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Livre - Page 144

  • Révélations d’un regard

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    À propos de Rouge Rothko de Françoise Ascal
    Certaines peintures nous regardent autant que nous les regardons, et probablement nous arrêtons-nous précisément, pour les regarder, devant les peintures qui nous regardent. Il en va alors de rencontres réelles, telles exactement que Françoise Ascal les évoque dans Rouge Rothko, grand petit livre qui m’accompagne depuis le début de l’année et que je reprends souvent pour en revivre les observations méditatives. Le support de celles-ci se réduit à peu de chose : dix-sept piètres reproductions, et voulues médiocres, en noir et blanc, du genre des cartes postales que nous achetons à la sortie de telle exposition ou de tel musée pour avoir sous la main l’objet de LA rencontre, qui déclinent ici les noms illustres de Rembrandt et de Munch ou de Dürer et de Bonnard, mais également ceux moins connus de Barocci ou de Kupka, de Sima ou de Wols. Le prestige de la « marque » n’a aucune importance, et l’événement de chaque rencontre éclipse les vénérations convenues, souvent feintes, que Thomas Bernhard fustige dans ses Maîtres anciens. Il ne sera question ici que des transfusions vitales que la vie accorde au cœur et à l’esprit par le truchement de l’art, et dans toutes les nuances sombres ou claires de l’expérience et de l’émotion. Il y a aussi de l’autoportrait en son «atelier intérieur» dans ce livre intense et grave, mais aussi sensuel et joyeux, lesté de douleur secrète ou partagée, par exemple avec Wols « au camp des Mille », mais aussi riche de sensations et de saveurs, de désirs et de couleurs, enfin porté par cet « instinct de ciel » que cherchait Mallarmé et que trouvent ici Bonnard ou Kandinsky dans leurs « immensités heureuses ».
    Ascal3.jpgLa mère de Rembrandt est la première « rencontre » de Françoise Ascal, qui l’identifie aussitôt à la sienne avec ses « mains de lessive des matins froids au lavoir communal », et nos mères humbles s’y reconnaissent : «Ainsi luisent les femmes de l’ombre, comme des lampes ».
    Françoise Ascal vit la poésie de la peinture dans ses modulations les plus candides ou les plus lucides, des délicates violettes de Dürer à la fureur baudelairienne du Cygne enragé de Jan Asselyn. Saluant un « maître à voir profond en Joseph Sima », elle consacre des pages d’une émotion toute personnelle à une miniature indienne où elle trouve la représentation de sa « sœur du bout du monde », et conclut en deux pages inspirées face rouge incandescent de Rothko qu’elle apparie au soleil de Tabriz chanté par le poète Rumi. Et la question de vibrer à travers tout le livre : « Séjour de la lumière, comment te rejoindre ? »

    Françoise Ascal. Rouge Rothko. Apogée, 58p.

    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, No 78, disponible fin juin.

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  • Stasiuk le merle blanc

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    Par Bertrand Redonnet
    Il nous arrive – il nous est arrivé plutôt ou, encore mieux, il nous arrivait parfois - autour d’une table enfumée où refroidissaient les restes d’un repas abondamment mouillé d’un jaja rouge et noir, de refaire le monde, tard dans la nuit, sous des lunes incertaines et la chevelure en bataille.
    Tunnel à sens unique, sans embouchure ni sortie, que les espérances décousues de ces soirées ! Et maudit soit ce maudit temps qui passe sans nous laisser le temps de peaufiner nos rêvasseries !
    Le plaisir n’était pourtant pas de refaire le monde car il résidait dans l’idée même, substantielle, de le défaire. Comme un ravissement présexuel. Celui qu’on connaît avant d’aborder le fulgurant mystère de l’orgasme.
    Qu’aurions-nous fait , franchement, d’un monde à refaire? Nous étions de simples fainéants faiseurs de néant, des voyous en mal de philosophie et notre talent résidait exclusivement dans une espèce d’insatisfaction obstinée.
    A l’heure qu’il est dans ma vie, avec cet horizon de plus en plus prometteur de la fin des horizons, avec les priorités qui s’accélèrent aussi, je me dis qu’on a bien eu de la chance de n’avoir pas eu à faire ça, d’avoir laissé le monde s’accomplir tout seul, sur sa lancée, accompagné de nos seules diatribes.

    Je vis dans un pays où le monde n’a quasiment jamais cessé de se faire et de se défaire. Un pays où ça s’écroule aussi vite que ça s’élève, où l’éphémère a jusqu’alors tenu lieu de sempiternel. À tel point que les Polonais, parfois, semblent vouloir marcher sur la pointe des pieds, comme s’ils craignaient de provoquer une nouvelle avalanche, avec, encore, derrière elle, des montagnes et des vallées à remodeler.
    Leur monde, celui que nous appelions, nous, dans nos soirées anarchistes, le vieux monde, est tout neuf. L’ancien s’est écroulé de lui-même, tel un mur qu’aurait trop longtemps miné l’humidité d’une gouttière pourrie.
    Et un mur qui s’écroule, ça produit un grand nuage de poussière et une onde de choc qui frappe l’intérieur des cervelles. C’est physique. Peu importe alors si cet éboulement libère des espaces, élargit des horizons, ouvre de nouveaux champs et procure plus d’oxygène !
    Ça, c’est au mieux de la morale sociale, au pire, de la phraséologie politique.
    C’est l’onde de choc qu’il faut considérer, quand un monde défait demande imagination et énergie phénoménales pour déblayer les ruines et qu’on est encore tout éberlué, suffoqué par le souffle du cataclysme, celui-ci fût-il de bonne augure.
    On a déjà vu des prisonniers condamnés à de longues peines et ne plus savoir trop quoi faire de leur cœur et de leurs bras et de leur âme une fois remis à l’air libre, pourtant des années et des années convoité, sublimé, fantasmé ! Encombrés de la responsabilité de vivre et du devoir d’exister. Des prisonniers forgés, entièrement construits par l’enfermement, par les murs, le silence, la privation et les barreaux. Souvent même, de guerre lasse, on les a vus qui repassaient sous les fourches caudines pour aller s’endormir de nouveau dans le ventre hermétique d’une cellule, là où l’existence se nourrit du non-être, là où on devient, par définition, un vieillard sans devenir.
    Les espaces contraignants de la dictature sont tels. Il faut, quand le ciel s’éclaircit soudain, cligner des yeux et s’accommoder à la lumière. S’impose alors l’envie d’aller au bout de ce rien qu’on entrevoit devant soi.
    Le mur s’écroule. Le monde crie à la libération enfin.. Mais que font donc les ex-emmurés, compagnons de Stasiuk ?
    Ils ont trente ans, la gorge nouée par la fumée des cigarettes et le cerveau bousculé par les flots de la Vodka et de la bière.
    Qu’apporte ce nouveau monde qui naît au moment même où sombre leur jeunesse délabrée par l’enfermement ? Que donne t-il d’espérance ? L’espérance, c’est du temps qu’on a devant soi…Et devant, il n’y a rien…Que de la laideur. Le mot liberté se traîne comme un fantôme dans la grisaille de Varsovie, dans ses rues froides et désœuvrées et dans ses nuits de bohème absurde.
    Le leurre est encore plus pernicieux que l’autorité de la botte car, enfin, comment se plaindre d’être désormais libre ? À quelle calamité imputer son mal-être ?
    La liberté dont on ne sait par quel bout la prendre se mue souvent en allégorie de la liberté.
    Les ex-emmurés de Stasiuk rejoignent donc les montagnes et la neige et le froid du « Far East » polonais, à la recherche d’une vieille ferme vaguement entrevue par l’un d’entre eux, avant, dans le brouillard communiste.
    À la recherche d’une vision, d’une sublimation de leurs paniques d’exister.
    Tenter de faire reculer encore plus loin les murs. Voir s’il n’y aurait pas autre chose que ses ruines n’auraient pas dévoiler. Elargir ces murs à la grandeur des paysages de montagnes et de neige. Pour aller nulle part. Sinon au bout d’une indicible chimère , jusqu’à la folie et même jusqu’à la mort.

    Un corbeau blanc, Biały Kruk, oiseau étrange des solitudes montagnardes, est le témoin fortuit de cette escapade dont ne saura pas si elle est testamentaire ou initiatique. Détail insignifiant du récit, le corvidé albinos se pose par deux fois au sommet des arbres de la vallée.
    En polonais, Biały Kruk est une expression figée pour signifier un homme qui n’est pas à sa place, un décalé. Ou alors une chose rare, le rara avis latin, et plus spécialement un livre, un livre d’exception, un chef-d’œuvre introuvable.
    L’introuvable chef d’œuvre de vivre sa vie, peut-être, et à la recherche duquel s’épuisent les ex-emmurés de Stasiuk.
    Qui, avec Biały Kruk, offre peut-être à la littérature contemporaine un vrai Biały Kruk.

    B.R.

    Stasiuk3.jpgAndrzej Stasiuk. Le Corbeau blanc. Editions Noir sur Blanc, 2007.

    Ce texte de Bertrand Redonnet vient de paraître dans la livraison d'été du Passe-Muraille, No 78. À recommander aussi: le dernier livre de Bertrand Redonnet, paru récement à l’enseigne du Temps qu’il fait, sous le titre de Zozo, chômeur éperdu, d'une saveur immédiate et d'une belle langue rappelant à la fois Maupassant et Marcel Aymé, frottée d'humour et de mélancolie. Autre piste: l'ouvrage de Bertrand Redonnet accueilli chez Publie.net en 2008 sous le titre de Chez Bonclou et autres toponymes.  

    A signaler en outre, et qui feront l'objet d'autres commentaires, la parution de deux nouveaux livres de l'écrivain polonais, chez Christian Bourgois: un recueil de textes magnifiques, intitulés Fado, qui nous plonge au coeur de l'extrême Europe de l'Est, dans un monde non encore policé, voire oublié,  et qui nous interroge, et le roman Neuf brassant la nouvelle réalité urbaine et mafieuse.  


    A ne pas manquer enfin tous les jours que Zozo chôme: le blog de Bertrand Redonnet en son exil des marches polonaises: http://lexildesmots.hautetfort.com/

  • Salamalecs et souvenances

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    Ramallah, le 23 juin 2009.

