Ou comment rester libre avec Maître Jacques, alias Jacques Chessex, quand on se mêle de critique littéraire...
En lisant la « forte préface » de Jacques Chessex au dernier livre paru de Maurice Chappaz, Orphées noirs, je me suis esbaudi, une fois de plus, devant l’art que déploie Maître Jacques pour se mettre lui-même en valeur à toute occasion. Les compliments amphigouriques dont il enveloppe les livres de Chappaz ne servent, à vrai dire, qu’à célébrer son propre rôle à lui, dès leur rencontre, dans la découverte et l’illustration des jeunes auteurs de ce temps-là. Un Chessex qui découvre, qui édite, qui encourage ses pairs, qui ne pense qu’au bien commun : voilà le rôle que se donne notre stratège égomane et jaloux, qui se pose en chef de file et en animateur généreux. Tout cela fera sourire ceux qui ont un peu de mémoire, mais cette façon de réécrire l’histoire est assez typique du personnage, de plus en plus occupé d’ailleurs à peaufiner son monument personnel, qu’il lustre tous les matins à la peau de chamois.
J’ai fait partie de ceux qu’il a gratifiés d’une «forte préface», pour l’édition française de Par les temps qui courent, aux éditions Le Passeur, qu’il entendait chaperonner ainsi. J’ose croire à un réel élan d’amitié de sa part, sur le moment, tout en voyant très bien ce que ce geste avait aussi de «politique», ou plus précisément de localement « stratégique», destiné à m’en rendre redevable. On me comparait à Faulkner, ce qui m’accablait déjà gravement, mais bien pire : on me tenait par la barbichette, et tout s’en trouvait faussé.
Des imbéciles ont prétendu que j’ai dit parfois du bien des livres de Jacques Chessex pour le flatter, et que je l’ai ensuite dégommé parce qu’un de mes romans, qu’il a d’abord porté aux nues, n’a pas obtenu un prix littéraire dont il présidait le jury. Tout cela est inexact. La vérité, c’est que j’ai toujours dit précisément ce que je pensais des livres de Maître Jacques, en bien ou en moins bien. Au lendemain de son prix Goncourt, en 1973, j’ai écrit que L’Ogre était un roman «fait pour le Goncourt», ce que je pense toujours. En revanche, j’ai écrit beaucoup de bien d’autres de ses livres, et je m’obstine à penser qu’il y a un authentique génie poétique en ses proses les plus libres, dégagées du carcan du « roman ».
En ce qui concerne le prix Lipp que Chessex prétendait m’attribuer pour Le viol de l’ange, je l’ai « perdu » en refusant de le «faire» avec lui, selon sa propre expression. Après qu’il m’eut proposé de préparer ensemble cette apothéose, je lui ai fait valoir que ce prix m’honorerait évidemment mais que je n’y serais pour rien. Dès ce moment-là, jugeant probablement cette fierté déplacée, et malvenue ma prétention de ne plus jouer au jeu de la barbichette, notre homme a commencé de dénigrer mon livre qu’il a été le dernier à défendre, ce dont je me contrefoutais finalement, alors que sa trahison me semblait absolument inacceptable, comme je l’ai écrit dans mes carnets de L’Ambassade du papillon, qui ont mis le feu aux poudres.
Or tel est le personnage qui, ensuite, dans les attaques les plus viles que j’ai jamais subies, en a appelé à mon interdiction professionnelle et a cru m’abattre en affirmant que je m’étais coupé tout avenir littéraire, moi qui avais perdu son appui alors que mon rêve absolu était d’accéder à l’édition parisienne par son entremise. Le hic, c’est que je n’ai jamais envoyé le moindre manuscrit à aucun éditeur parisien *, trop paresseux que je suis ou, plus exactement, trop à l’aise dans ma culture particulière et me contrefoutant de la présumée « instance de légitimation » qui fait haleter et saliver tant de mes chers confrères.
