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Littérature - Page 9

  • Passeport pour la connaissance

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    Par-dessus les murs (4)

    "Ramallah, le 14 mars 2008.

    Cher JLK,

    Notre rencontre virtuelle a suivi un autre bel événement : la semaine dernière, j'ai vu mon passeport s'orner d'un visa israélien d'un an, entrées multiples.

    Jusqu'alors, je résidais ici à coup de visas de tourisme renouvelés. Ils couvrent les dix premières pages du passeport (jusque sous le blason de Lucerne). Je sortais du pays tous les trois mois, il n'y avait pas d'autre solution. C'était pénible, être obligé de faire ces allers-retours, et onéreux aussi, j'ai toujours pris l'avion, pour la France, la Suisse, la Turquie, parce qu'aux frontières terrestres, Jordanie, Egypte, les refus d'entrée sont plus fréquents. Je ne m'étends pas sur les joies des interrogatoires qui vous attendent à chaque sortie, à chaque rentrée. On m'a demandé une fois quel était le sujet de mon roman… je n'en parlais à personne, alors, et j'ai subi cette question insistante comme une violation de ma vie privée, de mon intimité, aucune fouille au corps n'aurait été plus pénible. Pourtant j'ai eu de la chance, mon interrogatoire le plus long n'a duré que trois heures. Certains passent dix heures à attendre sur les bancs de l'aéroport, ignorant de leur sort, certains seront raccompagnés jusqu'au premier avion en partance.

    La majorité des étrangers résidents à Ramallah sont dans le même cas. Des bénévoles, des salariés, étudiants, journalistes, vétérinaires, activistes, musiciens. Ou bien ce sont simplement des maris de Palestiniennes, des épouses de Palestiniens. Il est très difficile d'imaginer ce que cette précarité signifie vraiment. Ne pas être sûr de pouvoir revenir. Vous hésitez à acheter une nouvelle lampe, vous vous limitez à l'essentiel, vous trimballez avec vous vos biens les plus précieux. L'inconstance, l'instabilité de toute la région gagne le petit pré carré de votre vie privée, vous dormez sur des sables mouvants.

    L'année dernière, les refus étaient nombreux, avant chaque voyage les au-revoirs avaient des goûts d'adieux, à bientôt, inch allah.
    Pour un étranger qui aurait décidé de s'établir ici pendant quelques mois, quelques années, le dommage est moindre. Pour une famille franco-palestinienne, qui y possède maison et voiture et emploi, c'est autre chose. R. et L. habitent ici depuis vingt-cinq ans, ils travaillent à l'université de Birzeit. Cela fait vingt-cinq ans qu'ils sont « touristes », et travailleurs illégaux, puisque rémunérés par une institution palestinienne. Vingt ans qu'ils jouent, tous les trois mois, avec le risque de ne jamais revoir leurs voisins.

    La semaine dernière, ma compagne a renouvelé son visa de travail, au Ministère de l'Intérieur à Jérusalem. Je l'avais déjà accompagnée trois fois en vain, en attendant notre tour je me suis juré de ne jamais remettre les pieds dans ces couloirs, quoiqu'il advienne. Et puis on est tombés sur une femme presque sympathique, presque souriante. Alors qu'elle appose sur mon passeport un visa d'accompagnement, long séjour, entrées multiples, nous réprimons un rire nerveux. Redescendu dans la rue, je hurle, nous esquissons un pas de danse, je passe le restant de la journée sur un nuage.

    Bien entendu, je ne pourrai toujours pas travailler à l'université, légalement. Bien sûr je n'échapperai pas aux interrogatoires. Mais je ne suis plus obligé de sortir tous les trois mois, mieux : je peux sortir quand je veux, je peux même décider de laisser mon ordinateur à la maison. On pourrait s'acheter un autre tapis, tiens. Magnifique passeport. J'aimerais l'encadrer, mais ce ne serait pas pratique, je m'en sers tous les jours pour franchir les check-points.

    Je crois savoir que certaines personnes, en Suisse, partagent ces angoisses. Que sous leurs pieds aussi, le sol brûle un peu. Est-ce vrai ? Je ne m'en suis jamais vraiment préoccupé, quand j'y habitais..."

    "Paris. Hôtel La Louisiane, ce samedi 15 mars 2008, 11h33.

     Cher Pascal,

    On m’a dit récemment qu’il y avait environ 5000 papiers rien qu’à Lausanne. Chiffre  non vérifié. Je me renseignerai plus précisément pour vous répondre et vous faire une esquisse de tableau de la situation des requérants d’asile en Suisse et de l’intégration des étrangers dans ce pays, dont la proportion est des plus fortes en Europe et qui se passe moins mal qu’on le dit ou le croit. La question n’est pas encore traitée sérieusement par nos écrivains, qui s’en servent juste pour assurer telle ou telle posture, mais les cinéastes s’y mettent, surtout en Alémanie traditionnellement plus politisée. Mais j’y reviendrai…

    1735142749.jpgDans l’immédiat, j’aimerais plutôt évoquer LA rencontre que j’ai faite hier au Salon du Livre, après avoir découvert son livre, My first Sony, de l’écrivain et cinéaste Benny Barbash.

    Le premier Sony de Yokam est le petit magnéto qu’un gosse de 11 ans reçoit de ses parents (elle vient d’Argentine et picole grave, lui est écrivain et sèche sur son nouveau livre tout en couratant le jupon plus grave encore) au moyen duquel il enregistre tout ce qu’il entend – et c’est la formidable cacophonie d’un clan familial et de toute une société qui se trouve restitué par un véritable fleuve verbal que le charme et la drôlerie des observations de Barbash préservent de tout ennui.

    Ce qu’on y découvre est une société prodigieusement volubile, où les gens se parlent de tout près et où tout passe par la politique, y compris la matière de son pyjama. Benny Barbash lui-même (en entretien hier) porte un regard acéré sur la situation actuelle, qu’il juge plus mauvaise encore qu’il y a dix ans (son livre se passe au début des années 90), mais la tonalité du livre, jusque dans sa véhémence débridée (on pense parfois à Thomas Bernhard, en beaucoup plus chaleureux), est essentiellement dirigée « du côté de la vie », avec une énergie qui passe dans un verbe comme électrisé. 1321382453.jpg

    1262107287.jpgEnfin, et ce fui LA grand secousse d’hier soir très tard au petit cinéma Le Brady de Jean-Pierre Mocky, spécialisé en films hors norme : le bouleversant Battle for Haditha de John Broomfield, à côté de quoi le pourtant fameux Full Metal Jacket de Kubrick paraît bien daté et limité au manifeste, alors qu’une compassion extrême et partagée entre les extrêmes opposés, comme dans les admirables Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, en fait un film anti-guerre d’une rigueur d’analyse et d’une puissance expressive, avec peu de moyens, littéralement stupéfiantes. C’est affreux et c’est d’une déchirante beauté, d’une profonde bonté.

    littérature,cinéma

    Or revenant à l’hôtel dans tous mes états, je me suis rappelé une fois de plus que le contraire de la haine n’est pas tant l’amour que la connaissance. A celui qui crache sa haine de tel ou tel pays, ou de tel ou tel peuple, je me garderai bien de répondre que j’aime tel pays ou tel peuple si je ne connais pas ce pays et ce peuple.

    La devise de Simenon était « comprendre, ne pas juger », qui me semble une base éthique basique, mais comprendre sans connaître est difficile, et juger sans comprendre : impossible.

    Je vous souhaite une belle et bonne journée de paix même précaire, en attendant qu’on puisse la dire « maintenant »…"

    Contrepoint de juin 2016.- La Paix maintenant ? Pas demain la veille avec la persistante et galopante colonisation, fer de lance des faucons israéliens. Où l'on voit une fois de plus que "comprendre, ne pas juger", vaut pour le littérateur, alors que les violents font tout pour que nul ne comprenne rien à rien, tout en se moquant d'être jamais jugés. 

     

     

  • L'envers des clichés

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    Par-dessus les murs (3)

    Ramallah, le jeudi 13 mars.

    Cher JLK,
    A lire les horreurs que vous évoquez, on a l'impression que c'est vous qui habitez des terres périlleuses, tandis que je me prélasse au soleil d'une ville tranquille.

    On aurait raison: Ramallah est une ville tranquille, d'un certain point de vue c'est même la ville la plus tranquille dans laquelle il m'ait été donné d'habiter (quoique non, à bien y réfléchir, Bâle, où j'ai vécu pendant seize ans, était somme toute bien peinarde aussi). Cependant le calme peut se briser d'un instant à l'autre ici, je vous raconterai quelques-unes de ces tristes fêlures, mais dans l'ensemble, oui, c'est tranquille, je le dis sans forfanterie. On voit des drames, dans les foyers, comme partout, mais pas de serial killer, pas encore.
    Il y a quelques années, j'avais lu que l'Europe en était exempte, Jack the Ripper était l'exception londonienne, l'anomalie oubliée.

    littératureLe tueur en série était un mal américain, et il aurait envahi le vieux continent en surfant sur la vague des hamburgers et des séries télévisées. La petite mode des fusillades dans les high-schools m'incite à croire que ce n'est pas complètement faux, l'idée d'un malaise propre aux pays du Nord, qui grandirait, qui se répandrait sur le monde. Suicides collectifs, tournantes, happy slapping... Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est que ces dysfonctionnements-là n'ont pas encore atteint la Palestine.
    L'absence de solitude y est sans doute pour beaucoup… La tragédie de Jean-Claude Romand ne pourrait pas avoir lieu ici. Trop de liens unissent les gens, trop de curiosité aussi. Il serait impensable de rester seul toute la sainte journée, sans attirer l'attention. Impossible de vivre caché, pour reprendre le titre d'un autre film starring Daniel Auteuil (qui accumule ces mauvais rôles avec brio). Tout se sait, tout finit par se savoir, trop de solidarité, trop de conventions sociales, qui étouffent parfois l'individu, qui protègent aussi la société de ses fractures. Et tout ça fout doucement le camp, mon cher, comme les messes du dimanche, et je ne sais pas trop qu'en penser.
    J'ai vu The Pledge, sans avoir lu La Promesse de Dürrenmatt. Je me dis que Nicholson y incarne justement un type qui allait à la messe le dimanche, lui, et qui bascule dans quelque chose qu'il ne comprend plus… Ce qui est sûr, c'est que votre société n'est absolument pas propre sur elle, et que si l'écrivain dont vous parlez n'y trouve pas l'inspiration, il faut lui conseiller un oculiste, ou des vacances. La distance aide parfois à mieux voir les choses.
    Je ne suis pas le seul à prendre du recul… Notre ami Nicolas Couchepin, que vous connaissez, est venu nous rendre visite il y a quelques semaines. Il voulait changer d'air, et écrire tranquille (je vous l'ai dit, c'est tranquille…). Il travaille sur une histoire qui pourrait se passer n'importe où, mais qui se passe sans doute en Suisse. Une histoire qui aurait pu être inspirée d'un fait divers, si elle n'avait été inventée. Quelqu'un qui aurait moins d'imagination ouvrira le journal, il y trouvera sûrement son compte.
    A l'heure où j'écris, vous êtes peut-être assis dans le train qui vous mène à Paris... Bon salon du livre... Dans l'impatience de vous lire.

