Les jardins suspendus (41)
Sheffield, samedi 17 novembre
Peinture au détail.- Annie Dillard dit quelque part qu'un écrivain étudie la littérature en écrivant, plus qu'il n'observe le monde, et de même les peintres étudient-ils la peinture en peignant. Plus encore, un peintre des amis d'Annie Dillard affirmait qu'il peignait à cause de l'odeur de la peinture. Or en regardant mon compère peintre Bona Mangangu regarder la peinture je voyais encore autre chose: qu'il détaillait les détails comme un tailleur tâte une étoffe, en homme de métier plus encore qu'en connaisseur. De telle grande toile à motif quelconque c'est ainsi tel fouillis de soie floche blanc-cassé à bordure mauve qu'il "cadrait" dans un désordre de vêtement, ou tel dégradé de multiples bleus qu'il repérait dans un losange de ciel frangé de nuages. Le fait de la figuration ou de la non-figuration est évidemment secondaire dans cette approche de la matière, ou disons que c'est un autre débat. Mais c'est la matière même, l'élément matière au sens où l'entend Bachelard, la matière pour ainsi dire pensante et repensée que mon ami peintre avait l'air de touiller du regard; et d'ailleurs ses toiles sont pétries de cette matière pensante et repensée - à diverses vitesses il faut le préciser.
Contemplation et fulgurance. - Il y a du méditant oriental en mon compère Bona, qui multiplie d'une part les grandes pièces à lents glacis bruns mordorés "montés" en transparence, et du semeur aussi à grands gestes ardents qui balances ses semis stellaires à grands gestes impérieux. Or ces deux moments correspondent, aussi, à la complexion même de l'artiste, à la fois puissant et pensif, un peu sauvage et très civilisé, d'Afrique tellurique passée à Paris au filtre des intelligents à la Deleuze ou à la Foucault, mais sans aucune pose, et l'inventaire reste sommaire mais l'oxymore d'une douce violence pourrait convenir pour le moment...
Comme une retenue. - Mon compère Bona sait ce qu'il fait, tant en peinture que dans ses écrits. En principe j'étais venu à Sheffield pour envisager la publication de son essai poétique sur Le Caravage, mais nous avons parlé de tout autre chose et j'ai dû attendre le dernier jour pour voir enfin ses oeuvres roulées et cachées dans tous les recoins de son logis de Woodstock Road. Une galerie de Nottingham s'occupe de la vente de ses tableaux, mais cela se fait comme en douce dirait-on, après des années d'expos à foison aux quatre coins de la France. Est-ce orgueil ou modestie dans un monde où les fausse valeurs surabondent ? À vrai dire pas un instant je ne l'ai entendu se lamenter ni vitupérer, sauf pour déplorer la cuistrerie académique et le conformisme ambiant, mais il est de l'espèce de plus en plus rare de ceux qui aiment ce qu'ils font et qui le font au mieux de leur art - en ce qui me concerne je vois en lui l'un des "quelques-uns", parmi mes amis, qui m'aident le mieux à respirer, et ce nest pas rien...