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politique - Page 2

  • Dernières nouvelles de Fahad K.

    Fahad2.jpg
    Une lettre de Fernand Melgar, réalisateur de La Forteresse, à propos du protagoniste irakien de son film, expulsé de Suisse en Suède.

    Depuis le 17 avril dernier, Fahad est installé dans un petit appartement au centre de Stockholm, son premier depuis plus de deux ans d’errance à travers l’Europe. Grâce à vos dons, nous avons réuni un peu plus de 10’000 CHF. Cette somme sert aujourd’hui à couvrir une partie de son loyer et ses frais d’avocat. Ainsi, les autorités suédoises ont dû renoncer à transférer Fahad à Boden, à 1’000km au nord du pays, dans un centre de regroupement pour requérants d’asile en attente de renvoi pour l’Irak.

    L’avocat suédois de Fahad, un spécialiste en question d’asile, a examiné en détail son dossier et l’a trouvé très complet. Bien que les preuves mettent en évidence et sans ambiguïté le danger réel que court Fahad en cas de retour à Bagdad, son avocat reste très pessimiste sur l’issue du recours. La Suède, qui a signé avec le gouvernement irakien un accord de réadmission, considère toujours l’Irak comme un pays sûr et renvoie massivement ses réfugiés venus chercher protection chez elle.

    Pourtant le mois d'avril en Irak a été le plus sanglant pour les Irakiens et les Américains depuis septembre 2008 avec 355 civils, militaires et policiers irakiens tués, de même que 18 soldats américains. Selon les chiffres des ministères de la Défense, de l'Intérieur et de la Santé, le nombre de morts irakiens est en hausse de 40% et celui des Américains de 50% par rapport au mois de mars (252 morts). Selon les mêmes sources, le nombre de blessés s'est élevé à 747 en avril, en grande majorité des civils.

    Le Haut Commissariat aux Réfugiés est toujours totalement opposé à tout renvoi forcé vers l'Irak vu la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. Le département fédéral des affaires étrangères communique sur son site: “En dépit du transfert du pouvoir aux autorités irakiennes, le pays manque toujours de structures stables. La situation reste confuse et la sécurité n'est pas assurée. Le risque d'enlèvement est élevé.”

    Ebranlé par la fin de son séjour en Suisse, en particulier suite à sa mise à l’isolement à la prison de Zurich, Fahad garde aujourd’hui encore de profondes séquelles psychologiques. Il a de la peine à trouver le sommeil, fait des cauchemars et ose à peine se promener dans la rue, se sentant constamment traqué. Plusieurs amis suisses se relaient pour lui rendre visite à Stockholm et le soutenir moralement.

    Eduard Gnesa, le directeur de l’Office des migrations, se dit de son côté très satisfait de la fermeté des autorités fédérales à l’égard de Fahad. Dans une interview récente donnée au magazine d’information de la télévision alémanique 10vor10, il a confié avec enthousiasme: “Depuis le 12 décembre dernier, la Suisse a la chance de ne pas avoir à traiter près de mille cas de demande d’asile en expulsant les requérants grâce aux accords de Dublin. Le cas de Fahad devrait servir de leçon à ceux qui voudraient se soustraire au renvoi.”

    Fahad tient à remercier une fois encore chaleureusement toutes les personnes qui l’ont soutenu en Suisse durant ces derniers mois difficiles et qui lui ont permis de garder l’espoir. Fier d’avoir une chambre d’amis dans son nouvel appartement, il accueille volontiers tous ceux qui souhaitent lui rendre visite à Stockholm. Si vous désirez le contacter, vous pouvez m’adresser votre courrier que je lui ferai suivre.

    Fernand Melgar

  • Ministre de la honte

    Fahad.jpg

    Lettre de Fernand Melgar après l'expulsion brutale de Fahad K., menotté comme un malfaiteur.

    Fahad K. a été réveillé par la police au petit matin dans sa cellule zurichoise ce jeudi. Alors qu’il n’opposait aucune résistance, fortement affaibli par sa mise à l’isolement depuis une semaine, six policiers l’ont menotté aux chevilles et aux poignets puis sanglé les cuisses et les bras. Ils l’ont ensuite mis dans un vol spécialement affrété pour la Suède.

    La mandataire juridique Elise Shubs et moi-même avions pourtant fait part jeudi dernier 26 mars au proche collaborateur et à la chargée de communication de la Conseillère fédérale, qu’en cas d’échec du dernier recours, Fahad K. souhaitait partir volontairement sur un vol de ligne pour la Suède. Même cette dernière demande, qui aurait permis à Fahad K. de quitter le sol helvétique avec dignité, n’a pas été entendue par Mme Widmer Schlumpf. Ce qui aurait pourtant permis au contribuable suisse de faire une économie de 60'000 francs...

    A cette heure, l’Office fédéral des migrations n’a toujours pas averti officiellement la mandataire juridique du départ forcé de Fahad K. C’est lui-même qui l’a appelé depuis Stockholm pour la prévenir de son expulsion.

    A son arrivée à Stockholm, les autorités suédoises lui ont transmis la décision de renvoi vers l’Irak, lui annonçant qu’il allait retourner au camp de Boden (à 1060 km au nord de Stockholm) qui regroupe des requérants irakiens en vue de leur expulsion.

    En effet, afin de limiter le nombre d’Irakiens sur son sol, la Suède a conclu en avril 2007 des accords avec l’Irak pour rendre les renvois forcés possibles malgré la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. La Suède a mis également en place des procédures d'asile accélérées pour simplifier les renvois des requérants irakiens.

    La Suisse, la France et Amnesty International sont opposés à tout renvoi forcé vers l'Irak à l’heure actuelle. Conformément à la position du Haut Commissariat aux Réfugiés, ils estiment que toutes les personnes originaires, comme Fahad K., du sud et du centre de l'Irak doivent obtenir le statut de réfugié ou une forme de protection subsidiaire.

    Fahad K. a quitté l’Irak en été 2007 avec des motifs d’asile solides. En examinant son dossier, il ressort que les autorités suédoises n’ont pas tenu compte de la portée des risques que ce dernier encourt en Irak comme ancien interprète de l’Armée américaine. La Suisse avait la possibilité de corriger cette erreur en faisant recours à la clause de souveraineté qui permet aux Etats de se saisir d’une demande d’asile et d’entrer en matière sur celle-ci dans certains cas.

    Lettre de Fernand Melgar après l'expulsion brutale de Fahad K., menotté comme un malfaiteur.

    Fahad K. a été réveillé par la police au petit matin dans sa cellule zurichoise ce jeudi. Alors qu’il n’opposait aucune résistance, fortement affaibli par sa mise à l’isolement depuis une semaine, six policiers l’ont menotté aux chevilles et aux poignets puis sanglé les cuisses et les bras. Ils l’ont ensuite mis dans un vol spécialement affrété pour la Suède.

    La mandataire juridique Elise Shubs et moi-même avions pourtant fait part jeudi dernier 26 mars au proche collaborateur et à la chargée de communication de la Conseillère fédérale, qu’en cas d’échec du dernier recours, Fahad K. souhaitait partir volontairement sur un vol de ligne pour la Suède. Même cette dernière demande, qui aurait permis à Fahad K. de quitter le sol helvétique avec dignité, n’a pas été entendue par Mme Widmer Schlumpf. Ce qui aurait pourtant permis au contribuable suisse de faire une économie de 60'000 francs...

    A cette heure, l’Office fédéral des migrations n’a toujours pas averti officiellement la mandataire juridique du départ forcé de Fahad K. C’est lui-même qui l’a appelé depuis Stockholm pour la prévenir de son expulsion.

    A son arrivée à Stockholm, les autorités suédoises lui ont transmis la décision de renvoi vers l’Irak, lui annonçant qu’il allait retourner au camp de Boden (à 1060 km au nord de Stockholm) qui regroupe des requérants irakiens en vue de leur expulsion.

    En effet, afin de limiter le nombre d’Irakiens sur son sol, la Suède a conclu en avril 2007 des accords avec l’Irak pour rendre les renvois forcés possibles malgré la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. La Suède a mis également en place des procédures d'asile accélérées pour simplifier les renvois des requérants irakiens.

    La Suisse, la France et Amnesty International sont opposés à tout renvoi forcé vers l'Irak à l’heure actuelle. Conformément à la position du Haut Commissariat aux Réfugiés, ils estiment que toutes les personnes originaires, comme Fahad K., du sud et du centre de l'Irak doivent obtenir le statut de réfugié ou une forme de protection subsidiaire.

    Fahad K. a quitté l’Irak en été 2007 avec des motifs d’asile solides. En examinant son dossier, il ressort que les autorités suédoises n’ont pas tenu compte de la portée des risques que ce dernier encourt en Irak comme ancien interprète de l’Armée américaine. La Suisse avait la possibilité de corriger cette erreur en faisant recours à la clause de souveraineté qui permet aux Etats de se saisir d’une demande d’asile et d’entrer en matière sur celle-ci dans certains cas.

    Aujourd’hui, les autorités suédoises ont attribué d’office la même mandataire juridique que lors de son dernier séjour. Cette dernière ne maitrise pas l’anglais et avait transmis la décision de renvoi vers l’Irak à Fahad K. trop tard pour pouvoir faire un recours, un vice de forme reconnu par l’Office fédéral suisse des migrations. Elle aura 21 jours pour faire un dernier recours contre cette décision bien qu’elle ne connaisse pas le dossier.

    Fahad K. se retrouve ce soir seul en Suède, dans un état de santé physique et psychique alarmant, traumatisé par son passage en Suisse et terrorisé par ce qu’il l’attend. Il se dit soulagé de ne plus avoir à faire à la police suisse.

    Désolé d’avoir à vous apprendre de si tristes nouvelles et merci encore pour votre soutien.

    Post Scriptum:

    Aujourd’hui, les autorités suédoises ont attribué d’office la même mandataire juridique que lors de son dernier séjour. Cette dernière ne maitrise pas l’anglais et avait transmis la décision de renvoi vers l’Irak à Fahad K. trop tard pour pouvoir faire un recours, un vice de forme reconnu par l’Office fédéral suisse des migrations. Elle aura 21 jours pour faire un dernier recours contre cette décision bien qu’elle ne connaisse pas le dossier.

    Fahad K. se retrouve ce soir seul en Suède, dans un état de santé physique et psychique alarmant, traumatisé par son passage en Suisse et terrorisé par ce qu’il l’attend. Il se dit soulagé de ne plus avoir à faire à la police suisse.

    Désolé d’avoir à vous apprendre de si tristes nouvelles et merci encore pour votre soutien.

    F.M.


    Melgar17.jpgPour mémoire: à la sortie de la projection, au Festival de Locarno 2008, de La Forteresse de Fernand Melgar, dont Fahad K. est l'un des protagonistes, Madame Eveline Widmer Schlumpf, ministre helvétique en charge du dossier de l'asile,  déclarait à JLK: "Je suis impressionnée. C'est un film objectif qui peut aider à la meilleure compréhension humaine des requérants d'asile dans notre pays. J'espère qu'il sera largement diffusé dans les écoles et que nos collaborateurs le verront eux aussi." No comment...

  • Pari pour un suicide différé

    Maalouf.jpg

     Entretien avec Amin Maalouf à propos du Dérèglement du monde. Rencontre ce soir au Théâtre de Vidy, à 19h. pour un grand entretien sous l'égide de 24Heures et de Payot Librairie. Entrée libre.

    L’humanité de ce début de XXe siècle semble avoir perdu la boussole, mais du pire annoncé peut-être tirera-t-elle une réaction salutaire ? C’est l’une des hypothèses du romancier Amin Maalouf (Goncourt 1993 pour Le rocher de Tanios), auteur d’un essai percutant (Les identités meurtrières) qui a fait le tour du monde, consacré à Lausanne par le Prix européen de l’essai. Originaire du Liban qu’il a quitté en 1976 pour s’établir en France, Maalouf incarne l’émigré-passeur par excellence entre Occident et monde arabo-musulman. Or ledit Occident, constate-t-il, s’est aliéné une grande partie du monde en trahissant ses idéaux; et le monde arabe, humilié, s’enferme dans la déprime et le repli. Sur fond de crise majeure annoncée, Maalouf propose, avec Le dérèglement du monde, un bilan sévère des faillites matérielles et morales de ce début de siècle, dont il étudie les tenants avec beaucoup de nuances, montre comment des catastrophes peuvent découler de prétendues victoires, et comment de cuisants échecs aboutissent parfois à de nouvelles avancées.
    - Après deux guerres mondiales, la Shoah, le Goulag et autres génocides, quel nouveau « dérèglement » pointez-vous ?
    - Les tragédies que vous citez font partie de l’histoire de l’humanité, dont le dérèglement global que je décris risque de marquer le terme. Ce n’est pas du catastrophisme, ce sont les faits : voyez la crise financière et la crise climatique. Or le dérèglement est non seulement économique et géopolitique mais aussi intellectuel et éthique. Tout le monde se sent d’ailleurs déboussolé. Jamais le double langage de l’Occident, trahissant ses valeurs, n’a été aussi manifeste que durant l’ère Bush, et jamais le monde arabo-musulman n’a paru plus enfermé dans une impasse
    - Quels signes l’ont annoncé ?
    - Au lendemain de la chute du mur de Berlin, en premier lieu, comme en 1945 avec le plan Marshall, l’Europe et les grandes nations occidentales auraient pu transformer la victoire de leur « modèle » en établissant un monde plus juste, alors qu’on a laissé se déchaîner les forces les plus sauvages du capitalisme, au dam des populations « libérées ». Si l’affrontement idéologique, qui nourrissait les débats, a disparu, c’est dans un affrontement identitaire qu’on a basculé, sur le quel toute discussion est plus malaisée. Autre intuition, qui m’est venue en 2000, lors du dénouement, en Floride, des élections américaines, quand j’ai pris conscience qu’une centaine de voix suffiraient à changer la face du monde. D’un processus démocratique pouvaient découler des événements mondiaux. Cela m’a paru mettre trop de poids sur un seul homme…
    - L’élection de Barack Obama restaurera-t-elle une certaine légitimité de la prééminence américaine ?
    - Je l’espère évidemment, s’agissant d’un président noir, intelligent et cultivé, qui ne diabolise pas l’autre a priori. Il pourrait incarner lui-même une légitimité « patriotique », comme l’a incarnée en partie Nasser, ou De Gaulle à la fin de la guerre. Mais ses tâches sont colossales, et les attentes immenses reposant sur lui vont de pair avec une immense accumulation de méfiance.
    - Et l’Europe ?
    - C’est un laboratoire prodigieux. J’ai été fasciné par tout le travail qu’elle a accompli depuis 1945, mais je regrette qu’elle n’ait pas su imposer un vrai contrepoids à l’Amérique de Bush. Elle n’a pas encore choisi ce qu’elle serait. Face au communisme, elle savait ce qu’elle ne voulait pas. Aujourd’hui, elle devrait être plus affirmative dans une perspective universelle. Je rêve d’une formule fédérale qui s’ouvrirait beaucoup plus et ferait de nouveau figure de modèle, à beaucoup plus grande échelle. Cette aspiration, en outre, devrait monter de la base des citoyens.
    - Quel espoir nourrissez-vous malgré vos sombres constats ?
    - Je crois qu’un changement radical doit être opéré au vu d’enjeux planétaires. On a vu, avec la Chine et l’Inde, que le sous-développement n’était pas une fatalité, mais cela engage de grandes responsabilités pour ces pays, notamment en ce qui concerne l’environnement. Il serait injuste de ne pas souhaiter le mieux-être de tous ceux qui en manquent, mais cela aussi va modifier les équilibres. Enfin le plus important, de manière globale, est une affaire d’éducation et de transmission des valeurs, de culture qui ne soit pas qu’un objet de consommation mais un élément d’apprentissage et d’épanouissement.
    Amin Maalouf. Le dérèglement du monde. Grasset, 314p.

  • Katyn, de Czapski à Wajda

    Katin4.jpgA propos de L’Art et la vie
    Et sur le film Katyn d'Andrzej Wajda, vu par Philip Seelen.



    Il y a seize ans que Joseph Czapski s’est éteint à Paris à l’âge de 97 ans, au terme d’une vie étroitement mêlée aux tragédies du XXe siècle, et notamment au massacre de Katyn dont il fut l’un des rares rescapés et des grands témoins (son livre Terre inhumaine fut l'un des premiers ouvrages documentant le Goulag), finalement justifiés. Sous les dehors de cette figure “historique”, qui resta une conscience de la Pologne tout au long de son exil parisien (tant par ses articles dans la revue Kultura que par ses liens personnels avec les meilleurs esprits, de Gabriel Marcel à Czeslaw Milosz), Czapski apparaissait, au naturel, comme le plus simple et le plus libre des hommes, et son oeuvre de peintre témoigne le mieux de son aspiration constante à traduire ses émotions devant la beauté mêlée de douleur qui émane des êtres et des choses en ce bas monde.

    Czapski13.JPGAussi sensible aux lumières du paradis perdu qu’à la tragédie de tous les jours, l’artiste vivait à la fois l’effusion de Bonnard et la tension de Soutine, qu’il rapproche d’ailleurs au sommet de ses admirations dans l’un des magnifiques articles réunis ici sous un titre qui dit bien l’enracinement de son oeuvre et de sa réflexion “dans la vie”. Bien plus qu’un livre “sur” la peinture ou “sur” les peintres, L’Art et la vie nous immerge aussitôt “dans” ce bonheur irradiant que la peinture nous vaut de loin en loin, dont Czapski ressaisit les tenants et les secrets avec une merveilleuse pénétration. Qu’il rende hommage à Nicolas de Staël, revienne sur l’héritage de Cézanne, s’oppose au despotisme ravageur de Picasso (avec d’éventuels repentirs), se rappelle une rencontre avec Anna Akhmatova, détaille l’art de son cher Proust, rende un hommage inattendu à Dufy ou célèbre l’“âme” de Corot, parle travail ou “paresse féconde”, Joseph Czapski nous sollicite avec passion et nous est, autant que dans sa peinture, plus présent que jamais.

    CZAPSKI01.JPGJoseph Czapski. L’Art et la vie. Textes choisis et préfacés par Wojciech Karpinski. Traduit du polonais par Thérèse Douchy, Julia Jurys et Lieba Hauben. L’Age d’Homme, 244p.

    A lire absolument: la lettre magnifique que notre ami Philip Seelen a envoyée à Bertrand Redonnet près avoir vu Katyn, le dernier film du grand réalisateur polonais Andrzej Wajda: http://lexildesmots.hautetfort.com/

  • Suisse terre d'asile

    Melgar9.jpg
    Dernières nouvelles de Fahad Khammas, par Fernand Melgar.

    Fahad K., le réfugié irakien menacé de mort dans son pays par des milices islamistes, est enfermé depuis le vendredi 23 mars dans une cellule dite « sécuritaire » de la prison de l’aéroport de Zurich. Dans cette cellule minuscule, appelée communément le bunker, il est en isolement complet, surveillé 24/24 heures par un gardien. Il n’a accès ni au téléphone, ni à sa mandataire juridique ni à sa famille. Il ne peut ni se doucher (il n’y a même pas de lavabo), ni lire un livre ni regarder l’heure (on lui a confisqué sa montre). On lui a même supprimé la promenade et il reste confiné depuis bientôt 4 jours dans cet endroit complètement vide, mis à part un lit, une couverture et des WC. Fahad K. a perdu 4 kilos et son état physique et psychique est alarmant (communiqués d’Amnesty International et de l'Organisation Mondiale Contre la Torture ci-dessous).

    Lundi après-midi 30 mars, une amie de Fahad K. a pris rendez-vous à la prison pour le rencontrer. Arrivée sur place, il lui a été dit que Fahad K. venait de partir il y a cinq minutes avec des policiers et qu’il ne se trouvait plus dans la prison. La visite a alors été annulée. Nous savons pourtant avec certitude que Fahad K. se trouvait dans la prison et qu’il a même vu, par la fenêtre de sa cellule « sécuritaire », son amie repartir de la prison.

    Pourquoi l’Office fédéral des migrations traite-t-il Fahad comme un criminel en lui infligeant ces traitements dégradants, à la limite de la torture, pourquoi s’obstine-t-il à le couper totalement du monde extérieur ? De quoi a-t-il peur pour se livrer à de pareilles maltraitances ?