    1432974079.jpgDans le TGV Lyria de Lausanne à Paris, ce 13 mars, vers 10h.

    Cher Pascal,

    Je ne sais ce qu’en penserait le perroquet palestinien Soussou, ni le taximan israélien moyen en lequel, comme Amos Oz me le disait un jour, il y a forcément un premier ministre en puissance, mais cette nouvelle selon laquelle, un député de je ne sais quel parti aussi extrême qu’influent a prétendu il y a quelque temps, devant la Knesset, qu’il y avait un lien évident entre les déviances sexuelles et les tremblements de terre, m’a rassuré sur la pérennité de la bêtise, jusqu’en Terre Sainte.  

    Savoir que la bêtise n’est l’apanage ni de tel étudiant amstellodamois qui passe sa journée à se faire de la thune devant sa webcam, ni de tel pasteur vaudois qui ouvre son temple aux chiens des calvinistes du coin  et à leurs chats tant qu’à leurs cochons d’Inde, est en effet réconfortant, cela aussi prouvant la ressemblance humaine, comme l’illustre d’ailleurs un essai passionnant qui vient de paraître sous la plume d’Alain Roger, intitulé Bréviaire de la bêtise, chez Gallimard. J’y reviendrai. Pour l’instant, devant le défilé des verts variés du Jura déclinant, je me rappelle aussi que cet essayiste pétulant, proustien distingué, à déjà traité de la « verdolâtrie » dans l’art français du paysage – vice bien partagé que vous devez sans doute entretenir vous aussi à l’approche de la saison sèche, et qui me tient personnellement aux tripes et à l’âme par l’Irlande et les hauts du canton d’Appenzell Rhodes-intérieures dont les vaches donnent un lait à moires vert absinthe. 

    Or que cela a-t-il à voir avec Miles Davis ? Apparemment rien, sinon le vert pop d’une jeunesse de fils perpétuel (on ne l’imagine pas se penchant sur l’un ou l’autre de ses rejetons, d’où notamment la cuisante mauvaise conscience qu’il éprouvait envers son fils parti au Vietnam) dont Alain Gerber, que je vais rencontrer tout à l’heure dans un bar de la rue Théophile Gautier, montre bien le rapport de défi respectueux (ou de vénération contredite par son arrogance artiste) qu’il entretenait avec son père, à la fois dentiste et shérif. Miles était-il trop animal pour être bêtement bête ? Ce n’est pas exclu. Ce qui l’est en revanche est de rencontrer la bêtise chez un animal : tel est le premier enseignement d’Alain Roger, dont l’inventaire puise aux sources de la littérature plus qu’à celles de la philosophie, étrangement.


    littératureLa seule bête qui ne le soit pas, constate Alain Roger, est l’animal. Le crocodile est monomaniaque dans sa crocodilité féroce, mais pas bête. La tique semble fainéante ou je m’en fichiste accrochée à sa ramille (comme l’a souligné Gilles Deleuze) mais elle tombe toujours pile où il faut pour se planter dans le derme de telle ou telle créature trahie par l’odeur de son sang dont le parasite va se gorger. Quant à Youssou, les seules idioties qu’il profère sont celles qu’il répète en sa candeur narquoise et peu réfléchie en apparence, mais attention, l’animal n’est pas, là non plus, bête pour autant ; ni la dinde, toute sotte  qu’elle paraisse, qui inspire une expression sage et gage d’intelligence, citée par Gerber : faire dinde froide, signifiant bonnement : décrocher de la drogue - Miles en savait quelque chose…

     

    (Soir à l'Hôtel La Louisiane) - Ma lettre avait précédé la vôtre, mais je suis ce soir trop rétamé pour y ajouter. Juste ceci: belle et bonne conversation avec Alain Gerber cet après-midi, et ce soir There will be blood dont on me disait des merveilles, mais que j'ai trouvé très remake léché et finalement décevant malgré l'acteur principal impressionnant. Or quoi de neuf là-dedans ? Messages amicaux de Paris mouillé et frimas, mais on aime Paris jusque sous les pluies acides...  

  • Le perroquet et le serial killer

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    Par-dessus les murs (2) 

    "Ramallah, ce 12 mars, 14h.09.


    Cher JLK,
    Il n'y aura pas de suite à ma correspondance administrative, Mamzelle Loiseau et Monsieur Mouchu n'existent pas, vous vous en doutez (quoique je me demande s'ils n'ont pas plus d'existence que les véritables Loiseau et Mouchu, terrés quelque part dans les rouages de la sécu, derrière des cloisons blafardes). Pour tout vous dire, je pense que mon dossier s'y trouve encore, quelque part dans les fichiers des âmes en fin de droits. Tant pis pour la sécu, je paye mes rebouteux comptant, comme vous le faites. La vue de formulaires à remplir me fait horreur, à tel point qu'elle pourrait justifier à elle seule mon expatriation.
    Savez-vous que dans ce drôle de pays, un toubib a déjà refusé mon argent ? L'air de penser que ce n'était pas ma faute, si j'étais malade, l'air de dire, bon, votre bronchite persiste, je ne vais pas en plus prendre vos sous. C'est étonnant mais je ne m'étonne plus, nous sommes en Terre Sainte toute de même, les miracles y sont fréquents, je vous en conterai quelques uns.
    Il fait un soleil magnifique, je sors prendre une photo, en guise d'illustration… Il faut en profiter, dans quelques mois la lumière sera telle qu'elle brûlera la pellicule (ou les circuits imprimés).
    Voilà ce que j'ai trouvé au hasard de ma balade : un perroquet. J'aurais pu trouver n'importe quoi d'autre, mais je tombe sur ça, comme sorti d'un chapeau de magicien. Un bizarre volatile qui fait l'acrobate sur sa barre, pirouettes et cabrioles. Il n'est pas attaché. Je ne sais pas ce qu'elle veut dire, cette photo, peut-être qu'il y a de la couleur aussi, en Palestine, contrairement à ce qu'on répète et répète et répète… L'oiseau s'appelle Soussou, le vendeur (au premier plan) me confie le nom comme si c'était un secret, il y a entre eux une évidente intimité, ils sont amis pour la vie. L'animal a six ans, c'est l'âge idéal pour apprendre à parler, ajoute l'homme. Ah. Effectivement l'olibrius parle beaucoup, cra cra, mais je n'y comprend goutte. Peut-être parce que son propriétaire vient de lui donner un fond de verre de bière… le soleil aidant, le pauvre animal bafouille. Le type par contre parle anglais sans hésitation, il a habité quelques années en Californie. Est-ce que la mer lui manque, et les cocotiers ? Sometimes, répond-il."

    Image Pascal Janovjak: le perroquet Soussou.




    "La Désirade, ce mercredi 12 mars, 17h27.

    Cher Pascal,

    Ceci n'est pas destiné à la publication: voilà ce que je vous propose de noter à chaque fois que ceci ou cela devra rester entre nous, juste pour nous protéger de l'effet Huston. L'autre jour en effet, Nancy Huston étant de passage en Suisse, nous l'accueillons à La Désirade et le lendemain matin, ma bonne amie étant partie, j'engage avec elle une bonne conversation comme nous les aimons avant de la photographier sur notre balcon devant la petite statue qui lui ressemble tant, puis nous allons nous balader dans les vignobles du Lavaux et je la reprends en photo.

    littérature,palestineLe même soir, je raconte tout ça innocemment sur mon blog, photos à l'appui. Je ne pensais pas mal faire, me bornant au récit genre « les écrivains aux champs », mais Nancy n'a pas apprécié. Et me l'a écrit illico. Ce qui m'a fait illico retirer la note. De fait, j'oublie parfois qu'un blog se multiplie par internet et qu'internet est lisible partout, jusqu'à Ramallah.

    littérature,palestineMa bonne amie m'avait demandé pareillement, lorsque j'ai ouvert ce blog, de ne pas toucher à notre sphère intime. Je m'y suis tenu en ne compromettant que le chien Filou, devenu Fellow, qu’on voit parfois intervenir comme sage médiateur dans les commentaires. De la même façon, avec le rutilant perroquet Soussou que vous m'envoyez, il y naturellement dérogation, sinon: tombeau. En revanche je ne vous épargnerai aucun paysage ni aucune nouvelle du pays et de l'arrière-pays.
    La dernière est l’annonce, que j’ai découvert ce matin dans les journaux, du projet de nouveau film de Lionel Baier, consacré à l’affaire dite du sadique de Romont. Une très sombre histoire de serial killer en nos contrées, dont le protagoniste adepte de spélo et de randonnée, était le gars sympa en apparence, un certain Michel P., violé en son enfance par son curé et assouvissant ses pulsions sur des jeunes gens qu’il allait attendre à la sortie des bals du samedi soir, les prenant en stop, les violant et les massacrant finalement. Ce qui m'avait frappé à l'époque, dans le personnage, c'est la jalousie mortelle qu'il avait développé à l'égard du bonheur des autres.  
    Un écrivain romand propre sur lui prétend que la Suisse propre sur elle n’offre aucun sujet de roman, précisément. Or si je ne regarde que dans mon propre entourage, j’en vois des quantités, dont un digne de Dostoïevski, pas loin du drame de Jean-Claude Romand, ce mythomane qui joua son rôle de grand médecin pendant dix-huit ans avant d’être démasqué et de finir par trucider toute sa famille. De ce drame hautement représentatif de l'obsession actuelle du paraître, sur fond d'atomisation de toutes les relations, Emmanuel Carrère a tiré L'Adversaire,  un livre très intéressant, quoique en deça du gouffre hanté par son personnage. A présent je suis très curieux de voir ce que Lionel Baier, dont j'admire l'ambition et le talent,  fera lui-même du sujet.
    Au demeurant, loin de moi l’idée de réduire la littérature à du fait divers, moins encore du reportage. Mais lorsqu’on voit, dans nos rues propres sur elles, un de ces soirs passés, un jeune taré foutre le feu à un SDF, tout de même on perçoit un signe de ce qui passe dans notre dissociété, qui pourrait donner lieu à une relation plus développée que celles toujours insuffisantes des médias. Pas besoin d’aller à Ramallah ou à Grozny pour s’en rendre compte. Dans ce genre de transposition, je ne sais si vous avez vu The Pledge de Sean Penn, film remarquable tiré de La promesse de Friedrich Dürrenmatt ? Si vous avez manqué ça, je vous le recommande.

    littérature,palestine

    Pour l’instant, à la fenêtre, c’est brouillard et compagnie, pluie et fracas. Où est le monde ? Je ne le vois plus. Y est-il encore ? Ah oui, le rev'là: je vois juste la côte de Savoie dans la purée de pois. Sur quoi je vous salue en perroquet : cra cra, tout en espérant que, faute de Loiseau ou de Mouchu, vous allez quand même continuer de nous raconter la vie à Ramallah, le savetier et le cafetier, les écolières girondes ou les gens de la supérette d'à côté...

