UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature - Page 5

  • Ce machin, la conscience

    littérature,voyage,politique

    Lettres par-dessus les murs (22)

    Ramallah, ce vendredi 18 avril 2008, soir.

    Ahlan JLs,

    Je n'ai pas vu les Amours Bestiales d'Ulrich Seidl, mais le sujet du film, et votre remarque sur les indésirables chiens errants de Bucarest, me rappellent cette Tchéco-ricaine, ou américano-tchèque ou je ne sais quoi, une bâtarde en tout cas, qui était fort concernée par le sort des chiens errants de Dhaka – elle disait street dogs, comme on dit street children.

    littérature,voyage,politiqueLe Bangladesh, comme vous savez, connaît quelques problèmes, de petits cyclones, de temps en temps, une démographie pas tout à fait sage, une économie un peu poussive, un zeste de corruption, de légères tensions religieuses, mais cette brave dame avait su regarder au-delà des apparences, au-delà de la misère, elle avait mis le doigt sur cette fondamentale atrocité : ces chiens errants, dont personne, mon ami, personne ne s'occupait. Il fallait avertir les médias, alerter l'opinion, agir, se lever et tendre le poing, défendre la cause canine auprès des plus hautes instances internationales.
    littérature,voyage,politiqueUne autre de ces gentilles dames s'occupait des enfants des rues, elle. Elle était dévouée, m'a-t-on dit, elle faisait un bon travail. Mais elle avait laissé en France une famille en miettes, et quelques siens marmots, dont elle ne se souciait plus du tout.
    La personne qui m'a raconté ça lui a dit entre quatre yeux que le Bangladesh avait bien assez de problèmes comme ça, qu'il était tout à fait superflu d'y apporter ses problèmes à elle... Je me demande comment la femme a réagi, face à ce jugement sans doute pertinent, mais sans appel. On fait tous ça, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins consciente, on cherche l'amour où l'on peut, dans la patte cassée d'un chien ou le regard d'un gamin des rues ou l'exclusion d'un Palestinien…121272581.jpg
    Ce genre de réflexion ponctue nos soirées, quand nous nous retrouvons entre européens, la plupart travaillent dans des ONG. Quel est le sens de leur présence ici, quelles en sont les conséquences... Julia et Luca sont persuadés d'entretenir l'Occupation, en la rendant moins insupportable – fidèles à cette idée, ils quitteront le pays cet été. On cause de ce site qui propose, moyennant trente euros, de faire écrire un message sur le Mur, Thomas reprend une fourchetée de jambonneau avant de se lancer dans une critique cinglante de cette commercialisation de l'apartheid, pourtant il y a l'exemple de cette Suédoise qui a fait, par ce biais, une demande en mariage à son ami, et qui aurait organisé une soirée chez elle où cinquante personnes se sont penchées, pendant quelques instant, sur la photo de son graffiti, et donc sur ce satané mur de séparation, ce qui n'est déjà pas mal, non ? et puis ça a dévié sur les déboires de la démocratie ici, et Berlusconi est revenu à l'attaque, au grand désespoir de Julia qui refuse de prononcer son nom, et j'ai pensé qu'avec Sarkozy à côté, qui joue avec la Constitution, la Belgique qui se morcelle - et les violations des libertés individuelles aux Etats-Unis, ajoute Nicolas, qui a travaillé à Guantanamo - la démocratie n'était pas au meilleur de sa forme, cette belle idée n'est peut-être qu'une brève parenthèse dans l'histoire des systèmes politiques, qui finira par disparaître comme elle a disparu dans la Grèce antique, mais on vote tout de même, et à l'unanimité, pour nous rendre à la soirée qu'organise Gareth pour son départ forcé, et je défie quiconque de me narrer avec précision ce qui suivit, entre ce moment-là et celui où nous nous sommes retrouvés devant les braises fumantes d'un feu de camp, et le chant du muezzin qui nous a accompagné jusqu'à nos lits.
    Le salut à votre Zarkaoui de dentiste, je me faisais souvent arrêter à la douane aussi, quand j'allais au lycée, de l'autre côté de la frontière, mais j'ai une tête plus passe-partout quand même, je vous raconterai une prochaine fois comment on m'a pris pour un Israélien, et ce que j'ai appris de cette involontaire imposture.


    La Désirade, ce samedi 19 avril, matin.


    Cher Pascal,
    Alors quoi, Voltaire ou Rousseau ? Le mode manuel ou le mode automatique ? Question style j’oscille, sempiternel valseur hésitant du signe des Gémeaux, entre l’apollinien et le dionysiaque, le violon tsigane ou le clavecin de JSB. On se rappelle que Rousseau, sauveur de l’humanité, abandonna ses enfants, et que Voltaire, champion de la liberté, tira quelque profit de l’esclavage. Mais est-ce que ça change la portée de L’Emile ou de Candide ? Disons que ça remet les choses en perspective et les relativise la moindre. Paraît que Marx et Brecht étaient eux aussi de fieffés tyrans domestiques, que Proust avait de drôles de manies et que Mao ou Che Guevara n’étaient pas vraiment les modèles qu’on a iconisés sur les t-shirts. Cela justifie-t-il qu’on jette le baby avec l’eau du bath ? Je me rappelle le temps joli où notre génération se proposait de «conscientiser les masses», et nous en voyons le résultat multimondial, mais que cela prouve-t-il ? Un jour un compère m’a parlé de la «grande déprime des militants», mais je ne me suis pas senti concerné : d’abord parce que je n’ai jamais été militant au sens où il l’entendait, ensuite parce que la notion de déprime collective, comme la notion de génération, m’est assez étrangère.


    Dans un de ses premiers livres, je crois que c’était L’Avenir radieux, Alexandre Zinoviev parlait, comme instance supérieure, de « ce machin, la conscience». En parlant avec lui, en lisant ensuite ses livres écrits en exil, puis en apprenant ce qu’il disait de l’Occident et de la Russie, le sentiment que ce génie de la logique était, pour les plus simples choses, d’une inconséquence aussi évidente que Voltaire et Rousseau, s'est imposé à ma conscience, ce machin. Je me rappelle avoir beaucoup marché en sa compagnie dans les rues de Munich. Son souci majeur était de voir si ses livres étaient exposés dans les vitrines des librairies du coin. Péché véniel évidemment, et qui humanisait le personnage à mes yeux, mais sa façon de juger de tout n’était pas moins péremptoire, et j’ai souri lorsqu’il m’a déclaré comme ça qu’il fallait l’étudier pendant des années pour le comprendre.

    littérature,voyage,politiqueOr le souvenir le plus marquant qui s’est ancré dans ma mémoire, quand je me rappelle ses livres de plus en plus épais à tous les sens du terme, est cette image, dans L’Avenir radieux, d’une vieille traînant son barda dans une rue de Moscou, perdue comme Umberdo D. qui fait mendier son chien à sa place. Et de même, le souvenir lancinant qui me reste du grand contempteur de l’URSS est celui d’un petit homme perdu invoquant la Science pour mieux assener ses opinions tripales. Pour l’essentiel, cependant, je crois qu’il a bel et bien été un serviteur fidèle, à sa façon, de «ce machin, la conscience », autant que Rousseau et Voltaire, et que je me défierai toujours bien plus de ceux qui ne foutent rien, tout en jouant les vertueux ou les purs, que de ceux qui essaient vaillent que vaille de réparer la machine de bonne foi en dépit de leurs doutes et de leurs défauts variés.

    littérature,voyage,politique
    Dans l’immédiat mon problème est d'ailleurs là: comment relancer le putain de chauffage de La Désirade ? Pomper du mazout à 1200 mètres d’altitude, depuis une paire de citernes enterrées 100 mètre plus bas, n’est pas une sinécure. La machine est toute neuve, encore sous garantie, et j’ai consulté successivement les réparateurs de la région et environs. Hélas, ma chère, les ouvriers ne sont plus ce qu’ils furent jadis, et la notice d’entretien est aussi obscure que toute la littérature explicative en matière de haute technologie. Donc je reviens à mes bons vieux guides, en continuant d’osciller entre l’un et l’autre. Deux modes à choix sur la notice: l’automatique et le manuel, plus une variante non écrite qu’on dira soit réactionnaire soit libertaire, selon son penchant. Rousseau parie pour l’automatique, tout en pratiquant le manuel. Voltaire, lui, ce vieux réac libertaire, me suggère le feu de cheminée. Je me tâte sans que ce machin, la conscience, ne me soit d’aucun secours. Heureux Pascal qui campe dans un pays chaud…

  • Zapping back 2010

     littérature


    Regard amont sur 

    45 livres parus au tournant des années 2009 et 2010.

     

    Michael Connelly. L'épouvantail. Traduit de l'anglais par Robert Pépin. Seuil policiers, 491p.

    Un vertige glacé saisit le lecteur de L'épouvantail en pénétrant, dans le sillage d'un hacker démoniaque, au coeur des fichiers personnels d'un journal et des rédacteurs de ce journal, pour assister ensuite à la traque physique des personnages espionnés, et à l'élimination d'un d'eux. Que l'usage de l'Internet puisse avoir quelque chose de diabolique, nul n'en doute, mais encore s'agit-il d'en illustrer une modulation crédible sans tomber dans le gadget technologique ou la paranoïa naïve. Or, c'est le cas du dernier thriller de Michael Connelly, toujours aussi rigoureux dans sa documentation et qui installe,en l'occurrence, un psychopathe de haute compétence au coeur d'une "ferme" informatique, serial killer en blouse blanche. Une douzaine d'années après Le poète de fameuse mémoire, nous retrouvons le journaliste Jack McAvoy et sa complice Rachel Walling réintégrée dans le FBI. Le duo, reconstitué après des coups encaissés de part et d'autre, fonctionne toujours aussi bien, et le roman nous vaut un bel aperçu du climat des rédactions actuelles en voie de RDP (réduction du personnel), sur fond de passage progressif de l'écrit au numérique. Après Le vertict du plomb, et malgré les redites et autres stéréotypes, Michael Connelly reste un des maîtres actuels du genre. 

     Whitney Terrell. Le Chasseur solitaire. Traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias. Rivages/Thriller, 380p.

    Terrell.jpgOn pourrait discuter l’appellation « thriller » sous laquelle paraît le premier roman de Whitney Terrell, qui tient plus de la vaste chronique faulknérienne, détaillée à l’extrême et néanmoins portée par un souffle profond, avec une poésie constante, que du roman criminel. C’est pourtant un meurtre qui en leste la part d’ombre. La fille du juge Sayers, Clarissa, est en effet retrouvée dans le fleuve Missouri dès les premières pages, par le pêcheur Stan Granger, qui la connaissait autant que le jeune Noir Booker Short sur lequel le juge fait aussitôt porter les soupçons. Sorti de prison et protégé par le vieil et riche Mercury Chapman, Booker constitue le suspect idéal puisqu’il a entretenu une liaison avec Clarissa, mal vu à Kansas City où les vieux réflexes racistes marquent toujours les relations entre les deux communautés. Or le premier intérêt du roman tient à l’approche de celles-ci, à commencer par les notables blancs qui se retrouvent sur les rives du Missouri pour se livrer à leur passion de la chasse. Si Blancs et Noirs ont vécu la guerre sous le même uniforme et partagent des souvenirs fraternels, le retour à la vie normale n’a pas effacé les conflits et les ressentiments anciens, que le récit s’affaire à rappeler et démêler. Voyage aux sources de l’Amérique profonde, le roman déploie une frise de personnages intéressants et complexes, à commencer par le très attachant Booker Short, avec lequel le juge Syers, tourmenté sous ses grands airs, et vivant sa perversité avec le cynisme du faux vertueux, contraste fortement. Bref, c’est un tout bon livre que Le chasseur solitaire.

    Didier van Cauwelaert, Les témoins de la mariée. Albin Michel, 248p.

    Cauwelaert.jpgC'est pétillant, vif et frais, rafraîchissant de bout en bout, on pourrait donc en conclure: Champagne, et bientôt éventé, mais il y a autre chose dans ce nouveau roman du brillant épigone des hussards ou de Marcel Aymé, qui tient à un beau sentiment d'amitié exercée à titre posthume. Après être tombé follement amoureux d'une jeune Chinoise, alors qu'il ne fait d'ordinaire que passer d'une conquête à l'autre, le bel et riche Marc, photographe de renom mondial, annonce son mariage à ses amis proches et se crashe le lendemain contre un arbre alors même que sa promise arrive de Shangaï. Catastrophés et plus encore, lesdits amis vont accueillir la mariée, du genre tueuse en apparence et qui va nouer avec chacun d'eux (chacun étant narrateur à tour de rôle) des relations à tout coup révélatrices. On n'en dira pas plus, sinon que ce roman mené à la cravache nous vaut une délectable satire des milieux à la coule où tout roule (y compris les moteurs de luxe bios carburant aux déchets végétaux), des variations assez corsées sur les rapports entre la France et le Chine, et une brochette de portraits enlevés avec maestria. Bref, dans la tradition de la "ligne claire" des conteurs moralistes, cette comédie épatante, juste frangée de mélancolie par un élément que le lecteur découvrira en cours de route, vaut les quelques heures de lecture durant lesquelles on ne cesse de sourire. 

     

    Bernhard.jpgThomas Bernhard. Mes Prix littéraires. Gallimard, coll. Du Monde entiuer, 162p.

    En 1967, Thomas Bernhard reçut le Prix d'Etat autrichien de littérature, à la réception duquel il provoqua un épouvantable scandale. Il faut préciser alors que ce n'était que le "Petit Prix d'Etat" qui lui était attribué, réservé en principe à un débutant, alors qu'il méritait de toute évidence le "Grand Prix d'Etat", mais l'esclandre ne vint pas tant de là. Il ne vint pas non plus d'une réaction de l'écrivain aux imbécillités proférées à son propos par le ministre de la culture sévissant alors, du nom de Piffl-Percevic, non: l'esclandre découla des simples propos tenus par TB en réponse au ministre, tenant sur trois pages de ce livre (pp.142-144) et concluant à la nullité de l'Etat, à la nullité de l'Autriche et des Autrichiens, et conséquemment à la nullité de tout: "Les époques sont insanes, le démoniaque en nous est un éternel cachot patriotique, au fond duquel la bêtise et la brutalité sont devenues les éléments de notre détresse quaotidienne". Or, évoquant les circonstances de la remise de ce prix, qui se solda par les vociférations du ministre et sa fuite des lieux, suivi de toute la smala officielle, Thomas Bernhard fait l'innocent, comme si ses paroles pouvaient ne pas scandaliser. Or elles scandalisèrent, constituant en somme un hommage à l'imprécateur, qui raconte ici d'autres cérémonies parfois aussi hilarantes, les prix n'ayant pas épargné l'écrivain autrichien le plus adulé et le plus conspué. Ainsi, le lendemain de son esclandre, le Wiener Montag parlait-il de lui comme d'une "punaise qu'il fallait exterminer"...    

    Daeninckx.jpgDidier Daeninckx, Galadio. Gallimard, 139p.

    Un(e) enseignant(e) en histoire contemporaine pourrait trouver, dans ce roman très bien documenté et filé au présent de l'indicatif, un excellent support à l'approche d'un affreux "détail" de l'Histoire, comme disait l'autre, lié à la liquidation, en Allemagne hitlérienne, des éléments racialement impurs et autres sous-hommes. Ulrich, dont le prénom secret hérité de son père africain est Galadio, est le fruit des amours d'un soldat français noir et d'une Allemande, qui se sont rencontrés pendant l'occupation des troupes chargées de l'application du traité de Versailles, en 1922 très exactement. Brillant sujet, Ulrich sent sur sa peau les effets de la purification raciale, dès que le gardien de but de son club de foot rejoint les S.A. de la région de Duisbourg où les attaques contres les juifs et les basanés de son espèce commencent à se multiplier. Après avoir échappé de justesse à la stérilisation imposée à ses semblables, Galadio est engagé (de force) dans les rangs des figurants des films tournés à Babelsberg, le Hollywood boche, notamment pour un Kongo Express dont le scénariste n'est autre qu'Ernst von Salomon... Puis, la guerre arrivant, le jeune homme va se retrouver en Afrique sur un autre tournage, au terme duquel il s'échappera pour se mettre en quête de son père. Tout cela, fort bien raconté, quoique de façon toute linéaire et un peu désincarnée, mérite cependant la plus vive attention, autant que le triste sort des harkis...        

       Bayamack.jpg

     Emmanuelle Bayamack-Tam, La Princesse de. P.O.L., 268.

    Pour son septième roman, après Le triomphe et Une fille du feu, Emmanuelle Bayamack-Tam traite une matière délicate avec une...délicatesse, précisément, qui lui permet d'échapper à tous les nouveaux poncifs liés à la sacro-sainte "différence". Si ce n'était que ça ! Si Daniel, garçon-fille adulant sa mère qui ne se doute pas quelle fille-garçon elle a mise au monde, n'était que différent ! Bien pire: il est comme tout un chacun: assoiffé de tendresse et de reconnaissance, qui ne lui viennent ni par papa, rêvant d'un mec qui assure, ni de maman mais d'abord d'un pseudo papa-maman tenancier de boîte transformiste où, dès ses quinze ans, le jeunot se réfugie avant de se la jouer Bambi ou Marylin. Il y a de la famille Deschiens dans ce roman où l'on souffre en écoutant Julio Iglesias ou Dalida, d'une écriture tendrement brutale, captant admirablement toutes les nuances de sentiments cristallins en milieu glauque. Les portraits du taulard beauf, dont le narateur s'entiche, de la petite camée et de la "princesse polack", entre autres, sont d'une acuité rare, et le roman dégage une émotion rare en dépit de son apparente trivialité.     

     

    Lesbre.jpgMichèle Lesbre, Nina par hasard. Sabine Weispieser, 189p.

    Mélange de réalisme social et de poésie, d'observation au scalpel et de modulations sensibles en finesse, ce roman réédité (la première publication, au Seuil, date de 2001) prend une nouvelle dimension après la lecture d'autre souvrages de la romancière, dont Le canapé rouge, et notamment par ce qu'on pourrait dire un horizon tchéhovien déjà nettement perceptible. L'exergue de Gaston Chaissac ("Et l'âme ébruita le silence") situe bien l'aire physique et mentale du roman, entre usines et bistrots, salon de coiffure et intérieurs de gens d'en bas, si l'on ose dire, avec un accent porté sur les solidarités féminines. Tant les liens entre la mère (dont les amants défilent et se défilent) et la fille, que ceux qui unissent les ouvrières de l'usine ou les employées du salon de coiffure, sont finement tissés, alors que les relations avec les hommes oscillent entre machisme et complicités de corps ou de coeur - tout cela sonnant juste, dur et doux à la fois. 

     

    Kracht2.jpgChristian Kracht, Je serai alors au soleil et à l’ombre. Traduit de l’allemand par Gisèle Lanois. Jacqueline Chambon, 142p.

    On se régale à la lecture de l’uchronie de Christian Kracht, qui nous transporte, aujourd’hui même, dans une Suisse ravagée par cent ans de guerres entre la République soviéique de Suisse (fondée par Lénine en 1917)  et les puissances fascistes allemandes et anglaises, entre autres belligérants mondiaux. L’Afrique est devenue l’arrière-pays de Neu-Bern, où la fondue se fait à la banane, et le narrateur, commissaire politique originaire du Mozambique est un bon Helvète de la nouvelle tradition, qui impressionne la divisionnaire Favre, lectrice du Y-king. Malgré les vues « humanistes » des Soviets suisses, la guerre va reprendre avec un nouveau bombardement boche du Réduit national, formidable forteresse à la Piranèse. Le protagoniste fuit alors plein sud, vers le Tessin suave et son Afrique natale. Pleine de malice et de trouvailles, cette fable, psychédélique sur les bords (on y croise le peintre Roerich), vaut plus  par sa verve narrative que par ses vues historico-politiques, mais une sorte de rêverie mélancolique s’en dégage, imprégnée de poésie drôle-acide.

     

    Lovey.jpg Un roman russe et drôle de Catherine Lovey.  Ed. Zoé. 224p.

    Le troisième roman de l’atypique Catherine Lovey, passée par la criminologie avant de s’aventurer en littérature, ne ressemble à rien.  Après L’homme interdit (Prix Schiller, en 2005) et Cinq vivants pour un seul mort, (2008), Un roman russe et drôle brasse plus large et plus profond, avec une liberté totale, une poésie plus ample et un sentiment puissant de ce qui est arrivé à notre drôle de monde depuis la chute du communisme et des Twin Towers. Son titre annonce certes une couleur, mais le comique d’  Un roman russe et drôle, à l’image de notre monde mondialement éclaté et en perte de repères,  est aussi frotté de mélancolie. Le lecteur ne sait pas trop où il va mais il y va gaîment, dans la foulée d’une  Valentine attachante, double de l’auteure, qui revient dans la Russie de ses passions de jeunesse pour approcher le plus improbable des héros de romans (russes et drôles) en la personne de Mikhaïl Khodorovksi, le fameux roi du pétrole bouclé en Sibérie et ne s’en évadant point. Pourquoi lui ? Pourquoi cette fugue au bout du monde et jusqu’au nord du Nord ?

    Sollers23.jpgDiscours parfait, de Philippe Sollers Gallimard, 918p.

    Dis-moi ce que te dit ce que tu lis et je te dirai qui tu es, pourrait dire le lecteur de Discours parfait en parodiant la posture d’apprenti de Sollers au jardin de la littérature. Après les 100 premières pages de Fleurs, traité d’érotisme floral traversant « l’océan des fleurs » à partir des images de Gérard van Spaendonck et de toutes leurs interprétations poétiques (de Dante à Proust, ou des Chinois à Van Gogh), le parcours de l’écrivain creuse l’éternelle question du sens et du mystère de la création par les chemins de la Gnose, via les écrits retrouvés de Qumran, de la Bible et de Shakespeare, de Simone Weil et de ce qu'il appelle la mutation du divin. Avec l’infinie porosité du Big Will, Sollers en appelle à de nouvelles Lumières, à l’école de Sade et de Voltaire, tout en célébrant merveilleusement le style de Rousseau. Le style mode de vie : c’est la grande affaire de l’écrivain, l’éternel apprentissage du lecteur de Proust mais aussi de Fitzgerald, de Kafka ou du nihiliste Cioran, de Melville et de Joyce, entre cent autres, plus encore de Nietzsche le phare « français », gage de renouveau spirituel. Grande aventure de connaissance : renaissance par le style. Plus de 900 pages de découvertes tous azimuts, d'intelligence et de goût, dans la foulée de La Guerre du goût et d' Eloge de l'infini. Sollers n'aime pas qu'on le trouve meilleur essayiste que romancier, estimant que c'est tout un, mais cette trilogie suffit, déjà, à faire de lui un écrivain hors pair...

    Sciarini.jpgNous étions des passe-muraille, par Jean-Noël Sciarini. Ecole des loisirs, 178p.

    Châteaureynaud.jpgLe corps de l'autre, par Georges-Olivier Châteaureynaud. Grasset, 356p.

    Le départ de ce roman conjectural est vertigineux, qui fait que, d'un jour à l'autre, agressé au couteau par un skinhead, le critique littéraire Louis Vertumme,septuagénaire teigneux et redouté, surnommé "l'atrabilittéraire", se retrouve littéralement dans la peau de son agresseur, jeune et tatoué, tout en gardant son intelligence et sa culture de vieille ganache. En conteur roué, reprenant un thème à la Marcel Aymé mais à sa façon propre, Châteaureynaud mène admirablement le début de son roman où l'on voit l'esprit cultivé tâcher de se faire à sa carcasse de jeune barbare déjà compromis dans pas mal de plans foireux... Sur quoi le démon de la littérature reprend du poil de la bête, qui voit le jeune vaurien se transformer peu à peu en lecteur puis en auteur, au fil d'une narration de plus en plus caustique où le monde des lettres en prend pour son grade...     

    Modiano7.jpgL'Horizon, de Patrick Modiano. Gallimard, 171p. 

    On se retrouve dans l’univers de Patrick Modiano qu’on reconnaît les yeux fermés en respirant son « air » très particulier, comme nimbé de mélancolie, à la fois intime et vaguement étranger, dans un temps décalé, parcouru d’ombres douces. Tel est Bosmans, qui doit avoir passé la soixantaine et rassemble des bribes de scènes de sa lointaine jeunesse, où très vite apparaît le nom de Margaret, collègue de bureau à Paris d’un certain Mérovée et d’une certaine Bande Joyeuse à laquelle il ne tenait pas trop à se mêler, fréquentant à part «la Boche », selon le mot de Mérovée - cette Margaret Le Coz née à Berlin (?) et qui fut gouvernante à Lausanne un temps. Un amour de jeunesse ? Probablement, même si tout a « bougé » entre les faits et leurs réfractions parfois notés sur de petits cahiers. En ce temps-là ils se seront trouvés comme deux naufragés, lui maltraité par sa mère aux cheveux rouge et flanqué d’un défroqué, le pourchassant en quête d’argent; elle flottant un peu d’une place à l’autre, poursuivie par un drôle de type à manies et couteau. Et quarante ans après ? Bosmans revisite un décor changé, retrouve des personnages à peine reconnaissables, et pourtant...reconstruit une histoire qu’il aimerait ressusciter à Berlin avec Margaret qui s'y trouve peut-être, mais l’éternel retour est-il au programme ? Ce qui est sûr c’est que la fiction marque, chez Modiano comme chez Proust, autant sinon plus que ce qu’on dit le réel, et que la nostalgie de Bosmans gagne à son tour le lecteur, d'un passé restant peut-être à venir ?

     

    LireBenjamin2.JPGWalter Benjamin, par Howard Caygill, Alex Coles et Richard Appignanesi. Illustrations d'Andrzjej Klimowski. Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 177p.

    Quoi, misérable, tu défends une traversée de la vie et de l'oeuvre de Walter Benjamin sous la forme d'une bande dessinée ? Et comment ! Et plutôt deux fois qu'une, tant ce petit livre est bien documenté, bien cadré dans sa présentation des ouvrages, des thèmes et des périodes, et surtout bien découpé dans son montage de séquences, de plans et d'images conçues par Klimovski. Un ABC de l'univers benjaminien ? Disons un premier repérage, qui gagnerait même, pour le néophyte, à être précédé par un sommaire encyclopédique genre wikipédia pour les grandes lignes. Mais pour qui viendrait, par exemple, de lire la somme de Bruno Tackels (Walter Benjamin, chez Actes Sud), ce film se lit avec beaucoup de plaisir et d'intérêt sans donner dans la facilité ni perdre le lecteur dans les embrouilles chères à WB...    

     

    Emmanuel.JPGFrançois Emmanuel, Jours de tremblement. Seuil, 175p.

    On pense évidemment au Conrad de Coeur des ténèbres, ou au Naipaul d'À la courbe du fleuve en remontant celui du nouveau roman de l'auteur de La Question humaine et de Regarde la vague, pour citer deux des meilleurs titres de François Emmanuel. Dès les premières pages, un malaise s'instaure à bord de la Katarina, bateau de croisière prévu pour l'agrément des nantis et qui se trouve bientôt entouré par la guerre à la suite de récentes péripéties politico-militaires. Sous le regard d'un reporter de télévision, les tribulations vécues par les membres de la croisière, où voisinent tel notable français sûr de ses droits et tel couple étrange formé d'un très vieil homme et de son accompagnatrice, ou encore tel écrivain dont le seul nom (Naginpaul) est immédiatement évocateur, entre autres voyageurs, se déroulent dans une espèce de climat irréel et plus que réel à la fois, où le grotesque de la situation ordinaire d'une "croisière de rêve" risque à tout moment de tourner au drame - tout cela que l'écriture très rythmée, lancinante et parfois même envoûtante de l'écrivain belge rend admirablement.

    Djian4.jpgIncidences, de Philippe Djian. Gallimard, 232p.

    Dans ce nouveau roman de l'écrivain "culte" qui se voudrait corrosif, et peut-être drôle, en donnant la pire image qui soit d'un enseignant égocentrique et nul porté sur la jeune chair et découvrant bientôt les charmes d'une quadra après avoir baisé à mort (?) et jeté une jeunote dans un trou noir, l'invraisemblance de la narration et la grossièreté du trait, la négligence extrême des phrases et l'absence de musicalité et d'intelligence de la composition ne tardent à consterner, au point que la lecture se poursuit sous le seul angle de la curisosité: jusqu'où ira-t-on dans le grotesque ? Comme le disaient un Walter Benjamin ou un Philippe Sollers, la pratique de la citation est le meilleur auxiliaire du critique, autant dans l'éloge que dans le constat de délabrement. Et voici donc cette seule phrase d'  Incidences: "D'un baiser, elle le renversait sur le lit et montait sur lui - et lui faisait vivre des moments au pied desquels il aurait, pour ainsi dire, plus ou moins déposé résolument son âme en temps normal, tandis qu'elle se trémoussait sur lui comme un ver en se pinçant les seins et qu'ils se sentait bondir en elle comme une fusée"...    

     

    Voituriez2.jpg Les lois de l'économie, de Tancrède Voituriez. Grasset, 201p.

    L'auteur, économiste de pointe, écrit avec un bonheur de trader enfin libéré du stress, qui aurait lu Paul Morand et quelques autres fins stylos de la ligne claire. Son dernier roman, en tout cas, est un pur égal nuancé d'amer chocolat pour dessert. C'est l'histoire au lendemain du crash de la banque d'affaires Lehman Brothers, des tribulations de Julien, qui grappille les millions dans une salle de marché de la Défense, en un moment de la crise où une petite erreur d'appréciation peut coûter son poste au responsable de la bourde, liquidé en moins d'une heure. Cela pour le fil rouge du roman, qui se faufile entre l'histoire de Susanna, belle Romaine qui a lâché le théâtre pour son trader au dam de son père communiste, et celle de Cortès le dramaturge à succès, créchant trois étages en dessous et en train d'achever une pièce qui réunit John Maynard Keynes et Virginia Woolf. La double compétence de Tancrède Voituriez, son autorité présumée dans le traitement du sujet (savoir: ce qui fait que les convictions de Keynes l'ont fait tantôt gagner un max et tantôt se crasher)  et sa malice dans le détail des situations et l'observation en finesse des personnages, nous vaut un roman frais et léger sur fond de désastre dont on est tout consolé de vérifier qu'il profite à d'aucuns, merci pour eux.Très brillant de papatte, Tancrède Voituriez ne cesse de nous faire glousser de rire et nous apprend deux trois choses sur les secrets de l'économie, qu'on se fera le même plaisir d'oublier vite fait...    

    Chessex2009.jpgLe dernier crâne de M. de Sade, de Jacque Chessex. Grasset, 170p.

    Le dernier crâne de M. de Sade relate les derniers mois de la vie du philosophe, de mai à décembre 1814, à l’hospice des fous de Charenton où il est enfermé depuis onze ans en dépit de son « âme claire ». Donatien-Alphonse François de Sade est alors âgé de 74 ans.  Son corps malade est brûlé dedans et dehors, « et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle ». Il n’en continue pas moins d’assouvir ses désirs fous. Or, « un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».

    Lesdites « scène sales » se multiplient avec la très jeune Madeleine,  engagée dès ses douze ans, fouettée, piquée avec des aiguilles et qu’il force à dire « ceci est mon corps » quand elle lui offre ses étrons à goûter. Et de se faire sodomiser par la gamine en poussant d’affreux cris. Et de la payer à grand renfort de  « figures », comme il appelle sur son Journal les espèces sonnantes qui suffisent à calmer la mère…

    Pour faire bon poids de perversité et de sacrilège, le « vieux fou » exige du jeune  abbé Fleuret  qui le surveille, autant que de ses médecins, de ne pas autopsier son cadavre et de ne pas affliger sa tombe d’aucune « saloperie de croix ». Et de conchier enfin la « sainte escroquerie de la religion »…Mais pourquoi diable Jacques Chessex est-il si fasciné par l’extravagant blasphémateur dont il compare le crâne à une relique, et dont il dit qu’il y a chez lui « la sainteté de l’absolu ». Le démon de l’écriture, et le défi à la mort, sont sans doute les clefs de ce quasi envoûtement, qu’il fait passer à travers son fétichisme personnel (vois, gentille lectrice, les obsessions du Chessex peintre…) et ses fantaisies baroques. « M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses », écrit Jacques Chessex par allusion évidente à sa propre liberté d’artiste, maître de style souvent éblouissant en ces pages, et à sa propre approche de l’absolu. 

