Première merveille découverte à Locarno: Karma shadub, de Ramon Giger, déjà lauréat du Grand Prix au Festival Visions du réel de Nyon. D'une beauté et d'une humanité rarissimes...
"Voilà du sublime", me suis-je dit en assistant ce matin à la projection du nouveau film du jeune (né en 1982) réalisateur Ramon Giger, fils du grand musicien Paul Giger. Le titre de l'ouvrage en question, Karma Shadub, signifie "l'étoile dansante" en langue tibétaine, constituant également l'intitulé d'une pièce de musique écrite pour son fils par le musicien. Le film s'ouvre sur la conclusion d'un grand concert donné en la cathédrale de Saint-Gall, dans une apothéose chorale évoquant la musique sacrée d'Arvo Pärt. Or Paul Giger avait demandé à Ramon de consacrer un film au concert en question, qui allait poser immédiatement, au jeune réalisateur, une question de fond sur la relation à ce père, à la fois célèbre dans le monde entier et qui, après une enfance idéale, lui échappa de plus en plus. La séparation d'avec la mère, des voyages incessants, une vie consacrée à la musique auront contribué à creuser le fossé entre père et fils, qui se retrouvent ici, dès le début du film, comme "un mur en face de l'autre", ou presque. Mais ce "presque" est la faille dans laquelle Ramon va frayer, avec une honnêteté totale, le chemin vers cet inconnu que reste à ses yeux son père à maints égards.
D'emblée, la question de la confiance est posée au fils par le père. Il a besoin de fait, de croire que son père croit en lui autant que lui l'admire. Mais cette confiance, il le sait, ne sera acquise qu'en construisant son film tout en recomposant l'histoire de leur relation, où la mère jouera aussi un rôle déterminant. De fait, après la séparation des conjoints, Ramon a toujours vécu avec sa mère, qui se dit fondamentalement "inadaptée" et a souffert de voire ses propre "forces" épuisées par la présence de son artiste de conjoint. Tout cela qui pourrait se réduire, évidemment, à un récit de vie de plus traitant des relations père-fils, comme les réalisateurs romands Lionel Baier et Jacob Berger les ont déjà abordées, alors que l'ouvrage de Ramon Giger me semble, tant par son contenu émotionnel que par sa forme, conduire plus loin et plus haut: dans la fusion artistique d'un magnifique poème d'amour dont chaque plan signifie et se déploie en beauté plastique et musicale à la fois, sur la base d'une sorte de journal intime suivant la double ligne d'une vie et de la préparation du concert.
Plus que l'histoire des difficultés relationnelles rencontrées par Paul et Ramon, sur fond de première idylle enfantine, Karma Shadub évoque les multiples aspects, que nous avons tous vécus, de la relation entre parents et enfants, conjoints partageant de grands idéaux (c'est par Paul qu'Ursina est venu à la musique, et leur culture "libertaire" est commune, que relance d'ailleurs Ramon) ou se disputant dans les aléas de la vie quotidienne. Or le grand art de Ramon Giger tient à filtrer et à rendre leur place à tous ces éléments de la vie partagée. Chronique kaléidoscopique recomposée au fil d'un montage admirable de fluidité et de sensibilité purement cinématographique (tout le non-dit suggéré par le seul enchaînement des plans), Karma Shadub intègre les composantes concrètes d'une vie (la nature omniprésente, les maisons revisitées, le concert en train de se préparer avec les danseurs, etc.) et tous les mouvements de la relation en train de s'éprouver (doutes réitérés, hésitations, coups de gueule, retours en douceur) entre les protagonistes. Une grande tendresse imprègne, enfin, ce film développant les mêmes qualité d'observation et d'écoute que Die ruhige Jacke, premier ouvrage de Ramon Giger déjà remarqué à Visions du réel en 2010, posant déjà la question fondamentale de la communication difficile, en complicité avec un autiste, Bref, c'est avec un sentiment de profonde reconnaissance qu'on sort de la projection de Karma Shadub, à voir absolument et sans doute à revoir, à discuter et à méditer.
Festival de Locarno. Reprise au Rialto 1, le 10 août à 23h.