    Image JLK: le chien Fellow.

  • Cortone au bord du ciel

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    Chemin faisant (32)

    Je revenais d’un autre rêve de pays de pierre et de vent. J’avais dormi ces nuits enroulé dans une peau d’ours, abrité des chutes d’étoiles par une feuille de Vélin d’arches que je débitais le jour en infimes rubans. C’est sur ceux-ci que j’ai commencé d’écrire mon épopée de l’Abyssin. Ensuite de quoi je fus à Cortone

    Depuis Arezzo, cité de l’Arétin (poète érotique mineur) et de Pétrarque (poète érotique majeur), où l'on voyage à travers le temps devant les fresques de Piero della Francesca quand elles ne se trouvent plus assiégées par la meute étourdie, j'ai repris mon vélocipède et treize kilomètres plus loin, en contrehaut, s’étagent les murs ocres et les toits roses de Cortone. Une dernière féroce montée et voici, passée l'arche d'entrée, se découvrait la petite place pavée en pente du bourg qu’encerclent le palais municipal et les hautes maisons des notables et trois cafés (il y a là trois partis influents) et le coiffeur (on dit il barbiere) et l’église devant laquelle siège depuis sept siècles le bossu (il gobbo) de père en fils.

    L’Italie fout le camp à divers égards mais ses bossus demeurent, et teigneux comme il sied. Les vieux sont aussi là pour accueillir l’étranger, lequel se dirige bientôt non vers l’hôtel voyant dont le prospectus vante le mobilier suédois, mais, à l’opposite, vers l’albergo décati dont les chambres dénuées de tout ne coûtent rien et donnent sur la plaine et les brumes du lac de Trasimène et le lointain mouvant des collines les plus douces de la Terre.
    Et tout est d’ailleurs comme ça à Cortone : tout est à la fois populaire et civilisé, fragrance de jardin de monastère et vin de pays, tout est nature et culture, boxe et monnaie de chewing-gum, tout est ciel au bord du sud noir.
    Par exemple on monte le long des ruelles aussi raides que la raide pente de la montagne maintes fois gravie à genoux par les ascètes des déserts d’en dessus et les pécheresses majeures ou mineures, et des maisons de pierre, de part et d’autre de la rampe ardue, s’échappe la même sublime idiote rengaine de Gigliola Cinquetti que reprennent en chœur les jeunes filles alanguies dans la torpeur pénombre. Un peu plus haut, dans les buissons d’épines, commence le chemin de croix modernisant de Gino Severini au bout duquel gît la béate Santa Margherita dans une sorte de châsse de dame pharaon.
    L’église manque de grâce dans son genre néo-ranissance un peu mastoc, mais de là-haut se découvre le paysage jusqu’à Pérouse et Jérusalem. La dernière fois que j’y fus, en été torride, j’y avais lu, dans un volume salée d’eau de la mer Egée et tanné par tous les soleils, les lettres de Maxime Gorki à Tchékhov. L’une d’elles évoquait La dame au petit chien et Gorki notait avec une reconnaissance que je fis mienne aussitôt : « Après le plus insignifiant de vos récits tout semble grossier, écrit non pas avec une plume mais avec une bûche. Avec vos petits récits vous faites une très grande chose, vous éveillez chez les gens le dégoût de la vie somnolente, à demi morte, vos récits sont comme des flacons élégamment ciselés qui contiennent tous les parfums de la vie ».
    9f60651b15b3da8db7e58a44df8cf8d0.jpgSous la loggia de l'Albergo. - Or ceux-si s’éventent, le soir à Cortone, sous le toit de l’humble albergo où s’ouvre une vaste loggia. Le ciel est cisaillé par le vol et les cris de martinets fulgurants. Les cloches répondent à celles d’Arezzo qui répondent à celle de Sienne qui répondent à celles de Volterra qui répondent à celles de Radio Vatican. Et dans le ciel bruissent les ailes à la feuille d’or des anges de l’Angelico. La vierge de l’Annonciation, tout à côté, porte une robe tissée de candeur. De même la chasteté règne sur le Museo Diocesano fermé à cette heure : divers objets étrusques y reposent dans les limbes poudrés de farine de temps…

     

     

  • Vélocipédies toscanes

     
    littérature,voyage

    Chemin faisant (31)

    La belle équipée. - J’avais dormi pendant tout le trajet italien dans la couchette puant la sueur du gros mec d’à côté, j’avais encore l’impression d’être dans un rêve lorsque j’ai récupéré ma bécane à la consigne après avoir enjambé les corps allongés d’une foule de hippies sur les quais, j’ai ficelé tant bien que mal mes trois sacs sur l’engin puis je me suis lancé sur le pavé en titubant, ne me réveillant vraiment qu’avec le sentiment d’entrer dans un autre songe à la Chirico lorsque, par les venelles désertes et absolument silencieuses, j’ai débouché sur la Place de la Seigneurie; et là je ne me suis pas arrêté: j’ai juste tourniqué trois fois en faisant la nique au David bodybuildé de Michelangelo auquel je préfère cent fois le petit Persée à joli cul de Benvenuto Cellini, puis j’ai filé le long de l’Arno, je me suis senti des ailes en trouvant beau tout ce que je voyais, les fleurs et les petites fabriques décaties du long de la route, les matinaux qui commençaient d’apparaître et les bagnoles me dépassant en klaxonnant, puis la pente a commencé de se redresser, à un moment donné Florence m’est apparue tout entière dont je voyais maintenant le dôme et les clochers dans la brume de beau temps, ensuite de quoi j’ai commencé de remonter les rudes pentes du Chianti, tantôt pédalant et tantôt poussant mon espèce de mule roulante sans cesse en déséquilibre, tantôt exultant à la découverte d’une nouvelle enfilade de colline à cyprès et tantôt me traitant d’olibrius anachronique, comme devaient le penser les jeunes gens motorisés me doublant avec des clameurs, jusqu’au sommet d’un petit col où semblaient m’attendre deux gosses trapus aux airs farouches dont le petit commerce m’a fait retoucher terre.

    littérature,voyageGiro à l'étape. - Ce devait être passé midi, j’étais plus qu’en nage, je n’avais bu jusque-là qu’au lavabo d’un salon de coiffure où je m’étais fait rafraîchir la nuque en écoutant un discours du Figaro lippu à la gloire de Sa Sainteté Jean XXIII dont l’effigie jouxtait une réclame pour l’Acqua di Selva, j’avais maintenant envie de litres de limonade mais les deux mioches voulurent savoir si j’aurais de quoi payer, puis survint leur soeur aînée, peut-être douze ans d’âge et visiblement la responsable de l’organisation, qui me dit avec solennité le prix d’un litre d’orangeade, et je montrai mes lires et réclamai deux bouteille à boire ici même, ce qui sembla visiblement une énormité au grave trio, mais bientôt j’eus mes deux litres avec l’injonction de restituer le verre sous peine d’une surtaxe, et je m’acquittai de mon dû et n’osai protester lorsque le chef de gang me rendit la monnaie sous forme de bonbons - d’ailleurs j’étais bien trop heureux pour cela, car telle est l’Italie que j’aime, en tout cas je les remerciai in petto sans quitter moi non plus mon air de sombre négociateur, je bus devant eux et je rotai, leur rendis les bouteilles et m’en fus sans les dérider une seconde.

    littérature,voyageAprès cette seule étape je n’ai cessé de pédaler dans la touffeur, parfois abruti par l’effort et faisant corps avec ma monture grinçante, puis me saoulant de plats et de descentes avant de mouliner en danseuse ou de remettre pied à terre, jusqu’au dernier plan incliné d’Arezzo, où je suis arrivé en début de soirée tout ruisselant et titubant d’épuisement, pionçant trois heures d’affilée dans une étroite chambre d’hôtel avant de ressortir de songes confus pleins de bielles et de bouteilles pour entrer dans le rêve éveillé de la vieille ville où m’attendait un dernier ébranlement onirique: la Piazza Grande, nom de Dieu, cette place où je n’avais jamais mis les pieds et que j’ai reconnue tout à coup, cette place inclinée comme le Campo de Sienne et que j'étais sûr d’avoir déjà vue quelque part, je ne sais pas où, peut-être dans mes rêves de maisons ou dans un film (peut-être Roméo et Juliette de Zeffirelli ?), peut-être encore dans une autre vie - et maintenant j’écris à une terrasse en continuant de m’hydrater (tout à l’heure je buvais l’eau de ma douche) et en me réjouissant de voir demain les couleurs réelles des fresques de Piero della Francesca... (17 juillet 1975)

     

    littérature,voyagelittérature,voyage 

  • Cingria et Witkiewicz

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    Du chant du monde au poids du monde

    Tout l’oppose à Cingria, et pourtant Witkiewicz m’est aussi cher que celui-là. Le premier est un poète des Psaumes, le second un prophète de l’Apocalypse.

    Le premier est essentiellement dans le chant et la spéculation à l’antique, le second dans la rage de tout dire. Le premier se satisfaisait en somme du monde pour peu qu’il y ait une terrasse de café dans le coin, une rivière où se plonger, quelques amis à retrouver puis à quitter pour d’autres, un livre à lire ou à écrire, un harmonium dans la petite église d’à côté. Le second s’impatientait de tout et le manifestait à grands gestes furieux d’écriture et de peinture, rien ne le contentait qui risquait de freiner son ardeur à saisir et ressaisir l’insondabilité abyssale du Mystère de l’Être, rien ne le satisfaisait des concepts qui n’étaient pas soumis à l’épreuve du feu passionnel ou métaphysique, rien ne le contentait des accroupissements sociaux ou des arnaques idéologiques, rien ne lui masquait la progression de la médiocrité et de la bête noire qu'il appelait le nivellisme, lequel triomphe dans le règne actuel de l'insignifiance.

    Charles-Albert était plutôt petit, très en lard mais ferme, le pif et la bedaine considérables, la voix et le geste aussi précieux que l’écriture, il ne plaisait qu’en causant, et encore cela se limitait-il à des cercles choisis, tandis que Stanislaw Ignacy dominait tout le monde de sa taille de colosse, fascinait les femmes rien qu’à les fixer de son regard d’acier bleuté, jouait de son grand visage comme d’un masque shakespearien à transformations – Cingria était intégralement original, et Witkiewicz originalement intégral.