    Sperling2.jpg Mes illusions donnent sur la cour, de Sacha Sperling. Fayard, 265p. 

    À 18 ans, Sacha Sperling compose un roman des dérives adolescentes d'une fulgurante lucidité, dans la foulée du Bret Easton Ellis de Moins que zéro. D’une implacable acuité, le regard que Sacha porte sur son protagoniste vaut pour les enfants pourris-gâtés de son âge et les adultes. Or, il est le premier à ne pas se ménager : « Si vous me regardiez au moment où je vous parle, vous ne verriez rien. Rien d’intéressant». Mais tout de suite il faut le préciser : que Sacha Winter, narrateur du livre, 14 ans, n’est pas identifiable à Sacha Sperling, 19 ans aujourd’hui. Le Sacha du roman a des bleus au cœur, non sans raisons. Il y a chez lui du type de l’enfant de divorcés immatures qui fuit dans la musique abrutissante  et la défonce, les baises confuses, les frasques et les provocations signifiant autant d’appels au secours. Pas plus que ses parents largués, ni les kyrielles de psys qu’on lui colle depuis l’âge de quatre ans, ni les profs ne lui apportent ce qu’il demande au fond : une vie plus intense et plus vraie, de l’amitié et de l’amour peut-être, comme il les trouve chez son alter ego Augustin. Comme les Kids de Larry Clark ou les « zombies » de Bret Easton Ellis, le Sacha du roman incarne une adolescence à la fois blasée et sûre de rien, qui couche avant d’échanger ses prénoms et en souffre « quelque part », oscille entre vague bisexualité individuelle  et conformiste homophobie de groupe, sait tout par internet et patauge dans son bouillon d’inculture. Or ce qui stupéfie est la maturité avec laquelle, par la voix du Sacha de 14 ans, le jeune auteur module ses constats.

     

    Corbu06.jpg

    Saga, de Nicolas Verdan. Campiche,  200p.

    Nicolas Verdan ne manque pas de culot, ni de souffle non plus. Il en fallait pour se risquer à endosser la peau et se couler dans la psychologie d’un personnage aussi considérable, multiple, paradoxal que Le Corbusier, à la dépouille duquel Malraux s’est adressé comme à un monument national et que sa « petite mère », à passé nonante ans, continuait à juger et gourmander comme un garnement. Or, pour son troisième roman, après Le rendez-vous de Thessalonique, (paru chez Campiche en 2006, Prix Bibliomédia)  affirmant immédiatement un remarquable talent d’évocation, Nicolas Verdan a largement assuré ses arrières documentaires, comme en témoigne la très substantielle bibliographie des ouvrages consultés, pour se lancer à l'eau bonnement à poil, en rupture de chronologie et sans dates arrimant le récit (ce qui complique parfois un peu la tâche du lecteur), dans le sillage d’un jeune vieillard en caleçon de coton descendu, le matin du 27 août 1965, de son cabanon de trois mètres sur trois et des poussières, à Roquebrune-Cap Martin, pour y prendre à neuf heures son dernier bain dont on le retirera mort une heure plus tard.Comme on le devine, l’argument narratif tient dans ce temps d’une heure de nage durant laquelle toute une vie défile comme à travers l’esprit, le corps couvert d’yeux et les multiples palpeurs sentifis et cérébraux du poète-artiste-architecte-baiseur-bâtisseur-voyeur-voyant-voyageur. L’élément marin, dans lequel il se fond finalement (« car, pour finir, tout retourne à la mer », aura-t-il d’ailleurs écrit), sera celui-même du texte fluide et voluptueux, moiré, tourbillonnant, qui fait remonter ses paquets de souvenirs en pêle-mêle d’écume de mémoire, sans se diluer pour autant. C’est en effet un texte somptueusement ordonné dans son désordre apparent que Saga Le Corbusier, traçant son sillon avec la dernière énergie de ce grand animal conquérant.

    Zschokke.JPGMaurice à la poule, de Matthias Zschokke. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Zoé, 258p, Prix Femina "étranger" 2009. Le dernier roman de l'auteur bernois établi à Berlin enchante par sa malice mélancolique. Fait déjà très remarquable : que l’écrivain alémanique, publié par une éditrice genevoise, passe le cap des sélections parisiennes pour s’imposer avec un récit tout en finesse et en sensibilité, intitulé Maurice à la poule, déjà gratifié d'un Prix Schiller et bien dans la veine de cet héritier de RobertWalser.  On retrouve d’ailleurs un « zéro social » en la personne du protagoniste qui vivote dans un quartier périphérique de Berlin (comme l’auteur, d’ailleurs) en tant qu’écrivain public à la (très) petite semaine. Autant qu’à Walser le rêveur bohême, on pense au flâneur par excellence que fut un Walter Benjamin en lisant Maurice à la poule dont le ton et l’acuité douce-acides des observations comptent pour l’essentiel.

     

    Laferrière2.jpgL'énigme du retour, de Dany Laferrière. Grasset, 299p.

     

    Au premier regard, on pourrait être décontenancé par la forme de ce récit se déroulant sur la page comme un poème en vers libres, mais la substance émotionnelle de celui-ci, le souffle qui le traverse immédiatement, la cadence, le rythme et le jeu des images emportent le lecteur de la manière la plus immédiate et la plus naturelle. L'écrivain quinquagénaire, exilé depuis 1976, est soudain frappé par la nouvelle de la mort soliaire de son père, dans l'immensité de New York où, vieux révolutionnaire, il était lui aussi en exil d'opposant à la dictature haïtienne. Après une virée plein nord dans le froid et la neige, le fils revient à Montréal et bascule dans une vaste remémoration faisant alterner les séquences nostalgiques de son enfance et de sa jeunes en Haïti, et celles de la vie qui continue, ponctuées d'observations sur ce qu'est devenu le monde et ce qu'il est devenu lui-même, écrivain soucieux de son identité et brassant la réalité à pleines mains. Dans la filiation directe et revendiquée de Césaire en son Cahier du retour au pays natal, Dany Laferrière fait ici retour sur lui-même tout en parlant au nom de tous ceux qui ont été arrachés, de gré ou de force, audit pays natal. Un épisode déchirant entre tous: celui où il tambourine à la porte de son père, claquemuré dans sa chambre de Brooklyn, qui hurle, désespéré, qu'il n'a jamais eu ni fils, ni femme ni pays... 

    Ndiaye.jpgTrois femmes puissantes, de Marie Ndiaye. Gallimard. Très bien placé pour le prix Goncourt (décerné lundi prochain 2 novembre), le dernier roman de la romancière et dramaturge franco-sénégalaise mérite absolument cette consécration publique souvent discutable, tant son livre est sensible et intéressant, d'une admirable porosité psychologique et d'une langue non moins prégnante, à cela s'ajoutant un regard profond et nuancé sur les séquelles des migrations humaines et de l'aculturation. Loin de simplifier ou de flatter les trois destins de femmes que modulent les personnages de Norah l'avocate, revenue de France au Sénégal auprès de son despotique père tout décati, de Fanta la déçue, qui fait payer à son conjoint blanc Rudy, faible et pantelant d'amour, la déconvenue de son exil en France, ou enfin de Khady Demba, la plus poignante de ces trois figures, Marie Ndiaye, en éclaire les tribulations en multipliant les points de vue, mêlant réalisme et glissements oniriques ou fantastiques, sur fond de guerre des sexes et d'affrontements culturels. On pense au V.S. Naipaul d'  À la courbe du fleuve ou de Dis-moi qui tuer, pour les trajectoires désastreuses de personnages postcoloniaux,  parfois aussi au Simenon africain pour les atmosphères un peu poisseuses dans lesquelles se déroulent ces trois récits méandreux et lancinant par leurs notations, incessamment émouvants et "musicaux", puissamment significatifs aussi sans tomber dans la démonstration politiquement correcte. 

    Haenel.jpgJan Karski, de Yannick Haenel. Gallimard. Ils n'ont rien fait ! Les Alliés n'ont rien fait pour sauver les Juifs Européens de l'extermination. Ni Rossevelt ni surtout Anthony Eden ne firent quoi que ce soit pour anticiper l'accueil des Juifs avant le génocide ni, dès qu'ils furent au courant du génocide en cours (dès 1943, le massacre de plus d'un million et demi de Juifs était connu), malgré les protestations de Churchill. Or l'action d'un homme, résistant polonais envoyé en mission dans le ghetto de Varsovie, en 1942, puis chargé de dire ce qui s'y passait aux leaders juifs du monde entier, aux Alliés et au gouvernement polonais en exil à Londres, aide à mieux discerner la stratégie clairement établie du "monde libre", fondée sur une sorte de déni d'urgence et de report à l'heure des comptes. Ce personnage, Jan Karski, apparaît à la fin du film Shoah de Claude Lanzmann, au fil d'un épisode réellement bouleversant. À la mémoire de ce "juste", en combinant faits avérés, chronique historique à plusieurs entrées, et développements relevant de la fiction où il endosse littéralement la peau de Karski - pour lui faire dire des choses qui peuvent parfois se discuter -, l'essayiste-romancier Yannick Haenel accomplit un travail de remémoration d'autant plus nécessaire que l'héroïsme et les souffrances du peuple polonais restent souvent occultés, comme on l'a vu récemment lors de la projection du film Katyn de Wajda. Malgré les spéculations de l'auteur, son ouvrage a le premier mérite, comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell, de travailler la mémoire du XXe siècle, non pour se complaire dans la mauvaise conscience à bon marché mais pour rappeler ce qui fut et reste le propre de notre ingénieuse espèce...

     Perrin02.jpgLe dit du gisant, de Jacques Perrin. L'Aire. Si le premier livre de Jacques Perrin, grimpeur de pointe et non moins grand connaisseur de vins, commence par le récit d'une chute terrible dans une face nord des Aiguilles de Chamonix, c'est bien plus que la relation d'un accident de montagne et de ses séquelles, de l'antichambre de la mort à la reconstruction du protagoniste, que Le dit du gisant. De fait, ce livre à l'écriture étincelante, souvent poétique et cependant arrimée à l'anguleuse réalité, relève à la fois d'une vaste remémoration, englobant la génération des fans de rock des années 70-80, du journal de bord d'un rescapé du grand saut, et d'une chronique méditative largement ouverte à la vie qui continue, qu'on pourrait dire de type phénoménologique. Il y a de l'esthète et de l'ascète chez Jacques Perrin, sans que son récit ne s'égare dans la pseudo-mystique. Parfaitement rythmée, la narration joue volontiers sur le contrepoint et la fugue, avec quelquechose du parcours initiatique, le pied léger. C'est, indéniablement, une des belles suprises de la rentrée romande.

    Exit le fantôme, par Philip Roth. Gallimard, coll. Du monde entier.

    Roth2.jpgOn retrouve ici, immédiatement portée par un grand souffle narratif en dépit de la fragilité physique  du narrateur, ce qu'on pourrait dire la suite de la magistrale trilogie amorcée avec Pastorale américaine, redéployée ensuite dans J'ai épousé un communiste et dans La Tache, grand massif romanesque revisitant le deuxième demi-siècle de la vie aux Etats-Unis, dont Zuckerman (double de Philip Roth) reste évidemment le meneur de jeu. Comme dans les romans susnommés, la grande affaire d'Exit le fantôme est un rendez-vous avec le temps, lorsque le protagoniste retrouve New York après plus de dix ans d'exil dans sa thébaïde des Berkshires. Après les générations antérieures, c'est ici àla fois en amont et en aval que le rescapé du cancer poursuit sa conversation avec des amis perdus (le magnifique écrivain mentor-ami Lonoff et la femme qui lui survit) et d'autres plus jeunes qu'il rencontre (un couple d'écrivains et un terrifiant raseur vampirique), sur fond de réélection déprimante... Le prochain Nobel de littérature, dans quelques jours, ne saurait tomber mieux.   

    Quignard5.jpgLa Barque silencieuse, de Pascal Quignard. Seuil.

    On pourrait dire que c'est le plus dense et le plus beau des livres de cette rentrée française, si Pascal Quignard ne faisait pas figure d'auteur hors saison et hors norme, reliquait d'une société lettrée en voie de disparition. Mais s'il est plus proche de Montaigne ou de Walter Benjamin que d'un Michel Houellebecq ou que d'une Christine Angot, l'essayiste-conteur-poète-penseur nous réinstalle bel et bien au coeur du temps avec sa constellation de fragments méditatifs parfois frottés de lyrisme achoppant à l'origine des mots, tels le mot cercueil, le mot solitude, le mot élargissement, le mot suicide, le mot liberté, ainsi de suite. Sixième tome du cycle de Dernier royaume, dont le premier (Les Ombres errantes) a obtenule Prix Goncourt 2002, ce nouveau livre est de ceux qu'on emporte partout avec soi comme un viatique pour le consulter et l'annoter, y revenant à tout moment.

     

    Wabéri.jpgPassage des larmes, d'Abdourahman A. Wabéri.

    Au fil d'un récit vif et clair, alternant les deux voix de frères ennemis que tout sépare en apparence (l'un est docteur en sciences de la communication, l'autre croupit dans une prison de haute sécurité en tant que terroriste islamiste), l'auteur, né à  Djibouti en 1965, développe un roman épico-méditatif de très belle tenue. La première ligne narrative suit l'enquête d'un Djiboutien exilé à Montréal qui revient au pays en qualité d'espion économique chargé de glaner tous les renseignements utiles sur la situation en ce lieu d'un imminent bouleversement géo-strartégique. Or ses menées, entrecoupées des souvenirs personnels de son enfance et son adolescence de jumeau confiné dans l'ombre de son frère, sont observées, comme à travers les murs, par une espèce de double prisonnier, entièrement voué au Miséricordieux et fomentant la liquidation du "traître". La figure de Walter Benjamin, éternel exilé, marque les deux récits  de sa présence, moins paradoxale qu'il n'y pourrait paraître.  

    Abimi.jpg Le dernier échangeur, de Daniel Abimi. Campiche.

     La classe moyenne de notre bon vieux monde s'est méchamment encanaillée ces dernières décennies, comme l'a bien montré Michel Houellebecq, et ce mouvement de libération des moeurs, virant au nouveau conformisme "libertin", n'a pas épargné notre bonne vieille Suisse ni notre bonne ville de Lausanne. C'est du moins ce que le "fouille-merde" du protagoniste du premier roman de notre confrère Daniel Abimi, journaliste de terrain passé par dix ans d'humanitaire (ce qui peut aider en matière de lucidité désabusées), documente au passage après avoir été entraîné dans une suite de meurtres sordides affectant un groupe d'échangistes de nos régions dont le plus dénué de scrupules et un grand affairiste de l'immobilier régional, cocaïnomane et pervers polymorphe dont le lecteur se gardera de chercher le "modèle" pisque Le dernier échangeur n'est pas "à clef". Point d'intrigue trop sophistiquée non plus dans ce polar d'une écriture un peu jetée et pâtissant aussi d'un excès de localismes vaudois (de "gouille" à "déguiller", entre autres), mais remarquable en revanche par son climat de dèche et de mal-être, d'ennui vaseux et de médiocrité, sous un regard qui tire vers le burlesque ou vers la fraternité à la Deschiens... 

    Arditi.jpgLoin des bras, de Metin Arditi. Actes Sud.

    Le dixième livre de Metin Arditi, ingénieur en génie atomique d'origine turque et notable reconnu de la vie culturelle genevoise, est sans doute son roman le plus accompli, vivante et chaleureuse évocation des derniers feux d'un pensionnat pour jeunes gens chic des environs de Lausanne. Sous la forme d'un récit kaléidoscopique en brèves séquences, rappelant un peu le découpage cinématographique des Hommes de bonne volonté de Jules Romains, le livre fait défiler une belle brochette de personnages, de Mme Alderson la digne directrice de l'établissement à ses divers professeures et professeurs, plus ou moins typés voire extravagants, et à ses pensionnaires plus ou moins chahuteurs ou mal dans leur peau en dépit de leurs solides arrières financiers. Le roman prend corps au fil des pages, les dialogues très développés y ont doublé valeur narrative et musicale, et l'évocation de la bascule de deux époques est très bien marquée elle aussi, finalement consommée par le rachat américain de la maison. Surtout, la dimension affective et la pâte humaine des personnages donne au roman sa vérité vibrante et son épaisseur. Très belle avancée d'un romancier qui se dit avant tout un artisan, et dont on sent qu'il aime les gens. Une écriture fluide et claire lui a valu déjà pas mal de succès et de distinctions littéraires, dont le joili Prix Ronsard des lycéens...    

     

    Wiazemsky.jpgMon enfant de Berlin, d'Anne Wiazemsky. Gallimard.

    Héritière d'un nom célèbre, Claire Mauriac a connu la difficulté de porter celui qui faisait forcément d'elle "la fille de", forcément un bon parti bourgeois dont un certain Patrice était censé partager la vie en lui donnant le sien. Or la guerre permit à Claire d'échapper à ses chaperons de parents, via la Croix-Rouge française, qui la lança dans une aventure solidaire la conduisant finalement, en 1944-45, en pleine apocalypse berlinoise. C'est là que son parcours croisera celui d el'homme de sa vie, Yan Wiazemsky, prince de sang et de coeur, charmeur en diable, bel et bon sous tous rapports et la séduisant illico en se montrant absolument ignorant du nom de François Mauriac. De cette histoire forcément belle et intéressante (avec ce qu'elle dit notamment du sort des Allemandes promises au viol dès le déboulé des hordes russes), la fille de Claire tisse un vrai roman, en tout cas par la forme du livre qui emprunte aux confidences de la mère qu'on imagine, aux lettres de celle-ci à sa propre mère, à son journal épisodique et à une narration extérieure liant la gerbe. Plus qu'un récit de vie, il en résulte un bel hommage romanesque à des figures attachantes.  

     

    Chalandon.jpgLa Légende de nos père, de Sorj Chalandon. Grasset.

    Après le troublant Mon Traître, sondant les abysses d'une relation amicale sur fond de guerre civile irlandaise, c'est toujours dans l'équivoque des conduites personnelles sur fond d'Histoire, avec une grand hache, que Sorj Chalandon nous entraîne au fil d'une petite histoire tortueuse à souhait. Le roman s'ouvre sur ce pénible moment que représente la mort d'un proche (ici le père du narrateur) marquée par le sentiment lancinant d'un rendez-vous manqué, et d'autant plus que le défunt, taiseux, avait des choses à raconter de son passé de Résistant. Or c'est avec un autre présumé héros que le protagoniste, journaliste de seconde zone recyclé dans la rédaction de bios d'inconnus en veine de confessions, explore ce passé de l'Occupation en France, non sans surprises à la clef, où l'interrogation se porte avec force sur la légende de chacun et ce que cachent les monuments vénérés. Autre surprise pour qui ne la connaît pas encore: l'écriture de Sorj Chalandon, à la découpe remarquable, aux rythmes singuliers et aux formules souvent frappantes, prégnante, mordante même, et poétique à la fois.

    Holder.jpgBella ciao, d'Eric Holder. Seuil

    "Une seule femme possède en même temps le derrière arrogant d'une adolescente, l'épanouissement des maternités heureuses, les pattes d'oie, au coin des yeux, de qui a tellement aimé rire. La sienne, si on a eu la chance de la rencontrer tôt", écrit le narrateur de Bella ciao, écrivain quinqua qui a eu cette chance et l'a cabossée, cette chance, en plongeant peu à peu dans le vertige de l'alcool. "Elle était la femme de ma vie comme j'étais l'homme de la sienne. Seul un voile liquide nous séparait..." Jusqu'au jour où Mylena, n'en pouvant plus, lui dit comme ça: basta, j'en ai assez, un matin de quatorze juillet. Et lui de se retrouver nu et perdu, tout au fond d'un trou dont il va se sortir à la force des mains, en louant sa force de travail. Quelque part au bord de l'Atlantique, à Miéville-les-Bains, le protagoniste va jouer à cache-cache avec Myléna et ses enfants tout en se frottant à Franck, le vigneron qui l'épuise à fabriquer des pieds de vigne, et Michel son père. Les pognes en sang, notre écrivain se refera entre chaleur humaine du café du soir et rage de labeur (On ne travaille bien qu'avec la rage ! lui crie Michel), retours à sa belle farouche ou à ses enfants, retour à l'écriture aussi. Belle écriture, nourrie de tout un vocabulaire artisanal et terrien, mots du métier et des gens, des choses de la terre et des cadeaux de la vie. De beaux personnages aussi, très attachants et dessinés à la fine pointe sensible, hantent ce livre d'une densité déliée.    

    Amélie01.jpgLe voyage d'hiver, d'Amélie Nothomb. Albin Michel.

    Il est de bon ton, chez pas mal de purs littéraires, de faire la moue à la seule mention du nom  d'Amélie Nothomb, qu'ils n'ont souvent pas lue mais que son extravagant succès, et sa productivité métronomique (17 romans en 17 ans) irrite visiblement. Or si tous ses livres ne sont pas de qualité égale, la dame aux chapeaux voyants, genre sorcière d'Harry Potter, n'en a pas moins un talent très singulier. Parfois jetée d'apparence, son écriture court et vole et son esprit pétille et scintille, avec des traits fulgurants même s'ils n'éclairent pas longtemsp. Tout cela qu'on retrouve ici dans une espèce de conte-thriller traitant d'un projet d'attentat terroriste dicté par la déraison du coeur. Les plus succulents moments, à mon goût, découlent de la passion du protagoniste-narrateur pour l'amie jolie d'une romancière à bec-de-lièvre qui voit cet amour se faire sous ses yeux (ou plutôt ne pas oser se faire) de pucelle juste capeble d'écrire des romances sans les vivres. C'est drôle, très bien filé, cela se lit en deux heures et s'inscrit aussitôt dans une constellation dont l'ensemble fait bel et bien une oeuvre originale...

    L'Annonce, de Marie-Hélène Lafon. Buchet-Chastel.

    Lafon1.jpg

    On pense à Campagnes de Louis Calaferte en pénétrant, par une nuit formidablement évoquée - nuit d'une région particulière, à Fridières dans le Cantal, semblable à nulle autre - dans l'univers où se retrouve Annette et son enfant, dans un clan familial jalousement clos où l'intrdouit Paul, qu'elle a rencontré par le truchement d'une petite annonce. Dans cette bicoque de bourg étroite et rechignée où il y a un en-bas pour les uns et un enhaut pour les autres, que relie le journal en transit de l'un à l'autre avec ses nouvelles du monde, Annette fait ce qu'elle peut pour être admise de Nicole la soeur et des deux oncles aux figures tutélaires. Et le temps passe, le petit Eric grandit, la maison et le village et le monde traversent les saisons - tout cela que Marie-Hélène Lafon ressaisit dans une écriture âpre, serrée, à la fois très minutieuse et très rythmée. Un exergue annonce la couleur de ce sombre et beau roman, pétri d'humanité: Le papier est bon âne. Ce qu'on lui met sur le dos , il le porte. Tout le poids du monde ici, qu'un style allège pour le meilleur.  

     Milo, de David Bosc. Alia.

    Bosc.gifFrancis Ponge disait à peu près que le poète est au monde afin de prendre les mots dans son atelier et de les réparer, et c'est un mouvement qu'on retrouve dans le deuxième roman de David Bosc, à la fois par le travail de haute finesse de l'auteur sur l'écriture et par celui de son protagoniste, cassé lui-même, après une séparation, et revenant à la maison fracassée de son passé. Il faut citer immédiatement et entièrement le premier paragraphe de ce livre noir et lumineux à la fois, avant de le lire lentement et avec la plus grande attention aux phrases souvent aussi belles que des vers ou des fragments d'aphorismes, mais sans firitures pour autant: "J'allais dire que pour Emile, qui ne l'a pas vue finir, enmporté par la grippe à quatre-vingt-quatre ans, et pour Karine qui y a perdu son pucelage non loin de son anniversaire, l'année 1990 n'a guère eu de ressemblance. Les jours de pluie de mars, du même mois les heures où, quand même, on s'est chauffé le dos sous le blouson ou l'habit noir, à l'abri du vent. Pour le reste, et même les plus violeurs des événements, le plus obligatoires des misères ou des fêtes, l'écho que ça jetait dans leur crâne était trop différent, par exemple"...


    LireFauquemberg09.JPGMal Tiempo, de David Fauquemberg. Fayard.
    J’avais signalé le punch de David Fauquemberg après lecture de Nullarbor (Prix Nicolas Bouvier 2007), et le voici multiplié par dix, dans un roman tendu et captivant, vigoureux et subtil, formidable portrait d’un jeune boxeur cubain « par désespoir », dont l’honneur ombrageux sera en butte aux règles biaisées, voire pourries, de la politique et de la spéculation. Autre portrait non moins complexe, ici « en creux » : celui du narrateur, el Francés, proche sans doute de l’auteur. Passionnant, même pour un lecteur que The Game n’intéresse pas « en soi ». Michel Déon et le chroniqueur de L’Equipe ont raffolé de ce livre qui s’inscrit dans la filiation d’Hemingway et de Mailer !

    °°°
    Salvayre.jpgBW, de Lydie Salvayre. Seuil.
    On connaît le talent incisif, cinglant et pénétrant à la fois, de la redoutable Lydie Salvayre. À la férocité critique de cette intraitable observatrice des mondes actuels, s’ajoute ici une profonde tendresse de complicit puis les initiales BW désignent le nom de son compagnon de vie et de rages, mais aussi de passions (sauf celle du voyage, dont BW a l’apanage exclusif), qu’elle écoute et fait parler tout en ne se privant pas de la ramener. Grand voyageur à travers la vie, grand lecteur, grand amateur de femmes, BW fut un éditeur au sens le plus noble du découvreur. Or ce livre raconte son refus d’obtempérer et sa décision de rompre avec l’édition, au fil d’un portrait qui devient celui du nouveau dissident en société de consommation.


    Janovjak3.JPGL’Invisible, de Pascal Janovjak. Buchet-Chastel.
    On pense illico à Marcel Aymé en lisant le premier roman de Pascal Janovjak, à la fois pour sa modulation d’un thème cristallisant moult fantasmes (de puissance occulte ou d’assouvissement bestial), et pour sa verve de conteur. Le protagoniste est une sorte d’homme sans qualités à l’époque de Michel Houellebecq, invisible au figuré dans son état d’avocat d’affaires établi au Luxembourg, et qui le devient au propre en une nuit. Premier constat : Janovjak a la « papatte », son récit est d’un écrivain pur jus, avec un mélange de sensualité et d’humour détonant, à quoi s’ajoute une puissance d’évocation « physique » qui rend crédible le paradoxe initial : un corps invisible et qui continue de souffrir de fichues crampes d’estomac et en bave quand on s’assied dessus…

    Germain.jpgHors champ, de Sylvie Germain. Albin Michel.
    Coïncidence en liaison probable avec l’esprit du temps sensible au thème de la disparition (l’homme perdu dans la foule ou la femme constatant qu’on ne la voit plus au de-là de la cinquantaine…), Sylvie Germain, après L’Inaperçu, revient au thème de l’effacement, ici jusqu’à la dissolution finale du protagoniste, Aurélien de son prénom. Le roman part très bien, notamment avec de superbes page retrouvées du journal de son frère Noël, tabassé par des brutes est vivant désormais comme un presque légume, sur les bienfaits de la lecture et le bel avenir qu’il a devant lui… Du côté d’Aurélien, en une semaine, son sentiment de disparaître progressivement aux yeux des autres est bien perceptible, tout en restant un peu extérieur et par trop démonstratif. On a connu la romancière plus subtilement investie par son sujet, et son écriture moins « faite »…


    Revaz2.jpgEfina, de Noëlle Revaz. Gallimard, 182p.
    Après un premier roman, intitulé Rapport aux bêtes et souvent adulé, excessivement à mon goût en dépit de son originalité certaine, Noëlle Revaz n’a plus rien publié d’égal et l’on se demandait si elle ne resterait pas l’auteure d’un seul livre, « démolie » par un trop brillant début. Tout au contraire : Efina montre une neuve et irrésistible énergie, à quoi s’ajoute l’humour dévastateur des cœurs cabossés. Magnifique roman des relations mimétiques (dont René Girard a tout vu et tout dit) et de la guerre des sexes, Efina est également un double portrait de femme adorablement imbuvable et de comédien, imbuvablement adorable, au fil des années qui ont vu les trentenaires devenir, selon la règle, de futurs quinquagénaires…

    °°°

    Mauvignier.jpgDes hommes, de Laurent Mauvignier. Minuit.

    On se dit d’abord que l’auteur s’empêtre, se prend les pieds dans ses phrases et tourne autour du pot, tout au portrait d’une espèce de SDF empoisonnant son entourage familial, avec un premier esclandre qui devrait nous faire juger, plutôt, le milieu en question., Bernard, dit Feu-de-bois, ose offrir un cadeau coûteux à sa sœur. Scandale : d’où lui vient cet argent, lui qui ne cesse de nous pomper… Sur quoi le livre bascule, on se retrouve dans la nuit d’Algérie, quelques décennies plus tôt, et c’est un autre Bernard qu’on découvre, les tenants d’une autre tragédie à double face, la guerre et la jeunesse, des hommes jetés les uns contre les autres et l’école de la vie, comme on dit chez les scouts. À détailler, évidemment, pour la construction et la dentelle barbelée de l’écriture…

    Joris3.jpgLes hauts Plateaux, de Lieve Joris. Actes Sud.
    Après la mort de sa mère, avec laquelle le mésentente fut souvent explosive, Lieve Joris retrouve le Congo de son oncle belge évoqué dans le roman éponyme (Mon oncle du Congo) ou dans l’inoubliable Danse du léopard, du côté d’Uvira et de ses zones restées très dangereuses : plus précisément sur ces hauts plateaux où cohabitent des peuples « oubliés » par les colons ou plus souvent rétifs voire rebelles à leur enseignement. Avec un jeune guide, la voyageuse accomplit une sorte de voyage d’adieu rituel qui n’en est pas moins, aussi, la découverte de terres et de gens qu’elle sait observer dans les moindres détails de la vie, avec un sens du fait symbolique qui donne extrêmement de relief à certains épisodes, et par exemple avec les tournées des évangélisateurs en nouveaux marchands d’illusions préférés aux malheureux instituteurs. Très personnellement impliquée, Lieve Joris témoigne une fois de plus d’un gâchis humain et culturel qu’elle « vit » au milieu de tous les dangers, aussi ferme que poreuse.


    beigbeder.jpgUn roman français, de Frédéric Beigbeder. Grasset.
    Vous avez dit « roman » ? On m’explique que c’est pour entrer dans la course aux prix, et le fait qu’après Weyergans, dont le roman l’était tout aussi peu, la remémoration familiale de Beigdeber, amorcée lors d’une garde à vue (il s’est fait ramasser au petit matin des paumés cocaïnomanes tandis qu’un compère leur alignait un peu de neige sur un capot), tient plutôt de la chronique alerte à la néo-hussard et ferait un autre Goncourt bien parisien… FB aussi a la « papatte » chère à Sollers, il a le sens de la tournure et de la formule « à la française », il a un ton à lui, genre vilain canard honteux de son menton en galoche et de ses oreilles décollées, il croyait avoir tout oublié de ses jeunes années et profite de sa cellule pour en tirer quelques souvenirs marquants, et bien plus : un récit alterné présent-passé qui s’étoffe avec plus de sensibilité frottée de mélancolie que dans ses romans à personnages. Sous ses airs de dilettante, le cher « pipole» cache un écrivain. On l’a toujours traité en « petit frère », dont l’aîné serait ici un Bernard Frank…

    DeRoulet.jpgLe silence des abeilles, de Daniel de Roulet. Buchet-Chastel.
    S’il y a quelque chose d’un peu « téléphoné » dans la mise en place de cette fable romanesque retraçant la trajectoire d’un enfant du siècle nouveau, rejeton d’un paire de soixante-huitards caricaturaux à souhait, qui oscille lui-même entre la rébellion écolo et le néo-nazisme brouillon, le développement du nouveau roman de Daniel De Roulet vaut cependant par divers aspects. Malgré le récit trop elliptique de son développement personnel, le protagoniste Siddhârta (sic) Schweitzer, renommé Sid par sa grand-mère après l’abandon de ses parents et Sida (resic) par ses camarades d’école, se dégage de cette excessive stylisation au fil des pages, notamment par sa passion des abeilles, au contact de mentors d’occasion (aux States ou sur un alpage des Grisons) et d’une jeune Japonaise amoureuse qui résiste à ses dérives. D’une écriture parfois trop factuelle à mon goût, mais limpide et lumineuse, Daniel de Roulet dégage progressivement une atmosphère très particulière – un espace romanesque réel et personnel.