    Des milliers de citoyenNEs suisses (plus de 6000 à ce jour) ont signé la pétition demandant à ce que Fahad K. puisse rester en Suisse. Parmi eux de nombreuses personnes nous ont fait part de leur émotion, et ne comprennent pas que notre pays puisse attenter pareillement à la dignité humaine. Elles ont raison : le traitement réservé à Fahad est tout simplement scandaleux et les atteintes à ses droits humains sont inacceptables. Elles doivent cesser immédiatement.

    Pour faire part de votre indignation, écrivez directement par courrier postal (ils ont bloqués leur boîte de courriel) au plus vite aux adresses suivantes pour demander la libération immédiate de Fahad K.:


    Madame la Conseillère fédérale
    Evelyne Widmer-Schlumpf
    Palais fédéral ouest
    CH-3003 Berne

    Monsieur Eduard Gnesa,
    Directeur de l'Office fédéral des migrations
    Quellenweg 6
    CH-3003 Berne-Wabern



    Merci pour votre aide,

    Fernand Melgar

    ***


    Melgar7.jpgORGANISATION MONDIALE CONTRE LA TORTURE
    COMMUNIQUE DE PRESSE



    Suisse: mise à l’isolement d’un étranger en détention administrative en vue de son renvoi malgré des risques pour son intégrité physique

    Genève, 31 mars 2009. Le Secrétariat international de l’Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT) est très préoccupé par l’enfermement en isolement et la dégradation de l’état de santé tant physique que mentale de M. Fahad Khammas, actuellement en détention administrative à la prison de l’aéroport de Zurich en vue de son renvoi.

    Selon les informations reçues, M. Fahad Khammas a été placé vendredi dernier en cellule d’isolement sans qu’aucune base juridique n’ait été jusqu’à aujourd’hui fournie. Ayant cessé de se nourrir, il est extrêmement affaibli physiquement et présente des signes de profonds traumatismes psychologiques. Il n’a pas accès au téléphone et s’est vu limiter dans son droit à recevoir des visites, y compris celle de sa mandataire juridique.

    L’OMCT est très préoccupée par les conditions dans lesquelles M. Khammas est actuellement détenu et exprime sa plus vive inquiétude quant à la détérioration de son état de santé mentale et physique, considérant que cet enfermement en isolement est une pression inacceptable exercée sur celui-ci. A cet égard, dans son rapport annuel daté de 2008, le groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a rappelé aux Etats que « les immigrants clandestins placés en rétention administrative ne sont ni des criminels ni des suspects». Il a également rappelé que la détention administrative appelle au respect de standards particuliers adaptés à ce type de détention.

    M. Fahad Khammas est actuellement en détention afin d’être renvoyé vers la Suède où il est fortement menacé d’un refoulement vers l’Irak, étant donné un premier rejet de sa demande d’asile par les autorités suédoises. En l’espèce, l’OMCT se joint avec force aux diverses voies qui se font entendre quant aux risques pour l’intégrité physique et mentale de M. Khammas en cas de renvoi en Irak étant considéré comme un « traitre » par des milices islamistes du fait de ses activités de traducteur pour l’armée américaine.

    L’OMCT voudrait donc rappeler à la Suisse ses obligations internationales en la matière soit celle de tout Etat qui expulse ou renvoie un étranger de s’assurer que celui-ci ne sera pas soumis à des traitements ou peines contraires à la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, à l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, soit à la torture ou autres traitements ou punitions cruels, inhumains et dégradants. Ces éléments avaient déjà été soulevés dans un courrier du Secrétaire Général de l’OMCT adressé à l’Office Fédéral des Migrations début mars 2009 et qui n’a malheureusement pas trouvé d’écho jusque là.

    L’OMCT appelle donc les autorités suisses à prendre les mesures nécessaires pour garantir l’intégrité physique et mentale de M. Fahad Khammas durant sa détention administrative, à reconsidérer sa mise en liberté et à ne pas l’expulser au risque d’être en contradiction avec ses obligations internationales en matière d’interdiction de la torture et autres traitements ou punitions cruels, inhumains et dégradants.

    Pour plus d’informations, merci de contacter: Orlane Varesano, +41 22 809 49 39


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    AMNESTY INTERNATIONAL
    COMMUNIQUE DE PRESSE


    Fahad K., requérant d’asile irakien débouté
    Protestation contre la détention en isolement à la prison de l’aéroport de Zürich

    Lausanne, 31 mars. Amnesty International proteste contre les conditions de détention de Fahad K., détenu depuis vendredi dernier à la prison de l’aéroport de Zurich. Dans une lettre adressée à Markus Notter, Chef du Département de la justice du canton de Zurich, à Victor Gähwiler, responsable des prisons zurichoises et à la Conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, l’organisation des droits humains dénonce plusieurs violations du droit en vigueur.

    «Il est inacceptable que le jeune Irakien Fahad K. soit traité comme un dangereux criminel. Il est détenu à l’isolement depuis vendredi passé », déclare Denise Graf, coordinatrice réfugiés de la Section Suisse d’Amnesty International. Elle a rendu visite au détenu mardi matin et se dit extrêmement préoccupée par les conditions de détention de Fahad K.

    Dans une lettre adressée à Markus Notter, Amnesty International attire l’attention sur le fait que les autorités d’exécution du renvoi violent à plus d’un titre le droit suisse, le droit international ainsi que la jurisprudence du Tribunal fédéral en matière de détention administrative. La Conseillère d’Etat, Evelyne Widmer-Schlumpf et l’actuel responsable des prisons zurichoises ont également reçu une copie de la lettre. Dans sa lettre, l’organisation des droits humains demande une clarification rapide de la base légale permettant la détention à l’isolement de Fahad K., ainsi que sur les raisons qui justifieraient l’usage d’une paroi vitrée lors des visites.

    Le 23 mars 2009, le requérant d’asile Fahad K. a été arrêté par surprise à l’Office cantonal des migrations de Zürich. Le Tribunal administratif fédéral avait préalablement rendu une décision de renvoi vers la Suède du jeune Irakien de 24 ans. En Suède, il est menacé de renvoi sur Bagdad. Contrairement à la Suède, la Suisse ne renvoie ni dans le sud, ni au centre de l’Irak en raison de l’insécurité qui règne actuellement dans la région.

    Amnesty International se montre préoccupée par la sécurité de Fahad K. en cas de retour en Irak où il a travaillé comme traducteur pour les forces américaines. Accusé de "traitrise", il est menacé par les milices islamistes et a dû quitter le pays. Environ 300 traducteurs comme Fahad K. ont été tués depuis le début du conflit.

    Fahad K. est l’un des principaux protagonistes du film  La Forteresse, de Fernand Melgar. Ce film est actuellement projeté dans les salles de Suisse alémanique et présente le quotidien des requérants d’asile au centre d’enregistrement et de procédure de Vallorbe.

    Informations supplémentaires:
    Denise Graf, Coordinatrice réfugiés, Tél. 031 307 22 20, Tél. 076 523 59 36

    Images: Chez nous, par Philip Seelen. La Forteresse, de Fernand Melgar.

  • Question de solidarité

    Melgar22.jpgUn témoignage de l'historien Alfred Berchtold sur la Suisse et la question des réfugiés en 1942. Et le témoignage de reconnaissance de Fernand Melgar.


    D'aucuns se sont étonnés que je puisse, sur ce blog essentiellement littéraire, faire écho à une lettre-pétition lancée par le groupe de cinéastes lausannois Climage, autour de Fernand Melgar, en faveur du requérant d'asile irakien Fahad K., menacé de renvoi dans son pays où sa vie resterait en danger. Bien entendu, une telle initiative ne pouvait être le fait que d'un gauchiste niaiseux et traître à la patrie, comme l'ont insinué divers commentateurs courageusement anonymes de mon blog parallèle de 24 Heures ( http://passiondelire.blog.24heures.ch) qui se sont bientôt érigés en tribunal populaire jugeant que Fahad K. ne méritait pas notre accueil, pas plus que Melgar le natif d'Espagne barbaresque qui salit notre nid...

    J'en profite alors, moi qui ne dois pas avoir signé trois pétitions de ma vie et ne suis pas plus de gauche que de droite, ou plus exactement: qui suis autant de gauche que de droite selon la cause à défendre, de préciser qu'une culture non ancrée dans certaines valeurs fondamentales, et qu'une littérature qui se voudrait au-dessus de toute mêlée, me semblent une culture et une littérature mortes.

    Berchtold.jpgJ'en profite également pour citer, ici, une page du livre d'entretiens que j'ai eu l'honneur et le mémorable bonheur de réaliser en 1997 avec Alfred Berchtold, historien et homme libre - le Suisse selon mon coeur, démocrate et généreux. Sous le titre de La passion de transmettre, l'ouvrage a paru à La Bibliothèque des arts.

    Voici ce que me disait donc Alfred Berchtold ce jour-là: "Un événement exceptionnel, le 30 août 1942, s'est gravé dans ma mémoire: la réunion, au Hallenstadion d'Oerlikon, de huit mille jeunes appartenant au mouvement de la Junge Kirche, conviés au face à face, à propos de la politique des réfugiés, du conseiller fédéral von Steiger et du pasteur Walter Lüthi, de Bâle, barthien et antinazi engagé. Le matin fut réservé au sermon du pasteur. Je cite ses paroles de mémoire, telles qu'elles retentissent encoore en moi, sans avoir vérifié le libellé exact du discours dans les archives de l'époque: "Monsieur le conseiller fédéral, vous avez mis la Suisse en état de péché; seule la grâce du Christ peut nous sauver. Ne vous excusez pas: rien de ce que vous pouvez dire n'est convaincant; vous n'êtes d'ailleurs pas le seul coupabe: vos collègues du Conseil fédéral le sont autant que vous!" Et l'après-midi, le chef du Département de justice et police répondit. "Quand la barque est pleine, il arrive qu'on soit obligé de..." Alors André Berchtold de conclure: "Combien de fois, depuis lors, a-t-on cité la formule :"Das Boot ist voll !", la barque est pleine.

    Est-il besoin de rappeler que cet argument est à l'origine du refoulement de milliers de Juifs à nos frontières et d'une mentalité de repli, d'égoïsme et d'exclusion qui survit dans notre pays, même si, et c'est le premier mérite du film de Melgar, la situation actuelle est moins dramatique et plus complexe qu'en 1942.

    Or voici la lettre que nous envoie, ce matin, l'auteur de La Forteresse:

    Chers signataires,

    Jeudi matin, le proche collaborateur de Madame Widmer Schlumpf ne pouvait que le constater: “La boîte personnelle de courriels de la Conseillère fédérale est remplie de milliers de pétitions signées!” En effet, la pétition en faveur du jeune requérant irakien Fahad Khammas, lancée en ligne le mercredi 25 mars, a remporté un véritable succès auprès de l’opinion publique, toutes tendances politiques et de tous milieux sociaux confondus.

    Deux jours plus tard, plus de 3’500 pétitions en provenance des quatre régions linguistiques de la Suisse et même hors de nos frontières ont été envoyées à la Conseillère fédérale Evelyne Widmer Schlumpf et au Directeur de l’Office fédéral des migrations, Eduard Gnesa. Plusieurs groupes de soutien ont été créés sur Facebook. Et le décompte est loin d’être fini car on reçoit environ 50 nouvelles signatures par heure!

    De nombreux signataires ont accompagné la pétition d’un message personnel. Giusep Nay, ancien Président du Tribunal fédéral a notamment écrit : “Faire la preuve de nos hautes exigences en matière de droits humains serait, en particulier par les temps qui courent, fort utile à la réputation de la Suisse et susciterait de la compréhension pour les positions que nous défendons actuellement. Je suis confiant en une décision responsable et vous assure de mon plein soutien pour la défense des droits humains et des droits fondamentaux.”

    D’ores et déjà, la plus grande victoire de cette pétition est de mettre en lumière le profond attachement de notre pays aux valeurs de solidarité et des droits humains. Timothée, 13 ans, écrit : “J'ai visualisé le film La Forteresse avec l'école de Payerne, je suis en 8ème et j'ai été très touché... à un tel point que je vous envoie cette pétition, je sais pas combien vous en avez déjà reçu et vous allez encore recevoir, mais faites quelque chose...”

    En vous remerciant sincèrement pour Fahad Khammas,

    Fernand Melgar

  • Sursis pour Fahad K.

    Fahad2.jpg

    La ministre Eveline Widmer-Schlumpf intervient en personne pour annuler le renvoi.

    La matinée de jeudi a été marquée par de nombreux rebondissements, a révélé le journal de 12 h 45 de la Télévision suisse romande. Alors que Fernand Melgar était en route pour rencontrer Fahad dans son lieu de détention avant son renvoi prévu dans la matinée, le réalisateur a été informé qu'un avion avait été affrété et que l'expulsion devait avoir lieu à 10 heures de l'aéroport de Zurich.

    A l'arrivée de Fernand Melgar à Kloten, la police zurichoise l'a informé qu'Eveline Widmer-Schlumpf était intervenue en personne pour annuler le renvoi. Pour l'heure, les raisons qui ont poussé la conseillère fédérale à prendre cette décision ne sont pas connues, relate la TSR.

    L'incertitude demeure également quant au sort du requérant irakien. Ce dernier rebondissement ne pourrait être qu'un sursis dans sa procédure d'expulsion.

  • Pour sauver Fahad K.

     

    Fahad.jpgFahad K., protagoniste de La Forteresse, sera-t-il renvoyé aux bourreaux ?

    La Suisse s'en lavera-t-elle les mains ?

    La barque est-elle pleine ?

    Signez la lettre à ceux qui la mènent...

    Madame la Conseillère fédérale,
    Monsieur le Directeur de l’Office fédéral des migrations,

    J’ai appris l’arrestation de M. Fahad K., protagoniste du film La Forteresse, ce lundi 23 mars 2009 à Zurich. Par la présente, je tiens à vous exprimer ma plus vive inquiétude sur le sort de ce jeune requérant d’asile irakien qui risque d’être renvoyé, via la Suède, en Irak où sa vie est en grand danger.

    Menacé de mort par les milices islamistes irakiennes, Fahad K. a fui vers l'Europe. Il erre maintenant depuis deux ans, balloté d'un pays à l'autre, en quête de protection. En Suisse, une demande d'asile lui a été refusée en vertu des accords de Dublin et il a été renvoyé de force vers la Suède, premier pays européen où il a demandé l’asile. La Suède lui annonçant un renvoi forcé vers l'Irak, Fahad K. est revenu en Suisse se réfugier.

    Contrairement à la Suède, la Suisse, la France et Amnesty International sont opposés à tout renvoi forcé vers l'Irak vu la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. Conformément à la position du Haut Commissariat aux Réfugiés, ils estiment que toutes les personnes originaires, comme Fahad K., du sud et du centre de l'Irak doivent obtenir le statut de réfugié ou une forme de protection subsidiaire. En Suisse, Fahad K. remplit donc parfaitement toutes les conditions légales lui permettant d’obtenir le statut de réfugié.

    Pour Amnesty International, Fahad K. court un très grand danger et a quitté l’Irak avec des motifs d’asile solides. Il ressort de son dossier que les autorités suédoises n’ont pas tenu compte de la portée des risques que ce dernier encoure dans son pays comme ancien interprète de l’Armée américaine. La Suisse a la possibilité de corriger cette erreur en faisant recours à la clause de souveraineté qui permet aux Etats signataires de Dublin de se saisir en tout temps d’une demande d’asile et d’appliquer ses propres critères.

    Je me permets de m’adresser à vous, Madame la Conseillère Fédérale, Monsieur le Directeur, compte tenu de l’urgence de la situation. Je souhaite que vous preniez toutes les mesures nécessaires pour protéger la vie de Fahad K. Je vous rappelle qu’il risque la torture et la mort dans son pays et que la Suisse ne saurait s’en laver les mains sans trahir profondément l’esprit des Conventions de Genève dont nous sommes les dépositaires.

    Je vous prie d’agréer, Madame la Conseillère Fédérale, Monsieur le Directeur, mes salutations
    respectueuses.

    JLK, écrivain, journaliste.

     


    Envoyez cette lettre  à votre nom:

    Mode d’emploi:
    1) Mettez votre prénom, nom et activité au bas de la lettre.

    2) Adressez la lettre après avoir effacé ce mode d’emploi à Madame la Conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, Monsieur le Directeur de l’Office fédéral des migrations, ainsi qu’au site du film La Forteresse.

    eveline.widmer@gs-ejpd.admin.ch
    eduard.gnesa@bfm.admin.ch
    info@laforteresse.ch


  • La Forteresse de l'asile


    Melgar10.jpgEn été 2008, La Forteresse, du réalisateur lausannois Fernand Melgar décrochait le Léopard d'or du Festival de Locarno dans la section Cinéastes du présent. Eveline Widmer-Schlump, ministre en charge du Département de l'intérieur, m'avait  dit être très impressionnée après la première du film. Celui-ci documente le séjour des requérants d'asile dans le centre d'enregistrement de Vallorbe. Aujourd'hui, l'un des protagoinistes est menacé de renvoi en Irak où sa vie est menacée.

    « Ce qui est terrible, c’est que nous ne savons pas d’où ils viennent et qu’ils ne savent pas où ils vont ». Ces mots d’une des collaboratrices du Centre d’enregistrement de Vallorbe, Fernand Melgar les cite en exergue de La Forteresse, qui en illustre magnifiquement la réalité. Le sentiment de « ne pas savoir » est au cœur de la question de l’asile, qui a permis, avant les votations de 2006, à la propagande blochérienne (notamment) de développer deux portraits-type du requérant : l’Africain dealer ou le Rom chapardeur. La réalité, on s’en doute, est bien plus complexe. Fernand Melgar, fils d’immigrés espagnols, clandestin lui-même en son tout jeune âge, a vécu le résultat des votations sur l’asile comme une trahison alors qu’il venait d’obtenir sa propre naturalisation. Autant dire qu’il était personnellement impliqué quand il a pris son bâton de pèlerin documentariste pour répondre à cette question : la Suisse est-elle xénophobe ?
    « Tout le monde a tenté de me dissuader de faire un film sur l’asile », commente-t-il aujourd’hui. « Mais lorsque j’ai expliqué à Philippe Hengy, l’un des responsables du centre de Vallorbe, que j’entendais y passer deux mois, soit la durée la plus longue d’un séjour de requérant, mon projet a commencé de l’intéresser… »
    Six mois de négociations (notamment avec l’Office fédéral des migrations) et de préparation avec une équipe qui partagerait son immersion, deux mois (de décembre 2006 à février 2007) de tournage, un patient travail d’apprivoisement de tous les « acteurs », requérants et collaborateurs du centre, des conventions de travail très précises et sécurisées : telle est la base logistique de ce documentaire qui voulait échapper au «contre » autant qu’au « pour » afin de vivre «avec» les protagonistes.
    Résultat : sur 150 heures d’enregistrement, 100 minutes d’observations et d’émotions parfois bouleversantes, mais ne jouant jamais sur l’effet. «Lors de mes premières approches, notamment avec des aumôniers, je sentais qu’on me peignait le centre sous des couleurs apocalyptiques», puis j’en ai découvert de multiples autres aspects. Avant de séjourner à Vallorbe, je me faisais une image simpliste de la réalité, comme la plupart des gens. Or ce qui m’est apparu de plus en plus fortement, c’est que la vie triomphe de l’enfermement. La réalité que je documente est très dure, mais j’ai voulu en capter toutes les nuances. « La seule fiction se trouve dans le réel », disait Godard. Et c’est à raconter ce réel que nous sommes efforcés avec mon équipe ».
    Ombres et lumières
    Le terme de « forteresse » a valeur de symbole : c’est à la fois ce centre vaudois qui tient bel et bien de la prison en dépit de son relatif confort, et la Suisse, l’Europe, l’Occident dont rêvent les damnés de la terre. Point de brutalité ni de hurlements à Vallorbe, mais des règlements stricts, l’ennui et la tentation pour les hommes de le fuir par l’alcool, l’encadrement sécuritaire – un gilet pare-balles entr’aperçu. Au fil de la procédure, des bribes de destins apparaissent. Récits parfois insoutenables. Avérés ? La tâche difficile des collaborateurs est de trier. Le film montre admirablement leurs cas de conscience autant qu’il reste à l’écoute de chacun. Et la vie filtre de partout : des fidèles africains transforment une messe en sarabande en entraînant le directeur bon pote, un enfant vient au monde, un Kurde invective un chiite irakien, un père Noël passe comme un ange pataud - et voici l’heure du verdict: permis accordé ou pas, transferts, lueur d’espoir, illusions perdues, départs vers on ne sait quelle clandestinité…