    Les oeuvres de Cingria et de Witkiewicz sont disponibles aux éditions L'Age d'Homme.

  • L'Apôtre du tiroir-caisse

     

    2a7f09d6242f4beb21df960c29a3f2ca.jpgPaulo Coelho, messie multipack de la littérature de gare et d’aérogare, ex chanteur de rock et futur Nobel de mystique ploutocratique, est apparu ces derniers jours au Salon du Livre de Genève, où je n’étais pas et peux donc en parler plus librement...
    En bonus: retour à La solitude du vainqueur, qui fit date dans le genre démago...

     

    Un critique littéraire est-il censé parler des livres de Paulo Coelho, plus que des romans de feue Barbara Cartland ? La question ne s’est pas posée à la parution de L’Alchimiste, conte initiatique fait de bric et de brocante qui pouvait faire illusion, genre Petit princerelooké New Age. Mais comment défendre ce qui a suivi ? Comment ne pas voir que le présumé auteur inspiré, ex-hippie visité par la Muse, était moins un candide conteur qu’un malin opportuniste  jouant avec la crédulité des foules, dont la mythologie pseudo-mystique des Guerriers de la Lumière qu’il bricola en marge de ses écrits ne cédait en rien au marshmallow pseudo-spirituel des sectes multinationales, de Moon à la Scientologie en passant par les fameux adeptes (paix à leurs cendres) du Temple S olaire.
    Si le critique littéraire « à l’ancienne » regimbe à l’idée de parler du contenu (?) et de la forme (??) des romans de Paulo Coelho,  c’est que l’idée de faire la leçon aux foules, du haut de son «élitisme», ajoute au dégoût de parler pour rien, puisque de toute façon la Machine à faire pisser le dinar tourne à plein régime.

    83a6ecdf89538f67066e5bf5d33442da.jpgJ’ai rencontré trois fois, réellement puis virtuellement, Paulo Coelho. La première fois, c’était au lancement de L’Alchimiste.Charmant garçon, relax max, un vrai pote. Ce qu’il m’a dit était peu de chose, mais « tout est dans le livre » étions-nous convenus. La deuxième, ce fut dans un cagibi préservé du bruit du Salon du Livre de Genève, dont le Brésil était l’invité d’honneur. Paulo se souvenait très bien de moi, prétendait-il. Comme je suis bonne pâte, j’ai fait celui qui le croyait, tout en notant qu’il n’avait rien de plus à me dire que la première fois. Par ailleurs, comme c’est loin d’être un imbécile, il avait constaté que mes questions trahissaient un esprit critique inapproprié, comme on dit, et la non-conversation tourna court. Audit Salon du Livre, je relevai le fait que les piles des best-sellers de Coelho occupaient le devant des devantures du Pavillon du Brésil, alors que les Jorge Amado et autres plumitifs « élitaires » se trouvaient relégués en second rang - mais quel esprit mesquin me fait noter un tel détail...
    Or je reviens à ma question : l’approche critique des livres de Paulo Coelho a-t-elle le moindre intérêt. Certes : en tant que phénomène typique des simulacres de la culture globalisée, cette approche est intéressante, bien plus que celle d’autres best-sellers mondiaux du type Barbara Cartland. Pourquoi cela ? Parce que la secte virtuelle entretenue par les livres et le site internet (récemment restructuré après avoir atteint des sommets de kitsch New Age) de Paulo Coelho participent à l’évidence du multiculturalisme mou visant au décervelage des populations.
    Paulo Coelho est le Messie de cette idéologie anesthésiante, qui ne manque pas un World Economic Forum. C’est d’ailleurs là que je l’ai rencontré la troisième fois, à titre virtuel. Etait-ce à Davos, à Zermatt ou à quelque autre sommet de la Phynance ?

    Peu importe à vrai dire, et peu importe si c’était le vrai Paulo Coelho qu’on voyait sur l’écran. A vrai dire, comme il y eut en son temps des Saddam de rechange, il est fort possible que le petit homme en jeans et à bouc grisonnant ne soit qu’un prête-face à l’entreprise Coelho & Coelho, dont Sulitzer pourrait écrire la chronique, à supposer que Loup Durand en ait encore le tonus. Tout cela est passionnant, n’est-il pas ?


    Dans les années 20 du XXe siècle, le génial romancier-visionnaire Stanislaw Ignacy Witkiewicz imagina, dans L’Inassouvissement, une secte multimondiale, guidée par le phénoménal Murti Bing, qui avait commercialisé une pilule assurant à chacun la Vision Lumineuse de la Lumière Invisible. On voit que Paulo Coelho n’a rien inventé : belle découverte en vérité, et ça continue aujourd'hui.

    Paulo Coelho entre Croisette et Vatican

    Coelho7.jpgCar, en fait de démagogie spiritalisante, Paulo Coelho n'en manque pas une. Ainsi a-t-il repris, avec La Solitude du vainqueur, le chemin du Bon combat qui le conduit, cette fois, dans les coulisses sordides du Festival de Cannes, lequel, tiens, vient justement d'ouvrir ses portes infernales. La première invocation du Guerrier de la Lumière nous rappelle qu'il fut un enfant de choeur brésilien avant de s'égarer lui-même dans les miasmes sataniques du rock et de la pop: - Ô Marie sans péché, priez pour nous qui faisons appel à Vous - amen. Sur quoi la première phrase de la Préface de ce Thriller de la Vraie Voie pousse le lecteur à s'agenouiller fissa: "L'un des thèmes récurrents de mes livres est qu'il est important de payer le prix de ses rêves." En l'occurrence: 19 Euros, ce qui fait tout de même 40 balles suisses pour qui ne reçoit pas le Service de Presse gratos... Et la Leçon de s'ensuivre qui ne s'achèvera qu'au terme de cette fable édifiante: "Nous vivons depuis ces dernières décennies au sein d'une culture qui a privilégié notoriété, richesse et pouvoir, et la plupart des gens ont été portés à croire que c'étaient là les vraies valeurs auxquelles il fallaait se conformer". Et le gourou christoïde d'enchaîner aussi sec: "Ce que nous ignorons, c'est que, en coulisses, ceux qui tirent les ficelles demezrent anonymes. Ils savent que le véritable pouvoir est celui qui ne se voit pas. Et puis il est trop tard, et on est piégé. Ce livre parle de ce piège". 

    Le piège, revisité par un auteur empruntant à la fois à Gérard de Villiers, pour la délicatesse de l'intrigue frottée de sang, et à feue Barbara Cartland (en moins chaste) pour le zeste d'intrigue sentimentale, entre autres modèles impérissables, rappelle un peu le dessin de Sempé figurant, sur un quai de Saint-Trop, le bon père de famille désignant à ses femme et enfants une kyrielle de yachts plus luxueux les uns que les autres et s'exclamant: vous voyez, ces gens-là sont malheureux bien plus que nous !

    Or c'est exactement ce que Madame et Monsieur Toulemonde se diront après lecture (car ils lisent) de La solitude du vainqueur: que tout est pourri-gâté à Cannes, de la jeune starlette au produc véreux ou du styliste self made man au top modèle rwandais - non, je n'invente rien ! Paulo Coelho lui non plus n'a rien inventé, on l'en savait incapable depuis L'Alchimiste, où j'avoue qu'il m'a piégé comme tant d'autres, par une fabrication habile, alors que ce livre déjà n'était qu'une compilation de contes orientaux et de resucées de sagesse passe-partout. À plus tard l'analyse littéraire fouillée (sic) de L solitude du vinqueur. J'attends de me trouve dans l'enceinte du Vatican pour faire mon rapport aui vicaire du fils de Marie-conçue-sans-péché...

            

  • Notes à la volée


    Il est un moment, chez les écrivains « sur l’âge », où la littérature ne tend plus qu’à une sorte de conversation essentielle sur la vie, comme je me le disais déjà en lisant Ravelstein de Saul Bellow.

    Ce qui est réellement exprimé devrait gagner en consistance.

    Un jour il faudra que je décrive le phénomène de l’obsession, telle que je l’ai vécue à un moment donné ; et comment je m’en suis débarrassé, ou plus exactement: comment elle est devenue détail de l'ensemble.

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

    Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, et ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare : « Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou La Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, ce qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile. »

    Que l’amour est ma seule mesure et ma seule boussole : j’entends l’amour d’L.

    Evoquant la « contemplation du temps » à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit « qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-même pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de qui était fait ce vertige ».

    Tout faire pour échapper au magma des médias, même en y jouant son rôle.

    Se purger de ce que Milan Kundera appelle l’eau sale de la musique. Sauf que, moi, j’aime le rock, et voilà.

    Ces prétendus créateurs qu veulent être payés dès qu’ils font quoi que ce soit. A mes yeux : des faiseurs.

    Travailler n’est pas pour moi remplir le vide des heures mais donner du sens à chacune de ces heures et en tirer de la beauté, laquelle n’est qu’une intensification rayonnante de notre sentiment d’être au monde

    D’où viennent les frustrations ? D’où vient le ressentiment ? D’où viennent les pulsions meurtrières ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith.

    Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte, que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène». Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes feus amis: «l’indifférence froide»…

    Je me dis souvent que je vis entouré de morts : mes chers disparus, mais aussi les amis perdus et pas mal de morts-vivants qui remuent alentour, qui me semblent à vrai dire moins vivants que les morts qui vivent en moi.

    Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant incontrôlable, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à ce qui m’anime depuis mon adolescence, ou ce que je dirai : ma seconde naissance. Or ce qui reste sûr, à mes yeux, c’est que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     Gouache de JLK, d'après Czapski. Figures de Lucian Freud.