     

    Pour son premier roman, Jean-Noël Sciarini réussit l'évocation d'un amour fou transportant le jeune Jean, trop grand dans ses baskets mais hypersensible, vers Sarah, camarade aussi brillante que fragile. Elle a été arrachée à son enfance est-berlinoise après la chute du Mur et ne parvient guère à retrouver son équilibre en terre suisse romande. Or, bravant la loi des adultes, Jean va l'enlever à son encadrement psychiatrique pour la ramener à Berlin, au fil d'une fugue ardente et problématique à la fois qui tourne finalement court sous le poids du monde et de la maladie en dépit de l'élan qui porte les deux jeunes gens loin de la médiocrité et des conventions. Dense et intense, d'une belle écriture, ce roman dit, non sans pathos et quelques clichés, les désarrois de la jeunesse actuelle avec une force rebelle qui en impose.  

     

  • À l'ami disparu

    littérature,montagne

     

    A La Désirade, ce 18 août 2015

    C’est aujourd’hui, jour pour jour, il y a trente ans de ça, que l’un de mes plus chers amis de jeunesse est tombé au Mont Dolent, dans le massif du Mont-Blanc. Nous aurions dû partir ensemble mais je m’étais désisté la veille, pensant le rejoindre quelques jours plus tard. Le dimanche matin, sur les crêtes du Jura avec L. enceinte et notre petite fille de trois ans, j’avais désigné à ma bonne amie le minuscule triangle argenté du Mont Dolent, en évoquant le belle remontée d'arête que devait se payer Reynald à l’instant même - Reynald qui s’était déjà fracassé dans la face nord.

    Pour mémoire, je suis allé rechercher dans mes carnets de 85 les notes de ces jours affreux…

    littérature,montagne
    Impasse des Philosophes, le 10 août 1985. - Deux jours en haute montagne avec Reynald ont consommé de solaires retrouvailles sur l’arête reliant l’Aiguille du Midi à celle du Plan, deux mille mètres au-dessus de la lointaine rumeur de Chamonix et, de l’autre côté, des neiges éternelles de la Vallée blanche. Formidable parcours que ce fil de neige et de glace entre terre et ciel, avant la descente dans les séracs du Requin.

    littérature,montagneCrevés et radieux, nous avons cependant été secoués, au refuge, par la lourde ambiance liée à une chute mortelle dans la face sud de l’Aiguille du Fou, alors que la gardienne attendait des nouvelles d’une cordée d’amis à elle, disparue depuis hier aux Drus. Reprenant notre discussion de la veille à notre bivouac du Plan de l’Aiguille, nous avons alors évoqué, avec mon compère, les deux ou trois fois où, dans les Aiguilles dorées, sur la Haute Route ou au Miroir d’Argentine, nous avons vécu cette confrontation avec la mort, lui la prenant comme un défi à relever et moi comme l’ennemi à ne pas provoquer.

    littérature,montagneImpasse des Philosophes, le 19 août. - Reynald est mort. Mon cher compère de sac et de corde s’est tué hier au Mont Dolent, que notre première intention était de gravir ensemble dimanche prochain. Hélas il n’a pas eu la patience d’attendre: il est parti seul et, à proximité du sommet, a probablement dévissé sur l’ultime pan de glace pour se fracasser dans les séracs de la face nord, après 900 mètres de chute.
    Hier encore, comme nous avions profité du beau dimanche pour nous balader sur les crêtes du Jura, et sachant que notre ami envisageait de faire cette course, je montrais à mes beautés le minuscule triangle blanc bleuté du Dolent au milieu de la frise des Alpes. “Reynald doit être arrivé au sommet”, leur avais-je dit, alors qu’il gisait déjà au pied de la face nord.
    Dès qu’Hélène m’a téléphoné, ce matin, pour s’inquiéter du fait qu’il ne fût pas rentré, j’ai commencé de trembler comme une feuille, lui conseillant aussitôt d’alerter les guides du val Ferret. Pour ma part, je n’ai cessé de trembler en me rendant à la rédaction, d’où j’ai appelé le bureau des guides. L’hélico, dont j’entendais le bruit au téléphone, était justement en train de partir en recherche avec le guide Daniel Troillet. Deux heures plus tard, j’ai rappelé la centrale de sauvetage, dont le responsable a refusé de me donner plus de précision sous prétexte que je n’étais pas de la famille, tout en me laissant entendre que le pire était bel et bien arrivé, ce qu’un appel d’Hélène a confirmé à trois heures de l’après-midi.
    J’en suis resté complètement effondré. C’est mon plus cher ami de jeunesse qui nous est ainsi arraché, et quelle douleur pour Hélène et quel gâchis, quel triste héritage pour les petits. Or je n’arrive pas à y croire. Mais non, ce n’est pas possible: pas Reynald, avec lequel j’ai partagé tant de belles et bonnes choses, de la Haute Route à Mai 68, qui m’a si souvent aidé et que j’aidais il y a quelques jours encore à peaufiner un texte destiné à une revue médicale - mon petit frère des bons et des mauvais jours, avec lequel j’ai failli dérocher un autre radieux dimanche dans la face nord du Trident, et que j’avais retrouvé avec tant d’entrain et de belle humeur, il y a dix jours de ça, sur la fabuleuse arête Midi-Plan.



    (Soir). - Reynald est mort. Reynald est mort. Reynald est mort. Je pourrais me le répéter cent fois sans le croire: Reynald est mort. Il a fallu que je téléphone à tous ceux que j’aime pour le leur dire et le leur raconter, et lorsque je suis rentré à l’impasse des Philosophes, ce soir, enfin j’ai pu m’abandonner dans les bras de ma bonne amie également bouleversée, mais est-ce Dieu possible que Reynald soit mort ?

    Un pas la vie, un pas la mort

    Un pas la vie et nous étions ensemble, souviens-toi. Un pas la mort, et voici qu’il nous est arraché. Et que dire ? Quels mots trouver, qui ne se perdent dans ce grand vide ? N’y a-t-il pas que le silence pour exprimer ce que nous ressentons ?
    Un pas la vie et le jour se levait, souviens-toi, ce jeudi de grand ciel pur d’il y a deux semaines, jour pour jour. Il y avait si longtemps que nous parlions de repartir. Depuis vingt ans que nous avions scellé cette alliance d’une ferveur partagée contre tout ce qui pèse, cent fois nous étions montés ensemble vers cette lumière; mais tant de temps aussi nous avait séparés dans le labyrinthe de la ville, et voici que, sur l’arête sculptée entre deux vertiges, nous avions renoué ce lien.
    Un pas la vie, et c’était tout ce que nous avions partagé jusque-là. Il n’y avait pas, cette fois, à chercher le moins du monde son chemin. D’une flamme de pierre à l’autre on suit ce fil de neige comme vont les notes sur une portée, et de fait nous nous sentions pleins de musique. Ce n’était pas, cette fois, la paroi qui s’affronte de haute lutte, mais la seule mise à l’épreuve d’un équilibre de chaque instant, un pas la vie, un pas la mort.
    Un pas la vie et c’était ton étoile là-bas: l’amour d’Hélène et Léonard le petit prince, et Mélanie la benjamine au sourire joli. La veille au soir nous en parlions encore, de nos douces amies à tous deux, à voix alternées sur les hauts gazons de notre dernier bivouac, t’en souviens-tu ? Tu m’as alors confié ton désarroi devant la mort que tous les jours tu affrontais à l’hôpital. “Et que dire ? » me demandais-tu, « que dire à ceux-là qui te supplient du regard et dont tu sais que leurs jours sont comptés ?”
    Un pas la vie, et tu appelais chaque oiseau par son nom; et Léo, ta douce et Méla t’ont suivi sur le chemin des bois, qui n’oublieront jamais. Tu observais, et n’est-ce pas qu’observer c’est aimer déjà ? Tu regardais le monde, à ta façon tu l’embellissais, tu l’accueillais et le partageais.
    Mais voici que tu nous est arraché: un pas la mort, et quel mot pourrait conjurer le dernier pas de ta vie ?

    Impasse des Philosophes, ce 25 août. - Dimanche sous la pluie. C’est aujourd’hui que nous aurions dû monter au val Ferret pour rejoindre Reynald et les siens. Lui et moi étions censés faire le Dolent. Notre course serait donc tombée à l’eau et nous aurions passé une bonne journée entre amis, après quoi la vie aurait continué comme si de rien n’était...

  • Ceux dont la vie est un panorama

    51625d8db38f38fdb2e2d23f7fa93b54.jpg
    Celui qui a un nain de jardin dans la tête / Celle qui ne supporte plus les rangements silencieux de ses voisins Gantenbain / Ceux qui plient leurs vêtements par ordre de grandeur avant d’avoir un Rapport / Celui qui pratiquait le nudisme au Monte Verità vers 1925 et en déduit la performance sensationnelle de ses 105 ans / Celle qui a cessé de fumer le cigare à 87 ans / Ceux qui estiment qu’on ne peut être à la fois Tessinois et rappeur / Celui qui félicite le patron de l’Auberge de l’Ange pour la tenue de ses WC / Celle qui regarde les gens qui l’entourent dans la benne du téléphérique du Säntis (37 putains de francs suisses aller-retour) en se disant que ce serait tragique de se fracasser dans les rochers avec des gens si comme il faut / Ceux qui se demandent ce que mâchent les chèvres / Celui qui encourage les randonneurs à photographier sa ferme fleurie et son chien Luppi / Celle qui a sa chambre attitrée au Waldhaus de Sils-Maria même quand elle séjourne à Saint-Barth / Ceux qui fréquentent le séminaire de gestion mentale à la Pension du Commendatore Panzerotti / Celui qui s’endort pété à l’ecstasy dans son costume traditionnel du Toggenbourg / Celle qui préfère les joueurs de jass aux pécore du Canasta Club / Ceux qui prétendent que les culs des vaches suisses sont plus nets que ceux des moutons d’Ouessant / Celui qui lit et annote le Kierkegaard de Jean Wahl au bord de la rivière avant de s’apercevoir qu’une baïonnette y est immergée / Celle qui a rencontré l’homme de sa vie sur le quai de Gondenbad en 1973 et qui y revient après sa mort tragique en Vespa / Ceux qui n’ignorent rien de Paris Hilton dans leur alpage des hauts de Grindelwald / Celui qui parle volontiers de son adhésion à la théosophie aux clients du minigolf dont il est le gardien / Celle qui a offert gratos ses services de lingère émérite au tribun nationaliste Blocher / Ceux qui refusent de visiter la collection d’art Bührle au prétexte qu’un marchand d’armes ne peut être un collectionneur fiable / Celui qui revoit l’expo Munch de Bâle pour la septième fois / Celle qui tapine dans les musées d’art contemporain / Ceux qui estiment qu’un Giacometti ferait quand même bien sur leur pelouse de la Côte Dorée tout en hésitant sur le prix / Celui qui invoque les Puissances Supérieures en parcourant le Sentier Santé de Saint-Moritz / Celle dont le père et les deux oncles sont morts de silicose dans le tunnel dont on fête le centenaire / Ceux qui ne kiffent pas les diminutifs dont les Alémaniaques gratifient toute chose, du Blümli au Schatzeli et du Chäsli au Bettmümfeli, en passant par le Stocki du Vatti…

    aa4f936c5623ff4f6f216e045a6af7cc.jpg

  • Nouvelles d’Irlande

    littérature

    William Trevor et Joseph O'Connor

    Il semble que certains pays, à l'image d'individus, soient dotés de talents particuliers, et c'est ce qu'on pourrait se dire à propos de l'Irlande en matière de littérature, qu'il s'agisse de son fonds populaire de chansons et de légendes ou de la magnifique pléiade d'auteurs qui en est issue, d'Eugene O'Neill à James Joyce ou de Yeats à Seamus Heaney, en passant par Oscar Wilde, Samuel Beckett ou John McGahern.

    Aujourd'hui encore, de nombreux écrivains manifestent cette vitalité très singulière, et de nouvelles preuves éclatantes nous en sont données par deux auteurs proches à divers égards en dépit de leur différence d'âge: William Trevor (1928-2016) et Joseph O'Connor (né en 1963).

    littérature

    De William Trevor, nous connaissions déjà quelques romans, tel le poignant En lisant Tourgueniev (Phébus, 1993) qui nous plonge dans la douce folie poétique d'une femme hypersensible qu'écrase son milieu grossièrement puritain, avant de découvrir le nouvelliste exceptionnel de Mauvaises nouvelles (Phébus, 1999) et plus encore de Très mauvaises nouvelles, qu'un chroniqueur du New Yorker a qualifié de «plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise».

    littératureObservateur d'une rare finesse, que son oreille rend capable de rendre toutes les nuances du parler propre à ses personnages fort variés, généralement entre très petite et très moyenne bourgeoisie, William Trevor a également un sens aigu des situations symboliques. Ses nouvelles sont donc à la fois chargées émotionnellement et intéressantes du point de vue social ou psychologique, sans jamais donner dans la démonstration. En outre, ce sont des bijoux du point de vue de l'élaboration, où la concision (maestria du dialogue) va de pair avec la force d'évocation plastique et la profondeur de la perception et de la réflexion.

    La première des dix Très mauvaises nouvelles réunies ici, intitulée Torridge, est exemplaire à cet égard. Comme dans le film Festen, son thème est le dévoilement public d'un secret refoulé et la mise en cause de l'hypocrisie sociale. Humilié en son enfance, le dénommé Torridge (surnommé «Porridge» pour son visage évoquant un pudding) fait scandale, trente ans plus tard, à la fin d'un repas où ses anciens camarades de classe et leurs familles l'ont invité pour se payer sa tête une fois de plus Or, à la veulerie grasse de ses condisciples, Torridge oppose la finesse acquise d'un homme libre, qui fracasse le conformisme ambiant par la révélation d'un drame remontant aux années de collège et impliquant les moeurs des admirables pères de famille.

    Cependant, rien n'est jamais simple dans la psychologie des personnages de Trevor, qu'il s'agisse (Amourettes de bureau) de telle jeune secrétaire culbutée sur la carpette le lendemain de son entrée en service par un séducteur «marié à une malade», ou (dans Une nature compliquée) de tel monstre d'égoïsme, esthète et glacial, dont on découvre soudain qu'il pourrait être humain en creusant la moindre.

    Les personnages de William Trevor ont tous quelque chose de vieux enfants perdus, comme le trio de l'incroyable Présente à la naissance, où le baby-sitting et les soins palliatifs se fondent à l'enseigne d'un délire inquiétant, la grosse «limace blanche» qui se prélasse (dans O, grosse femme blanche!) dans le parc d'une école où un enfant battu se meurt, les couples débiles (dans Le pique-nique des nounours) qui se retrouvent avec leur mascotte sous le regard assassin d'un des conjoints, ou cette paire de doux dingues (dans Les péchés originels d'Edward Tripp) dont le mysticisme fêlé détermine la conduite délirante.

    S'il lui arrive d'être aussi méchant qu'une Patricia Highsmith, dont il est souvent proche par la noirceur autant que par la sourde compassion - comme dans la terrible Rencontre à l'âge mûr où un type vieillissant doit servir d'alibi adultérin à une horrible mégère -, William Trevor pratique à vrai dire cette «bonne méchanceté» qui nous blinde, à doses homéopathiques, contre l'adversité et le mal rampant. Ses nouvelles, comme celles d'une Flannery O'Connor, sont ainsi de sacrés toniques.

    A cours d'une croisière touristique qui les fait se rencontrer à Ispahan, deux personnages de William Trevor (dans une des Mauvaises nouvelles) échangent ces paroles: à la femme qui demande «pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret?», l'homme répond «parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».


    littérature


    Or, ce dialogue pourrait être tenu par les protagonistes d'Inishowen, nouveau roman de Joseph O'Connor qui, après le mémorable Desperados (Phébus, 1998) déploie plus amplement encore sa vision de l'Irlande et de l'homme contemporain dans un roman reprenant mine de rien, sous les aspects de la violence et de la déglingue contemporaines, les grands mythes de Roméo et Juliette et de Tristan et Iseut.

    Inishowen, marque de whiskey, est aussi le nom d'un petit port du Donegal, au nord de l'Irlande, où un nourrisson de sexe féminin fut abandonné à la veille de la Noël 1948 et où un adolescent, fils d'un flic de Dublin et tué par des mafieux traqués par celui-ci, a été enterré un peu moins d'un demi-siècle plus tard. C'est à Inishowen qu'Ellen, prof de gauche mariée à un spécialiste de chirurgie plastique établi à New York, retrouve la trace de sa mère par l'entremise d'un couvent. A Inishowen, aussi, que Martin Aitken, policier très engagé dans la lutte antiterroriste et antimafieuse, récemment divorcé et relevant d'un alcoolisme lourd, rêve en ces jours de Noël 1994, de se rendre sur la tombe de son garçon. Le hasard fait ces deux destinées se croiser à Dublin, où Ellen, en phase terminale de cancer du pancréas, tombe dans une rue, où Martin la relève.

    Ces deux êtres blessés, pétris de la même pâte hypersensible, passeront une nuit ensemble allongés l'un à côté de l'autre, avant que l'ombre de la mort ne les rattrape, l'un par la maladie et l'autre par un tueur. S'ils ne se connaissent que le temps d'une trop brève rencontre, le lecteur les aura plus longuement approchés, le temps du roman, compris et aimés. Mais Inishowen n'est pas qu'une histoire d'amour «possible» non réalisée: ce sont aussi de multiples non-rencontres réalisées. Entre Ellen l'idéaliste aux sentiments délicats et son époux philistin, aux vues bornées de matérialiste. Entre le même pleutre menteur et son fils Lee ou sa fille Elizabeth. Entre Martin et Valerie que la violence du monde ont séparés.

    Avec l'Irlande convulsive en toile de fond, bordélique mais combien vivante aussi, et tel regard latéral sur une Amérique dont les familles apparemment policées n'échappent pas à une sorte de nouvelle barbarie (un repas de Noël assez carabiné chez les Amery), Joseph O'Connor nous prouve une fois de plus que le roman, par le truchement de personnages puissamment incarnés, peut avoir valeur à la fois de sismographe social et d'école de la sensibilité, de miroir des moeurs et des valeurs d'une époque.

    William Trevor, Très mauvaises nouvelles, traduit de l'anglais par Katia Holmes. Phébus, 250 pp.
    William Trevor, Ma maison en Ombrie, réédition en poche. Phébus, Libretto, 240 pp.

    Dernier recueil paru : Hôtel de la lune oisive, Phébus.

    Joseph O'Connor, Inishowen, traduit de l'anglais par Gérard Meudal et Pierrick Masquart. Phébus, 518 pp.

  • Au plus que présent

     

    52a6de450f55e2ca779b16456077a1aa.jpg
    Les fulgurants paradoxes d'Annie Dillard

    D'innombrables livres actuels ne visent qu'à l'évasion et à l'oubli du réel, tandis que ceux d'Annie Dillard nous y ramènent à tout coup, et particulièrement cet ensemble fascinant de fragments et variations sur de mêmes thèmes que constitue Au présent.
    Mais attention: le réel d'Annie Dillard n'a rien à voir avec ce qu'on appelle «le quotidien», entre psychologie de sitcom et plaisirs minuscules. Ce que son regard isole est à la fois réel et inconcevable, qui renvoie au grand pourquoi de toute chose et au comment vivre la vie qui nous est donnée. Pourquoi par exemple y a-t-il au monde, nom de Dieu, des nains à tête d'oiseau, nos frères humains avérés dont les rares qui ne meurent pas en bas âge peuvent atteindre 90 centimètres? Eh bien, au nom même de Dieu, le Talmud stipule une bénédiction appropriée à chaque personne atteinte d'une malformation congénitale. Ainsi sera-t-il recommandé de bénir la naissance de l'enfant à fentes brachiales de requin et à longue queue, le bébé frappé du syndrome de la marionnette («apparemment, prévient le médecin, le rire n'est pas lié à un sentiment de joie») ou le nourrisson sirénomèle qui n'a qu'une jambe et dont le pied est tourné vers l'arrière.
    Evoquant le silence professionnel qui entoure de telles naissances, Ernest Becker, cité par l'auteur, affirme que «si l'homme devait appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou». Or l'homme loue Dieu. Saint Paul écrit aux chrétiens de Rome: «Et nous savons qu'avec ceux qui l'aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien.» Ce qui fait bondir Dillard: «Et quand donc, au juste? J'ai raté ça.» Et d'ajouter qu'au fil de ses longs voyages autour du monde elle a «vu les riches fermement établis renvoyer les affamés les mains vides», alors que tous, pêle-mêle, se partageaient biens spirituels et déboires physiques en toute injustice «divine»...

    Est-ce à dire qu'Annie Dillard rejette toute divinité et toute spiritualité? Au contraire, elle y puise et y plonge à tout instant, avec une sorte de jubilation mystique qui la rapproche de Teilhard de Chardin (l'un de ses champions avec le Baal Shem Tov des Hassidim) qu'elle cite à tout moment dans ses pérégrinations paléontologiques ou ses visions prémonitoires (longtemps interdites de publication par l'Eglise). Passant sans transition d'une histoire naturelle du sable ou de l'observation des nuages à l'évocation du parking jouxtant l'étable légendaire où le Christ gigota, des sacrifices humains consentis par le premier empereur de Chine autant que par Mao à l'accouplement des martinets en plein vol, des statistiques dont on ne peut rien faire («parmi les 75 bébés nés aujourd'hui aux Etats-Unis, un trouvera la mort dans un accident de voiture») au paradoxe apparent d'un Dieu tout-puissant qui n'en demande peut-être pas tant, Annie Dillard ne cesse de nous déconcerter et de nous bousculer, mais aussi de nous remplir les poumons du souffle de sa pensée et de sa parole.
    Grande voyageuse au propre et au figuré, reliant à tout moment les deux infinis pascaliens, le froid glacial du cosmos et les nappes ardentes de la vie animée, l'empilement des strates d'occupation humaine (soixante couches dans la grotte française de la Combe Grenal) et le présent multiple qu'elle vit et que nous vivons au même instant, cette aventurière de l'esprit a précisément le mérite de nous rendre le monde et notre vie plus que présents.
    Annie Dillard, Au présent. Traduit de l'anglais par Sabine Porte. Christian Bourgois, 220 pp.

  • Serendipity (1)

    Cerveau2 (kuffer v1).gif

     

    Chroniques de La Désirade (14)

    Max Dorra et l'art de trouver un truc quand on cherche un machin. En souvenir de René Berger, télanthrope, avec des rebonds du côté de Francisco Varela et Vassily Rozanov...

    Je ne suis pas philosophe et ma culture scientifique est à peu près nulle, mais je me suis senti comme chez moi dans le livre de Max Dorra, Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?, dont je lisais ce matin-là ces lignes à ma bonne amie en train de potasser ses dossiers sur l’apprentissage des adultes et, plus précisément, sur les travaux de Francisco Varela : « Le cerveau. De quoi rêver. Il faudrait, pour explorer ce cosmos, imaginer un véritable équivalent de la NASA. Et avant tout, une NASA de la mémoire. La formation d’un chercheur y serait diversifiée. Neurophysiologiste, il partirait à la conquête de l’encéphale, tout en sachant qu’il en modifiera les connexions en les observant. Poète, il laisserait venir les métaphores, ces carrefours germinatifs entre associations et modèles. Il devrait aussi ne pas ignorer l’histoire de la philosophie, ne serait-ce que pour débusquer les préjugés idéologiques, voire les croyances qui pourraient à son insu parasiter sa propre démarche. Neurophysiologiste, poète, philosophe, il lui faudrait de toute façon être capable d’accueillir l’inattendu, pour élaborer des concepts nouveaux, et avoir ainsi une chance de commencer un jour à comprendre le cerveau humain ».

    littérature,philosophie

    littérature,philosophie
    Lorsqu’elle a entendu l’expression « d’accueillir l’inattendu », ma bonne amie a murmuré « serendipity », qui m’a rappelé du même coup la première fois que j’ai entendu ce mot dans la bouche de René Berger, sur un trottoir lausannois (rayon de soleil oblique flamboyant sur le capot argenté de ma Honda Jazz…) et que j’ai retrouvé dans le dernier essai, Rameaux, de Michel Serres.
    Serendipity, francisée en serendipité : ou l’art de trouver un truc quand on cherchait un machin. Dès que le mot fut lâché, L. me sortit une paire de feuillets photocopiés d’un livre de Jacques Lévy qui détaillait le concept à sa façon; le même Jacques Lévy, spécialiste de l’internet (et plus récemment des blogs) dont j’ai lu les livres en 1996, quand je préparais mon « roman virtuel », devenu Le viol de l’ange, d'une structure qui procède de la même phénoménologie poétique. Serendipity: terme forgé par Horace Walpole à partir d'un conte persan... Je cueillis alors Walpole dans ma bibliothèque, mais c'était Le château d'Otrante, acheté en 1969 chez Maspéro, haut-lieu de littérature militante. Bref: connexions, associations, liaisons et nouveaux greffons comme en lisant les pages  de Proust sur le rêve, et voici que Max Dorra m'apprenait justement que le père de Proust avait joué un rôle crucial à l'époque de Broca, etc.

    littérature,philosophie
    Max Dorra lui encore, après avoir rompu une lance contre « l’actuelle fétichisation de la scientificité », revient sur les prétentions scientifiques du structuralisme, qui valaient leur poids de dogme au tournant de nos vingt piges, pour conclure sans conclure : « La linguistique, de toute façon, méconnaît une part essentielle de la parole : la musique des phrases, le rythme des corps, l’imprévu des mimiques, la danse des gestes ».

    littérature,philosophie
    Accueillir l’inattendu : quel plus beau programme pour un écrivain et, plus généralement, pour n’importe quel lecteur ? L'écrivain russe Vassily Rozanov l’a saisi mieux que quiconque : je m’assieds pour écrire telle chose, et c’est telle autre qui me vient de tout ailleurs, de plus profond ou de la simple apparition de la nuque de ma bien-aimée dans telle lumière de tel instant. Et voici qu'au même instant je lis sur un autre feuillet polycopié de ma moitié, signé Francisco Varela : « Le cerveau n’est pas un ordinateur »…
    Max Dorra n’est pas non plus un homme-machine mais un médecin-poète poreux. Un soir à la radio, le comédien Jacques Weber disait que Shakespeare était à ses yeux le poète absolu de la porosité, à savoir: la capacité de tout absorber et de tout transmuter. Or tout cela va contre tous les savoirs claquemurés, tous les pouvoirs jaloux, tous les fanatismes aussi. Ce n’est pas l’ouverture à n’importe quoi ni l’omnitolérance, mais c’est une saine éthique de l’imitation de Socrate au temps de l'ondulatoire et corpusculaire serendipity…

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être ? Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, 2005.

     

  • Les anges calcinés

    f3eab57e363e15f957a36ac3e5ddc3ef.jpg
    Le critique est parfois un artiste, dont Pietro Citati est l’un des plus beaux exemples vivants. Il fallait d’ailleurs un artiste, avec le mélange d’intelligence et d’intuition, de sensibilité et de culture, de porosité à la vie des autres et des textes, d’aptitude enfin à transmettre tout cela dans une écriture fluide et belle – il fallait tout l’art de Citati, auteur d’un Kafka mémorable et de La colombe poignardée, splendide essai consacré à Proust, pour nous intéresser encore, et nous toucher, nous bouleverser même à l’approche d’un couple dont on croit tout savoir… sauf peut-être l’essentiel, que Citati situe plutôt dans les œuvres, donc dans les âmes de Zelda et Francis Scott Fitzgerald, que dans leurs tribulations de phalènes.
    A l’ère du « people » le plus vulgaire, le couple « phare » qui se maria le 3 avril 1920, année « mythique » s’il en fut du premier « glamour », reste le symbole de l’époque « rétro » dont les images « de rêve » comptent plus que le contenu des deux livres « cultes », voire « cultissimes », laissés par Fitzgerald : Gatsby le magnifique et Tendre est la nuit. 107608c00cf04b5018b6595eb4130a30.jpgDe la vie brillantissime et non moins pathétique des deux merveilleux papillons que furent Zelda et Scott, Pietro Citati parle évidemment, comme de leur époque aussi flamboyante (pour certains) que factice. Mais il va de soi que c’est ailleurs qu’il nous conduit aussi : tout au bout de la nuit de deux être aussi doués et fragiles l’un que l’autre ; au bout de la détresse d’une enfant gâtée qui rêvait d’être la première danseuse de son temps et qui périt dans les flammes après que des médecins suisses eurent détecté sa schizophrénie, d’une part ; au bout du seul mystère de la vie du buveur mythomane que fut Scott, à savoir le mystère de la naissance de son art, où le travail et la probité, « l’ouvrage bien fait et pour l’amour de l’art », comptaient autant pour cet élève de Keats et de Flaubert que son don premier. « Quand il parlait de l’écriture, dit John Dos Passos, son esprit devenait limpide et pur comme le diamant »
    « Entre 1929 et 1931, Fitzgerald écrivit certains de ses plus beaux récits », écrit Pietro Citati : « La Traversée difficile, Le Mariage, Deux erreurs, Retour à Babylone. Sa vie sombrait dans l’angoisse et dans la folie; et pourtant, jamais peut-être il n’avait ainsi atteint cette vérité dans la voix, cette douloureuse douceur du ton. Le malheur l’avait fait descendre, ou s’élever, en un lieu qu’il ignorait, et qu’il explora avec une clarté et une lucidité merveilleuse, sans la moindre trace de larmes, d’alcool ou de dégradation ».
    4c3009eb7f0f91e366e458b5fd12d3c6.jpgLa vie de ces deux grands vivants si mal faits pour la vie, la destinée si tragique de Zelda, la complicité liant Scott et Scottie leur fille, sont évoquées avec la même délicatesse et la même attention affectueuse, sans les sots partis pris qui ont réduit les relations du couple à une caricaturale guerre des sexes. Dans les lettres les plus intimes de Zelda et Scott ou de leurs proches, dans les livres de celui-ci et les plus secrètes aspirations et observations de celle-là, Pietro Citati rencontre la complexité de deux natures peu compatibles et la simplicité d’une passion enfantine.
    4f78e0efb6eab79fd892ca8764e5cb3c.jpgPietro Citati. La mort du papillon ; Zelda et Francis Scott Fitzgerald. Traduit de l’italien par Brigitte Pérol et enrichi d’un cahier de photographies très significatives. Gallimard, L’Arpenteur, 127p.

  • Candide au Kansas

    medium_Kansas.jpg
    Callisto de Torsten Krol. Coup de pub dans l'eau ?
    La pub et la rumeur se conjuguent, tout soudain, pour lancer ce roman picaresque d’un mystérieux auteur qui vivrait au fin fond du bush australien, à moins que ce probable pseudo ne dissimule un auteur anglo-saxon à succès ? Ce qui est sûr dans l’immédiat, c’est que Callisto de Torsten Krol se lit allègrement et d’une traite, dont on voit quel film épatant il ferait, mais déjà ce trait marque à la fois la dynamique de la chose et ses limites.

