Leopardi dans le Zibaldone : « Il en va de même en quelque manière avec le style et les mots, qui sont non le vêtement mais le corps des pensées ».
Ce mercredi 1er mars. – Je viens d’achever ma traversée des 37 pièces de Shakespeare et leur annotation, que je vais développer encore par le truchement de maintes observations complémentaires en rebondissant, notamment, sur ma lecture de Will le Magnifique de Stephen Greenblatt, dont l’approche du Good Will est aussi nourrie et passionnante que les aperçus sur son entourage, la fortune et l’infortune de son père, les pièges de la religion et des mœurs de l’époque, enfin chacune des œuvres replacées dans le temps et les circonstances.
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La qualification de nihiliste m’ennuie, autant que celle d’athée. Je regimbe même devant le terme d’agnostique, et la notion d’incroyant n’est rien à mes yeux que négation, mais celle de croyant ne m’en impose guère plus. Vraiment je ne saurais me situer par rapport à ces notions par trop étriquées à mes yeux. Or celle qui me conviendrait encore le mieux serait, peut-être, de chrétien mécréant - à l’instar d’un Théodore Monod. Et voici qu’un enfant nous est promis, par l’une de nos filles, en automne prochain. Or je crois à cela surtout : la vie augmentée…
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Je suis surpris, et plus encore captivé, et ravi, par la lecture du Dictionnaire amoureux de la Suisse que vient de publier Metin Arditi, dont je m’étais éloigmé depuis quelques années après avoir aimé et défendu plusieurs de ses livres.
À l’annonce de cette parution, j’ai bien éprouvé comme un pincement de jalousie, car j’avais soumis un projet semblable au même éditeur il y a quelques années, mais c’est surtout de la reconnaissance et de l’admiration que son livre m’inspire à présent que je l’ai entre les mains, constatant que jamais je n’aurais eu le souffle ni la compétence d’assurer, comme on dit, ausssi bien que lui.
Je m’en suis rendu compte immédiatement en lisant sa belle introduction, claire et loyale, où il se pose en Suisse d’adoption et en étranger, parlant avec finesse et justesse de son attachement à ce pays et non moins honnêtement de la distance qu’il perçoit, en étranger, exactement comme je pourrais l’exprimer en étant né en Suisse de parents dont les aïeux s’expatrièrent au début du siècle passé par nécesisté.…
Ensuite, ma première impression a été confirmée par la qualité des entrées qu’il consacre à Jeanne Hersch ou à Jean Ziegler, à Albert Anker et Philippe Jaccottet, à Georges Haldas ou à la ville de Bâle, entre tant d’autres sujets ponctuant ma première approche, où il touche à tout coup au cœur de la question sans creuser ou développer pour autant, comme il convient dans un livre de ce type, lacunaire mais tout personnel.
Les pages consacrées à la peinture et aux particularités de notre pays, à la littérature alémanique ou au fonctionnement de la démocratie helvétique – à l’esprit de la Suisse pourrait-on dire, sont à la fois très variées et toujours bien cadrées, me semble-t-il. On lui reprochera, bien entendu, de ne pas parler de ceci ou de cela, mais ce qui compte est d’abord de prendre en compte ce dont il parle, une fois encore, sur la base de son expérience personnelle.
Et puis il y a chez lui, que j’apprécie aussi, du bon génie de la cité. Cette expression me revient de mes jeunes années, quand je lisais Berdiaev et Chesterton, en quête de ceux que Léon Daudet appelait des sauveteurs, par opposition aux incendiaires. Céline, lui, parle des constructeurs, par opposition aux destructeurs ; et par association d’idées me revient aussi mon goût pour les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, généralement snobé par la caste intellectuelle et littéraire de ma génération. Or il y de cette bonne volonté chez Metin, quoi qu’en disent ses détracteurs (« il a de l’argent, donc il peut se le permettre », etc.), et sa façon loyale, mais sans flagornerie, de louer ce qui le mérite, de ce pays et de ses gens, me semble s’inscrire dans toute une tradition de reconnaissance où les étrangers, et autres Suisses d’adoption, nous ont aidé à mieux nous définir nous-mêmes, non par défaut mais par recoupements et compléments. Ce que j’apprécie surtout, enfin, c’est que Metin soit si dénué de préjugés dans ses approches, si peu snob même quand il parle des pipoles à la Marc Bonnant ou à la Bertarelli, et si juste dans ses observations toujours décalées par rapport au politiquement ou au littérairement correct.