  • Eros Pictor

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    Du plaisir physique de la peinture

    Lorsque Josef Czapski m’a dit un jour qu’il bandait pour la couleur, avec une de ces élans juvéniles qui semblaient soulever tout à coup sa vieille carcasse de géant octogénaire repliée comme celle d’un grand oiseau en cage, dans la mansarde à plafond bas de l’Institut polonais, à Maisons-Laffitte, je l’ai pris comme un saillie, c’est le cas de dire, sans me douter alors (je ne peignais pas à cette époque) de ce que le rapport physique avec la peinture pouvait avoir effectivement de sensuel et d’excitant, notamment lorsqu’une forme émerge du chaos des couleurs, et surtout dans la pratique dionysiaque de celles-ci. De fait on n’imagine guère Monsieur Bonnard, debout devant sa toile en cravate, bandant pour la couleur, même si celle-ci est chez lui tous les jours à la fête. Mais Bonnard est un apollinien, comme Cézanne, même quand l'un caresse sa baigneuse à l'intime ou l'autre contemple ses baigneurs à la rivière.
    A l’opposé, qu’on imagine le plus souvent ivres et virtuellement à poil dans le bordel de leur atelier: Soutine et Bacon, dont les couleurs sont autant de décharges nous touchant «directement au système» nerveux, comme le notait justement Philippe Sollers à propos de Bacon. C’est alors le côté sauvage de la peinture, qui ne se résume souvent qu’à une touche ou à une échappée de liberté folle, comme chez Véronèse ou Delacroix la mèche rebelle dépassant sur le côté

    1ab429872c3095586c63f13426705ff0.jpgPeindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l’écriture, mais ce n’est pas tant une affaire de bandaison que d’effusion dans le tourbillon des odeurs et des couleurs, de quoi surgit la forme. Paul Gadenne montre, dans Baleine, combien la forme créée est belle, émouvante et paradoxale, et d’autant plus belle, en opposant une partie encore intacte de la dépouille, ailerons et gouvernail, qu’elle nous apparaît au milieu du désordre de chairs retournant au chaos originel. J’avais vu cela en Grèce lorsque je lisais Kazantzakis, tombant soudain le long d’une plage de l’île d’Ios sur un chien ensablé, squelette à tête encore pelucheuse et aux yeux de verre éteint.
    Nietzsche a montré mieux que personne, je crois, cette oscillation entre dionysiaque et apollinien, qui ne se réduit pas au dualisme entre physique et spirituel, loin de là, mais renvoie au corps sans limites de certains Chinois et de tous ceux-là qui «bandent» pour Dieu - les femmes autant que les hommes, cela va de soi…
    a96a958ab40c73bed3145909f025f67c.jpg9d42e9e32e86b379be43684a03a8fa80.jpgPeintures: Thierry Vernet, Lucian Freud, Goya, Soutine.

  • À l'ouest d'Ouessant

    littérature,poésie

    Au sud du sud, que je situe à l’instant plein ouest d’Ouessant, sous un ciel de plomb veiné de blanc de zinc qu’une bande de gris ombré sépare du vert bitumé de la mer, je me trouve, encore très petit, quoique je pense là encore avoir déjà sept ans et que c’est le seul sentiment de l’immensité de l’océan qui me minimise ainsi que le plus amenuisé Gulliver – plus exactement : nous nous trouvons là, le Président et moi, et mon grand-père me fait regarder la mer et me fait voir, me fait scruter et me fait observer, me fait observer et me fait scruter, me fait voir et regarder la mer où nous arrivent de partout des vagues et des vagues, et d’autres vagues encore, et d’autres derrière elles qui semblent naître d’elles pour se confondre à elles tandis que d’autres derrière elles les chevauchent soudain et les soumettent avant d’être chevauchées et soumises à leur tour, et chevauchant celles de devant avant d’être chevauchées se busquent et se renversent à la fois comme des piles de tuiles d’eau que le vent dresserait et ferait s’effondrer en même temps, ou comme des briques d’eau s’élevant en murs qui éclatent et nous aspergent jusque sur la berge, et toutes nous arrivant dessus, toutes nous faisant avancer et reculer en même temps en criant et en riant en même temps, le mur écroulé redevenant vague et vagues multipliées sur d’invisibles et mouvantes épaules où s’ébrouent et se répandent des chevelures d’écume sous le vent les ébouriffant et les soulevant, les traversant de son élan fou venu de Dieu sait où…


    Regarde-les, me dit mon grand-père, regarde-les toutes et chacune, regarde ce qui les distingue et ce qui les unit, donne-leur à toutes un nom pour les distinguer et donne-leur le même nom si tu trouves ce qui les unit, ou alors donne ta langue au chat, et je pensais à Illia Illitch dans son antre de sous les toits de la maison de mon grand-père, et je regardais la mer, et je cherchais le nom des vagues, mais dès que j’allais en nommer une l’autre la chevauchait et la soumettait. Je ne savais rien encore de l’ondin qui chevauche l’ondine, je n’avais vu jusque-là que le cheval chevauchant la chevale, mais à présent c’étaient les vagues, qui n’ont pas de corps ou tous les corps, les vagues qui ont tous les noms ou rien qu’un seul que seul le chat à sept langues connaissait, qui l’avait dit en secret à l’étudiant Illia Illitch logeant dans les combles de la villa La Pensée, lequel étudiant russe l’avait répété à mon grand-père qui, finalement, ce jour-là, me dit voilà: voilà la secret des noms des vagues.


    Regarde la mer, me dit mon grand-père et voici que sa main plonge dans la vague et en retire une main d’eau dont il me dit : voici l’eau de la vague qui est celle de toutes les vagues, voici une main de mer qui est toute la mer. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des poignées de mer mais à présent regarde-moi : je te bénis de cette main de vague. La mer t’a giflé et te giflera, mais avec la même main d’eau je te bénis et t’appelle par ton nom...

    Image JLK: sur la Côte sauvage...

  • Le savoir de Kertesz

    Kertesz9.JPG"L'homme qui a créé Auschwitz se clonera sans états d'âme", écrivait l'écrivain hongrois qui vient de disparaître...

    L'écrivain juif hongrois Imre Kertesz, Prix Nobel de littérature 2002, note ceci dans le journal qu'il a tenu entre 1951 et 1995: « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz. »

    En 1995, en visite à Jérusalem, près du mur des Lamentations, Kertesz éprouve soudain « le sentiment d'une grande fracture » et il ajoute: « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »

    Imre Kertesz ne s'est jamais remis, non plus, d'avoir vu son enfance crucifiée entre Auschwitz et Buchenwald. « Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais », écrit-il en constatant aujourd'hui que « l'Afrique entière est un Auschwitz » avant de nous interpeller: « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel ; la politique, du banditisme ; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires ; la loi, la règle d'un jeu de dupes ; l'antisémitisme, Auschwitz ; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »

    Se fondant sur la négativité absolue et le caractère « impensable » de l'extermination nazie, le philosophe allemand Theodor Adorno affirmait qu' « écrire un poème après Auschwitz est barbare » et même que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, est un tas d'ordures ». En même temps, cependant, Adorno reconnaissait qu'il était essentiel de « penser et agir en sorte qu'Auschwitz ne se répète pas ». Or ce n'est pas le silence, fût-il le signe du plus haut respect, mais la parole de l'enfant crucifié, dans le bouleversant Etre sans destin d'Imre Kertesz, qui nous transmet cette souffrance d'un savoir, et le savoir de l'origine de cette souffrance qui continue tous les jours de crucifier les « enfants » de la planète.

    « Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz », écrit encore Imre Kertesz, « Auschwitz ressort toujours un peu des situations modernes. » Et nous nous rappelons alors que c'est le Gouvernement hongrois légitime qui a livré l'enfant aux nazis, avant que son livre ne soit, une première fois, refusé par les fonctionnaires socialistes. Nous nous rappelons que c'est dans les camps soviétiques, ainsi que le raconte Vassili Grossman dans Vie et destin, que le sinistre Eichmann puisa d'utiles enseignements à son entreprise d'extermination. Nous nous rappelons que la technique d'Auschwitz fut appliquée, à l'état encore artisanal, à l'extermination des Arméniens par les Turcs et à celle de leur propre peuple par Staline et Pol Pot. A la question de savoir ce qui distingue le fascisme du communisme, Kertesz répond que « le communisme est une utopie, le fascisme une pratique — le parti et le pouvoir sont ce qui les réunit et font du communisme une pratique fasciste ». Mais au-delà de cette distinction « historique », la « pratique » continue de s'appliquer aujourd'hui sous nos yeux de multiples façons.

    « L'esprit du temps, c'est la fin du monde », écrit encore Kertesz, et voici le dernier enfant crucifié: le clone créé de main d'homme. Comme on le multipliera, on l'exterminera sans états d'âme. Pourtant l'espoir luit dans la conscience désespérée: « Etre marqué est ma maladie, affirme enfin Imre Kertesz, mais c'est aussi l'aiguillon de ma vitalité. »

    Imre Kertesz: Un autre. Chronique d'une métamorphose. Actes Sud, 1999.
    Etre sans destin. Actes Sud, 1999.

    Portrait photographique d'Imre Kertesz: Horst Tappe.

  • La Suisse de Bouvier

     

     

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    Un entretien en novembre 1995

    Cette année-là, tandis que sévissait la guerre en ex-Yougoslavie, Nicolas Bouvier prononçait le discours inaugural d'un concours de cornemuses, dans un village montagnard de Haute Macédoine, rassemblant toutes les ethnies locales, Serbes compris, en dépit du climat politique exacerbé. Pour l'écrivain voyageur c'était une façon pacifique de manifester son soutien à ce qu'il considère comme essentiel de défendre également en Suisse: la culture plurielle. Non l’informe fourre-tout d'un melting-pot nivelant les particularismes, mais ce puzzle fabuleux de différences qui attachait Bouvier à l'ancienne Yougoslavie, où il a fait escale d'innombrables fois en quête de documents musicaux, et qui l'enflamme également quand il parle de notre pays.

    - Qu'est-ce qui, lorsque vous vous trouvez de par le monde, vous manque de la Suisse ?

    - Durant les quelques vingt années de vie active que j'ai passées loin de la Suisse, je n'ai jamais éprouvé le mal du pays. J'ai eu quelques fois l'ennui de ma maison, comme l'escargot pourrait s'ennuyer de sa coquille ; quelques fois je me suis dit que je manquais la saison des pivoines ou la saison des dahlias. Mais la seule chose de Suisse qui m'ait manqué, particulièrement dans les pays arides, et là je parle vraiment comme une vache estampillée Nestlé, c'est l'herbe. 1782898793.jpgAu mois de juin, entre 8oo et 1400 mètres, l'herbe suisse est incomparable, avec quarante fleurs différentes au mètre carré. Une autre chose qui me frappe lorsque je reviens en Suisse, c'est l'extraordinaire variété du paysage sur de petites distances. Je reviens du Canada où vous faites des milliers de kilomètres sans remarquer d'autre changement que la transition des épineux aux boueaux. En Suisse, passant de Vaud et Genève, on change non seulement de botanique mais de mentalité. Or je m'en félicite. Pour moi, la querelle entre Genevois et Vaudois relève de l'ethnologie amazonienne. Il est vrai qu'on ne fait pas plus différent, mais cette variété de paysages et de mentalités sur un si petit territoire m'enchante. Ce que je trouve également bien, en Suisse, c'est la concentration énorme de gens compétents, intéressants et intelligents. Il est totalement faux et presque criminel de dire que la Suisse est un désert culturel. La culture y est certes parfois rendue difficile au niveau de la diffusion, mais très riche du point de vue des créateurs. Si l'on ne prend que les exemples de Genève et Lausanne, je trouve que ces deux villes, complètement différentes du point de vue de la mentalité, sont aussi riches et intéressantes l'une que l'autre du point de vue culturel. Cela étant, et particulièrement dans le domaine touristique, la Suisse n'a plus du tout l'aura qu'elle avait avant la guerre de 14-18, quand elle faisait référence dans le monde entier. Pour ceux qui viennent nous voir, la dégradation du rapport qualité-prix s'est terriblement accentuée. Cela se sent de plus en plus fortement. Je sens même de l'hostilité, du mépris, à cause surtout de cette insupportable attitude suisse qui consiste à se faire les pédagogues de l'Europe. Comme si nous avions tout résolu. Or, on n'a rien résolu définitivement. Cela étant, La multiculture de la Suisse m'intéresse énormément. Je trouve qu'il est très bon de se trouver confronté au poids de la Suisse alémanique, à sa culture et à sa littérature, tout en déplorant évidemment cette espèce de chauvinisme qui pousse nos Confédérés à se replier dans le dialecte.