  • La papatte de Sarko

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    PSEUDO. Sarkozy se révèle un autobiographe épatant par le truchement de David Angevin, qui s’est glissé Dans la peau de Nicolas…
    « Le livre que vous tenez entre les mains est le premier et le dernier que j’écris moi-même », écrit Nicolas Sarkozy sous la plume de David Angevin. « La vie est trop courte et précieuse pour la passer seul, à s’ennuyer comme un con, devant un clavier d’ordinateur. Je ne peux imaginer pire métier que celui d’écrivain. Je ne sais pas comment fait Marc Levy, maintenant qu’il est milliardaire, pour rester seul des journées entières à écrire ses livres ».
    C’est donc dit : Nicolas Sarkozy n’écrira plus sous son nom, sauf par nègres interposés. Or Dans la peau de Nicolas est sans doute « son » meilleur livre à ce jour : drôle, vivant, bien documenté. Enfoncées la prétention littéraire d’un Mitterrand ou la cuistrerie « poétique » d’un Villepin. Menée à la cravache, la pseudo-confession commence au lit dans l’avion présidentiel, étant entendu que s’envoyer en l’air à trente mille pieds d’altitude dans un king size 180-200 est « le principal attribut du pouvoir ». Pour le reste, son job serait plutôt « galère ». Mal payé par rapport à ses amis du privé (« je gagne en un an ce qu’ils gagnent en deux semaines »), stressé par son entourage et les médias, le « président-manager», selon sa propre expression, vomit les hommes et son père salopard,  mais file doux devant sa mère et Carla. Celle-ci, très convoitée par l’ami Bill (Clinton, aux téléphones d'une lubricité qui le gêne quasiment) lui fait faire des folies jusque dans la voiture présidentielle, mais il envie sa classe : «Je suis l’exact opposé de ma femme et des riches de naissance. Je suis un angoissé, un lourdingue… Comme tous les anciens pauvres, j’aime l’argent ».
    Pas moins lucide sur ses ministres (Fillon le bosseur assommant…) et ses adversaires (Ségolène Royal en vipère à look de télévangéliste) que sur les grands de ce monde, Sarko est attendrissant quand il parle de ses fils, notamment du « petit » auquel il a filé le virus de la politique. Au fan de Joeystarr, il essaie d’expliquer la différence entre vulgarité de langage et de pensée: «Ca ne t’inquiète pas, toi, un Suisse de Lausanne qui dit «z’y va, enculé d’ta race » à la place de « bonjour monsieur ». Et son fils de répondre : « Personne ne parlera comme ça sur mon disque, papa ! » Alors Sarko : « Putain, y a intérêt… »
    Bref, David Angevin, naguère interviewer patenté de stars mondiales, à l’enseigne de Rock & Folk, passé ensuite au service culture de Télérama, auteur de six premiers livres, n’est pas à l’étroit dans la peau de Sarko…

    David Angevin. Dans la peau de Nicolas. Le serpent à plumes, 190p.

  • Lettre de Gaza

    Ramallah887.jpg

    Pascal Janovjak répond à Philip Seelen et nous transmet une lettre de Dania et Mohamed Mussalem

    Ramallah, le 15 janvier 2009.

    Cher Philip,
    Je comprends aujourd'hui votre motivation, votre douleur. Je tiens à vous présenter mes excuses. Ma colère était profonde, mais je regrette mes mots – votre façon de faire n'est pas la mienne, qu'importe, dans la situation présente. Nous sommes frappés au cœur, et il est important d'agir, quelques soient nos armes et nos sensibilités, agir pour ne pas devenir fous, ou se tromper, comme je l'ai fait, de cible.
    Je vous envoie donc ce témoignage, reçu ce matin (vous l'avez peut-être déjà lu, par d'autres canaux). Dania est l'épouse de Mohamed Mussalem, artiste et professeur à l'Université AlAqsa de Gaza. J'ai hésité à la corriger, pour en rendre la lecture plus aisée, mais la qualité du français témoigne aussi de l'effort fourni par la rédactrice.
    Pascal

    PS. La lettre était adressée au directeur du centre culturel français de Gaza, qui fait suivre - elle est datée Lundi 12 Janvier 2009, 20h32mn 38s.

    bonjour
    on est toujour vivant ...jusqu'a maintenant au moin ,......apres plus d'une semaine de stresse et d'horeur qu'on a vecu pendant les bombardement continue sur gaza au tour de notre maison plus de 15 missiles de f16 sont tomber vous imaginer la suite ,,des fenetre qui ont eclater, la maison et le sol qui tremble au dessous de toi ,les enfant teroriser , on oser meme pas allez au toilette de peur d'avoir le plafond sur la tete des que les operations des forces terrestre on comencer le 10 emme jours il ya eu des incursions au quartier Atatra et Salatine a 500metre de chez nous c'etait l'enfer toute la nuit on entendait des explosions,tres fort on dirait qui sont juste devant ta porte on voit de la fumee par tout le ciel gris toute la journee,des accrochages continue ,des Apatchis , de la mer on nous attaque de partout

    Ramallah675.jpg

    Ramallah876.jpgle pire que des le premier jour on avait pas d'elecricite et bien sur pas d'eau meme les citernes sur le toit on etait trouee par les eclats d'obus le seule moyen d'info qu'on avait etait le telephone et la radio on entendait les histoires de masacres et on recevait des nouvels sur des amis des proches msacrer,.croyer mois des familles entier qui ont etait masacrer a la fois un voisin son frere etait a la mosquee quand on la bombarder, ses 2 autres freres sont partis pour essayer de le trouver au dessous des murs quand ils ont recus un 2emme missile sur leurs tetes les trois freres sont devenue des morceaux de viandes pour ne pas dire des cadavres on ne parles rarement de cadavres mais des morceaux de corps a peine on reconait les morts

    apres 2 nuits d'enfers on a decider de sortir mes beaux parent refuser de sortir mais on les a forcer , on etait en danger les charts bombarder sans avoir des cibles précis et on etait pas en securite on a pris le risque de sortir avec un drapeau blanc mois mon mari et mes 2 enfants et mes beaux parents mon sac etait deja pres je savait que ce moment va venir dieu merci personne n'a etait toucher sur les media on parlait d'une treve quotidienne de 13 h -16h pour des raison humanitaire mais cetait des menssonges ,2 femmes de mon quartier sont sortis chercher des provision pour leurs enfant il les ont tuee .

    on etait heberger par la soeur de mon mari au centre de la ville de Gaza , d;autres ils navait pas ou aller , dans les rues des miliers des familles qui se sont sauver de leurs maisons ….une nouvelle generation de refugiers

    2 heurs après qlqs voisins qui ne sont pas encore sortis nous on informer qu'une bombe d'une chart est tomber sur un cote de notre toit ,apres trois jours La Croix rouge nous a informer qu'il ya une treve entre 7h et 11h pour les femmes pour y revenir chercher le reste de leur affaire et le reste des corps qui sont rester par ce que on empecher les ambulances de passer acette zone devenue militaire , dans le quartier Al Atatra la croix rouge a decouvert 4 enfant a cote de leur mere morte depui 7 jours et qui mourrair de fin on les a sauver a la derniere minute .

    ma belle mere et parti toute les porte des maisons sont casser et des fois exploser, l'armees Israeliennes a fouiller toutes les maisons dont le notre , tous notre meubles est abimer et nos affaire par terre

    Je ne peu vous resumer ces 2 semaines en qlq lignes je suis sorti de ma maison dans un appartement ou il ya plus de 30 personne de refugier!! tous les gens qui habite sur les limites east, nord ,sud ,ouest se sont deplacer au centre en disant qu ils sont plus en securite
    En faite personne n'est en securite aucun palestinien a Gaza

    On nous dit que l'objectif de cette guerre est d'exterminer les members de Hamas ,un autre pretexte comme les precedentes pour exterminer et terroriser le peuple palestiniens plus de 900mort" civils" dont 275 enfants ,97 femmes"des mamans" et 15 ambulanciers et 5 journalists en 2 semaines
    Le message est claire on fait payer au peuple sa liberter d'expression par ce que il a voter pour Hamas
    Comme ca les gens vont detester Hamas ,on n'arrete pas de transmettre ses messages et franchir les ondes des chaines locaux pour nous dire tous ce que vous subiser c'est a cause de Hamas qui vous a trahis et na pas pris la ressponsabilite de vous proteger
    Voilà

    J'etait toujour contre Hamas je n'aime pas les islamistes extremists mais le ne suis pas imbecile pour croire a ces mensonges !meme avant Hamas on nous bombarder on nous insultes sur les frontiers on nous imprisonne a l'interieur de gaza et devant le monde ils dissent qu'ils se sont retirer de Gaza et ils ont leur liberter pourquoi ils se plein!

    C'etait claire depuis que Hamas etait dans le gouvernement cela fait 2 ans qu'on souffre du Blocus qui nous etrangle je reve d'avoir le droit de voyager et de ce deplacer comme toute autre personne dans le monde, d'avoir un pay nationale libre

    Les lanceur de roquettes sont un autre pretexte pour convaincre les monde que les Israliens sont victimes et qui ont le droit de ce proteger contre les roquettes fabriquer localement avec toute sorte d'armes militaires meme qui sont interdit internationalement (bombes phosphoriques ) sachant que la plus parts des Israeliens transporter au hopitaux on a decrit leur etat de" blessure" ( etat de panique et peur ) on les compter comme victimes! alors que 1 milions et demis de palestiniens sont terrifier et les hopitaux de Gaza non meme pas les moyen de faire des intervention chirugical pour les vrais blesses

    Le conflits palestinien , le complis des gouverneurs Arabes etait aussi une couverture pour ces attaque et on S'etait bien enservie

    Je doute qu'apres tous cela Gaza aura une vie normal on est sous choc et je doute qu'on va se remettre ,et je doute que après cette guerre si elle se termine j'aurai une maison ,je prie le Dieu que mes enfants reste vivant et si on va mourire qu'on meur tous ensemble ,je ne veut pas vivre pour voir mes enfants massacre devant mes yeux .

    Merci a tous nos amis de nous avoir envoyer des messages pour nous soutenir j'apprecie les manifestations quon fait partout ds le monde ,les aides qu'on recoi s lea actes de solidariter mais excuser mois, je suis telement desesperer et au meme temp convaincu que Israel est bien proteger et qu'elle ne va pas cessez le feu que après qu'elle aboutie tous ses objectifs imaginaries par ce que on faite cet les civils qui sont cibler et la decision de la fin de ces operation va venire de ces Generales pas de la pression de la communaute international
    A part cela on a manger cest le dernier de nous soucis Israel fait entre les provision necessair pour prouver qu 'elle si humanitaire
    Il ya des grands problemes pour la distributions d'aide a cause de l'absence des autorite specialiser il n'ya que l'Unrwa et la croix rouge et qui exerce son role dans des conditions tres deficiles
    Les gens nont pas perdus l'esprit de solidarite mais la catastrophe est sur tous le monde chacun a sa propre triste histoire mois meme je suis en etat de choc et a peine j'ai eu la force de vous ecrire

    Dania et Mohamed

    Image: photo transmise par Dania, de la famille au 5e jour et d'un bombardement de F16 sur une cible non identifiée.

     

  • Les armes de la critique

    Panopticon99.jpg


    Lettres de l’imagier (4)


    Paris, 14 janvier 2009.


    Vieux frère,

    Que la passion d'éditer soit une affaire compliquée, sujette à caution, aux critiques et aux polémiques, nous le savons depuis si longtemps. Que les questions de faute de goût, de propos ou de publications déplacées, inadaptées, choquantes soient récurrentes dans ce type de situation, au milieu d'un conflit si meurtrier pour les populations civiles, nous l'avons observé si souvent...
    Et comment y répondre sans faire s'emballer le moulin des passions, des amalgames et des exagérations ?
    Que cela soit clair : non, ma lettre n'a pas été publiée par toi à l'insu de mon plein gré. Non je n'ai pas honte et ne trouve pas abusif de montrer la torture exercée sur des corps humains par l'intermédiaire de techniques sophistiquées d'armement ultra-moderne conçues par des êtres humains en blouses blanches, la calculette à l'oreille.
    Mon métier, mon art, mon expression passent obligatoirement par l'image et l'écrit. C'est mon choix. Il est critiquable comme tous les choix de mode et de style d'expression.
    Donc acceptons la critique, et tout en y répondant, sans polémique et sans dérapage sémantique, poursuivons de notre côté la critique des armes par les armes de notre critique.
    Gaza12.jpgNous sommes assez mûrs et assez fins pour échanger nos idées, nos émotions profondes avec nos amis ou nos interlocuteurs d'occasion, sans avoir à retirer de la vue ces images qui « sont là », devant nous, sur internet, déjà vues et revues des millions de fois, par des millions de paires de yeux de frères, de sœurs, de pères, de mères, et sans avoir à retirer des propos « écrits », même si nous pouvons changer d'avis, après débat et réflexion, sur l'opportunité de telle ou telle de nos publications...
    N'allons surtout pas faire, comme certains, du déni de publication, en effaçant nos prétendus délits d'opinions réduits, pour sauver la face, à des fautes de goût et ainsi échapper à toute critique approfondie et à tout débat sur des questions essentielles à la liberté de création.
    Si l'évocation de mes larmes peut être assimilée à du pathos manipulateur d'opinion, je ne sais quoi dire. Je suis désemparé devant mon interlocuteur. Alors quelles sont les vies que nous pouvons pleurer et quelles sont celles pour lesquelles nos pleurs ne doivent pas être versés ? Qui juge du bien-fondé de nos pleurs ?
    Ce qui manque cruellement, avec ces images de la terreur que provoque une guerre sur des êtres humains, ce sont les noms, les prénoms, le descriptif des vies,  aussi brèves ont-elles pu être. Toute vie mérite d'être pleurée parce qu'elle est digne et qu’elle aurait mérité d'être vécue.
    Il n'y a pas à ma connaissance de nécrologie des victimes des guerres menées par Israël et les Etats arabes contre le peuple palestinien. Et je crains qu'il n'y en ait jamais. Tous ces enfants, toutes ces filles et ces mères palestiniennes ont-elles des noms? Ces vies sont-elles dignes d'être pleurées ? Une nécrologie fonctionne comme l'instrument par lequel une vie devient, ou échoue à devenir, remarquable, digne d'être pleurée, une icône en laquelle une société puisse se reconnaître.
    Et cette reconnaissance n'est pas si simple. En effet si une vie ne peut être pleurée, elle n'est pas tout à fait une vie. Elle n'a pas valeur de vie et ne mérite pas qu'on la remarque...Ce n'est donc pas seulement qu'une mort est à peine remarquée, mais qu'elle ne peut l'être. Une telle mort disparaît, non dans le discours explicite (900 morts) mais dans les ellipses par lesquelles procède tout le discours public et y compris ceux qui veulent cacher ce qui ne saurait selon eux être montré ou écrit.
    Récemment, un citoyen américain d'origine palestinienne, qui avait soumis, au San Francisco Chronicle, des notices nécrologiques pour deux familles palestiniennes tuées par les troupes israéliennes, s'entendit répondre que ces notices ne pouvaient être admises sans certificat de décès.
    Panopticon906.jpgLa rédaction du Chronicle déclara que des avis in memoriam pouvaient toutefois être acceptés. Les notices furent donc réécrites et soumises à nouveau au journal sous la forme d'avis commémoratifs. Ces derniers furent également rejetés, la rédaction précisant, pour toute explication, qu'elle ne souhaitait offenser personne.
    Il faut se demander à quelles conditions le deuil public en vient à constituer une offense pour le public lui-même, et devient une irruption intolérable au sein de ce qui peut être dit en public. Qu'y-a-t-il d'offensant dans la reconnaissance publique de l'affliction et de la perte, pour que des avis de décès apparaissent comme des propos «offensants» ?
    Est-ce la peur d'offenser ceux qui soutiennent l'Etat israélien ou son armée qui s'exprime ici ? Est-ce le fait que ces morts n'apparaissent pas comme des morts à part entière et que ces vies n'apparaissent pas dignes d'être pleurées, parce qu'il s'agit de Palestiniens ou de victimes malheureuses de guerres justifiées ?
    Mes pleurs et la publication de ces terribles images, qui offensent-elles ?

    Avec mes amitiés,

     

     

    Philou


    Post scriptum :

    Je tiens à préciser, ici, que l'anecdote du San Francisco Chronicle est tirée du livre de Judith Butler : Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 paru aux Editions Amsterdam, Paris.

    Judith Butler est professeur de rhétorique et de littérature comparée à l'Université de Californie à Berkeley. Elle a écrit plusieurs livres et de nombreux articles sur la psychanalyse, le féminisme et la théorie "queer". Elle est notamment l'auteure de: Gender Trouble (La Découverte), La Vie psychique du pouvoir (Léo Scheer, 2002), Antigone, la parenté entre vie et mort (EPEL 2003),
    Le Pouvoir des mots (Amsterdam, 2004), et Humain, inhumain : le travail critique des normes (Editions Amsterdam 2005).
    Judith Butler m'a beaucoup inspiré pour la création de parties importantes de mon travail iconographique.


    Philip Seelen.

    Images: Philip Seelen

     

  • Le sang des innocents

     

    Gaza1.jpgLettres de l'Imagier (2)

     

     Paris, ce 9 janvier 2009.

     

    Vieux frère,

    Quel tragique début d'année sur les plages gazaouites de sable rouge et quel carambolage meurtrier au carrefour oriental de nos civilisations. La vie ici se passe en tristesse mâtinée de mélancolie, une tristesse si grise sur ce macadam glacé des boulevards. Un gris glacé de dix degrés celsius en dessous de ce zéro inventé par nos Arabes. Je n'ai jamais grelotté ainsi depuis que je me suis partiellement exilé dans ma mère capitale. Et ça dure...

    A part ça le spectacle que donnent nos sociétés ces jours-ci est à la fois tragique et puéril. Puéril avec la guerre du Gaz entre l'Ukraine et la Russie en pleine vague de froid - et les gens meurent de froid en Bulgarie, en Roumanie et en Bosnie. Des millions de foyers pris en otage se retrouvent dans la tourmente. Tragique avec Gaza, bien sûr, en prime time. Gaza t'es dans quel camp ? Tu es sommé de choisir entre le camp de la fermeté stratégique contre les fous de Dieu et leur alliés iraniens et le camp des victimes innocentes de Gaza que certains osent comparer au Ghetto de Varsovie annihilé par les Allemands.

    Gaza14.jpgLes comparaisons abusives fusent de toutes parts. Les images des massacres jouent leur rôle classique de catharsis et permettent à quiconque de se prendre pour le justicier du monde. Ce qui me fascine ce sont tous ces gens qui répètent : « Mais que peut-on faire pour arrêter tout cela ? » Comme si  l'histoire vivante et cruelle des hommes pouvait s'écrire à la façon d'une recette de cuisine... Alors chacun y va de la sienne et se prend soit pour le maître du monde, soit pour l’Etat major israélien ou le président des Palestiniens. Libé a fermé ses commentaires sur son édition du net tant les insultes racistes, antisémites et islamophobes ont gangrené son site par milliers.
    On appelle à la vindicte, à la menace physique, on réduit le peuple juif à son gouvernement actuel, et les Palestiniens à de braves combattants à mains nues. Plus personne n'accepte de voir les terribles logiques à l'oeuvre du côté israëlien comme du côté palestinien. Folie technologique contre folie irrédentiste. Et un peuple pris au milieu dans cet étau mortel qui se referme. Avec le Le Hamas qui le prend comme bouclier et les Israéliens qui tirent sur le bouclier. Le moloch de la guerre réclame sont dû de sang quotidien.

    A quand la paix des coeurs et des esprits contre l'armistice des héros va-t-en-guerre sanglants ?

    Um beijo à toi, mon frère.

    Philip

     

     

    Gaza9.jpg

    Gaza8.jpg

     

     

    Images: les photos rassemblées  ici ont toutes été prises par des photographes palestiniens.