    Cher JLs,

    Je me suis remis à l’arabe, je recopie laborieusement des aleph, des ba et des ta. Et des tha, des sâd et des dâd, des sin et des zin, des ghain. Des kaf tout en angles et des qaf tout en courbes, des h soufflés, aspirés, inhalés, et des hamze. Ta fille est passée par là, qui a étudié cette langue impossible, peut-être as-tu eu le plaisir de la voir, lors de ses premières heures d’études : couchée sur la feuille, langue pendante, traçant péniblement ces signes biscornus, comme quand elle était petite, quand les lettres étaient encore des images, quand le A avait deux pieds, le B un gros bide, le O la forme de la bouche quand la bouche fait oooo : et voilà le son qui arrive, ce lien magique entre les traits et les mots. Je me rappelle parfaitement que dans le livre Daniel et Valérie Valérie portait une salopette : sa-lo-pette. J’avais découvert avec un vrai bonheur (et un malin plaisir) comment graver cette dernière syllabe, avec le burin de mon crayon sur la pierre du papier… ma première création littéraire fut donc :
    Valérie pette.
    Je ne me rappelle pas quel accueil critique fut réservé à ce chef d’oeuvre, iconoclaste tant dans le fond que dans la forme, ni même si j’ai osé montrer à quiconque ce vers sulfureux. Les journaux de l’époque n’en portent pas trace, peut-être le directeur de l’école a-t-il étouffé l’affaire. Mme Berchtold, notre maîtresse, a quitté son poste peu de temps après. S’il y avait ici un lien de cause à effet, j’aimerais lui adresser aujourd’hui l’expression de mon plus profond repentir – en attendant, je la remercie de tout cœur, et avec le plus grand sérieux. On se couvre de dettes dès la naissance, la somme de ce qu’on doit aux gens qui nous poussent et nous épaulent défie le calcul, et l’on meurt toujours débiteur : Mme Berchtold m’aura permis de lire le journal tous les matins, et d’écrire ces lignes… c’est un don vertigineux, ça ne se rembourse pas. Certes elle était notre institutrice et c’était son boulot, point : pas de quoi en faire un fromage. Mais combien de temps, combien d’efforts , pour parvenir à nous faire lire le mot fromage ?
    Fromage : « jibnè », en arabe. Ca commence avec un jîm en forme de triangle, ensuite un ba, à ne pas confondre avec le noun qui suit. Et puis on parsème le tout de points et d'accents en dessous et au-dessus. A la troisième tentative, quand on a obtenu quelque chose de fluide, on recopie joliment dans son cahier à la page « cuisine » - parce qu’en langue étrangère le monde se divise très strictement en rubriques « cuisine », « maison et meubles », « politique », «électricité », avec une grosse partie « divers » (car où peut-on bien classer le verbe qui signifie « envoyer un sms » ?). Après on s’en va traîner ses guêtres dans la rue, le café et l’épicerie, afin de soumettre ce nouveau vocabulaire au dur jugement du locuteur natif, en espérant en trouver un qui ne parle pas anglais, et qui n’ait pas trop l’accent d’Hébron.
    Ramallah16.jpgLe chat s’est endormi sur le canapé. Avec lui les conversations se limitent vraiment au strict minimum… entre l'élaboration muette, toute intérieure encore, d’un livre à venir, et cette plongée dans les bases d'une autre grammaire, tracée en lettres maladroites, je côtoye souvent le silence. C’est sans doute le lot de l’expatriation, de retomber dans l’essentiel du langage - on gagne le mot « jibnè », on n’oublie pas le mot fromage, par contre on oublie un peu l’odeur du Saint-Marcelin et le vocabulaire pour la décrire. Ce n’est pas une perte irrémédiable, et cet appauvrissement consenti a peut-être ses vertus. Il décuple en tout cas le plaisir de lire tes mots, sur ce blog foisonnant… yatik ala’fie…

    Pascal

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    La Désirade, ce 24 juin 2009

     

    Cher,

    Nos lettre me manquaient. Si je me laissais aller, s’agissant des mots, je t’en ferais une fluviale, mais là je dois finir le nouveau roman de Marc Levy, et ça c’est du sérieux. Je lis en même temps un énorme essai biographique consacré à la vie de Walter Benjamin à travers ses textes, et le dernier Marc Levy. C’est un peu par défi que je me suis collé à cette lecture de plage, comme on dit, après avoir lancé à notre chef de rubrique que je m’y refusais absolument, éprouvant à ce genre de lecture la sensation de régresser à l’état d’amibe. J’étais de complète mauvaise foi, puisque des six ou sept romans de Marc Levy, je n’avais lu jusque-là que quelque pages de celui où il est question de son père, paraît-il le meilleur, mais que j’ai laissé tomber  je ne sais pourquoi…

    En attendant d’arriver au bout de ce roman de l’été, intitulé Le premier jour et marqué par la rencontre d’un astrophysicien en quête des origines de l’Univers (!), et d’une paléoanthropologue en quête du premier homme (!!), je rebondis juste sur le mot fromage que tu cites en arabe, à propos de mon grand-père maternel, notre Grossvater, qui enrichissait chaque soir de nos visites notre vocabulaire cosmopilite – il savait sept langues apprises en ses pérégrinations d’employé d’hôtellerie. Je me rappelle donc le mot «gibne», comme d’hier soir, et note la juste appellation que du précises ici, de jibnè.

    Et ceci aussi, à propos de ce Grossvater, qu’on disait pingre et qui n’était probablement près de ses sous que parce qu’il avait manqué dans sa jeunesse. Je te recopie donc ici un épisode de mon dernier livre, L’Enfant prodigue, que j’achève ces jours. Il y est question d’une excursion quasi mythique que notre mère nous a racontés maintes fois et que sa sœur, toute vieille dame perdant aujourd’hui la mémoire sauf de ces faits anciens,  me rappelle souvent lorsque je vais la voir à Lucerne, Berg am See dans le livre…

    Les petites boiteuses

    Si Grossvater était près de ses sous, selon l’expression, c’est  parce qu’il aura manqué, m’avait dit et répété Lena lors de nos colloques au Grand Hôtel où, sans doute, il eût trouvé que nous y faisions d’excessives dépenses, le prix de notre repas représentant à peu près le montant de son premier salaire à l’Hôtel Royal du Caire, alors qu’il était déjà l’employé qualifié que Grossmutter allait épouser en dépit de sa petite taille - et déjà je l’imaginais qui reprenait ses litanies : vous ne pouvez pas savoir, les enfants, ce que nous avons dû lutter, et de fait nous ne pouvions pas plus savoir qu’imaginer : cela nous dépassait, selon l’expression : nous arrivions dans un monde dont nous ne pouvions percevoir les ombres, tout étant prévu pour notre agrément – nous étions les seuls enfants des trois filles de la maison, nous étions le sel de la terre prochaine, en tant qu’enfants nous aurions pu nous sentir écrasés par ce monde austère, et pourtant non : tout tournait autour de nous dès que nous arrivions à Berg am See, la géographie et l’histoire se reconstituaient pour nous, de nouveaux chemins se traçaient pour nous, les enfants, toutes les fins d’après-midi nous ressortions les vélocipèdes et nos tantes chères s’évertuaient à nous ouvrir le monde de là-bas.

    Suisse420001.JPGLes frères de ma mère étaient tous des colosses, avait remarqué Lena en  revenant à la photo sépia, à côté desquels mon père a toujours eu l’air un peu emprunté, et j’avais noté l’expression en me rappelant qu’en effet mon grand-père maternel, en dépit des discours véhéments dont il nous abreuvait, les enfants, dès notre arrivée à Berg am See, s’était toujours trouvé quelque peu emprunté, et de même Grossvater, je l’avais appris plus tard, s’était-il trouvé emprunté devant ses propres frères.

    Les frères de mon père, à l’exception de Grossvater qu’ils appelaient le petit Monsieur, étaient également des colosses, m’avait dit Lena une autre fois, mais ceux-là ne savaient pas parler. Du côté de Grossmuter les frères et sœurs parlaient à tort et à travers, m’avait dit Lena à propos des silencieux de la photo sépia - peu de gens de la même famille auront autant discuté et se seront autant chamaillés, tandis que les frères de Grossvater se taisaient et le regardaient de travers, n’appréciant guère qu’il pensât seulement à fuir la terre alors que tous savaient qu’on y manquerait à y rester tous.

     Nos aïeux et bisaïeux de la photo sépia, du côté de Grossmutter, autant que nos aïeux peu photographiés de la ferme du père de  Grossvater, tôt disparu, revenaient de plus en plus souvent dans la conversation de ma chère Lena au Grand Hôtel de Berg am See, dont le vin italien que je commandais invariablement la grisait et l’égayait à chaque fois, alors même que le fil de sa mémoire se relâchait ou s’entortillait au point de lui faire répéter les mêmes histoires, d’une façon qui me ramenait à ces moments délicieux de nos enfances où nous aimions à entendre et réentendre cent et mille fois la même histoire.

    Les trois frères de Grossvater ont été Rois de la Lutte, me racontait Lena pour la énième fois, nous aimions les voir quand, petites filles, notre mère nous emmenait une fois l’an à la ferme, qui s’exerçaient en culottes de cuir sur une grand fleurier bleu, tantôt en plein air et tantôt dans la grange quand il pleuvait, nous nous tenions immobiles à les regarder, nous étions les Maïteli de la ville, autant dire : de petites dames qui n’y comprenaient rien, mais aux yeux desquelles il s’agissait de ne pas démériter, et Lena, bientôt nonagénaire, semblait revivre la scène comme du matin même, riant au souvenir des lutteurs en sueur puis se faisant plus grave au moment de revenir, pour la énième fois, à l’infortune des humble parents de Grossvater : le cancer fulgurant du père obligeant les quatre frères à se démener dès leur adolescence, plus tard le café périclitant du fils aîné, les enfants débiles du deuxième frère, et le cancer lancinant de celui-ci, le domaine repris avec vaillance par le troisième frère bientôt rattrapé lui aussi par le cancer, et Grossvater fuyant ces heurs et malheurs pour se retrouver dans un palace des hauts de la Riviera lémanique au titre de casserolier - et Lena de s’animer  une nouvelle fois à la remémoration de Grossvater au Ritz de Paris ou s’initiant à la langue russe dans le froid de Saint-Pétersbourg avant de rencontrer, à l’Hôtel Royal du Caire, cette jeune fille très douce, que la vie ferait plus sévère sans la durcir, portant un prénom de pierre précieuse et qui deviendrait notre très aimée Grossmutter.

    À force d’être répétés, autant que les histoires de nos enfances que notre mère nous relisait à n’en plus finir, les récits dont Lena n’en finissait pas non de nous régaler tous deux, au Grand Hôtel de Berg am See, se paraient d’une aura mythique, qui n’excluait ni l’antique facétie ni le sempiternel sanglot – comme l’illustraient deux épisodes promis à l’immortalité.

    L’histoire des petites filles boiteuses appartient, ainsi, à la chronique légendaire de la smala, côté maternel et dans le registre de la comédie.

    C’est un dimanche matin et le quintet, d’un bon pas, les bons parents et les trois allègres fillettes nattées, quittent à pied le domicile familial, pour se rendre dans le massif du Mont Pilate, au Lac Maudit où l’on mangera cinq pommes et boira l’eau da la gourde. Et l’on trotte et l’on chante, sans savoir encore, quand on est fillette, que ce joli tour représentera sept heures de marche  et que cela fatiguera de plus en plus ; et de fait, plus on marche et plus ça monte, plus  ça monte au flanc du Mont Pilate, et plus la fillette sue et soupire - et Grossmutter encourage, et Grossvater maugrée, Grossmutter dit qu’on sera bientôt au Lac Maudit et qu’on aura droit à sa pomme et à l’eau de la gourde, mais la pente se redresse une fois encore, puis il y a un méplat, la fillette croit qu’elle n’en peut plus et Grossvater lui objecte que de son temps on ne se plaignait pas, mais tout à coup le voilà : voici le Lac Maudit qu’agite, les nuits d’orages, l’âme damnée de Pilate qui s’est réfugiée là, et l’on s’arrête alors au bord de l’eau toute limpide pour le moment, chacun savoure sa pomme et l’eau désaltère les gosiers, puis le Midi tapant chasse le quintet vers l’ombre et ce sera bientôt le moment de penser au retour, et l’on boit une dernière lampée de la gourde et l’on prend le chemin du retour qui est encore plus long que celui de l’aller, plus on marche et plus le chemin s’allonge au point que la fillette peine de plus en plus, et bientôt on arrive au pied du Mont Pilate où la route aux automobiles se fait plate mais de plus en plus longue, les trois fillettes suent et soupirent et Grossmutter reprend son encouragement en murmurant qu’hélas Grossvater n’a pas envisagé le recours à l’automobile postale, par trop onéreux, et Grossvater alors, s’épongeant le front et se retournant vers se progéniture nattée et vannée, de lui lancer : «Mais boitez donc, demoiselles, boitez, boitez bas et peut-être quelque automobiliste compatissant aura pitié - c’est cela, demoiselles, boitez bas»…  

    T’ai-je fait sourire, cher Pascal ? Je le souhaite. Et vous embrasse fort, Serena et toi, et vous souhaite un été sans guerre.