    On annonce crânement un nouveau Salinger, mais ce n’est pas la première fois, et ça n’a pas plus de pertinence que les précédentes. On pourrait dire aussi qu’il y a là-dedans de la vitalité malicieuse à la Mark Twain ou de la causticité grinçante à la John Kennedy Toole, mais ces comparaisons à n’en plus finir sont aussi vaines et convenues que les sempiternels vivats de celui-ci ou de celui-là, genre « c’est le roman de l’été » ou «l’auteur le plus prometteur de la nouvelle génération ».
    Le protagoniste de Callisto est une espèce de Candide américain du genre géant cool (il fait 1 mètre 90 et s’exprime lentement quoique sûrement), dont le nom d’Odell Deefus fait s’étonner chacun qu’il ne soit pas noir. A vingt-deux ans, il a lu seize fois Jody et le faon qui résume à ses yeux ce qu’il faut penser de la vie et de ses vicissitudes, de l’amitié, de l’amour et de tout le bazar. Les divers petits métiers qu’il a exercés jusque-là après avoir raté ses études et quitté son ivrogne de père ne lui ont guère convenu, aussi a-t-il résolu de s’engager dans l’Armée américaine pour combattre les « islamites » en Irak et glaner ainsi quelques médailles nécessaires à son prestige personnel auprès des jeunes filles. Sur le chemin du bureau de recrutement, à Callisto (Kansas), à bord d’une Chevy Monte Carlo de 78 pourrie, une première escale forcée dans une cahute habitée par un garçon de son âge taiseux, farouche et visiblement islamophile, va l’entraîner dans une suite de péripéties qui le retiendront en Amérique profonde. Il y  rencontrera divers types éminemment représentatifs après avoir malencontreusement refroidi son hôte qu’il soupçonne de lui vouloir du mal : du télévangéliste en Cadillac qui le prend pour celui qu’il a assommé et le presse de revenir à la seule vraie foi, à la sœur du pauvre Dean, gardienne de prison jouant les mules de dope et dont il s’amourache, en passant par un inspecteur retors et un sénateur néo-conservateur, entre beaucoup d’autres que l’auteur excelle à portraiturer.
    L’ambiance est à la paranoïa sécuritaire et à la collusion des conservatismes, sur fond de beaufisme et de corruption, et l’on s’amuse bel et bien à suivre l’équipée du charmant ahuri, combinant les ressorts du polar et de la satiriqe. C’est frais, vif, talentueux, mais est-ce un grand livre pour autant ? Disons plutôt : de la belle ouvrage de pro, comme il s’en fait et s’en fera sans doute de plus en plus, relevant du « coup éditorial » plus que de l’œuvre à suivre. Si le souffle et les astuces du conteur y sont assurément, l’écriture reste quelconque, que le traducteur Daniel Bismuth tire vers un négligé « djeune » encore moins convaincant.
    A l’instant d’investir les têtes de gondoles des librairies francophones, Callisto est annoncé en parution simultanée aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie et en Angleterre, et les éditeurs ne manquent pas de faire mousser le « mystère » entourant l’identité de l’auteur. Mais y a-t-il vraiment de quoi se passionner ?
    medium_Callisto.jpgTorsten Krol. Callisto. Traduit de l’anglais par Daniel Bismuth. Buchet-Chastel, 476p.

  • Kids latinos

    Clark1.jpg
    Wassup rockers de Larry Clark. Quand Houellebecq se trompait de cible...


    La suite de constats que Larry Clark a établis, de Kids à Billy et de Ken Park à Wassup rockers, sur les youngsters américains et leurs tribulations dans les zones plus ou moins sinistrées de la société contemporaine, se constitue en fresque acide, à la fois affectueuse et polémique, amère et lyrique. D’aucuns, à commencer par Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île, ont taxé le réalisateur rebelle de complaisance dans sa façon de filmer les ados, comme si l’attention qu’il portait à tous les aspects de leur vie en faisait un pervers, ou comme s’il était a priori du parti des «jeunes» contre les «vieux». Or s’il est vrai que Larry Clark n’est pas neutre, et non moins évident qu’il aime les gamins qu’il observe, il me semble que c’est un bien mauvais procès qu’on lui intente. A ceux qui lui reprochent d’accuser le trait, notamment dans Ken Park, on peut répondre que la société qu’il observe n’accuse pas moins le trait, si l’on peut dire, et qui connaît un peu les States (où nous vivons d’ailleurs de plus en plus nous-mêmes) ne peut que retrouver, dans ses films, le mélange de cauchemar climatisé et de griserie suave, de facilité toute lisse et de violence brute, d’ennui hagard et de conformisme lancinant qui font que beaucoup pètent les plombs, comme on dit.
    Les kids latinos de Wassup rockers sont tous de braves garçons, qui n’aiment rien tant que se griser de vitesse sur leurs rollerskates lancés le long des rampes bien larges ou bien pentues des collines de Beverley Hills. Ce n’est pas à vai dire leur quartier, même qu’ils en ont été chassés à plusieurs reprises, ces ratons échappés du ghetto de South Central où l’un des leurs vient de se faire flinguer en plein jour on ne sait pourquoi, probablement pour une affaire de drogue, ils se signent en bons cathos quand ils se recueillent en passant sur sa tombe, ils fréquentent le collège où les relations avec les blacks sont aussi «limites» qu’avec les blancs nantis, enfin ils se défoulent en jouant un rock fait de vociférations de chiens fous.

    L’entrée en matière est un peu flottante, comme leurs cheveux et leurs jeans, mais la tension monte après que les compères, allumés par un flic suintant de mépris (comme tout le monde semble l’être dans les beaux quartiers à l’endroit des Latinos, sauf celles et ceux qui ont envie de s’en «faire» un) se mettent à fuir dans le dédale inextricable des propriétés friquées, tombant d’une party surfine à une autre et se mêlant plus ou moins aux noceurs avant de poursuivre leur folle cavalcade. Celle-ci ne va pas sans dommages collatéraux, une grande folle tordue et une beauté cuitée resteront sur le carreau avant qu’un des kids ne se fasse tirer comme un lapin par un vieux crocodile à la Charlton Heston, mais ces morts ne pèsent pas beaucoup plus lourd que les victimes quotidiennes des gangs, à South Central, où la vie dangereuse continuera demain pour les rescapés.
    Dans la foulée, comme un symbole physique d’une situation générale à laquelle se confrontent aujourd’hui les States, on retiendra la scène tendre et si parlante du dialogue entre deux mondes que vivent tel loulou à longs crins, déjà torse nu, et la jolie fille de milliardaire qui l’a attiré dans sa chambre-bonbonnière toute rose, lui bien pataud avec ses mots de pauvre et elle genre Barbie Hilton cherchant à comprendre comment on vit «là-bas» dans le ghetto - tout cela baigné de sourires doux et de gestes câlins, en éclaircie apparente où le malentendu est cependant perceptible dans sa pleine réalité, à fleur de peau.
    Cela encore: que les kids latinos de Wassup rockers jouent tous leur propre rôle, comme les blousons noirs des Cœurs verts, ce film typique du cinéma-vérité français des années 60, dont Larry Clark relance la pratique à sa façon, dans une forme à vrai dire plus élaborée, plus dramatique, politiquement plus chargée de sens et traversé par un souffle lyrique qui en compense la désespérance.

  • La Femme du vent

     littérature,poésie

    En mémoire de Katia.

    La très vieille dame au masque d’Inuk me rejoint sur la terrasse de bois de la pension Bella Vista, et voici qu’elle me parle sans me regarder.

    - Je n’aspire plus maintenant qu’à me dessécher. Je viens ici la nuit où seul le vent me caresse encore, mais c’est à la lumière que j’aimerais que les dieux vivants me purgent de mes dernières humeurs. Bientôt je n’aurai plus de bile. Mes larmes sécheront. Toute mon eau sera bue par le ciel incandesent mais je continuerai de vivre comme en transparence, je serai comme ces arbres centenaires  dont il ne reste plus que le réseau de veines durcies sur lequel s’est tannée une espèce d’ultime membrane de vieux cuir de momie. C’est le mot. Cependant je serai, moi, d’avant l’Egypte et l’écriture.

    Tandis qu’elle parle, le vent de Midi s’est levé; et parce qu’elle ferme les yeux je ne suis plus là que pour pour lui faire écho par delà les eaux sombres. Elle gémit encore un peu sous la caresse, puis sa plainte devient chant.

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le sacre des instants


    Rencontre avec Alain Cavalier.Cette année, le Sesterce d'or Prix Raiffeisen Maître du Réel sera décerné au réalisateur français Alain Cavalier, en hommage à l'ensemble de sa carrière. Y seront présentés, en première mondiale ses Six Portraits XL durant le Festival Cinéma du réel, du 21 au 29 avril 2017!

    L’homme est la seule créature, consciente de ses fins, qui éprouve le besoin de noter ce qui lui arrive au jour le jour, comme pour conjurer sa disparition. La démarche d’Alain Cavalier dans Le filmeur évoque d’ailleurs, à tout moment, ces sentiments élémentaires que sont la peur de la nuit, l’angoisse face à la maladie ou la mort, autant que l’émerveillement devant la nature ou la simple joie d’être au monde, tels que l’homme de Lascaux les a probablement ressentis.
    C’est chez les Cavalier, à Paris, dans une pièce tapissée de masques d’animaux et d’affiches de films, que Françoise Widhoff, épouse du réalisateur et collaboratrice de l’ouvrage, dont elle est en outre une figure omniprésente, nous a projeté Le filmeur, qui se déroule en partie en ce lieu même.

    Après cette immersion dans une vie entièrement dévoilée, quoique toujours pudique, Alain Cavalier nous a rejoints, qui passe toutes ses matinées du côté d’Aubervilliers à filmer, à présent, un homme de cheval en la personne de Bartabas. A nos pieds se dandinait la petite poule de soie noire qu’on voit dans Le filmeur, comme si la vie captée par les images poursuivait son cours «hors champ» alors que, dans un reportage photographique qu’elle tenait en mains, Françoise Widhoff (qui découvre au cours du film son ascendance ukrainienne et juive) nous montrait un petit cheval à sept pattes victime de la contamination de Tchernobyl…
    Or Alain Cavalier détaillait maintenant l’origine de sa démarche: «J’ai toujours été porté à noter ce qui me semble le propre de la vie qui va, détail émouvant ou cocasse, qu’il me semblait intolérable de laisser se perdre, et que j’ai longtemps capté par l’écriture. Ensuite, avec l’usage de la caméra numérique, cette ressaisie s’est inscrite dans ma pratique de cinéaste, dès l’époque de Thérèse».
    C’est en effet au cours des essais préparatoires de Thérèse, qui a marqué un tournant dans sa carrière, qu’Alain Cavalier a découvert un type de relation, entre filmeur et filmé, qui devait l’amener à sa nouvelle méthode, telle qu’elle se développe dans René ou la magnifique série de ses portraits de femmes au travail. Ainsi a-t-il passé, sans le moindre regret insiste-t-il, et sans retour envisagé, d’un cinéma traditionnel, avec acteurs et équipe de tournage, à une pratique radicalement simplifiée, du point de vue logistique, mais qui lui permet d’aller à la pointe extrême de son expression poétique.
    «La seule loi absolue que je m’impose, dans ma façon de faire, est le son direct. Je ne suis pas encore tout à fait satisfait de ma façon de parler en même temps que je filme, mais le collage ou la retouche sont exclus».
    La grande beauté, jamais esthétisante, et les surprises constantes, l’humour irrésistible aussi du Filmeur tiennent d’ailleurs à cela: que l’image et la parole «dialoguent» en vivant contrepoint. Diverses séquences, à commencer par la scène de la mendiante voilée de noir se tenant littéralement à plat ventre sur les Champs-Elysées, puis fonçant sur le filmeur, semblent construites, alors qu’il n’en est rien.

    «Ma seule ruse, en l’occurrence, a été de filmer cette mendiante, que je soupçonne d’être une lépreuse, en la cadrant de profil. Ensuite, quand elle m’a repéré, je me suis éloigné pour la recadrer de face, au téléobjectif…»
    De telles «prouesses» sont pourtant rares dans Le filmeur, alors qu’y foisonnent les tableaux en mouvement, au fil d’une véritable mélodie de plans. «Le cinéma est cela même à mes yeux: c’est le passage d’un plan à l’autre. En outre, par rapport à l’écrit et donc aux mots, je crois que cet art est qualifié pour dire le réel de l’instant et le magnifier à sa façon. Si vous dites le mot pluie, vous imaginez un phénomène général. Tandis que la pluie du film, fusillant le bambou que vous voyez là, est une pluie unique, si j’ose dire…»
    Uniques aussi: le visage de son père mort; la voix de sa mère hors champ dans la lumière belle, qui chantonne le prénom de son fils ou se rappelle ses moments de bonheur; le sourire de sa femme revenant d’endoscopie dans un bistrot plein d’animation; son propre visage défiguré par la troisième opération d’un cancer de la peau; l’ oraison funèbre qu’il improvise dans les toilettes d’un café à son ami Claude Sautet; ce que nous vivions lorsque tous nous avons appris l’attentat du 11 septembre; enfin la «petite aube aux doigts de rose» de certains éveils, et tant d’autres  «uniques» instants que Le filmeur sacralise…


    La série des Portraits de femmes réalisés par Alain Cavalier est disponible en DVD.

  • Le voyageur émerveillé


    medium_VernetD.JPG


    Lettres de voyage de Thierry Vernet

    C’est une somme épistolaire épatante de fraîcheur, par son écriture, et du plus grand intérêt documentaire, à divers titres, qui vient de paraître sous le titre peu convaincant de Peindre, écrire chemin faisant, réunissant les lettres envoyées à ses proches par le jeune peintre genevois Thierry Vernet tout au long du périple qui le conduisit, avec son compère Nicolas Bouvier, de Yougoslavie en Afghanistan via la Grèce et la Turquie, l’Iran et le Pakistan. La première de ces missives (parfois de plusieurs pages) est daté du 6 juin 1953 à Graz, et la dernière du 20 octobre 1954 à Kaboul.
    medium_VernetC.JPGAu commencement, le jeune Vernet (il a vingt-six ans et laisse une fiancée à Genève, prénommée Floristella) voyage tout seul en Croatie puis en Bosnie, jusqu’à l’arrivée de son ami « Nick » qui le rejoint à Belgrade en juillet. D’emblée, cependant, se manifeste un don d’observation et d’expression qui rompt pour le moins avec la gravité calviniste, évoquant tantôt Cingria par sa fantaisie et la découpe de sa phrase, ou Vialatte par sa faconde cocasse et son bon naturel. S’il lui faut bien quelque temps pour larguer vraiment les amarres (la moindre lettre des siens est attendue avec fébrilité), c’est ensuite avec une curiosité et un enthousiasme de (presque) tous les jours qu’il découvre les lieux et les gens, vivant autant qu’il peint et écrivant pour le revivre en le racontant. Son mot d’ordre est vite trouvé : « Le secret du bon moral : SORTIR DE SOI-MÊME », écrit-il ainsi avec son solennel humour. Et de fait, le contact avec les gens, l’observation du monde, l’aquarelle ou ces lettres, tout le porte à sortir de la contention solitaire.
    Par ailleurs, Thierry Vernet n’est pas qu’un peintre qui écrit : l’expression, naturellement « littéraire », quoique spontanée, souvent familière (il multiplie les genevois « c’est bonnard ! »), est à la fois élégante et très précise, originale, consciente d’elle-même aussi : « Ce grand voyage sera un peu comme un roman passionnant dont le début est difficile. Chaque page tournée, chaque jour passé m’engage un peu plus dans l’action. Persévérer. » Et plus il écrira, meilleur écrivain il se révélera au fil des mois, avec des pages d’anthologie évidemment en « prise directe » sur les péripéties du « grand voyage ».
    medium_VernetE.JPGDe ce grand voyage, on connaît le récit quintessencié que représente L’usage du monde de Nicolas Bouvier, devenu le « livre culte » de beaucoup de voyageurs contemporains. A cet ouvrage combien stylisé, décanté à travers les années et travaillé, tenu et contenu, les lettres de Thierry Vernet apportent aujourd’hui comme un double radieux et profus ; bien plus qu’un « témoignage » qui resterait en somme secondaire : un complément d’une incomparable générosité de couleurs et de saveurs.
    Cela étant, on n’aura pas le mauvais goût d’opposer ce corpus monumental (qui eût d’ailleurs gagné à être élagué) au « classique » de Bouvier, n’était-ce que par respect de la belle amitié constamment réaffirmée des deux compères. Chaque livre est unique, et celui de Thierry Vernet fait figure de révélation. Bonheur de lecture !

    Thierry Vernet. Peindre, écrire chemin faisant. Illustré de nombreux dessins. Précédé du texte d’une conférence de Nicolas Bouvier prononcée à Tabriz au vernissage d’une exposition de son ami, sous le titre Voyager en peignant. L’Age d’Homme, 708p.

  • Du rester-partir au pleurer-rire


    medium_Mangangu.jpgRETOUR AU CONGO Kinshasa. Carnets nomades. Le récit lyrique et panique de Bona Mangangu

    Si les étonnants voyageurs dont les pages sur l’Afrique ont fait date (à nos yeux en tout cas) sont le plus souvent occidentaux, du Polonais Richard Kapuscinski à la Néerlandaise Lieve Joris, entre autres, le premier intérêt des Carnets nomades du peintre et écrivain Bona Mangangu tient à cela que c’est un fils du pays (né en 1961, en plein mouvement d’émancipation) qui évoque ce qu’est devenue sa ville natale de Kinshasa où il fait retour, une vingtaine d’années après l’avoir quittée. Désormais installé dans le Haut-Languedoc dont la nature lui rappelle parfois celle de son enfance, quand son père lui nommait chaque plante qu’il découvrait, l’artiste passionné de littérature et de musiques de partout, occidentalisé et pratiquant la langue française en poète et en homme de culture, revient pourtant chez lui « à hauteur d’enfance », avant d’affronter la déchirure de ses vingt ans.
    Dès les premières pages, en flamboyante ouverture, avec un mélange de somptueux lyrisme accordé à la splendeur du crépuscule congolais et la conscience immédiate de ce que plombe aussi ce ciel, estimé « traître » par les humiliés et les offensés, Bona Mangangu marque une opposition violente qui va scander la suite poético-polémique de son parcours tenant à la fois de la quête d’identité et du reportage, de l’effusion « magnétique » et de l’amer constat dont un des thèmes récurrents est l’injustice faite aux enfants de la rue et au sous-prolétariat des quartiers-poubelles.
    Rien pourtant ici de la déploration convenue ou de la dénonciation fondée sur des certitudes. Certes les «voleurs d’espoir » sont illico pointés, mais à la rage se mêle cette image candide : « Tout est encore présent dans mon esprit comme ce brusque chuchotis du ruisseau révélé par un saut de lapin traqué au lance-pierre ». Les profiteurs et les nouveaux riches, les bandits et les voyous sont là, les « sangsues politiques » ou les marchands de foi roulant en Mercedes, mais « la vie ici, malgré les souffrances insoutenables, est une œuvre d’art ». De l’école « gardienne » aux bonnes volontés éparses des ONG, des artisans-artistes réinventant la beauté avec des riens au vieux sage disparu dont la mémoire transmet encore les secrets du savoir-survivre, un courant d’espoir, aussi méandreux, lent et profond que le fleuve Congo, se laisse percevoir dans ces pages généreuses et tourmentées, où l’amour et la lucidité, le passé retrouvé et l’acceptation de ce qu’on est fondent une plus juste lecture de la réalité, préludant à de nouvelles solidarités.
    Bona Mangangu. Kinshasa. Carnets nomades. L’Harmattan, 136p.

     

  • La dernière transe de Charles-Albert

    littérature
    Ce jour des morts, je repensais à la dernière visite de Georges Haldas à Charles-Albert Cingria, telle qu'il me l'a racontée l'autre jour. Entretemps, j'ai retrouvé par hasard ce poème du Couteau dans la plaie qui l'évoque également.


    PETIT ADIEU A
    CHARLES-ALBERT CINGRIA


    Je t'ai vu sous un masque
    assez triste
    et c'est cela la mort
    ce noir passage
    Hier encore tu faisais
    sur la Suisse et la vie
    des mots légers
    vertigineux
    parlant de la frontière
    des beautés d'Annemasse
    avec son air miteux
    de quatorze juillet
    criblé par le soupir des gares
    Et la campagne aussi
    te retenait longtemps
    avec ses beaux raisins
    son coeur lointain qui bat
    sous les feux de l'automne
    Toi qui aimais la vie
    les gares et les locomotives
    et avais l'ironie
    d'un monarque enfantin
    Te voilà bien sombre
    allongé aujourd'hui
    pour une longue nuit
    avec un air énigmatique
    de Cromwell fatigué
    G.H.

    Cela se passe donc en août 1954. Il fait, à Genève, une chaleur étouffante. Haldas est accompagné de son ami Walter Weideli. Dans la crypte de Saint-Joseph, Cingria repose les mains jointes sur la poitrine, l’air monumental, comme sculpté dans le marbre. Or, ils le regardent en silence depuis un long moment, quand le mort se met à remuer: à la stupéfaction des deux compères, il tremble de tout son long. Sont-ils victimes d'une double hallucination ? Ou bien y aurait-il du miracle dans l'air ? Weideli, un grand diable sec à l'âme de mécréant, se penche sur le cercueil pour en avoir le coeur net; et le gisant de frémir une fois encore comme une larve d'insecte cherchant à se dégager de sa chrysalide. Alors Haldas de filer à la recherche du sacristain, qui s'en vient bientôt rassurer les deux effarés, jurant ses grands dieux que le mort l'est bel et bien, mais qu'il subit pour l'instant des pertes d'eau. A cet effet, une cuvette repose d'ailleurs sous le catafalque.

    (2 novembre 1973)


    C'est à Cingria que je suis redevable d'avoir un jour accédé à mes propres musiques; et maintenant encore je n'ai qu'à lire telle ou telle de ses phrases pour réintégrer aussitôt mon état chantant:
    “Je me réjouis, demain, parce que c'est dimanche”.
    Il y a là bien plus que de la fantaisie ou que de ce plaisant farfelu qu'on salue d'un air amusé: toute une formidable énergie poétique qui fuse du tréfonds.

    littérature
    Avec Charles-Albert on se sent au matin de la Création: partout on est chez soi et comme délivré du temps, au présent absolu. C'est une joie, ou plutôt c'est une jubilation, comme une joie mise à bouillir, et c'est un chant qui répand en nous sa jouvence.
    S'il ne parle à peu près jamais du mal courant dans le monde ni ne se plaint non plus de ses pauvres maux, ce n'est pas qu'il s'aveugle ou que les tribulations lui soient épargnées, mais c'est que la célébration le requiert avant tout, et le lui reprocher serait aussi vain que de faire grief à Job de n'être pas le Psalmiste.
    Or il me suffit de regarder une phrase de Cingria pour me sentir mieux. Il en va comme d'une idée d'apéritif ou de bain turc - rien que de voir ces mots écrits me fait du bien:
    “Et ensuite ? Ensuite il se passe que le terrain se refait plat, et l'on remonte sur son engin. Il n'y a plus dès lors d'obstacle à faire une moyenne, fort agréable vitesse. On dépasse une gendarmerie, on dépasse un élevage de chiens, quelques cloches à melon qui luisent noblement dans le soleil de cinq heures. Et puis il y a une descente, jusqu'à un torrent et un pont. Je crois que c'est une frontière de rossignols, cet endroit, car on ne peut s'empêcher de prendre pied pour rendre hommage à un concert d'oiseaux si impressionnant.”

    medium_Passions.jpgCette évocation est extraite des Passions Partagées, recueil de carnets paru en 2004.

  • Jean Genet magnifié

     


    LittératureLittérature
    « Si vous savez fouiller dans l’ordure, que j’accumule exprès pour mieux vous défier et vous bafouer, vous y trouveriez mon secret, qui est la bonté » (Jean Genet)


    « La chasteté est moins l’abstinence que la grâce de laisser tout ce qu’on touche d’une pureté de neige : la surnaturelle impossibilité de souiller la vie quoi qu’on fasse », écrit Lydie Dattas au moment d’aborder la genèse du plus beau livre de Jean Genet, Miracle de la rose, constituant la transmutation poétique de son séjour au bagne d’enfants de Mettray.
    « Genet, poursuit Lydie Dattas, macérait en prison quand il apprit que le détenu de la cellule voisine avait été enfermé à Mettray à l’âge de douze ans. S’éprenant de l’ange de sa jeunesse il lui ouvrit les portes d’un second livre, Miracle de la rose. Plaçant celui-ci sous la garde de Saint-Just, il mit en exergue sa proclamation de dieu guillotiné : « Je défie qu’on m’arrache de cette vie indépendante que je me suis donné dans les siècles et dans les cieux ». Puis à l’intérieur du reliquaire de son livre, enveloppé dans la panne de velours de ses mots, il déposa le plus tendre de son cœur. Se souvenant des grands marronniers de la Colonie, il recueillit leurs fleurs roses dans le tablier de ses phrases ».

    Littérature
    On a ici un échantillon de l’écriture de Lydie Dattas, qui recompose une saisissante figure de Genet dépouillé de ses oripeaux de poète maudit et de ressentimental retors pris quelque temps au piège d’une gloire équivoque et qui s’en dégagea finalement pour gagner son désert et rejoindre son idéal d’enfant perdu, résumé par le mot de bonté.
    Un Ange de Bonté, ce voyou sulfureux des lettres qui coupa de peu à la relégation perpétuelle et dont les livres célèbrent les vertus inversées de l’érotisme homosexuel, du vol et de la trahison ? Le paradoxe paraît énorme, et d’autant plus que l’officiante use souvent d’une rhétorique fleurant sa Légende dorée, mais le pari de cette interprétation se tient, qui révèle le Genet primordial, l’enfant abandonné par sa mère et puni par la société pour cela même, le gosse recueilli contre espèces sonnantes et rejeté une seconde fois par sa mère nourricière à l’âge de servir dans les fermes, le « petit délicat » à l’extrême sensibilité, l’adolescent angélique amoureux des prairies et du ciel, le Genet aux yeux couleur de myosotis chassé de son vert paradis d’Alligny et qui y reviendra de loin en loin, traînant partout cette nostalgie d’exilé qu’il sublimera en rendant aux plus démunis que lui ce qu’il n’a jamais reçu.
    En odeur de sainteté l’auteur de Pompes funèbres, de Querelle de Brest et du Balcon ? Ce n’est pas ce que prétend Lydie Dattas. Mais l’évidence n’est pas moins là que ses messes noires, de bars en bordels, et sa charge féroce de toutes les Institutions et Fonctions établies, du juge de Notre Dame-des-Fleurs aux hiérarques du Balcon, n’excluent en rien une part plus secrète et profonde du Genet lecteur de Dostoiëvski dont maints aveux illustrent une aspiration christique, et ses errances politiques participeront elles aussi de ce ralliement au dernier des parias, des Black Panthers au peuple palestinien.
    « Avec les Palestinien, relève Lydie Dattas, Genet crut trouver les pauvres de l’Evangile : si le royaume des cieux est l’endroit où sont accueillis les misérables de toute sorte, le bidonville en était peut-être l’antichambre ». Et l’auteur de rapporter cet épisode digne de Bernanos : « Un jour de ramadan, à Ajloun, Genet rencontra un jeune homme nommé Hamza, qui l’amena chez lui où il vivait avec sa mère, âgée d’une cinquantaine d’années. Le jeune homme présenta Genet : « C’est un ami, c’est un chrétien, mais il ne croit pas en Dieu ». La mère répondit aussitôt : « Alors, puisqu’il ne croit pas en Dieu, il faut que je lui donne à manger ». Sous le tranchant de cette parole, le sobre ciel de Palestine s’ouvrit en deux, comme un rideau de soie bleue derrière lequel s’avança, rayonnante de compassion, la pietà de bois d’Alligny.
    « Ce n’était pas la première fois qu’un être humain accueillait Genet, mais personne n’avait encore aussi simplement déchiré le ciel, avec les rouleaux de ses lois écrites, pour venir à lui. Sourd aux roulements de tambour des dogmes, Dieu était quelqu’un qui enfreignait ses propres lois pour vous donner à manger. Parce que ce geste venait d’une mère, le matricule 192.102 retrouvait enfin une place parmi les hommes. A son cri silencieux, la Palestinienne venait de donner la réponse humaine dont il désespérait depuis toujours. »
    Ce qu’il y a de très beau et de juste, de profondément vrai dans ce livre à la fois radieux et pur de toute jobardise intellectuelle, qui réordonne toute l’œuvre dans la lumière candide de Miracle de la rose, rejoignant d’ailleurs le jugement implacable du poète sur ses propres livres, c’est que Lydie Dattas révèle le noyau pur de ce grand écrivain dont le testament reste en somme non écrit, gravé dans le cœur de ses protégés ou dispersé entre le sable et les étoiles, la mer et le ciel.

    Littérature
    Livre de bonté et de beauté que La chaste vie de Jean Genet, à la mémoire d’un homme sauvé par son désir de beauté et de bonté.
    Lydie Dattas. La chaste vie de Jean Genet. Gallimard, 215p.

    Portrait de Jean Genet, par Alberto Giacometti. Tombe de Jean Genet.

  • Médium des ténèbres

    Soutter77.JPG
    En lisant Le Chasseur de Têtes, de Timothy Findley.


    Les pouvoirs magiques du romancier sont souvent réduits à moins que rien dans la littérature contemporaine, tandis qu'ils se trouvent réinvestis dès la première page du Chasseur de Têtes, à la faveur d'un événement redoutable. Le lecteur y apprend en effet que le fameux Kurtz, héros d'Au Coeur des Ténèbres - fascinant récit de Joseph Conrad qui inspira Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now, où ledit Kurtz est incarné par Marlon Brando - s' échappe de la page 181 du livre qu'est en train de lire la bibliothécaire schizophrène Lilah Kemp, une «spirite aux pouvoirs considérables mais indisciplinés», tandis que la tempête fait rage dans les rues de Toronto.
    Dans la foulée, nous ne saurions trop nous étonner du fait que Rupert Kurtz réapparaisse sous les traits d'un éminent psychiatre régnant sur l'univers d'un institut de recherche en psychiatrie, maître occulte d'une véritable manipulation des êtres et des esprits (sans parler des fortunes qu'il capte pour financer ses menées de démiurge), pas plus que ne nous surprend l'apparition de Charlie Marlow, lui aussi «sorti» du récit de Conrad et qui enquêtera, en l'occurrence, sur les choses effrayantes qui se passent dans les coulisses de l'Institut Parkin qu'on pourrait dire l'asile d'aliénés de la société contemporaine.
    C'est, de fait, un voyage au bout de la folie (et donc au bout de la raison) que ce roman mêlant admirablement les observations les plus aiguës d'une peinture de moeurs enracinée (Toronto y est présent avec ses grandes familles friquées et déchirées par la haine à la manière de Dallas, ses artistes décadents et ses clubs de débauche très smart, ses paumés de tous niveaux sociaux, mais aussi son architecture et ses espaces, son brouillard jaune et ses ravins lugubres) et les composantes d'une plus vaste fresque évoquant la dérive des sociétés dites les plus évoluées vers leur autodestruction. Dans la même poussée, le roman accumule les notations hallucinantes d'une plongée au coeur des ténèbres de la psychologie humaine, qui débouche sur une réflexion morale des plus actuelles.
    Jusqu'où ira l'homme dans son obscure volonté de puissance, et pourquoi éprouve-t-il le besoin de souiller les incarnations même de l'innocence? Telles sont les questions que nous nous posons à la lecture du Chasseur de Têtes, notamment, en traversant tel laboratoire d'expériences sur des animaux où le sentiment d'horreur est rendu comme à l'état pur, au-delà de toute sensiblerie, en parcourant les salles d'un établissement psychiatrique réservé à des gosses ou en découvrant, avec Marlow, tel réseau de réalisateurs de snuff-pictures, ces photographies de mises à mort d'enfants où le plaisir sexuel, la torture et la mort trouvent leur accomplissement abject et lucratif...

