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Du rêve au plus-que-réel

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(Dialogue schizo)

 

À propos du crash en Ukraine, de l’opération de Tsahal à Gaza, d’un assassinat sur les hauts de Lausanne, de la série danoise Borgen, de la construction d’un pont à Hong Kong et d’un polar lausannois de Sébastien Meier…

 

Moi l’autre : - Donc on n’a pas rêvé ?

 

Moi l’un : - Disons que ce serait comme dans certains rêves, genre cauchemars, où tout l’obscène de la réalité se conglomère tout à coup en un seul plan-séquence.  

 

Moi l’autre : - Tu reconnaîtras pourtant que cette fois on aura eu droit à la totale en multipack : le crash de l’avion en Ukraine, le guerrier pro-russe à tête de sanglier et kalache qui refuse de laisser les observateurs observer, les corps tombés du ciel encore visibles dans les décombres, la gueule de serpent lustré de Poutine, les cadavres des enfants palestiniens ramenés en petits paquets à la maison, la gueule de porc gominé de Netanyahu, les bimbos parisiennes débarquant en Israël en brandissant leurs nouveaux passeports, les gueules de fous furieux du Hamas, ce pont fabuleux jeté dans le délire architectural de  Hong Kong, Sébastien Meier qui prétend que c’est arrivé près de chez nous et voilà que c’est là  qu’un mec jeté flingue l’ado de son ex avant de se flinguer. Tout ça rien qu’un soir !

 

Moi l’un : - C’est vrai que ça fait beaucoup. Mais faut pas se leurrer : c’est tout le temps comme ça, la réalité réelle, si tu la captes en simultané. Comme disait Annie Dillard à propos des enfants nés malformés : les regarder attentivement a de quoi vous rendre immédiatement fous. Donc on regarde ailleurs. Quant aux dégâts collatéraux des guerres, le grand Staline les avait réduits à une de ces formules dont il avait le secret : « Un mort est une tragédie, un million de morts est une statistique ».

 

Moi l’autre : - On pourrait dire aussi que le million de morts est le fait de millions de petits stalines et de petits hitlers et de petits pontifes césaro-papistes salaloufs de toute sorte…

 

Moi l’un : - De fait, l’amalgame est plus que jamais au goût du jour, les généralisations abusives foisonnent et nos mères retournent à leurs films animaliers ou leurs séries. D’ailleurs une certaine intelligence du monde passe aussi, parfois, par les séries…  

 

Moi l’autre : - Tu veux parler de Borgen ?

 

Moi l’un : - Pourquoi pas, puisque nous avons attaqué la troisième saison hier soir !

 

Moi l’autre : - Tu ne trouves pas qu’il y a là-dedans trop de lieux communs sur le pouvoir ?

 

Moi l’un : - C’est vrai et faux, mais cette expression m’intéresse : le lieu commun. La série danoise ouvre un lieu commun où il est question de la femme accédant au plus haut niveau du pouvoir politique, avec ce que cela implique d’être à la fois premier ministre, femme mariée et mère. La série parle aussi beaucoup des effets latéraux des médias…

 

Moi l’autre : - Ce qui a été fait et refait…

 

Moi l’un : - Oui,mais pas comme ça. Pas avec ces personnages, pas avec ces acteurs, pas avec ce dialogue. On voit là, comme dans la fabuleuse série The Wire, ou comme dansCleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron, que de la fine et juste observation peut passer par des séries malgré les stéréotypes du genre.

 

Moi l’autre : - De l’émotion aussi, et de la qualité artistique, comme dans Twin Peaks

 

Moi l’un : - Pour en revenir à Borgen, série danoise d’un esprit assez proche de la mentalité helvétique par sa recherche des équilibres démocratiques sur fond de foire d’empoigne, ce qu’on peut dire est que l’élément humain toujours imprévisible y est présent jusque dans les situations et les types représentatifs qu’on pourrait dire relevant du« cliché ». Donc j’y vois du lieu commun dans le meilleur sens que Peter Sloterdijk relie à l’éthique de la table ronde…

 

10499585_496746150456562_5790488648852827681_o.jpgMoi l’autre : -  Pour l’imprévisible, on mettra trois voire quatre étoiles au premier polar de Sébastien Meier, Les ombres du métis

 

Moi l’un : - Alors là c’est la totale surprise : que ce lascar de vingt-six ans parvienne à filer, dans cette histoire invraisemblable, une réflexion si profonde sur les tenants et les aboutissants du mensonge, est proprement sidérant.   

