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Obscure est la passion

 

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En lisant Les ombres du métis, de Sébastien Meier.

 

1.  Les faits et la fiction

 

Que se passe-t-il ici et maintenant à côté de chez vous ? Que se passe-t-il dans le monde qui nous entoure, et comment les écrivains en parlent-ils ? Que disent, par exemple, les auteurs d’ici et de maintenant de ce qui se passe autour de nous, et faut-il en attendre quoi que ce soit qui ne relève pas de ce que le pur poète Mallarmé qualifiait avec dédain d’ « universel reportage », comme d’une façon de prostitution de la très noble écriture littéraire ?

 

Ces questions furent déjà posées dans les années 70-80 du siècle passé, par l’éditeur Vladimir Dimitrijevic qui déclarait, dans les colonnes de la Gazette de Lausanne, qu’il manquait à la littérature romande actuelle un Zola.

 

Sans donner dans la sociologisme littéraire, Dimitri, comme on l’appelait dans le milieu littéraire romand, pointait le manque d’ancrage de notre littérature dans le réel. Non sans forcer le trait, il affirmait que, de la réalité concrète vécue par les gens de ce pays, notre littérature ne donnait qu’une image édulcorée, stylisée à outrance, fuyant le plus souvent dans la nature ou quelque spiritualité vague. En bon macho serbe, Dimitri faisait l’impasse sur un certain nombre de romans publiés par des femmes (les Alice Rivaz, YvetteZ’graggen, Mireille Kuttel, Anne Cuneo ou Janine Massard, notamment) à l’évidence moins soucieuses de beau style que de réalités sociales terre à terre…

 

Sur le moment, la paroisse littéraire ne réagit guère aux propos de l’insortable balkanique, pas plus qu’à la parution du pamphlet d’Etienne Barilier intitulé Soyons médiocres, fustigeant à sa façon le goût bourgeois de notre bonne société pour une littérature épurée de toute saleté, sanctifiant les purs poètes à la Gustave Roud et autres Jaccottet… 

 

Quarante ans plus tard, la société cultivée romande traditionnelle est en voie de disparition, la critique littéraire survivote de façon sporadique, mais le débat proposé par feu Dimitrijevic (mort tragiquement en juin 2011) pourrait néanmoins se trouver relancé par de nouveaux auteurs moins « coincés » que leurs aînés et plus attentifs aux réalités « sales » du monde dans lequel nous vivons.

 

C’est le cas du premier roman réellement abouti de Sébastien Meier, dont la source anecdotique (de lamentables bavures policières commises dans les hauts boisés de la ville de Lausanne) se trouve détournée avec une réelle intelligence romanesque. Plus précisément : Paul Bréguet, flic quinqua de la police judiciaire, est chargé d’enquêter sur l’agression d’un jeune métis retrouvé nu et violé dans le bois de Sauvabelin. Complication initiale : le policier en question apparaît d’emblée dans la peau d’un suspect, incarcéré pour éventuel meurtre.


2.Le flic et le pasteur
La littérature romande, assez fortement marquée par le calvinisme, a longtemps été régentée par le couple grave du Pasteur et du Professeur. Les instances morales de la Tradition furent certes chahutées par de vrais écrivains, à la fois puritains de souche et transgressifs par nature, de Ramuz à Chessex, et l’on pensait que le type du pasteur-pécheur à la Chessex disparaîtrait après la mort romanesque à souhait de celui-ci. Mais voici qu’un nouveau« ministre » du culte se pointe dans un roman policier, de belle figure et illico « à l’écoute », genre coach spirituel. S’il est précisé d’emblée que Paul Bréguet n’a « jamais beaucoup cru en Dieu », l’on sent chez lui une inquiétude liée à une nom moins évidente quête de sens. En face de lui, le jeune pasteur Manuel n’a rien du censeur conventionnel, s’impliquant progressivement dans le drame qui lui est raconté, avant de déjouer les manipulations et autres mensonges du policier. Ceux-ci apparaissent au lecteur par un subtil entrelacs de la narration, alternant les entretiens des deux hommes et le récit frontal, plus « objectif », des menées de Paul.

 

Simenon2.jpg3. L’homme pris au piège

Dans un entretien des plus éclairants, Georges Simenon évoquait un jour ce moment décisif où ses personnages « passent la ligne », sortant de leur« format » habituel sous l’effet de telle ou telle passion. Or c’est exactement ce qui arrive à Paul Bréguet, chargé d’élucider l’affaire du jeune métis retrouvé dans les bois et resté quelques mois dans le coma, quand il se trouve en face du jeune homme rétabli et découvre sa beauté, qu’il déclare « divine » au brave pasteur. Saisi par ladite beauté , même fasciné, il est en outre ému et révolté par ce qu’a subi l’éphèbe, et bientôt décidé à l’aider.