    Timothy Findley n'a pas attendu l'affaire Dutroux, et les multiples tragédies contemporaines impliquant des viols et des meurtres d'enfants, pour intégrer ce thème dans Le Chasseur de Têtes. Au demeurant, ce n'est là qu'un des «cercles» de l'enfer exploré par l'auteur-médium dans ce roman hanté par de nombreux personnages zigzaguant sans discontinuer d'une fiction à l'autre.
    Voici par exemple Emma Berry, qui s'est refait un prénom à la lecture de Madame Bovary, et qui traîne sa mélancolie nymphomane dans une limousine à silhouette de grande baleine blanche, voici Amy Wylie la poétesse aux oiseaux dont la «folie» paraît tellement moins monstrueuse que la «raison» du Dr Shelley, expérimentatrice glaciale à laquelle la Science semble tout permettre, voici les réincarnations de Pierre Lapin ou de Gatsby le Magnifique, ou encore de telle romancière qui a bien connu Dickens et communique avec Lilah Kemp par voie spirite, ou enfin, comme une présence obsédante, voici les Escadrons M sillonnant les rues de Toronto à la chasse des étourneaux porteurs du virus de la sturnucémie, ce nouveau sida dont on apprendra finalement qu'il participe lui aussi d'une manipulation démoniaque...
    Or, ce qui saisit le plus, à la lecture de ce roman comme saturé par l'horreur, est la poésie étrange et la lancinante tendresse qui s'en dégagent, les constantes ressources d'humour de l'auteur et la beauté de l'objet littéraire, d'une modernité profondément irriguée de savoir et de mémoire. Visionnaire comme l' était Conrad, témoin de l'innocence martyrisée (où les figures faulknériennes de l'enfant et du fou cohabitent avec celle de l'animal blessé), Timothy Findley pétrit à pleines mains la pâte d'une grande oeuvre contemporaine.
    Dès Le Dernier des Fous (Le Serpent à Plumes, 1993), son premier roman, évoquant le dernier été en enfance d'un garçon confronté à diverses destinées catastrophiques, nous avions flairé l'auteur d'envergure. Après Guerres (Le Serpent à Plumes, 1993), saisissante évocation de la première tuerie du siècle, et surtout avec Le Chasseur de Têtes, l'évidence de son génie littéraire nous paraît appeler la plus large reconnaissance.
    Timothy Findley, Le Chasseur de Têtes. Traduit de l'anglais par Nésida Loyer. Editions Le Serpent à Plumes, 1996. 570 p.

    Findley2.jpgPersonnage hors du commun
    Encore méconnu dans les pays de langue française, Timothy Findley est considéré, après la disparition de Robertson Davies, comme le plus grand écrivain canadien de langue anglaise.
    Né en 1930 à Toronto, dans le quartier chic de Rosedale, quoique de famille ruinée (son père était employé de banque, très porté sur la bouteille et la poésie), il fut d'abord acteur (Alec Guinness le fit venir à Londres, où il travailla notamment avec Sir John Gielguld et Peter Brook). Il continua, en 1957, à rouler sa bosse en Californie, vivant de petits métiers, avant d'entreprendre une oeuvre considérable d'auteur dramatique (cinq pièces), de romancier (neuf romans, dont six traduits en français), de nouvelliste, d'essayiste et de scénariste. Monument national au Canada, Timothy Findley est traduit en quinze langues. La complicité singulière avec le monde animal, qui transparaît dans ses livres, a une base existentielle avérée: il vit en effet avec quatorze chats, deux chiens, trois cents carpes japonaises et un rat musqué...

  • La gueule de Cendrars

    medium_Cendrars8.JPG

    Le regard de Doisneau
    La figure de Blaise Cendrars relève de la légende voire du mythe, pour ne pas dire du folklore littéraire (l’écrivain-bourlingueur, n’est-ce pas), au point que souvent ledit cliché risque d’occulter l’œuvre, rééditée chez Denoël dans une formule qui peut se discuter (l’appareil critique en est vraiment élémentaire) mais au moins accessible dans les grandes largeurs. Or le temps pourrait bien être venu de faire retour à Cendrars, à la fois au poète et au rhapsode en prose, à l’inventeur de formes et au mystificateur mystique reconstruisant le monde au fil d’un voyage essentiellement imaginaire et verbal, mais à partir d’un substrat d’expériences et de rencontres, de choses vues et vécues, d’objets trimballés ou contemplés qui donnent une épaisseur particulière à sa transposition poétique. Revenir à la Prose du Transsibérien ou aux Pâques à New York, à Moravagine ou à L’homme foudroyé, à Dan Yack ou au Lotissement du ciel : voyage fabuleux en perspective, avec un écrivain qui fut à la fois un grand vivant et un érudit lettré, un être simple et complexe dont la gueule seule nous raconte des tas d’histoires…
    La gueule de Cendrars, les mains du manchot (la droite se devine comme un bout d'aile invisible…), sa façon de se tenir, les gens avec lesquels il fraie, Cendrars fumant sa clope derrière un cactus, à sa table, à côté du bois pour l’hiver, avec un groupe de gamins gitans, dans une rue d’Aix-en-Provence, au soleil, dans la pénombre de la pauvre cuisine où il écrit dans une doublure de manteau à l’air de vieux sac : telles sont les images du poète que le jeune Doisneau, qui n’avait pas encore de nom, a fixées lors d’une première rencontre en Provence qui allait se prolonger, en 1949, avec un livre évoquant La banlieue de Paris, initialement paru à lausanne à l’enseigne de la Guilde du Livre.
    C’est une bien belle idée que de réunir ces photos de Doisneau, entre autres documents (lettres manuscrites, coupures de presse, chronologies des deux compères, planches des « contacts » originaux) dans ce superbe album, avec un commentaire liminaire de la fille du poète, Miriam Cendrars, qui « raconte » la rencontre de Cendrars et Doisneau (en octobre 1945) et détaille ce que chaque photo « raconte » elle aussi. Dans une évocation complémentaire de Doisneau la malice, Jérôme Camilly cite son ami photographe lui parlant de Cendrars : « Il avait un tel poids humain qu’il pouvait s’adresser à n’importe qui ». Cela même que disait aussi Henry Miller, juste avant de rappeler que chez Cendrars ce poids humain allait de pair avec la légèreté et le souffle de l’ange, Cendrars supervivant et poète…
    Doisneau rencontre Cendrars. Buchet-Chastel, 119p.
    medium_Cendrars40001.JPG

  • Vocabillard


    medium_PaintJLK29.2.JPG

    Académinable. - Se dit, chez les gens de lettres envieux ou non conformistes, de tout candidat à l'Académie.

    Ambiglu. - Substance physiopsychique indéfinissable, dont on ne saurait établir le genre non plus que la fonction, qui explique cependant certain état, ou qualité d'indétermination chez le sujet. "Où en est Dominique ? Va-t-il (elle) enfin se décider entre la jupe et le pantalon, ou marinera-t-il (elle) encore longtemps dans cette espèce d'ambigu ?

    Amorosité. - Etat de prostration lancinante que connaissent les jeunes gens en proie au malheur d'aimer.

    Amouroir. – Maison de retraite destinée aux séducteurs décatis et aux courtisanes chenues.

    Anarchevêque. – Dignitaire ecclésiastique prônant la libération sexuelle dans les couvents et les jardins d’enfants, l’abolition des dogmes et l’hostie à la mescaline.

    Barthouse. – Partie fine rassemblant de jeunes sémiologues et de vieux lotophages. Par extension: sauterie durant laquelle des individus des trois sexes échangent force propos sémiorotiques en toute alacrité ludique.

    Bigotoir. - Lieu clos dans lequel on entreprend de déligoter une dame des liens trop étroits de sa bégueulerie.

    Biseauter. - Embrasser, dans la langue du Moyen Âge. "Sa gente Dame étant de glace, il la biseauta".


    Boudisme. – Religion faite de bouderie et de quiétisme, où se sont réfugiés certains chrétiens déçus de leur Eglise.

    Bourdieusard. – Variété germanopratine et / ou provinciale du bondieusard, également signalée dans les universités d’Amérique du Nord et du Japon urbain.


    Chalumette. - Bergère pleine de grâce.

    Chaordre. - Etat dans lequel s'est trouvé le monde après que la première paire humaine eut fauté "Les événements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus. Le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l'homme habile, pour les faibles un abîme. Tantôt nous nous croyons au ciel, et tantôt en enfer. En réalité, nous sommes en plein chaordre." (Joseph de Maistre in Rien n'est à sa place)

    Chômerie. - Situation sociale endémique et perdurante de chômage et de mômerie.

    Confessoir. - Antichambre où les dames se déshabillent et se rhabillent avant et après la confessée.

    Courtoiseau. - Jeune gandin gourmé qui s'essaie à la séduction: "Où sont les gentils damoiseaux ?/ Gente saillies et joie passées / Plus ne voit -on que courtoiseaux / Enflant paroles compassées". 

    Crédole. - À la fois créole et crédule. "Toutes les femmes ont un charme spécial et particulier qui leur convient en propre. Pour Mahaut d'Orgel, c'est le charme crédole". (Raymond Radiguet)

    Crédulerie. - "L'oisiveté de certains peuples n'a d'égale que leur crédulerie". (Guizot, Le Protestantisme en Navarre)

    Crinoline (sainte). - Aux jours de sainte Crinoline, les femmes, entraînées dans un tourbillon de plaisirs, vont de bal en bal et de souper en souper, vivant vite,ne restant jamais chez elles, se donnant beaucoup. Hélas, quand la fête est finie, peu d'entre elles ont l'art de bien vieillir, cet art exquis d'achever de vivre à la façon des damnes de jadis qui, sages enfin, mais toujours coquettes, abritaient pieusement, sous la dentelle, les débris de leur beauté fanée et souriaient, doucement souriaient à la jeunesse dans laquelle elles retrouvaient les figures de leurs souvenirs.

    Croulettes (patins à) .- Escarpins munis de talons à ressorts et dispositif roulant, qui accélèrent les successions en régime monarchique. 

    Dandillero. – Jeune élégant de naissance bourgeoise, très soucieux de sa chère personne et poussant néanmoins le raffinement pervers jusqu’à faire croire, dans les salons où il fréquente, que rien ne lui importe tant que le sort des damnés de la terre.

    Dégauche. - Excès pendable dans la déliquescence égalitaire. Saturnales vérolutionnaires. "Le grand plaisir du dégauché est d'entraîner dans la dégauche" (André Gide, Mes Autocritiques, encore inédit). 

    Démophilie. - Maladie de langueur qui atteint les principautés exsangues.

    Égalitière. - Couche de paille grossière destinées aux joncherie de l'intelligentsia dégauchée.  

    Érotaille. - Libidinage prolongé, confinant au métier. "Monsieur vécut dans l'érotaille et mourut dans le cognac". (Saint-Simon, Mémoires apocryphes)

    Freudaine. – Ecart de conduite d’un genre à la fois ancillaire et scabreux, quoique sans conséquence connue.

    Frisqueton. - Archaïque. N'est plus usité que dans la locution: prendre un frisqueton. Chez les dames de l'entourage des reines: s'enrhumer en prenant son plaisir sur de la neige, ce qu'on appelle de nos jours un chaud-froid. "Le vieux Duc d'Alençon, averti de ce que sa femme s'estoit amourachée d'un postillon, feignit de se faire conduire aux eaux pour s'en retourner sitôt après et la surprendre. Mais elle,le devinant, s'en alla aux champs avec son amy au risque de prendre un frisquet on". (Le Nonaméron, scènes de la vie des provinces).

    Funébricité. - Lubricité inspirée par le voisinage des tombeaux.

    Funérailler. - Brocarder aux services funéraires.

    Gobiner. - Cultiver les différences, les inégalités, les cloisonnements; redresse les barrières de classes et de races.

    Groupustule. - Cellule pathogène du tissu social à laquelle est imputable partie du processus vérolutionnaire. Par extension: symptôme inflammatoire et purulent qui apparaît à la surface des sujets atteints de vérolution.

    Happy Fuel. – Appellation dont s’affublent les parvenus de l’or noir. « L’arrogance des ces happy fuel nous fait sourire de commisération, nous autres, quand la véritable aristocratie ne se chauffe qu’à l’antique bûche ». (Mémoires de Monsieur du Foyer).

    Informer. - Rendre les populations informes et leur ôter toute jugeote personnelle par contamination massive de l'opinion. 

    Kafkan. – Grand manteau d’ombre.

    Lacancaner. - Se dit d'une façon de clabauder en termes à la fois précieux et obscurs, dans les milieux où se distille le snobisme intellectuel.

    Laitudiant. - Variété de légume qui pullule sans croître dans les démocraties avachies par le bien-être.

    Lapidonder. - Redoubler de lapidité. ""En lisant les Philippiques, le roi de Macédoine disait à ses courtisans que ses cailloux l'auront fait lapidonder" (Plutarque) 

    Larmiller. - Garder les yeux humides afin d'en obtenir plus d'éclat séducteur. "Elle (la Reine) larmillait à tout ce qu'on lui disait, s'attachant le monde par ce procédé-là". (Perrault)

    Léninifier. – Endormir par de belles paroles. Dorer la pilule. Faire passer les lendemains qui déchantent pour des lanternes vénitiennes, etc.

    Luthernaire. - Lucarne si étroite qu'elle ne permet pas même de deviner la couleur diu ciel. "L'Eglise réformée, outre qu'elle doit s'élever sur une roche aride et darder vers les cieux un clocher tout sec de l'allure d'une trique, sans le moindre ornement, n'aura la toiture percée que de luthernaires afin que les fidèles s'exercent à distinguer le Bien du Mal dans la ténèbre. (Calvin, De l'esprit de clocher).

    Orgastule. - Cellule très rembourrée dedans quoi se laissent volontiers enfermer gentes dames et damoiseaux, tourbe rurale et patriciat tout emmêlés. "Jouxte la rivière estoit le beau jardin de plaisance; au milieu d'icelluy le beau labyrinthe et l'orgastule". (Rabelais, Comment estoit le le manoir des Thélémites)

    Pierrlotter: - Grelotter sur des mers inconnues.

    Pieuvrer. - 1) Violer après avoir ligoté solidement les quatre membre de la victime. "L'attirance des contraires entre si fort dans l'esprit humain qu'il n'est pas une femme, menue et gracile, qui ne rêve de pieuvrer un Hercule". (La Bruyère). 

    2) Sucer les pendus. "Pie III créa l'ordre religieux des filles de la Pie Oeuvre, chargées de consoler les condamnés, mais cet ordre tomba dans les relâchements que vous savez, dont nous vient le verbe pieuvrer". (Furetière)

    Pinochet. - Sorte de petit hochet en forme d'épingle grâce auquel l'empereur Domitien torturait ses esclaves.

    Pompoiseux. - Pompier dans le genre vaniteux, à un degré qui navre l'honnête homme. "Pour donner une idée du ton pompoiseux du prince de Kaunitz sans cesse en galanterie envers lui-même, il dit un jour à un Russe que je lui présentai: - Je vous conseille d'acheter mon portrait, Monsieur, parce que dans votre pays on sera bien aise de connaître la figure admirable d'un homme qui sait tout, s'entend à tout." (Prince de Ligne, Fragments)

    Pontifidence. - Défiance particulière à la cour de Rome.

    Pornicieux. - "Le Bienheureux Julien, celui-là même qui souffrit le martyre parmi les onze mille vierges, ne haïssait rien tant que les arguments pornicieux". (Voragine, La Légende dorée)

    Pornoir. - Vêtement d'intérieur ajusté, ordinairement de velours noir et brodé des scènes suggestives, parfois aussi ajouré en de surprenants endroits. "Elle était coiffée à la garçonne et vêtue d'un pornoir. Deux caméristes tenues en laisse par un nègre lui suçaient les doigts pour les effiler, et ses regards alanguis tournaient autour d'un vase imité de la Grèce antique". (Elémir Bourges, Venise toxique

    Prince-sans-rire. – Monarque souriant en permanence lors même qu’il se distingue par la rigueur souveraine de sa justice et de son gouvernement. Jules Renard, dans son Journal, donne un exemple démocratique de certaine mesure typiquement prince-sans-rire : « Au moment où le condamné a la tête dans la guillotine, il devrait y avoir un silence avant que le couteau ne tombe. Un garde républicain sortirait des rangs et remettrait au bourreau une enveloppe et celui-ci dirait au condamné : « C’est ta grâce » ! » Et il ferait tomber le couteau. Ainsi le condamné mourrait dans la joie ».

    Puteau. – Adolescent vierge encore, en lequel sommeille un gigolo.

    Putine. - "Oui, répondit Julie, avec cette grâce putine qui ne la quittait point". (Marcel Schwob, Julie jolie)

    Rococotte. - Courtisane aux atours tarabiscotés, et posant à la sainte flagellée de bonbonnière, qui se rencontre parfois, encore, dans certains salons de thé de province et, à l'étrat de représentation idéale, sur la jaquette des romans à l'eau de rose se distillant dans les kiosques du Levant.

    Sartrose. – Dégénérescence des articulations cérébrales de l’entendement diurne.

    Sauciologie (ou sotciologie). - Procédé de réduction culinaire des conflits sociaux.

    Sensuline. - Médicament qui fait palpiter les coeurs et s'animer les sens 

    Sodomythe. – Théorie nouvelle selon laquelle l’homoparentalité masculine serait une résurgence naturelle des pratiques arcadiennes décrites dans les mémoires perdus du Béotarque Epaminondas.

    Stucre. - Variété de stupre dans sa version édulcorée.


    Suceau, sucelle. – Jeunes gens qui ont encore un peu d’innocence.


    Théophobe. - "Elle était à ce point théophobe que de gros boutons verts lui venaient au nez si quelqu'un, devant elle, en arrivait à parler de la Vierge, voire de l'Enfant", (Marquis de Sade) 

    Torticoler. Séduire par des oeillades répétées quelque belle fidèle se trouvant derrière soi à l'office religieux. Torticoler ne doit être confondu en aucun cas avec le verbe torticuler, qui proprement signifie forniculer à l'instar de la tortue. Ainsi dira-t-on qu'Octave voulait torticuler, et non torticoler en compagnie de Cléopâtre, sans quoi sa mort ne ferait point sens.

    Turchidée. - Nom vulgaire de la Vanilla vallaca, petite fleur originaire de Transylvanie. La manière dont les pétales de la turchidée s'écartèlent sur sa tige rappelle les supplices infligés aux Infidèles par Baldus Dracula, grand Hospodar de Valachie.

    Tyranarchie. - Mode de gouvernement qui consiste à tout balayer d'autorité. Après leur séjour en Macédoine, les janissaires acquis à la tyranarchie firent de Constantinople une salade.

    Tolérance. – « Nous n’aimons rien de ce qui est rance ». (Monsieur de Rancé, confidences inédites).

    Urbanité. - "Il y a deux formes d'urbanité: celle qui creuse les distances et celle qui les diminue" (Ninon de l'Enclos).

    Valliconne. - Antonyme de monticule. Petit vallon aux ombrages imprégnés d'humidité.

    Ventripotence. - Gibet tout spécialement dévolu à la pendaison des ventripotentats.

    Vérolution. - Maladie honteuse affectant les sociétés. "Les meurtres juridiques, les entreprises hasardées, les choix extravagants, et surtout les guerres civiles fondées sur l'envie d'un chacun sont éminemment l'apanage des vérolutions (Joseph de Maistre, Propos de table d'un réactionnaire savoyard).

    Zanzibougre. - Athlète du libidinage à l'africaine.  

     

    Image: Le billard de Bilbao, aquarelle de JLK.

  • L’éternelle matinée

    Merline.JPG

    Une fois de plus je reviens, cette fin de matinée au Bateau ivre, dernier avatar du Maldoror relooké, à cette formule qu’on voudrait magique, jetée sur le papier par un poète de dix-huit ans , qui dit Je est un autre, et pour signifier quoi ?
    Je me dis aujourd’hui que l’éternelle matinée serait mon oraison de tous les jours à partir de cet instant : je ne serai plus jamais vieux, et ce serait comme un vœu de purification qui me verrait porter ma mère et la mère de ma mère et dire simplement la divine beauté du monde.
    Tu seras capable du ciel, me soufflait mon oncle Stanislas, un jour tu nous porteras, mais j’étais trop occupé à vivre entre seize et vingt ans, trop occupé de mon vieux Je de rebelle à la manque, griffant d’amour et me débattant, me jetant le défi de défier toute morale et me faisant honte alors que les miens baissaient les yeux. Or j’étais le nombre. Nous leur faisions honte à millions.
    Nous avions remplacé leurs tribunaux par les nôtres. Tribunaux du peuple, disait moi l’un, au dam de moi l’autre. Mais de quel peuple ? De quel droit ? Au nom de quelle vérité ?
    « Il ne faut jamais promettre d’œufs à deux jaunes », serinait notre mère-grand en sa vieille sagesse terrienne et moi l’autre lisait Senèque au bord d’une rivière tandis que moi l’un, bac en poche, prenait sa carte de la Jeunesse progressiste et rédigeait ses premières notes dans L’Avant-garde, que moi l’autre estimait d’une sécheresse de prône inquisitorial dont les mots, physiquement, lui faisaient mal.
    Moi l’un avait trouvé crâne de tapisser sa chambre du quartier de Oiseaux, d’où il s’impatientait de se carapater, d’affiches à slogans dont le premier clamait IL EST INTERDIT D’INTERDIRE, mais c’est moi l’autre qui prenait la tangente en suivant Jack Kerouac sur la route ou rejoignait Henry Miller au Louisiane du Quartier latin, où créchait aussi l’insouciant Cossery des mendiants orgueilleux. Moi l’autre souriait de voir moi l’un sécher à la lecture du Capital, tandis qu’il gravissait le Miroir d’Argentine avec quelque compère ou recevait Merline dans son atelier-clapier, dont il préparait le portrait au pastel en la regardant le regarder.
    La Jeunesse progressiste comptait un Robespierre, en la personne de son idéologue en chef Charles Ledru, parangon du militant de pointe et du travailleur intellectuel, selon son expression, qui ne comptait ni ses heures ni ses invectives, aussi tranchant en sa rhétorique que pouvait sembler romantique sa dégaine de vieil adolescent à longs cheveux et tendres bajoues. Ce qu’il lui manquait du muscle de Spartacus, Ledru le compensait par toute une gestuelle de ses mains potelées qui soulignaient, avec l’air de trancher ou de cingler, ses mots cinglants et tranchants que nous tous, au niveau du groupe, selon son expression, nous imitions en prononçant à notre tour force mots cinglants et tranchants que soulignaient nos gestes tranchants ou cinglants.
    Notre tribunal était sans merci. Sa vindicte se proportionnait aux iniquités du Système des pères que seule la Révolution abattrait. Ne pas se rallier à celle-ci revenait à collaborer avec les maudits paternels.
    Or jamais mon père ne m’avait imposé quoi que ce fût, trop intimidé probablement par la montée en force de notre arrogance, et moi l’un le lui reprochait confusément tandis que moi l’autre l’observait lisant Ramuz ou fermant les yeux à l’écoute de Jean-Sébastien Bach (typique fauteur d’évasion clérico-musicale, selon le jugement de Ledru), mais jamais je n’eus le cœur de lui assener aucun réquisitoire, non plus qu’à mon frère infoutu, semblait-il, de réfléchir jamais.
    Mon frère était, bien plus que nous tous, du côté des ouvriers et du travail. Mon frère apprenait un métier. Mon frère se gaussait doucement de mon front plissé, me reprochant parfois de parler comme un livre, et c’était vrai: j’invoquais le Réel, selon Marx, et je disais : comme disait Marx. Ma mère me demandait timidement, même suppliante un peu, ce qu’il en était de mes relations avec Dieu, et je lui répondais, avec une sorte de rage, que la religion était l’opium du peuple. A la question que je lui avais posée à sept ans, la première fois que j’avais entendu, à la radio de Berg am See, les mots socialisme et communisme, notre tante Rosa m’avait répondu que c’était le Diable et pire que le Diable. Et voici que moi l'un les invoquait en citant Hegel et Marx, dont moi l’autre n’aimait pas les mots.
    Je ne sais trop pourquoi : les mots de la Révolution me faisaient mal, les mots de la politique et du monde à changer, les mots de l’Utopie me faisaient mal. Je revoyais ma grand-mère, la femme du Président, First Lady à sa machine à coudre Singer ou dans sa cuisine embaumant les parfums de bonnes choses, et toute la haine qui me montait au cerveau sous l’effet des mots de la Révolution me faisait honte. Or mon oncle Stanislas avait commencé de me souffler doucement : continue, petit. Et que voulait-il dire alors ? Continue d’avoir mal au Vietnam et d’avoir mal à l’injustice dans le monde, ou continue d’avoir honte ?
    Ledru, pour sa part, nous enjoignait de ne pas mollir tout en flairant, chez moi, le réformiste larvé et peut-être la social-traître sous l’individualiste décadent. Il m’avait surpris relisant pour la énième fois, au Maldoror qu’il ne fréquentait guère au demeurant, Les illuminations du sieur Rimbaud, et m’avait enjoint de bosser plutôt les historiens de la Commune, alors que mon oncle Stanislas me soufflait : continue. Ledru me surprit à lire Breton et n’en fut pas enchanté. Se penchant sur mon épaule à ma table de travail de la Bibliothèque universitaire, comme le prêtre au dortoir vient surveiller ses jeunes gens, il me découvrait tantôt des lectures, comme les écrits de  Feuerbach, qu’il approuvait visiblement, et tantôt il me prédisait que je serais bientôt perdu pour la société, selon son expression, en me surprenant plongé dans la lecture des sieurs Kerouac ou Genet. Mais était-ce donc avec les camés de Kerouac ou les pédés de Genet qu’on ferait la Révolution ?
    Cependant nous tombions de plus en plus amoureux : nos corps s’ébrouaient dans une frénésie croissante et nul n’y pouvait mais, de nos pères et mères ou de nos mentors. Tous ne prenaient pas la tangente des nouvelles permissions, mais les mots d’une autre forme de révolution nous tenaient lieu de signes de ralliement : FAITES L’AMOUR PAS LA GUERRE devint un slogan que moi l’un fit sien alors que moi l’autre, instinctivement, le rejetait comme un nouvel argument moutonnier, et moi l’un s’énervait à citer les sieurs Reich et Marcuse, àla confusion de Merline que je ne savais guère aimer vraiment. Tous nous étions alors amoureux les uns des autres. Moi l’un aspirait au dérèglement des sens, et c’était le soir, et le matin moi l’autre resté les yeux ouverts n’en avait qu’à la beauté des choses réglées comme du papier à musique, et je chantais au milieu des corps découverts de nos orgies.

    Enfin je revois ce matin, ce matin d’été, ce clair matin du jour de ma énième naissance, ce matin à me convertir comme chaque matin, ne sachant au juste où est Merline au clavecin, mais retrouvant Ludmila près de moi, Ludmila qui mourra comme je mourrai, Ludmila que je retrouve au jardin ce matin encore – je nous revois ce matin d’été dans les allées des années, et l’oncle Stanislas la ramène une fois encore : continuez…

    (Extrait de L’Enfant prodigue)

    littérature

  • Sollers le mousquetaire cardinal


    Sollers25.jpg

    Philippe Sollers est sans doute le plus mal vu des écrivains vivants de langue française les plus en vue, probablement aussi le plus mal lu. Il est d’ailleurs le premier à le rappeler à tout moment, comme il est le premier à peaufiner son autoportrait. Nul autre que Sollers n’a mieux parlé de ce personnage de roman qu’est devenu Philippe Joyaux, né en 1936 à Bordeaux de père industriel et de mère catholique, fier comme Artaban de son aïeul maternel Louis champion d’escrime et se posant à son tour en crâne frondeur après Cyrano : « Déplaire est mon plaisir ! ».
    Et le fait est qu’il y a réussi : nul auteur français, au premier rang de sa génération, du Nobel Le Clézio à Pascal Quignard, en passant par Patrick Modiano, n’a suscité autant de décri et d’injures. Or il est vrai que le personnage peut sembler puant. Lui-même d’ailleurs se voit bien: « D’habitude, je suis plutôt modéré, voire laxiste, et même jésuite. Mais si on me cherche, on me trouve, et je peux être aussi terroriste, cassant, désagréable, têtu, insolent, odieux ».
    Et que reproche-t-on au juste à Philippe Sollers ?
    Quatre choses surtout: d’avoir passé du maoïsme à une posture poético-mystique politiquement suspecte; d’avoir écrit Femmes, vaste chronique d’époque devenue best-seller et jugé misogyne ; d’être revenu au catholicisme de son enfance et de s’être agenouillé devant Jean-Paul II; d’être outrageusement libre, productif, joyeux, et de n’avoir l’air de douter de rien, surtout pas de lui. À quoi s’ajoutent cent griefs liés à ses pouvoirs, réels ou fantasmés, dans le monde de l’édition, à son omniprésence médiatique, à ses menées de chef de gang et nous en passons. Mais l’écrivain là-dedans ?
    Disons qu’à l’instar de l’homme privé, pudique et protégé, il se planque pour mieux rayonner. Il en résulte une cinquantaine de livres qu’on classe un peu vite en « lisibles » et en « illisibles », sans voir qu’ils racontent l’histoire d’un homme en phase avec son siècle : très sage apparemment à 22 ans, avec Une curieuse solitude, roman proustien que célébrèrent à la fois Mauriac et Aragon ; moins convenable ensuite avec Le Parc, qui flirte avec le Nouveau Roman ; avant-gardiste ensuite, alignant des romans de plus en plus complexes et des essais abscons, jusqu’à l’extrême Paradis, poème fluvial issu des sources de Dante et Joyce, dont l’auteur sexagénaire, dans ses mémoires (Un vrai roman) affirme tranquillement que c’est « de loin le plus grand poème du vingtième siècle »…
    Coup d’autopub et de bluff comme, récemment à la télé, lorsqu’il brandit son Discours parfait à La Grande Librairie et le présenta comme le parangon de « l’identité française » ? Et lui qui conchie la société du spectacle n’en est-il pas le plus clinquant représentant ? À vrai dire, il faudra plus que cette contradiction pour griffer son cristal d’orgueil aux milles facettes.
    Insaisissable Sollers ? Massivement inconséquent ? Trop séducteur dans la vie et ses livres pour être fiable ? Moins qu’on croirait, en vérité, pour qui le lit vraiment.
    «Ceux qui n’aiment pas mes romans n’aiment pas ma façon de vivre», me disait l’écrivain qui regrette qu’on limite son œuvre à ses essais constituant, au demeurant, une extraordinaire lecture du monde d’encyclopédiste poète. Quant aux "romans", plutôt chroniques des passions fixes de Sollers, ils modulent aussi bien, de Mai 68 à nos jours, toutes les expériences existentielles de l’écrivain, du « hasch » (dans H…) à la Grande Muraille et de New York à Venise, au fil de ses conquêtes amoureuses, voyages autour du monde, lectures à n’en plus finir, minutes heureuses à foison, rencontres fameuses de vivants ou de morts parfois plus vivants que les précédents, à commencer par Nietzsche dont Sollers a adopté le nouveau calendrier – nous sommes donc en 122 !
    Sollers misogyne ? Mais on lira dans Un vrai roman, son bel hommage aux dames de sa vie. Sollers égomane ? Assurément et à juste titre si l’on admet que son moi, poreux, est un univers à soi seul dans Les Voyageurs du Temps. Sollers réac ? Sans doute revenu d’engagements légers, fièvre d’époque. Sollers « fondu catho » ? Vrai si Rome reste la Centrale de l’Occident civilisé, capable d’intégrer la Chine et Voltaire, Mozart et Rimbaud, le Christ et le Tao. Sollers résistant à la décadence ? Son Discours parfait va plus loin : prophète d’une Renaissance dont il sera, ben voyons, le modeste ( !) messie...