    Jls

     

  • Notes panoptiques (3)

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    En lisant WB à propos de Proust, et Gide à propos de Barrès. À propos du provincialisme parisien, de ce qui surgit, du premier livre de Pascal Janovjak, du provincialisme dans le temps et de Dantec.

    « Nul n’a jamais su comme lui nous montrer les choses. Son index est sans pareil », écrit Walter Benjamin de Proust dans un texte à lire et relire, daté de 1929 (révisé en 1934 pour la version française), intitulé L’image proustienne et constellé de formules d’une acuité rare, où le critique insiste finalement sur la relation physique entre l’écriture et le corps de l’écrivain malade mettant en scène sa maladie. « Cet asthme est entré dans son œuvre, à moins qu’il soit une création de son art. Sa syntaxe se modèle sur le rythme de ses crises d’angoisse et de ses étouffements. Et sa réflexion ironique, philosophique, didactique, est toujours sa manière de respirer de soulagement quand le poids des souvenirs est ôté de son cœur ».
    À propos des souvenirs de Proust, WB relève cet apparent paradoxe qui fait que La Recherche n’est pas tissée de souvenirs mais d’oubli, à l’enseigne d’une «présentification » qui n’a rien d’un ressassement de vieilleries mais tout d’une constante invention dont les objets sont source de bonheur, non pas regard en arrière mais en avant: « Les connaissances les plus précises, les plus évidentes de l’écrivain reposent sur leurs objets come des insectes sur des feuilles, des fleurs ou des branches, ne trahissant rien de leur présence jusqu’à ce qu’un saut, un battement d’aile, un bond révèle à l’observateur effrayé qu’une vie propre s’est inopinément et en sensiblement insinuée dans un monde étranger ».

    °°°

    Gide2.jpgJe me rappelle avoir jeté un froid, légèrement teinté de dédain, lorsque j’ai avoué, à vingt ans, dans un groupe d’étudiants, que je lisais André Gide avec beaucoup d’intérêt. C’est que, vers 1968, il n’était pas bien vu de lire Gide. Genet éventuellement, dont l’image sulfureuse en imposait, mais Gide : vieille noix, plus dans la course. Or relisant l’autre jour Paludes je me suis dit : pas une ride. Ou l’écoutant répondre à Jean Amrouche (on trouve ça en CD), ou parlant à Walter Benjamin : du gâteau. S’il est vrai que son plaidoyer de Corydon fait un peu vieille tenture, l’ouverture d’esprit du personnage, qui suscite évidemment la reconnaissance de WB dans sa passion multinationale pour toutes les littératures, émerveille toujours. Et voici plus précisément ce que dit Gide, venu à Berlin en 1928, à Walter Benjamin : « S’il est un point sur lequel j’ai influencé la génération qui me suit, c’est en ce que maintenant les Français commencent à montrer de l’intérêt pour les pays étrangers et pour les langues étrangères, alors que ne régnaient auparavant qu’indifférence, indolence. Lisez le Voyage de Sparte de Barrès, vous comprendrez ce que je veux dire. Ce que Barrès voit en Grèce, c’est la France, et là où il ne voit pas la France, il prétend n’avoir rien vu ». Et cela qui prend aujourd’hui un relief nouveau : « Avec Barrès, poursuit WB, nous touchons inopinément à l’un des thèmes favoris de Gide. Sa critique des Déracinés de Barrès, qui date maintenant de trente ans, était plus qu’un ferme refus de l’épopée de l’attachement à la terre. C’était la magistrale confession d’un homme qui rejette le nationalisme satisfait et ne reconnaît la nation française que là où elle inclut le champ de forces de l’histoire européenne et de la famille des peuples européens. »

    °°°

    Janovjak.jpgÀ propos de ce genre de brassage, l’arrivée tout à l’heure d’un colis contenant le premier roman de mon ami Pascal Janovjak, sujet à moitié slovaque de naissance, Français par sa mère et Suisse par son passeport (Pascal a quatre moitiés avec sa compagne Serena), accompagné d’un mot gentil de Raphaël Sorin son éditeur, m’a surcomblé de joie comme à recevoir, après l’avoir vue naître, La symphonie du loup de mon ami Marius Daniel Popescu. Qu’un Roumain mal léché, conducteur de bus à Lausanne, nous donne l’un des livre les plus toniques écrits en français ces dernières années, m’a fait autant plaisir que d’échanger, un an durant, une cent cinquantaine de lettres avec Pascal, en son exil de Ramallah, tout en découvrant le tapuscrit de son Homme invisible, devenu maintenant L’Invisible chez Buchet Chastel, à lire dès août prochain. On dit que la relève littéraire de la littérature en langue française est à peu près nulle. C’est à peu près vrai mais pas tout à fait : prenez donc et lisez, fossoyeurs…

    °°°

    Mercanton0001.JPGJacques Mercanton, romancier romand et grand essayiste européen dont nul ne connaît le nom dans la province germanopratine, écrivait qu’il y a un provincialisme dans le temps comme il y en a un dans les lieux. Jamais cela n’a été aussi vrai qu’aujourd’hui ou le djeune, avec ses tribus et tous ceux qui le flattent, arrête la culture à la province temporelle de la contre-culture et au conformisme suprême de l’anticonformisme, entre 1960 et les resucées avant-gardistes actuelles. Jusqu’aux limites du contre-exemple, la référence à tout passé non suspect de « passéisme » atteint au comique lorsqu’on voit les lecteurs branchés de Dantec, se référant à Joseph de Maistre ou à la patristique, acclimater ces valeurs rejetées par leurs parents comme purs produit de la réaction catho, avec le même esprit moutonnier… On voit d’ailleurs, dans le dernier roman de Dantec, que le côté BD-polar de son univers a repris le pas sur ses trouvailles de conteur réellement original et puissant. En attendant Armageddon, le naturel revient tout speedé... 

  • Notes panoptiques (2)

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    En lisant Claro, Thomas Bernhard, WB et le journal gratuit 20 Minutes… À propos aussi d'un fait divers, de Jauffret et de Volodine, d'Emmanuel Carrère et de Patricia Highsmith.
    Tout cela manque terriblement de détails, me dis-je en lisant Et le clou restera le clou, le chapitre du Clavier cannibale de Claro consacré au foutoir du roman français actuel dont ne seraient saufs qu’un Volodine ou qu’un Jauffret, tout cela manque terriblement de porosité et d’attention fine, tout cela manque terriblement de femmes et de nuances, tout ça manque enfin terriblement d’exemples. Mais qu’est-ce qui me gêne surtout ? Me gêne le nivellement par les gouffres et les sommets sommitaux, ou ce qu’on donne pour tels – me gêne cette espèce d’exclusivisme franco-français, je veux dire: parisien, qui alimente régulièrement le culte des auteurs dits cultes par Les Inrocks ou par Technikart et le tourtour des bars parisiens branchés, de Lautréamont à Houellebecq (hier) ou d’Artaud à Dantec (avant-hier), de postures en impostures.

    Certes Claro a le droit d'élire ses élus à lui, comme Richard Millet a les siens, mais je suis frappé, des hauts gazons préalpins d’où j’écris, plouc et content de l’être, que l’un et l’autre aient besoin de confiner si maigrement leur tableau d’honneur, citant d’ailleurs l’un et l’autre Régis Jauffret. Or je fais un effort d’imagination et je ramène Jauffret 75 ans en arrière, comme je ramène Houellebecq 75 ans en arrière, dans le sommaire de la NRF (j’en garde la collection complète dans mes soutes) et j’essaie d’imaginer, par rapport à Céline, à Bernanos, à Jules Romains, à Georges Simenon ou à Louis Guilloux, entre trente-trois ou soixante-six autres, comment ces deux auteurs, entre autres contemporains par ailleurs estimables, eussent été jugés ? Je n’ai pas de peine à « classer » Pascal Quignard, Pierre Bergounioux ou Pierre Michon, dans le «fond» du tableau ralliant mensuellement ces prosateurs merveilleux que furent un Fraigneau ou un Suarès, un Calet ou un Vialatte et plus encore un Charles-Albert Cingria dont Michon et Bergougnioux ont si bien parlé. Mais Jauffret et Houellebecq au jugé de Paulhan ou de Marcel Arland - Michel Houellebecq face à Céline ou Régis Jauffret face à Raymond Guérin ?!

    °°°

    Bernhard.jpgIl me semble alors intéressant de faire le détour par Thomas Bernhard, qui a payé son ticket pour le Grand Huit expressionniste. Au jeu des postures, il était assez attendu que TB fasse des petits, mais il est intéressant en le lisant, par exemple Extinction, que j’ai repris récemment lors d’un séjour à Rome - ville maintes fois citée en référence dans le roman -, comment ce grand obsessionnel et ce grand pitre va précisément vers la posture en ne cessant de surenchérir, à laquelle il échappe soudain en retournant l’invective contre lui-même.
    A propos de posture, je me rappelle, à la Brasserie zurichoise Kropf, à deux pas du fameux Odéon cher à Dada, cette remarque de l’écrivain Hugo Loetscher que j’interrogeais précisément sur TB : « Voui, c’est un écrivain vormidable, mais tout de même, tout de même, vous vous voyez vous retrouver tous les matins devant votre miroir et vous dire comme lui : - Maintenant, je vais être en colère ! » ?
    Or ce qui me frappe avec le recul, c’est que l’imprécation est la partie la plus faible de l’oeuvre de TB, sauf quand elle est poussée jusqu’au délire par une espèce de férocité panique qui est, comme chez Bloy, la marque d’une saine et sainte fureur que je ne trouve ni dans les invectives de Nabe ni dans celles de Dantec ou Houellebecq.
    Par contraste, la prodigieuse attention de Walter Benjamin, qui est celle d’une culture de la «conversation essentielle», avant l’effondrement d’un monde et de ses élites juvéniles, suscite immédiatement, chez l’étudiant de vingt piges et des poussières, une fulmination radicale contre les pions et les paresseux, les profs qui abusent de leur pouvoir et ses condisciples attendant plus ou moins le moment de rafler celui-ci…

    °°°
    Un journal gratuit de nos régions, intitulé Vingt minutes et dont la lecture n’en prend que cinq, raconte ce matin l’histoire de cet informaticien joliment fortuné, père de famille et véritable Suisse au-dessus de tout soupçon - à cela près qu’il s’adonnait à ses heures à la torture de nourrissons présumés innocents et se trouve actuellement interné à vie - entend maintenant, comme tout citoyen organisé de notre temps, se pacser avec son compagnon de cellule coupable, lui, d’avoir massacré son jeune amant. Ce n’est qu’un fait divers, n’est-ce pas, mais ce qui m'amuse est que je me suis inspiré moi-même en personne du personnage de dingue pédophile dans une nouvelle intitulée Le Maître des couleurs où j'évoque  un quartier très ordinaire de Suisse pépère, tout semblable à celui que décrit, en de biens plus grandes largeurs, Emmanuel Carrère  dans L’adversaire, tout à fait remarquable mais dont je regrette juste le manque de folie dostoïevskienne de l’implication et l’écriture trop lisse à mon gôut.
    Jauffret.jpgMais qu’en pense Claro ? Pense-t-il que Régis Jauffret pourrait tirer quelque chose d’un tel fait tellement plus noir que le noir un peu forcé de ses romans ? Quant à moi, j’en doute, me rappelant la « manière» de Microfictions, dont les mille épisodes relèvent de la projection fantasmatique plus que de la (re)création – cela dit sans dénigrer un écrivain de forte trempe, comme Volodine d’ailleurs, mais qui me paraît encore trop «littéraire» malgré tout. La vraie poésie, au sens dostoïevskien, lui reste à conquérir, qu’on trouve en revanche dans L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy ou dans La route…
    Patricia Hisghsmith me disait un jour que seule la réalité l'intéressait. Or son œuvre dépasse de loin le « réalisme » du fameuux reportage universel, comme l’avait bien vu Graham Greene. De son côté, René Girard affirme que les écrivains ou les penseurs français contemporains, qui s’en gargarisent, ont le plus souvent perdu ce « sens du réel » qui sous-tend la littérature dont on puisse dire qu’elle n’est pas «que littérature»...