Bref, je vais continuer de dire tout le bien que je penserai des ouvrages à venir de Maître Jacques, quand ils me sembleront le mériter, et d’en écrire pis que pendre quand je flairerai la fabrication creuse. Les imbéciles ont taxé de naïveté la confiance amicale que j’ai manifestée, un temps, à Maître Jacques. Je ne la regrette pas du tout, mais un retour de flamme amicale sera toujours aléatoire avec cet homme impossible** qui a écrit tant de si beaux et bons livres...
* Cette note date de 2006. Depuis lors, j'ai bel et bien apporté un tapuscrit à un grand éditeur parisien, et je serais aussi content de publier à Paris que n'importe quel Romand, mais sans ramper pour autant...
** Maître Jacques nous a quittés brusquement en octobre 2009, à l'occasion d'une scène stupéfiante qui eût pu faire l'objet d'une de ses nouvelles. Il repose désormais au cimetière de Ropraz. Je pense avec lui avec tendresse. On trouvera dans u autre de mes livres, Chemins de traverse, paru en 2012 chez Olivier Morattel, l'aperçu fidèle de nos relations tour à tour exécrables, voire assassines, et de nos roucoulements ultérieurs...
Image: Dessin de Jacques Chessex évoquant Le viol de l'ange, mon roman d'abord adulé par lui et ensuite foulé au pied...
Commentaires
Bravo. Voilà une attitude anti-langue de bois et non-hagiographique dont devraient s'inspirer davantage de vos confrères et sœurs écrivains et journalistes romands qui, trop souvent, s'aplatissent encore devant l'ogre de papier du milieu du monde.*
Bonne année 2007 et longue vie à votre Journal en ligne !
*A leur décharge, il faut préciser que Chessex a encore un pouvoir depuis les coulisses de l'édition. Des jeunes pigistes accusés d'irrespect envers le petit maître en ont fait quelques fois les frais.
RC
Mmmouais...
Je ne mets nullement en doute votre honnêteté de critique littéraire.
Pour le reste... le caractère du vieux tigre est connu... dites pas que vous ignoriez les risques...
Sinon: en votre âme et conscience, est-ce vraiment sans idée derrière la tête que vous défendez si chaudement Sollers?
Bref... le bac à sable psychologique, quoi...
Qu'est-ce qu'elle raconte, Anne V. ? Je ne comprends rien à ce qu'elle raconte. Qu'est-ce que cette histoire de bac à sable psychologique ? JLK peut-il m'expliquer ?
Pour le moment, notre ami JLk est inatteignable. En balade dans les hautes vallées des Dolomites. Doit revenir une de ces quatre. Le blog tourne tout seul. A +
A la faveur du dessin de Chessex, me suis replongée dans cette Somme d'Enfer qu'est "Le Viol de l'Ange" et c'est une "sensation de chute vers le haut", ce "vertige inverse"... (dont parlent le libraire Agneaudoux et son jeune ami Vivien)...
Rechercherai les nouvelles de Gadda, aussi, et cette histoire qu'aime le romancier...
Le bac à sable vous voulez savoir? Vous voulez connaitre? C'est simple vous prenez la direction d'un jardin public, vous trouvez un bac à sable avec beaucoup d'enfant en couche culotte et là vous les observez aller et venir.
Y a celui qui veut la plus belle pelle, celui qui veut faire le plus beau château, l'autre qui dit qu'il est moche, l'autre qui va le casser. Bref vous y observerez un condensé de comportements inadéquats liés à l'immaturité affective des gosses qui ma foi sont fort égocentriques à cet âge-là et sans limites répressives pour cracher sur l'un ou sur l'autre.
Ah mais ce qui est rassurant, avec le bac à sable, c'est qu'il est toujours entouré de mémères, qui savent toujours comment torcher et langer les inadéquats, et c'est ainsi qu'Allah est grand...