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En abordant ce matin la lecture des essais d’Yves Bonnefoy sur Shakespeare, j’ai constaté une fois de plus que là résidait le coeur de la question : au noyau poétique de l’œuvre, au tréfonds des mots.
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Tu dois changer ta vie, me dis-je tous les jours, comme je me le disais à dix-sept, dix-huit ans, me reprochant déjà mon inconstance et ma dispersion entre trop de choses et d’autres, mais à présent l’urgence se fait plus durement sentir qu’alors vu l’âge qui passe, etc. J’essaie du moins d’être bon et d’ajouter chaque jour deux ou trois belles choses aux traces éparses que je laisse en écriture ou en peinturlure, qui témoigne tant soit peu de ma quête continue.
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Peter Sloterdijk à propos de Rilke et de son sonnet intitulé Torse archaïque d’Apollon, inspiré par Rodin et dont le dernier vers conclut abruptement sur le fameux « Tu dois changer ta vie », cite Paul Celan (« La poésie ne s’impose plus, elle s’expose ») et conclut : L’œuvre d’art peut même, à nous, les défroqués de la forme, « dire » encore quelque chose, parce qu’elle n’incarne manifestement pas l’intention de nous étouffer (…) Ce qui s’expose soi-même et a fait ses preuves dans l’épreuve acquiert une autorité dénuée d’arrogance ».
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Je lis à l’instant ceci de Francis Combes, né en 1953, dans ses Ballades pour un lendemain de défaite :
« Jamais nous ne serons assagis, mes amis,
À ce vieux monde enfin allons faire sa fête
Ainsi bon gré mal gré va notre compagnie », etc.
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En revenant aux trois volumes des Poésies de Jacques Chessex, représentant plus de 1600 pages, je peine à trouver des poèmes qui me parlent vraiment : au plus une pièce ici et là, ou tel fragment de pièce, qui ne soient pas à mes yeux de la rhétorique ou du savoir-faire, pour ne pas dire de la fabrication. Et pourtant c’est un poète : le fonds de tout ça relève bel et bien de la poésie.
Cependant ce qui me frappe à tout coup est le contraste entre ces poèmes « voulus », comme son Ode à Cingria, qui sonne creux, et les pages étincelantes où Maître Jacques évoque Charles-Albert beaucoup plus librement.
Or c’est cela qui me dérange en effet et chez tant de poètes actuels : le voulu poétique.
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La description de cela simplement qui est, autant que du vide ambiant, est à reprendre de plus en plus précisément. Tout peut faire miel pour le roman et le poème. Pas besoin d’assentiment ni même de fleurs. Juste faire pour le plaisir et l’intérêt de le faire. La poésie étant cela même : faire, sans faire pour autant le faiseur.
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La réparation se fera par la poésie. Le travail du rêve et de l’attention flottante. On a le choix entre l’informe et la forme. La poésie tend à la forme, entre bulle et cristal. Aussi, la poésie se relance par la lecture de la poésie, de Rimbaud à Michaux et tutti quanti.
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Adolf Wölfli, quand on commençait à l’embêter, s’exclamait: "Ch'muss'schaffe !". Et il s’en allait ne rien faire au fond du jardin ou loin des autres prisonniers.
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Drôle de rêve cette nuit, de la roue à sortir du temps. Une petite fille se trouvait dans la nacelle d’une grande roue comme celle du Prater de Vienne, qui m’invitait à monter à bord. La roue commençait alors à tourner, de manière de plus en plus impérative et vertigineuse, et la petite fille avait disparu quand je me suis retrouvé dans une autre dimension de la ville dont j’ai compris qu’elle se situait hors du temps, etc.
