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Livre - Page 143

  • Carnet nomade

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    Objets de curiosité

    Par René Zahnd

     

    J’aimerais me souvenir de tout ce dont je ne me souviens pas. Comme cette belle idée, je m’en souviens, que me confiait un jour Jacques Roman, de répondre aux « je me souviens » de Perec par une suite de « je ne me souviens pas ». Je ne me souviens pas du jour de mes vingt ans. Je ne me souviens pas de ce qu’elle portait quand je l’ai rencontrée. Je ne me souviens pas de mes premiers pas. Mais je me souviens de tant de pérégrinations africaines, d’impressions et de sentiments, éprouvés là-bas, toute une matière que je retrouve en écho dans l’heureux nouveau livre de Lieve Joris : Hauts plateaux.

    Avec Ibra le Fantasque, compagnon de hasard qui me guidait le long de la falaise des Dogons, de village en village, nous marchions le matin, puis en fin d’après-midi, à ce moment particulier que les Maliens nommaient si joliment le « petit soir ». L’après-midi, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire que la sieste, à l’image de la création tout entière semblait-il, hommes et bêtes égaux sous la presse du soleil. Cette fois-là, je dormais sous un abri ouvert et je me souviens : mon réveil en sursaut, ma stupeur de voir une vingtaine de gamins, assis tout autour de moi en silence, qui m’avaient observé en train de dormir. Ils avaient examiné ce drôle de zèbre que le chemin avait amené. Quand mes yeux s’étaient ouverts, les plus petits s’étaient enfuis.

    Etre l’autre. Etre différent. Etre un objet de curiosité. Voilà bien ce que l’on éprouve sans cesse quand on parcourt l’Afrique et qu’on s’aventure en brousse. On s’expose aux regards. Des ribambelles de gamins te suivent. Ils te demandent un  bic, te taquinent, te prennent la main, te touchent, te tirent les poils. Il y en a partout. Ils veulent tout savoir. Comprendre qui tu es, mais avant tout comment tu es fait. Leur enquête est quasi anatomique. Ils n’ont jamais vu ça. Cette peau qui rougit au soleil. Cette pilosité. Cette épaisseur des membres.

    « Même les animaux s’étonnent de ta venue » glisse à Lieve Joris son guide du moment et le récit de son périple à pied sur ces hauts plateaux congolais me fait cheminer à ses côtés. Quand elle raconte comment les Banyamnlenge couvent leurs vaches d’un regard d’amour, je pense aux peuls ou aux masaïs que j’ai vus faire pareil. Pour eux, le monde semble parfois se résumer à quelques bovidés, d’ailleurs superbes.

    Et tant d’autres choses vues, observées, éprouvées surgissent au gré des pages, comme pour taveler la mosaïque forcément partielle de la réalité en Afrique. Les tracasseries policières, les superstitions, les sorts jetés, le bric-à-brac métaphysique des prédicateurs, le poids des us et coutumes, parfois aussi le spectre de la guerre et des haines ethniques enfouies sous le vernis de la vie quotidienne, mais encore la beauté, l’humour, la générosité et jusqu’à cette distorsion du temps qui naît des espaces sans fin, où les pulsations ne semblent pas les mêmes qu’ailleurs, où les montres aux poignets sont des boussoles qui permettent de garder, pour ne pas être entièrement perdu, l’azimut des heures.

    Et ces marches, ces nuits silencieuses, ces solitudes dans des paysages grandioses finissent toujours par te renvoyer à toi. Est-ce pour trouver cet état que l’on se met sur la route ? Lieve Joris pense à son enfance, à sa mère qui vient de mourir, accompagnée jusqu’au dernier battement de cil.

    « Le voyage pose les bonnes questions sans fournir toutes les réponses », affirme Nicolas Bouvier. Un vrai livre est d’un effet comparable, à l’image de celui de Lieve Joris, tout de sensibilité, de fines notations. Et lorsqu’on arrive au bout de l’itinéraire, forcément changé par la réalité qui nous a frictionné, mais aussi par ce qui s’est mis en mouvement en soi, on sait que rien n’est pas terminé. L’arrivée n’est pas la conclusion. Quelque chose reste suspendu. Le voyage est sans fin. Et quand on referme le livre, on pense forcément au prochain. Au prochain départ. Au prochain livre à ouvrir.

    R. Z.

    Joris3.jpgLieve Joris, Les hauts plateaux, traduit du néerlandais par Marie Hooghe, Actes Sud, 2009, 135 p.

     

    Cette chronique est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, No79, octobre 2009.