    Image: Philip Seelen

    (À suivre...)

  • Notes panoptiques (1)

     

    Pynchon2.jpg

    En lisant WB, Claro, Pierre Oster et René Girard.

    N’aspirant qu’à la poésie – et je m’entends à ce propos -, m’importe plus que jamais de la trouver partout, à tous les étages et sur tous les flancs, jusqu’aux lieux les plus communs – ainsi de lieux de notre maison devenus mon Salon Marcel Proust aux nombreux rayons, avec l’inscription solennelle à son fronton : « Ici finissent les longues phrases ».

    Claro.jpgEt justement Claro dans Le clavier cannibale en revient aux longues phrases dont on ne sait à vrai dire où sur la page elles commencent et finissent (chez Beckett elles commencent ou finissent en même temps), et comment elles deviennent Opus Megalomanius, alors que Pierre Oster, aussi corseté dans l’apparence que Claro semble déjanté, interroge ce qu’il y a derrière ou dessous la phrase de Paulhan ou les stances de Saint-John Perse. Or, il me plaît de déceler, entre ces deux-là, aux horizons si peu communs (tout ce qui sépare apparemment un Gass d’un Grosjean…), question aussi de générations, comme un commun souci que je retrouve du début à la fin du XXe siècle entre Walter Benjamin et René Girard. La critique restera de type poétique en continuant de s’abreuver aux mêmes sources, en l’occurrence à la poésie critique de Hölderlin. Et Charles-Albert Cingria de psalmodier : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cages avec de ouvertures sur l’infini ».

    °°°

    De quelle langue Claro et WB traduisent-ils et vers laquelle ? Voilà qui nous ramène à un commencement qui n’a rien de borné à l’ incipit, étant entendu que tout commence avant-pendant ou après la première page même si, en commençant de lire « Longtemps je me suis couché de bon heure », l’on se dit qu’y a pas photo. Or je me rappelle, moi, que Proust longtemps m’est venu bien tard, que jusque-là Pynchon m’est tombé des mains, tout de même que Vollmann, et que je ne me doutais pas que Claro fût lui-même un écrivain, ni n’ai compris vraiment ce que traduisait Guyotat. Autant dire que tout recommence tout le temps et que demain je me remettrai à la « suite » des Reconnaissances et au (re)commencement de Pynchon.

    °°°
    Oster.jpgPierre Oster, dans Pratique de l’éloge, brasse apparemment très loin des eaux de Claro, mais le langage n’est qu’une mer, et je ne vois pas pourquoi les aventures de Beckett ou de Burroughs excluraient celles de Jaccottet ou de Ponge, même si je ne souscris pas vraiment à l’affirmation d'Oster selon laquelle Saint-John Perse serait « le seul maître que nous puissions honorer ». Cette façon de poser sa tiare me rappelle Philippe Jaccottet me parlant un jour de sa démarche : « Quand vous avez choisi de viser haut… ». Mais c’est là tout à fait un milieu de respect vénérant, le même que celui d’un Richard Millet, que je n’ai pas envie du tout de rejeter pour ma part, même s’il va disparaître. C’est avec tendresse que je me rappelle ainsi cette conversation récente avec ce vieux jeune homme d’Obaldia qui sursautait à chaque fois qu’il prononçait un nom, Max Jacob, Oscar de Lubicz-Milosz, André Salmon, en constatamt que, mieux que d’identifier ces noms de présumés inconnus, j’avais lu leurs livres… à la même époque que je lisais Burroughs ou Tombeau pour 500.000 soldats. Et je souscris à peu près en lisant ces mots de Pierre Oster : « Nous resterons cependant un petit nombre à refuser l’hypothèse selon laquelle le français aurait perdu ses enchantements ultimes », tout en ajoutant in petto : et qu’est-ce que t’en sais du nombre d’accros à Maurice Scève, à La Fontaine, au p’tit Rimbe, à Claudel, à Jouve ou Michon & Co ?

    °°°

    La tâche du critique serait, selon Walter Benjamin, de déceler le noyau fondamental de l’œuvre, ou de démêler son mobile secret – de toucher en somme au « torse de Pharaon », pour recycler une formule de je ne sais qui représentant, par l’obscur d’une image, le voisinag de la perfection. Or je sens cette «forme» aussi dans la lecture du monde de René Girard, et particulièrement quand il «oublie» son système général du mimétisme pour chopper à l'anti-système des oeuvres et des expériences, rejoignant par exemple une intuition fondamentale de WB sur les tenants personnels ou institutionnels de la violence.
    « Est-il possible de liquider les conflits sans recourir à la violence ? » se demande WB, et de répondre contre toute attente par l’affirmative, expliquant qu’«on trouve une entente sans violence partout où la culture du cœur a pu fournir aux hommes des moyens purs pour parvenir à un accord ». Propos lénifiants d’une belle âme ? Nullement. Car ces « moyens purs » ne sont pas que des résidus de vœux pies, mais en appellent à une technique dont l’étude des modalités occupera WB d’une guerre à l’autre, sans oublier la violence effrayante de ses rapports intimes… Plus tard, aussi, Girard l’anthropologue, inspiré mystérieusement par la poésie d'Hölderlin, montrera en quoi le Christ « sort » de la violence mythique.

    °°°

    Enfin, il me plaît ce matin d’imaginer Claro lisant WB dans le métro ou écoutant la voix de Bachelard ou de Deleuze, de Gide ou de Girard sur l’audio de sa Jaguar…

    LireClaro.jpgChristophe Claro, Le Clavier cannibale. Inculte, coll. Temps réel, 300p.

    Blog de Claro: http://towardgrace.blogspot.com/

    ( À suivre)

  • Romain et Diego

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    Gary père et fils ou la difficile quête de soi. Publications à foison...

     

     

    Le 2 décembre 1980, Romain Gary se suicidait dans son appartement de la rue du Bac, à Paris, à l’âge de 66 ans. Ainsi s’achevait, brutalement, la vie d’un homme qui avait apparemment tout réussi : grand vivant « couvert de femmes », résistant de la première heure gratifié de la croix de la Libération, romancier vite reconnu et consacré par deux Prix Goncourt (sous son nom en 1956, pour Les Racines du ciel, et sous le nom d’Ajar en 1975, pour La vie devant soi). Mais cette vie au dehors brillant avait sa face d’ombre. La générosité rayonnante de l’auteur de La promesse de l’aube et sa prodigieuse vitalité cachaient un fond d’inquiétude et de désespérance liées à son identité composite. Qui était « au fond » cet extraordinaire médium capable d’endosser, comme un Simenon, tous les personnages ? À la question « Ce que je voudrais être », l’écrivain avait répondu « Romain Gary, mais c’est impossible ».

    Né Roman Kacew à Wilno (l’actuel Vilnius), fils d’un fourreur russe et d’une modiste d’origine polonaise, il écrivit sous les noms de Gari de Kacew, Romain Gary, Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi et finalement Emile Ajar. La création de ce dernier hétéronyme suscita un imbroglio littéraire et médiatique extravagant, aux résonances beaucoup plus profondes qu’on a pu le dire, qu’éclairent deux textes décisifs : Vie et mort d’Emile Ajar, écrit en 1979  et publié après sa mort, finissant par ces mots d’un humour grinçant : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci » ; et surtout Pseudo, formidable monologue où Ajar dépasse la « schizophrénie » de l’écrivain dans une confession qui est du pur Gary, tragique et drôle à la fois. Tragique comme l’avait été, notamment, le sort des Juifs d’Europe évoqué par La danse de Gengis Cohn, préfigurant le négationnisme. Et drôle par sa façon de « désamorcer le réel au moment où il va vous tomber dessus », avec son humour.

    La vie transposée

    Si la vie imprègne littéralement tous les romans de Romain Gary, rien dans ceux-ci de « récits de vie ». Le passage par la magie du récit, le mythe, l’enchantement de l’imagination, le jeu jubilatoire, est en effet essentiel chez celui qui se disait lui-même un « caméléon ».

    En introduction au volume de la collection Quarto récemment paru sous le titre Romain Gary-Emile Ajar, Légendes du je, Mireille Sacotte éclaire les étapes de cette constante métamorphose, sans laquelle « il ne reste qu’à boire la réalité jusqu’à la lie, autant dire à mourir ». Sous les noms alternés de Gary et d’Ajar, ce romancier souvent snobé par la critique établie a transposé toutes les résistances  dès Education européenne,  rendu hommage à toute les femmes à travers la mère de La promesse de l’aube, concentré toutes les indignations et tous les désarrois d’une époque « à bout de souffle »,  avec Chien blanc, que marque la présence de Jean Seberg, ou Les Racines du ciel préfigurant la prise de conscience du désastre écologique. Bref, malgré le suicide de Roman Gary, l’œuvre de l’écrivain est une victoire sur la mort d’un pessimiste radieux…

    Roman Gary-Emile Ajar, Légendes du je. Gallimard, Quarto, 1417p.

     

     

    Garydiego.jpgL’exorcisme de Diego 

     

    Il n’aura pas été facile d’être le fils de Romain Gary, pas plus que d’être le fils de Jean Seberg. Deux figures « cultes » de la littérature et du cinéma du XXe siècle. Deux égocentriques forts et fragiles à la fois, comme souvent les grands artistes. Deux suicidés laissant un fils, né en 1963. Deux noms passés justement à la Postérité. « Mais la postérité, pour ceux qui restent, ce n’est pas une vie », écrit Alexandre Diego Gary dans S. ou l’espérance de vie, récit poignant d’une dérive existentielle marquée à la fois par la mort de ses parents et par celle de son meilleur ami.

    Pour dire ce qu’il a vécu avec sa mère adorée, qu’il eût voulu tout à lui, au point de mettre en danger la vie d’un de ses jeunes amants, et avec son père l’écrasant de sa présence alors qu’i aimerait écrire à son tour, Gary Junior se dédouble exactement comme un personnage de Gary Senior, sous le masque d’un certain Sébastien Heayes dont la vie de débauche sera racontée par un autre double. L’artifice est un peu pesant, et le « roman » décousu. En revanche, le chant d’amour traversant ce livre, et la façon du fils de dire son lien « à la vie à la mort », imposent le même respect que le fils, « blessé des lettres », manifeste à ses père et mère dans cet exorcisme…

    Alexandre Diego Gary, S.ou l’espérance de vie. Gallimard, 169p.       

     

         

     

     

     

  • Ceux d’en bas

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    …Toute façon les médias c’est tous des pédés, comme les coiffeurs et les jardiniers, mais là ça va trop loin : pasque le village du haut a aussi été sali et ça c’est pas correct par rapport à nos jeunes et pour le renom de la fanfare, mais je vous avais bien dit qu’il fallait arracher la mauvais herbe pendant qu’elle poussait  - tous ces basanés aux yeux cernés qu’on a vu traîner autour de l’école on aurait dû s’en occuper vite fait…

     

    Image : Philip Seelen  

  • Système D

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    …Ca c’est la France, mon cher, c’est pour des choses comme ça qu’on pourra jamais les gouverner - c’est comme le Brésil en moins coloré : t’as le routier sympa qui va parquer avec son 61 roues, hop y modifie le panneau, ensuite t’as le bus à touristes qui se ramène avec ses 35 roues, rebelote, enfin y a le rupin avec sa limo 23 roues, et chaque fois, t’as remarqué, les roues font pas un total pair  - et tu voudrais que ce pays roule comme le nôtre ?...
    Image : Philip Seelen

  • We Apologize

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    … Moi je m’excuse, non c’est moi que je m’excuse, mais moi aussi je suis sincèrement désolé au niveau de ma communauté, vraiment je l’excuse, et moi je ne peux pas laisser mes frères confesser leur faute sans confesser la mienne que je les prie d’excuser - alors voilà Monsieur le photographe, vous avez votre Liste des excusés, ça vous va komsa ?