    Philippe Sollers en dates


    1936 Naissance, à Bordeaux, de Philippe Joyaux. Enfance marquée par la maladie et la ferveur religieuse. Parents anglophiles.
    1946-1952 Elève au lycée de Bordeaux. 1951-52. Première liaison avec l’inspiratrice de son premier roman.
    1953-1957 Suite de ses études à Paris.
    1958 Parution d’Une curieuse solitude. Accueil élogieux de la critique, Mauriac et Aragon en tête.
    1960 Faillite de l’usine familiale. Fondation de la revue Tel Quel, revue des plus influentes.
    1966 Rencontre avec Julia Kristeva, qu’il épouse en 1967 et avec laquelle il aura un fils, David, en 1975.
    1982-83 Passe du Seuil chez Gallimard. La revue L’Infini remplace Tel Quel et Femmes, roman à clef des années 70 à Paris, récolte à la fois scandale et succès.
    Dès 1987 Publie de nombreuses chroniques littéraires dans Le Monde, Le nouvel Observateur et le Journal du Dimanche.
    2007 Un vrai roman, mémoires, documente sa vie et son œuvre au même titre que le Philippe Sollers de Philippe Forest, meilleure introduction à son oeuvre. (Seuil, 1992)
    2010 Parution de Discours parfait, troisième volume d’une trilogie encyclopédique amorcée avec La guerre du goût et Eloge de l’infini. Quatrième tome en préparation. Un nouveau roman en chantier.

  • Lumières de Tzvetan Todorov

    critique littéraire,littérature 

    Tzvetan Todorov vient de mourir à Paris, à l'âge de 78 ans. Je l'avais rencontré en 2005, à la parution des Aventuriers de l'absolu. Entretien pour honorer sa mémoire.

    C’est un livre immédiatement captivant que le dernier ouvrage paru de Tzvetan Todorov, intitulé Les aventuriers de l’absolu et consacré à trois écrivains qu’il aborde, plutôt que par leurs œuvres respectives : par le biais plus intime de leur engagement existentiel.

    La recherche de la beauté, dans le sens où l’entendaient un Dostoïevski ou un Baudelaire, liée à une quête artistique ou spirituelle, et aboutissant à un certain accomplissement de la personne, caractérise à divers égards ces pèlerins de l’absolu que furent Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et la poétesse russe Marina Tsvetaeva. Sous un autre point de vue, ils se rejoignent également dans la représentation dualiste qu’ils se font de l’art et de la vie, comme si l’absolutisme artistique était foncièrement incompatible avec les nuances de celle-ci en son infinie relativité…

    critique littéraire,littérature


    - Quelle a été la genèse de ce livre ?


    - L’idée romantique qu’il y a une opposition entre l’œuvre de l’artiste et la vie reste très présente aujourd’hui. C’est une tentation que j’ai connue moi aussi, de croire que l’art est incompatible avec le quotidien. Lorsque j’étais étudiant en Bulgarie, j’étais attiré par la figure de l’artiste, de l’auteur ou de l’acteur, et j’ai d’ailleurs pensé, tout jeune que je deviendrais moi aussi écrivain, si possible génial. Puis je me suis aperçu que je serais plus doué pour l’essai que pour la fiction. La notion d’absolu, dans mon pays natal, se bornait alors aux idéaux du communisme, dont je me suis distancié dès ma treizième année, lorsque je suis entré dans le lycée russophone réservé à l’élite communiste, précisément. Un écrivain russe m’a fasciné durant ces années, et c’est le poète Alexandre Blok, dont l’oeuvre et la vie, les amours tumultueuses et ses relations difficiles avec la révolution en marche illustraient déjà cette figure du poète déchiré entre son idéal et la vie ordinaire.


    - Quels critères vous ont-ils fait choisir Wilde, Rilke et Tsvetaeva ?


    - Il s’agit de trois individus qui, sans être Français, se sont exprimés en langue française et ont été liés, plus ou moins, les uns avec les autres. Leurs postures respectives illustrent trois façons de pratiquer le culte du beau. Dans le cas de Wilde, ce qui m’intéresse est qu’il a été le chantre par excellence de l’esthétisme et que c’est dans la négation de celui-ci qu’il a atteint une vraie grandeur, notamment avec ses dernières lettres si poignantes, dont celle, écrite en prison, qu’on a intitulée De profundis. Sans être un très grand écrivain, Wilde exprime à la fin de sa vie des vues qu’on retrouvera chez Nietzsche. En ce qui concerne Rilke, je me demande si sa correspondance ne va pas rester comme un sommet de son œuvre, à la fois parce que c’est là qu’il va vers les autres tout en atteignant une concentration de présence et d’expression sans pareilles. Il y a dans ses lettres l’une des plus belles explosions verbales du sentiment amoureux, qui contredit à l’évidence sa théorie selon laquelle la vie ne mérite que d’être piétinée.

    Quant à Marina Tsvetaeva, elle m’était naturellement plus proche du fait de ses origines slaves et parce que je la lisais en russe. Je l’ai approchée « au jour le jour » en établissant l’édition de Vivre dans le feu, après avoir fréquenté sa poésie des années durant. De ces trois auteurs, elle est naturellement la plus difficile à vivre, au point que ses amis les plus proches, comme un Mark Slonim, avaient parfois de la peine à se protéger de ses excès en même temps qu’ils s’efforçaient de la protéger d’elle-même. Avec sa détestation de la vie quotidienne, elle est évidemment celle des trois dont je me sens le plus éloigné…


    - Est-ce à dire que la vie ordinaire vous importe plus que l’art ?


    - Je ne suis pas en train de dénigrer l’idéal artiste de Tsvetaeva, mais je voudrais plaider pour une continuité liant la création artistique et le train-train de la vie quotidienne. Vous vous rappelez la position de Mallarmé dénonçant « l’universel reportage » et prônant une littérature purifiée de tout contact avec la réalité, toute vouée à la perfection formelle. Or je crains qu’en France Mallarmé ait vaincu. C’est vrai pour les écrivains, qui ont succombé à cette fascination formaliste, autant que pour les universitaires et la critique au sens large.


    - Dans les années 60-70, vous passiez pourtant plutôt pour le critique des formes par excellence, surtout attaché aux structures du texte…


    - Lorsque je suis arrivé à Paris, en 1963, c’est en effet la tendance inverse qui prévalait, donnant toute l’importance à la vie de l’auteur ou au contenu du texte, au détriment de ce qui le constituait. J’avais le sentiment d’un déséquilibre, que nous nous sommes efforcés de pallier, notamment dans la revue Poétique. Mais ni moi ni mon ami Gérard Genette n’avons voulu ce glissement vers le rejet du sens que j’ai tâché de corriger par un article, à un moment donné, qui s’intitulait La vérité poétique… et qui n’a jamais paru. D’où mon retrait de la revue, en 1979.


    - Vos livres auront marqué, par la suite, une évolution nette…


    - L’évolution de mes livres, à partir de La conquête de l’Amérique, en 1982, et ensuite avec Une tragédie française, notamment, s’est faite par étapes successives, en fonction d’une quête de sens qui devait me conduire, à travers l’histoire des idées et la ressaisie du choc des cultures que j’avais moi-même vécu, à préciser une conception du monde et une sorte de nouvel humanisme. Ayant échappé à la paranoïa de la société totalitaire, constatant un jour que je ne me retournais plus pour voir si j’étais écouté, libre de penser et d’exprimer ce que je pense, je me suis donné pour règle de penser ma vie en conséquence et de vivre ma pensée. Ceci dit, je ne me définis pas vraiment comme un écrivain. Je suis du côté de l’Histoire et des faits, non de la fiction, et le rapport que j’entretiens avec la langue est donc celui d’un essayiste écrivant.

    critique littéraire,littérature


    - Dans quelle mesure le travail de votre compagne, Nancy Huston, a –t-il influencé ou été influencé par le vôtre ?


    - Il est certain que notre vie commune, et donc nos travaux respectifs, ont été marqués par un grand partage de plus de vingt ans et des enrichissements réciproques. Il m’est pourtant difficile de dire ce qui, dans mon évolution, vient d’elle. Ceci tout de même, je crois : le souci de m’adresser à une audience moins spécialisée : disons au lecteur en général. J’admire énormément la conduite de Nancy en tant qu’écrivain, qui aspire à l’évidence à un absolu sans sacrifier pour autant les choses de la vie. Pour ma part, je me sens également « du côté de la vie », de plus en plus attentif aux nuances de celle-ci, à sa richesse, à sa variété, à sa fragilité et à son unicité.


    critique littéraire,littératureLa part tragique d'Oscar Wilde.

    L’approche d’Oscar Wilde en son oeuvre et plus encore en sa vie est particulièrement appropriée, à l’évidence, pour distinguer les valeurs respectives d’un esthétisme de façade et d’une autre forme de beauté atteinte au tréfonds de l’humiliation, dont le bouleversant De profundis, écrit par Wilde en prison, illustre la tragique profondeur. D'emblée, Tzvetan Todorov s’interroge sur la stérilité littéraire dans laquelle est tombée l’écrivain après sa libération, en montrant à la fois, à travers ses écrits intimes et sa correspondance, comment l’homme blessé, déchu, vilipendé par tous et abandonné de ses anciens laudateurs (dont un Gide qui n’accepte de le revoir que pour lui faire la leçon), accède à une autre sorte de beauté et de grandeur, invisible de tous mais non moins réelle, comparable à la beauté et à la grandeur du dernier Rimbaud en ses lettres.
    Sans misérabilisme, mais avec une attention fraternelle qui nous rapproche de ce qu’on pourrait dire le Wilde « essentiel », cuit au feu de la douleur, Tzvetan Todorov échappe à la fois au piège consistant à célébrer Wilde le magnifique et à considérer sa déchéance comme une anecdote corsée ajoutant à son aura, ou à déplorer sa mort littéraire sans considérer trop sérieusement ce qu'il a atteint au bout de sa nuit.  

     

    critique littéraire,littératureRilke ou la force fragile

    Il est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle concentration, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait jamais réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et « la création exclut la vie ».
    La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre. Certes le poète est l’un des plus grands du XXe siècle, mais le propos de Tzvetan Todorov ne vise pas une célébration convenue de plus : c’est ainsi dans les contradictions douloureuses, le mieux exprimées dans la correspondace du poète, qu’il va chercher un autre aspect de la grandeur émouvante de Rilke.
    D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. En passant, Todorov rappelle que ses élans « politiques », pour la Guerre rassemblant les énergies en 1914, la Révolution russe en 1917 où le Duce dont le fascine l’action dans l’Italie des années 30, en disent assez sur sa candeur en la matière. Or lui chercher noise à ce propos semble décidément mal venu...
    Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde et aux objets qu’il transforme. Le pur cristal de l’œuvre poétique de Rilke semble justifier aussi bien son exil, mais le mérite de Tzvetan Todorov est d’éclairer une partie moins « pure » de son œuvre: ses lettres surabondantes et combien éclairantes sur le drame personnel qu’il vit bel et bien. « Et le paradoxe est là, conclut Todorov : ces lettres, qui pour une grande part disent son incapacité de créer et sa douleur de vivre, sont une œuvre pleinement réussie, à travers laquelle vie et création cessent de s’opposer pour, enfin, se nourrir et se protéger l’une l‘autre ».

     

    critique littéraire,littératureMarina Tsvetaeva ou l’incandescence


    La destinée tragique de la poétesse russe Marina Tsveateva, qui mit fin à ses jours (en 1941) après une vie où sa quête d’un absolu à la fois poétique et existentiel se trouva en butte à autant de désillusions que d'avanies, constitue le troisième volet du triptyque fondant la belle réflexion de Tzvetan Todorov sur les enseignements que nous pouvons tirer, plus que des œuvres respectives de trois grands écrivains : de la façon dont ils accomplirent leur quête d’absolu à travers les pires tribulations, dont nous pouvons retrouver les traces dans leurs écrits les plus personnels, à savoir leur correspondance.

    La publication récente de la monumentale correspondance de Tsvetaeva et Pasternak peut être, après lecture du chapitre aussi émouvant qu’éclairant que Todorov consacre à la poétesse russe, une illustration particulière d’un des déchirements majeurs qu’elle vécut, entre ce qu’elle attendait de l’amour et ce que la vie lui en donna en réalité. Ses relations successives avec Rilke, qu’elle « rencontre » épistolairement par l’entremise de Pasternak, et qui la tient à distance alors qu’elle s’exalte à l’idée d’une possible « fusion », puis avec Pasternak, dont la rencontre effective est une terrible déconvenue, relancent chaque fois le même schéma, nettement plus trivial avec quelques autres jeunes « élus », de la révélation subite non moins que sublime, essentiellement nourrie par l’imagination de la poétesse, qui aime son amour plus que l’individu encensé, et d'un progressif refroidissement, jusqu'au rejet agressif.

    A égale distance de l’esthétisme de Wilde et de l’angélisme de Rilke, Tsvetaeva eût aimé concilier l’art et la vie sans sacrifier les êtres qui lui étaient le plus chers, à commencer par Sergueï Efron, son mari passé des Blancs aux Rouges et qui finit, comme sa fille Alia, dans les camps staliniens, alors que son fils chéri tomberait au front avant sa vingtième année. De son exil parisien, où son génie intempestif rebutait à la fois l’émigration anticommuniste et les sympathisants de la Révolution, à son retour en Union soviétique préludant à ses terribles dernières années, Tsvetaeva aura vécu un martyre accentué par son intransigeance absolue, dont ses relations familiales explosives témoignent autant que sa lettre au camarade Beria…
    « Personne n’a besoin de moi ; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie », écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.

     


    medium_Tzvetan2.2.jpg Sur La littérature en péril 

    Tzvetan Todorov est un grand lettré que sa nature puissante et douce à la fois ne pousse pas aux vociférations pamphlétaires, et pourtant son livre intitulé La littérature en péril, mène un combat très ferme aux arguments à la fois nuancés et clairs, ouvrant un vrai débat sur la littérature contemporaine, et plus précisément son enseignement et sa transmission, loin des polémiques parisiennes éruptives qui renvoient les uns et les autres dos à dos sans déboucher sur rien.
    Que dit Tzvetan Todorov d’important ? En premier lieu: que la découverte de soi et du monde vivifiée (notamment) par la littérature, la lecture et le débat se transforme aujourd’hui en discours de spécialistes « sur » la littérature et plus encore : sur la critique, et plus encore : sur certaines approches critiques réduisant la littérature à tel ou tel objet ou segment d’objet. Ainsi les élèves d’aujourd’hui apprennent-ils « le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux ».
    Cette approche est-elle à proscrire ? Nullement, sauf à constater qu’elle devient, sous prétexte de scientificité, la seule et l’arme d’un nouveau dogmatisme scolastique qui fait obstacle au libre accès des textes ou en réduit la portée, quand elle ne les châtre pas.
    « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (« cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification ») risque, lui, de nous conduire dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature ».
    Voici lâchée l’obscène formule : « l’amour de la littérature ». Horreur horrificque, qui s’oppose absolument aux « perspectives d’étude » qu’annonce le Bulletin officiel du ministère de l’Education nationale, cité par Todorov qui a siégé lui-même au Conseil national des programmes: « L’étude des textes contribue à former la réflexion sur : l’histoire littéraire et culturelle, les genres et les registres, l’élaboration de la signification et la singularité des textes, l’argumentation et les effets de chaque discours sur les destinataires ». Ainsi les études littéraires ont-elles « pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent », ajoute Todorov : « Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. »
    Tel est la première observation de Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui commence très loyalement par expliciter sa trajectoire personnelle, du structuralisme « dur » de ses débuts, à l’enseigne duquel il a donné ses premiers travaux de spécialiste du formalisme russe, notamment, dans les années 60 et le compagnonnage de Barthes ou de Genette, jusqu’au moment, au milieu des années 70, où son goût pour les méthodes de l’analyse littéraire, s’est atténué au profit d’une vision beaucoup plus large des textes et du rapport à ceux-ci, qui l’on conduit à ces grands livres à valeur anthropologique que sont La conquête de l’Amérique, Face à l’extrême ou, tout récemment, Les Aventuriers de l’absolu.
    Il y a beaucoup d’autres observations dans La littérature en péril, et beaucoup d’autres choses à en dire. J’y reviendrai en feuilleton dans ces carnets. Dans l’immédiat, je cite cette phrase qui paraîtra d’un « plouc humaniste » aux gardiens du temple doctrinaire et me semble, à moi, l’émanation même d’une passion à partager : « Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles; plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de la concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains : nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain ».

     

    Tzvetan Todorov. Les aventuriers de l’absolu. Editions Robert Laffont, 277p.
    Lumières ! Editions Robert Laffont,
    A lire aussi : l’autobiographie intellectuelle que constitue Devoirs et délices, paru en 2002 aux éditions du Seuil.

    Et aussi : Marina Tsvetaeva, vivre dans le feu. Laffont, 2005.
    Tzvetan Todorov. La littérature en péril. Flammarion, 94p.

  • Notes panoptiques, 2005.

    medium_Pelvoorde.jpg

    Tout en lisant le Cahier de L'Herne consacré à Michel Houellebecq, je retombe sur ces notes datant de l'année où je venais d'ouvrir mon blog... 



    On a déjà parlé de scandale à propos du nouveau roman d’Amélie Nothomb, mais je ne vois pas, pour ma part, qu’il y ait de quoi s’indigner du fait qu’elle situe Acide sulfurique dans un camp de concentration devenu le lieu de mise en spectacle télévisuelle de la souffrance. La conjecture romanesque a toujours consisté, et notamment dans le domaine de la fable, a pousser une situation à son extrémité, et l’auteur des Combustibles ne fait pas autre chose qu’illustrer, ici, la tendance répandue dans notre société à donner en pâture, à un public de supposés vampires, les images du malheur et de la misère.
    Amélie Nothomb imagine que, pour le tournage d’une série de télé-réalité intitulée Concentration, toute une organisation se met en place, qui va planifier la déportation d’une population dont la seule caractéristique sera d’appartenir au genre humain, dans un camp où tout sera filmé, du Tunnel inutile qui sera creusé par les détenus aux latrines et aux moindres recoins où les uns et les autres se réfugieront.
       D’aucuns taxeront peut-être Amélie Nothomb de cynisme, alors que c’est ceux qu’elle ne fait que singer qui le sont évidemment, cyniques: les organisateurs de reality-shows débiles, qui vampirisent la vie au seul bénéfice du spectacle. On se rappelle le film C’est arrivé près de chez vous, superbe gorillage belge du genre, et peut-être n’est ce pas un hasard qu’Amélie, belge elle aussi, déboule ainsi avec un roman corrosif à sa façon, un peu jeté mais foisonnant d’idées fulgurantes, plus grave qu’il n’y paraît, reprenant aussi le thème du double (belle/laide, sainte/salope) développé dans Antechrista. Il y a de très beaux moments dans les cent première pages d’Acide sulfurique que j’ai lues jusque-là, et par exemple celui des détenus qui se mettent à converser intelligemment pour résister à la dégradation collective à laquelle on les voue. Cette scène m’a rappelé le témoignage de Joseph Czapski intitulé Proust contre la déchéance, évoquant les causeries que les détenus de Starobielsk avaient organisées pour ne pas se laisser contaminer par la bestialité ambiante.
       Désarçonnante Amélie, décidément, que d’aucuns se figurent si sotte avec ses chapeaux, et qui me paraît à vrai dire un bien plus intéressant personnage que tant d’auteurs supposés pensants, notamment ici, dans son registre à la Buzzati ou à la Romain Gary, qu’elle cite d’ailleurs. Simplette en apparence et d’une dérangeante profondeur en vérité: telle est cette sale gamine sage avant l’âge et qui ne se ride point pour autant sous les sunlights…
          

       (Plus tard) Il n’y a finalement rien, mais vraiment rien de répréhensible, ni rien même de provocateur dans le dernier livre d’Amélie Nothomb, que je viens d’achever ce soir avec la conviction que c’est, malgré sa brièveté et sa façon de ne toucher à des choses graves qu’en passant et comme avec désinvolture, l’un de ses livres les plus intéressants et les plus stimulants pour la réflexion, s’agissant d’une perversion majeure de l’époque annoncée par la première phrase: «Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus: il leur en fallut le spectacle».
      Amélie01.jpg Imaginer qu’un camp de concentration puisse être organisé à des fins de divertissement grand public, dont les détenus seraient effectivement envoyés à la mort pour corser le jeu, n’est qu’une façon de pousser à bout la logique du voyeurisme et du vampirisme existentiel qui fonde les trouvailles de plus en plus carabinées de la télé-poubelle, sans aller jusqu’aux exécutions à fins de jouissance sexuelle qui se filment clandestinement dans les snuff-movies.
       Amélie Nothomb ne peut être accusée de manquer de respect aux victimes réelles des camps: elle faufile une réflexion sur le thème de l’abjection absolue en animant des personnages qui ne sont ni des idées désincarnées ni des marionnettes donneuses de leçons, mais des sortes de figures théâtrales, un peu comme chez Anouilh, des masques mais aux traits imitant la vie à s’y méprendre, et dont le dialogue sonne juste.
       En abordant, sans peser, le thème du dégoût lié à la mise en spectacle de la pseudo-intimité, comme on l’a vu dans le Loft, ou les jeux de viles rivalités, plus encore ici la souffrance infligée sous l’œil des caméras, la romancière montre à la fois l’ambiguïté, voire l’hypocrisie de nos réactions, et notamment dans les médias commentant gravement la bassesse de ces entreprises en ne cessant de s’en repaître très moralement, comme ceux qui s’exclament au point culminant du livre où la protagoniste pure et belle va se trouver sacrifiée par le vote même des téléspectateurs la désignant à l’exécution: «Quand je vois ça, je suis content de ne pas avoir la télévision!»
       Il y a de la moraliste, mais pas vraiment du genre lénifiant, chez cette observatrice assez retorse de la fausse vertu et de toutes les formes de mauvaise foi, qui n’est pas du tout cynique pour autant. Chère Amélie qui écrit cette suite de phrases au moment où son héroïne croit vivre ses derniers instants: «Elle décida de se rappeler ce qu’elle avait aimé dans la vie. Elle se repassa les musiques qu’elle préférait, l’odeur délicate des œillets, le goût du poivre gris, le champagne, le pain frais, les beaux moments avec les êtres chers, l’air après la pluie, sa robe bleue, les meilleurs livres (…) Elle pensa aussi qu’elle avait tant aimé les matins»…
       J’aime vraiment beaucoup cette phrase: «Elle pensa aussi qu’elle avant tant aimé les matins». Or ce drôle de livre irradie une espèce de beauté nette et de confiance en la dignité humaine, malgré les horreurs évoquées…

    Dantzig.jpgC’est en lisant la définition du Merveilleux Machin, ce livre qui tient de l’essai fourre-tout style Montaigne, le genre «ni fait mais à faire» dont parle Charles Dantzig dans son inépuisable Dictionnaire égoïste de la littérature française, que m’est revenu le souvenir de La patience du brûlé de Guido Ceronetti, qu’aussitôt j’ai pêché sur un rayon pour y trouver la foison de reliques (lettre de Jacques Réda, factures du Café Diglas, dépliant publicitaire des Petits chanteurs à l’Ecole d’équitation espagnole, portrait de ma fille J. à l’éléphant Gigondas de Goulbenaize, etc.) que j’y ai laissées à travers les années sans compter les multiples aquarelles qu’y a jetées mon ami F. au temps de nos pérégrinations parisiennes ou viennoises.
        Or c’est cela même qu’un Livre Machin ou livre-mulet, rempli en outre par Ceronetti de notes de voyage exaltées ou plus souvent assassines à travers l’Italie, de sentences mystico-polémiques, de citations piquées au fil de ses lectures incessantes, de graffitis relevés sur les murs (NOUS SOMMES LA VIE SPLENDIDE DANS UN MONDE DE MORTS) et autres inscriptions notées au vol (A Louer. S’adresser à Pétrarque; Régime: moins de kilos, plus de sexe, etc.), c’est cela par excellence avec Ceronetti, mais Dantzig lui-même ne nous offre pas autre chose, ou Ramon Gomez de La Serna dans Le Rastro, Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquillité ou Dino Buzzati dans ses notes crépusculaires d’En ce moment précis.
       Ce sont des livres de géographie émotive (dixit Ceronetti) avec lesquels se balader «autour de sa chambre», et Dantzig cite justement Xavier de Maistre, des livres-labyrinthes ou des livres-médecine comme cette autre merveille de Gomez de La Serna que je n’en finis pas de relire, Le docteur invraisemblable, non sans me promettre à présent d’aller mettre le nez dans Jaune bleu blanc de Valéry Larbaud que cite aussi Dantzig, et me revoici retombant, dans La patience du brulé, sur une page marquée par une aquarelle représentant L’Herbe du diable (mon cher F. qui a renoncé à la peinture pour l’image virtuelle, le malheureux, et notre amitié défunte pour cela peut-être), où je retrouve cette phrase de Ceronetti soulignée au crayon rouge: «A mettre avec les Cent Plus Belles Pensées du Monde: «Le cœur de l’homme a des lieux qui ne sont pas et où entre la douleur pour les faire être». (Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur)

    medium_Clark2.gifIl est curieux de constater que les films les plus moraux qui nous arrivent aujourd’hui des States sont aujourd’hui des productions de la marge, comme il en va de Ken Park de Larry Clark et, plus récemment, de Mysterious skin de Gregg Araki, qui traitent respectivement des désarrois d’un groupe d’adolescents dans une petite ville d’Amérique profonde et des séquelles, sur deux garçons, des abus sexuels qu’ils ont subi vers leur dixième année de la part de leur entraîneur de football.
    Dénoncer la pédophilie est une chose, mais faire ressentir quasi physiquement de quoi il retourne est une autre affaire, qui me semble réussie dans Mysterious skin, non du tout de façon moralisante mais de manière à la fois sourde et très directe. Lorsque, à la fin du film, l’un des deux garçons, devenu prostitué après que son abuseur l’eut en somme «élu», raconte comment, comme un jeu, le grand sportif lui avait enseigné à lui enfiler son petit poing et son petit bras dans l’anus, selon la pratique connue du fist fucking, nul jugement n’est formulé mais le sentiment physique de l’énormité de l’abus, bien plus encore que l’éventuel dégoût, nous fait partager la stupéfaction de l’autre garçon qui, pour sa part, a englouti ces péripéties dans un trou noir de sa mémoire.
       Il y a dans Mysterious skin une scène très belle où l’on voit un vieux sidéen à catogan, l’air artiste décavé, demander au jeune prostitué de le masser, ce que le jeune homme fait tout chastement comme il le ferait à son père ou au père de son père dont son client à l’âge, et c’est à la fois triste à mourir et beau.
       Tout est triste et beau dans Mysterious skin, comme dans Ken Park, et c’est pourquoi je parle de films moraux, au sens d’une dignité défendue avec plus d’amour et de respect humain que par les ordinaires sermons.
       Ni l’un ni l’autre, sans doute, ne sont des chef-d’oeuvres du 7e art, mais chacun d’eux est un beau film, de la même radicale honnêteté. De tous deux émane la même sombre poésie et la même vérité humaine que de jeunes acteurs modulent avec une extraordinaire justesse.

    medium_Reza.jpgYasmina Reza reprend, dans Nulle part, sa partie de clavecin personnel. C’est tendre et ferme, finement incisif, cela sonne comme une confidence dans le froid, sous la neige peut-être, dans un jardin public ou dans un café.
       Elle parle de ses enfants petits qui s’éloignent en grandissant, et cette liberté bonne fait mal, puis elle écrit: «Je ne connais pas les langues, aucune langue, de mes père, mère, ancêtres, je ne reconnais ni terre ni arbre, aucun sol ne fut le mien comme on dit je viens de là, il n’y a pas de sol où j’éprouverais la nostalgie brutale de l’enfance, pas de sol où écrire qui je suis, je ne sais pas de quelle sève je me suis nourrie, le mot natal n’existe pas, ni le mot exil, un mot pourtant que je crois connaître mais c’est faux, je ne connais pas de musique des commencements, de chansons, de berceuses, quand mes enfants étaient petits, je le berçais dans une langue inventée»…
       Sa patrie ce sont donc les mots, la musique de la langue française, à un moment donné elle cite le Requiem de Fauré et c’est cela même: cette douceur et cette netteté sous la neige.
       Au théâtre, m’avait paru trop brillant, mais Conversations après un enterrement, puis La traversée de l’hiver et L’homme du hasard m’ont touché comme du Tchekhov à la française, ça et là un peu lisses encore mais avec des résonances émotionnelles d’une autre profondeur, et le monologue du ronchon magnifique d’Une désolation est aussi une belle chose généreuse à la Gary, dont la mélancolie réservée se retrouve dans cette suite de notes à fines touches.

       Tout ce que j’ai lu ces derniers temps à propos de Michel Houellebecq, avant même de tenir en mains La possibilité d’une île, me semble à côté du sujet et ressortir au bavardage sur le «phénomène» médiatique bien plus que du débat sur le livre.

       Il a fait ce soir un crépuscule indicible où le rose bleuté du lac aux airs de fleuve immobile, le mauve orangé des montagnes de Savoie et le ciel pervenche flammé d’or doux, par delà tous les verts du val suspendu que surplombe notre nid d’aigle, semblaient flotter hors du temps, et c’est ainsi que ma lecture de La Possibilité d'une île,  cet après-midi dans le triple bleu du bord du lac exténué de soleil, sur la plage interdite de la réserve naturelle où je défie les vigiles à chiens allemands, se poursuivait en oscillant de l’instant présent au lointain futur. (A La Désirade, ce mardi 30 août)

    medium_Houellebecq_kuffer_v1_.2.jpgIl me semble que c’est un livre sérieux que ce roman déjà «mythique» de Michel Houellebecq, dont les 100 premières pages sont de la même tenue, beaucoup plus finement tressées que celles de Plateforme, que j’ai pourtant apprécié mais qui virait au feuilleton démonstratif, plus nourries aussi de nuances et plus sûres que celles de Particules, d’une prose peut-être moins immédiatement «originale» que celle d’  Extension du domaine de la lutte, mais dont on sent qu’elle va courir plus long et avec plus d’énergie.
       Cela surtout me saisit d’emblée comme à la lecture de la dernière trilogie américaine de Philip Roth (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache), que c’est intéressant, je dirais aussi: comme Les illusions perdues. Houellebecq n’en est pas à ces hauteurs mais il y tend: il nourrit son roman d’un souci d’expliquer le siècle et les gens, tels qu’il les voit, comme il en souffre, avec une profusion d’observations qui en impose. Mais il n’y a pas que ça: tout cela vit et vibre. Les personnages ont gagné en étoffe, et la langue traduit la jubilation de l’auteur, sûr qu’il est en train de leur jouer un bon tour.
       Les trois premiers personnages qui apparaissent dans les 100 premières pages de La possibilité d’une île, sans parler du chien Fox qui fait parfaitement son métier de chien comme mon chien Fellow fait le sien de finir la journée en sirotant son scotch (c’est un scottish) sont à la fois crédibles et attachants. Les messieurs se branlent moins la verge que dans Les particules élémentaires , ce qui repose, et les dames sont moins caricaturales que dans le même roman et que dans Plateforme. A vrai dire il n’y a jusque-là qu’une dame jusque-là, Isabelle, rédactrice en chef du magazine Lolita, qui se fait 50.000 euros par mois pour encourager les femmes de 25-30 ans à ne pas baisser les bras devant leurs nymphettes, qu’elles imitent comme elles peuvent.
       Mais avant Isabelle, il y a Daniel 1, un humoriste du XXe siècle, jugé «mec super cool» par l’incontournable Jamel Debbouze, et qui évoque à la fois Desproges, Bigard et Dieudonné, enfin l’opposé de l’«humaniste» à la Guy Bedos, et surtout: qui développe d’étonnantes réflexions, à lui soufflées par l’auteur mais ne faisant pas pièces rapportées pour autant. Enfin il y a Daniel 24, 24e avatar cloné de Daniel 1, qui nous parle de son lointain futur où il se fait ch… en assistant à l’extermination des derniers humains ensauvagés. A son époque, la prostitution est mondialement proscrite, on a oublié ce que fut le rire et les larmes aussi - seul Daniel 9 a encore chialé un bon coup avant la disparition du phénomène.
       Jacques-Pierre Amette disait, hier soir à Campus, que ce livre est très ennuyeux. Je serais triste que cela s’avère dans les 390 pages suivantes, mais j’en doute. Plutôt, je me dis qu’un tel livre ne peut pas plaire à un critique pourtant fin et avisé, mais en somme de l’ancienne garde littéraire, pas plus qu’il ne peut plaire à M. Rinaldi de l’Académie française.
       C’est qu’on a changé l’eau des poissons. La société littéraire de M. Rinaldi n’existe plus, ou presque plus. Je ne dis pas qu’il faille s’en réjouir; d’ailleurs Charles Dantzig, avec son Dictionnaire égoïste de la littérature française, en constitue une prolongation vivifiante - plus généreux au demeurant que M. Rinaldi campé sur ses talons de bottines.
       Il n’en reste pas moins que ce qu’apporte Michel Houellebecq est à considérer, comme ce qu’ont apporté, quelques étages plus haut, un George Orwell, un Stanislaw Ignacy Witkiewicz, un Philip K. Dick ou d’autres contre-utopistes qu’il continue à sa façon, en plus moraliste noir macéré dans la bile de Schopenhauer, et en plus youngster panique.
       Voilà le mot que je cherchais: panique. Roland Topor, Fernando Arrabal (dont il n’y a pas à s’étonner qu’il défende Houellebecq), quelques autres encore ont plus ou moins animé naguère un mouvement qui se disait Panique. Cela se passait loin du surréalisme plus esthétisant et politisé, dans une zone de métèques intéressants. Michel Houellebecq me semble un de ceux-ci.