  • La vie à la venvole

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    Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna
    C’est un constant et croissant, allègre et profond bonheur que nous vaut la lecture des Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna, treize en tout et rédigées à chaque retour de printemps. L’inépuisable sourcier d’images y déploie, avec une verve et une ferveur sans pareilles, toute sa profuse et baroque fantaisie inventive, laquelle n’est jamais d’un artificier brillant pour briller, tant l’éloge qu’il fait de la vie est lié chez lui à l’amour de celle-ci et de toutes ses manifestations, en toute connaissance de sa face d’ombre.
    Dans son Prologue, Ramon annonce la couleur du livre qui manifestera « une aspiration spirituelle », dit-il, « vers tout printemps à venir », et tout aussitôt les images lui sortent du chapeau en vols virevoltants, comme autant de greguerias.
    Dans la foulée, il faut alors rappeler ce qu’est la forme la plus caractéristique de l’art du poète, combinant une métaphore et une pointe d’humour dans une sorte d’aphorisme lyrique, de « fusée » ou de haï-ku non versifié.
    Premier exemple de gregueria tiré de ce même Prologue : « Les hirondelles imitent de leurs cris et de leurs sifflements les coups de frein des autos quand elles retiennent leurs quatre roues au seuil de l’été ».
    Deuxième exemple : « L’hirondelle se baigne un instant dans l’eau comme la main qui frôle le bénitier puis trace le signe de croix de son vol ».
    Troisième exemple : « L’hirondelle qui, rapide, passe le coin de la rue semble apporter dans son bec une épingle à la dame qui en a besoin de toute urgence ».
    Quatrième exemple : « Trois hirondelles arrêtées sur le fil du télégraphe forment la broche de la soirée. »
    Cinquième exemple : « Les hirondelles ouvrent les pages des livres purement contemplatifs comme d’incessants coupe-papier ramenés d’Alexandrie ».
    Sixième exemple : « L’hirondelle réussit à aller aussi loin parce qu’elle est la flèche et l’arc à la fois ».
    Et septième exemple puisque tout va par sept au matin du monde : « L’hirondelle est une écriture, bâtons et virgules réunis par la plume pressée du scribe espiègle du destin ».
    Et c’est parti à cent vingt-cinq à l’heure (vitesse de pointe de l’hirondelle) pour un festival qui réunira toutes les variétés d’arondes, des ailes bouclées aux arboricoles en passant par l’américaine et le martinet bleuté, pour brasser large et dire leur « poésie sans contenu, belle dans sa manière de distraire et de dissuader des rachitiques et mesquines idées d’argent qui cherchent à remplir l’âme contemporaine ».
    De fait il n’y a rien de gratuit ou de futile dans ces lettres, même si les hirondelles sont dites « les moustaches et les barbiches du ciel ».
    Car il y a ceci de plus essentiel : « On dirait des bêtes mais ce sont des âmes, des prête-noms, des exécutrices testamentaires, des marraines volantes ».
    Toute la poésie, débonnaire d’apparence et divinement poreuse en réalité, de Ramon Gomez de La Serna, fuse et quadrille le ciel de la page dans une suite de pensées-images aux résonances infinies : « Vous êtes comme un vertige d’aiguilles de pendules pointées, libres et emportées par le vent en un tourbillon d’heures aiguës et vous avez quelque chose à voir avec la rapidité du temps, en créant votre hirondellesque remue-ménage. Le doigt de Dieu fait bouger les ailes et les queues effilées à l’heure exacte.
    « Je vous écris parce que vous n’avez pas de consigne et que vous ne vous laisserez pas prendre dans de viles polémiques, dans des questions de centimes. Vous êtes une eau apaisante pour la soif de folie, la soif la plus difficile à étancher que vous êtes les seules à calmer, en vous déplaçant sous la dictée de ce qu’il n’y a pas à expliquer ni à s’expliquer ».
    « Je vous vois avec vos gilets de chambellans barrés d’une écharpe, et je sais que vous êtes de petits êtres romantiques qui vous promenez dans la roseraie du ciel ».
    « Sur le mont Calvaire vous avez ôté ses épines au Christ et, depuis lors, votre bec est comme l’épine de la chance, bien que sur votre bouche soit resté le rictus déchirant de cette douleur. »
    Il faut savoir gré à l’éditeur marseillais André Dimanche, et à Jacques Ancet pour sa traduction et sa lumineuse introduction (où sont notamment rappelés le sens du recours à l’épistole et les circonstances de la composition du recueil, dès 1936 en Argentine), qui nous offrent cette édition regroupant les Lettres aux hirondelles et les Lettres à moi-même, d’une tout autre tonalité, plus grave et mélancolique – et j’y reviendrai sous peu comme au Torero Caracho qui paraît simultanément.
    Nous sommes un lundi au ciel d’hiver déserté depuis longtemps par les hirondelles, mais celles-ci sont le gage même du « tout continue ».
    « Le printemps tout entier amène un cornet d’hirondelles et l’ouvre pour qu’ait lieu ce magique repeuplement du ciel qui proclame la continuité de la vie par-delà la continuité de la mort »…

    Ramon Gomez de La Serna. Lettres aux hirondelles et à moi-même. Traduit de l’espagnol et présenté par Jacques Ancet. André Dimanche éditeur, 191p.

  • Le vertige Calaferte

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    INÉDIT
    Par Antonin Moeri