    - Comment expliquez-vous l'accroissement de la distance entre nos diverses communautés ?
    - Je pense que c'est venu des années de vaches grasses où, de part et d'autre, on était si riche, qu'on est devenu plus égoïste et plus indifférent. L'intérêt pour la langue française a beaucoup baissé en Suisse allemande après la Deuxième Guerre mondiale, et s'est tout à fait éteint chez les Suisses allemands actifs de la quarantaine, qui jugent qu'ils ont plus d'avantage à parler bien l'espagnol ou l'anglais que le français.

    - Qu'est-ce qui, en Suisse, vous agace ou vous insupporte ?

    - Ce qui m'irrite horriblement, ce sont les atermoiements du gouvernement. Les mécanismes de démocratie directe que je respecte infiniment, de l'initiative et du référendum, fonctionnaient beaucoup mieux il y a vingt ans qu'aujourd'hui, où ils sont devenus prétexte à freiner toute évolution. L'électorat m'irrite par sa tendance hyper-conservatrice. Et puis m'agace, je le répète, cette propension des Suisses à donner des leçons au monde. Mais plus encore je suis agacé par l'attentisme de l'exécutif.

    - Votez-vous ?
    - Toujours. Si je suis à l'étranger, je vote par correspondance. Les seuls cas où je m'abstiens, c'est lorsqu 'il s'agit de questions par trop techniques ou ambiguës, qui m'échappent. Sur le prix du lait, par exemple, je ne sais pas comment voter. Donc je m’abstiens. Le prix du lait se fera sans moi. Ceci dit je fais une césure totale entre mon activité d'écrivain et mon activité de citoyen. Quant aux gens qui ne vont pas voter et qui râlent ensuite, ce sont des andouilles.

    - Y a-t-il, selon vous, une culture suisse spécifique ?

    - Je crois surtout qu'il y a un fonds de culture civique commune, qui fait qu'un Tessinois ou qu'un Romand, un Grison ou un Alémanique ont quelque chose à partager qui échappe à un Français ou à un Allemand, mais qui est en train de disparaître. Dans le magnifique roman de Max Frisch qui s'intitule Je ne suis pas Stiller, il y a une histoire de jours de prison pour capote militaire mitée qu'aucun Français ni aucun Allemand ne peut comprendre, tandis que n'importe quel Suisse peut la saisir parfaitement. C'est pareil pour la perception de Monsieur Bonhomme et les incendiaires, que j'ai vue jouer admirablement aux Faux-Nez de Lausanne, et que les Français n'ont absolument pas su rendre. De fait, j’ai revu la même pièce jouée dans un théâtre parisien. Or tout le mélange d'éléments proprement suisses de trouble, de fermentation, de culpabilité et d'humour si intéressants dans la pièce, avaient disparu au profit d'un théorème sec. Cette culture commune est en train de s'étioler et je le regrette hautement. Je crois qu'il est important, à cet égard, de tout faire pour lutter contre la paresse et l'indifférence croissante qui tend à nous éloigner les uns des autres.

    Portrait de Nicolas Bouvier, en 1998: Horst Tappe

  • La douce arnaque de Bouvier

    De Cingria et du mentir (plus ou moins) vrai...

    C’est entendu : on aime bien Nicolas Bouvier, autant que les éditions Zoé. Et Charles-Albert Cingria : comment ne pas aimer bien Cingria ? En tout cas moi, je suis fou de Charles-Albert depuis 33 ans, et je ne dis pas que je l’aime bien : je l’aime. J’en ai tout lu je crois et je me suis promis d’en écrire un vrai livre un jour, comme seul Jacques Chessex lui a consacré jusque-là un vrai livre.
    Or je me réjouissais de lire celui qu’annonçaient les éditions Zoé, sous la signature de Nicolas Bouvier: Charles-Albert Cingria en roue libre. 172 pages du succulent Bouvier sur le délectable Cingria : le régal était virtuellement au menu.
    Et je ne croyais pas si bien penser, car ce Cingria par Bouvier est un livre virtuel. L’essentiel de l’ouvrage est en effet consacré, par la professeure Doris Jakubec, qui connaît d'ailleurs superbien Cingria , à ce que qu’aurait pu être un livre de Nicolas Bouvier s'il l'avait écrit. Les textes de Bouvier sur Cingria rassemblés dans ce livre, sous non seul nom en page de couverture, se réduisent de fait à quelques dizaines de pages déjà connues, notamment par une conférence qu’il avait donnée à Lausanne (je le sais puisque c’est moi qui l’y avais invité), à quoi s’ajoutent quelques feuillets épars, à peine des esquisses, et témoignant parfois d’une assez piètre compréhension du génie de Charles-Albert, que Doris Jakubec commente en même temps qu’elle présente, très bien une fois encore, l’œuvre du cher Cingria.
    Lors de sa conférence à Lausanne, Nicola Bouvier nous sortit une énormité qui prouvait sa connaissance lacunaire du sujet, en regrettant tout haut que Cingria et Cendrars ne se fussent jamais rencontrés; et de comparer ce qu’eût pu être une telle amitié avec celle qui avait lié Henry Miller et Lawrence Durrell. Pierre-Olivier Walzer, grand manigancier des Oeuvres complètes de Charles-Albert, qui fut longtemps son ami et son éditeur, son soutien et son infatigable zélateur, fit alors remarquer ce que nous savions tous : savoir que Cingria et Cendrars s’étaient bel et bien rencontrés, et tellement aimés qu’ils se fuyaient absolument.
    C’est un peu chipoter, mais je vais insister, après m’être tu gentiment ce soir-là, à propos d’une anecdote que rapportait Bouvier en causerie, et qui se trouve cette fois imprimée pour l'éternité aux pages 28 et 29, concernant une prétendue rencontre de Nicolas Bouvier et Charles-Albert Cingria, qui relève de la pure affabulation à la Cendrars…
    Quelque temps avant son escale à Lausanne, j’avais rencontré à Genève Bouvier qui me certifia n’avoir jamais rencontré Cingria, chose en effet plus que probable puisque celui-ci rejoignit les anges musiciens en août 1954, à cette époque même où Bouvier voyageait en Topolino dans les pays moites. Je lui racontai cependant, entre autres anecdotes, une histoire tordante que le docteur Emile Moeri, cardiologue de mes amis qui s’occupa régulièrement de la santé de Charles-Albert lors de ses passages en Suisse romande, m’avait narrée pour l’avoir vécue lui-même en personne à Paris.
    Le jeune Moeri Senior (père d’Antonin), emmené par Cingria dans une exposition chic, y fut prié par l’inénarrable vélocipédiste de lui tenir les deux poches de ses knickerbockers ouvertes pendant qu’il y enfournait quelques canapés aux anchois bien gras pour la route…Or le cher Emile n’en finissait pas de rire à l’évocation des taches de graisse qui étaient apparues sur les pantalons golf de Cingria; et Bouvier aussi rit beaucoup lorsque je lui rapportai l’anecdote.
    Ce qu’il en fait dans Ecrire sur Cingria, en s’attribuant le rôle du jeune officiant, est si joli que j’ai bien un peu hésité à rétablir « la vérité ». Bouvier ne fait pas autre chose en somme, ici, que du Cendrars ou même du Cingria, étant entendu que celui-ci ne s’est pas gêné en matière de mentir vrai.
    Nicolas Bouvier croit sans doute rendre hommage à Cingria en se donnant le rôle de lui ouvrir les poches, lui qui n’était alors qu’un tout jeune homme n'ayant, précise-t-il, « pas lu une ligne de lui ». Il fait cependant une erreur de taille en prétendant qu’il n’a empli qu’une poche ce soir-là, la droite, en y déversant un « plateau » entier de « croissants au jambon ». Le souci de vérité historique, et plus encore le goût de l'exactitude cher à Cingria, m’obligent aussi bien à rectifier, puisque c’était de canapés aux anchois bien gras qu’il s’agissait en l’occurrence, déversés symétriquement dans les deux poches de Charles-Albert, et non de croissants aux jambon genevois…

    Nicolas Bouvier. Charles-Albert Cingria en roue libre. Editions Zoé, 172p.

    Photo Horst Tappe: Nicolas Bouvier



     

  • Pêcheur de perles

    littérature,poésie

    Les pêcheuses de perles de l’île de Liam m’invitent à participer à leur plongée nocturne. Elles se montrent honorées de me voir bander lorsqu’elles m’oignent de graisse de baleine, mais ensuite nos corps ne sont plus dévolus qu’aux gestes de la conquête silencieuse.

    Le royaume où nous descendons n’est plus tout à fait de ce monde, et pourtant les corps paraissent se fondre là-bas dans la substance originelle de l’univers.

    La perle est comme une dent de dieu dans la bouche de l’océan, que protègent des légions de murènes. L’arracher à la nuit est tout un art. Je sais qu’un faux mouvement serait fatal. Je n’ai cependant qu’à imiter scrupuleusement les plongeuses qui me surveillent sous leurs lunettes à hublots. De temps à autre je sens la caresse des seins ou des fesses d’une sirène qui remonte, la perle entre les dents. J’ai remarqué leur façon de se tenir à la corde comme à un pal et de se la glisser parfois dans la fente.

    L’eau de la surface mousse à gros bouillons jouissifs sous les lampes des sampans. C’est un plaisir grave que de replonger après avoir repris son souffle sous le dôme ruisselant d’étoiles de la mer de Chine.

  • Au Club des spécialités

     

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    Notre ami le coupeur de tresses a le meilleur jeu ce soir, et sans doute va-t-il nous plumer une fois de plus.

    Le jeune révérend lesbien relève en souriant qu’il y en a qui naissent coiffés, ce qui nous fait rire par simple convivialité, eh, eh.