       J’ai beau ne pas voir du tout le monde et les gens comme les voit Michel Houellebecq: je n’en suis pas moins captivé par la lecture de La possibilité d’une île, comme je ne l’avais plus été (j’excepte le merveilleux Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig) depuis des mois par un ouvrage contemporain, je dirais: Elizabeth Costello de J.M. Coetzee.
       Michel Houellebecq n’a pas encore l’âge de Coetzee et moins encore celui de la vieille protagoniste débonnaire et fine fée de ce magnifique roman du vieillissement, mais La possibilité d’une île est aussi une affaire d’âge et de vieillissement. Après ces livres de vieux ados branleurs en mal d’extase que me figurent Extension et Les particules, et le feuilleton de trentenaires de Plateforme, ce nouveau livre traduit à la fois l’angoisse du vieillissement personnel du protagoniste et le sentiment latent en Occident d’une lassitude à la fois physique et métaphysique, la fameuse ère du désenchantement dont parle Marcel Gauchet, mais ici vue de l’autre bout des siècles, comme par un ange.
       Plusieurs de mes chers confrères (un Jacques-Pierre Amette ou un Pierre Assouline, pour ceux qui se sont déjà s’exprimés) disent s’ennuyer en lisant 

       Eh bien pas moi: ce livre me passionne, et d’abord par son ton, à la fois sérieux et mélancolique, malicieux et tendre sous ses aspects ici et là provocateurs. On cherche déjà noise à l’auteur en recensant les «petites phrases» lâchées par Daniel 1 illico attribuées à l’auteur, à propos de Nabokov, Onfray, les Arabes-Juifs-Chrétiens et autres «jeunes pétasses», sans dire que tout ça procède d’un magma existentiel dans lequel le corps se mêle au corps du monde. Pour ma part, je ne vois que Witkiewicz qui ait si bien parlé des rapports entre le corps et la conscience, le sexe et l’esprit, les caresses et les sentiments, la course de rat de l’individu et les transformations sociales significatives en phase avec le climat, la perte du sens du sacré en phase avec le choc des nouveaux savoirs.
       Tout ça, tressé, fondu dans un récit beaucoup plus fin et délicat qu’il n’y paraît (l’honnête homme traditionnel et la gente dame seront évidemment choqués par maintes expressions triviales, mais il faudra qu’ils s’y fassent avant qu’on ne parle d’autre chose…) et qui laisse à chacun la liberté de «se» penser.
       La possibilité d’une île est un formidable réceptacle d’observations, procédant d’une grande curiosité inquiète. De tout le reste je me fiche bien: de tout ce qu’on dira de ce livre sans le lire. Ce que je sais, c’est que j’y trouve mille fois plus de notations intéressantes que dans tous les romans de M. Rinaldi si bellement écrits, n’est-ce pas, et que, même en désaccord sur de multiples points, même partageant la défiance de Nancy Huston envers les «professeurs de désespoir», ce livre me semble plus vivant, plus tonique, plus excitant, plus stimulant que des tonnes d’ouvrages mieux peignés ou plus «optimistes».
    Dans un premier temps, j’ai resserré le fruit de ma première lecture dans un papier beaucoup trop bref et sous un titre très «fils de pub», mais cela fait partie du jeu, cela aussi, et d’ailleurs j’y reviendrai plus souvent qu’à mon tour…

    medium_Buzzati2.jpgNe parvenant pas à remettre la main sur mon exemplaire, sûrement prêté et non rendu d’En ce moment précis de Dino Buzzati, j’en reviens à la version italienne et me relis ce premier fragment intitulé LA FORMULE et que je traduis à la diable: «De qui as-tu peur, imbécile? De la postérité peut-être? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela: être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, tel un document? Qui pourrait t’opposer la moindre objection? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais celui-ci. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints à en tenir compte.
       Oui c’est cela que je ressens en lisant les auteurs qui comptent réellement pour moi: tel fut cet homme en ce moment précis, il se nommait Blaise, Umberto, Thomas, Vassily, Stanislaw Ignacy, Charles-Albert, Marcel, Dino, et tels ils furent dans la chaîne de l’homme.

       Au fil de la partie ascendante de son récit de vie, Daniel 1, le protagoniste de La possibilité d’une île, traite Fogiel de «petite merde», par une sorte de constat qui semble aller de soi et pour celui qui parle autant que pour celui dont il est question. Fogiel est une petite merde: c’est un fait, de même que Carlier est une grosse merde. Ce sont des constats comparables à ceux qui portent sur le temps qu’il fait.
       Mais qui parle? Est-ce Michel Houellebecq qui s’exprime ainsi? Est-ce Houellebecq qui «fusille une star», comme le relève un hebdo suisse people qui s’empresse de relever, dans La possibilité d’une île, tous les cas de dropping name où Houellebecq, jouant sur la fameux (euh) effet de réalité, mais sous le couvert de Daniel 1, traite Nabokov de ceci et Michel Onfray, la pauvre Björk ou le délicieux Lagerfeld de cela.
       Il ne fait aucun doute que la presse people, farcie de petites merdes, va se jeter sur le livre de Michel Houellebecq et lui faire un procès en fusillade, histoire de faire mousser le mahousse. Tout cela est en somme logique, étant entendu que Daniel 1, l’humoriste de Michel Houellebecq, et l’Houellebecq en question, font une espèce de judo avec la réalité contemporaine, la poussant à l’extrême de sa logique pour mieux en illustrer les mécanismes, comme s’y emploie Amélie Nothomb dans Acide sulfurique en imaginant un jeu de téléréalité dans un camp de concentration.
       Moi qui travaille dans un merdique journal de province, et que maints lecteurs considèrent probablement comme une petite ou une grosse merde, je suis intéressé tout de même de percevoir, sous le discours panique de Houellebecq-Daniel, une parole de révolte et d’interrogation qui nous transporte dans une autre dimension.
       A un moment donné, Daniel 1 traite Larry Clark, réalisateur de Ken Park, de petite-grosse merde, ou quelque chose comme ça: vil commerçant démagogue, à peu de chose près. Comme j’estime beaucoup Larry Clark, et que je trouve Ken Park un film d’une grande honnêteté, j’aurais pu conclure que ce Daniel1 était une petite merde et ce Michel Houellebecq une grosse merde avant de retourner à la lecture de mon cher Dictionnaire égoïste de la littérature française de ce cher Dantzig tellement plus reposant.         

       Mais non: ce que dit Daniel 1 sur Larry Clark a beau me sembler tout faux: j’ai envie de discuter avec lui, quitte à ce qu’on s’engueule. Daniel sort de ses gonds parce que Larry Clark, dans Kids et dans Ken Park, s’est mis très près de groupes d’adolescents pour essayer de percevoir leur désarroi dans une société en perte de lien social et familial. Comme il se sent menacé par ce que vient de lui dire sa jeune amie sur son âge, Daniel 1 panique et se déchaîne en croyant trouver dans Ken Park l’apologie de la jeunesse contre les vieux, ce qui est tout à fait faux. Larry Clark montre, dans Ken Park, autant de compassion (nous fait ressentir autant de pitié) pour les deux vieux vieillards adorables qui se font poignarder par leur petit-fils dément que pour les autres parents aux airs eux-mêmes de vieux gamins. Peut-être Michel Houellebecq ressent-il les choses comme son Daniel 1, mais est-ce une raison pour que je le traite de petite merde?
       En ce qui me concerne, j’ai de plus en plus horreur de l’usage normalisé du langage ordurier, et je suis persuadé que Michel Houellebecq ressent la même chose, de même que je suis persuadé que Bret Easton Ellis a horreur de la violence. Mais ces deux-là font usage des mêmes armes, quitte à passer pour de vraies frappes. Or lorsque je lis la chronique de M. Angelo Rinaldi consacrée à La possibilité d’une île, je n’ai pas de peine à discerner la vraie vulgarité, sous la pommade et la poudre de cocotte.
       Ah mais le jour se lève, camarades, chères petites merdes que nous sommes: encore une journée divine!
       Il a fait hier après-midi un temps soudain étrange, me rappelant l’entrée maritime observée à Cap d’Agde en mai dernier, où d’un moment à l’autre une sorte d’obscurité éblouissante s’est établie en plein jour, alourdie par une énorme humidité et des relents de je ne sais quelle tornade à venir. Or j’étais en train de regarder Le choc des mondes, ce charmant navet de SF ultra-kitsch des années 50 qui évoque la fuite d’une poignée de terriens à bord d’une fusée à l’approche d’une catastrophe planétaire. Le soir encore, les images des voyageurs de l’espace débarquant dans un décor idyllique composé de toiles peintes mille fois plus suggestives, dans leur naïveté lustrale, que les effets spéciaux les plus carabinés, j’ai repensé au long chapitre que Michel Houellebecq consacre, sans se moquer mais sans se départir d’un sourire distant, à la secte des Elohimistes réunie dans le décor de Lanzarote.
       J’ai parlé de navet à propos du Choc des mondes, mais c’est ce film-culte de Rudolph Mate, qui m’évoque un roman-photo d’anticipation ou une BD de la belle époque des séries d’Artima, dégage le même type d’interrogation sur notre destinée terrestre que peut suggérer n’importe quel cataclysme naturel, du tsunami du début de l’année à l’ouragan qui vient de dévaster la Louisiane. Le spectacle des foules errantes vues d’avion, dans les abords du lac Pontchartrain, m’a fait le même effet que celle qui fuient dans le dernier film de Spielberg: il y a là de l’enfantine terreur, et donc des questions auxquelles M. Rinaldi, que la seule idée qu’un écrivain puisse toucher à la science fiction fait grimacer d’horreur, n’a pas accès.
       Michel Houellebecq, nourri de culture populaire comme nous tous, et se posant des questions sur les fins de l’espèce et du monde, retrouve, dans La possibilité d’une île, cette (feinte) naïveté qui ne craint pas de jouer avec le kitsch. Mais seuls les cuistres recuits s’en offusqueront, que la seule idée que la littérature puisse dire quelque chose dérangent.
       NE PAS DERANGER: voici ce que je lis au front de tant de blasés et de paresseux, de prétendus beaux esprits et de bien pensants suant l’ennui - ceux-là même qui, l’air grave, se pâmeront devant tel film ou tel livre «dérangeant».

       Buzzati.gifJe lisais ce matin un fragment d’In quel preciso momento de Dino Buzzati où il est question du sentiment d’être «jeté» de l’homme vieillissant, et du coup je me suis rappelé ces pages étonnantes de La possibilité d’une île où Daniel 1, constatant que la ravissante Esther, de vingt ans plus jeune que lui, n’a pas osé le présenter à sa sœur aînée en craignant qu’elle le trouve trop décati, se lance alors dans une diatribe, où il radote passablement à propos de Larry Clark, et qui lui fait relever justement que la différence d’âge est aujourd’hui le dernier tabou. «Dans le monde moderne, ajoute-t-il, on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux». Et de s’enflammer à proportion de son inquiétude, et de susciter la première vraie conversation avec Edith qui va se prolonger tard dans la nuit au point qu’ils en oublieront de faire l’amour. Ce qui le fait dire ceci: «C’était notre première vraie conversation, et c’était d’ailleurs me semblait-il la première vraie conversation que j’aie avec qui que ce soit depuis des années, la dernière remontait probablement aux débuts de ma vie commune avec Isabelle, je n’avais peut-être jamais eu de véritable conversation avec quelqu’un d’autre qu’une femme aimée, et au fond il me paraissait normal que l’échange d’idées avec quelqu’un qui ne connaît pas votre corps, n’est pas en mesure d’en faire le malheur ou au contraire de lui apporter de la joie soit un exercice faux et finalement impossible, car nous sommes des corps, nous sommes avant tout, principalement et presque uniquement des corps, et l’état de nos corps constitue la véritable explication de la plupart de nos conceptions intellectuelles et morales». Sur quoi Daniel évoque deux particularités de la belle Esther: le fait qu’elle ait perdu un rein et le fait qu’elle ait perdu plus récemment le chien qu’elle aimait (comme si celui-ci faisait aussi partie de son corps), enfin le fait qu’elle soit «une très jolie jeune fille».
       Or comme je suis le père d’une très jolie jeune fille, mais vraiment très jolie, j’aurai apprécié ce qui suit, à propos de l’empire que Daniel 1 subit de la part de la très jolie Esther: «La beauté physique joue ici exactement le même rôle que la noblesse de sang sous l’Ancien Régime, et la brève conscience qu’elles pourraient prendre à l’adolescence de l’origine purement accidentelle de leur rang cède rapidement la place chez la plupart des très jolies jeunes filles à une sensation de supériorité inné, naturelle, instinctive, qui le se place entièrement en dehors, et largement au-dessus du reste de l’humanité. Chacun autour d’elle n’ayant pour objectif que de lui éviter toute peine, et de prévenir le moindre de ses désirs, c’est tout uniment qu’une trps jolie jeune fille en vient à considérer le reste du monde comme composé d’autant de serviteurs, elle-même n’ayant pour seule tâche que d’entretenir sa propre valeur érotique – dans l’attente de rencontrer un garçon digne d’en recevoir l’hommage. La seule chose qui puisse la sauver sur le plan moral, c’est d’avoir la responsabilité concrète d’une être plus faible, d’être directement et personnellement responsable de la satisfaction de ses besoins physiques, de sa santé, de sa survie – cet être pouvant être un frère ou une sœur plus jeune, un animal domestique, peu importe».
       Des passages de cette eau-là, que je situe à la hauteur d’analyse des pages de Saul Bellow dans Ravelstein ou des pages de Philip Roth dans La beauté du démon, où il est également question d’un homme vieillissant fou d’une très jolie jeune fille, des pages si limpides et si fines, si déliées dans leur expression et d’une résonance si amicale, La Possibilité d’une île, dont on prétend l’auteur phallocrate, misogyne et vulgaire, en regorge, au pont que depuis trois jours j’y reviens sans cesse pour y puiser…

       La méchanceté de la critique établie à l’encontre de La possibilité d’une île est à la fois sidérante et significative, comme s’il s’agissait de se débarrasser vite fait d’un écrivain qu’on craint de lire, les propos méprisants et même haineux trahissant de fait une lecture en surface ou de mauvaise foi. Il y a là une sorte de lynchage qui découle probablement, aussi, du marketing anticipé de ce livre, comme s’il fallait que les vertueux critiques opposent leurs principes moraux à ce battage et montrent ainsi leur indépendance. Sous un titre hypocrite (Ni cet excès d’honneur ni cette indignité), car on a soigneusement choisi les termes les plus méprisants de nos confères européens, Le Temps de samedi passait en revue une dizaine de chroniques où l’on voit bien que le parti pris, le jugement anticipé, la conclusion précédant lecture sont la règle. On parle d’antisémitisme et de misogynie, on taxe le pauvre auteur de «commère» ou de «cynique vulgaire», surtout: on ne dit rien du contenu réel du livre.
       Il va de soi qu’on peut discuter sur les (apparentes) provocations du début du livre, où Daniel 1 l’humoriste «panique» aligne les énormités comme n’oserait le faire un Dieudonné shooté, de même qu’on peut se trouver en désaccord avec maintes observations et autres conclusions du même protagoniste, et notamment pour sa vision déterministe de la vie, mais discuter, ou même disputer, n’est pas vilipender.
       C’est d’autant plus choquant qu’il s’agit d’un livre d’immersion lente et d’évolution, dont le personnage, d’abord agité et faraud à l’image de l’époque, devient de plus en plus pénétrant au fur et à mesure qu’il mesure, avec quel désarroi, l’effet du vieillissement sur lui-même. C’est là le grand thème du livre: le vieillissement du corps et, pourrait-on dire, du corps de l’espèce, le sentiment d’un type vieillissant d’être jeté (qu’exprimait déjà si fort un Buzzati dans sa Chasse aux vieux), la fatigue d’être et la tristesse de n’être plus aimé, car c’est aussi un roman d’une lancinante mélancolie sur le manque d’amour, qui ressort le plus fort dans le chapitre magnifique où Daniel 1 constate que la charmante Esther, type de la jeune fille libérée à l’enseigne de la movida espagnole, incarne une sorte de nouvelle espèce hédoniste qui ne désire que son désir et surtout pas l’attache de l’amour.
       Je doute, pour ma part, que l’hédonisme d’Esther (qui ravirait Michel Onfray, que vomit Daniel 1, et moi donc) soit le fait d’une génération entière, comme le prétend le protagoniste. Il y a du moraliste puritain chez Houellebecq (puritain à l’envers si l’on veut mais puritain quand même) qui répugne aux nuances et aux détails individuels, même si ses personnages sont bien plus travaillés ici et diversifiés que dans Les particules. Mais là encore: le texte évolue. Il est imbécile de prétendre, comme La Stampa, que ce livre postule «le salut par l’entremise d’une secte adoratrice de la science et des extraterrestres», qui prouve du moins que le livre n’a pas été lu. C’est ne pas voir la critique malicieuse des tenants et des aboutissants de la secte en question, avec le passage du premier gourou à son fils messianique, et cette superbe description de la petite entrepris du début devenant firme organisée nickel. Ce qu’on retient dans les gazettes, c’est que Michel le barjo a trempé dans un séminaire des raëliens et qu’il en est revenu fondu en mysticisme. C’est prouver qu’on n’a pas lu.
       Mais ma fois tant pis pour eux: ils ont manqué quelque chose. Un chef-d’œuvre? Peut-être pas. Pas encore Les illusions perdues, mais un beau livre drôle et douloureux, surtout: honnête.
    J’ai souvent été exaspéré par le vilain canard Houellebecq, qui m’a imposé l’interview la plus pénible que j’aie jamais réalisée, dont la bande enregistrée est une suite de grommellements vagues et de propos vaseux. Les particules m’avaient pas mal déçu, et la forme de Plateforme, alors que le contenu, le ton, l’immersion psychologique, les observations nouvelles de ce livre m’ont réconcilié avec ce drôle de bonhomme. Quant à La possibilité d’une île, c’est autre chose: c’est, passées une fois encore les cinquante premières pages un peu trop «couilles de Reiser», de la littérature sérieuse. Pas cuistre ou pédante du tout mais sérieuse et surtout: honnête…

       J’ai fait cette nuit ce rêve étrange en langue italienne, ce rêve de vraie vie révélée dans la lumière oblique. Je me trouvais dans la grande nuit italienne, revenant d’un long voyage et tout à coup je me trouvais à proximité d’une maison dont une fenêtre ouverte était restée allumée et, m’approchant, je reconnaissais la chambre que j’avais quittée je ne savais depuis combien de temps, et sur la table il y avait ce livre ouvert dont je déchiffrais ces mots en langue italienne dans la lumière oblique: «Un calendrier restreint, ponctué d’épisodes suffisants de mini-grâce (tel qu’en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l’effet d’un vent plus violent vent du Nord, d’une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent».
       Sous le souffle lunaire les pages se tournaient et je lus encore «C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre,/Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir…», je lus encore au vol «Je n’entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j’étais devenu l’espace», enfin ces derniers mots scintillèrent dans la nuit italienne: «Il existe au milieu du temps/La possibilité d’une île»…
       A mon réveil, à fleur de conscience, lorsque la mémoire est encore un obscur océan aux haleines mêlées, j’ai resongé à cet autre voyage dans cette nuit étrangère qu’a représenté pour moi la lecture de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, dont le son unique retentit encore en moi comme il en va de tout livre réellement important.
       Je n’ai cessé de sourire tout au long de cette lecture, avec une sorte de nostalgie anticipée qui me rappelait à tout instant l’amour que j’ai de la vie et des gens, comme aiguisé par la haine que Daniel 1 prétend nourrir pour la vie et les gens, que je voyais avec le recul de Daniel 25, de son promontoire du quarantième siècle. Tout au long de cette lecture je n’ai cessé de songer avec plus de tendresse à notre pauvre humanité mal fichue et, me rappelant nos interminables débats métaphysiques ou pseudo-métaphysiques de jeunes gens, dans la tabagie des bars, à tous les futurs qu’on aura imaginés de l’aube de l’humanité au quinzième chapitre du récit de Daniel 25 écrivant: «Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles».

       L’autre jour à une terrasse ensoleillée, l’ami Nicolas me racontait un rêve récurrent de ses nuits grecques, qui le voit arriver à New York à la nage, et découvrir la ville comme un Futur possible. Or je vois à présent La possibilité d’une île dans cette lumière nocturne, non du tout comme une thèse à caractère scientifique ou philosophique (Daniel 1 se voit en «Zarathoustra des classes moyennes», ce qui en dit long sur l’ironie de son démiurge), mais comme la vision transitoire d’un poète d’aujourd’hui ou le journal de bord transposé d’un garçon qui ne s’aime pas beaucoup mais se soigne, oscillant entre le sentiment océanique d’un esprit-corps porté sur l’extase et l’exaspération que lui inspire toute forme de mensonge ou ce qu’il croit tel.
       Schopenhauer prétend que «la vie n’est pas un panorama», mais ce que je vois à la fenêtre, dans la double coulée du temps du lac et des montagnes multiséculaires, me fait me foutre de ce que dit Schopenhauer de la vie autant que des femmes ou des barbus. De la même façon, je me fous des convictions transitoires de Michel Houellebecq, lecteur de Schopenhauer et d’Auguste Comte, étant également entendu que ma vie et mon chien ne sont en rien réductibles à la vie de Daniel 1 et du pauvre Fox.
       Un livre important n’est pas un catéchisme mais une proposition nouvelle de lecture du monde, et c’est à ce titre que je considère La possibilité d’une île comme un livre important.

  • Thanks Mister Vidal

    littérature
     

    Un grand seigneur des lettres américaines  s'éteignit en juillet 2012, en la personne de Gore Vidal, à l'âge de 86 ans. Nous l'avions rencontré en 1984... 

     La bête noire des conformistes américains ne mordra plus: avec Gore Vidal disparaît en effet le plus libre des esprits et le plus corrosif des observateurs de l'Empire, dont il connaissait l'histoire aussi bien que celle de l'Antiquité. Né en 1925, issu d'une grande famille liée au clan Kennedy,  le jeune écrivain fit scandale dès la parution de son troisième livre, The City and the pillar, paru en 1948, constituant l'un des premiers romans américains à caractère explicitement homosexuel, traduit sous le titre du Garçon près de la rivière.

    littérature

    Rien pour autant, chez cet écrivain aux multiples dons,  d'un romancier confiné dans le "rayon gay", tant du fait de sa bisexualité affirmée que pour la dimension exceptionnelle de sa culture, très européenne, et la variété de ses intérêts d'historien, de romancier, de polémiste, de scénariste et d'acteur politique.

    Pour accéder au personnage et àl'oeuvre de Gore Vidal, le meilleur accès est peut-être le recueil, découpé par lui, d'entretiens qu'il a accordé à travers les années, intitulé Les Faits et la fiction et représentant à la fois un autoportrait corrosif et une réflexion de haute volée sur les pouvoirs et les composantes sociales ou esthétiques de la littérature. Avec la joyeuse arrogance qui le caractérisait, Gore Vidal répond aussi volontiersaux critiques éminents qu'aux chroniqueurs de la vie mondaine.

    littératureEssayiste et historien-romancier, ce esprit des Lumières antiques a signé un remarquable Julien, consacré à la figure emblématique de Julien l'Apostat, et une fresque synchronique fascinante, sous le titre de Création, évoquant le siècle qui fait cohabiter, sur notre planète bleue,les plus grands esprits de la pensée grecque ou de la philosophie chinoise, entre autres. Plus récemment, c'est à l'histoire américaine qu'il a consacré toute une suite d'ouvrages monumentaux, de Lincoln à Empire.

    Romancier de fiction porté sur la satire acerbe, aussi férocement anti-puritain que naturellement opposé à la "political correctness" et à la décadence de la culture de masse, Gore Vidal signa des ouvrages aussi originaux dans leur forme que décapants par leur esprit, tels Myra Breckinridge (1968), suivi de Myron (1977) ou Duluth (1983), où il se livre à une déconstruction parodique du feuilleton Dallas, mêlant réalité et fiction avec une verve drolatique.    

    littératureAu cinéma, Gore Vidal n'a pas fait qu'apparaître à une table de dîneurs, dans le film Roma de Fellini:il s'est fâché tout rouge avec Tinto Brass, qui a fait basculer son scénario de Caligula dans la vulgarité au point qu'il a retiré son nom de l'affiche. Surtout,il a signé les scenarios du Gaucher d'Arthur Penn, de Soudain l'été dernier de Mankiewicz et de Paris brûle-t-il ? de René Clément, entre autres.  

    Auteur de sept pièces de théâtre, dont une adaptation du Romulus de Dürrenmatt, Gore Vidal a publié cinq romans sous trois autres pseudonymes et l'ensemble de son oeuvre compte,finalement, plus de 60 titres. C'est loin des 25 ouvrages que mentionnent ce matin les agences...   

     

    Entretien avec Gore Vidal, à propos de Duluth. Paris, 1984.


    “Je suis Romain, je suis humain”, pourrait dire le plus cultivé et le moins aligné des auteurs américains du moment, cet affreux Gore Vidal dont je me suis régalé de la charge sulfureuse de Duluth, son dernier roman, et que je redoutais tant de rencontrer que j’en venais à me réjouir de manquer à l’instant notre rendez-vous par sa faute, lorsque, prêt à lever le camp après une heure d’attente, j’ai vu le concierge du Prince de Galles me faire ce grand geste m’annonçant enfin l’arrivée de Mister Morgue…

    Je suis humain dit cependant le sourire du grand seigneur à longs tifs argentés, shake hand chaleureux et sourire cajoleur, cent et mille excuses; et je suis Romain pour la prestance d’imperator à l’américaine, tape dans le dos et faites comme chez vous dans mon humble suite.

    Présentations, whisky, souples approches et premiers tilts de reconnaissance: notre goût commun pour l’Italie en général et Fellini en particulier qui l’a fait apparaître dans une séquence nocturne de Roma, les romans de James et les nouvelles de Paul Bowles, enfin mes questions roulant sur Duluth dont il m’évoque alors le céleste déclencheur.

    “Je me trouvais dans une rue de Rome, un jour, lorsque j’entendis une voix qui me disait: “Duluth, on l’aime ou on la déteste, mais même si on la quitte on ne l’oublie jamais !” Vous conviendrez qu’on ne résiste pas, plus que sainte Jeanne, à une telle suggestion du Ciel”.
    A propos de ce roman satirique dont le titre désigne la ville américaine typique où il se passe, par référence évidente au feuilleton Dallas, l’auteur affirme que sa composition l’a beaucoup amusé, notamment par le gorillage des stéréotypes de la culture de masse auquel il se livre.
    “Le roman n’a pas manqué d’être conspué par mes détracteurs, qui font leur devoir comme je fais le mien. Ils ont donc aboyé: Calamity Gore ! Il salit la Nation... Mais le public, lui, a plutôt bien marché. Et puis figurez-vous que j’ai eu droit à l’enthousiasme des femmes de la prison de Lima, au Pérou. N’est-ce pas une reconnaissance enviable ?”

    Ensuite, évoquant dans la foulée les scènes carabinées des milieux hispaniques de Duluth: “Voyez-vous, cher ami, les Etats-Unis pratiquent une nouvelle forme d’esclavage avec les immigrés. Mexicains, Portoricains, Boat People, tous leur sont bons, qu’il est désormais possible de se procurer à plus bas prix que dans la Rome antique...”.

    littérature

    Comme je lui propose d’en revenir au personnage de Julien l’apostat, auquel il a consacré un livre magistral, Gore Vidal se fait plus sérieux: “Je me suis toujours intéressé aux origines des grands mouvements historiques. Mais saisir le fondement de cette catastrophe qu’a été le christianisme n’impliquait pas le retour au Christ lui-même, qui ne marque pas le vrai début de l’affaire, mais à l’époque de Constantin et à ce personnage fascinant de Julien qui s’oppose à l’hégémonie de la nouvelle religion d’Etat.”

    C’est de la même façon, me raconte-t-il, qu’il s’est intéressé à l’origine de son pays avec Burr. “Oui, j’aimerais retracer ainsi toute l’histoire des Etats-Unis comme dans un grand rêve panoramique, mais en restant très près des faits. Mon tout dernier livre est d’ailleurs consacré à Lincoln, ce Bismarck américain qui fut également un écrivain de premier ordre”.

    littérature

    Lorsque je lui demande comment il écrit lui-même, Gore Vidal me répond aimablement: “Mais le plus simplement du monde, un phrase après l’autre, avec grand soin, et j’aimerais qu’on me lise de la même façon. Ou peut-être est-ce trop demander ?”
    Ce qui est sûr, c’est qu’il n’apprécie guère plus les pédants que les faiseurs médiatiques: “La critique en est hélas trop souvent là, soit réduite à l’enquête sur la vie sexuelle de l’auteur ou ses préférences animales, soit vouée à la mise en coupe des pions. Se rappelant alors une soirée académique durant laquelle, en présence du grand romancier Frederick Prokosch, un cuistre avait affirmé, pour se rendre intéressant, que la poésie n’avait plus aucun intérêt de nos jours, Gore me décrit Prokosch déclamant alors des stances entières de Virgile, avant que lui-même ne se mette à réciter par coeur le premier Canto de la Comédie de Dante...

    “Il y a aux Etats-Unis, reprend-il, une nouvelle espèce littéraire redoutable, et c’est le professeur-qui-écrit, dont le roman n’intéressera jamais que d’autres professeurs rêvant d’écrire. Avec tout le respect dû à l’enseignement vivant ou à l’érudition, cela m’incline à déclarer solennellement que le professorat, avec l’alcoolisme, est le plus grand fléau de la littérature américaine”.
    Mais voici que, chancelant la moindre sous l’effet des larges rasades de scotch qu’il m’a resservies aussi généreusement qu’à lui-même, je me trouve contraint, l’heure de départ de mon TGV ne laissant d’approcher, de prendre congé du cher homme. Alors lui de pêcher un bel ananas dans une coupe qu’il y a là et de me l’offrir avec son sourire de vieux charmeur et la plus romaine accolade.

    “Et ne manquez pas, si vous passez par le Val Maggia, d’aller baiser la main de Patty Highsmith de ma part. C'est une vieille amie...”

    Vidal4.jpgGore Vidal. Duluth. Julliard/ L'Age d'Homme, 1984.

  • Dans la paix intranquille de Walser

    1947129518.jpg


    La figure du Taugenichts romantique, ce propre-à-rien qu’on pourrait dire l’incarnation du rêveur en rupture de ban, opposant les rythmes de son horloge intérieure aux trépidations de la vie sociale, et dont l’apparente marginalité dissimule un constante besoin de recentrage personnel - cette figure d’errant aux semelles de vent hante assurément toute l’œuvre de Robert Walser. Pour autant, il serait réducteur de ne voir en Walser qu’une sorte de poétique électron libre ou de sublime échappé de la société, laquelle n’aurait trouvé que l’enfermement pour le circonvenir. La liberté de Robert Walser n’est pas où certain esprit bourgeois ou pseudo-libertaire (deux faces de la même pièce) voudrait la situer, et sa rébellion est d’un autre ordre que celle que d’aucuns affichent par simple conformité à l’esprit du temps.