    En lisant La mécanique des femmes, j’apprends à me souvenir.
    Je partais d’un coin de la ville pour d’interminables errances. Au bord de la nuit, les rues du quartier chaud se remplissaient d’hommes solitaires, à l’affût, sans voix.
    Des ombres inquiétantes frôlaient les murs sales des vieux immeubles.
    Quelques voitures ralentissaient devant une série d’ampoules qui s’allumeraient bientôt. Une « immense fatigue se répand dans les nerfs comme une coulée froide ». Une main se lève imperceptiblement, entraînant le quidam dans un couloir sombre. Un escalier en bois conduit aux chambres. Le pied sur une chaise, elle dit: « Pourquoi tu trembles? » Pas de doute, elle domine. Elle n’a rien d’une salope. Déhanchement crâne. Le client est paralysé. Elle le prend pour un simplet. La lueur métallique du réverbère, qui vient
    de s’allumer dans la rue, lui fait une auréole. Ce fut comme une illumination. J’ai cru voir le Christ.
    Dans La mécanique des femmes, il y a un personnage masculin qui perçoit les paroles et les tressaillements du désir féminin. Les dents qui prennent la peau et mordent... Si tu pouvais me toucher, tu verrais, je suis au bord... Elle sait que je la regarde enlever ses bas... Je voudrais ton sexe comme un couteau planté dans mon ventre. Ce personnage
    est fasciné par les femmes, il les repère de loin, les dévore du regard, les suit, les interroge, les baise à n’en plus finir, les écoute. Ce qu’il entend le stupéfie.
    Il y a celle qui, à douze ans, offrait son corps sans complexe. Il y a celle qui, ayant appris que son mari couchait avec des messieurs, ne veut plus le toucher, imagine tous ces poils ensemble qui la font vomir. Il y a celle dont le rêve eût été de devenir pianiste virtuose, qui vit seule dans un appartement très moderne et qui, au lieu de se produire sur des scènes illustres, se contente de séjourner à l’étranger, au milieu des touristes. Il y a celle qui aboie au moment de l’extase érotique.
    Les scènes se déroulent dans une rue froide, sur une banquette de restaurant, dans un train, une cour désaffectée, la chambre d’un hôtel minable, une cimenterie abandonnée, une cuisine, une sortie de cinéma, un taxi, les toilettes d’un bar, une entrée d’immeuble.
    Comme le fit Joyce avec Molly Bloom, ou Cohen avec Ariane, Calaferte laisse la parole à ces dames. Il se fond dans leur chair, si j’ose dire, pour avaler le monde et raconter cet avalement avec les mots de l’Autre, pour dire le vertige des étreintes, l’excès de la violence amoureuse, le dépassement de l’angoisse, les frissons que procure la profération des blasphèmes, les expressions effrayantes de la joie monstrueuse, les noces célébrées dans le sang menstruel, les exquises senteurs de l’éternité retrouvée, le scandale à jamais renouvelé du désir humain quand celui-ci n’est pas ravalé au rang de besoin pressant que la marchandise devrait aussitôt satisfaire. Mais contrairement à Molly et, surtout, à Ariane, qui doit étouffer un rire quand il bouge sur moi tellement rouge affairé les sourcils froncés, contrairement à ces petites bourgeoises délirantes, les personnages féminins de Calaferte vouent une adoration presque mystique à ce qui éveille leur trouble: un couteau planté dans mon ventre.
    L’idée de mettre en scène le désir et la mécanique sexuels peut engendrer un texte où le lyrisme s’allie à une précision d’entomologiste. Il n’est que de relire les interminables pages de Sade, à la fois monotones et somptueuses, pour s’en convaincre. Le personnage, que Calaferte met en scène dans Septentrion, est une Hollandaise allumée. Elle a des
    bibelots, des boucles d’oreilles exotiques, un appartement de luxe, une domestique, des « taches de rousseur jusque dans le bleu des yeux » et la peau qui pendouille sous le menton. Elle s’appelle Nora Van Hoeck. Elle aime les originaux, Cimarosa et Rubens. Un dimanche après-midi, le narrateur se laisse entraîner chez cette « plantureuse insoumise » à qui
    il veut soutirer de quoi payer la note de son misérable hôtel. Il passe un contrat avec la Fille de Rembrandt: Elle paiera régulièrement son chevalier qui devra, en contrepartie, lui offrir un fleuve de plaisir. Cette subite opulence confère au petit maquereau une audace, une confiance et une autorité qu’il n’avait jamais connues auparavant. Son imagination, désormais, est libre.
    Il s’acquittera de la dette qu’il contracte en créant une langue. Si l’étalage de la possession peut, un instant, réjouir notre aède des catacombes, celui-ci ne saurait accepter l’éternelle supercherie, cette « médiocrité ravie ». Il fera l’amour à ses propres désirs, « à l’homme que je suis dans ma solitude et qui n’a que les mots pour s’exprimer (...) Mlle Nora entre les jambes, je reprends le livre où je l’avais laissé ». Il la regarde se tordre de plaisir. Il l’examine de sang-froid. Il prend des notes sur le vif, comme s’il voyait cela « des coulisses d’un grand théâtre (...)
    Contours des sensations. Perception furtive. Devraient être calquées instantanément afin de conserver leur saveur ».
    Des passages entiers de livres qu’il aime lui reviennent en mémoire. Strindberg, Tchekhov, Dostoïevski, Rousseau « l’hypocrite, le fabuleux faussaire de soi-même! » Il entend la Sonate à Kreutzer pendant que Nora « gambade, caracole dans le lit, suspendue par le ventre ». Leurs yeux sortent des orbites, « glissant chacun au bout d’un filament bleuâtre que j’avais reconnu pour être le nerf optique ». Le mécréant se rattrape à l’astre providentiel, « à ses cheveux, à ses jambes, rencontrant par hasard sa mâchoire dénudée comme celle d’un squelette ». Et c’est le vide dans lequel ils seront précipités que Calaferte interroge, cette longue chute qui prendra fin lorsque « des lambeaux de cervelle irriguée de sang noir » joncheront le bitume.
    Marchant, un jour, sur les planches d’un échafaudage, le vertige me prit. Me suis vu tomber. Je voyais distinctement mes gestes désordonnés dans le vide qui me happait. C’est un trouble de même nature que je ressentais en découvrant La mécanique des femmes et Septentrion.
    Comment expliquer le vertige Calaferte? Il y a certes, dans ce que j’ai lu, une combinaison d’érotisme et de mort, ce renversement qui chavire dont parle Georges Bataille. Mais j’eus surtout l’impression que, pour faire entendre le pouls de l’existence, Calaferte avait choisi de jouer sur un clavier d’écho où le cri de la femme qui jouit prolonge celui de l’accouchée, amplifie celui du nouveau-né et résonne comme un râle d’
    agonisant.
    En réalisant ce projet dans les marges du monde, en nous faisant voir avec exactitude ce qu’il imagine, en cherchant son salut, si j’ose dire, dans la patiente élaboration d’un style magnifique, âpre et dépouillé, dans l’agencement de phrases courtes, nerveuses et sèches, l’auteur de Septentrion ne cesse de célébrer le verbe qui est, finalement, peut-être, notre seule défense contre la mort.

    Ce texte constitue l'ouverture du prochain numéro, 79, du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître fin octobre.

  • Ce soir-là sous la lune pleine

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    Nous passions par là ce soir, et telle magie nous saisit. Ici passèrent Johann von Goethe qui chanta l'eau poudroyante (Staubbach) croulée du ciel, puis Lord Byron un autre siècle. Haut lieu du romantisme pictural de Caspar Wolf ou des hymnes d'Albrecht de Haller, Lauterbrunnen nous est apparu sous la lune blême, comme un peinture de Vallotton...

    Image: JLK à 22h, ce 2 octobre 2009 - repro d'une image de téléphone portable.

  • Marivaux le cristallier

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    Jean Liermier, nouveau directeur du Théâtre de Carouge, signe une mise en scène tonique et inventive du Jeu de l'amour et du hasard, à Kléber-Méleau.

     

    Le Jeu de l’amour et du hasard est la plus cristalline et la plus symétrique des comédies de Marivaux, dont les résonances vont cependant bien au-delà de ce qu’on appelle le « marivaudage ». C’est en effet au cœur du cœur que ce ballet des sentiments nous entraîne le pied léger, sur une scène inclinée figurant comme un tangage social.

    L’argument est à la fois simple, subtil et riche de virtualités comiques façon Commedia dell’arte, le verbe étincelant en plus: deux jeunes gens « de condition », Silvia et Dorante, craignant également l’épreuve d’un mariage arrangé par leurs pères, demandent à ceux-ci de pouvoir examiner leur futur conjoint en prenant la place de leurs domestique respectifs. Bien entendu, chacun ne sait pas que l’autre a eu la même idée. Le croisement est donc parfait : la surprise assurée…

    Meneur de jeu à vue, Dorante, père de Silvia, est un barbon du genre évolué (on est plus près de la Révolution que de Molière), aussi « libéral » que le paternel de Dorante. Or, la tolérance manifestée aux jeunes gens ne va pas jusqu’au mélange des castes, mais l’analyse des sentiments en prise avec les codes sociaux n’est pas moins mordante et « moderne ».