    Notre convention stipule qu’à celui qui gagne on donne ce qui lui fait plaisir, et là ce ne sera pas compliqué vu le goût simple de Ferdi. De fait, vous savez que  les filles tressées ne manquent pas dans cette partie de Vienne. Cependant Vienne, précisément, nous inquiète.

    Nous parlions ce soir de la situation générale dans le pays. Tout ouverts que nous soyons aux penchants spéciaux, nous nous inquiétons aussi bien, depuis quelque temps, de voir s'affirmer en nombre les vociférateurs aux bras levés, et d'autant plus qu'ils nous vilipendent dans les journaux et les  assemblées.

    En vérité, la marge de liberté s'amenuise pour les marginaux singuliers que nous sommes, tandis que les vociférateurs croissent en nombre et en surnombre, les bras levés comme des membres.

    Mais que deviendrait la séculaire société viennoise sans nous autres innocents coupeurs de tresses, renifleurs d'aisselles et autres buveurs de larmes à l'ancienne, sans parler de nos amis poète également menacés ?C'est de cela que nous parlons ce soir en brassant nos cartes, au fond du café que vous savez dont nous ne savons pas quel sort l'attend avant longtemps, que nous partagerons...

    Image: Philip Seelen.

     

  • Diamants noirs de Sebald

    littérature

    A propos de Séjours à la campagne.

    Une pénétrante évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut ces Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. « Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre ? D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténèbres pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière ».
    C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois aussi des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
    Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille. Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique d’Henri le Vert, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine sous forme d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre à la surface de laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure d'anges musiciens. Et Sebald de préciser aussitôt : « La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler »…

    W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Actes Sud.

  • Ecce Homo


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    Que dirait le Christ surgissant, aujourd'hui, dans le Big Bazar préludant à sa naissance, fêtée aujourd'hui comme une opération commerciale entre tant d'autres  ? Qui pourrait le dire, pontife  ou mendiant, mécréant ou fidèle de quelque confession que ce soit ? Voici ce que je me demande depuis tant d'années à vitupèrer les temples de la Consommation, n'oubliant rien des humbles Noëls de notre enfance. Et voilà ce qu'en quelques pauvres mots je confesse de mon Christ à moi... 

    Mon Christ à moi est au milieu de nous jusqu’à la fin du monde. Ce matin il se trouvait peut-être à genoux au milieu d’un trottoir lausannois, sous les traits d'une mendiante au regard plein de ressentiment, à ce qu'il m'a semblé, qui m'a fait la maudire et me détourner - et je me le reproche encore à l'instant.
    Ce Christ-là avait les mêmes longs cheveux sales que celui qui s’est jeté du pont aux suicidés, en plein Lausanne, il y a trente ans de ça, et dont la vision de la tête ensanglantée, dépassant de la couverture jetée sur son cadavre, me restera toujours présente comme l'icône de la désespérance.
    Un autre Christ m’est apparu une autre nuit, à Paris, quand les nautoniers de la Seine ont relevé, des eaux huileuses, ce corps qui s’est défait de ses derniers vêtements au moment où il est apparu dans la lumière lunaire, blanc comme l’ivoire d'une autre vie.
    Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde, et pendant ce temps il ne faut pas dormir, disait à peu près Pascal le croyant, et après lui Chestov mon frère l'hésitant.
    Je l’ai vu en agonie au service des soins intensifs d’une division de pédiatrie, crucifié dans le corps d’une petite fille dont les tortures furent exacerbées par l’incurie des supposés patrons, mais soignée tous les jours par des anges soignants. Mon Christ à moi est cette petite fille, mon église vivante est celle des compatissants qui se sont agenouillés autour de sa tombe, et tout le reste n’est qu’un bal de vampires.
    Mon Christ est cette petite fille martyre à laquelle je pense en me levant dans la splendeur de chaque matin du monde, présente lorsque je ferme les yeux face à la mer ou lorsque des amants s'étreignent. Mon Christ est ce pauvre sourire au milieu des milliers de visages défilant aux murs des couloirs d’Auschwitz. Faute de croire en la divinité du Christ, je pense que le Christ est notre humanité en devenir, notre salut avant la mort, non pas la force du « Christ des nations » mais la faiblesse du plus humilié et du plus offensé - notre nullité transmuée en aura.


    Ecce Homo. JLK. Gouache, 1997.

  • La forêt de Bellouve

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    Ce n’est pas un rêve mais la réalité même. Cela mérite d’être souligné d’emblée dans le temps d’inattention où nous vivons. Il va de soi que ceux qui en retrouvent le chemin ne sont pas forcément les plus instruits ou les mieux nantis, mais les plus assoiffés de retrouver la sensation première que dispense naturellement l’eau du gour de Bellouve.

    Vous vous trouvez dans la forêt de Bellouve. Vous ne savez comment cela s’est fait, mais vous buvez de cette eau et pour la première fois vous vous apercevez que vous êtes nu.

    En vous penchant sur le miroir liquide c’est cependant plus que votre corps que vous apercevez: c’est le corps du monde et la forêt s’ouvre alors à vous.

    Tout ce qu’ensuite vous vivez dans la forêt de Bellouve advient comme à jamais, et chaque lieu en gardera la trace et en vous.

    Image: Philip Seelen

  • Les grappes

    littérature

    - Voulez-vous de nos grappes ? nous demandent les femmes à la vendange sur les terrasses baignées par la lumière orangée du dernier soleil .

    Nous arrivons de la Montagne Noire (Crna Gora). Ce matin encore nous étions dans les mines. Nous sommes affamés et nos yeux sont dilatés par la longue obscurité. Seules les paumes de nos mains sont roses après le long savonnage sous la cascade.

    Le ciel aussi est rose et le soleil paraît une amulette scythe au ras des derniers ressauts des monts.

    La marche nous a tués, mais les grappes que nous tendent les femmes sont elles-mêmes comme des femmes: nous brûlons de les prendre à pleines mains et cependant une pudeur nous retient. Nous titubons de fatigue et notre sueur ruisselle le long de nos torses. Nous devons puer comme des fauves.

    La première grappe est comme une première femme, et voici que la vigne se remplit d’autres vendangeuses, puis ce sont les époux qui arrivent dans la rumeur des cloches, les vieux et les enfants impatients de nous arracher aux premières femmes pour jouer. Nous savons que refuser le jeu serait passible de lapidation.

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le drill des garçons

    littérature

    C’est au bout de la grande jetée qu’elle donne ses leçons. Dans le rêve elle est en grande tenue et nous aussi, tous les élèves en âge d’être initiés.

    Elle ne s’attarde guère à la théorie.

    - Venons-en tout de suite aux mains, nous dit-elle, et nous les lui présentons.
    A ceux qui n’ont pas de don elle en donne.

    Puis elle nous montre le mouvement approprié:


    - Le petit trot, la croupe au mur, la palotade.

    Dès qu’elle sent un emballement, elle invite l’intempestif à ralentir.

    - Le saut n’est que ce qui le prépare, nous répète-t-elle à l’envi.

    Puis elle chevauche l’un d’entre nous dont elle blesse parfois les flancs de ses éperons.
    La règle tacite est cependant de ne paraître jamais souffrir.
    Nos familles nous ont choisis pour être dressés et c’est un honneur.
    A marée haute il semble que nous dansions sur les flots.

  • Cerfs-volants

    littérature

    Nos maîtresses aiment à se tenir sur le chemin de ronde de l’ancien rempart du front de mer, où le vent donne à plein dans nos cornes tandis qu’elles manoeuvrent les filins.


    Nous sommes sept à baratter l’azur de nos mâles sabots, sept en comptant Apollonius, qui nous domine comme il en alla toujours de ses aïeux du Caucase, à la grande époque.
    C’est une loi de la nature qu’il y ait toujours un Dominant.
    Dans les gangs des banlieues aussi ce serait le mec du genre que nul n’affronte.
    Et je te le donne en mille: c’est la plus friquée qui tient Apollonius et le fait se battre au-dessus de nous contre les caïds de la tramontane.
    Elle se prénomme Elena. Tout à fait le style de la femme qui en veut. Elle se prétend Moldo-Valaque d’origine. Son père était un proche du dictateur communiste, et c’est par son frère, actuellement à la tête du trafic des go-go girls russes de Catalogne du nord, qu’elle a rencontré le Renne dont l’effigie flotte au-dessus de nous
    Mais les tabloïds ont déjà tout dit à ce propos...

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le Bug de l'an 2000

    littérature,société«On dirait des marques de derrières», releva un employé sur le ton de la blague, puis un expert le confirma devant la commission d’enquête: «Ce sont des marques de derrières».

    De derrières nus. De jeunes derrières peints. Pour parler clair: des traces de culs d’Indiens.

    Les registres du receveur de l’Etat furent les premiers touchés. Puis ceux de tous les dicastères de l’Administration.

    Les demoiselles poussaient des cris. Les chefs de service, sommés de sévir, étaient aux abois. Surtout il ne fallait pas que les médias s’en mêlent.

    Mais nul ne fut surpris de ce que les médias s'en mêlassent.
     
    Ainsi les marques de derrières apparurent-elles sur les morasses des journaux, sur les visages des présentateurs de téléjournaux, aux moments et aux lieux les plus inattendus: partout il y eut des traces de jeunes culs insolents, jusqu’au douzième coup de minuit marquant le tournant du millésime, après quoi tout rentra dans l’ordre.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Lesbos

     

    C’était un spectacle que de voir le lieutenant von der Vogelweide bécoter le fusilier Wahnsinn.

    Je les ai surpris à la pause dans une clairière: on aurait dit deux lesbiches. J’ai trouvé ça pas possible et pourtant ça m’a remué quelque part.


    Il faut dire que ça n’avait rien de la fureur du sexe. En fait, il semblait que ni l’un ni l’autre n’y pensait, comme si ça n’entrait même pas en ligne de compte.

    Le Hans Wahnsinn est un garçon de la campagne. Il passe son temps avec les chevaux et les filles de métairies. Quant au lieutenant, c’est un type sensible et sportif qui fera son chemin dans la Carrière, dûment épaulé par sa jeune épouse Lena.

    Il y a dans les rapports physiques un mystère. Savoir comment Egmont Ulrich Eberhard von der Vogelweide est arrivé à deviner la faiblesse du fusilier Wahnsinn, qui gémit comme une fille de ferme quand on lui léchote les tétons, là je m’interroge.
    Mais tout ça reste entre nous.

    En tant que parrain des jumeaux purs Aryens des Vogelweide je me la coince; et ma fonction de fourrier du 7e Wunderkommando m’a permis d’apprécier le fusilier Wahnsinn, qui s’est toujours porté volontaire quand ça merdait au niveau des corvées et qui ne se débine pas lorsque les nôtres en chient au front.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Rite ancien

    littérature
    - Maintenant tu seras un homme, mon fils, me dit mon oncle à monocle en désignant ma queue de lion.

