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Mémoire vive (14)

 

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Réveillé par ma conscience à vif. Ce moment d’avant l’aube où, dans le corps que le sommeil enténèbre encore plus ou moins, l’esprit aiguise déjà ses couteaux.

 

°°°       

L’idée qu’on puisse être un tueur sans avoir levé la main sur quiconque: ma conviction qu’on tue parfois les gens de leur vivant.

 

°°°

 

À Montagnola,ce 15 août. - A l’instant,  sortant du musée Hermann Hesse et me retrouvant à la terrasse de café jouxtant l’arrêt de la poste, ma bonne amie m’apprend, sur mon portable, que notre mère a été victime ce matin d’une hémorragie cérébrale. Elle est tombée en se lavant et ma soeur l’a trouvée gisant sur le carrelage vers midi, avant d’appeler l’ambulance. Elle est depuis lors dans un coma que les médecins disent irréversible, et ses heures semblent comptées. J’annule aussitôt mon voyage en Bretagne et je rentre a casa. Le sommelier doit se demander quel chagrin d’amour me fait ainsi chialer sur mes trois décis de Merlot.

       

°°°

Ma petite mère qui regarde, me suis-je dis tout de suite, du côté de son amoureux dont elle est séparée depuis presque vingt ans. Ma petite maman de samedi dernier dans sa robe bleue et avec ses cheveux coupés courts, comme jamais elle n'avait osé, et qui lui allaient si bien. Ma petite innocente qui va rejoindre son innocent...

    

°°°                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

Tu me dis que tu es seule, mais tu n’es pas seule à te sentir seule: nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te désole pas du sentiment d’être seule à n’être pas entendue alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi… 

Je me souviens...

      

(Noté dans le train du retour)

 

Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

       

Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

      

Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

       

Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

       

Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

       

Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

 

 Je me souviens de sa façon de dire «pendant la guerre».

       

Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho,la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

       

Jeme souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...

       

Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

      

Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

       

Je me souviens de sa façon de critiquer l’avarice de Grossvater, tout en prônant l’économie.

       

Je me souviens du chalet de Grindelwald.

      

Je me souviens de la maison de pierre de Scajano.

       

Je me souviens de nos  baignades à Rivaz.

       

Je me souviens de nos pique-niques en forêt.

       

Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

      

Je me souviens de son explication rapport aux «pattes» qu’elle suspendait à l'étendage.

       

Jeme souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté)

       

Je me souviens de sa lettre à Kaspar Villiger, ministre des finances, rapport au sort des petites gens.

       

Je me souviens de ses bas opaques.

      

Jeme souviens de ses larmes.

      

Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort denotre père.

       

Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

       

Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

       

Je me souviens de sa façon de préparer les «paies» de nos filles.

       

Je me souviens de ses récents trous de mémoire.

      

Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

      

Je me souviens de ses rapports délicats (voire indélicats) avec sa belle-fille etson beau-fils.

       

Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire ou à Sauvabelin, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

 

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Parfois on a manqué l’aube, on ne l’a pas vu passer, on n’a pas fait attention, ou plutôt: on était ailleurs, c’est ça: on était partout et nullepart, on était aux abonnés absents, on n’y était pour personne et le jour apassé et ce matin c’est déjà le soir, on est tout perdu – on se demande sil’aube reviendra jamais…

 

°°°

Chapelle funéraire de Montoie, ce 25 août 2002. - Passé cet après-midi à la chapelle no 10 du Centre funéraire, où notre mère reposait derrière une vitrine. Elle avait, dans son cercueil, un air et une posture que je ne lui ai jamais vus, de très digne noble duègne espagnole peinte par Goya, mélange de dignité et de sérénité, la peau lisse comme de la pierre et les traits du visage bien détendus, les cheveux bien coiffés, les mains jointes d’une manière un peu forcée. C’est donc une troisième et dernière image que je conserverai d’elle, après la petite dame en bleu du divan aux cheveux coupés courts qui lui allaient si bien, il y a quelques temps encore, et la mourante sur son lit d’hôpital aux airs tour à tour paisibles et tourmentés.  

       

°°°                                                                                                                                                                   

Où est-elle maintenant ? Est-elle tout entière disparue ou survit-elle d’une manière ou de l’autre ? Sera-t-elle réduite à cette poignée de cendres que nous allons déposer en terre à côté de la poignée de cendres de son cher et tendre, ou ce qu’on appelle leur âme poursuit-elle quelque part une existence différente, à part leur existence survivant en nous ?

 

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En réalité je ne sais rien de laréalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbreou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix se taire et nous parler…

 

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Pascal disait que l’homme du futur aurait le choix entre la foi et le chaos. Or, on en est actuellement au simulacre de foi, qui ajoute au chaos.

 

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Tu es l’âme de mon âme, lui dit-il sans savoir quielle est, tu m’es plus intime à moi-même que moi, tu me connais par cœur, commeune chanson dont tu ajouterais tous les jours un couplet que je serais seulpourtant à pouvoir fredonner, à chaque aube je te retrouve enfin, mélodie etrefrain…

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En lisant je me retrouve dans une aura. C’estpeut-être cela que je cherche, depuis le temps - je ne sais pas. En lisant, du plus loin que je me souvienne, je me retrouve dans la maison de notre enfance, et c’est notre mère qui nous lit les histoires d’Amadou, de Papelucho ou de Londubec et Poutillon

En lisant je me retrouve dans cette chambre en enfance où nous sommes protégés de tout, et pourtant lire me sera bientôt la plus belle aventure. 

En lisant je me retrouverai bientôt sur l’île au Trésor ou à Nijni Novgorod avec MichelStrogoff, vingt mille lieues sous les mers ou sur la lune - il me suffit d’écrire ces mots à l’instant pour retrouver l’aura que je retrouve en lisant.  

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À Toronto, en octobre. - On se réveille parfois d’on ne sait quel combat harassant avec quel ange ou avec quels démons, on se sentbrisé, défait: on est exactement ce qu’on devrait être à la fin d’une nuit quiaurait duré toute une vie, mais c’est le matin et l’on sait ce matin qu’on est moins que rien et que c’est avec ça qu’il faut faire – qu’il faut faire avec…

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Si la rose de l’aube se défroisse c’est que tu l’as rêvé, c’est ton désir d’aube qui fait monter les couleurs, ton souvenir à venir de jours meilleurs, ton haleine venue d’un autre souffle, ton malheur de n’être pas digne de ce qui sera, ton bonheur d’attendre de nouveau tous les jours en te rappelant ce parfum d’avant l’aube qui t’attend.

À suivre...

 

Peinture: Mother, de Lucian Freud.

 

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