh, vue par l’enfant que Roth aurait pu être ! Consacré meilleur livre de l’année par la prestigieuse New York Times Book Review, ce 25e roman de Roth fut suivi par La bête qui meurt, première variation en mineur sur le thème du désarroi vital du « professeur de désir », avant Un Homme et Exit le fantôme, marquant l’accomplissement mélancolique du grand cycle existentiel de Nathan Zuckerman. À relever enfin que Philip Roth, couvert de récompenses dès son premier livre, est « nobélisable » et recalé depuis des années. Ces jours prochains, L’Académie de Stockholm pourrait réparer une injustice…

    Roth01.jpgAvec notre bon souvenir, merci la vie…

    C’est un sentiment tendre et douloureux à la fois, mais vif aussi, et plein de reconnaissance « malgré tout », qui se dégage d’ Exit le fantôme, dont le titre renvoie au « fantôme » amical qu’aura été pour l’auteur l’écrivain Nathan Zuckerman, son double romanesque. Depuis Pastorale américaine, c’est cependant un Nathan plus attachant que le « professeur de désir » de naguère que les lecteurs de La Contrevie auront retrouvé, fragilisé par la maladie et soucieux de renouer avec ceux qui, en amont, ont le plus compté pour lui. Dans ce dernier roman du cycle, c’est ainsi le grand écrivain E.I. Lonoff, inspiré par ses amis Singer et Malamud, que Nathan évoque parallèlement à celle de la dernière amie de son mentor disparu : la délicieuse Amy Bellette. Complices dans l’épreuve physique (il porte des couches-culottes, elle une méchante cicatrice à son crâne à moitié tondu), ils font front commun contre un terrifiant emmerdeur, biographe jeune et mufle, du genre à vampiriser un auteur dans la seule idée de se tailler une gloire personnelle. Entre Amy et Jamie, la belle écrivaine si désirable, flanquée d’un mari falot, avec lesquels il procède à un échange de logis (elle est impatiente de fuir New York sous menace islamique, et lui curieux de se retremper dans la Grande Pomme après des années d’exil volontaire), l’insupportable Richard et Lonoff à l’état de présence imaginaire, Nathan Zuckerman nous entraîne dans un dernier inventaire de ce qui aura le plus compté dans sa vie – dans nos vies à tous…

     Philip Roth. Exit le fantôme. Traduit de l’anglais (USA) par Marie-Claude Pasquier. Gallimard, collection « Du monde entier », 327p.