    Nous nous sommes éloignés du village par les sentes conduisant à la Maison des Femmes que jouxte la Case de la Vierge. Le contraste que nous formons n’a pourtant rien que de naturel dans le rêve: mon oncle est du genre à porter le frac dans la savane, et ma queue de lion ajoute une indéniable dignité cérémonielle à mon corps entièrement épilé et peint aux couleurs de la possession.

    Mon oncle à monocle me conduit à la femelle fraîche: c’est la vieille règle de la brousse. Je roule les mécaniques pour la galerie, mais pas plus que mon père et le père de mon père je n’échappe à la pétoche.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Verts paradis

    littérature,poésie

    Dans le rêve je me trouve sous une Volkswagen enlacé à ma soeur benjamine, et nous y sommes superbien, mais rien de sexuel là-dedans.

    Nous jouons comme souvent, avec mes cousines, au Dromadaire. Cette fois nous faisons la course dans les dunes. Le vent soulève leurs jupons et j’y vois tout.

    Elle se regarde dans le grand miroir de la chambre de ses parents qui rentreront tout à l’heure de l’église. Elle est  vierge et pure, sainte en chemise, et pour la Mary Long qu'elle s'est allumée en douce, il suffira d'aérer. Poil au nez.

    Les filles se baignent ensemble dans le baquet de bois, les garçons dans celui de fer.

    Un oncle nous fait voir ses biceps. Nous faisons la queue pour les tâter. En passant nous humons les effluves de sa virilité. Il parle sept langues. J’essaie de me représenter ces sept langues dans sa bouche à lèvres.

    Je dois procéder à l’inspection des cousines. Il s’agit de vérifier le bon état de fonctionnement de leurs cycles. Les grandes ont de grandes roues et les petites de petits patins latéraux. La chair des unes et des autres est bien ferme. Je me sens ogre avec les petites et cuisinier de chasse avec les grandes. Mon frère les examine et note toutes les réparations dans son carnet du lait.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Romeo et Giulietta


    littérature,textes courts

    Romeo ne parle que de ça, vraiment ça l’obsède. Il me la faut, il me la faut, il me la faut, répète-t-il en salivant comme une bête, et ce qui suit est étrange.

    Dès qu’elle lui est livrée il se met à fréquenter les cinémas de province. La logique voudrait qu’il se montre en ville avec elle, mais pas du tout; et personne ne comprend à quoi rime le choix des toiles qu’il se paie.
    Personne n’a pigé qu’elle ne devait pas avoir de rivale.

    Personne n’a remarqué qu’il ne supportait plus les femmes à robes rouges.

    Personne ne remarque non plus que le mal qui le rongeait s’est résorbé, vu que personne n’était au courant.

    C’est grâce à elle que, de cinéma en cinéma de province, il découvre l’arrière-pays et la peinture sur le motif.

    Personne ne sait qu’il lui parle comme à un amante italienne:
    - Giulietta mia, ti voglio bene, ce genre d’inepties dont il est le premier à sourire.

    Lorsqu’il rate un virage et se précipite avec elle contre un chêne, il en réchappe mais restera paralysé. Elle, on l’envoie à la casse en dépit des râles du malheureux.

    Il en parlera toujours comme de l’amour de sa vie, mais personne ne comprendra de qui il s’agit.

    Certaines caissières de cinémas de province se souviennent de cet étrange garçon.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Les vieilles sirènes

    littérature


    L’avantage avec notre queue c’est que nous restons vierges. Cela facilite la concentration dans les travaux typiquement féminins.

    Contrairement à ce qu’il en est des humaines, c’est durant notre jeunesse que nous connaissons la mélancolie, ensuite de quoi nous devenons philosophes et beaucoup plus joyces.

    A l’asile, le long de la route poudreuse de fin juillet, nous restons sur les margelles de la fontaine et battons ainsi la mesure en tâchant d’attirer l’attention des faneurs demi-nus.

    Les faneurs demi-nus ne sont pas indifférents au battement de queue des vieilles sirènes des établissements médico-sociaux.

    Tout en attendant quelque bonne fortune, nous nous racontons nos rêves en cherchant un peu de fraîcheur sous les saules.

    L’une d’entre nous prétend qu’elle a passé la moitié de sa vie dans un bassin d’acclimatation de l’arrière-pays de Biarritz, dont le gardien prénommé Nestor lui mordillait les tétons avec un art qu'une geisha de passage dans le Sud-Ouest lui avait enseigné.  Nous l’avons d’abord prise pour une affabulatrice, puis elle nous a fait une imitation de la langue basque qui nous a fait pouffer, comme au bon jeune temps...

    Image: Le faucheur, de Gustave Roud

  • Le Bouc

    littérature

     Il n’est pas facile de le repérer, et d’autant moins qu’il y a souvent de très beaux mecs chez les ramoneurs.

    Les femmes des villas des hauts de ville sont évidemment favorisées par rapport aux habitantes du centre, mais c’est surtout en zone de moyenne montagne que se dispensent le plus librement les bienfaits du ramonage.

    Il est en effet surexcitant de voir les bandes de ramoneurs passer d’un pâturage à l’autre. Elles les suivent aux jumelles. Dès qu’il y a un nouveau le téléphone arabe le signale. C’est alors à celle qui se fera la plus aguicheuse en feignant d’être surprise au saut du lit.

    Aucune d’elles, cependant, ne s’attendait à ce que leur offre Antonin le velu, dit Le Bouc.

    Toutes autant qu’elles sont, elles vous diront que le sobriquet pèche, car Le Bouc sent la fleur sauvage. Plus qu’il n’est velu, Le Bouc est à vrai dire chevelu, couvert d’une vraie toison dont la caresse est une rareté au dire de la gent féminine. Ses grands yeux bleu ciel, son corps sculpté jaillissant de la combinaison noire à l’âcre odeur de suie , sa douceur de mie et sa vigueur de quille, enfin les mots inimaginables qu’il murmure à tout le corps de celle qu’il fait jodler de plaisir tandis que ses potes ramonent en sifflotant, tout cela fait une réputation à l’équipe de Maître Leleu qui se répand sur tout l’arc alpin.

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Dits de l'enfant

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    Pour Sophie, qui fête aujourd'hui ses 33 ans .

    Qu’entrevoit l’enfant au tréfonds de son sommeil ? Quel spectacle ravissant, qui la fait soudain éclater de son rire argentin au milieu de la nuit ?

    L’enfant dans la campagne. Longeant un champ de jeune blé dont elle caresse chaque épi, elle y va de son encouragement: “Pousse, blé, pousse donc...”

    Le soir l’enfant demande au père, quand il vient lui souhaiter bonne nuit, de lui poser un baiser non seulement sur la joue, mais sur les mains et les pieds, les coudes et les genoux.

    L’enfant passe une partie de ses journées à l’énonciation du monde, où tout est inventorié, nommé et qualifié, avec l’approbation du père qui la porte sur ses épaules. Ceci est un cheval: c’est un bon cheval. Cela est une marmotte: la marmotte est jolie. Et voici le chardon: attention ça pique !

    L’enfant au père, l’air résolu: “Allons, papa, viens donc promenader !”

    La mère, très fatiguée, s’étant réfugiée dans un fauteuil où elle se met à sangloter (les nerfs), l’enfant s’en vient vers elle et l’embrassant, lui demande d’un air bien grave: “Alors, dis-moi, tu as des problèmes ?”

    L’enfant au père: “Viens maîtressier, allons faire de l’écrition”.
    Ou encore: “Allez, Zorro, maintenant on ligote l’Indien au poteau de tortue”.

    L’enfant les yeux au ciel : « Et le prénom de Dieu, c’est quoi ? »

    Image: Soutine

  • Ceux qui serecueillent

    littérature

    Celui qui ne faisait que passer par là / Celle qui allait sortir du Bataclan tellement Kiss the Devil la faisait gerber / Ceux qui  n'ont pas eu  le temps de se filmer / Celui qui dans le Daily Mail assimile tous les migrants à des rats / Celle qui trouve de l'humour  à cette caricature abjecte vu qu'on peut rire de tout ah, ah / Ceux que les dessins de Charlie-Hebdo font à présent vomir mais ce n'est pas d'hier / Celui qui à 25 ans s'est fait exploser drogué à mort pour des ordures qui se disent solidaires de la France éternelle / Celle qui rappelle que ce qu'on ne peut dire on le tait / Ceux qui traitent de sous-hommes ceux qu'ils n'ont cessé d'humilier en se prétendant supérieurs /Celui qui a tout perdu sous les bombes humanitaires / Celle qui campe sous les ruines de la maison de son beau-fils actuellement en Belgique / Ceux qui reçoivent des couvertures et du lait condensé de la part de braves gens non identifiés / Celui qui donne son gilet pare-balles à une jeune femme enceinte / Celle qui n’a plus même de haine en elle / Ceux qui espèrent que le carnage du Bataclan  va relancer le tourisme loin des banlieues / Celui qui embrasse soudain la cause du Hezbollah / Celle qui a pleuré en lisant  l’oraison funèbre de l’écrivain David Grossman à son fils Uri tué  sur le front du Liban mais n'en pense pas moins aujourd'hui des fachos orthodoxes israéliens / Ceux qui pensent que les ennemis des deux camps ont fait un pas de trop  / Celui qui peint la nuit des chevals bleus / Celle qui te fait remarquer qu’on ne dit pas chevals mais chevaux / Ceux qui sont à chevaux sur les principes grammaticals / Celui qui rêve d’apprendre l’hébreu pour lire Seule la mer d’Amos Oz dans le texte / Celle qui estime que son élevage de kinkajous la rend tout aussi intéressante que l'incantation de Madonna au soir du vendredi 13 / Ceux qui aiment se promener nus sous la pluie / Celui qui revient à Rabelais et Montaigne ou reprend avec L. ses balades dans les grands bois pensifs / Celle qui ne se fera jamais (dit-elle) aux émanations d’ammoniac / Ceux qui s’aiment sans s’être jamais vus / Celui qui trouve plus de grâce à un sapajou qu’aux fauteurs de haine hurlant d'Allah est Akhbar  / Celle qui s’estime trop romantique pour faire l’acquisition de la bicyclette électrique que lui recommande son beau-frère Jean-Paul / Ceux qui ne sont pas loin de penser que le représentant en bicyclettes électriques Jean-Paul Dumortier n’est qu’un blaireau / Celle qui photographie les ébats nocturnes des putois / Ceux qui lisent Joël Dicker traduit en islandais / Celui qui s’enduit de graisse d’otarie / Celle qui rêve de s’établir en Appenzell Rhodes-extérieures pour l’amour d’un luthier slovène / Ceux qui aiment jouer de la clarinette dans les hauts bois, etc.