    Le titre toponymique de Seeland, réunissant six proses narratives de l’époque biennoise (entre 1913 et 1920) « autour » de La promenade déjà connue par une première édition séparée (chez Gallimard, en 1987, dans une traduction de Bernard Lortholary, dégage une semblance de sérénité poétique qu’accentue encore l’admirable paysage de Hodler reproduit en couverture, parfaite image de contemplation au miroir de l’eau et du ciel bleu pervenche. Or le recueil est aussi, comme toute l’œuvre de Walser, un lieu d’intranquillité et de tensions, le plus souvent résolues par la sublimation poétique mais ne cessant pour autant de sous-tendre l’enjouement candide du poète s’émerveillant de « cela simplement qui existe », pour citer cet autre promeneur inspiré que fut Charles-Albert Cingria, pour rejaillir de loin en loin en loin en accents de détresse ou de refus radical.

    La promenade de Robert Walser n’est pas d’un égotiste flâneur pépère, mais d’un « Monsieur le paresseux » en incessant travail d’unification, le poète étant celui-là même, comme l’écrivait Pierre Jean Jouve, « qui unifie ». On le voit dans ces proses errantes comme on le constate, à fleur de voix, dans les propos recueillis par Carl Seelig dans les révélatrices Promenades avec Robert Walser, celui-ci n’aura cessé de penser et de méditer à sa façon, avec une lucidité jamais démentie, à partir des plus simples objets mais parfois aussi sur de plus « grands sujets » ; et le rêveur se fait alors moraliste non-consentant.

    Un seul exemple : de l’enseigne dorée, ostentatoire, « nouveau riche » d’une banale boulangerie, le voici dégager toute une fulmination à valeur de manifeste esthétique non moins que philosophique, écologique voire carrément politique, tant qu’on y est, montrant là encore le lien caché entre l’infime détail et l’ensemble, le goût du pouvoir d’un artisan faisant le paon ou celui d’un faisan mondial prêt à flatter l’ hybris de la nation en déchaînant ses armées…

    On sait un puits de larmes au fond du jardin de Robert Walser. Plus on le pratique, en outre, et plus on découvre la richesse et la complexité, les ombres et les failles, les faiblesses, mais aussi les acquis de haute lutte de cette œuvre infiniment vivifiante


    Robert Walser. Seeland. Préface et traduction de l’allemand par Marion Graf. Zoé, 217p.

  • La nuit des errances



    Regard amont sur un roman kaléidoscopique de Jean-Michel Olivier...

    Les romans contemporains de langue française qui ressaisissent l’atmosphère, les thèmes, les drames, la psychologie spécifique et les mots-clé des temps que nous vivons sont encore assez rares, même si l’on observe, parallèlement à la trace d’un Michel Houellebecq, des tentatives de plus en plus marquées de capter et de restituer, dans de nouvelles formes, les éléments de la réalité dans laquelle nous sommes immergés.

    En Suisse romande, notamment dans Paradise now, le scalpel d’un Antonin Moeri tranche dans le vif de la déprime autiste sur fond de démence collective policée, en lui opposant un chant candide à la Walser, tandis que l’appareillage de l’informatique oriente le regard d’un Daniel de Roulet dans Virtuellement vôtre ou La ligne bleue.

    Avec Nuit blanche de Jean-Michel Olivier, l’ambition de «dire le siècle», ici et maintenant, s’affirme plus nettement encore. Tant par l’accumulation des observations significatives, en séquences quasi cinématographiques (on pense aux Short cuts tirés par Robert Altman des nouvelles de Carver), que par le développement simultané de destinées tragiques, mais aussi par la modulation tantôt brutale et tantôt lyrique de chacune des voix alternées (un grand pianiste mourant ne parle pas, cela va sans dire, comme un skin déjanté...), ce roman restitue le sentiment mêlé de griserie et de dérision, de fascination et d’horreur qu’on peut éprouver aujourd’hui au milieu des grands ensembles urbains, en zappant ou en surfant sur le web avec la conscience exacerbée de tout ce qui se passe au même instant dans le monde.

    Cela se passe à Genève, dont on éprouve presque physiquement le souflle du fleuve et des rues, durant la dernière nuit du siècle et du millénaire. L’un des personnages du livre est d’ailleurs la ville, dégagée de tout régionalisme mais intensément présente par son ton et ses noms. C’est «au bord de la nuit», pour reprendre un titre de Friedo Lampe auquel ce roman fait parfois penser, au bord du sommeil érotique d’un jeune sosie de Brad Pitt dont vient de se déprendre son amie, au bord du fleuve et des fêtes en train, au bord de l’abîme aussi, pour quelques personnages, que le lecteur chemine d’une solitude à l’autre.

    De fait, tous les personnages de Nuit blanche sont à la fois séparés et reliés les uns aux autres. Les deux jeunes amants de la première séquence, Ben le photographe et Anne qui s’éclate dans la danse, vivent ainsi cette nuit au rythme de leurs élans respectifs, Anne opposant au lourd secret d’une enfance abusée son goût de la fusion et sa compassion de soignante, tandis que Ben s’attache à dire le monde en volant des images au feu. Cora, qui vient d’être massacrée dans un squat, s’accroche à la vie tandis que le pianiste virtuose H., frappé par la nouvelle peste, «décroche» au dam de sa mère terriblement aimante qui l’attendra vainement à souper. Un Monsieur chasse aux Pâquis, qui n’est autre que le père d’Anne, ethnologue spécialisé en enquêtes «sur le terrain» du sexe de plus en plus «trans», là même où se croiseront Ellie le travesti et le skinhead «grave». Enfin, et le plus seul de tous assurément, voici le Fou du Net, qui pratique l’amour par écran interposé et va se livrer à un «casse» informatique en pénétrant dans le sanctuaire du Trésor bancaire, avant que sa machine implosante ne le renvoie au néant.

    A l’inventaire, tout cela pourrait sembler un peu systématique. Or, en dépit de quelques personnages frisant le cliché (la marchande de fleurs Iris, indic à ses heures), du tour artificiel du discours du skinhead («cette nuit, c’est la dernière & la première du siècle, le mégapied pour tous & je plane sur la ville comme Dieu à Buchenwald & à Hiroshima & je suis libre comme la mort & qui pourrait bien m’arrêter ?») et du côté visite guidée dans les rues basses, le roman tire sa substance et sa beauté d’une réelle imprégnation existentielle et d’une modulation musicale presque sans faille. Tous les personnages, y compris l’ethnologue égaré en quête de «la vie sauvage et nue d’avant la vie», et le skin débile, ont quelque chose de sourdement attachant. Le mutant Ellie, du genre homme-femme à corps de malabar et à psychologie de mater dolorosa des bas-fonds, relève que ceux qu’il/elle reçoit ne sont amoureux que de leur propre désir, avant de «niquer» le skin, de le «jeter» et de conclure que «le plaisir est le moteur de l’espèce, l’ultime parcelle en nous de la divinité»...

    Finalement, il émane d’ailleurs une lumière pour ainsi dire religieuse de ce livre de la séparation et de l’apparente dégradation. Bien plus que dans Les Innocents (1996), où il pratiquait la satire d’une manière assez extérieure, Jean-Michel Olivier atteint ici, par l’exercice d’une nouvelle forme d’empathie, une maturité affective et spirituelle qui promet bien d’autres avancées.

    Jean-Michel Olivier. Nuit blanche. L’Age d’Homme, 148 pp.

     

  • Oraison profane

    medium_Widoff11.2.JPG
    La rencontre, un chant d’amour d’Alain Cavalier, avec Françoise Widhoff.
    Ce sont deux voix d’un homme et d’une femme, Elle et Lui. Elle a l’élocution candide d’une femme-enfant et lui d’un amant-trouvère, ils ne se montrent pas mais on voit les objets et les lieux de leur vie, et leurs mots cristallisent en constellation de sensations et d'émotions et en récit alterné où la beauté des choses ne cesse d'irradier.
    medium_Widoff10.JPGOn voit un daurade royale, une petite pierre dont Il lui a fait cadeau tout au début, leurs montres qu’ils ont échangées tout au début aussi, aux temps légèrement décalées, mais leur chiffre à tous deux est le 7 apprend-on en découvrant le minuscule squelette ivoirin de la cervelle d’une hirondelle de mer, une tête de Bouddha thaïlandais et un bocal rempli des billes qu’une petite fille du cinquième dessus balance dans la cour par manière de déclaration d’amitié à Françoise. Lorsque les billes roulent sur la table, cela fait un bruit de billes roulant sur une table, et c’est en son direct comme un subtil fracas.
    « L’âme doit courir comme comme une eau limpide », dit-Elle, et l’on voit un nombril, un pied massé par le conjoint qui l’oint du même coup, deux paires de lunettes tandis qu’Elle évoque le tonnerre qu’on entend au moindre bruit quand on sort de se faire opérer de l’ouïe, comme cela l’attend Lui, puis on voit un lit d’Istamboul aux proportions idéales qui donne au couple en voyage la juste mesure de celui qu’ils se feront faire au retour, la photographie d’un très bel homme russe (le père d’Elle, mort quand elle avait huit ans), et les chaussures de son père à Lui, qui se voit déclinant et se dit crânement sans peur de l’enfer.
    medium_Widoff7.3.JPGmedium_Widoff8.3.JPGLorsque Lui retourne dans la ville de son enfance, il se dit pensant à Elle qu’il lui ramènera le bleu d’un certain vitrail de l’église du lieu, mais sa petite caméra capte mal ce bleu-là, ainsi rapporte-t-il plutôt des images de la chambre solitaire aux vitrages de guipure où il passe la nuit sans Elle, après avoir lu sa page et demie d’Arsène Lupin, ce frais inducteur de sommeil qu’Elle lui a fait découvrir.
    medium_Widoff2.2.JPGmedium_Widoff15.JPGL’inventaire est un sacre, une fois de plus, et le détail reflète le monde. Mais encore faut-il le voir, le capter, le traduire et le traduire en cinéma, ce détail, qui soit donc à la fois parole et mouvement, musique pour l’oreille et pour l’œil, cadrages à la fois simples et savants, montage enfin qui fait vivre le tout en le coulant dans une seule forme. Et c’est un escargot glissant sur un corps nu, un œil ou une poubelle scellée, neuf portes pour approcher un secret, un oiseau mort, les tomates ou les fleurs bleues du jardin qu’Elle a planté dans une arrière-cour, son père à Lui qui ronchonne (« mais qu’est-ce donc que tu filmes ô couillon de la lune enfarinée ? »), et Lui répond : « Je ne sais pas, ô papa », et Elle alors de remarquer que ce film montré à tous leur prendra ce qui n’était qu’à eux deux, mais tel est son prédateur de poète, telle est cette oraison lustrale d’Adam et Eve se filmant autour de leur chambre, laquelle s’ouvre au monde en se délivrant du contingent pour en devenir le symbole, telle est La rencontre d’Alain Cavalier.
    Le film date de 1996 et se retrouve reprise sur l’Intégrale autobiographique de ce grand poète du cinématographe, qui vient de paraître en DVD avec Le filmeur, Ce répondeur ne prend pas de messages et huit suppléments d’une durée de 43 minutes : La petite usine à trucages, La danseuse est créole, Chat du soir, Bombe à raser, La fille de Brioche, J’attends Joël, Agonie d’un melon et Bec d’oiseau en plexiglas.
    Alain Cavalier. Intégrale autobiographique. 3 films, 2 DVD, 1 livret. Pyramide.

    medium_Widof12.JPG

  • Cavalier calme et droit



    2cbefee927e4ec45cba78cb30dc29572.jpgConversation avec Alain Cavalier, il y a quelques années. 

    - Que ferez-vous vous de cette journée ?

    - Maintenant que je suis devenu un cameraman, un filmeur, j’ai deux activités simultanées: je filme et je monte. Je me réveille le matin en me demandant si je vais filmer ou monter. Ce sont deux activités mentales assez différentes. Hier j’ai filmé un tourneur de bouteilles de champagne, et aujourd’hui je vais m’enfermer dans la salle de montage et je vais le traiter. Cela s’inscrit dans un ensemble. Avant, j’écrivais mon journal quotidien, avec un stylo. Et depuis douze ans, je le filme. Ce que je vois, ce que je vis. J’utilise toutes les formes de travail cinématographique. Ce sont des cassettes qui s’alignent sur une étagère. Et j’ai décidé d’en faire un film de deux heures, qui sera projeté dans les salles. Ce sera un concentrée de ce journal d’un cinéaste. J’aurais pu faire un faux journal. Mais il y a une intrigue qui est ma propre vie. Et puis il y a les autres, il y a des suspenses, les maladies, les interrogations sur les fins de mois, les accidents, comme dans la vie. A partir du moment où je ne filme que les moments forts, c’est autant de la fiction. Je ne pense pas du tout au public lorsque je fais cela. Comme j’ai horreur des trucs obscurs ou trop compliqués, je tends naturellement à l’expression claire.
    - Vos portraits de femmes comptent chacun exactement 13 minutes. N’avez-vous jamais été tenté de développer ?

    - J’ai choisi les 13 minutes parce que c’est un des standards de la télévision, et surtout parce que je savais que, sur n’importe quelle chaîne du monde, je ne serais pas coupé par un message publicitaire.

    - Comment résister à la déferlante de l’image ?

    - Quand j’ai commencé à faire des films, on ne faisait que des films. Il y avait des salles de cinéma et c’est là que ça se passait. Maintenant le cinéma s’est métamorphosé, donc il y a des films partout et sous toutes les formes. Je me suis donc demandé ce que j’allais faire là-dedans et je me suis dit que j’allais rester moi-même: que je serais un individu qui filme. C’est tout. Avec ou sans décors, cela m’est égal. Je sais que j’ai des chose à filmer. Je préfère qu’elles passent dans des salles, parce que les gens prennent la décision d’entrer pour être un peu au chaud avec d’autre,parce que la salle est un lieu de rencontre. Mais je reste conscient qu’on peut être bouleversé par un film vu chez soi ou dans une chambre d’hôpital.

    - Cela vous semblerait-il exclu de tourner aujourd’hui un film avec une grande équipe, des actrices maquillées et tout le barnum ?

    - Je l’ai fait. J’y ai trouvé du plaisir, et puis ce plaisir a diminué, et j’ai senti poindre autre chose. Une autre envie, qui était d’être plus libre, vis-à-vis de l’argent, des stars, des producteurs, des équipes de techniciens. D’aérer un peu tout ça. J’ai pu réaliser mon envie à cause du matériel: ce n’est pas plus compliqué que ça. Disons plus précisément que le matériel a répondu à une question intime que je me posais.

    - L’intimité n’est-elle d’ailleurs pas la relation essentielle que vous mettez en valeur ?

    - Le film est un rapport très personnel entre la personne que je filme et moi. Quand vous tournez devant 40 personnes, ce n’est pas la même chose que lorsque vous êtes devant une personne. Lorsque j’ai fait René, je lui ai dit que je serais seul devant lui. Cela a des inconvénients, parce qu’avec des amateurs ils ont l’impression que vous ne tournez pas. Ils sont un peu frustrés. Comme il n’avait jamais fait de cinéma, René, que je connaissais depuis 20 ans, s’attendait à un peu de mise en scène. Cela dit, je pourrais prendre un acteur très connu et lui proposer la même chose que j’ai proposé à mon gros.

    - Faites-vous une distinction entre le documentaire et la fiction ?

    - Non. Lorsque je travaillais à mes portraits de femmes, le simple fait de concentrer une vie entière de travail de maternité, d’amour, d’argent en 13 minutes était une réduction qui n’avait rien à voir avec ce qu’on appelle le documentaire. Cela étant, la réalisation de ces portraits me sera peut-être utile dans ce qu’on appelle la fiction si je me rappelle la simplicité et le naturel de ces femmes. C’est une sorte de mètre-étalon.

    - Pourquoi transporter votre rétameuse, qui travaille d’habitude sur les rues populeuses de Paris, dans un studio à l’esthétique épurée ?

    - Comme je suis obsédé par le son direct, au point que je ne pense pas qu’on puisse séparer la parole et l’image quand on enregistre, et que je pense que le moment où la pellicule tourne dans l’appareil est le grand moment incandescent du cinéma, je me suis dit que je ne pourrais pas suivre cette femme dans le brouhaha de la rue. C’est pourquoi j’ai demandé à un ami de me prêter un petit studio à Boulogne, sur quoi il m’a prêté un grand studio dont le décor était le lac suisse du décor de L’insoutenable légèreté de l’être...
    -

    - Comment envisagez-vous la représentation de la douleur au cinéma ?

    - Je suis un enfant de l’Occupation. Donc la violence historique m’a toujours hanté. J’ai assisté à la libération de Paris. J’ai vu des cadavres de soldats allemands, et je savais qu’un jour j’aborderais cette question, comme je l’ai fait dans Libera me. J’ai pris l’histoire la plus simple qui soit, d’une famille avec la mère, le père et les deux enfants qui sont des jeunes gens de vingt ans, et puis le carnage. Cette famille est détruite. Cela m’a posé la question de la représentation de la violence. Je ne peux pas faire de fausses gifles ou de fausses plaies. Sur un écran de cinéma, mimer cela est une honte. C’est comme les scènes d’accouplements. Une vraie scène d’amour peut être extraordinaire, et je m’y suis risqué dans Martin et Léa avec un couple qui l’était aussi dans la vie, mais mimer cela est grotesque. Dans Libera me, comme je ne voulais pas faire mal à des êtres humains, on ne les voit pas pendant les scènes de torture mais avant et après. Lorsque je vois l’hémoglobine de Jésus dégouliner, dans le film que vous savez, que je n’ai d’ailleurs vu qu’en bande-annonce, je vois aussitôt l’accessoiriste à son affaire. Je suis un cinéaste, et l’on ne plaisante pas avec moi à ce propos. J’avais aussi le problème de la parole. Que peut-on dire dans ces cas-là, sinon des clichés sur la souffrance, la haine, la torture, la délation. J’ai donc choisi des moments de la vie où il n’est pas nécessaire de parler. C’est donc un film sans parole, et je crois que ça a créé chez le spectateur une angoisse absolument insupportable. C’est pourtant un film qui vit encore...

    - Votre situation marginale vous pèse-t-elle ou vous convient-elle au contraire ?

    - C’est très stimulant. Et puis je ne suis pas seul. Dans le monde entier il y a des cinéastes qui travaillent comme moi. En Chine par exemple, pour couper aux multiples autorisations à demander, la mutation de la société est racontée par des cinéastes qui travaillent en numérique et en toute petites équipes. Ceci dit, il ne faut pas se leurrer: plus on peut tourner librement, plus il est difficile d’être soi-même. Par ailleurs, il faut balayer l’idée du créateur solitaire, qui est une idée typiquement bourgeoise. Nous ne sommes pas des cow-boys solitaires. Il n’y a de point de vue intéressant qu’en rapport avec les autres. Enfin, ce n’est pas pour fuir au désert que j’ai choisi ce mode de fonctionnement. Ce que je recherche, au contraire, c’est d’être plus proche de la vie...

    (Conversation d’une fin de matinée à Paris, au bar Le Mondrian, Boulevard Saint-Germain)

  • Au jeu de la barbichette

     littérature

     Ou comment rester libre avec Maître Jacques, alias Jacques Chessex, quand on se mêle de critique littéraire...

    En lisant la « forte préface » de Jacques Chessex au dernier livre paru de Maurice Chappaz, Orphées noirs, je me suis esbaudi, une fois de plus, devant l’art que déploie Maître Jacques pour se mettre lui-même en valeur à toute occasion. Les compliments amphigouriques dont il enveloppe les livres de Chappaz ne servent, à vrai dire, qu’à célébrer son propre rôle à lui, dès leur rencontre, dans la découverte et l’illustration des jeunes auteurs de ce temps-là. Un Chessex qui découvre, qui édite, qui encourage ses pairs, qui ne pense qu’au bien commun : voilà le rôle que se donne notre stratège égomane et jaloux, qui se pose en chef de file et en animateur généreux. Tout cela fera sourire ceux qui ont un peu de mémoire, mais cette façon de réécrire l’histoire est assez typique du personnage, de plus en plus occupé d’ailleurs à peaufiner son monument personnel, qu’il lustre tous les matins à la peau de chamois.

    littérature
    J’ai fait partie de ceux qu’il a gratifiés d’une «forte préface», pour l’édition française de Par les temps qui courent, aux éditions Le  Passeur, qu’il entendait chaperonner ainsi. J’ose croire à un réel élan d’amitié de sa part, sur le moment, tout en voyant très bien ce que ce geste avait aussi de «politique», ou plus précisément de localement « stratégique», destiné à m’en rendre redevable. On me comparait à Faulkner, ce qui m’accablait déjà gravement, mais bien pire : on me tenait par la barbichette, et tout s’en trouvait faussé.
    Des imbéciles ont prétendu que j’ai dit parfois du bien des livres de Jacques Chessex pour le flatter, et que je l’ai ensuite dégommé parce qu’un de mes romans, qu’il a d’abord porté aux nues, n’a pas obtenu un prix littéraire dont il présidait le jury. Tout cela est inexact. La vérité, c’est que j’ai toujours dit précisément ce que je pensais des livres de Maître Jacques, en bien ou en moins bien. Au lendemain de son prix Goncourt, en 1973, j’ai écrit que L’Ogre était un roman «fait pour le Goncourt», ce que je pense toujours. En revanche, j’ai écrit beaucoup de bien d’autres de ses livres, et je m’obstine à penser qu’il y a un authentique génie poétique en ses proses les plus libres, dégagées du carcan du « roman ».

    littérature
    En ce qui concerne le prix Lipp que Chessex prétendait m’attribuer pour Le viol de l’ange, je l’ai « perdu » en refusant de le «faire» avec lui, selon sa propre expression. Après qu’il m’eut proposé de préparer ensemble cette apothéose, je lui ai fait valoir que ce prix m’honorerait évidemment mais que je n’y serais pour rien. Dès ce moment-là, jugeant probablement cette fierté déplacée, et malvenue ma prétention de ne plus jouer au jeu de la barbichette, notre homme a commencé de dénigrer mon livre qu’il a été le dernier à défendre, ce dont je me contrefoutais finalement, alors que sa trahison me semblait absolument inacceptable, comme je l’ai écrit dans mes carnets de L’Ambassade du papillon, qui ont mis le feu aux poudres.
    Or tel est le personnage qui, ensuite, dans les attaques les plus viles que j’ai jamais subies, en a appelé à mon interdiction professionnelle et a cru m’abattre en affirmant que je m’étais coupé tout avenir littéraire, moi qui avais perdu son appui alors que mon rêve absolu était d’accéder à l’édition parisienne par son entremise. Le hic, c’est que je n’ai jamais envoyé le moindre manuscrit à aucun éditeur parisien *, trop paresseux que je suis ou, plus exactement, trop à l’aise dans ma culture particulière et me contrefoutant de la présumée « instance de légitimation » qui fait haleter et saliver tant de mes chers confrères.

    littérature
    Bref, je vais continuer de dire tout le bien que je penserai des ouvrages à venir de Maître Jacques, quand ils me sembleront le mériter, et d’en écrire pis que pendre quand je flairerai la fabrication creuse. Les imbéciles ont taxé de naïveté la confiance amicale que j’ai manifestée, un temps, à Maître Jacques. Je ne la regrette pas du tout, mais un retour de flamme amicale sera toujours aléatoire avec cet homme impossible** qui a écrit tant de si beaux et bons livres...

    * Cette note date de 2006. Depuis lors, j'ai bel et bien apporté un tapuscrit à un grand éditeur parisien, et je serais aussi content de publier à Paris que n'importe quel Romand, mais sans ramper pour autant...

    ** Maître Jacques nous a quittés brusquement en octobre 2009, à l'occasion d'une scène stupéfiante qui eût pu faire l'objet d'une de ses nouvelles. Il repose désormais au cimetière de Ropraz. Je pense avec lui avec tendresse. On trouvera dans u autre de mes  livres, Chemins de traverse, paru en 2012 chez Olivier Morattel, l'aperçu fidèle de nos relations tour à tour exécrables, voire assassines, et de nos roucoulements ultérieurs...   

    Image: Dessin de Jacques Chessex évoquant Le viol de l'ange, mon roman d'abord adulé par lui et ensuite foulé au pied... 

  • Palestine ou la déchirure

    c74c7d57be4398ee2af2fadb3132ae6f.jpg

     Hubert Haddad, dans son roman incandescent et poétique, nous fait vivre la tragédie de l’intérieur par le truchement de personnages attachants.

    A l’écart des estrades, le romancier d’origine tunisienne, établi à Paris dès son enfance, a développé une œuvre considérable mais un peu méconnue, riche d’une cinquantaine d’ouvrages touchant à la poésie, à la nouvelle, à l’essai et au roman. Palestine, relevant de ce dernier genre, est un des plus beaux livres de cette rentrée.

    - Quelle est la genèse de Palestine ?

    - D'abord mes origines judéo-berbères, une enfance bercée par l'Orient - on parlait arabe côté adultes et vivait dans la culture maghrébine -, et la complainte du retour à Jérusalem, en "Palestine" disait ma grand-mère Baya qui, bien vieille, n'avait pas mémorisé la création de l'État d'Israël. Concrètement, j'ai abordé le sujet il y a près de vingt ans, dans un roman récemment réédité par Zulma, Oholiba des songes. Oholiba est  la Jérusalem déchue de l'exode, comparée à une prostituée, dans Ézéchiel. Je me suis aperçu a posteriori que ce roman qui interroge le monde yiddish après la Shoah s'achevait à peu près où commence Palestine. Parti en Inde du sud à la recherche des judaïsme antique au Kerala, à Kranganore et à Cochin, il y a deux ans, je projetais en fait d'écrire un autre livre proche du sujet, de manière allégorique en imaginant un vieux musicien israélien d'origine polonaise déçu par la politique de son pays qui se retrouve par hasard dans la vieille synagogue de Cochin et qui se réconcilie avec son judaïsme à travers la légende du royaume de Cranganore. C'est la genèse du livre. De retour, la réalité, l'actualité du conflit m'a tellement bouleversé que j'ai abandonné ce roman pour écrire dans une certaine urgence intime ce Palestine.

    - Comment vivez-vous personnellement ce conflit ?

    - Dans la déchirure, sachant que les Palestiniens et les Juifs sont les enfants d'une même terre, à travers la disparité des siècles et les conversions, le flottement identitaire. Des erreurs ont été commises à tous les échelons des États et des institutions internationales, mais aujourd'hui il y a une réalité vivante qui excède les schémas qui furent ceux de l'impérialisme en déconfiture: deux peuples vivent là de manière substantielle, sans recours direct à d'autres cultures, même si la pesanteur des alliances, Occident contre monde arabe, n'arrange pas les choses. Il est temps d'inventer ensemble dans ce bout de territoire un avenir exemplaire, par l'échange culturel et scientifique, le rétablissement des droits fondamentaux de l'individu et des peuples. Ce qui est une tragédie peut devenir une chance.

    - Comment avez-vous travaillé ? Le roman a-t-il fait l'objet de repérages précis?

    - J'ai pas mal de proches qui vivent ou qui ont vécu en Israël, personnellement je n'ai jamais pu m'y résoudre. Mon frère Michael qui est présent dans le livre, qui effectivement a tout abandonné un jour (en 1978) pour aller vivre dans une cabane de bois de cinq mètres carrés en bordure de Jérusalem Est, était parti à vingt ans plein d'espérance, il a connu la vie de kibboutz, il était artiste peintre et enseigna à l'École des Beaux-Arts de Jérusalem. Finalement, il abandonna même sa cabane et vint se suicider à Paris, dans le Ménilmontant de l'exil. Tout ce passé, la pensée des amis musulmans et des amis juifs m'ont conduit à écrire ce roman à l'intuition, pénétré par le sentiment étrange d'une autre vie. Je ne suis pas allé à Hébron, pourtant des journalistes qui ont enquêté longuement là-bas m'ont dit qu'il y a dans Palestine une parfaite véracité tant géographique (là, bien sûr, je me suis documenté) que d'ambiance. Un romancier travaille avec une sorte d'intensité un peu hallucinatoire jusqu'à ce qu'il se sente en possession de tous les fils, les tensions, les couleurs. Mais j'irais un jour à Hébron, sur les pas de mon frère Michael et de mes personnages.

    - Comment les personnages vous sont-ils apparus ? Comment les développez-vous ?

    - Les personnages sont l'expression pure de mon sentiment intérieur, informulable théoriquement dans la platitude toujours sujette au manichéisme de l'analyse et de la dialectique: ils ont surgi en moi avec la force de mon émotion, de mon trouble, de mon désir infini de paix et de réconciliation entre des visages souffrants de mon histoire, de notre histoire à tous.

    -          Les personnages féminins semblent les porteurs, dans le roman, des seuls espoirs et d’une aspiration positive à la pacification.  Est-ce valable d’une façon plus générale selon vous?

    - D'un point de vue global, universel, oui: parce qu'elles peuvent remettre en question le patriarcat qui est responsable de millénaires d'exactions depuis Caïn, parce qu'elles ont en elles une expérience, une histoire propre de l'aliénation, de l'asservissement, de l'injustice. Libérées de la violence ordinaire, elles enseigneront la paix, et la fraternité à une humanité renaissante.

    - Que peut un roman par rapport à la perception d'une telle tragédie?

    - Le roman nous sort des schémas fermés, des oppositions aveugles. Il donne à comprendre par empathie, il peut réveiller parce qu'il touche au plus intime de l'être qui est notre partage à tous, par-delà les opinions et les communautés. Comme la peinture ou la musique, le roman voudrait restituer la nuance et la contradiction, la chair, le vivant dans son tremblement. 

    - Comment, personnellement, malgré la fin très sombre de Palestine, envisagez-vous l’évolution du conflit et son issue éventuelle?

    - Il y aura un jour deux États souverains qui vivront dans une paix d'abord relative et bientôt entière, c'est seulement une histoire de temps, c'est-à-dire de vies humaines. Mon roman Palestine n'est pas désespéré, mais c'est une tragédie. La tragédie a des effets de catharsis, elle voudrait ouvrir le cœur et l'esprit. En cela, elle est optimiste.

    8c9388e4ff441936bc415f97e24d84b3.jpgLa tragédie au coeur

    Un sentiment de plus en plus oppressant, quasi physique, assorti d'une angoisse omniprésente, saisissent le lecteur de ce roman-labyrinthe très dense et intense, dont le jeune protagoniste, Arabe de Jérusalem sous l'uniforme de Tsahal, se trouve pris dès la première séquence dans un engrenage fatal.

    Attaqué par un commando de factieux palestiniens, il est blessé et dépouillé de son uniforme et de son passeport avant que ses agresseurs ne soient tous massacrés. Il se prénommait Cham jusqu'au moment d'être recueilli par une vieille Palestinienne aveugle qui voit en lui le sosie de Nessim, son fils disparu. Il sera Nessim aussi pour Falastin, la fille de l'aveugle qui le soigne et dont il tombe follement amoureux. Falastin entretient un espoir de pacification proportionné à l'horreur qu'elle a vécue lorsque son père, leader d'un front démocratique, est mort à ses côtés dans un attentat. Cham-Nessim l'Israélien pris pour un Palestinen sera planqué et piégé une seconde fois après une folle fuite, au lendemain d'une nuit avec Falastin que scelle une effusion momentanée que le retour au réel empêchera de s'incarner dans le temps à venir.

    Si la tragédie du conflit israélo-palestinien est ressaisie avec une foison de détails - au milieu d'une nature merveilleusement rendue et d'un quadrillage de murs et de check-points signalant l'absurde hybris de l'homme, - qui valent tous les reportages, les péripéties de Palestine importent moins, à l'évidence, que leur résonance émotionnelle et leur valeur hautement symbolique à de multiples égards. L'écriture incisive, mais très sensible et sensuelle à la fois, qui tire parfois le roman vers la fable ou le conte poétique à l'orientale, cristallise enfin le message d'humanité et la beauté nullement esthétisante de cet admirable roman.

    Hubert Haddad. Palestine. Zulma, 152p.   

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 30 octobre 2007.