     Gaza18.jpgGaza22.jpg

    Gaza24.jpgGaza10.jpg

  • Gaza vu de Paris

    Panopticon99.jpg

    Lettre de Philip Seelen, Paris.

    Chers amis,

    Nous sommes tous un peu Méditerranéens et donc tous affectés plus ou moins profondément par les tueries du territoire de Gaza. La dernière lettre de notre frère-correspondant à Ramallah est prenante par le transfert de la terreur vécue par les cibles civiles palestiniennes sur la cible que devient Serena, à qui on s'identifie naturellement, cette Serena au prénom de chez nous, cette Serena si proche culturellement, cette Serena si douce et si généreuse avec les cibles palestiniennes...cette Serena avec qui nous vivons en direct, avec l'image et le son, et avec son amoureux, la terreur qu'engendre la situation de cible à la merci de brutes armées jusqu'aux dents dont la mission consiste à éliminer ces cibles...fire... target out... game over...en hébreu bien sûr.

    Ce qui me bouleverse dans toutes ces nouvelles, toutes ces images, ces prises de position, c'est l'impression de déjà vu, déjà lu...de 1968 avec les massacres de plusieurs milliers de Palestiniens par les troupes spéciales du petit roi de Jordanie dans les camps de réfugiés de Amman à aujourd'hui et ces 500 morts et 2'500 blessés déjà alignés sur le sinistre compteur des agences de presses internationales...

    Ces cadavres de femmes et d'enfants dans leur linceul blanc couchés à même le sol de l'hôpital attendant leur inhumation selon les rites musulmans ou chrétien puisque, ne l'oublions pas. plus de 10 % des Palestiniens sont chrétiens.

    La plus grande victoire des partisans de la guerre intermittente-permanente, chez les Israéliens comme chez les Arabes, c'est de nous faire vivre avec cet arrière-goût de sang en permanence au fond de nos gorges...toutes ces petites vies qui ne grandiront jamais, toutes ces mères qui ne caresseront plus leurs enfants, tous ces pères qui ne seront plus admirés et aimés...

    Panopticon119.jpgEt toutes ces haines qui viennent encore alimenter les banques de la colère...j'ai suivi de loin cette immense manifestation de plusieurs dizaines de milliers de manifestants à travers Paris, samedi. Je n'y ai rencontré que des cris colériques, des appels à la vengeance, des slogans convenus, des manipulateurs d'émotions, des gérants prospères des comptes banquaires de la colère, des insultes antisémites proférées sans retenues ni réprobation, appelant à l'anéantissement d'Israël, je n'ai perçu aucune expression de compassion silencieuse et respectueuse de la mémoires des victimes, seuls les cris, la colère, la vengeance, la gérance des politiques...je n'avais aucune envie de prendre une quelconque image de ce rassemblement sans dignité dont les participants me semblaient ressembler en négatif à leurs adversaires sur l'échiquier abstrait où se joue la manipulation des haines et des peurs...la rue me semblait hostile à la raison, à mille lieux de toute expression de compassion, occupée à alimenter encore et encore la haine intercommunautaire...

    Pour finir, quelques-uns ont brûlé des véhicules, cassés des vitrines, pillés des boutiques de chaussures et de matériels électroniques...et Paris s'est endormi.

    Panopticon712.jpgVive l'art, la poésie et la littérature, remparts indispensables aux fanatismes et à la haine.

    Chaleureusement.
    P.

    Images: Philip Seelen

  • Débat occulte

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    Sur un message posthume de Samuel P. Huntington à JLK. Par manière d’hommage malicieux…

    Dans ma dernière lettre à mon ami Pascal Janovjak, à Ramallah, parue le 1er janvier 2009 et intitulée Pour un année d’embellie, je hasardai l’opinion selon laquelle la notion de Choc de civilisations, dont on nous a rebattu les oreilles au lendemain du 11 septembre 2001, ne serait qu’une de ces formules à la fois vagues et péremptoires qui servent à conforter une idéologie, en l’occurrence celle de l’Axe du Bien chère au président Bush et à ses inspirateurs néolibéraux. Comme chacun sait, cette notion émane d’un livre du professeur américain Samuel Huntington, Le choc des civilisations, lui-même développé à partur  d’un article paru en 1993 dans la revue Foreign Affairs. Or Samuel Huntington, décédé le 24 décembre dernier à New York d’une crise cardiaque, a trouvé la vigueur posthume de répondre à ma pique dans un commentaire daté du 1er janvier et que je reproduis texto.
    « Je n'ai vraiment pas de chance. Personne ne m'a lu en Europe, mais ca fait toujours bien, pour l'intellectuel et/ou le journaliste du vieux continent, de me ringardiser au détour d'une petite phrase, en introduction, en phrase d'accroche ou que sais-je encore... »
    Je regrette, sincèrement, d’avoir vexé un défunt que mon intention n'a jamais été de ringardiser, dont je comprends cependant le dépit. Si le cher prof est injuste en affirmant que «personne» ne l’a lu en Europe, voire dans les 39 pays du monde dont les lecteurs ont eu connaissance des traductions de son livre, il est vraisemblable que la plupart des mortels qui se réfèrent à sa formule le font sans avoir lu ni l’article de Foreign Affaire ni son fameux ouvrage, dont les thèses sont à vrai dire si connues qu’on en peut faire l’économie. Ainsi n’ai-je fait, pour ma part, que citer tel ou tel intellectuel et/ou journaliste qui avait entendu parler de ce que prétendait telle journaliste et/ou intellectuelle laquelle aura plus ou moins lu tel résumé des thèses de l’excellent idéologue américain, lequel se cite lui-même dans le message qu’il m’a adressé :
    Huntington2.jpg« Le monde d’après la guerre froide comporte sept ou huit grandes civilisations », m’écrit-il d’abord en supposant que je l’ignore - puisque aussi bien je ne l'ai pas lu...
    Mais là, je suis obligé de préciser pour la lectrice et le lecteur de ce blog qui l’ignoreraient crassement: qu'Huntington définit les civilisations par rapport à leur religion de référence (le christianisme, l'islam, le bouddhisme, etc.), et leur culture. Il définit sept civilisations et potentiellement une huitième : Occidentale (l'Europe de l'Ouest et les Etats-Unis), latino-américaine, islamique, slavo-orthodoxe (autour de la Russie), hindoue, japonaise, confucéenne (sino-vietnamo-coréenne) et africaine.
    Puis il continue : « Les affinités et les différences culturelles déterminent les intérêts, les antagonismes et les associations entre Etats. Les pays les plus importants dans le monde sont surtout issus de civilisations différentes. Les conflits locaux qui ont le plus de chance de provoquer des guerres élargies ont lieu entre groupes et Etats issus de différentes civilisations. La forme fondamentale que prend le développement économique et politique diffère dans chaque civilisation. Les problèmes internationaux les plus importants tiennent aux différences entre civilisations. L’Occident n’est plus désormais le seul à être puissant. La politique internationale est devenue multipolaire et multicivilisationnelle. »
    Bien entendu, le résumé des ses propres thèses est lacunaire, mais on sent encore la vivacité de Mr. Huntington, et son indéniable originalité, dans ce qui suit : « L’expansion de l’Occident a été facilitée par la supériorité de son organisation, de sa discipline, de l’entraînement de ses troupes, de ses armes, de ses moyens de transport, de sa logistique, de ses soins médicaux, tout cela étant la résultante de son leadership dans la révolution industrielle. L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais.
    « Seule l’arrogance incite les Occidentaux à considérer que les non-Occidentaux s’occidentaliseront en consommant plus de produits occidentaux. Le fait que les Occidentaux identifient leur culture à des liquides vaisselle, des pantalons décolorés et des aliments trop riches, voilà qui est révélateur de l’Occident. Le lien entre puissance et culture a presque toujours été négligé par ceux qui pensent qu’apparaît et doit apparaître une civilisation universelle comme par ceux pour qui l’occidentalisation est une condition nécessaire de la modernisation. Ils refusent de reconnaître que la logique de ces raisonnements les incline à soutenir l’expansion et la consolidation de la domination de l’Occident sur le monde et que si les autres sociétés étaient libres de façonner leur propre destin, elles revigoreraient leurs croyances, leurs habitudes et leurs pratiques, ce qui, selon les universalistes, est contraire au progrès. Que d'arguments pour les bellicistes de l'axe du bien en effet... »
    Que répondre, alors, au cher Professeur sans l’avoir lu – ce qui est désormais notoire ?
    En ce qui me concerne je me contenterai de hasarder quelques éléments de réponses piqués à gauche et à droite, voire à hue et à dia, en reconnaissant au préalable qu’il y a du vrai dans pas mal d’observations de S.P. Huntington.
    Huntington3.jpgEn résumé de résumé, Huntington rappelle que la longue maturation des civilisations donne plus de consistance à leurs entités que les idéologies. N’est-ce pas évident ? Secundo, que leur rapprochement aboutit à l’exacerbation des tensions entre civilisations différentes. Cela, en revanche, se discute. Que l’effacement du sentiment national, sous l’effet de la mondialisation, favorise les replis identitaires ou religieux. Probablement, n’est-ce pas, mais est-ce une règle universelle  ? Que l’affaiblissement de l’Occident encourage un tropisme de rivalité. Tropisme signifierait automatisme organique, et vérifié comment ? Que les rivalités identitaires ont un caractère irréductible et non négociable. Alors là, Huntington a beau se dire démocrate : un pseudo intellectuel et/ou journaliste suisse ne peut que se rappeler sa propre histoire et parier encore pour d’autres fédérations et confédérations - optimiste invétéré qu’il est en matière d'inventions et de reformulations culturelles et/ou politiques…
    D’aucuns ont relevé le caractère sombre, voire apocalyptique des thèses de S.P. Huntington, rappelant celles de l’auteur du Déclin de l’Occident. Selon lui, le sentiment de la différence aboutirait forcément à la violence. Mais est-ce si sûr ? Au contraire d’un Fernand Braudel, qui insistait sur la fluidité évolution des civilisations, Huntington y voit des unités encloses sur elles-mêmes, sans inter-dépendances. Mais celles-ci ne sont-elles pas au contraire constantes à travers l'Histoire et aujourd'hui plus que jamais, et ne voit-il pas que la plupart des conflits actuels ne se déchaînent pas entre civilisations mais à l’intérieur de certaines d’entre elles ?
    Bref, la notion de choc des cultures a cela de discutable, à mes yeux, qu’elle nie le processus complexe et progressif des échanges entre cultures et civilisations dont celles-ci se sont toujours nourries, et la vision de Huntington pèche en cela qu’elle oppose un Occident compact, même hautement affaibli et critiquable, à de nouveaux barbares qui l’assiégeraient de toute part.
    Mais qu’en pense aujourd’hui le cher homme de son nouveau poste d’observation ? RSVP…

    S.P. Huntington. Le choc des civilisations. Odile Jacob.

    A lire aussi: Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d'un monde, Seuil, 2008.

    René Girard, Celui par qui le scandale arrive. Desclée de Brouwer, 2001.

    Marcel Gauchet, La Condition politique, Gallimard, 2005. 

  • Dans les allées du Pouvoir

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    RETOUCHES Michel del Castillo relativise la monstruosité de Franco, et Dobritsa Tchossitch accentue celle de Tito…

    Les relations entre l’écrivain et le pouvoir n’ont jamais été simples, même en dictature où l’on pourrait croire que le choix des premiers, face au second, se borne à s’aligner, se taire, s’exiler ou risquer sa vie. Or deux livres récemment parus illustrent la complexité de ce rapport, et le pouvoir d’élucidation que peut avoir un roman en pleine pâte ou un récit opposant les nuances de la réalité aux idées reçues et aux clichés. Clichés de l’occurrence : Franco le « fasciste » assassin, et Tito le communiste « libéral ».

    Au général Franco,  Michel del Castillo, en écrivain français dont l’âme est restée espagnole, a consacré un récit qui bat en brèche l’image caricaturale du Caudillo sans le sanctifier pour autant. Première mise au point : Franco n’est pas un fasciste au sens païen et révolutionnaire, mais un militaire catholique conservateur, qui croit en l’armée, en l’Eglise et en l’Espaggne éternelle.  Anticommuniste pur et dur, il s’oppose aux forces de gauche, en 1936, dont les deux tiers (communistes, socialistes et anarchistes) veulent la mort de la République. Si, Castillo ne minimise pas la férocité de son combat contre les rouges et la répression sauvage sévissant jusqu’en 1942, il rappelle aussi, après Orwell et Koestler, ce que fut la terreur « républicaine » assimilable à de véritables purges staliniennes. Républicain modéré se réclamant du camp des « deux fois vaincus », par les communistes et par les franquistes, Michel del Castillo, qui a fui l’Espagne en 1939 avec sa mère, approche Francisco Franco y Bahamonde  en romancier sensible au personnage et à ses complexes d’homme petit et mal dans son corps, intérieurement peu sûr de lui et d’autant plus rigide et dogmatique. En dépit des milliesr de victimes de la répression et de conditions de détention atroces, rien de « génocidaire » chez ce dictateur militaire qui ne refoula pas les Juifs réfugiés en Espagne et en sauva même en faisant délivrer des passeports espagnols aux persécutés par ses ambassades à l’étranger. « Mon poignet ne tremnblera pas », avait dit le Caudillo le jour de son accession au pouvoir suprême. « Il tint parole » constate amèrement Michel del Castillo qui n’a jamais avalé, au demeurant, les leçons de franquisme que lui assena un Jean-Paul Sartre ignorant tout de son pays…

    Portrait de Tito en satrape

    Une bien plus profonde amertume, encore, imprègne Le Temps de l’imposture de Dobritsa Tchossitch, grand roman des illusions perdues de toute une génération de « croyants » que l’écrivain fait raconter par un dirigeant communiste fanatique devenu le dauphin du maréchal Tito, lequel le chassa d’un jour à l’autre comme un malpropre après une offense à sa majesté.

    Dernier épisode de la fabuleuse saga familiale des Katic, qui a fait de Tchossitch l’un des trois grands auteurs serbes du XXe siècle, avec Andritch et Tsernianski, Le Temps de l’imposture s’ouvre sur un saisissant « effet de réel » où Dusan Katic, protagoniste du Temps du pouvoir, remet en question la vérité du romancier avant de succomber à son troisième infarctus. Or c’est avec La chronique de notre pouvoir, confession ravageuse du personnage en question, sous-intitulée Comment nous sommes devenus ce que nous sommes, que l’écrivain, qui fut partie prenante du pouvoir, retrace la longue marche vers le « socialisme à visage humain» si cher aux Occidentaux, qui fut à vrai dire une sorte de monarchie à l’orientale dominée par un mégalomane épris de luxe dont les caniches buvaient dans des coupes de cristal et qui envoyait ses adversaires en camps de concentration. En perspective cavalière, alors que la Yougoslavie se désintègre, Dusan Katic fait le bilan  de son exercice du Pouvoir qu’il croyait « pour le bien des hommes » et que l’Histoire a balayé. Avec la mise en abyme d’une aventure politique qu’il a partagée avant de s’en distancier (en 1968), pour revenir au premier rang en 1992-1993 en sa qualité de « père de la nation », Dobritsa Tchossitch apparaît ici, au terme de son épopée, comme un acteur-témoin dont la confrontation avec le pouvoir aboutit au constat que celui-ci corrompt ce qu’il y a de meilleur en l’homme, constatant finalement que « l’homme est plus grand que toute vérité »…

     

     

    Michel del Castillo, Le Temps de Franco, Fayard, 392p.

    Dobritsa Tchossitch (Dobrica Cosic). Le Temps de l’imposture, traduit du serbe par Vladimir Cejovic. Postface de Georges Nivat. L’Age d’Homme, 372p.

     

    Cet articée a paru dans l'édition de 24Heures du 22 novembre 2008.

     

     

  • La stratégie des rapaces

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    Après No Logo, essai percutant sur l’empire des marques, Naomi Klein décrit la montée du « capitalisme du désastre », ou l’art de profiter des crises et des catastrophes à l’enseigne du néolibéralisme.

    Quoi de commun entre le coup d’Etat de Pinochet au Chili et les attentats du Worl Trade Center (les mêmes 11 septembre 1973 et 2001), le massacre des étudiants chinois sur la place Tiannanmen (1989) et le tsunami au Sri Lanka (2004), l’effondrement du communisme soviétique et le cyclone Katrina sur la Nouvelle-Orléans ? Rien apparemment, sauf ces « sauveteurs » d’un nouveau type, débarquant sur les lieux de désastres avec mission de reconstruire sur investissement. Pompiers ou prédateurs ? Agents de la paix et de la liberté, comme ils se présentèrent en Irak, spéculateurs cyniques ou bâilleurs de fonds intéressés, comme en Amérique latine, en Pologne ou au Liban ? A en croire Naomi Klein : agents d’un véritable « capitalisme du désastre », inspirés par l’idéologue pur et dur du néolibéralisme américain Milton Friedman, Prix Nobel d’économie en 1976 et théoricien d’un capitalisme libéré des entraves de l’Etat, des services publics et de toute politique freinant son expansion. Maître à penser des Chicago Boys de Pinochet et des faucons du gouvernement Bush, il influença notablement Margaret Thatcher et Ronald Reagan et fonda la « thérapie de choc ».
    « Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements », affirmait Milton Friedman, dont le premier laboratoire fut le Chili en 1973, où le « traitement de choc » s’appliqua autant à l’économie, au seul profit des riches, qu’à la torture de milliers d’opposants. Sous l’étendard de la liberté économique et de la démocratie, la « thérapie de choc » s’appliquera le plus souvent contre les peuples. Même stratégie en cas de catastrophe naturelle : au lendemain du passage de l’ouragan Katrina sur la Nouvelle-Orléans, l’un des promoteurs immobiliers les plus riches de la ville, Joseph Canizaro, constatait ainsi : « Nous disposons maintenant d’une page blanche pour tout recommencer depuis le début ». De superbes occasions se présentent à nous ». Une razzia sur les logements sociaux et les écoles publiques, entre autres menées spéculatives réalisées au dam de la population, fut une de ces « superbes occasions » saluées le nonagénaire Friedman. Même opportunisme prédateur au lendemain du 11 septembre 2001, qui fit de la lutte contre le terrorisme « une entreprise presque entièrement à but lucratif », alors même que la stratégie du choc vise à privatiser le gouvernement.
    « Je ne dis pas que les régimes capitalistes sont par nature violents », écrit Naomi Klein, qui vise essentiellement le fondamentalisme corporatiste fusionnant politique et économie : « Il est tout à fait possible de mettre en place une économie de marché n’exigeant ni une telle brutalité ni une telle pureté idéologique » ; et de rappeler les réformes d’après la Grande Dépression, à l’enseigne d’une économie mixte et réglementée, assortie de freins et de contrepoids, dont la contre-révolution néolibérale a démantelé les équilibres et les acquis. Or ce qu’on découvre à la lecture de La Stratégie du choc, dont la concentration de faits documentés produit un effet tour à tour accablant et révoltant, c’est, reproduisant à l’inverse « l’axe du Mal » cher à George Bush, un courant de pensée sans âme, cyniquement axé sur le profit et le mépris de toute générosité et de tout respect des peuples et vdes individus, dont les échecs successifs ont également révélé un fonds de corruption, voire de criminalité. Ces taches marquent d’ailleurs son déclin, que Naomi Klein décrit en fin de volume en lui opposant quelques raisons (notamment en Amérique latine) de ne pas désespérer ni d'y voir une fatalité des sacro-saintes lois du marché....
    Naomi Klein. La stratégie du choc ; la montée d’un capitalisme du désastre. Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-.Martin et Paul Cagné Leméac/Actes Sud, 669p.