    Jean Liermier, nouveau directeur du Théâtre de Carouge, l’aborde avec un joli mélange de naturel, d’intelligence et de créativité, en phase avec le scénographe Philippe Miesch, qui signe un dispositif superbement adapté à la tournure ludique de cette version. Le plateau, vaste plan incliné aux multiples portes et trappes s’ouvrant comme d’une boîte à surprises, annonce le chamboulement de la situation, scène paradoxale à façon de terrasse.

    Dès cette première mise en scène genevoise, le nouveau patron de Carouge se montre lui-même un remarquable interprète du texte, détaillé en finesse, et un directeur d’acteurs alliant souplesse et précision. L’Orgon d’Alain Trétout est d’une enjouement bonhomme, la Silvia d’Alexandra Tiedemann d’une acuité originale partagée par Dorante (Joan Mompart), le valet de François Nadin est rustaud et finaud à souhait, autant que le Lisette de Dominique Gubser, enfin le Mario (frère de Silvia) est bien accentué par Cédric Dorier dans son rôle de trublion  jouant, comme les protagonistes, à la pointe des sentiments… 

     

    Lausanne- Renens, Kléber-Méleau, jusqu’au au 11 octobre. Durée : 1h.45  

  • Au plus-que-présent

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    La solitude n’est belle et bonne que peuplée et partagée, me suis-je dit un de ces jours de ces années-là, comme formulant un vœu, et le vœu commença de repeupler mon esseulement, et je recommençai de partager sans prendre et jeter, et je ressentis alors, et vraiment, le manque de Quelqu’un dans ma drôle de vie de ces années-là. Alors je cessai de me regarder, et du même coup je cessai d’être fasciné par les beaux corps et les beaux visages aux normes de ce temps-là.
    Or, il n’est aucune fascination dans la montée du paysage, me dis-je à l’instant de contempler la montée, cette nouvelle aube, de ce paysage d’automne dont l’émouvante beauté affleure toute chose.
    Un monde est en train de s’écrouler dans un ruissellement de chiffres et de chimères, me dis-je aussi à l’instant, un monde de chimères et de chiffres est en train de s’écrouler là-bas dans les quartiers d’affaires, un monde de chimères et de jacuzzis, un monde de frime et de primes fantasmées, mais la splendeur moirée de l’automne s’ouvre ici et maintenant sous nos yeux dans la simplicité de notre vie de gens ordinaires, et toute louange lui soit rendue – tel est notre présent, me dis-je en pensant à Ludmila : tel est notre plus-que-présent.
    De tout temps j’avais appris que tout serait compté et payé rubis sur l’ongle, me dis-je en dénombrant les touches de rubis dans le flamboiement fauve et or de l’automne, non rien de cela n’est gratuit, c’est rubis sur l’ongle que je sais que Grossvater eût payé l’Hôtel au Caire de ses rêves, si la Grande Guerre n’avait pas ruiné ses affaires, toute tractation de notre père et des pères de nos pères se réglait rubis sur l’ongle, et j’entends toujours, à l’instant, nos père et mère nous dire à l’avènement de tant d’automnes : regardez, mais regardez, ça n’a pas de prix…
    L’émouvante beauté de l’automne ne se paie que de notre regard, et cela regarde chacun, cela nous regarde : cette émouvante beauté nous regarde, me dis-je à l’instant après avoir tenté tant de fois de la peindre.
    Les vagues d’or et de pourpre ont affleuré après la première neige, tandis que les indices des chiffres et des chimères s’effondraient dans les quartiers d’affaires des grandes cités, toute la nuit les écrans silencieux ont affiché cet effondrement de chiffres et de chimères et voici s’ouvrir la grande fleur de l’automne à l’émouvante beauté.
    Le plus-que-présent affleure tandis que s’effondrent chiffres et chimères. Grossvater, père de notre mère, en eût tiré sa morale, selon quoi tout ce qui n’est pas payé rubis sur l’ongle, selon son expression, n’est que chimère vouée à s’effondrer, et notre mère, nous serinant les mêmes litanies, eût acquiescé, de même que notre père, parangon d’honnêteté et de régularité, et le père de notre mère, dit aussi le Président, et notre mère-grand et la plupart des gens ordinaires du quartier des Oiseaux, eussent acquiescé de concert : on ne promet pas d’œufs à deux jaunes, eussent-ils seriné aux raiders et aux traders des quartiers d’affaires du monde entier.
    Et je moralise à mon tour en me rappelant tout l’irréel de ma vie avant l’apparition de Ludmila dans ma vie et, dans notre vie, de l’Enfant, dont l’apparition m’a révélé la réalité qui est celle aussi de cet automne que nous vivons ici et maintenant, tandis que chiffres et chimères s’effondrent et que nos enfants repeuplent le monde.
    A l’instant le soleil, invisible encore, irradie déjà les forêts dont les vagues d’or et de pourpre roulent sous nos fenêtres, et cette houle de beauté homologuée beauté d’automne, selon le langage publicitaire, cette beauté-cliché, cette beauté de calendrier pour bureaux d’affaires, cette beauté que notre simple regard de gens ordinaires requalifie pourtant, cette beauté recapitalisée à l’instant par notre simple regard roule ses vagues des monts alentours aux baies et aux cités de là-bas, dans la brume de cet automne où l’élégie du temps qui fout le camp se mêle aux déplorations enragées des raiders et des traders et aux litanies des gens ordinaires s’estimant roulés et floués une fois de plus, et cette houle d’émouvante beauté et cette foule aux rumeurs inquiètes, cette élégie et ces litanies, cette gloire mordorée remontant à l’instant les pentes et cet écroulement de chiffres et de chimères sur les écrans des cités embrumées et dans tous les foyers des gens ordinaires, tout cela roule et me rappelle les vagues de la mer, à l’ouest d’Ouessant que mon grand-père, dit aussi le Président, me défiait de nommer…
    A l’instant, plein ouest, sous un ciel laiteux strié de traînées d’avions longs courriers qu’une bande de nuées en suspension sépare de l’immensité de brume bleutée du lac invisible, à l’instant je suis à des mondes du monde de mes sept ans, mais ici et maintenant me revient la voix du Président qui me faisait regarder la mer et me faisait voir, me faisait scruter et me faisait observer, me faisait observer et scruter, voir et regarder la mer où nous arrivaient de partout des vagues et des vagues, et voici les vagues de couleurs de l’automne roulant des monts boisés d’alentour vers les rivages embrumés de là-bas et se diluant là-bas dans les lointains, regarde cette émouvante beauté, ne perds rien d’aucun des ses éclats d’or ou de rubis, voici l’éclat de pourpre ou de feu d’un éclat d’automne qui te rend tous les automnes de nos vies. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère défunt que j’aimais et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des éclats d’émouvante beauté.