    Image : Philip Seelen

  • Pas concerné

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    … Ah bon c’était le cinq juin, mais j’étais pas au courant, ça m’a échappé, comment tu l’as su, toi ? Comment ça que c’était annoncé partout ? Tu crois que je vais partout, moi ? Et c’est où que tu l’as rencontrée ? Ah bon, à l’avant du train ? Et tu dis qu’elle est rentrée à la maison, la Planète, et tu dis qu’elle va pas bien ? Mais tu crois que c’est ma faute ou quoi - pourquoi tu me regardes comme ça ?...

    Image: Philip Seelen

  • Le dissident conforme

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    La Suisse de Daniel de Roulet énerve et passionne à la fois… Avec Un glacier dans le coeur, il brosse une galerie de portraits d’Helvètes hors norme : Walser au regard d’une repasseuse, Le Corbusier à Vichy, Tinguely inattendu, James Baldwin en Valais, etc.

     

    La Suisse survivra-t-elle à Daniel de Roulet ? Rien n’est moins sûr à en croire le dernier livre de l’écrivain romand, Un glacier dans le cœur, qui n’a pourtant rien de mortifère. Mais voici ce qu’écrit ce fils de pasteur, né en 1944  à Genève, architecte et informaticien avant d’être écrivain et terroriste du dimanche, incarnant l’esprit de la génération soixante-huitarde dans une posture « politiquement correcte » qui peut exaspérer : «La Suisse telle que définie pour l’éternité par sa constitution est en voie de dissolution ». Et de relever quelques signes de ce « démontage tout en douceur », tels l’effondrement de Swissair et de la plus grande banque du pays « soldée à un Etat voyou mais respecté d’Extrême-Orient », la fin du multilinguisme et des postes-frontières ; et de conclure que « la Suisse est en voie de dissolution dans la mondialité ». Pourtant, à l’inverse de la liquéfaction catastrophique des glaciers, cette évolution marquerait plutôt la fonte d’un mythe « unique », et « une nouvelle définition de la nationalité».

    À en croire Daniel de Roulet, c’est aux créateurs, aux artistes et aux écrivains, ou encore aux ingénieurs, que la Suisse devrait son évolution et son ouverture, après la « glaciation » de l’après-guerre. Son livre déploie alors une galerie de portraits de personnages hors norme qui, d’Annemarie Schwarzenbach  à Thomas Hirschhorn, ont dérogé au propre-en-ordre officiel.

    Cela commence par Roméo et Juliette chez les puissants, avec l’histoire tragique de l’excellent peintre et sculpteur Karl Stauffer-Bern tombé éperdument amoureux d’une jeune et richissime héritière déjà mariée (fille du fondateur du Crédit Suisse et belle-fille du Conseiller fédéral Welti), pour le double malheur des deux amants séparés de force, tous deux suicidés. Or l’un des mérites de Daniel de Roulet est d’illustrer des situations hautement symboliques, ainsi que l’illustre aussi le double suicide de deux de ses oncles, cadres de haut niveau contraints, par fidélité à leurs entreprises respectives, à de lourds licenciements insupportables à leur éthique personnelle.

    Daniel de Roulet a beaucoup voyagé. S’il dit justement qu’un Ramuz ou un Hodler ont su, par leurs œuvres, ouvrir notre terre étroite à l’universel, il montre également combien le regard extérieur, pour les générations d’après-guerre jugeant le pays depuis New York ou le Japon, compte dans le changement des attitudes, aiguisé en outre par le regard de l’étranger. L’une de ses plus belles chroniques est ainsi consacrée à la mise en parallèle  de l’écrivain noir James Baldwin, débarquant à Loèche-les-Bains en 1951, dont les réflexions qu’il en tire recoupent celles de Barack Obama...

    Walser4.JPGAu nom de la même éthique protestante qui lui inspire l’éloge du pasteur « défroqué » René Cruse, belle figure de révolté pacifiste, Daniel de Roulet égratigne la figure adulée de Le Corbusier en rappelant, pièces en mains, son attitude de pleutre opportuniste  à l’égard des autorités de Vichy, sur fond d’antisémitisme. Non moins inattendu, son portrait de Tinguely en anarchiste religieux brocardant à la fois le fascisme et le communisme, nous attache au personnage autant que la très belle évocation, sous la plume d’une repasseuse de Bellelay, du « minable » et génial Robert Walser, pur produit de la Suisse non alignée…

    Daniel de Roulet. Un glacier dans le cœur ; vingt-six manières d’aimer un pays et d’en prendre congé. Metropolis, 219p.          

     

    Génie de

    la Suisse

     

    N’y a-t-il que le merveilleux Federer pour nous rendre la fierté d’être Suisses ? N’y a –t-il que les nationalistes crispés pour oser dire que ce pays est génial ? Et le fait que certains esprits zizaniques, pieusement relayés par nos fonctionnaires de la culture, aient prétendu que « la Suisse n’existe pas », relève-t-il pour autant de la trahison ?   

    Ces questions se bousculent à la lecture du dernier livre Daniel de Roulet, dont la confortable « dissidence » fait un peu sourire mais qui a le mérite de pousser à la réflexion et au débat. Surtout, et c’est le plus joli paradoxe, l’écrivain prouve que la Suisse existe bel et bien, avec ou sans secret bancaire, et que l’Europe ferait bien de l’étudier plus attentivement, dans toutes ses contradictions, pour exister autrement que par le ciment du fric et du bricolage politique. Denis de Rougemont appelait de ses vœux une Europe des cultures et non des Etats-nations. La Suisse l’oublie elle aussi trop souvent, faute d’écouter ses « créateurs ».

    Mais Daniel de Roulet écoute-t-il assez, lui-même, les vrais créateurs de ce pays ? N’est-il pas trop soumis aux nouveaux clichés du marketing culturel ? Discussion à suivre…

     

      

  • Doux oiseaux de jeunesse


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    La fille à la valise de Valerio Zurlini, un pur joyau des années 60.

    Il n’y a que les Italiens pour transformer le plomb du quotidien le plus trivial en or ciselé, et plus précisément ce sujet de roman-photos à quatre sous en film de collection. A propos de roman-photos, Fellini en avait donné un irrésistible pastiche avec Le Sheik blanc, dans lequel on voyait une mijaurée de province s’enticher d’un mufle de conte oriental, mais Valerio Zurlini ne se gausse pas de ses personnages : il en sourit avec une espèce d’amitié communicative, qui convient le mieux à leur fragilité respective.
    Le prénom de la jeune fille, incarnée par une Claudia Cardinale toute jeune et frémissante de féminité farouche, qui débarque à Parme après avoir été larguée par un dragueur insensible, est déjà tout un progamme : Aïda. Et toute la malice du film est là, qui met en présence la giovanette sortie du populo et le mythe lyrique par excellence, comme il joue sur le contraste de la fille paumée sans un rond, proie facile pour mauvais garçons, et du  tendre puceau fils de grande famille sur le déclin que figure un Jacques Perrin quasi ado.
    Ainsi donc Aïda débarque à Parme avec les coordonnées en poche du bellâtre qui lui a fait croire qu’il allait en faire une vedette de la chanson estivale, pour tomber sur le frère du lâcheur, prénommé Lorenzo, joli comme un communiant et qui craque aussitôt pour l’oiselle, qu’il va protéger en espérant un retour et plus si affinités.
    Affinités de sensibilité il y a bel et bien, mais Aïda, quoique rejetée par les mecs d’un orchestre de Riccione où elle a commencé de roucouler dans un dancing, en pince pour le vrai mâle et, décidément, Lorenzo lui semble par trop poids plume. On verra cependant que le prestige du chevalier servant de l’amour courtois n’est pas tout à fait éventé, et comment Lorenzo jouera de ses poings de David contre un Goliath de cabaret…
    medium_Zurlini1.2.jpgTout cela pourrait être cucul la praline ou conventionnel figé dans le style fumetto, alors que Valerio Zurlini en fait un tableau d’époque et de mœurs extrêmement raffiné de mise en scène et d’image, dont les interprètes sont bonnement parfaits. Avant Rocco et ses frères, Claudia Cardinale campe ce rôle de semi-ingénue semi-délurée, déjà femme mais encore jeune fille, avec autant de justesse et de tact que Jacques Perrin (qui a dix-neuf ans mais en semble parfois à peine quinze) dans son personnage de presque enfant aux pulsions de mâle.
    De La fille à la valise se dégage enfin un charme constant, qui n’exclut pas les scènes de comédie ou d’émotion-bateau (la séquence inoubliable de Lorenzo poigné par la jalousie, assistant à la danse d’Aïda et d’un gros con de quadra, au dancing barjo où il l’a invitée) et dont les éclairages sculptent littéralement chaque plan, sans donner pour autant dans l’esthétisme léché ou le raffinement précieux. Le film reste en effet «popu » à l’italienne, donc aristocratique mais à pieds nus et la gouaille au bec. Ainsi que le raconte Jacques Perrin dans le très beau témoignage ajouté au DVD, la mise en scène de Zurlini, d'une merveilleuse plasticité, va de pair à tout instant avec la direction d'acteurs, l'émotion des deux personnages, dont le film raconte les solitudes respectives, constituant finalement l'âme de ce petit chef-d'oeuvre.
    medium_Zurlini2.jpgValerio Zurlini La fille à la valise. 1960. Disponible en DVD chez MK2

  • Quelques penchants



    Si mon milieu me le permettait, je dirais que tout ce qui se rapporte au sexe est nettement surévalué. Je préfère, quant à moi, les romans sud-américains et les randos en moyenne montagne.

    Elle ce qu’elle aime c’est se réciter des poèmes et réaliser des découpages aux ciseaux fins qu’elle vend aux Japonais.

    La buraliste a de jolis pieds. Seulement, elle gaspille ses dons en dansant toute seule à la kermesse des aveugles.

    Cette jeune beauté raffole des éléphants.

    Cette autre, mère de triplées adolescentes recalées au concours préalable de la Star Ac, ne recherche rien tant que le goût de la colle des images de vedettes de cinéma, il y a de ça quarante ans.