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    Le pavé sous la plage

    Paranoïa de gauchiste ? Nouvel avatar de la théorie du complot appliquée à la mondialisation ? Pamphlet anti-américain à la Michael Moore comme d’aucuns l’ont prétendu ? De telles questions tiendront peut-être lieu de jugement a priori au lecteur estival effrayé par ce pavé rouge sang. Or celui-ci se lit, pardon pour le cliché, « comme un roman ». Dès le premier chapitre, le lecteur est transporté par la journaliste en Louisiane au lendemain de l’ouragan Katrina pour y rencontrer Jamar Perry, jeune sinistré choqué par le cynisme des nettoyeurs de La Nouvelle-Orléans. Zap ensuite à Bagdad, pour un zoom « vécu » sur la première tentative avortée du « traitement de choc » américain, puis au Sri Lanka où affluent les investisseurs ravis de transformer le littoral rasé en stations balnéaires de luxe, au dam des habitants. Une citation d’un ex-agent de la CIA recyclé à la tête d’une entreprise de sécurité, en Irak, résume la nouvelle donne du « capitalisme du désastre » après avoir décroché des contrats pour environs 100 millions de dollars : « La peur et le désordre nous ont admirablement servis ».
    Les faits priment dans cette chronique-enquête extrêmement nourrie et vérifiée (5o pages de notes) balayant une trentaine d’années et une dizaine de «désastres » emblématiques, alternant témoignages et réflexions, du bas en haut de l’échelle sociale. Le cœur de Naomi Klein bat à gauche, c’est évident, mais la droite honnête devrait s’indigner à l’unisson tant la stratégie du choc, après le mensonge du communisme, sue le faux, la rapine et la mort.

    Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 1er juillet 2008

  • Les secrets de Palestine

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    C’est un livre secret que Palestine de Hubert Haddad, un livre prenant et mystérieux, un livre qu’il incombe au lecteur d’ouvrir, au sens fort. Palestine n’est pas un livre fermé ni même hermétique : c’est une rose serrée dans sa concentration songeuse comme un poème de Rilke, ou une fleur de papier comme celle de Proust qu’il suffit d’immerger pour qu’elle s’ouvre ; et de même Palestine s’ouvre-t-il à qui s’immerge dans ses pages.
    Cham est une « bleusaille », un tout jeune homme dont on ne saura pas grand-chose si ce n’est qu’il a quelque part un frère peintre malade de solitude. Les hasards de sa naissance et des frontières humaines font que Cham, qu’on pressent de souche arabe, porte l’uniforme de l’armée israélienne et qu’il a ses amis à Jérusalem. Lorsque, s’apprêtant à partir en permission, il est retenu par l’adjudant Tzvi pour une dernière ronde, il ne se doute pas que celle-ci va le confronter à une réalité qu’il n’aspire qu’à fuir pour vivre comme un jeune homme et qui porte un nom : Palestine, où d’emblée on le sait et le sent : « la mort rôde ».
    Le destin fond sur Cham comme un rapace, s’engouffre pour ainsi dire dans la vie de Cham par le trou minuscule au front de l’adjudant Tzvi, tandis qu’un commando surgit de la nuit, qu’il tire et se fait blesser et traverser par « la douleur à tête d’aspic ».
    La lecture de Palestine doit se faire à une lenteur inversement proportionnelle à sa vitesse, comme celle d’un poème de Rilke ou d’une page de Proust. A trois pages du début Cham est déjà pris au piège dans une espèce de cave, au coté de l’assaillant qu’il a blessé et sur le cadavre duquel il s’endort. Qui était cet homme crevé ? On croit comprendre que le commando craint le Hamas autant que le Fatah et que Tsahal, autant dire que c’est à n’y rien comprendre, mais ce n’est qu’un début, après quoi le commando, sans avoir le temps de liquider Cham, se fait liquider, Cham perdant connaissance pour se retrouver nu dans un lit propre, veillé par une Palestinienne aveugle et un toubib, bientôt relayé par une jeune femme du nom de Falastin, la fille de la vieille aveugle, qui vient de se faire caillasser sur un chemin. Tandis que sa mère la soigne, Falastin se rappelle la mort de son père, dirigeant d’un front démocratique, dans un attentat auquel elle a miraculeusement échappé, éclaboussée cependant par le sang de celui qu’elle aimait autant que son frère Nessim, partisan d’une Palestine binationale… Nessim auquel ce type nu ressemble si étrangement. Nessim qui servira de « couverture » à Cham qu’il s’agira de planquer après l’avoir soigné.
    Le mystère de Palestine tient aussi à cela que ce livre lutte contre les évidences, selon l’expression chère à Chestov : cela signifiant que nulle explication n’en épuise le multiple sens.
    Fuyant par les collines en direction d’Hébron, Cham-Nessim et Falastin se retrouvent dans ce piège à ciel ouvert qu’est la Palestine quadrillée de murs et de check-points, qui inspire à Falastin des réflexions incisives (p.45) sur l’arbitraire et l’illégalité établie. Mais au discours politique, Falastin préfère, comme l’auteur, celui du conte et de la fable, telle celle du nabi et de l’oiseau (p.56). Et là aussi réside le mystère de ce rêve éveillé hyperréaliste et poétique à la fois : dans cette contiguïté de la tragédie et de la poésie, du coup de feu et des lavis aquarellés de terre sainte…
    Retour au drame dans une planque ménagée par un vieux photographe qui a bien connu le père de Nessim, où Cham fait la connaissance d’Omar, islamiste impatient de se faire exploser dans une foule « sioniste ». Or Cham ne pense qu’à Falastin. A laquelle on revient pour faire la connaissance de Layla, tante de celle-là, prof et intellectuelle engagée dont le mari, lui aussi résistant à la montée aux extrêmes de la violence, croupit pour lors en prison. Le lendemain matin, alors que le gardien de la maison de Layla est arrêté, Falastin l’est aussi après avoir pris sa défense, mais le major Mazeltof ne tardera à la libérer non sans lui avouer qu’il a envie de rendre les armes tant la guerre le dégoûte. Et l’auteur de préciser à propos de Falastin : « D’avoir touché un jour aux secrets, avec sur les lèvres un goût de cervelle humaine, l’avait rendue inapte à tout jugement »…
    A la contiguïté de l’horreur et de la beauté (l’écriture de Hubert Haddad réussissant aussi bien le mélange de l’évocation sensible ou sensuelle et du récit aux saillantes aspérités) s’ajoute la frise nuancée des personnages traînant avec eux leur bazar de mémoire, comme le photographe Manastir dans sa boutique, soudain saccagée par un commando israélien, ou le petit infirme Moha qui aide Nessim-Cham à retrouver sa route.
    Réunis et planqués dans la même pièce, Falastin et Nessim passent ensemble une nuit à parler et se rapprocher encore, sur un seul lit, sans que rien ne soit dit de ce qui s’y passe, étant entendu que dire qu’il ne s’y passe « rien » ne signifie rien en l’occurrence tant il passe entre eux de sentiments – et toute cette vie qui les unit et les sépare, notamment leur vision de l’avenir de la Palestine, pleine d’espoir confiant chez elle, plutôt désespérée à ses yeux à lui…
    La fin du livre semble donner raison à Cham-Nessim, qui ne cesse de fuir en pensée mais que Falastin ramène bientôt au cœur du drame collectif vécu par la Palestine, devant la maison rasée de sa mère, survivant cependant sous les décombres, mais que la nuit achèvera. Chaos de tout cela. Falastin ayant disparu avec sa mère emportée en ambulance, fuyant en camionnette au côté d’un sioniste effréné, Nessim-Cham va redevenir Cham lorsque, envoyé par Omar chez un activiste palestinien spécialisé, au milieu des ses machines à coudre Singer, dans l’appareillage des kamikazes, l’homme lui remettra un nouveau passeport… à son nom même. La boucle refermée, qu’adviendra-il du protagoniste censé se faire sauter au milieu d’un chœur de mômes israéliens ? Là encore, « rien » n’est dit du dernier geste de Cham, quand bien même le geste serait accompli.
    Nulle ambiguïté pour autant dans la conclusion de Palestine, dont le mystère réfracte la complexité d’un imbroglio historico-politique autant qu’il traduit la complexité humaine et le secret des êtres. A cet égard, Hubert Haddad, en romancier, participe du même effort de compréhension et de pacification qui marque les œuvres de Mahmoud Darwich ou de David Grossman et Amos Oz, entre autres hommes de bonne volonté…
    Hubert Haddas, Palestine. Zulma, 152p.

  • Guillebaud l’éclaireur

    Guillebaud.jpgUne nouvelle synthèse stimulante du « reporter d’idées », Le commencement d’un monde.


    Venu du journalisme de terrain, Jean-Claude Guillebaud à entrepris, depuis 1995, un vaste travail de « reporter d’idées », plus précisément une enquête sur le désarroi contemporain amorcée avec La Trahison des lumières et consacrée, au Salon du livre de Genève, par le Prix Jean-Jacques Rousseau. Ont suivi La Tyrannie du plaisir, prix Renaudot 1998, La Refondation du monde, Le principe d’humanité, prix européen de l’essai, Le goût de l’avenir et La force de conviction. Après la profession de foi de Comment je suis redevenu chrétien, ce disciple de Jacques Ellul nous revient avec une nouvelle grande synthèse parachevant son « enquête » .

    Lecture intégrale (1)
    - Message personnel : note que les trois ans qu’il a passés sur ce livre, lectures et composition, l’ont changé profondément.
    - Au départ se trouvait alarmé par l’immensité des changements en train de se faire dans le monde, les risques d’un écroulement et d’un « désordre immaîtrisable ».
    - Lui était difficile de concevoir qu’à l’engloutissement puisse succéder un surgissement
    - Or c’est de cela que va traiter ce livre.
    - Dit qu’il a appris à surmonter « cette vaine obstination à vouloir recycler sans cesse des concepts, des repères, des préjugés qui n’ont plus de pertinence ».
    - Exactement ma position actuelle.
    - Relève l’irruption du monde dans notre monde. « Le dehors est arrivé chez nous ».
    - Et cela on pour la Suisse d’aujourd’hui : « Nulle barricade, nulle douane, nulle gendarmerie ne nous protégera bien longtemps de ce rendez-vous. Que nous le voulions ou non, nous serons pluriels et métis. Il nous reste à en tirer parti, sans démagogie et sans xénophobie ».
    - Mais cette interrogation ressurgit : savoir si nos certitudes égalitaristes, laïques, progressistes, individualistes, raisonnables, critiques, ne sont pas le dernier avatar d’une arrogance judéo-chrétienne réformatée ?
    - Invoque alors le partage réel et réciproque de valeurs à défendre.
    - Introduction : la fortune d’une idée fausse.
    - Exergue de Georges Bernanos, tirée du Crépuscule des vieux : Je me représente assez le Diable sous les traits d’un idéaliste qui baptise de noms évangéliques, à l’usage des nigauds, les forces obscures qui mettront demain l’univers à feu et à sang »
    - Depuis une quinzaine d’année, l’idée du « choc des civilisation », introduite par Samuel Huntington, fait florès.
    - Nouvelle grille de lecture du monde, pour beaucoup, dont les Américains néo-conservateurs.
    - Immédiatement décriée comme faux paradigme, mais tenace.
    - Pourquoi le succès de cette théorie ? En quoi n’est-elle pas pertinente ?
    - Rappelle le départ de la chose : un article dans Foreign affairs, à l’été 1993.
    - Annonçant des conflits d’un type nouveau après celui des blocs Est-Ouest.
    - Huntington dénombre sept « civilisations » différentes : Occidentale, slavo-orthodoxe, musulmane, chinoise, japonaise, hindoue et africaine.
    - L’époque marque cette pensée. Huntington relève que « le sang coule sur toutes les frontières de l’islam ».
    - Explique l’explosion de la Yougoslavie par l’appartenance, soumise artificiellement par le communisme, des trois nations, Serbes orthodoxes, Croates catholiques et Bosniaques musulmans.
    - Les thèses de Huntington sont fondées à divers égards, mais…
    - Rappelle six arguments : la longue maturation des civilisations, plus consistantes que les idéologies ; le rapprochement, et donc l’exacerbation des tensions entre civilisations différentes ; l’effacement du national sous l’effet de la mondialisation économique, favorisant les replis identitaires ou religieux ; la faiblesse de l’Occident encourageant un tropisme de rivalité ; le caractère irréductible et non négociable des rivalités identitaires.
    - Caractère sombre, prophétique, voire apocalyptique de ces thèses.
    - Rappelle celles de Spengler dans Le déclin de l’Occident.
    - Huntington prétend que c’est dans le sentiment de la différence que la violence prend sa source. Différence= violence.
    - D’après JCB, cette corrélation n’est pas pertinente.
    - Les thèses de SH ont subi des attaques violentes.
    - On lui reproche de sous-estimer le rôle persistant de l’Etat-nation.
    - SH a une vision fixiste de sept civilisations (Spengler en comptait huit…) alors que Braudel insistait plutôt sur leur fluidité évolutive.
    - Daryush Shayegan montre le caractère inter-dépendant des civilisations.
    - JCB rappelle que la majorité des conflits du XXe et du XXIe siècle ont lieu à l’intérieur des frontières et nons pas entre « civilisations ».
    - Amartya Sen reproche à Huntington de donner une caution académique à des croyances grossières.
    - Giuseppe Sacco parle d’ »appel aux armes » et de « spot publicitaire ». (p.21)
    - JCB relie les « textes de combat » de Huntington à l’idéologie américaine du « containment » de Truman, et au maccarthysme.
    - Il s’agit d’une défense de l’Occident à tous crins, préludant à la dénonciation de l’« axe du mal », selon l’expression forgée par David Frum.
    - « L’image que laisse entrevoir Huntington est bien celle d’un Occident libéral littéralement assiégé par des « civilisations » plus ou moins barbares.
    - SH insiste sur la « haine de l’Amérique ».
    - Fait significatif : la « civilisation » occidentale est la seule qu’il ne typologise pas…
    - Amartya Sen souligne le fait que l’Occident joue toujours un rôle dans la destruction des droits et des libertés dans les autres pays.
    - Comment la thèse de SH rejaillit au lendemain du 11 septembre.
    - Compare les conséquences des attentats à celles du sac de Rome par les wisigoths, le 24 août 410.
    - Rome au Ve siècle est comparable, par son influence, à New York en 2001.
    - Cite les pages de Saint Augustin, dans La cité de Dieu, sur le viol des Romaines.
    - Rappelle la particularité culturelle des Wisigoths, ralliés à l’arianisme.
    - Les reproches de Ben Laden aux Occidentaux (« Ce sont les Américains qui ont commencé… ») font écho aux admonestations de saint Augustin : Rome a « subi la coutume de la guerre qu’elle avait, durant des siècles, imposée à d’autres peuples ».
    - Revient à la théorie du choc des civilisations, remise en vogue au lendemain des attentats.
    - Pour JCB, « si la violence menace, ce n’est pas parce que les « différences » se renforcent mais, au contraire, parce que la « ressemblance » progresse.
    - Cite La condition politique de Marcel Gauchet (p.33)
    - Se réfère à la « rivalité mimétique » observée par René Goirard.
    - Cite Samir Frangié : « L’Occident envoie à l’Orient arabe des signes contradictoires. Il lui demande de l’imiter, de suivre sa voie et, en même temps, le lui interdit ».
    - Cite explicitement René Girard dans Celui par qui le scandale arrive (2001).
    - « Ce type d’analyse des relations internationales et cette description de la rencontre des cultures, dans sa complexité inaugurale, me paraissent à la fois plus justes et plus féconds que la présentation rudimentaire d’un « choc » des différences ou, pire, la désignation effarée de nouveaux « barbares » qui assiégeraient l’Occident.
    - Souligne les « influences croisées » et autres « contaminations réciproques » qui fondent les nouvelles relations entre nations et civilisations.
    - « Ce mouvement prodigieux permet que naissent des « formes » anthropologiques nouvelles, annonçant une transformation de la modernité par métissage. (p.35)


    Chapitre 2. Quatre siècles d’hégémonie.
    - Pas plus que le choc, la notion de dialogue des cultures n’est pertinente.
    - Les civilisations seraient plutôt moment, séquences de l’Histoire.
    - La séquence occidentale privilégiée courrait sur quatre siècles.
    - Avec une prétention affirmée, et reconnue, à l’universalisme.
    - Un «centre organisateur » indéniable.
    - Mais l’Occident, aussi, comme «libérateur qui opprime », « civilisateur qui massacre », « humaniste qui asservit ».
    - Toutes les civilisations en ont été marquées, y compris la Chine et l’Inde.
    - Comment le « délabrement de l’Occident », selon la formule de Castoriadis, est-il survenu ?
    - « L’Occident a fini par incarner la midernité elle-même ».
    - Liberté, démocratie, science, technique, culture, progrès humain.
    - Cela s’est fait à partir du XVIe.
    - Jusqu’à la Renaissance, d’autres civilisations étaient plus avancées.
    - En Chine, en Inde, dans l’empire byzantin, dans la civilisation arabe.
    - Mais à partir du XVIe, l’Europe décolle, tandis que la Chine et l’islam se figent.
    - L’histoire humaine s’occidentalise.
    - Or ce qui fait la différence n’est ni la technique ni l’économie, ni la géographie : c’est la culture.
    - Qui se fonde sur les bases du Moyen Age européen.
    - Pour David Landes, « l’une des sociétés les plus inventives de l’Histoire ».
    - Où l’héritage de la philosophie critique grecque est prépondérant.
    - Les Chinois ont développé des techniques remarquables, sans en tirer parti – à raison peut-être ?
    - Souligne alors la « fonction fécondante » du judéo-christianisme.
    - Du prophétisme juif au messianisme chrétien, démythification du réel et sortie du religieux archaïque (décrite par René Girard).
    - Le catholicisme participe à l’essor des sciences expérimentales, plus qu’on ne croit.
    - Le protestantisme développe l’individualisme.
    - La confluence des héritages grec et judéo-chrétien transforme le rapport au réel et l’universalise.
    - « Quoi de plus universel que les mathématiques ?
    - Selon Marcel Gauchet : « premier noyau ».
    - Nouvelle légitimité politique, en outre.
    - Rabbin Jonathan Sacks : « L’Europe disposait d’un atout que les Chinois n’avaient pas : l’éthique judéo-chrétienne ».
    - L’hégémonie culturelle de l’Occident ne saurait donc se réduire à une supériorité technologique ou économique de colonisateur.
    - Rappelle l’arrivée des jésuites en Chine au XVIIe.
    - Liang Shming en relève l’apport décisif.
    - Mais souligne aussi la « dérive perverse » qui suivit.
    - Relève la nature prométhéenne de la culture occidentale (p.55).
    - Sa dynamique en mouvement, par opposition au statisme chinois et au nihilisme indien.
    - Mais pour Liang Shuming, ces trois courants ne sont pas étanches les uns aux autres.
    - En appelle à un confucianisme revivifié, et pense que l’Occident pourrait y gagner lui aussi.
    - Rappelle comment la Chine a redécouvert l’Occident au début du XXe, via le Japon de la période Meiji.
    - Rappelle le rôle de la mission Iwakura (1871-1873) où le Japon s’est documenté à fond sur l’Occident.
    - A partir de quoi la réforme de la religion d’Etat s’est faite sur un modèle christiano-monarchique.
    - Rappelle en outre l’influence des penseurs occidentaux (Russell et Dewey, notamment) sur les jeune intellectuels chinois des années 20.
    - Tout cela pour illustrer le métissage des civilisations japonaise et chinoise, contre la vision de Huntington.
    - Passe ensuite au sous-continent indien.
    - Mêmes observations sur l’influence de l’Occident sur l’Inde à travers les siècles.
    - Puis cite l’exemple du Mexique, autant que du Brésil.
    - Cite Octavio Paz et les particularités, les limites aussi, du « génie créole », et les impasses côté politique.
    - Le Mexique inclassable en terme de « civilisation ».
    - Résume enfin la « marque » occidentale.
    - Une influence planétaire, massive, fondatrice.
    - Dont on a cru pouvoir importer tel ou tel aspect (technologique surtout) en faisant l’économie de ce qui la fon de.
    - Illusoire.
    - Jean-Pierre Dupuy : « Loin d’être neutre, la science porte en elle un projet, elle est l’accomplissement d’une métaphysique, d’autant que le positivisme spontané des scientifiques leur fait croire qu’ils se sont affranchis de toute métaphysique ».
    - Cite la synthèse de Pierre Legendre, dans La Balafre.
    - Du romano-christianisme de l’Occident, où les fondements juridiques et éthiques prédominent.
    - Jacques Derrida et la « mondio-latinisation » développe le même genre d’observation sur la « marque » occidentale. (p.73)
    - Ainsi les rejets de l’Occident procéderont-ils de crises nourries par celui-ci…
    - (A suivre)
    Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d’un monde, Seuil, 390p. En librairie le 24 août.