    Tout sera payé rubis sur l’ongle, me dis-je en me rappelant toutes ces années à racheter le temps, telle étant ma conviction que le temps peut être racheté, quoique sans prix.
    Il n’y a pas de temps mort. La seule apparition de Ludmila, un soir dans un bar, inaugure ce nouveau Compte: la plus émouvante beauté qui m’ait jamais été donnée, avec l’apparition de nos enfants et la disparition de nos mères et pères, ce double élan qui nous a fait nous reconnaître tout à coup, et toute notre vie depuis lors, tissée de nos lignes de vie entrecroisées, toute notre vie mêlant ses vagues et nous portant ou nous déportant, toutes cette houle nous roulant de par les foules et les jours et les heurts et les échappées, tout cela s’est inscrit et je le paie de chaque mot, enfin j’essaie, je voudrais, je m’efforce, en me rappelant notre mère penchée le soir sur son Livre de Comptes - moi qui ne suis que chimères sans chiffres j’aimerais de mes pauvres mots, m’acquitter rubis sur l’ongle de cette dette.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit 2008-2009 en attente de publication).

  • Quignard entre signes et formules

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    Lecture de La barque silencieuse (4)
    Walter Benjamin était un inépuisable « releveur de signes », et c’est ce qu’on pourrait se dire aussi à propos des volumes du Dernier royaume, constituant un très vaste Labyrinthe verbal et narratif où tout stimule à la fois la sensation et la pensée au gré d’un constant mouvement de va-et-vient dans le Temps et les Questions posées à l'approche de la forêt allemande bien différemment qu’aux lisières des pinèdes ou sur le flanc mauve des dunes le soir : « La diachronie nous crée d’entrée de jeu une obligation d’alliance avec l’inconnu sous la forme du jamais visible ». Il en est ainsi à propos de l’hiver, selon lui la première expérience de la mort.
    Avant que le temps « fût pensé en Occident comme une fin », la mort s’éprouvait aux matins d’hiver de nos enfances où, stylisée comme sur un lavis-haïku chinois : « La terre craque sous les pas. La mare n’est jamais aussi propre que quand elle est gelée. Les feuilles ont disparu. Les fleurs, les oiseaux, les hommes, les noms, tout a disparu. Il fait si clair. »
    Cette clarté, qui n’est pas de la mort mais d’une pensée élucidée de la mort comme anticipée, est une des caractéristiques de l’écriture de Pascal Quignard, à cela près que si cette clarté contient son ombre elle joue sur le surgissement. On croit le Sud, ou plus exactement le Latin et le Grec, lumineux : ils sont à vrai dire noirs, ou disons qu’ils surgissent du noir comme l’éclair du premier sperme. C’est quand même autre chose que le français des terminaisons ou du verlan qui en est la distorsion enfantine. Or « la naissance s’oppose à l’enfance comme l’irruption à la répétition ». Le nouveau n’est pas le jeune comme se le figure les jeunistes de l’actuelle régression. « Le neuf ne répète pas, il invente », alors que le jeunisme rechique à n’en plus finir son vieux chewing-gum sans goût.
    Quignard10.jpgAinsi aussi de ce que relève PQ de la liberté selon l’esclave Epictète qu’elle a fait multiplier les formules : « Est libre celui qui n’a pas faim et qui est sans désir », « Est libre celui qui profite de la porte qui a été laissée ouverte (est libre celui qui se suicide) » ou bien encore cette formule retournée : « Tout homme est une citadelle remplie de tyrans qu’il faut faire sauter »...
    Selon qu’on suit Apollon ou Dionysos, on préférera la liberté « débâcle » ou la liberté « fil d’arête ». À ton chaos intérieur tu opposeras ce choix d’un parcours entre deux vertiges, ou bien de la race des réguliers tu fantasmeras sur l’anarchie…
    La Barque silencieuse ne flotte pas sur le vague. La vraie poésie a horreur du vague. Si les signes mènent aux formules, ce n’est pas pour arrêter la connaissance mais pour rendre l’approximation aussi intelligible qu’un début de conte, et le livre en est plein. J’aime beaucoup, ainsi, que la « haine merveilleuse » qui plonge Vernatus l’Edile dans la tristesse quand on lui apprend la mort de son ennemi juré, échappant de ce fait à sa vengeance et le privant d'un adversaire à sa mesure, prenne la forme d’un récit légendaire comme il en est trente-six autres là-dedans. Walter Benjamin, pour en revenir à lui, avait lui aussi ce génie des passages et cette façon d’animer et de réenchanter le monde qui nous entoure. Tels sont, dans la postérité de Montaigne, les releveurs de signes...
    La Barque silencieuse, Seuil, 2009.

  • Chiffonnier d'étymologies

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    Lectures de Pascal Quignard (3)

    On revient tout naturellement, ensuite, à Epicure, via l’examen des étymologies des mots suicide ou liberté. Ce n’est pas le Quignard que je préfère, chineur de savoirs un peu secs à mon goût, mais l’important tient à ce qu’il fera tout à l’heure de sa savante, voire doctorale inspection. La liberté de disposer de sa propre mort est en jeu. C’est un argument des associations actuelles d’assistance à la mort volontaire, genre EXIT, mais avec quelque chose d’acclimaté, d’organisé, de conditionné presque (comme on le dit des aliments ou des déchets carnés) de collectif et de normalisé qui évacue le tragique de la Décision et son tour philosophique. « Voici notre potion », entend-on dans la chambre à lumière tamisée où l’Accompagnant procède à l’ultime devoir de son contrat, et malgré la délivrance du sujet on ne peut retenir un sursaut d’horreur à l’idée d’une pratique généralisée multipliant la formule : « Voici notre potion »…

    Or, cela se passe plutôt, dans ces pages de La Barque silencieuse, sur les rives extrêmes où Mishima s’éventre en toute liberté avant le coup de sabre de l’Assistant.    