  • Entropie

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    …Après que j’ai rencontré ta mère je roulais Facel-Vega, autant dire que j’étais déjà sur la pente ascendante, puis nous avons eu la Jaguar Type E peu après l’extension de l’Entreprise, après quoi nous avons connu la période faste des Bentley et des Rolls et je t’ai offert ta première  Maserati à 18 ans - tu te rends compte les souvenirs que nous partageons, mon garçon, et toi qui te lances ensuite dans les modèles de collection, le vrai fils de son père, et ça jusqu’à l’entrée dans notre vie de ce satané Madoff qui nous a fait retomber aujourd’hui ou je me trouvais avant de rencontrer ta mère …

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se déchirent

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    Celui qui cherche noise à tout un chacun parce qu’il ne se supporte plus lui-même / Celle qui coupe nuitamment la natte de son amant Sing opposé à toute autocritique consécutive au souvenir de Tian’anmen / Ceux que leur débat violent de 1976 à propos du fait que tout homme est un violeur potentiel maintient irréductiblement sur leurs positions en juin 2009 alors qu’ils viennent de perdre un ami commun dans la catastrophe aérienne du vol Rio-Paris / Celui qui s’est toujours mal entendu avec son meilleur ami au doux prénom de Gershom / Celle qui refuse tous les compromis que lui proposent les héritiers mâles de la famille Schlumpr majoritairement opposés à son projet de legs à la scientologie / Ceux qui se disent freudiens croyants mais non pratiquants / Celui qui reproche à sa mère ses voyages intérieurs de plus en plus onéreux / Celle qui a toujours nourri d’impossibles désirs / Ceux qui se réconcilient en général dans les îles ou dans les salles de lecture publiques des bibliothèques / Celui qui retrouve sept de ses rêves récurrents dans ceux de Walter Benjamin / Celle qui est toujours tombée du mauvais côté au dam de son psy / Ceux qui refusent de se jeter dans la mêlée et se blessent en privé / Celui qui se sent trahi même par ses ennemis / Celle qui jalouse secrètement son conjoint chansonnier fêté par les médias locaux au point qu’elle efface un soir tous les fichiers de ses chansons engagées / Ceux qui n’ont jamais connu que le ménage à trois et la chasteté presque totale hors des nuits de lune rousse / Celui qui ne communique plus avec les siens que par Facebook et encore  / Celle qui s’identifie à Carla Bruni sans trouver chez son partenaire corse la touche canaille de Nicolas S. / Ceux qui ne se sentent bien que dans les conflits exacerbés par l’alcool de prune certifié national / Celui qui tisse sa toile de fil de fer barbelé avant d’y attirer ses victimes en général blondes et diplômées de l’Université / Celle qui dément toutes les légendes faites pour glorifier son conjoint défunt en déniant sa vraie valeur du point de vue de la pensée à venir  / Ceux qui tombent dans tous les panneaux de la mythologie kitsch de l’artiste maudit / Celui qui fait comme s’il pouvait s’adapter à l’abjection régnante que son système nerveux  rejette de plus en plus radicalement / Celle qui voit imploser son protecteur Markus dont l’effondrement de l’économie mondiale remet en question les principes et le dynamisme  sexuel / Ceux qui ne voient pas le tragique de la vie de celui qui le voit / Celle que déchire l’énorme enfant qui se fera connaître plus tard sous le nom de King Kong Man dans les foires de l’Ouest du pays / Ceux qui ont renoncé à se déchirer pour vivre ensemble tranquillement dans leur trois pièces avec vue sur l’étang, etc.

    Image: Philip Seelen

     

  • Rien n'est perdu...

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    tout se transforme

     

    Les barbares ont-ils gagné ? La culture occidentale a-t-elle perdu son âme ?

    La littérature qui nous a nourris et que nous avons aimée, les arts qui ont formé notre sensibilité et notre goût, et que nous continuons d’aimer, sont-ils réellement au point mort ? Plus rien de vivifiant ne se fait-il vraiment  aujourd’hui, et n’en aurons-nous plus rien à transmettre ?

    Les constats de Claude Frochaux, après ceux de Richard Millet, pour la littérature, ou de Tzvetan Todorov, pour la culture, méritent-ils d’être pris au sérieux ou ne sont-ils que jérémiades de vieux chenoques pressés de tirer l’échelle derrière eux ?

    La place que nous consacrons à ces questions, dans le numéro estival du Passe-Muraille ordinairement ouvert aux textes de création, marque une inquiétude que la fuite généralisée dans la culture de pure consommation, ou la littérature de pure évasion, au nom du Fun et du Fric, nous fait partager.

    Ce que nous ne partagerons jamais, en revanche, c’est la Schadenfreude, la délectation morose de ceux qui, repliés sur leur nostalgie ou leurs acquis rassis, refusent toute aventure nouvelle et concluent que rien ne se fait parce que cela les dérange de constater que quelque chose se fait sans eux dans un monde qui se transforme.

    Au catastrophisme mortifère des désenchantés, nous tâcherons donc d’opposer le pessimisme lucide de passeurs plus attentifs et plus généreux, à l’écoute de ceux qui viennent. Un écrivain comme le Polonais Andrzej Stasiuk, brassant les nouvelles réalités avec une vigueur renouvelée, et dont l’interpellation sur l’Europe à venir échappe à tout discours convenu, pourrait illustrer cette conviction que rien n’est perdu au seuil d’un monde en recomposition.

     

     

  • L'homme achevé...

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    ... ou la fin des rêves

    par Claude Frochaux.

    Quand j’ai commencé à écrire L’Homme religieux, je ne pensais pas parler spécifiquement, de religion. Ce qui m’intéressait, c’était le rapport, que je trouvais hautement éclairant, entre religion et littérature ; et, finalement, tous les arts - la culture.
    J’avais remarqué ce phénomène historique et sociologique singulier : la religion s’évaporait en même temps, exactement en même temps, que les créations d’ordre culturel s’affaissaient. Dans les années 60-75, les ordinations baissaient de 90% dans le monde catholique et le protestantisme ne se portait pas mieux. Du côté de la peinture et de la musique, c’était carrément la débâcle. Dans les musées comme les salles de concert ou les opéras, on avait abdiqué. A partir de 1975, on faisait comme si l’opération création était devenue caduque. Dans les théâtres, on proposait des « relectures ». Les metteurs en scène avaient pris le pouvoir. On jouait Shakespeare en jeans et en baskets : c’était la seule concession à notre époque. Avec les quelques exceptions qui confirment toutes les règles, la création contemporaine était la grande absente des scènes.
    Ce parallélisme évident de la décadence des uns et des autres commençait à me titiller. Quel est le rapport entre l’église et le musée, l’église et l’opéra, l’église et le recueil de poèmes ? Il ne pouvait pas y avoir une telle simultanéité sans signification profonde. Et le phénomène se poursuivait, de décennies en décennies.
    Des églises toujours plus vides et des salles de concert, des opéras, des musées toujours plus passéistes,
    D’une manière générale, tout le monde est d’accord avec ce constat. Il est trop évident pour ne pas être aveuglant. Ou alors il est si aveuglant qu’on refuse de le voir. La plupart du temps, on s’en tire avec une pirouette. Il y a toujours eu des époques comme ça. Voyez les impressionnistes, ils ont mis vingt ans à être reconnus. C’est un mauvais passage, dû sans doute au déboussolement provoqué par le changement de mœurs et de modes de vie. Presque personne ne veut y voir un phénomène profond et moins encore irréversible. ça reviendra : un peu de temps et de patience. Ca revient toujours. Peut-être même se passe-t-il des choses qu’on ne voit pas. Des créations si neuves, si singulières, qu’on ne leur rend pas justice ?
    Mais alors la religion ? Là, on ne peut pas dire que le phénomène de cette désaffection massive se soit produise cycliquement. Ce n’était jamais arrivé en Occident. Et, pourquoi, seulement en Occident ? L’Islam se porte comme un charme. Le phénomène n’est pas seulement circonscrit historiquement, il l’est aussi géographiquement.
    Il fallait trouver un dénominateur commun pour insérer le christianisme dans le même moule que la création culturelle. Et il n’y a qu’un dénominateur commun, un seul : l’imagination.
    Les religions, comme toute les cultures, laïques ou religieuses, s’inscrivent dans un espace commun : l’espace imaginaire. D’où la question inaugurale qui s’impose : pourquoi un espace imaginaire ? Quelle est son origine, sa raison d’être, son utilité ? J’étais persuadé que se je pouvais répondre à cette question, je comprendrais le lien mystérieux, à première vue et pourtant fondamental qui unit religions, littérature, arts et musique.
    Il faut prendre une image. Ce sera celle, bien connue, des deux vases communicants. Le premier vase est rempli de sacralité. Le second de profanations.
    Profaner signifie empiéter sur le sacré. Un peu comme marcher sur de la neige fraîche. Comme les vases sont communicants, à chaque fois que vous profanez, vous souillez en quelque sorte le sacré. Et le sacré souillé n’est plus du sacré. Comme la neige fraîche piétinée n’est plus de la neige fraîche.
    Si l’opération se répètre mille fois, vous finissez par tout profaner. Le sacré a disparu. Et c’est ce qui s’est passé dans les années 60-75. Le monde s’est retrouvé désacralisé. On dit aussi désenchanté. Mais, finalement, était-ce bien grave ? Profaner, c’est en fait humaniser ou hominiser la nature. Si l’homme avait une tâche sur la terre, un mandat qui venait de nulle part, mais dont il se croyait investi, c’était bien celui de conquérir son environnement, de dompter la nature et de domestiquer ses frères biologiques, les animaux. Et c’est ce qu’il a fait.
    Alors, où est le problème ? Le problème vient de ce que le sacré, c’était, en fait, l’imaginaire. Donc, une partie de lui-même, de l’homme, de son cerveau. En même temps que l’homme domptait la nature, il domptait son cerveau. Enfin, une partie de son cerveau, celle dévolue à son imagination. Le sacré, c’est tout ce que l’homme ne connaissait pas, ne savait pas, ne dominait pas. On pourrait penser que c’était justement sa partie faible. On ne se doutait pas que cette partie faible, qui avait disparue, portait l’essentiel des germes de la création imaginaire. Autrement dit de toutes les créations culturelles.
    On avait gagné en réalités, sur tous les plans matériels : la science, les techniques, l’économie qui en dépendait, et, au-delà de l’économie, sur nos modes de vie. On ne vit jamais aussi bien qu’aujourd’hui. Et c’est tout le problème. Mieux on vit et moins on a besoin de l’imaginaire. « Plus il y a de réalité, moins il y a d’imaginaire »,disait déjà Robert Musil, l’auteur de L’homme sans qualités,qui avait tout compris et qui savait que tout ce qu’on avait gagné d’un côté, on allait le perdre de l’autre.
    C’est le principe des vases communicants. Ce que vous enlevez dans le vase No 1 passe dans le vase No 2. Longtemps, les arts se sont distingués par une caractéristique qui était l’harmonie. On la retrouve dans la Grèce antique, jusqu’à la révolution industrielle du XIXème siècle. Au XXème siècle, tout devient disharmonieux. En musique, on dit discordant, c’est la même chose. On découpe les visages et on les recompose à sa façon, en mettant les oreilles à la place du nez ou on supprime carrément la nature, porte-parole de la sacralité. Tout est disharmonieux, parce qu’on se rapproche du point ultime, du moment fatidique de la rupture, qui verra un seul vase être plein, face à l’autre désespérément vide. Nous sommes arrivés en 1960.
    Tant qu’il restait un fond de sacré, même infime, tout allait bien. Quand un vase peut absorber la dernière goutte d’eau, on ne remarque rien. En revanche, la première qui déborde signale le changement de nature. C’est ce qu’expliquait Hegel dans sa démonstration des dialectiques. On passe de la quantité à la qualité. Rien ne changeait tant qu’on absorbait l’avant-dernière goutte, celle des années 50-60. Tout s’est retourné dans la décennie suivante.
    Mais pourquoi ? Notre cerveau est toujours le même. Nous n’avons jamais été aussi intelligents, cultivés, éduqués qu’aujourd’hui, vu massivement. Oui, mais nous sommes en bout de course. Il n’y a plus rien à conquérir. Tout semble inscrit dans une continuité de découvertes, en sciences notamment. Mais circonscrit dans l’unique vase qui nous reste : le profane.
    Il faut comprendre le rôle, la raison d’être de l’imagination. On imagine, lorque la réalité ne nous satisfait pas. En fait, on se dédouble. On crée un monde parallèle, pour augmenter le monde réel insatisfaisant. L’imaginaire a pour fonction de meubler avec des formes qui sont autant d’équivalences un espace qui rend compte de la réalité. On ne supprime pas la réalité, on la transfigure. On la transporte ailleurs. On reconnaît là une parfaite définition de ce que sont toutes les religions. Des fictions compensatoires, qui permettent de donner le sens qui nous convient, les explications qui nous rasssurent, à tout ce qui nous entoure d’inexplicable, le sacré.
    Dès lors, nous allons vivre une double vie. La vie réelle, dure, contraignante, mais aussi pleine de prodiges et de pouvoirs, tellement supérieure à l’animalité dont nous émergeons que nous ne voulons en aucun cas revenir en arrière. Et, dans le même temps, comme nous continuons à avoir une condition matérielle qui se confond injustement avec le statut des animaux : mort, maladies, procréation, nous nous projetons ailleurs. Nous avons cette faculté prodigieuse d’échapper par l’imagination à notre condition bassement physique. En fait, notre cerveau est complèment surdimensionné par rapport au reste de notre corps. Un zoologue, qui nous examinerait sous une loupe cruellemnt objective, nous décrirait comme des monstres possédant un cerveau désaccordé, démultiplié, par rapport à notre corps. L’imagination a pour mission de nous faire vivre une sorte de deuxième vie parallèle, qui nous réhabiliterait, en nous redonnant une dignité d’êtres supérieurs, que la seule réalité refuse de nous concéder.
    Nous voilà devenus des êtres semi-réels, avec notre condition animale, et semi-imaginaires par le déploiement fastueux de notre imagination. Nous n’avons pas été créés comme les autres espèces : non. Dieu nous a créé à son image, tout-à-fait indépendants des animaux. Nous n’allons pas mourir comme eux : non. Notre âme s’évadera de notre corps et rejoindra le père céleste. Nous serons immortels : peu importe les vicissitudes de notre vie terrestre. Elles ne comptent pas, face aux promesses qui nous sont faites d’une vie glorieusement éternelle.
    Comme on le voit, rien à voir avec l’intelligence : tout repose sur l’imagination et la foi. Surtout pas de preuves, ce serait encore une immixtion de l’intelligence qui n’est qu’humaine. Non, il faut croire aveuglément, sans se poser de questions. Ce n’est qu’à ce prix que fonctionne l’imagination et le royaume qu’il engendre.
    Les religions ont été et sont encore les premières fictions issues du cerveau humain. On pourrait dire qu’elles ont précédé et englobé toutes les autres, qu’elles soient d’ordre plastique, musical ou littéraire, qui constituent notre patrimoine culturel. Notre bien le plus précieux ou, du moins, qu’on peut afficher en parallèle de nos réalisations les plus prestigieuses sur le plan matériel. Les deux ordres se confondant souvent, comme c’est le cas, pour les cathédrales et, plus généralement, tous les sanctuaires.
    Alors, où en sommes-nous aujourd’hui ? Que nous est-il arrivé ? Eh bien, c’est très simple et évidemment catastrophique pour les arts et les lettres. Il n’y a plus qu’un vase, le profane. Les activités humaines remplissent tout l’espace. Leur foisonnement est étouffant. On construit, on bâtit, on cherche, on fouille, on invente de nouvelles machines. On fait de notre planète une termitière à l’agitation frénétique. Et de l’autre côté, évidemment, ça ne marche plus. Pour une raison très bête et très simple : la réalité nous suffit. Pourquoi nous dédoubler, pourquoi créer un monde parallèle et toutes ces fictions censées compenser ce qui nous manque ? Mais il ne nous manque rien. L’imagination est démobilisée. Elle est encore très utile, en sciences par exemple. En littérature, on continue sur la lancée. De toute manière, il faut réactualiser les anciennes fictions. Alors, on fait une Madame Bovary 2009. En peinture, on continue dans l’abstraction ou la figuration recomposée. On connaît la recette, toutes les recettes On fait du sous-Rothko ou du sous-Miles Davis ou en variétés du sous-Presley. Les variantes sont infinies : aucune raison de s’arrêter.
    On comprend pourquoi la création artistique s’est étiolée au moment historique précis, le même, que lorsque les religions – dans les pays les plus évolués – se sont évaporées. Tout procédait de la même source, tout venait de cette même obligation de créer des unvers parallèles, pour donner à l’homme, avant qu’il n’y parvienne, par ses seuls moyens matériels, une dignité que sa confusion avec l’animalité ne lui conférait pas. La religion, la culture, l’imagination : autant de passeports qui ont permis à l’homme son émancipation hors de son espace terrestre trop étriqué. Version céleste pour les religions, de transport ailleurs. Version terrestre, revue et augmentée pour ce qui est des arts et des lettres. Vers d’autres cieux plus ouverts, plus vastes et plus azurés, d’un côté. En prolongement de la vie, dans un monde redimensionné qui lui procure de la grandeur, de la dignité, de la beauté, de l’autre. L’homme sublimé par la religion. Agrandi par ses propres créations, dans l’univers des arts et des lettres. Dans les deux cas, produit de son imagination : la faculté majeure de l’homme, sans quoi, il ne serait, lui, l’homme, qu’un animal supérieur. Et non pas, comme le disait Boris Vian, « le seul animal qui n’est pas un animal ».