  • Nivat de père en fille

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    Nivat3.JPGPASSEURS Deux livres importants, Vivre en Russe et Bagdad, zone rouge, contribuent à surmonter les murs de l’incompréhension. Avec la même passion de communiquer.

    Le père, fils de prof, a découvert la Russie en Auvergne à seize ans. La fille a suivi la «pente russe» de ses parents avant de se tracer une voie personnelle. Tous deux sont d’insatiables curieux. Rien du spécialiste confiné chez le père. Rien de l’agitation de surface chez la fille. Chacun, à sa façon, agit en passeur : Georges Nivat en explorateur de la langue, de la littérature, de la terre, des hommes et de l’âme russes ; Anne, en risque-tout du reportage dans les zones à haut risque, pour qu’on n’oublie pas les victimes de la folie des hommes en Tchétchénie, en Afghanistan ou en Irak. Chacun à son rythme, mais aussi profondément engagés l’un que l’autre, le père et la fille nous entraînent dans une quête de vérité et de sens lestée du même amour des gens et de la vie.

    Vivre en Russe relève de la grande traversée où Georges Nivat raconte, plus personnellement que d’ordinaire, l’histoire de sa passion pour la Russie et les Russes, de l’époque de Pasternak (qu’il aima comme « une sorte de père) à celle de Poutine, qu’il juge moins sévèrement que beaucoup d’Occidentaux. Le « roman » commence dans un antre de relieur en chambre, à Clermont-Ferrand, où l’exilé Georges Nikitine, ancien combattant de l’armée blanche, lui fait entendre la musique de cette langue dont il s’émerveillera des ressources particulières dans une page d’anthologie. C’est que la langue est consubstantiellement liée à ce qu’on dit « l’âme russe », cliché sentimental pour beaucoup mais réalité néanmoins, complexe et souvent contradictoire, que le Nivat « philosophe »  va éclairer en citant trois « caractères» signalé par son maître Pierre Pascal: « solidarité » d’abord, « indétermination » (à bas de fatalisme, paresse et résignation) dans un sens plus négatif et « tendance vers l’absolu ». Plus en profondeur, Nivat éclairera ensuite la notion-clef de « sobornost », grand concept russe désignant une sorte d’unanimisme spirituel, pour distinguer l’esprit russe de la mentalité occidental. Cependant, loin de toute simplification, c’est pour une Russie «européenne» que plaidera Nivat au fil de ces pages, en proposant du pays actuel un tableau foisonnant et nuancé.

    De son premier séjour à Moscou où, dans une bohème artiste vivifiante mais toujours assombrie par le souvenir des camps, il fréquenta la famille de Pasternak avant d’être expulsé en août 1960, à la fin de l’URSS qu’il vécut comme un « bonheur personnel », Georges Nivat a «vécu» la Russie dans tous ses états. Traducteur et biographe de Soljenitsyne (dont il reste distant à certains égards), interlocuteur privilégié d’Alexandre Zinoviev (que son catastrophisme n’a jamais convaincu) et de Vassili Grossman, entre cent autres écrivains et jusqu’aux plus jeunes, Nivat fait éclater les catégories du commentaire littéraire ou esthétique en incluant la culture russe de la base au sommet, du détail « quotidien » aux grands courants sociaux ou spirituels, du cinéma d’Alexandre Sokourov aux accointances des Bienveillantes et de Vie et destin, de Nabokov à Volkoff. Son « être russe » procède alors d’une seconde patrie qui multiplie son « être français » dans une optique universaliste qui reste très centrée. Son inoubliable  première traduction, avec Jacques Catteau, du Pétersbourg d’Andrei Biély, parue en 1967 à Lausanne, aux éditions L’Age d’Homme dont il fut l’un des sourciers majeurs, et Vivre en Russe, à la même enseigne, marquent deux dates d’un parcours et d’une œuvre de « lecteur du monde » souvent inaperçus en nos murs. Or l’un des mérites de Georges Nivat et d’avoir aidé à renverser les murs…

    La « fille courage »

    A Bagdad, des murs s’érigent aujourd’hui de manière démente, symboles d’une situation qu’Anne Nivat, mère d’un petit garçon que l’écrivain Olivier Rolin qualifie de « femme la plus gonflée que j’aie jamais connue », est allée observer en « zone rouge» durant deux séjours en 2007. Vivant chez l’habitant, voilée, impatiente d’aller partout, la journaliste se raconte en deuxième personne («tout t’intéresse ! »), non du tout pour se mettre en avant mais pour mieux « objectiver » sa situation dédoublée de femme « infiltrée » qui s’expose malgré sa peur et veut informer en dépit de l’indifférence ou du fatalisme. Il en résulte bien plus qu’un reportage : un relevé d’immersion grouillant de détails sur la vie au ralenti des Bagdadis, entre désespoir (ce jeune antiquaire survivant dans la poussière) et détermination (ce frère dominicain dont trente-six collègues ont été massacrés), sous une chape de peur et d’insécurité croissante. Collection de faits exacts et de témoignages précieux, le dernier livre d’Anne Nivat est à lire absolument lui aussi.

    Georges Nivat. Vivre en Russe. L’Age d’Homme, 480p.

    Anne Nivat, Bagdad zone rouge. Fayard, 279p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 10 juin 2008

  • Le rire jouissif du fasciste

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    Quand Jonathan Littell, dans Le sec et l'humide,  prend le mâle-soldat en flagrant délire...

     

     Avec Les Bienveillantes Jonatham Littell est devenu célèbre, à l’automne 2006, en cumulant les énormes paradoxes. De fait, susciter en quelques semaines l’intérêt d’un énorme public avec un énorme O.V.N.I . littéraire d’une difficulté de lecture non moins considérable (en tout cas sur les 100 premières pages), relevait déjà du phénomène, auquel s’est ajouté une suite d’énormes malentendus.

    Des Bienveillantes, on a dit en effet tout et son contraire, souvent sans avoir vraiment lu le livre. Avant et après les prix prestigieux qu’il a décrochés en France (Grand Prix du roman de l’Académie française et Prix Goncourt), Littell a été accusé, notamment, de mal écrire, d’avoir eu recours à un nègre, de s’approprier la mémoire de la Shoah et de la banaliser en mêlant documents avérés et conjectures imaginaires, de  la « salir » plus encore en donnant la voix à un SS supérieurement cultivé et pervers, du nom de Max Aue.

    Certes très dérangeant, et sûrement pas à classer parmi les chefs- d’œuvre de la littérature, malgré bien des pages dignes d’un grand écrivain, Les Bienveillantes reste un livre extraordinaire à de multiples égards, où les coups de sonde de Littell dans la psychologie des profondeurs, au tréfonds du délire fasciste, est l’un des plus intéressants et des plus hardis.

    C’est d’ailleurs dans ce magma psycho-physique que nous replonge Jonathan Littell dans l’essai tout à fait saisissant qu’il vient de publier, retraçant la trajectoire hautement significative du nazi belge Léon Degrelle combattant sur le front russe avec la Légion Wallonie qui finit sa vie (jusqu’en 1994) en Espagne, avec d’autres anciens SS. Ce qui intéresse prioritairementLittell, à la lecture de La campagne de Russie de Léon Degrelle, c’est l’image héroïque que celui-ci donne de lui-même à travers un récit absolument hallucinant par son langage, où la lumière flamboyante du héros nazi, dur et pur dans son armuire de chair saine, est célébrée par opposition aux grenouilles molles de l’ennemi crapahutant dans la boue informe, ces « géants hirsutes, ces Mongols oreillards au crâne melonné » ces « Asiatiques félins aux petite pupilles brillantes, jamais lavés, haillonneux, infatigables », paraissant des « monstres préhistoriques côté de nos jeunes soldats au corps frêle, aux reins levrettés, à la peau fine ». Fantasmes homosexuels que ceux de Degrelle célébrant ses  jeunes soldats (souvent enrôlés de force…) « nus comme des Adamites » ? Même pas, relève Littell, tant le corps fasciste, idéalisé, comme est idéalisée la vierge blanche, est essentiellement asexué. Dans la foulée, on rappellera l’essai de Degrelle de récupérer à son compte la « pureté » de Tintin, en affirmant que sa propre culotte de golf aura inspiré Hergé…

     « Contre tout ce qui coule, le fasciste doit évidemment ériger tout ce qui bande », écrit Littell en éclairant les mots-fantasmes de  Degrelle à la lumière des théories de Klaus Theweleit, lequel dégage la figure du « mâle-soldat », production de l’Etat fasciste, dans ses   Männerphantasien (Roter Stern, 1977-1978) que l’auteur des Bienveillantes  lut attentivement en cours de rédaction.

    En Post scriptum, après la généreuse postface de Theweleit (qui n’avait pas encore lu Les Bienveillantes en 2007), Jonathan Littell précise, en prenant appui sur les sourires de deux combattants (un commandant tchétchène et un caporal américain dans la prison d’Abu Ghraib) que la notion de mâle-soldat, avec son rire de tortionnaire et sa main se palpant la braguette, n’est pas l’apanage du fasciste.

    Typologie réductrice ou trop générale au  contraire ? On peut en discuter. Au reste, le personnage de Max Aue, dans Les bienveillantes, participe de la boue autant que du phallus guerrier. Enfin, ni Littel ni Theweleit ne s’en tiennent là. Disons qu’ils ouvrent explorent des territoires (le corps, le langage, les sentiments) trop souvent ignorée, ou même décriés par les historiens purs et sûrs…

    Jonathan Littell, Le sec et l’humide. Postface de Klaus Theweleit. Gallimard, coll. L’Arbalète, 140p.       

     1740961592.jpg   Le corps du délit

    Dans une des séquences les plus insoutenables du dernier film de la réalisatrice camerounaise Osvalde Lewat, Une affaire de nègres, présenté ces jours à Visions du réel, un superbe militaire en treillis, répondant à son interlocutrice sur un ton de défi bravache, détaille en souriant, l’air de jouir de chaque mot, les exécutions (environ 400 de sa main) qu’il perpétra entre 2000 et 2001 à Douala, sous l’égide di Commandement opérationnel chargé de liquider les « bandits », en réalité tout individu en butte à une dénonciation de la part de n’importe qui, un millier en tout, sans jugement aucun.

    « Fasciste » que ce mâle-soldat typique ? Nullement au sens où on l’entend idéologiquement, mais conforme assurément aux observations de Klaus Theweleit sur la « transgression autorisée vers le crime » que permet l’Etat « fasciste » au sens le plus large, du Salvador au Cambodge, entre autres. « Rigoberta Menchù décrit comment les tueurs des escadrons de la mort jouissent du dénouement de leur spectacle meurtrier », précise-t-il encore Theweleit, avant de rappeler combien, entre autres nettoyeurs « secs », un Eichmann jouissait d’accomplir, « avec le moins d’accrocs possibles », son travail de nettoyeur du corps social allemand, de même que le corps du mâle soldat se nettoie du «grouillement de la réalité, féminité vorace ou prolétariat fangeux »... 

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 22 avril 2008.

     

  • Le courage de Boualem Sansal

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    Le village de l’Allemand, entre Shoah et Djihad

    La lecture du Village de l’Allemand, nouveau roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, est immédiatement prenante. Aussitôt on plonge dans un drame aux multiples occurrences personnelles et autres ramifications historico-politiques, dont le Mal du XXe siècle et de celui qui a si dangereusement commencé, entre Shoah et Djihad, tisse la trame de sang et de destruction, d’ignominie et de honte.
    Cela commence, en octobre 1996, par le journal du jeune Malrich (prénom condensant Malek et Ulrich), dont le langage signale un beur de banlieue plutôt atypique, puisque son père est d’origine allemande, et qui commence d’écrire six mois après le suicide de son grand frère Rachel (condensé de Rachid et Helmut), brillant sujet, comme on dit, mais sombré dans le désespoir on ne sait pourquoi.
    On le comprend mieux après que Com’Dad, le commissaire de quartier de la « zone urbaine sensible de première catégorie » où survivote Malrich, remet à celui-ci les quatre cahiers chiffonnés constituant le journal de Rachel, ledit Com’Dad lançant au plus ou moins voyou : « Faut lire, ça te mettra du plomb dans la tête. Ton frère était un type bien ». Et de fait, ces cahiers vont changer la vie de Malrich, comme la vie de Rachel a changé, au lendemain d’un massacre, en 1994, qui a coûté la vie à ses parents, là-bas dans un douar du bout du monde du nom d’Aïn Deb, quand il découvrit qui fut en réalité son père déclaré « martyr », l’ancien SS Hans Schiller…
    On sait le grand talent de Boualem Sansal, auteur de l’admirable Serment des Barbares, et son courage intellectuel, qui lui a dicté l’an dernier la lettre ouverte de colère et d'espoir au pouvoir et au peuple algérien intitulée Poste restante : Alger. On se rappelle l’amitié qui le liait à Rachid Mimouni, autre romancier intègre qui mourut désespéré en Europe et dont le corps rapatrié dans son pays fut déterré par les islamistes pour être dépecé et livré aux chiens de la nuit. Je me souviens qu’à ma dernière rencontre de Mimouni je lui souhaitai d’être protégé par Allah. Or c’est le même Allah que j’invoque en lisant ce nouveau livre, inspiré par une histoire vraie, où alternent les voix des deux frères, celle de Rachel relayant elle-même les voix de tous les témoins de l’horreur, Primo Levi en tête et transmettant à celle de Malrich une nouvelle conscience et l’espoir que la honte puisse être dépassée par le « geste d’amour » de son sacrifice…
    Boualem Sansal. Le village de l'Allemand, ou le journal des frères Schiller. Gallimard, 263p. 

  • La famille coco-facho

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    Après un immense succès en Italie, Mon frère est fils unique de Daniele Luchetti prélude aux coups de rétroviseurs du 40e anniversaire de mai 68.
    Ceux qui ont aimé Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana, chronique attachante des années 1966 à 2003 en Italie, devraient être également touché par Mon frère est fils unique, qui brasse une matière sociale et politique proche en s’attachant à une situation particulière intéressante: à savoir la cohabitation, dans une même famille, de deux frères aux positions politiques diamétralement opposées.
    Sur la base d’un roman d’Antonio Pennacchi qui avait 18 ans en 1968 et a lui-même adhéré très jeune au parti néofasciste MSI, dont il a été expulsé avant de passer par diverses factions d’extrême-gauche, le film scénarisé par Daniele Luchetti assisté de Sandro Petraglia et Stefano Rulli (cosignataires de Nos meilleures années) nous transporte dans une famille populaire de Latina désespérant d’être relogée dans un immeuble moins insalubre. Le fils aîné, Manrico (Riccardo Scamarcio), est un beau jeune homme qui fait craquer les nanas et s’impose en leader syndicaliste du PCI avant de dériver vers l’action violente. Brillant et charmeur, le révolutionnaire ne manque d’agacer son frère cadet, le teigneux et boutonneux Accio, qui a renoncé au séminaire avant de se laisser entraîner par un marchand ambulant fort en gueule dans les réunions et les opérations de commando des néofascistes. Du genre rebelle « au carré », impatient de s’opposer aux brimades des siens, Accio n’est « fasciste » que par esprit de contradiction, et son évolution témoignera d’une ouverture généreuse dont son frère aîné terroriste sera le premier bénéficiaire.
    Les dogmes et la vie
    Du personnage à la fois gouailleur et attachant du roman picaresque de Pennacchi, contrastant pour le moins avec le cliché du « facho » bas de plafond, Daniele Luchetti a fixé le portait cinématographique en choisissant un acteur vif à souhait en la personne d’Elio Germano. Entre les deux frères oscille en outre la belle et incisive Francesca (Diane Fleri) dont l’évolution marquera elle aussi une distance croissante par rapport aux dogmes idéologiques.
    Déclaré pompeusement « d’intérêt culturel national » par les instances officielles de la péninsule, Mon frère est fils unique a certes valeur de témoignage substantiel et souvent truculent « à l’italienne », sur une époque souvent réduite à des clichés enjolivés ou dramatisés à outrance. La charge portée sur les débats où tout le monde pérore en même temps, ou la caricature du chœur de camarades chantant un Hymne à la joie aux paroles révisées style agit-prop, n’en font pas pour autant une satire « révisionniste » trop complaisante. Si la forme du film reste finalement assez sage, dans le genre du feuilleton sensible et intelligent à la manière de Nos meilleures années, nul doute qu’il « sonne » juste et rend bien, sans démagogie, le climat d’une époque où souvent, entre familles à l’ancienne et tribus hirsutes, la jeunesse ne faisait que se chercher un lien ou une communauté.
    • Sur les écrans romands
    • Antonio Pennacchi. Mon frère est fils unique ou la vie déréglée d’Accio Benassi. Traduit de l’italien par Jean Baisnée. Le Dilettante 2007,448p.

    878f575ac7957974f92760702916ea9d.jpgUn quarantième rugissant ?

    De quoi sera faite la vague annoncée de publications, romans, essais, films et autres documents qui devrait déferler en 2008 pour commémorer le quarantième anniversaire de mai 68 ? Les « anciens combattants » vont-ils y aller de leur air de la nostalgie désenchantée, ou verra-t-on se développer de nouveaux récits sur une époque qui a diffusé, presque en temps réel, ses mythes plus ou moins narcissiques et ses légendes, par « icônes » et autres figures « cultes », voire « cultissimes », interposées ?

    Le film de Daniele Luchetti, à l’image du livre d’Antonio Pennacchi dont il s’inspire, séduit par la distance prise par rapport à la terrible rhétorique d’époque, masquant souvent la volonté de puissance ou le ressentiment des contestataires des deux bords sous de beaux discours. Mais verra-t-on jamais une nouvelle Education sentimentale, en littérature ou au cinéma, cristalliser la « substantifique moelle » de ces années ?

    58efa2747451c00f7607cb136f686a8d.jpgCe qui semble à l’heure qu’il est, et notamment au vu des agréables et non moins excellents « feuilletons » que représentant Nos meilleures années ou Mon frère est fils unique, c’est qu’on en reste à une vision certes plus nuancée que naguère mais jamais en rupture avec certain consensus, qu’un Pasolini (notamment dans ses Lettres luthériennes)  fut des seuls à rompre dans l’Italie des années de plomb.

    Le quarantième sera-t-il rugissant ou ronronnant ?

     

     

  • Le silence de Hölderlin

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    Lecture d'Achever Clausewitz, de René Girard (5) 

    Tristesse de Hölderlin

    -          BC évoque la résistance à mener par de la l’effondrement d de l’institution de la guerre.

    -          RG affirme qu’une résistance individuelle est vaine.

    -          Relève que les Evangiles ont une « intuition formidable du mimétisme ».

    -          Importance à cet égard des récits apocalyptiques, occultés puis oubliés.

    -          Rappelle « le temps des païens » cité par Luc.

    -          Les Evangiles nous disent que le réel n’est pas rationnel mais religieux.

    -          Evoque le ratage des juifs, malgré les prophètes, et le ratage des chrétiens à travers l’Holocauste.

    -          Cite la demande de pardon de Jean Paul II à Yad Vashem et y voit un signe des temps, un geste sublime.

    -          Deux cercles : la vie du Christ qui se termine par la Passion. Et l’histoire des hommes qui se termine par l’Apocalypse. Le second cercle est contenu dans le premier.

    -          « L’esprit apocalyptique n’a rien d’un nihilisme : il ne peut comprendre l’élan vers le pire que dans les cadres d’une espérance très profonde ».

    -          Laquelle ne peut faire l’économie d’une eschatologie.

    -          Comment Luc constate que la violence réconcilie les ennemis après la Passion : « Et à partir de ce jour-là, Pilate et Hérode qui étaient des ennemis devinrent amis ».

    -          Que « la mauvaise violence est unanime contre le Christ ».

    -          Cite la première Epître de Paul aux Thessaloniciens, le plus ancien texte du NT, moins de 20 ans après la crucifixion.

    -          Paul en appelle à la patience des croyants, affirmant que le système va s’effondrer de lui-même.

    -          Satan sera de plus en plus divisé contre lui-même : c’est la loi mimétique de la montée aux extrêmes. »

    -          Ce mimétisme est contagieux, qui va atteindre la nature elle-même.

    -          Matthieu annonce que « l’amour se refroidira chez le grand nombre ».

    -          Le temps des païens » est à considérer comme « un lent retrait du religieux ».

    -          On va en outre vers l’effacement de toute distinction entre le naturel et l’artificiel.

