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Mémoire vive (15)

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Cézanne disait qu’il ne faut pas rêver de peinture sans une palette à la main; et de même me dis-je qu’il ne faut pas songer à l’écriture sans une plume à la main.

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Plus je vais et moins il y a de décalage entre passé et présent. Tout mon effort des Passions partagées vise à restaurer mon unité intérieure réelle, sans tricher pour autant. Tout à fait capable de retrouver des sensations ou des sentiments vécus il y a vingt ou trente ans de ça.

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En somme je n’ai pas envie de «parler religion» avec quiconque, et surtout pas avec un spécialiste. Pas envie d’ailleurs de parler avec aucun spécialiste, sauf peut-être un spécialiste d’ornithologie qui parlerait des oiseaux comme Annie Dillard parle de la danseuse à l’éventail.  

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Personne ne vit ce que je vis comme je le vis. Seule ma bonne amie peut me ressentir au jour le jour. Quant à moi je n’y fais pas attention, sauf lorsque j’écris. Personne ne peut écrire ce que j’écris. Je le dis sans aucune  vanité: comme une évidence qui m’engage. Je me fiche au demeurant de ce qu’on appelle l’Ego. Mon moi m’échappe autant qu’aux autres…

       

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À Montréal, en octobre 2002. - Très content, cet après-midi, de me retrouver seul à la charmante Auberge de la Fontaine, en lisière du parc du même nom. C’est l’occasion de découvrir le quartier du Plateau Mont-Royal, dont je n’avais rien vu la dernière fois, et qui me séduit par son côté Quartier latin, avec sa kyrielle de restaus estudiantins et de librairies.       

Du quartier  juif de la rue Hutchison - avec ses airs de véritable shtetel aux groupes de mômes à papillotes et bandes de rabbins -, au parc de Mont-Royal où je suis allé prendre la vue de la grande ville, en passant par la piscine du Plateau où je me suis baigné gratos au milieu d’une trentaine de vieillards sémillants, puis en longeant les rues aux petits maisons de brique à deux étages toutes fleuries et nanties des mêmes escaliers de fer forgé, j’ai vraiment eu le sentiment de retrouver le Montréal de Michel Tremblay.   

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Je n’aime guère les antagonismes figés par la représentation de la guerre des sexes, et pourtant cela  existe: il y a bel et bien, comme on le voit dans Au nord du capitaine, le beau romande Catherine Safonoff, deux clans qui s’opposent et s’exacerbent mutuellement dans les feux de la passion - je l’ai moi-même vécu avec celle que je croyais alors la femme de ma vie  et  je sais que certaines femmes et certains hommes le vivront toujours ainsi.

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À Paris, en novembre. - Réveillé cette nuit en sursaut, à quatre heures du matin, par le passage, scandé par les sabots des chevaux, d’un centaine de cavaliers à pèlerines et casques argentés défilant sur le boulevard Saint-Germain. On aurait dit une armée de cuirassiers Destouches. Une parade célinienne en pleine nuit: formidable vision dont je n’avais aucune idée de la raison du défilé.

En fin de matinée, le retour des tambours, sous mes fenêtres, et l’apparition des hussards en grande tenue, encadrant un corbillard dont je savais maintenant qu’il emportait la dépouille d’Alexandre Dumas  au Panthéon, m’a fait sourire tandis que je bouclais mes valises.

À l'ère de Fogiel et de Loana, la France honore encore un écrivain, et s’y exerce même la nuit : rien n’est donc perdu. 

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Un texte en appelant un autre, et cherchant ce soir Les Révélations de la mort de mon cher Léon Chestov, donc farfouillant dans la pagaille de ma bibliothèque théologico-philosophique non classée, je suis retombé sur L’Affaire Jésus d’Henri Guillemin, aussitôt relu de part en part. Or mes notes actuelles recoupent à peu près exactement mes remarques initiales (vers1984-1985), et je m’aperçois que mes positions sont quasiment les mêmes que celles de notre chrétien jacobin. 

Me revient du même coup le souvenir (que Guillemin m’a lui-même raconté) de Fred Lambelet, grand-père paternel militariste et fasciste de ma bonne amie, vivant dans la même belle demeure neuchâteloise que l’historien, au pied duquel il crachait à chaque fois qu’ils se croisaient...      

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Jean Ziegler me disait l’autre jour qu’il pensait que les partis politiques ne servent plus à rien aujourd’hui, et que les institutions de l’armée et de l’église ne sont plus elles aussi que des outres vides ; et je suis à peu près de cet avis dans les grandes largeurs, tout en étant conscient que notre vie se joue aussi dans les petites largeurs et que c’est par ces institutions-là, pour le moment en tout cas, que va se faire la refondation du monde ou ce qui pourrait en tenir lieu.

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Tombé par hasard, ce soir, en classant les derniers papiers de ma mère, sur deux cahiers bleus quadrillés dans lesquels elle a écrit à celui qu’elle aimait, après sa mort, entre 1986 et 2002. C’est comme un journal de solitude, alternant avec de belles lettres d’amour. Cela m’a bouleversé par la totale authenticité de ce qui y est noté, le désarroi de celle qui reste seule à survivre sans trop savoir pourquoi, le calvaire  physique qu’elle endure certaines années («mon dossier dermatologique est un monument»), d’autres  épreuves et son amour indéfectible, double motif de son sentiment d’arrachement et de son encouragement quotidien.       