    Ce texte constitue l'ouverture de la prochaine livraison du Passe-Muraille, N0 78, été 2009. À paraître fin juin.

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Révisionisme

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    …Et quand Il eut créé la souris l’Eternel la considéra et vit que cela était bien, non sans mélancolie toutefois de sorte qu’Il lui dit : « Minnie, il te faut un compagnon, maintenant», et d’un clic de la souris l’Eternel offrit un Mickey Mahousse à Minnie Mouse, et tout aussitôt Le Seigneur les enjoignit d’aller et de procréer et ce fut le soir du sixième jour - le samedi soir de Son dessin animé préféré…
    Image : Philip Seelen

  • Fils à papa

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    Ҫa c’est vraiment la parano alsacienne, non mais : tu me vois parquer la Jag dans un recoin pareil ? Donc ils t’interdisent un truc que tu peux même pas enfreindre, alors là vraiment j’hallucine : c’est comme s’ils te disaient : pas touche à l’Alsacienne... dis, toi qui as vraiment tout fait: tu te vois toucher une Puppchen de Riquewihr  ?...

    Image : Philip Seelen

  • Mum

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    … Mais non, Kevin darling, je ne prétends pas que ces jeux te fassent du mal, je ne critique pas non plus ton père qui passe des nuits avec toi sur le front irakien, vous êtes  tous deux des Américains  et Dieu est votre copilote, mais de grâce, quand tu reviens à la maison, voudrais-tu ne pas regarder ta maman avec ce regard de sniper… 

    Image: Philip Seelen  

  • En face des trous

    Panopticon6888.jpg…Il est certain que ce serait tromper notre peuple que de ne pas reconnaître la gravité de la situation, qui nous oblige à ouvrir les yeux tout grands de sorte à considérer les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on voudrait qu’elles fussent en se voilant la face …

    Image : Philip Seelen

  • Dilemme d’époque

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    Bon mais c’est pas tout ça, et qu’est-ce que tu vas faire d’eux pendant que tu seras dans le magasin climatisé, t’es quand même adulte et responsable, donc en tant qu’adulte t’as tes fantasmes mais en tant que responsable d’un moins de dix-huit ans tu peux pas rester trop longtemps dans le magasin climatisé, avec tous ces vicieux qui rodent dans le quartier…
    Image : Philip Seelen

  • Le crime de Soues

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    …On a parlé du Tueur de Tarbes, mais là encore on nous offense, une fois de plus on nous snobe malgré la politique de reconnaissance que mène notre maire Lescout, or la victime était clairement une Souessoise, elle avait d’ailleurs participé aux Tchatches à Soues sur Dial65 la veille de l’agression, mais tu vois les gens de Paris faire la différence - moi je te dis que si demain le tueur de Tarbes flingue Carla Bruni à Soues, les gens de Paris vont parler du Bourreau de Lourdes pour faire bon poids…
    Image : Philip Seelen

  • Mister Facebook

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    …Mais comment ça, vous êtes Mark Zuckerberg ? LE Mark Zuckerberg, non mais j’y crois pas, vous vous rendez compte, si ma femme savait avec qui je me trouve en train de parler ce matin (sottovoce : toi je t’ai à l’œil avec ton air de voyeur satisfait), ah mais dites, M’sieur, vous accepteriez de me dédicacer, pour elle,  un portrait de vous en train d’empocher votre premier million ?...

    Image : Philip Seelen

  • Aux oreilles d'Olympe

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    Notules et notuscules sur les arrivages quotidiens de La Désirade, tous genres confondus…

    LireLodoli.jpgMarco Lodoli. Îles ; guide vagabond de Rome. Traduit de l’italien par Louise Boudonnat. La Fosse aux ours, 218p.

    En préambule, Louis Boudonnat situe assez exactement le type et le ton de ce recueil de chroniques, initialement parues dans les pages romaines de La Repubblica : « La Rome vagabonde de Lodoli n’appartient à aucun guide touristique : c’est une ville d’îlots de beauté et de poésie qui émergent d’un dimanche pluvieux, ou d’un après-midi ensoleillé, mais que seul un œil clairvoyant est capable de saisir. C’est une place immobile redevenue une peinture métaphysique ; une statue nichée dans une église hors des sentiers battus ; un bar où la nuit se transforme en odyssée de solitudes, d’amours et d’existences fortuites ».
    Ledit bar est à visiter, plus précisément, à la toute fin de la nuit, Piazza Venezia, à l’enseigne du Castellino. Et pour des jours à musarder, ou simplement à lire ce livre ailleurs que dans la Ville éternelle, les cent curiosités citées (telle l’église lilliputienne de Largo dei Librari, jouxtant un vieux resto à terrasse où se déguste le filet de morue, à trois pas du Campo de Fiori…) constituent un parcours extrêmement plaisant, agrémenté de commentaires épatants de l’auteur, d’une belle écriture fluide et fantaisiste. En se pointant par exemple place Saint Eustache, juste à côté du Panthéon, en levant les yeux, on apercevra une tête de cerf surmontée d’une croix, dont l’auteur raconte l’histoire intéressante avant de conclure sur la triste fin du saint, cuit tout vif dans un taureau d’airain chauffé à blanc. Dire enfin qu’il y a quelque chose d’un Ramon Gomez de La Serna dans les observations et la poésie de Marco Lodoli…

    Nota bene : bon exercice de lecture pour l’amateur de langue italienne : Isole ; guida vagabonda di Roma, Einaudi.

    LireMcCarthy.jpgCormac Mc Carthy. Un enfant de Dieu. Traduit de l’anglais par Guillemette Bellesteste. Actes sud,1992 ; Points Seuil- roman noir, 2008.
    On a beaucoup parlé de Cormac Mc Carthy à propos de ses deux derniers romans, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, mémorable plongée dans les ténèbres du Mal contemporain, et La Route, admirable fresque apocalyptique, mais Un Enfant de Dieu, datant de 1973, est resté assez méconnu, en tout cas moins en vue que la fameuse Trilogie des confins, Le gardien du verger ou Méridien de sang, alors qu’il relève sans doute de la vision la plus radicale de l’écrivain, du côté du Faulkner du Bruit et la fureur ou de Tandis que j’agonise. Le protagoniste, du nom de Lester, genre innocent monstrueux, marqué en son enfance par le suicide de son père survenu après la disparition de la mère en galante compagnie, préfigure le serial killer dont la morne répétition, en littérature ou au cinéma, n’aura que très rarement l’aura symbolique, voire théologique, de ce muet avatar de l’ange exterminateur. L’écriture de Cormac McCarthy touche ici à l’os de la réalité, avec la même âpre grâce que dans La Route ou Méridien de sang, une phrase après l’autre, un os après l’autre, un os et un clou, un pas et un coup. Relatés par un narrateur neutre rappelant l'implacable murmure d’un choryphée, le roman vibre d’humanité fruste « autour » du trou noir que constitue la présence-absence de l’enfant appliquant à sa façon la « justice divine ». Bref, c’est du haut lyrisme puritain et ça ne se lit pas sur la plage…

    LirePerry.jpgJacques Perry-Salkow. Anagrammes ; pour sourire ou rêver. Le Seuil, 176p.
    Le jeu de l’anagramme fut très prisé dans les cours (et les arrière-cours) aux XVIe et XVIIe siècles, qui consiste à mélanger et intervertir les lettres d’un mot ou d’une expression pour en tirer un autre mot ou une nouvelle expression. Par exemple : Arielle Dombasle – À l’ombre de l’asile. S’il n’est tenu compte ni des accents ni des expressions, le jeu n’en est pas moins délicat, voire ardu. Est-il bien sérieux de s’y livrer alors que le prolétaire se tue à l’usine tant que la ménagère en cuisine ? Cette éthique question ne semble pas avoir troublé Jacques Perry-Salkow qui, après Le Pékinois, en 2007, remet ça pour l’agrément de la mère ou foyer et de l’ouvrier. La France d’en bas goûtera sans doute, ainsi: Jean-Luc Delarue – Le jeune Dracula, ou mieux encore : Jean-pierre Foucault – Purée, la France jouit ! Ou encore : Daniela Lumbroso – Roulis à l’abdomen, et Miou-Miou – Mmm…oui…oui ! Quant à la France qui se dit d’en haut, elle appréciera non moins : La princesse Stéphanie – Hantée par les piscines, ou La madeleine de Proust – Don réel au temps idéal. La fantaisie est au rendez-vous avec La Fontaine gorillé : Le lièvre et la tortue – Le lévrier et le tatou, et le lyrisme embué d’Alain-Fournier : Le Grand Meaulnes – Le sang d’une larme. Enfin, le dernier chapitre consacré aux secreta de la Bible (on sait que la Kabbale fit grand usage de l'anagramme) n’est pas des moindres, où « Je suis le Seigneur ton Dieu » devient « Je souris et déguise l’ennui » et, top de l’esprit évaangélique, où «Aimez-vous les uns autres » donne « Tous, sans mesure, suivez le la »…

  • Les mots à la source

    Notes matinales 

    Hervé Guibert post mortem et autres vivants.