    -          Paul aux Thessaloniciens : « Quand les hommes se diront : paix et sécurité ! C’est alors que tout d’un coup fondra sur eux la perdition ».

    -          Le Christ dit qu’il n’est pas venu apporter la paix.

    -          En fait il met un terme à la volonté de dissimuler les mécanismes de la violence.

    -          « La révélation judéo-chrétienne met à nu ce que les mythes ont toujours tendance à taire ».

    -          Le paradoxe est que le christianisme provoque la montée aux extrêmes en révélant aux hommes cette violence.

    -          « Tel est l’avenir affolé du monde, dont les chrétiens portent la responsabilité. Le Christ aura cherché à faire passer l’humanité au stade adulte, mais l’humanité aura refusé cette possibilité. »

    -          RG reconnaît « un échec foncier ».

    -          Mais la proximité du chaos n’exclut pas, selon lui, l’espérance.

    -          BC souligne le fait que la démarche de RG s’inscrit dans une perspective darwinienne

    -          RG affirme qu’on ne peut entrer en relation avec le divin que dans la distance.

    -          Et que seule la médiation du Christ permet cette proximité-distance.

          Un dieu « tout proche et difficile à saisir ».

    -          RG en vient alors à Hölderlin.

    -          Son œuvre l’habite depuis longtemps.

    -          Hölderlin se retire pendant 40 ans à Tübingen.

    -          Beaucoup moins hanté par la Grèce qu’on ne l’a dit. RG le voit « effrayé par ce retour au paganisme qui hante le classicisme de son époque ».

    -          Son  âme  oscille entre la nostalgie et l’effroi.

    -          Cite le poème Patmos.

    -          Qui annonce le retour du Christ beaucoup plus que celui de Dionysos.

    -          Le Christ « se retire au moment même où il pourrait dominer ».

    -          C’est le silence de Dieu qui se donne à entendre dans le silence du poète, selon RG,

    -          Hölderlin devient de plus en plus chrétien, à mesure qu’il se retire du monde.

    -          Lui-même, notamment avec Goethe, a vécu le mimétisme de manière intense, « un maniaco-dépressif d’une intensité inouïe ».

    -          « Grâce à Hölderlin, ce grand mendiant de l’affection des autres, j’ai compris que la folie de Nietzsche était liée à l’apothéose de Wagner ».

    -          Cite le choc que produit sur Nietzsche la lecture des Mémoires écrits dans un souterrain de Dostoïevski.

    -          Hölderlin choisit le retrait pour dépasser le mimétisme.

    -          S’il hésite entre Dionysos et le Christ, son choix s'affirme. 

    -          Hölderlin perçoit la différence essentielle entre la promiscuité divine et la présence de Dieu.

    -          RG affirme qu’il n’y a qu’une bonne proximité, se réduisant à l’imitation du Christ.

    -          « Malgré toute la pression qu’exercent sur lui la mode et ses amis, le poète pressent la vérité : Dionysos, c’est la violence, et le Christ c’est la paix ».

    -          Evoque alors la conversion  de Hölderlin au catholicisme.

    -          Et remarque une fois de plus que « la destruction ne porte que sur ce mon de ; pas sur le Royaume ».

    0e530dff645d51a9f92ac88c7c381f14.jpg          Le Royaume est «ce que Pascal appelait l’ordre de l’esprit, passage nécessaire vers l’ordre de la charité ».

    -          Le modèle mimétique nous fait sans cesse retomber dans l’enfer du désir.

    -          Les grands écrivains ont compris cette loi : Proust, Dostoïevski, Cervantès, Stendhal, notamment.

    -          Evoque ensuite les bons modèles qui nous rendent plus libres, et les modèles-obstacles qui nous enchaînent au mimétisme.

    -          « Echapper au mimétisme, étant donné ce qu’est devenue son emprise croissante, est le propre des génies et des saints ».

    -          Au risque de régression, RG oppose la recherche d’une médiation…

    -          Que BC définit comme « médiation intime »

    -          En revient à l’imitation du Christ, qui ne consiste pas à en être fasciné mais à s’effacer devant lui.

    -          « L’identification suppose une aptitude singulière à l’empathie ».

    -          Une excessive empathie est mimétique, mais l’excessive indifférence l’est autant.

    -          RG évoque alors la réserve polie, l’accueillante distance de Hölderlin dans sa tour, avec ses visiteurs.

    -          RG finit par évoquer le mythe fondateur védique de Purusha, l’homme archétypal mis à mort par une foule de sacrificateurs. Or que représente cette foule, puisque cet homme est primordial ?

    -          « De ce meurtre, on voit sortir tout le réel. »

    -          Un mythe fondateur « tellement vieux que la violence en est sortie »

    -          « C’est la conception védique, absolument apaisée, de ces choses ».

    -          RG lui voit une parenté avec la sortie pacifique du mimétisme que signifie la retraite de Hölderlin.-         
     

    2e7763f22dbf3e956123c18de4a9b194.jpgRené Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.

     

  • Le secret du concombre

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    Le bain de minuit, album citoyen dans lequel Mandryka explique entre les signes pourquoi il n'a pas voté Nicolène Sarkoyal. A lire et relire.

    Le concombre masqué n'a pas été candidat aux élections présidentielles passées de la République Hexagonale du Centre Multiple. Pourquoi cela ? Le programme politico-potager exposé dans Le bain de minuit, dernier manifeste de son père supputatif, alias Mandryka, le révèle entre les signes a posteriori. L'on y découvre en effet les difficultés de l’applicabilité de ses concepts et l'improbable souhaitabilité desdites applications dans le circonstances actuelles du gouvernorat. En clair pour ne prendre qu’un exemple-clef: on a pu constater au vu des Grands Débats et de ce qui n'en est pas ressorti, qu'il ne suffisait pas de dégraisser le glabougnot pour solutionner les problèmes de ladite République. Bref, le concombre et ses alliés objectifs ont momentanément renoncé à faire avancer les Choses en reconnaissant les droits de celles-ci à la libre disposition d’elles-mêmes. Celles-ci ne sont pas pour autant condamnées à subir la tyrannie des Mots qui fait de l’une une cafetière et de l’autre une cruche, mais  le  Nouvel Ordre promis par Nicolène Sarkoyal les libérera-t-elles de la dictature du signifiant au terme de ce qu’elles ont justement appelé la glute finale ? Tout dépend désormais des vents changeants du Possible.

    medium_Concombre3.jpgTels sont aussi bien les constats qui s'imposent à la fois au concombre masqué après la  lecture de ce récit initiatique tout dédié à la quête de la Vérité Ultime, censée sortir du bain de minuit, et qui se matérialise sous une forme encore ouverte au prochain débat des militantes et militants. Mandryka signifie assurément, avec l’apparition du Fantasme incarné, en la personne de la craquante Zaza, que la Pin-Up en bikini représente plus que jamais l’Avenir radieux du plombier-zingueur, sans pour autant relancer une forme obsolète de réification machiste de notre amie la femme.
    Et Dieu là-dedans ? Paradoxalement, c’est sur cette question que l’examen herméneutique, voire téléologique, du Bain de Minuit, sera le moins en butte au Doute, tant l’Auteur initie une vraie réflexion, et même jette une amorce de fondation en proposant l’instauration d’un nouveau Savoir constitué sur les ruines de l’ancienne problématique, avec la constitution d’une Science des problèmes insolubles en tant qu’entités transcendantales.
    Ne mésestimons pas, sœurs et frères, ainsi que nos beaux-parents et voisins de palier, la mise en garde du Concombre: « Dans l’empressement à nous fuir, l’Horizon recule à mesure qu’on avance et l’Avenir est incertain »…
    medium_Concombre1.jpgMandryka. Le bain de minuit. Dargaud 2006, 56p.

  • Le suicide du perdant radical

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    Un essai de Hans Magnus Enzensberger
    Y a-t-il un lien entre celui qui, « pétant les plombs », mitraille une classe d’école ou un groupe quelconque, avant de retourner son arme contre lui-même, et le kamikaze se faisant exploser au nom de l’islamisme ? Tous deux sont en effet des avatars de l’homme du ressentiment que son sentiment d’échec et sa haine de soi, son orgueil blessé ou son humiliation remâchée, longtemps couvés, poussent soudain à une explosion de violence qui le vengera, l’auréolera un instant de gloire médiatique ou lui vaudra (croit-il) le paradis. Au fil d’une analyse claire et percutante, le poète et essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger définit ce qu’il appelle le « perdant radical », notamment dans ses occurrences politiques, d’Hitler à Ben Laden. Distinct du raté se consolant dans la compulsion, de la victime qui peut faire valoir ses droits et réclamer compensation, ou du vaincu se résignant plus ou moins, le perdant radical s’isole et se fait invisible tout en cultivant sa rancœur obsessionnelle et en attendant son heure. La rubrique des faits divers en dénombre tous les jours, qui ont soudain explosé, parfois sous le plus anodin prétexte. L’amélioration des conditions de vie ne semble pas résorber le phénomène, au contraire elle l’exacerbe, et notamment sous l’effet de l’exhibition à jet continu des images médiatisées de la fortune et du bonheur, qui fait que « le potentiel de déception des hommes a augmenté à chaque étape du progrès ».
    « Ce qui occupe l’esprit du perdant de manière obsessionnelle », note Enzensberger, « c’est la comparaison avec les autres, qui a tout instant se révèle à son désavantage ». Et de reprendre, de préférence au concept freudien de pulsion de mort, « le constat déjà ancien qu’il peut y avoir des situations dans lesquelles l’homme préfère une fin dans l’effroi qu’un effroi sans fin – que celui-ci soit réel ou imaginaire. »
    Passant de la sphère privée à la dimension collective de cette folie destructrice, Enzensberger en vient évidemment à l’exemple du Führer cristallisant l’humiliation des Allemands après le traité de Versailles et se lançant dans une entreprise mégalomane et suicidaire proportionnée à son fanatisme, finissant dans l’extermination et l’auto-immolation.
    Toutes tendances confondues, les factions réunissant des perdants radicaux dans la foulée des chefs de guerre sont légion par les temps qui courent, mais un seul mouvement violent a fédéré les perdants radicaux à l’échelle de la planète, et c’est l’islamisme.
    De modèle européen à l’origine, le terrorisme est la plus dangereuse réponse, pour les musulmans eux-mêmes, à l’orgueil blessé procédant de l’immobilisme séculaire des sociétés arabes, dont l’autocritique s’amorce, mais si difficilement. A ce propos, Enzensberger cite un rapport établi à la demande des Nations unies par des chercheurs arabes en 2002-2004, sous la direction du sociologue égyptien Nader Fergan, qui aboutit à des constats à la fois connus et peu commentés dans les médias. On y admet ainsi que les Etats arabes se retrouvent à la dernière place de toutes les régions du monde en matière de liberté politique. Que, même en tenant compte des énormes revenus du pétrole, les pays arabes arrivent en avant-dernière position en matière d’économie. Ou, entre autres exemples, que le nombre total de livres traduits à partir d’autres langues depuis douze siècles (le califat d’Al-mamoun en 813-833) correspond au nombre actuel de traductions faites en Espagne au cours d’une seule année ! Enfin qu’une femme arabe sur deux ne sait ni lire ni écrire…
    Evoquant ensuite les raisons de l’immobilisme du monde musulman, que d’aucuns imputent aux agresseurs extérieurs ou à la colonisation, alors que d’autres civilisations (Inde, Chine ou Corée) se sont développées malgré les mêmes tribulations, Enzensberger en vient aux conséquences actuelles des déficits de connaissance et d’inventions accumulés, produisant un décalage croissant, encore accentué aujourd’hui par l’exode des cerveaux de pays incapables de se réformer. Et d’illustrer la blessure narcissique qui procède de cet affaiblissement et  la fuite en avant que manifestent les prédicateurs de la haine réclamant pour eux seuls la liberté d’outrager ceux qui ne pensent pas comme eux, sans tolérer aucune critique. Bien entendu, s’empresse de relever Enzensberger, « tous les musulmans ne sont pas des Arabes, tous les Arabes ne sont pas des perdants, tous les perdants ne sont pas radicaux… »
    Pourtant c’est bel et bien les perdants radicaux (qu’on évalue à 7 millions de djihadistes armés à l’échelle mondiale), et dont il faut préciser que peu sont issus de milieux fondamentalistes ( !) qui constituent le grand danger visant, non tant l’Occident que les régions du monde au nom desquelles agit l’islamisme.
    «Les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants ne seront pas seuls à en souffrir, écrit Enzensberger. Des peuples entiers devront, à cause des actes de leurs représentants autoproclamés, et contre toute justice, payer un prix énorme. L’idée que la terreur pourrait améliorer leurs perspectives d’avenir, qui sont déjà suffisamment sombres, est absurde. L’histoire ne fournit aucun exemple d’une société en déclin qui en tordant le cou à son potentiel productif aurait pu survivre de manière durable. Le projet des perdants radicaux consiste, comme en ce moment en Irak ou en Afghanistan, à organiser le suicide de toute une civilisation ».
    Hans Magnus Enzensberger. Le perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur. Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky. Gallimard, 56p.

  • Pour Anna Politkovskaïa

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    La joie de se brosser les dents 

    Hommage de Daniel de Roulet

     

    Chère Anna,

    Vous avez été tuée chez vous, dans l'ascenseur, de plusieurs balles de pistolet. C'est une scène à laquelle vous étiez préparée. Ce n'était pas la première fois que les sicaires de Poutine voulaient votre peau, à cause de votre parole trop libre sur la Tchétchénie.

    La scène de l'assassin qui se trouve nez à nez avec sa victime, comme elle a dû se passer dans l'ascenseur, vous l'aviez déjà racontée à propos de cette toute jeune femme qui, le 29 mars 2001, s'était trouvée face au général Gadjiev, commissaire militaire réputé pour sa cruauté en Tchétchénie. Avant d'actionner le dispositif caché sous sa jupe, elle lui a dit: «Vous souvenez-vous de moi?»

    Vous étiez condamnée depuis longtemps, vous le saviez, vous étonnant parfois d'être encore en vie. Et comme vous le disiez, d'avoir encore la joie, à 47 ans, de vous brosser les dents. Vous racontiez volontiers que ce qui vous était le plus pénible lors de vos nombreux voyages en Tchétchénie, c'était la difficulté de trouver un peu d'eau pour vous débarbouiller. Vous supportiez les menaces, la peur et même l'empoisonnement. Mais ne jamais pouvoir se laver, être sale parmi les sales vous était insupportable.

    Dans un post-scriptum à Tchétchénie, le déshonneur russe, paru chez Buchet-Chastel, vous racontez cette incroyable scène où vous êtes invitée à Manhattan, logée au Waldorf-Astoria. Vous découvrez un petit flacon sur l'étagère, un bain de bouche, vous vous en servez avec des mots d'extase: «O bonheur, quelle chance folle... C'est vraiment le nirvana.» Et ensuite bien sûr, vous vous trouvez ridicule, constatant que l'eau coule au robinet de l'hôtel new-yorkais.

    J'ai repensé à cette scène, à votre humour caustique, mercredi dernier en suivant sur Arte un étonnant reportage. Le nouveau prétendant tchétchène, installé par Poutine, le fils de Kadyrov âgé de 29 ans, fait construire des piscines et un parc aquatique autour de son palais. Juste à côté, les habitants de Grozny forment de longues queues pour quelques gouttes d'eau payée très cher.

    J'ai repensé à ce que vous m'avez appris du journalisme d'aujourd'hui, où les uns commentent le monde du haut de leur moralisme, les autres se laissent simplement embarquer dans les fourgons du régiment, mais quelques uns, comme vous, ne lâchent pas prise et le paient.

    Ce que j'aimais chez vous, c'est que vous ne mettiez pas seulement en cause les militaires tortionnaires russes, les forces spéciales tchétchènes, vous ne disiez pas seulement la répression, la vengeance, le meurtre des civils, vous disiez aussi votre désarroi et la manière dont ce travail d'enquête peu à peu vous faisait découvrir le gouffre moral au fond de chacun d'entre nous, quand il est confronté à la guerre.

    Je n'ai pas osé aller en Tchétchénie, je ne saurais même pas écrire une fiction qui s'y déroule. Mais grâce à vous je sais ce qu'est la guerre là-bas et pourquoi une réfugiée tchétchène mérite l'asile chez nous. Nous autres romanciers ne sommes pas très courageux, avons terriblement besoin de gens comme vous. Vous, seule sur place, et aussi honnête que possible. Je ne me suis permis d'écrire le mot tchétchène que parce que vous l'aviez fait sonner juste dans vos reportages.

    Quand ils vous ont battue en Tchétchénie, vous avez expliqué à quel point il vous était difficile d'en parler à votre retour à Moscou. On vous aurait dit: «Pourquoi allez-vous là-bas? Vous n'avez qu'à rester à la maison. Vous l'avez cherché.» On vous a dit plusieurs fois: «Estimez-vous heureuse d'être encore en vie.» C'était, comme on dit, une ironie tragique, puisque d'une certaine manière vous aviez déjà perdu un peu de votre humanité.

    C'est ce qui m'a le plus touché chez vous. Ce sentiment de se salir en rendant compte d'une réalité guerrière, ce sentiment d'être contaminée par l'horreur que vous découvriez. Vous disiez que votre chance à vous était que vous pourriez peut-être survivre à un viol, tandis que, pour une femme de là-bas, être violée, c'est la mort à coup sûr, y compris donnée par sa propre famille. De là sous votre plume cette phrase terrible: «Nous avons tous gagné en sauvagerie.»

    Si un jour j'ai le courage de venir mettre une rose blanche sur votre tombe, comptez sur moi, je n'oublierai pas un verre à dent et surtout l'eau qui vous a tant fait défaut. Chère Anna, votre sourire manquera même à vos assassins.

    Daniel de Roulet

    Cet hommage a paru initialement sur le site Largeur.com

    Le dernier roman de Daniel de Roulet, L'homme qui tombe, paru chez Buchet-Chastel, raconte l'étonnante rencontre dans un aéroport d'une réfugiée tchétchène en fuite et d'un ingénieur de la sécurité nucléaire.

    medium_Politovskaia.jpgPour lire Anna Politkovskaïa

    Douloureuse Russie ; journal d’une femme en colère

    En arrivant au Kremlin en l’an 2000, Vladimir Poutine avait promis de mettre fin à la corruption, d’offrir à chaque citoyen un niveau de vie récent et de ramener la paix en Tchétchénie. Dans un journal à la fois implacable, par son observation, et très émouvant, Anna Politkovskaïa montre ce qu’il en est en réalité sous un règne impitoyable où les riches, anciens apparatchiks et leurs rejetons, s’enrichissent tandis que les pauvres ne cessent de devenir plus pauvres. Ce pouvoir cynique engendre un mécontentement qui pourrait déboucher sur une révolte populaire sanglante, à en croire la journaliste assasinée.

    Buchet-Chastel, Collection Documents, 444p.

    Tchétchénie, le déshonneur russe.

    Anna Politkovskaïa était une des rares journalistes russes à se rendre régulièrement en Tchétchénie, témoignant pour les seules victimes d’une guerre effroyable. Au fil de ses reportages, elle montre comment la violence systématiquement entretenue par les forces fédérales  entretient un cercle vicieux en favorisant la minorité extrémiste et le terrorisme.

    Buchet-Chastel, Collection Documents, 192p.