Mais « ce n’était pas de l’homosexualité ! », s’empressera-t-il de lancer au pasteur, opposant son amour « pur » au vice sordide de ceux qui ont abusé du jeune homme dans un palace lausannois.

Or nous verrons que la passion physique de Paul, en principe hétéro et père de famille, qui baisera le métis comme il baisera plus tard la procureur en pétard contre lui au fil d’une scène torride digne de figurer dans les annales de la justice lausannoise autant que du Centre de recherche sur les lettres romandes, corse le tableau sans ôter à celui-ci de sa vraisemblance « trop humaine ».

 

4.En manque d’amour

 

Comment le sieur Paul Bréguet, père d’un garçon de 14 ans, séparé de sa  première femme et remarié avec une Elizabeth mal résignée à la condition d’épouse de flic, peut-il affirmer que s’enticher d’un jeune homme et coucher avec lui n’est « pas de l’homosexualté » ?

À cette question l’on répondra, au dam de tous les conformismes y compris homophiles, que les notions d’homosexualité, de bisexualité, de bicuriosité ou d’hétérosexualité recouvrent désormais une réalité mouvante voire océanique où pulsions et sentiments, vices prétendus « normaux » et« vertus » parfois meurtrières tissent une nouvelle réalité dont on ne sortira ni par acclimatation artificielle ni par retour à une morale rigide non moins factice, mais seulement par une nouvelle éthique fondée sur la tendresse et la loyauté de rapports humains viables pour tous.

Malgré certains traits un peu forcés, la société (ou plus exactement la« dissociété », pour reprendre une expression de Marcel de Corte)  que décrit Sébastien Meier ressemble terriblement à celle dans laquelle nous vivons, dont toutes les relations semblent faussées par autant de simulacres.  A contrario, le romancier met en évidence le profond déficit de ce qu’on pourrait dire la tendresse aimante, dont l’appel de lumière rest présent tout au long du livre. D’une façon parente, l’on pourrait dire que la dérive de Paul dans l’effusion sexuelle  et, pour un bref épisode, dans  la drogue, recoupe celle du Bad Lieutenant d’Abel Ferrara, hérétique catholique notoire…    

 

5. En manque de justice  

 

Assistant au culte dominical protestant de l’aumônerie de la prison, Paule Bréguet, la tête ailleurs, en retient tout de même une sentence tirée de l’évangile de saint Jean : « Ne jugez pas selon l’apparence, mais jugez selon la justice ». Reste à savoir quelle justice…

Le hasard a fait que, parallèlement à ma lecture des Ombres du métis, j’aie entrepris celle du Livre noir de l’Inquisition (Bayard, 2000), recensant les horreurs perpétrées pendant des siècles par l’institution dictatoriale la plus cruelle de l’histoire de l’humanité, sous l’égide de la sainte Eglise catholique et apostolique romaine. Paul Bréguet, sujet protestant, n’y pense pas, mais il sait la justice des hommes aussi relative qu’est infâme la prétendue justice divine, et lui-même va se faire justicier avec la même inconséquence que le jeune métis « se fait justice », selon l’affreuse expression. Quand Paul apprendra que son propre paternel, éminence présumée intègre du Droit cantonal,est lui-même un simulateur, on comprendra mieux sa rage désespérée, qui ne le blanchit pas pour autant. Symbole final : l’arme du crime, unique, portera les trace de multiples mains…               

 

6. Une forme tirée du magma

 

Ce premier roman abouti de Sébastien Meier a beau n’être pas un ouvrage littéraire comparable, disons, à cette sombre merveille qu’est La promesse de Friedrich Dürrenmatt : il n’en impose pas moins par la maîtrise de sa narration, son très remarquable dialogue, le jeu complexe avec les temps variés du récit, sa thématique et la pénétration psychologique surprenante que le jeune écrivain manifeste dans l’approche de ses divers personnages. Avec l’aide éditoriale de Nadine Tremblay, qui avait déjà coaché Max Lobe avec compétence et doigté, Sébastien Meier a réussi un livre marquant et sera, désormais, des jeunes auteurs de langue française avec lesquels il faudra compter.

 

 

7. Ceux qui viennent

 

Après l’apparition de Quentin Mouron, de Max Lobe ou de Joël Dicker, l’on constate un changement radical de mentalité, et de pratiques aussi, chez les moins de trente ans - au nombre desquels il faut ajouter un Damien Murith ou un Antoine Jaquier -, qui revitalisent, chacun à sa façon, la littérature suisse de langue française, ou plutôt disons : la littérature qui se fait ici et maintenant,  brassant une matière actuelle et de partout. 

 

meier_140x210_102.jpgSébastien Meier. Les ombres du métis. Editions Zoé, 221p. 2014.

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