 

Moi l’autre : - Tu avais pourtant l’air sceptique au début…

 

Moi l’un : - Pour le moins ! Cette histoire de flic hétéro craquant devant une belle petite frappe violée et retrouvée dans le bois de Sauvabelin, sur le canevas modifié d’un ancien fait divers local,  me semblait du dernier téléphoné. Puis j’ai lu ce papier de je ne sais quelle dame qui donnait dans les éloges graves. Et j’ai commencé de lire. Or malgré toutes les invraisemblances techniques du récit, dont visiblement Sébastien se fout autant que Chesterton promenant son Father Brown, j’ai croché…  

 

Moi l’autre : - Chesterton ! Tu y vas fort…

 

Moi l’un : - Bien entendu : rien à voir avec le génie catho, mais notre lutin a de réelles intuitions spirituelles et une qualité d’observation psychologique et sociale étonnante.   

 

Moi l’autre : - Tu as parlé d’invraisemblance ?

 

Moi l’un : - Juste un exemple quand, à la fin du roman, l’un des personnages se fait tirer une balle dans le genou et parle avec tout son aplomb comme si de rien n’était. Le lecteur réaliste regimbera, mais il ne s’agit pas d’un roman réaliste : il s’agit d’un roman moral.  

 

Moi l’autre : - Ah bon ? On y baise tous genres confondus, on se shoote, on se prostitue et c’est moral tout ça ?

 

Moi l’un : - Yes, sir : j’insiste. Comme tu sais, la vérité d’un livre se mesure à son empreinte sur le lecteur : ça marque ou pas. Et là, la marque est profonde, avec quelque chose de la révolte et d’une révélation qu’on pourrait dire de type évangélique même si ça choque les belles âmes.

 

Moi l’autre : - Un roman chrétien alors ?

 

Moi l’un : - Je n’aime pas ces catégories, et moins aujourd’hui que jamais. La société de Meier n’est pas celle de Chesterton ou de Bernanos, et son roman n’a rien d’une fable édifiante, pas plus que les films d’Abel Ferrara...

 

Moi l’autre : - Autre piste ?

 

Moi l’un : - Pas vraiment, vu que Lausanne n’a rien de New York.

 

Moi l’autre : - Pourtant il s’en passe de fines…

 

Moi l’un : - Bah, les partouzes du Palace ne font pas une ville-monde. Mais le roman aborde bel et bien une thématique urbaine en dépit de son ancrage très local. À ce propos, on doit savoir gré à Sébastien Meier de sortir des petite intrigues policières anodines qui ont eu leur petit succès dans notre petite contrée, pour descendre réellement dans les bas-fonds de ses personnages.   

 

Moi l’autre : - Du jamais-vu ?

 

Moi l’un : - À part ce dingue de Glauser et l’immense Dürrenmatt, je ne vois rien dans le genre. Même la série récente de Martin Suter le grand pro fait petite figure. Mais je parle surtout du potentiel à venir de Sébastien Meier, qui a déjà un éberluant talent de dialoguiste et ça c’est du tout neuf dans un pays dont le cinéma n’a cessé d’aligner les dialogues sonnant creux. En outre, ce malappris achoppe à une matière que les auteurs littéraires ont souvent considérée comme au-dessous de leur dignité ou peu typique de la réalité helvétique. On se rappelle je ne sais plus qui prétendant que rien ne se passe dans ce pays. Et voilà qu’on assassine sur les hauts de Lausanne, non loin du quartier de notre enfance où sept suicides ont été commis. Et le mec déboulant dans le cinéma porno pour flinguer les voyeurs. Ou ce violeur d’enfants posant récemment à l’offusqué à son procès. Et tant d’autres drames comme partout où rôde la bête humaine.   

 

Moi l’autre :- À propos de bête humaine,  on a quand même l’autre versant de tout ça qu’on pourrait dire le constructif et le lumineux. Ce reportage, hier soir encore, sur la construction de ce pont à Hong-Kong. Cela ne t’a pas rappelé le roman de Maylis de Kerangal ?

 

Moi l’un : Exactement ! Et ça m’a rappelé ce que Céline disait des hommes qu’il respectait : les constructeurs, par opposition aux destructeurs. À cet égard, les constats les plus noirs peuvent être constructeurs. Or je trouve que Sébastien Meier a la tripe du constructeur…

 

Moi l’autre : - Et Joël Dicker là-dedans ?

 

Moi l’un : - Sébastien Meier n’a pas le souffle narratif de Dicker, mais il ne sonde pas moins profond dans les eaux mêlées de la culpabilité…

 

Moi l’autre : - Donc il faudra que notre ami JLK nous détaille les qualités et limites de cesOmbres du métis

 

Moi l’un : - Ah mais, ce serait le moment que ce feignant se remue…

 

Sébastien Meier. Les ombres du métis. Zoé, 2014.

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