Sur la hauteur. - La grande maison tricentenaire , adossée à une forêt d’arbres immenses de type« vénérables », est la plus haut placée du village d’Almens et sa vue donne sur toute la vallée et jusqu’à d’autres montagnes en enfilade bleutée.
À la table jouxtant la fontaine d’eau de source et le monumental poirier de plus de trois cents ans lui aussi, Robert évoque l’origine des nombreux châteaux se dressant sur les promontoires de cette contrée du Rhin alpin, de Rhäzuns à Tiefencastel, lieux de passages vers les cols et de péages fondant autant de pouvoirs locaux et de fortunes des grandes familles dont les noms sonnent encore, tels les Von Stampa ou les Von Planta ; et de me rappeler encore que, dans un autre château tout proche s’est déroulé un épisode sanglant de la saga du fameux pasteur politicien chef de Guerre Jörg Jenatsch, mort assassiné à Coire (en 1639) après avoir expulsé les Français des Grisons avec le soutien du roi d’Espagne…
Guerre et paix. – On oublie trop souvent que l’histoire de la Suisse a été marquée par d’incessants conflits, à caractère souvent religieux, que notre pays fut longtemps pauvre et que, du service mercenaire européen aux émigrants des siècles plus récents, le Suisse n’a pas fait que traire sa vache et soupirer de béatitude selon l’expression de Victor Hugo.
N’empêche que, cette fin d’après-midi sereine chez les Indermaur, je me dis qu’à découvrir cette grande maison vibrante de passé, ce jardin tout bien entretenu, l’atelier et ses outils, les chambres aux lambris boisées où ont grandi les trois enfants, la bibliothèque dont le choix doit quelque chose à l’ancienne libraire que fut Madame, je retrouve toute une civilisation alpine de nos pères et aïeux, commune aux quatre coins de ce pays composite à multiples langues et coutumes.
Robert Indermaur lui-même représente, en somme, l’opposé du plasticien branché alors même que sa peinture hante le fantastique urbain. Mais sa façon d’improviser un repas léger en un tournemain, de déboucher un vin toscan pour l’arroser, son naturel débonnaire enfin ressortissent à la même culture sans apprêt qui fait valoir les beaux et bons objets, cette fontaine ou ces cercles de sièges divers où se retrouver, ce biotope aux nénuphars et, ça et là, ces figures de bronze surgissant des bosquets ou des fusains comme autant de présences tutélaires…
De l’eau au moulin. – La maison des Indermaur fut jadis un moulin, comme le rappelle le lieudit Mühle, mais la grande pierre ronde de l’ancienne meule restant là pour le décor sans ostentation, ou la pierre granitique de l’escalier d’entrée, fleurant également l’établissement séculaire, n’excluent pas pour autant la meilleure connexion à l’Internet.
Or c’est par ce réseau-là que nous avons appris, ce jour même, que tel PDG de la multinationale Nestlé avait affirmé sur le ton de celui qui a le sens des réalités, au dam des rêveurs attardés que nous sommes, qu’il faudrait envisager sérieusement, bientôt, de privatiser l’eau de la planète, étant entendu que l'accès à l'eau n'est en rien un droit humain.
Pour notre part, improductifs notoires tels que le sont artistes et écrivains aux yeux des grands responsables de la Firme suisse par excellence, nous nous serons contentés d’assister au déclin du jour devant la fontaine gaspillant généreusement son eau de source non encore cotée en Bourse…