    « Le mot magnifique et liquide de suicide apparut au cœur du monde baroque », relève Pascal Quinard en rappelant que jusque-là juristes et prêtres parlaient par périphrases de mort « volontaire » ou « impétueuse ». Or, le mot de suicide introduit avec le sui la notion d’auto-immolation restituant à chacun son «mourir» propre, étant établi que « la mort est à notre disposition », fût-ce « dans l’impétuosité».

    Cela qui nous ramène au « self »,  vrai ou faux, au « sui» et au corps, à l’autonomie physique qui fixe la liberté selon les Grecs, ou à la libertas latine vue comme une « poussée continue, progressive, florissante, épanouissante, luxueuse, spontanée de la nature », à la solitude vécue dans la « joie de se retrouver seul » dans une présence érotique dilatée au large sens et sur le Weg ins Freie de Schnitzler, avec ce nouvel horizon clarifié du mot suicide : «Le suicide est certainement la ligne ultime sur laquelle peut venir s’écrire la liberté humaine. Elle n’est peut-être le point final. Le droit de mourir n’est pas inscrit dans les droits de l’homme. Comme l’individualisme n’y est pas inscrit. Comme l’amour fou n’y est pas inscrit. Comme l’athéisme n’y est pas inscrit. Ces possibilités humaines sont trop extrêmes. Elles sont trop antisociales pour être admises dans le code qui prétend régir les sociétés, Car un homme naît croyant comme un lapin est ébloui par les phares ». 

    Même bien courte, la formule est du délire perso de l’écrivain  chinant les réalités dans la vieille caisse à sable du langage, comme Walter Benjamin grappille les jouets anciens dans les vitrines de Paris ou Berlin. On leur emboite le pas avec de petits hourras d’enfants courant à la récréation…

     

    Quignard9.jpg7 autres citations de La Barque silencieuse (3)

     

    « Quand on glisse sa main un instant dans la mer, on touche à tous les rivages d’un coup. De même, le pied dans la mort, par laquelle on quitte le temps »

     

    « Quand elle mourut, il était si fou de son corps qu’il garda le crâne de son épouse ».

     

    «Caresser un crâne valait une prière aux yeux de Dieu ».

     

    « Au matin, avant que le soleil parût, les corneilles lui avaient déjà mangé les oreilles ».

     

    « Ne deviens pas toi-même mais deviens le soi, le self, le sui, l’objet sacré intime, la part incommunicable, le jadis ».

     

    « Que vaut la formule « chacun pour soi » si chacun se hait ?

     

    « Il y a une solitude antérieure au narcissisme ; une terrible extase infante ; un délaissement ; une désolation qui fait le début des jours, c’est presque une extase interne en amont de l’extase, en amont de la contemplation, en amont de la lecture »

     

  • Quignard éminent mineur

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    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Tu as noté récemment, à propos de Pascal Quignard, que c’était en France le plus grand écrivain du moment, mais je t’ai senti hésiter…

    Moi l’un : - C’est vrai que j’hésite. D’abord parce que ça fait toujours un peu cuistre de dresser des tableaux d’honneur, comme si l’on se posait en instance de consécration, ah, ah. Ensuite du fait que si Bernanos, ou Céline, ou Proust étaient encore en vie, j’en rabattrais naturellement sur ce diplôme de « grand écrivain ». Mais je retrouve celui-ci accolé aux œuvres de Houellebecq ou de Dantec, alors...

    Moi l'autre: - Alors tu forces la note ? 

    Moi l’un : - Je dirais plutôt que j’essaie d’évaluer une œuvre littéraire absolument cohérente, intéressante et pure de tout compromis, comme l’est aussi celle d’un Richard Millet, entre autres, par rapport à une période d’eaux basses et de surévaluation médiatique qui fait un « grand écrivain » de Philippe Djian (que j’apprécie souvent, par ailleurs) ou de Christine Angot (doint je ne vomis pas tout). Fais un saut d’un demi-siècle ou un peu plus en arrière  et tâche d’imaginer quelle place occuperait Pascal Quignard dans le sommaire de la Nouvelle Revue Française…

    Moi l’autre : - Je le vois en très bonne place. Quelque part entre Charles-Albert Cingria et André Suarès. Maître prosateur et joyeux érudit. Mais dans le sommaire de la NRF, plutôt chéri de Paulhan et des lettrés  que des grands ponts à la Gide, plutôt enfilade de collines que Montagne.

    Moi l’un : - J’aime aussi cette notion du massif. Or, il y aurait pas mal de révision à faire, avec le recul, de ce point de vue. Je pense notamment à Ramuz, toujours considéré avec une certaine condescendance par nos amis français. Ou à Giono. Ou à Jules Romains, complètement snobé par tout un monde académique et parisien. Ou à Julien Green. Et bien entendu à Simenon… Simenon, Romains et Ramuz qui, soit dit en passant, étaient appréciés bien plus sérieusement par de grands écrivains « étrangers », comme Miller, Buzzati ou Dos Passos, que maints auteurs français plus en vue de la même époque. Mais je ne suis pas sûr que Miller, Buzzati ou Dos Passos eussent éprouvé le même enthousiasme pour l’œuvre d’un Quignard...

    Moi l’autre : - Là, tu mélanges les genres. Quignard n’est pas un romancier « massif » comparable à ces trois-là…

    Moi l’un : - Très juste Auguste : l’auteur de La barque silencieuse est essentiellement un essayiste-conteur-poète. Prosateur à pointes enfin. Or, à ces divers égards, c’est bel et bien ce qu’on peut appeler un grand écrivain, je dirai, comme pour Cingria, Suarès ou, en d'autres langues, Walter Benjamin, Ludwig Hohl ou Ramon Gomez de La Serna : grand écrivain mineur.

    Moi l’autre : - N’est-ce pas restrictif ?

    Moi l’un : - Pourquoi ? Tu as quelque chose contre les mineurs ?

  • Grand large du présent

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    Diachronies de Pascal Quignard. Lecture de La Barque silencieuse (2)


    Le considérable critique littéraire qu’était aussi (et surtout, peut-être) le romancier romand Jacques Mercanton a remarquablement parlé, à propos de T.S. Eliot, me semble-t-il, de ce qu’on pourrait considérer comme un provincialisme dans le temps.