     

  • Haro sur Günter Grass

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    Un écrivain dans l'imbroglio de l'Histoire 

     L' affaire a éclaté le 12 août dernier, à la parution d'un entretien paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, où Günter Grass évoquait pour la première fois son enrôlement dans la division SS Frundsberg à l'âge de 17 ans, dont il a choisi de parler dans une autobiographie à paraître sous le titre d'En pelant les oignons (Beim häuten der Zwiebel). «Mon silence, au fil de toutes ces années, est l'une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre. Cela devait finir par émerger», a déclaré l'écrivain qui précise qu'après s'être porté volontaire dans l'armée à l'âge de 15 ans, pour échapper à sa famille, il reçut en 1944, à l'âge de 16 ans, un ordre de marche qui l'incorporait de force dans la Waffen-SS. Affirmant qu'il n'a jamais tiré un coup de feu durant cette période, Günter Grass a cependant relevé que cet épisode l'avait poursuivi «comme une tare» dont il ne pouvait pas ne pas parler. Blessé en 1945 et envoyé dans un camp de prisonniers américain, il affirme que ce n'est qu'à ce moment qu'il fut confronté aux réalités de l'extermination. Par la suite, il devint un militant pacifiste.
    L'aveu de l'auteur du Tambour et de nombreux autres romans et essais engagés, couronné par le Prix Nobel de littérature en 1999 et faisant figure d'autorité morale, a provoqué une vague d'indignation en Allemagne, ainsi qu'en Pologne où Lech Walesa lui a demandé de rendre sa distinction de citoyen d'honneur de Gdansk, l'ancien Dantzig où Grass est né en 1927. S'opposant à cette requête, le maire de Gdansk, Pawel Adamowicz a accusé Walesa de «jouer sur des phobies anti-allemandes». «Grass a toujours et sans hésitation porté des jugements sans équivoques sur les origines de la Seconde Guerre mondiale et sur la responsabilité des Allemands pour leurs crimes», a-t-il conclu.
    En Allemagne, le débat est d'autant plus vif qu'il concerne l'un des intellectuels qui ont le plus poussé ses compatriotes à sortir du silence qui pesait après la guerre sur le passé nazi et le ralliement massif de la population à Adolf Hitler. «Celui qui se tait est fautif», affirmait-il ainsi dans une lettre ouverte. Ce qui choque le plus semble l'aspect tardif de l'aveu de Grass, que d'aucuns vont jusqu'à réduire à un effet publicitaire visant à vendre son nouveau livre…
    Plusieurs voix saluent au contraire cette «victoire sur soi», et Martin Walser, qui avait lui-même déclenché une polémique en évoquant en 1998 le danger d'une «instrumentalisation» d'Auschwitz, estime qu'«qu'il faut être reconnaissant» à l'auteur du Turbot d'avoir donné une leçon face au «climat triomphant, avec ses usages normalisés de la pensée et de la parole».
    Quant à Günter Grass, il a réagi lundi en affirmant que certains en profitaient pour faire de lui une «persona non grata»…

     

  • Fleur des décombres

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    Une nouvelle de Ritta Baddoura

    Ritta Badoura est une jeune poétesse libanaise. Cette nouvelle, premier texte en prose à être a été publié, dans Le Passe-Muraille de février 2006, a obtenu le premier prix de littérature des Jeux de la francophonie. Ritta Baddoura vient d’ouvrir un blog où elle raconte sa vie quotidienne sous les bombes : http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com/




    Quinze
    La nuit, Selwa ne dort pas. Les lieux sont encombrés par les corps alourdis d’attente, impotents, que le rêve même déserte. Son corps à elle est gorgé de désir, sa peau tendue, presqu’écorchée par la vie qu’elle ne peut plus tenir à l’intérieur. Il y a trop de monde alentours : ses voisins, ses aïeux, père et mère, petite sœur et tous ses frères qui regardent. Stupéfaits ils se donnent à la peur qui gronde dans la gorge des canons. Il y a assez de morts. Ils encombrent les escaliers, même ceux qui respirent. Ne rien faire de tout cela. Juste s’ouvrir, fleur soudain écrasée par les coulées de lave. Attendre, les seins collés à l’écho, que la stridence encore s’abatte.
    Sifflant tel un oiseau en feu, l’obus touche le sol.
    - « Ce soir ils sont très proches », articule Hind. « Cela a dû éclater dans la vallée… ».
    Peu à peu, dans l’odeur de poudre brûlée, s’infiltre l’haleine de l’aube et la tendresse tarie des fleurs d’orangers.
    - « C’est ça. La vallée flambe » dit Aboulias. « Bientôt ce sera notre tour. Allah. Ya Allah. »
    Il met son transistor en marche. Une rumeur s’élève de sa poitrine ruisselante, traverse les corps des veilleurs. Une voix grésille, égrène les noms de blessés et de décédés dans une région proche. Le parfum déchu des orangers persiste. Bûcher des arbres, tout crépite doucement.
    Quelques déflagrations s’estompent dans le lointain. On dirait une fête étrange qui s’éteint dans une contrée voisine. Dernier cadavre de l’obscur : le silence s’abat dans sa robe de repentir.
    Malkoun se lève. Il s’approche des sacs de sable. Il pousse le grand portail, traverse le rez-de-chaussée et sort de l’immeuble. Il inspire fortement les sutures de l’air, tâte sa poche, trouve son paquet de cigarettes. Il revient vers les sacs de sable et tend la tête vers l’intérieur.
    - « ‎Ça y est. Ils se sont arrêtés.»
    Il éclate de rire : les dents sont blanches et les yeux petits et fatigués.
    - « Je vais faire un tour. J’ai besoin d’un briquet. J’achèterai du lait en poudre pour les gosses, si j’en trouve ». A sa femme : « Je ne tarde pas Dada. Tu devrais sortir un peu aussi, hein ? pour le petit dans ton ventre. Il fait beau dehors… Les orangers ont cramé… »
    Ses pas feutrés dans la cour de l’immeuble, crissement du verre pilé. A mesure qu’il s’éloigne, le jour se lève, pénètre jusqu’aux recoins de l’abri qui se vide au profit des hauteurs. Chacun regagne son étage : vérifier l’état des appartements, combien de vitres brisées, partager ce qui reste de fromage, œufs et confitures dans le placard. Douce torpeur de survie, il est difficile de retrouver les gestes familiers. Les meubles, les murs sont comme couverts d’une poussière invisible ; celle des sentiers ravagés par les herbes folles lorsque le temps n’y passe plus.
    *
    Engouffré dans son plumage, le canari ne prête guère attention à Selwa. Elle le pourvoit d’eau propre, accroche la cage au balcon. Son doigt tendu à travers les barreaux de bois frôle le tendre duvet de Prince. Lui parvient la voix de sa mère qui l’appelle. « Plus tard maman, je n’ai pas faim maintenant! ». Selwa entend profiter autrement de l’accalmie. Son cartable est là, contre le mur. Etendue sur la balançoire, elle feuillette ses livres d’écolière. Elle revoit son pupitre; et de son pupitre la mer : marge bleue derrière les toits de Beyrouth pressés à la fenêtre. La boîte de craies multicolores est peut-être encore sur le bureau de la maîtresse; que d’arc-en-ciels barrés pour dire les mois de captivité. Selwa se lève, sort de chez elle. Discrètement. Elle dévale les escaliers vides. Dehors, la journée est étrangement calme. Il y a des flaques de soleil partout.
    Nassim habite dans la rue parallèle. Chez lui, il n’y a pas d’abri. Il vient souvent avec les siens se réfugier dans le sous-sol de l’immeuble où demeure Selwa. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ils ne s’étaient jamais croisés auparavant. Il y a, dans la chambre de Nassim, tout un monde. Des déserts se déroulent à perte de vue, des sources vives jaillissent dans les paumes de Selwa lorsqu’elle y pénètre. Pénombre. Nassim est là. Il regarde un film : sur l’écran, deux épaules. L’une claire, l’autre sombre sont comme couvertes de sueur. Fine nappe d’amertume, une voix de femme murmure: «… Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour… ». Selwa pousse aussi et récemment, l’humeur des coquelicots a envahi son entrejambe. Elle n’en a parlé à personne. Même les racines des arbres sont en sang et les hommes, surtout ceux qui tombent, ignorent tout à propos de cela. Nassim parle doucement, de la rencontre de ces deux étrangers, de l’amour qui est en train de naître. Selwa répète : « Hiroshima », comme une olive noire gorgée d’huile se dissout dans la bouche. Les visages du japonais puis de la française envahissent l’écran, collision. Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ?
    Nassim pose sa tête sur les genoux de Selwa. Elle aussi a un peu sommeil. Elle laisse ses doigts errer lentement sur son visage. Elle veut l’apprendre, déchiffrer son mystérieux langage, en garder le sens aux extrémités d’elle-même.
    Qu’ils sont lisses et blancs ces os bien ordonnés sur les tables rectangulaires. Des centaines d’os alignés comme pour la prière. Selwa effleure ces navires immobiles sur une mer de bois. Elle regarde autour d’elle : grande salle aux murs hauts presque vacillants. Par la fenêtre, le sol est rouge aux pieds d’un baobab en fleurs. Elle ne peut penser qu’à la chaleur qui pèse sur le silence. Sous la chaux, les murs criblés de cris, de regards tuméfiés se dressent dignement et la plaine dehors semble immense. Selwa choisit deux os longs et fins et se dirige vers la porte. Il y a un tabouret, posé seul, sous le soleil tout-puissant, qui l’attend. Elle s’assied, écarte les jambes, saisit le manche de l’instrument. Sa tête se penche et ses cheveux sombres le long de l’os s’accordent. Frottement de l’archet presque vivant contre les mèches grinçantes. A mesure que le son s’élève, l’air exhale un étrange parfum. Le baobab pleut et la terre à ses pieds est un cimetière.
    Les sens de Selwa, peu à peu, s’engourdissent. Elle a beau remuer son archet, elle n’entend plus rien. Ses yeux sont trop étroits pour l’arbre gigantesque, sa peau trop fine pour ce manteau de morts. Seul, l’ordre des os est immuable. Ses yeux clos l’emprisonnent, des branches noires effractent ses paupières. Elle n’échappera pas à ce voyage. Ce lieu désormais la possède. Jusques dans les recoins de sa gorge où le souffle gît inanimé. Ce cri qu’elle ne pousse, l’écartèle. C’est lui qui lui donne naissance, c’est à lui qu’elle doit sa vie. Mais il faut qu’il sorte, il faut pousser au risque de briser les cordes, il faut hurler tout ce noir. Il ne faut que les hyènes abattent la gazelle. Il n’y a plus de place sur les tables.
    - « Selwa ?… je suis là. Doucement, oui Selwa, oui, doucement… » chuchote Nassim contre son visage.
    Elle se sent comme aspirée par un point lumineux, du fond d’un puits humide, jusqu’à la surface. Elle ouvre ses paupières. Les yeux de Nassim plongent dans les siens. Son rêve est encore tapi dans la pénombre. L’ombre géante du baobab règne. Baisers contre sa joue, creux du poignet, rondeur d’épaule, Nassim l’étreint tendrement. Ils restent là, sans rien dire, pour un moment. L’écran affiche le générique du film. Bientôt il lui faudra rentrer chez elle. Elle a promis d’aider son père à classer les vieux journaux cet après-midi. Il y a aussi le rendez-vous chez Hind qui a invité tout le monde pour une limonade sur la terrasse. En sortant de l’abri ce matin, elle a lancé de sa voix un peu cassée :
    - « Je vous attends tous, hein ? pas d’excuses…il y aura des petits g¬âteaux et de la musique ».
    Selwa sourit à l’idée de voir Hind remuer, un verre de limonade glacée à la main, au rythme langoureux de vieux succès orientaux. Elle mettra probablement sa robe fleurie, rouge et jaune, qui découvre sa poitrine opulente couverte de médailles miraculeuses.
    - « Arrange ces beaux cheveux Selwa et mets quelque chose de spécial » lui a-t-elle dit.
    Puis sur le ton de la confidence :
    - « Ta mère devrait te maquiller un peu, ce n’est pas tous les jours la fête. Ton amoureux sera là, n’est-ce-pas ? j’ai tout remarqué dès le premier jour…rien n’échappe à Hind, petite! Tu viendras, dis ? »
    - « Je viendrai, Tante Hind. Je n’ai jamais raté l’occasion de déguster tes patisseries, tu sais bien que je les aime tant ! ».
    Selwa aime surtout se retrouver chez Hind au crépuscule. Elle a souvent pensé que, du haut de sa terrasse, le soleil met plus de temps pour se coucher.
    * *
    Vue de la terrasse, la vallée offre les corps pétrifiés des orangers en partage. L’horizon en rappelle les teintes ardentes, sanglots écorchés au large de la Méditerranée. Selwa observe les silhouettes qui dansent ; des enfants mangent encore à la table garnie. Le gros rire de Hind ponctue ses allées et venues entre les convives. S’approchant de Selwa, elle vante avec ferveur les délices de la glace musquée fabriquée ce matin. Quelques voisins discutent bruyamment de politique dans un coin. Du fond de la vallée, la petite rivière continue, invisible, d’avancer. Le son clair et perlé de son gosier résonne, porté par les causeries irrégulières de quelques grenouilles. Les touffes odorantes de basilic et de menthe, bordant la balustrade, baignent les premières humeurs du soir. Sous leur habit de chair, les cœurs sont tristes et inquiets. L’heure des autres retrouvailles, celles qui durent toute une nuit dans l’abri, approche.
    - « Selwa ! je vais avec Malkoun acheter quelques paquets de bougies. Il n’y en a pas assez pour ce soir. Tu nous accompagnes ? » lance Nassim.
    - « Il n’en est pas question! » riposte le père de Selwa . « Il fait déjà assez sombre, les routes ne sont pas sûres…Tu achèteras des bougies demain Malkoun ».
    - « Bah, la journée a été calme » répond Malkoun avec sa bonhomie habituelle. « Nous allons chez Hanna, c’est à deux pas. Le magasin doit être encore ouvert à cette heure-ci…ça nous épargnera une veillée dans le noir jusqu’au petit matin. Allez Nassim, on y va ».
    Selwa sirote son sirop de mûres. Elle pense que Malkoun a raison, qu’il est préférable d’avoir des bougies tant que le courant électrique reste coupé. Elle espère qu’il n’y aura pas de grand danger cette nuit. Elle essaiera de s’endormir, même si les matelas posés à même le sol, ne sont pas confortables. « On a moins peur quand on dort » lui avait confié sa petite sœur.
    Selwa imagine les clichés qui ont porté le visage déchiqueté de son pays sur les écrans télévisés du monde. Au sein de tant de violence, il reste à Beyrouth un toit perdu, parmi tant d’autres, où Nassim peut inviter Selwa à danser. Elle répète à mi-voix leurs deux prénoms : « Nassim et Selwa ». La musique s’est maintenant arrêtée, on débarrasse la table, c’est presque l’heure du couvre-feu.
    Des tirs éclatent soudain.
    - « Cela n’a pas dû se passer très loin d’ici » énonce faiblement Hind.
    L’angoisse envahit les lieux, les cœurs haletants se froissent. Un bruit de pas sourds au bout de la rue puis une ombre émane brusquement de la pénombre, arrive péniblement jusqu’au parking de l’immeuble. Un râle puissant s’élève :
    - « Ils l’ont eu ! à moi, à l’aide ! ils nous ont tiré dessus, salopards de francs-tireurs ! je l’ai laissé par terre… »
    - « C’est la voix de Malkoun. Malkoun ! mon chéri ! » hurle sa femme, dégringolant les escaliers.
    - « Nassiiim… » sanglote Malkoun, l’épaule blessée ; « je n’ai rien pu faire, je l’ai abandonné mort par terre. Nassiiiim ! salopards ! salopards ! saloperie de bougies. Tout est de ma faute, ma faute à moi ! le gosse est mort à cause de moi ».
    Les femmes s’assemblent autour d’Oum Nassim. Elle frappe, les yeux révulsés, sa poitrine. Elle frappe fort de ses poings fermés. Les femmes la soutiennent. Selwa n’entend plus rien. Elle se souvient surtout d’Abou Nassim, d’Aboulias et de son fils Elias sortant de l’immeuble en courant, se fondant dans l’obscurité. Elle a dans la tête un point incandescent, un caillou dur avec plus rien autour. Il lui suffit de bouger un peu la tête pour le sentir rouler lourdement.
    * * *
    Pendant bien des années, Selwa a porté ce caillou en elle et à ses mains deux os longs et lisses et blancs. Des immeubles hauts et laids, une fumante usine, ont poussé depuis dans la vallée, mais la petite rivière roucoule encore. Fraîcheur nocturne de mai, Place des Martyrs : Selwa sourit au public.
    - « Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ? quelle idée Selwa ! » s’était exclamé Nassim. « Attends, je crois savoir : quinze…quinze jours peut-être… »
    - « Pourquoi quinze ? »
    - « Comme ça…parce qu’il a fallu quinze jours, après le nuage atomique, pour que Hiroshima se recouvre des plus belles fleurs ».
    Selwa prend place, se penche sur son violoncelle. Les sons qu’elle égrène coulent jusqu’à la mer, brodent autour de Beyrouth une robe de menthe sauvage et de fleurs d’oranger. Lorsqu’elle finit de jouer, les applaudissements éclatent. Selwa tremble un peu en saluant. Selwa sourit encore. Il lui semble, du bout des lèvres, confusément retrouver une olive noire en sa saveur étrange.
    R.B

    Louis Soutter: dessin au doigt.

  • Guerre à la paix

    medium_Gitai.jpgEntretien de Nicolas Verdan avec Amos Gitaï

     

     

     

    Le cinéaste israélien pense que le conflit régional est le fait d’une « coalition d’extrémistes religieux et nationalistes, de tous bords confondus».

    La guerre, Amos Gitaï connaît. En 1973, il a participé à celle du Kippour. il avait 23 ans. Né à Haifa, ce réalisateur, scénariste, acteur et directeur de photographie a réalisé depuis une série de films dont l'évolution suit celle de la société israélienne. En 1982, en pleine guerre du Liban, il tourne Journal de campagne, un film qui déclenche une telle polémique que Gitai part s'installer à Paris. Il reviendra à Tel-Aviv en 1993. L'un de ses derniers films, Terre Promise, aborde une thématique jamais envisagée par le cinéma proche-oriental: la traite des femmes de l'Est. En cet été meurtrier pour les civils, Amos Gitaï prend une nouvelle fois du recul pour tenter de comprendre l'inacceptable retour de la guerre.

    - Amos, quel est votre sentiment face à cette nouvelle guerre du Liban?
    - On nous disait que la paix était proche. C'est malheureux. La réconciliation entre les peuples du Proche-Orient semblait possible. Le Hamas semblait disposer à reconnaître l'Etat d'Israël.
    - Alors pourquoi ce retour à la violence?
    - Je crois que la guerre est là parce qu'on approchait de la paix. J'estime que cette série de violences est possible en raison d'un rapprochement entre les différents groupes radicaux de la région. Les nationalistes, les ultrareligieux, toutes ces extrêmes forment une coalition régionale qui trouve intérêt à la guerre.
    - Cette coalition dépasserait donc les frontières étatiques, territoriales et réunirait autant des Israéliens que le Hezbollah, entre autres?
    - Oui, et il s'agit d'une coalition stable. Cette guerre est le fait d'extrémistes de tous bords qui s'activent dès qu'ils voient l'émergence d'un projet de pacification. Même s'ils ne se réunissent pas en conférence, ils agissent dans le même sens. Il en a été ainsi avec l'assassinat d'Itzhak Rabin (n.d.l.r. premier ministre assassiné en 1995 par un extrémiste juif)
    - En Israël, le débat contradictoire est généralement possible, la critique est permise. Mais n'y a-t-il pas une forme de consensus autour des opérations de Tsahal au Liban?
    Il y a des manifs, les critiques sortent. Mais le consensus existe. Il porte sur le fait que les attaques sur Sderot ou Haifa visent le territoire national israélien. Il s'agit d'une vraie contradiction, difficile à expliquer. Israël se retire de Gaza, elle quitte le Liban et c'est pourtant de ces deux endroits que la guerre a repris. Cela affaiblit la position de la gauche israélienne qui dit que le conflit au Proche-Orient est avant tout territorial et relatif à l'occupation des territoires palestiniens.
    - En 1982, vous ne vouliez pas filmer la guerre du Liban en tant que telle, avec les explosions, les morts, le sang. Et aujourd'hui?
    - Je pense la même chose.
    - Mais j'imagine que vous êtes sensible au quotidien difficile des habitants d'Haifa, votre ville, que vous avez d'ailleurs racontée et filmée?
    - Oui, je sais ce qu'est une sirène d'alerte. A la demande de Gilles Jacob, dans le cadre des 60 ans du Festival de Cannes, plusieurs cinéastes internationaux ont été invités à faire un court-métrage sur un cinéma de leur pays. Je vais tourner dans un ciné d'Haifa.
    - Un film sur un ciné, dans le contexte actuel?
    - Oui, nous allons tourner à Haifa dès la semaine prochaine.

    Cet entretien, réalisé par Nicolas Verdan, a paru dans l’édition de 24 Heures du 2 août 2006. Photo : Laurent Guiraud.