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Le monde à livre ouvert

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Une rencontre avec Nicolas Bouvier, en 1992.

 

A l'ère du tourisme de masse et de l'exotisme débitant ses clichés, le voyage reste pour beaucoup un art à réapprendre. Or tout le parcours de Nicolas Bouvier s'inscrit dans cette perspective anti-exotique du voyage considéré comme une patiente lecture du monde, tant à travers l'espace que dans le temps, par le double jeu de l'empathie et de la mémoire.  

Parti, à vingt ans et des poussières (et vingt ans avant les hippies), sur la route encore déserte de l'Orient, l'écrivain genevois en a tiré un premier ouvrage maintes fois réédité, intitulé «L'usage du monde» (La Découverte,1985), qui constitue à la fois la chronique limpide et savoureuse d'un routard avant la lettre, et un traité non sentencieux du savoir-voyager.

Dans la même perspective, les «Chroniques japonaises» (Editions 24 Heures, 1990), cristallisant les observations d'un long séjour dans l'archipel nippon, et le «Journal d'Aran et d'autres lieux» (Editions 24 Heures, 1990), qui nous balade d'une Irlande fantomatique aux monts de Corée et aux brouillards chinois, poursuivent ce décryptage du monde où alternent portraits et évocations, notations cocasses ou digressions savantes. Quant au «Poisson-scorpion» (Editions 24 Heures, 1990), sans doute le plus beau livre que Nicolas Bouvier ait publié à ce jour — et qui lui valut lePrix Schiller et le Prix des critiques — c'est d'un «bad trip» qu'il rend compte au fil d'une prose admirable, tantôt restituant les chatoiements du monde avec lyrisme, et tantôt nous plongeant dans les sortilèges occultes de l'île de Ceylan.

Plus récemment, Nicolas Bouvier a consacré ses efforts conjugués d'iconographe et d'érudit à une présentation tout à fait épatante de l'art populaire suisse (Ars Helvetica, vol. IX). 

Enfin, au sommet de la tour de treize étages flanquant le vieux quartier de Carouge et où, ces jours, il s'affaire à l'archivage de trente ans de documents photographiques, l'écrivain évoque un projet d'écriture qui lui tient à cœur après tant de départs et de retours — quelque seize ans passés sous d'autres latitudes. Il s'agirait, pour lui, dans l'esprit qui inspirait un Jean Malaurie à l'approche des Esquimaux Inuit, de revisiter la Genève disparue de ses jeunes années...

—   On dit que le voyage aiguise le regard. Or comment la Suisse vous apparaît-elle, à vous qui vous en êtes souvent éloigné? Et qu'éprouvez-vous lorsque vous y revenez?

—   Divers séjours dans des universités américaines m'ont donné l'occasion, ces dernières années, de recentrer ma vision. Ma pluslongue absence n'a guère duré que sept mois, mais cela a suffi à me délivrer des poncifs que les intellos suisses alignent à propos de ce pays. Chaque fois que j'y reviens, je le trouve plus exotique. Je n'y vois pas du tout le pays casse-pieds qu'on prétend. C'est vrai qu'il y a des clans, des clubs et des cliques. Que j'évite. Mais j'y trouve aussi, concentrés sur un territoire infime, une profusion de gens intéressants. Bien sûr il y a les scandales fameux, mais cela ne m'a pas paru une mauvaise chose que l'image d'une Helvétie virginale et virtuiste en prenne un coup. Enfin, lorsque je reviens en Suisse,je suis frappé par la beauté de la campagne... et l'horrible français qu'on yparle! 

—   Cela étant, vous avez bel et bien éprouvé, à vingt ans, le besoin de partir...

—   En fait je suis parti dès l'âge de quinze ans! Il est vrai que ce n'étaient alors que de petites virées, mais, notez que la longueur du voyage ne fait rien à l'affaire: une pointe poussée en Bourgogne peut être aussi pittoresque qu'un périple en Mongolie. La curiosité a toujoursété plus forte, chez moi, que le besoin de fuir, même si, à l'époque de mes études, je tenais à échapper à une certaine convention carriériste de rigueur dans le milieu de bourgeoisie traditionnelle dont je suis issu. Au demeurant, je n'ai pas eu besoin de fuguer. Mon père, qui était un homme hypercultivé, mais que sa profession de bibliothécaire empêchait de beaucoup bouger,s'intéressait à mes découvertes et me pressait de les lui raconter. J'ai commencé à voyager vraiment dans l'Italie d'après guerre aux ruines encore fumantes. Puis ce fut la Laponie finnoise et le Sahara. Mais le premier grand choc, c'a été la découverte de la fabuleuse musique des Balkans, où je suis retourné plusieurs fois avant le grand départ pour l'Orient. La passion pour cette musique «sauvage», que nous allions écouter dans des auberges pleines d'odeurs d'oignon ou dans les mariages au coin des haies d'aubépines, représentait d'ailleurs un sésame dans la Yougoslavie de l'époque, qui restait soumise à un régime policier très sévère. 

—    Votre départ pour l'Orient, en 1953,marquait-il une rupture avec l'Occident? 

—    Absolument pas. Ella Maillart, lectrice du «Déclin de l'Occident», a fui l'Europe comme une civilisation déchue, mais je ne le ressentais pas du tout comme ça. Etudiant en histoire, j'admettais certes mal l'européocentrisme qui sévissait encore. Cela me gênait de n'entendre parler des civilisations lointaines que selon la logique du missionnaire ou du colon, et d'autant que j'ai toujours pensé qu'il y avait une continuité naturelle, dans le temps et l'espace, d'Asie en Europe et jusqu'en Californie. Ainsi, après un séjour de quatre ans au Japon, lorsque je me suis retrouvé en Corée, j'ai senti tout de suite que, de là, je pouvais rentrer à pied chez moi... 

— Qu'est-ce qui vous a retenu si longtemps au Japon? 

— J'y suis arrivé après un séjour à Ceylan où j'avais été très malade et très malheureux. Après la touffeur malsaine d'un incubateur,j'ai débarqué dans l'exquise fraîcheur d'octobre, en une période où les Japonais reprenaient confiance en eux. J'ai été très sensible au raffinement d'une culture tout à fait originale, et j'ai eu la chance d'explorer un Japon rural infiniment attachant, qui a probablement disparu à l'heure qu'il est. Enfin, je me sens proche du bouddhisme japonais, dont la vision du monde me paraît profondément réjouissante. 

— Vous évoquez à plusieurs reprises, dans vos livres, un «monde complet», dont vous retrouvez ici et là des reflets, comme d'une sorte de paradis perdu. Pourriez-vous en dire plus? 

— Il y a un beau mot, d'Eluard je crois, qui dit qu'il existe certainement un autre monde, mais qui se trouve dans celui-ci. C'est d'ailleurs cela qui me pousse à voyager. Dans tout ce qui compose un instant de vie, je pense qu'il y a des harmoniques, ou une héraldique, à déchiffrer, une lecture à deux niveaux. Je suis convaincu qu'en réalité le monde est tout le temps polyphonique, mais que notre lecture reste monodique par déficience mentale ou carence spirituelle, parce que nous sommes inscrits dans un temps linéaire, avec des projets, des échéances, des traites à payer. Parfois, cependant — et le voyage peut favoriser ces états —il nous arrive d'avoir des illuminations. Tout à coup il nous semble entendre toutes les voix de la partition. Ce sont des cadeaux que ces moments-là, qui enlèvent soudain à la mort ce qu'elle a d'inquiétant ou de révoltant, pour la restituer dans la polyphonie du monde. 

 

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