    Mercanton0001.JPGComme il y a un provincialisme dans l’espace, qui nous sépare du canton ou du pays voisin, il y a un provincialisme dans le temps dont les effets se font sentir aujourd’hui par atrophie progressive de la mémoire, jusqu’à l’amnésie. L’effondrement de l’enseignement de l’Histoire y est évidemment pour beaucoup, qu’aggrave une nouvelle perception tribale de la réalité découpée en tranches d’âge parfois plus minces que celle d’une génération. Ce provincialisme dans le temps exclut évidemment tout sentiment de filiation et de continuité, ou alors le réévalue artificiellement selon les lois du marché de la nostalgie, qui signale la même perte par défaut, si l’on ose dire, tandis que la seule poésie continue de réitérer le Présent du verbe, qui est de tous les temps et de tous les lieux.
    Le premier regard jeté par le premier lecteur non averti (ne connaissant rien de l’auteur) sur La Barque silencieuse n’y verra peut-être qu’un chaos de séquences hyper-référentielles relevant de toutes les littératures littéraires, philosophiques ou historiques, alternant les lieux et les temps dans une apparente discontinuité, d’une écriture certes très belle (notre lecteur est sensible, comme il s’en trouve encore) mais pour signifier quoi ?
    Il faut lire le livre pour le dire – il faut vivre le livre pour en absorber la substance et le sens. Les pages consacrées ici à la solitude de la lecture (on peut y aller illico, pages 61 à 66) disent ou plutôt suggèrent - car les mots ne sont qu’une partie de ce qui est dit – le type de présence que dans le temps, on pourrait dire au cœur du temps que fonde la lecture. « Dans la littérature quelque chose résonne de l’autre monde », lit-on, puis « quelque chose se transmet du secret », mais on verra que cet autre monde et ce secret vont bien en deça de ce qu’on entend ordinairement, dans l’en deça de la parole, au fond du corps et même avant le corps et bien avant la parole. Dans cette approche du plus-que présent de la littérature, de la poésie et de tout ce qui pense de nous et en nous pour aboutir à l’approximation des mots, nous constatons une fois de plus, comme en relevant les yeux sur le mur de Lascaux, que le Contemporain Capital est là en déploiement rhyzomatique, qui a pour nom Tchouang-tseu ou Benedikt Spinoza, entre cent autres, l’inventeur de la fermeture éclair (whose Name is Whitcomb Judson) qui avait déjà trouvé onze acheteurs à la fin de l’année 1891, ou Socrate l’Athénien qui frotte ses chevilles quand le gardien vient lui ôter les fers et ressent alors l’élargissement du monde.
    « Socrate va mourir, écrit Pascal Quignard à la page 97 de La barque silencieuse, mais peu importe : il trouve du plaisir à frotter ses jambes nues abîmées dont on vient de retirer les fers ».

    Et la définition du mot élargissement complète ce Chapitre XXXII en paragraphes à méditer en mâchant un peu de réglisse comme lorsque nous découvrions Socrate dans la cour de récréation du collège où Jacques Mercanton avait officié : « Ecrire des romans ôte les fers. Les romans imaginent une autre vie. Ces images et ces voyages entraînent peu à peu des situations qui, dans la vie de celui qui lit, comme dans la vie de celui qui écrit, émancipent les habitudes de la vie ».

    Et ceci « Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ? »

    Et ceci encore : « Ecrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.
    À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort. »

    Et cela :

    « Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.

    Pascal Quignard. La Barque silencieuse. Seuil, 273p.

  • Sur La barque silencieuse

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    Lectures de Pascal Quignard (1)

    Dans la magistrale lecture d’un monde que constitue son essai biographique sur Walter Benjamin, Une vie à travers les livres, Bruno Tackels situe deux auteurs dans la postérité privilégiée de WB, pour lesquels le Temps, la Mort et la Mélancolie font figure d’instances fondatrices, à savoir W.G. Sebald le romantique et Pascal Quignard le baroque.
    Bien entendu, taxer Sebald de romantique et Quignard de baroque est par trop restrictif, mais disons que cela rend le ton dominant de leur oeuvre respective : crépusculaire pour le veilleur de toutes les destructions que fut l’auteur trop tôt disparu d’Austerlitz, et comme entée sur la luxure et la mort, la solitude et la merveille pour le poète-essayiste de La barque silencieuse et de plus de quarante autres ouvrages en archipel.
    Ceci dit, la traversée du Temps opérée par Pascal Quignard est aujourd’hui tout à fait unique, comme sa façon de trouvère de trouver ses phrase ou de grappiller ses mots dont il sonde les origines et module les développements, du cercueil à l’utérus et retour…
    Pour rendre le son et le sens de La barque silencieuse, de loin le meilleur et le plus beau livre paru en France cette fin d’été 2009, il ne serait que de pratiquer la méthode de WB consistant à citer et à citer et à citer encore en liant entre elles citations et citations.
    Je cite donc illico le début du chapitre premier où il est question de l’origine du mot corbillard, découlé de l’usage des coches d’eau porteurs de nourrissons menés de leurs nourrices à leurs mères de Corbeil à Paris entre la fin du XVIe et la fin du XVIIe où Furetière fixa le nom dans le marbre du papier : « J’aurai passé me vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu’ils finissent pourtant par habiter. Ils ne disent ni ne cachent : ils font signes sans repos ».
    Or tout fait signe dans la lecture du monde, du Temps, de la Mélancolie et de la Mort que constitue ce sixième tome du Dernier Royaume de Pascal Quignard, dont le premier (Les Ombres errantes, accessoirement gratifié du Prix Goncourt, faisant surtout honneur à l’Académie éponyme) parut il y a sept ans déjà. Sept ans que le crâne décharné et peint en noir de La Valliote, qui fut la femme la plus belle du monde baroque, posé sur le secrétaire du Temps enfui par l’abbé d’Armentières, attendait d’apparaître sur le papier liquide où la barque silencieuse ne dort que d’un œil.
    Ces propos décousus marquent le début d’une traversée de l’œuvre intégral du plus grand écrivain français, à mon goût, encore en vie et à l'exercice ce dimanche matin à 12h.13. Chaque livre de PQ fera l'objet de 7 notes, assorties de 7 citations.

    De La barque silencieuse (1)

    "Quel qu'il soit, quel que soit le siècle, quelle que soit la nation, tout enfant est d'abord un inconnu. Tout destin humain est: l'inconnu de la mise au monde confié à l'inconnu de la mort."

