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Fugues et variations

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En lisant Fugitives d'Alice Munro

 

1. Fugitives ***

"C'était la deuxième fois qu'elle laissait tout derrière elle", est-il précisé au milieu de cette nouvelle dont la protagoniste, Carla, se trouve plus ou moins prise au double piège de sa vie commune avec Clark, garçon carré qu'elle aime pourtant bien, et de leur voisine l'insinuante Sylvia que sa jeunesse vigoureuse attire fort. Pourtant on pressent que Carla reviendra une fois encore, comme réapparaît presque magiquement, après avoir disparu, la chèvre Flora...

Comment disparaître vraiment et changer de vie quand on reste attaché à certaines réalités terre à terre (Carla s'occupe de chevaux avec Clark) en dépit de son besoin d'indépendance ? La réponse peut varier selon les jours... "J'ai toujours éprouvé le besoin d'un genre de vie plus authentique", avait écrit Carla sur un billet laissé à ses parents au moment de sa première fugue, et cela devait se passer dans les années 60-70. Or elle revient à Clark  avec plus de souplesse, même si la question de la fugue (et donc de la liberté) reste présente à l'horizon de leur vie.

 

2. Hasard ****

"Peu de gens, très peu, ont un trésor. Et quand on en a un, il faut s'y accrocher. Il ne faut pas se laisser prendre au piège et permettre qu'on vous l'enlève".

Or qu'en est-il de ce trésor (ou de ce piège ?) pour Juliet, qui a rencontré par hasard un homme, il y a quelques mois, qui la relance et qu'elle va rejoindre sans savoir du tout ce qui l'attend. Elle qui a toujours vécu ses amours par l'imagination d'abord, se retrouve, après un voyage où un autre hasard lui fait croiser la route d'un désespéré, chez cet Eric qui, peut-être, partagera son trésor ? Plus que l'opposition du hasard et de la nécessité, Alice Munro file le thème des affinités sélectives et des choix à la fois tâtonnants et régénérateurs.

 

3. Bientôt ***

Après les lieux récurrents dans Secrets de Polichinelle (avec la ville de Carstairs), ce nouveau recueil, paru en 2004, module la réapparition de certains personnages, tel celui de Juliet revenant dans trois nouvelles. La voici donc liée à Eric et mère d'une jeune Penelope qu'elle va présenter à ses parents du genre vieux jeunes des sixties.

La période étant à la dislocation de la cellule familiale, on voit la complicité, liant naguère Julie et son père, se défaire, et ses rapports avec sa mère se tendre alors qu'un prêcheur, ami de celle-ci, lui fait la morale sur l'éducation religieuse qu'elle devrait "offrir" à sa fille. Tout cela sur fond de société vacillante, au fil d'un récit aux dialogues toujours finement ciselés.

 

4. Silence****

Un sentiment pesant, même lancinant, voire affreux, se dégage  de cette troisième nouvelle consacrée au personnage de Juliet, dont la fille Charlotte, en sa vingtaine, s'est retirée sur une île dans une Centre d'Equilibre Spirituel. Après une période de six mois durant laquelle toute relation avec sa fille lui a été interdite, Juliet débarque en ces lieux pour apprendre que, par choix spirituel, Charlotte ne la verra pas - et les "soeurs" de la communauté de lui faire sentir qu'elle n'aura pas satisfait à la faim mystique de son enfant, donc bien fait pour elle. Sur quoi les jours, les semaines, les années passent, sans revoyure. Jusqu'au moment où Juliet comprend que sa fille a bel et bien choisi de l'exclure de sa vie, comme ça. "C'est donc cela le chagrin", aura-t-elle découvert...

 

5. Passion ***

Les bifurcations existentielles retiennent toute l'attention d'Alice Munro, que ses nouvelles illustrent de multiples façons. Ainsi voit-on, ici, la vie conventionnelle et assez morne de Grace, apparemment promise à un jeune homme bien timide et bien plat, se transformer à la faveur d'un accident mineur (elle se blesse le pied sur une plage) qui la fait passer de ce Maury à son frère aîné Neil, médecin et marié, alcoolique sur les bords et nettement plus profond et vivant que son nigaud de fiancé. Avec son art subtil et tout de nuances, la nouvelliste nous fait glisser ainsi imperceptiblement d'un univers formaliste  au monde des sentiments et des sensations, introduisant bonnement la vie dans le train-train de Grace.

 

6. Offenses ****

Les secrets de famille ne sont plus, au début du XXIe siècle, ce qu'ils étaient jadis, et de nouvelles configurations suscitent de nouveaux conflits larvés et autres traumatismes.

Un bon exemple en est  donné ici, dans un milieu supposé "évolué" où Lauren, ado fille de journaliste en vue, est amenée à se poser des questions sur ses parents après qu'une femme de sa connaissance, aussi suavement que perfidement, lui a parlé de ces enfants qu'on adopte et des souffrances qui en résultent.

Bien au-delà du "cas" familial ou psychologique, et sans défendre aucune thèse ni morale, Alice Munro se contente d'observer, comme à l'accoutumée, des individus en proie à leurs sentiments, leurs doutes, leur  drame éventuel.

 

7. Subterfuges. ****

La dramaturgie shakespearienne foisonne de surprises, qu'on retrouve ici dans l'évocation d'une passagère passion de jeunesse. Folle de théâtre, Robin a fait un soir, après le spectacle et constatant qu'elle a perdu son porte-monnaie, la connaissance d'un chic Monténégrin qui lui vient en aide avant de la bouleverser par un simple baiser, assorti d'une proposition de se revoir... l'été prochain.

Combinant le portrait de deux soeurs en vif contraste (la romantique toute pure  et la disgraciée jalouse) avec un  récit à rebondissement clignant de l'oeil au Big Will, la nouvelliste se fait le plaisir de surprendre son lecteur, qui ne demande pas mieux...

 

8. Pouvoirs ****    

L'intérêt porté par Alice Munro aux personnages les plus divers, et particulièrement aux femmes de toute extraction et de tous caractères (souvent bien trempés) nous vaut une très remarquable frise de portraits en ronde-bosse engagés dans une suite de situations non moins significatives.

Ainsi des deux figures féminines les plus notables de cette nouvelle: Nancy l'effrontée qui croit tout maîtriser avec légèreté, quitte à être démentie, et Tessa la mal fagotée d'apparence dont on découvre les étonnants pouvoirs.

En filigrane, entre la fin des années 1920 et les sixties de la contre-culture, toute une époque se déroule avec ses motifs et ses figures, ses projets fous et ses rendez-vous manqués. Et cette question revenant à tout moment dans les nouvelles d'Alice Munro: que sommes-nous, qu'êtes-vous, que sont-ils devenus à travers les années ?   

 

Alice Munro.  Fugitives. Traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. Editions de l'Olivier, 340p. 

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