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De loin on ne distingue plus bien, avec la fatigue, si ce scintillement est déjà de laterre ou encore du ciel, dans les replis des villages qui s’éveillent ou sous le brouillard en restes d’étoiles, en tout cas cela fait un clignotement de loupiotes, cela met comme un pointillé séparant le rien de ce quelque chose annonçant le matin, entre le silence et les deux infinis, entre le noir et le rayon vert de la radio dont je n’entends qu’un imperceptible murmure en langue inconnue…   

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La philosophie passe à mes yeux par lacréation verbale, ou elle me laisse froid. Un philosophe qui ne soit pas enmême temps un écrivain, et j’entends par là plus précisément un poètetravaillant la langue au corps et à l’âme, ne m’intéresse pas. La philosophie des spécialistes ne m’intéresse pas. Ne me touchent donc que les poètes de la pensée, de Platon (que je n’aime pas)  à Pascal (que j’aime) ou de Nietzsche à Kierkegaard, Chestov  et Peter Sloterdijk, que j’aime également.

Quant à la manie actuelle des profs de philo à se dire philosophes, elle me paraît dérisoire.     

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Montherlant prônait les «pensées pratiques », et la boîte à outils de Roland Dubillard en est pleine. Venez et prenez : voici les jumelles à verres de bois pour ne pas voir le pire, ou voilà la pendule à remonter le temps qui nous permettait en notre enfance de dire n’importe quoi pour faire la pige aux grands, la pige au loup, la pige à tout.

 

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Annie Dillard dit une chose qui me semble avoir valeur de « pensée pratique », et c’est qu’un écrivain écrit parce qu’il aime les phrases, de même qu’un peintre peint parce qu’il aime l’odeur de la peinture.       

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Celui que le culte de la gastro a ramené au pot-au-feu / Celle qui abandonne sa Fiat Panda dans l’encombrement de l’autoroute et s’en va faire un tour dans la prairie aux coquelicots / Ceux que la stupidité collective interdit, etc.

       

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À un ami qui m’écrit  que le cul et Dieu se sont partagés sa vie, et que la littérature d’aujourd’hui n’est plus rien, je réponds ceci: « Cher vieux, l’ennui avec le cul c’est qu’il y ait un corps autour et que  le corps ne suit pas forcément. Ma bonne amie n’a plus qu’un millimètre d’os avant l’opération de la hanche et son remplacement par une prothèse. Moi c’est les vaisseaux qui chicanent. La nuit dernière une horrible crampe m’a scié la jambe du talon à lacuisse, et je suis resté des heures sans pouvoir marcher. Après les deux thromboses de l’an dernier, ça devient limite. Plus de rouge ou presque. Sous anticoagulant pour six mois. Une capsule de Sortis par jour, une d’Atacan+ pour l’hypertension, une d’aspirine Cardio et une de Pantoprazol. Et l’appareil dentaire qui se décolle. Vous êtes en train de sucer un sein ou une oreille et voilà l’appareil dentaire qui se fait la malle - on devient un peu regardant rien qu’à y penser.

       

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Ma lampe d'avant l'aube s’inscrit dans la statistique selon laquelle chacun de nous représenterait, d’après le télescope Hubble, environ neuf galaxies, soit quatre-vingt milliards de galaxies abritant chacune à peu près cent milliards de soleils. Notre Voie Lactée dénombrant quatre cents soleils, soit soixante-neuf soleils pour une lampe individuelle, et chaque étoile ayant une espérance de vie d’environ treize milliards d’années, je n’en considère pas moins l’humble ampoule halogène de ma lampe avec reconnaissance.

Constats supplémentaires relevés dans Au présent d’Annie Dillard : « Cent millions d’entre nous sont des enfants qui vivent dans la rue. Cent vingt millions vivent dans des pays où ils ne sont pas nés. Vingt-trois millions d’entre nous sont des réfugiés. Deux mille d’entre nous se suicident chaque jour, etc. »

      

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Dans La fenêtre des Rouet, le Simenon que je suis en train de relire, je relève ceci: « Les hommes se doutent-ils que le commencement du jour est aussi mystérieux que le crépuscule, qu’il contient en suspens la même part d’éternité? On ne rit pas aux éclats, d’un rire vulgaire, dans la fraîcheur toute neuve de l’aurore, pas plus qu’au moment où vous frôle la première haleine de la nuit. On est plus grave, avec cette imperceptible angoisse de l’être devant l’univers, parce que la rue n’est pas encore la rue banale et rassurante, mais un morceau du grand tout où se meut l’astre qui met des aigrettes aux angles vifs des toits ».       

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Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes,  je veuxdire : ces illuminées à la  Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’hallucinée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter ?

Sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute desdéserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries…

 

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Le mot d’ordre de l’époque : NE PAS DERANGER.

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C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation :contemplation active et consumation.

 

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Enfin Kolia demande à Karamazov :« Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre lesmorts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous ? » 

Alors Aliocha : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nousreverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation à venir par delà les eaux sombres.

 

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En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? 

Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

 

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À Paris, en juin 2004.- Et dis-toi que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…

 

Peinture: Chaïm Soutine.

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