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Mes portraits d’oiseaux me viennent vite et bien, et, ça a l’air un peu niais, mais ils me font du bien. J’aime surtout faire pétiller l’œil de chacun d’une touche de blanc dans le noir. Personal touch.
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Le portrait revu et augmenté de Robert de Saint-Loup, dans les Jeunes filles en fleur, est un prodige de pénétration sympathique, où le modèle est à vrai dire plus attachant que l’écrivain.
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Ce vendredi 31 mars.- Me réjouis d’être demain. Même si j’ai bien préparé ma soirée au Café littéraire, je me sens un peu tendu. Cela étant, je n’exclus pas un bon moment à partager. Hier encore, Antoine Jaquier dont je viens de lire le bluffant nouveau roman, non encore paru, s’étonnait de mon énergie, mais pour ma part je sens ces jours mes forces fléchir, mon souffle défaillir et mes jambes flageoler ; si le crabe se tient coi dans son coin, et que je me sens l’âme et le coeur de 17 ans, je sens bel et bien mon corps « envieilli », comme le notait Montaigne, et voici qu’à la page 127 du Fracas des nuages de Lambert Schlechter je tombe sur cette citation de mes carnets : « JLK écrit quelques pages sur la visite qu’il vient de faire (fin février) en haute Toscane à Guido Ceronetti : « Dal Maestro mi rammemterò sempre quelle visioni del vecchio tutto piegato, immagine di uomo solo, « senza più carezze », cosi come diceva, assai patetico et ridendo anche quand gli dissi : « La vie est vache », comme disait Céline ». Et Lambert de conclure non sans se rassurer : « Terrible, l’expression senza più carezze – ça résonne en moi jusqu’au fond de l’âme jusqu’au noyau de mon corps. Et j’en suis suis jubileusement conscient : je ne suis pas encore vieux, ne suis pas encore dans la vechiaia, puisqu’à l’âge que j’ai, je connais les caresses les plus merveilleuses, les plus charnelles – celles que je donne et que je reçois, et ellesme comblent corps & âme d’une plénitude incomparble». Sacré faune de Lambert plus vieux que moi d’un lustre et des poussières !
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Je me sens, littérairement, de la famille des mineurs de fond à la Lambert Schlechter et autres Louis Calaferte ou Guido Ceronetti, tant pour la phénoménologie de la perception que pour l’érudition joyeuse (Lambert surtout, et Ceronetti), pour l’élaboration de carnets débordant les limites solipsistes du journal intime (Calaferte) et pour le recours à de multiples genres. Cependant j’ai aussi ma musique rien qu’à moi, je crois. À partir de mon Kaléidoscope je grappille et rayonne de tous les côtés, tant dans l’espace que dans le temps : de Rabelais au Zibaldone ou de Montaigne à Ceronetti via Gomez de La Serna et Cingria, etc.
(Soir). – Tout s’est passé ce soir à merveille, au Café littéraire, mieux encore que je ne l’avais imaginé, avec un public plus nombreux que nous ne l’attendions très amical et attentif à mes lectures, où j’ai retrouvé pas mal de vieux amis et autres proches du petit clan, mais aussi quelques écrivains qui ont daigné se déplacer (Antonin Moeri, Jean Prod’hom, Antoine Jaquier et Quentin Mouron, notamment) et l’un de mes plus fidèles followers sur Facebook, au pseudo de Lex David, qui m’a manifesté une sympathie chalereuse et vivifiante, tellement plus naturelle que les salamalecs des gens du milieu culturel, me rappelant ce chauffeur de taxi fou de Cingria qui avait, par raccroc, raffolé de mon premier livre. Aussi, la psalmodie de Michael Frei, auquel j’avais demandé de venir réciter sa saisissante Story du Captain Death, nous a tous quasiment envoûtés, mais maintenant c’est assez, basta, je disparais avec ma bonne amie.
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Kamel Daoud en exergue de Mes indépendances : « Que faire d’un jardin s’il n’a pas la surface entière de votre pays ? Que faire d’une maison si vous ne pouvez pas vous sentir libre ni heureux dès que vous en franchissez la porte ? »