    On a besoin le matin de phrases limpides, on se lave à l’eau des mots, on boit à la source.
    On lit par exemple : «Le samedi midi, c’est le jour du bifteck de cheval. Louise le mange cru, non haché mas recouvert d’une nappe de sucre en poudre ».
    Ou bien on lit : «L’auteur revoyait dans une succession d’images presque arrêtées tout ce que son père lui avait apporté, au-delà des mots si rares, au-delà des gestes encore plus rares, ces attentions, cette tendresse informulée, ces soucis, ces espoirs pour l’avenir d’un fils, seul garçon de la famille ». Ou bien encore on lit : « Il cherche, une fois de plus, les mots du commencement, des mots, par exemple, capables de nommer ce qui fait le miracle du corps humain, son inexplicable animation, sitôt noué son dialogue muet avec les autres, le monde et lui-même – et aussi la fragilité de ce miracle ». Ou encore ceci tandis que le jour se lève sur les pentes givrées : «Donne à qui sait lire ton âme, fuis qui la déchire, car tu n’as pas le temps ».
    Tous les dimanches, Hervé Guibert allait voir Suzanne et Louise, deux vieilles femmes, ses grand-tantes, qu’il photographiait et décrivait au milieu de leurs objets, deux vieilles petites filles qui ne se parlaient guère qu’en sa présence, et son écriture toute unie et pure raconte le Carmel de Louise et les jambes de Suzanne, les cheveux très longs de Louise jouant à se mettre la muselière du chien Whiskey et le corps de Suzanne jouant à être morte avant de se livrer à la Faculté de médecine. Tous les jours Jean-Jacques Nuel revenait à sa table pour y sacrifier au Rite de l’écriture, tous les jours Cézanne revenait au corps du monde, tous ces matins Giovanna s’en va dans le froid du monde avec en elle peut-être une petite phrase bouleversante qui lui revient en douceur de cette page d’un livre entrouvert : « Donne à qui sait lire ton âme »…

    Hervé Guibert retrouvé ce matin, l’esprit d’Hervé que je retrouve au coin du feu, le corps d’Hervé libéré de sa torture, l’écriture sans rature d’Hervé Guibert décrit le Paradis de Louise : « Elle dit qu’elle ne l’imagine pas. Le corps, de toute façon, n’a plus d’existence, et elle me cite un passage de l’Evangile où un esprit naïf demande avec lequel de ses sept maris une femme qui s’est mariée sept fois entrera au Paradis». Et je lis du petit livre entrouvert de Hafid Aggoune: « Si les livres n’avaient pas été là, je serais mort dans cette forêt. Lire m’a sauvé la vie et le voyage a commencé. Les mots sont mon sang, mon fouet, mon feu ». Enfin je lis ces mots de Jean-Jacques Nuel : « Tout était à écrire. Un livre n’y suffirait pas ».

    Widoff29.JPGHervé Guibert, Suzanne et Louise. Roman-photo. Gallimard, 2005 ; Jean-Jacques Nuel, Le nom. A Contrario, 2005 ; Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit. FolioEssais, 2005 ; Hafid Aggoune, Quelle nuit sommes-nous ?. Farrago, 2005.

  • Cosmos

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    …Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n’est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c’est pile ce que c’est : le ventre de Marelle est rond comme un ballon d’enfant, tiens j’ai envie de le palper et d’écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie, on ne sait pas encore s’il ou elle s’appellera Dominique ou Dominique et s’il ou elle préférera le foot ou la roulette russe, c’est le mystère de la Création, mais bon c’est pas tout ça, maintenant raconte, accouche: es-tu d'accord avec Peter Sloterdijk quand il affirme que se reconnaître vivant dans les sphères équivaut à habiter le subtil commun ?...…
    Image : Philip Seelen

  • EXIT ou l'ultime secours

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    Exit, le droit de mourir, de Fernand Melgar
    Prix du meilleur documentaire suisse 2006


    Il n’y a qu’un pays au monde où, du fait d’un vide juridique, l’assistance à l'auto-délivrance des incurables est autorisée : la Suisse. Un film en a documenté le rituel impeccable, dont le dernier geste est l’administration d’une « potion ». La scène, filmée en temps réel, et aboutissant à une mort non moins réelle, est à la fois insoutenable et bouleversante, qui réunit une femme dont la vie est devenue un tel enfer de douleur physique qu’elle a décidé de mourir, sa plus proche amie et l’accompagnateur, le docteur Jérôme Sobel, médecin lausannois, juif pratiquant et président d’Exit Suisse. Ainsi s’achève Exit, ce film de Fernand Melgar dont la projection initiale au festival Visions du réel, au printemps 2005, a fait grande impression, et qui a été consacré par le Prix du meilleur documentaire suisse aux Journées de Soleure de janvier 2006.
    « Je n’ai pas voulu faire un film sur la mort », explique le réalisateur dont la propre existence a été marquée par la fin tragique d’un de ses enfants. « Ce que j’ai voulu montrer touche plutôt à la question de la dignité humaine : j’ai tenté de comprendre, et donc de faire comprendre, jusqu’à quel point la vie était supportable. Je sais que la question du suicide et de l’accompagnement de celui-ci pose d’énormes questions d’ordre éthique, religieux ou social, mais mon film n’est pas un reportage « objectif » qui expose les éléments d’un débat. Ce qui m’est apparu, lorsque j’ai approché les gens d’Exit, c’est que je devais parler surtout des accompagnateurs. Qui sont ces gens qui prennent sur eux d’aider un de leurs semblables à mourir ? Et comment ces bénévoles le vivent-ils ? Voilà ce que j’ai voulu documenter, à l’exclusion de toute propagande en faveur d’Exit. En temps que documentariste, j’essaie de montrer le monde tel qu’il est, sans multiplier les prises ni rien faire « jouer » à ceux que je filme, sans prendre parti non plus».
    C’est en effet un film vu « du dedans » qu’ Exit, qui nous fait découvrir un monde insoupçonné, un rien feutré, très Helvétie propre-en-ordre, presque effrayant si l’on ne sentait un immense respect humain chez ceux-là qui pourraient faire figure d’« anges de la mort ». Tout ce qui se passe là, du central téléphonique où est fait le « tri » des cas recevables ou non (comme cette dame qui aimerait qu’on la délivre de son cafard matinal…), aux entretiens préparatoires, des messages de désespoir qui s’accumulent sur le répondeur de l’accompagnatrice aux réunions des bénévoles faisant le bilan de leurs « cas » respectifs – tout est « histoire de vie », où l’on perçoit autant la bonne volonté que l’accablement, dont quelque petits mots d’humour soulageront ici et là le poids. Au milieu du film, deux accompagnatrices se retrouvent dans la nature apaisante, soudain envahie de brume fantomatique (absolument imprévue par le cinéaste, soit dit en passant), et tout est alors poétiquement suggéré de ce qui ne peut s’exprimer par des mots.
    Pour obtenir cette « intimité », qui fait oublier complètement la caméra de Fernand Melgar, celui-ci s’est littéralement immergé dans ce petit groupe de gens de bonne volonté, en évitant de filmer les scènes les plus pathétiques.
    « J’ai rencontré quantité de gens et découvert autant de situations, mais je ne voulais pas accumuler les anecdotes ni donner dans le voyeurisme ou la sensation. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la dignité des uns et des autres, et notamment dans ce rituel presque sacré que les accompagnateurs s’efforcent de recréer. Lorsque le docteur Sobel, après avoir demandé plusieurs fois, avec la plus insistante prévenance, si Micheline était bien décidée à s’en aller, et qu’il lui dit, à la toute fin, « que la lumière vous conduise vers la paix », il me semble qu’il fait ce que ne font plus le pasteur ou le curé… »
    Si le film de Fernand Melgar se défend de toute prise de position, il n’en reste pas moins qu’ Exit a soulevé et soulèvera encore de nombreuses questions et débats, tant éthiques et religieux que juridiques.
    « J’aimerais que mon film fasse réfléchir à des questions qu’on évacue le plus souvent dans la société actuelle », conclut le réalisateur. « De même que les rites funéraires disparaissent, tout ce qui touche à la mort est escamoté ou esquivé, alors qu’elle fait partie de la vie.»

    Melgar22.jpgFernand Melgar. Exit-le droit de mourir, 1h.15. Disponible en DVD

  • Ceux qui sont à chiens et à chats

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    Celui qui dévore Mon chien Stupide de John Fante dans les allées de la Villa Borghese avant de découvrir que le titre original de ce livre est West of Roma / Celle qui rappelle le soir ses sept chats comme une paysanne ses poules / Ceux qui ont laissé leur Scottish a pedigree long comme ça sous la garde d’un ancien taulard dont l’animal apprécie les restes de la cuisine de première bourre / Celui qui aventure l’opinion selon laquelle les propriétaires de siamois sont des homos souvent refoulés / Celle qui prétend en femme d’esprit que tous les chiens ont une âme sauf le chien de fusil (ah,ah), et que tous les chats en sont dépourvus sauf ceux qu’a évoqués Baudelaire dans sont sonnet fameux / Ceux qui lisent Mein Kampf à leur pitbull / Celui qui va dormir dans la niche de son lévrier afghan Luppi après que sa femme Amandine lui a fait pour la énième fois son chantage du: c’est lui ou moi / Celle qui a gardé et fait naturaliser les peaux de tous ses bassets recousues ensemble en tapis mural du plus bel effet / Ceux qui ont été durement affectés par la mort de leur chat de gouttière Ciccio auquel il ont érigé le treizième mausolée du fond de leur jardin privatif / Celui qui fait courir sa levrette sur le home-trainer de son garage en la menaçant de sa grosse voix au moindre fléchissement de rythme / Celle que le chagrin a terrassée au retour des champs de sa chatte Baby dont la grande faucheuse du paysan Molard a sectionné les quatre pattes / Ceux qui envisagent de pacser leurs deux Danois dont l’orientation sexuelle est clairement différente, etc.

     

    Aquarelle de JLK : la chienne Thea, gardienne vigilante du foyer de la Professorella et du Gentiluomo, à Marina di Carrara, entre sept chats et le robot tondeur Oskar.