    "Une bêche, un sécateur, une hache pour le petit bois, deux bottes en caoutchouc pour la terre spongieuse, un parapluie jaune pour le ciel, un crayon à papier et le dos des enveloppes - la vie solitaire ne coûte pas extrêmement cher quand on la rapporte aux sept bonheurs qui l'accompagnent".

    "Naufragés sont les hommes, venus d'un autre monde, ayant déjà vécu, abordant une rive".

    "On appelle diable de poussière une petite tornade minuscule, haute comme deux ou trois hommes superposés, qui soulève la poussière ou la paille des champs au mois d'août".


    Pascal Quignard, La barque silencieuse. Seuil, 237p.

  • Un grand roman choral

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    Lark et Termite, de Jayne Anne Phillips : l’un des événements littéraires de la rentrée « étrangère »

    par Claude Amstutz

     

    Ce roman poignant à l’atmosphère faulknérienne – mais sans sa respiration pessimiste ou désespérée – prête sa voix à cinq personnages qui vont nous raconter une histoire qui les lie viscéralement les uns aux autres.

     

    La première voix est celle du caporal Leavitt tombé dans une embuscade au début de la guerre de Corée, réfugié dans un tunnel avec une petite coréenne dont il sauve la vie en la couvrant de son corps. Il se remémore sa rencontre avec Lola, son épouse enceinte laissée à Louisville et dont il pressent la naissance du fils qu’il ne connaîtra jamais. Malgré les horreurs de la guerre, certains passages sont d’une beauté à couper le souffle : La fille se mouille la main et la lui pose sur la gorge, sur la bouche. La nuit est sans nuages. Il ne voit pas le clair de lune mais il le sent qui luit sur la pâle paroi du tunnel.

     

    Puis, c’est au tour d’une adolescente de 17 ans, Lark, le premier enfant de Lola, de prendre la parole, neuf ans plus tard. Animée d’une joie de vivre indéfectible, elle doit son nom – alouette, en français - à sa mère qui voulait qu’elle sache grandir en se gardant des dangers et soit capable de s’envoler. Son destin est lié à son petit frère Termite, handicapé mental et moteur presque aveugle, qui ne sait ni parler, ni marcher, auquel elle veut éviter coûte que coûte une institution spécialisée. Irradiant de lumière auprès de tous ceux qu’elle fréquente, elle n’est pas naïve pour autant et sa vision du monde demeure très concrète : La vie m’apparaît comme quelque chose d’immense, mais je ne suis pas sûre qu’elle soit longue, comme un ciel de saphir qui pèse au-dessus des têtes et toujours de l’eau sur les bords. Ce bord, c’est là où tout change d’une seconde à l’autre. Je sens qu’il se rapproche. Comme un bruit, comme le vent, comme un train dans le lointain. 

     

    Quant à Nonie, la sœur de Lola - envers laquelle elle nourrit d’obscurs ressentiments qui trouvent une explication dans la dernière partie du livre – elle aussi s’exprime. Avec beaucoup de dévouement, elle élève Lark et Termite comme ses propres enfants avec son compagnon Charlie,  afin d’honorer la promesse faite à sa sœur.

     

    La voix la plus impressionnante est celle de Termite, le fils de Leavitt, dont le nom fait référence à ses doigts qui bougent en tous sens et battent l’air comme les antennes d’un insecte. D’une sensibilité hors du commun – en particulier sa perception des sons et des couleurs - il semble tout connaître, tout savoir, tout comprendre. Son osmose avec Lark est magique : La pluie va mugir comme la mer dans les coquillages de Lark qu’elle lui colle près de l’oreille pour qu’il entende les vagues. Lark dit les océans cognent comme le sang dans les veines, et elle pose les doigts sur son poignet pour qu’il sente le fragile battement.

     

    La dernière, lointaine, est la voix de Lola qui n’a pas eu de chance. Ayant perdu l’homme qu’elle aimait, elle aspire à le rejoindre non sans avoir préalablement assuré l’avenir de ses enfants.

     

    La chronologie du récit n’est pas linéaire, la plupart du temps traversée par les réminiscences du passé. Tous les personnages – à l’exception de Lola – ont une faculté de survivre à tous les événements, les uns avec et par les autres, unis par des liens invisibles à tout jamais.

     

    Le point culminant du roman, dans les 50 dernières pages - une tempête dantesque - ramène à la surface des secrets de famille, des rancoeurs, des larmes, mais qui s’estompent en douceur, préfigurant le pardon ainsi qu’une forme de rédemption.

     

    L’écriture de Jayne Anne Philipps est audacieuse. Ses mots semblent forgés par la terre, matière vivante tantôt visuelle, tantôt sonore, comme un rayon lumineux qui traverse les ténèbres.

     

    Racontée de plusieurs points de vue, cette histoire offre aussi dans sa conclusion de nombreuses interprétations, dont celle-ci : Termite existe-t-il vraiment ? Comme Lark incarne la beauté du monde, est-il, lui, le miroir des autres, ou le symbole de la conscience, de la perception des choses, du temps ? Certaines visions de Termite peuvent le suggérer : Il voit son père se découper dans la lumière, il voit son père se retourner et s’éloigner. Son père a un fils comme lui et une fille comme Lark et il les emmène avec lui, il les conduit hors du tunnel.

      

    Phillips2.jpgJayne Anne Phillips. Lark et Termite. .Saluons au passage l’admirable traduction de Marc Amfreville, parfaite restitution du texte original. Christian Bourgois

     

    (Cet article est à paraître dans la 79e livraison du journal littéraire Le Passe Muraille, en octobre 2009. Merci à Claude Amstutz, libraire à Payot-Nyon, de sa collaboration précieuse.)

     

     

  • La saga de Lady Blues

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    Alain Gerber a ressuscité Billie Holiday entre dèche, gloire et passions, sur les ailes de la musique. Il vient de publier un nouveau pavé, chez Albin Michel, simplement initulé Blues.

    La figure fascinante de Billie Holiday (1915-1959), mélange de fragilité et de violence, de grâce et de trouble, dont la sensibilité catastrophique aura marqué sa voix sans pareille et précipité ses multiples casses, est inséparable d’une destinée dont elle-même a tissé (ou fait tisser) la légende dans Lady sings the blues. On connaît les grands traits de la vie, fracassée par la drogue, de la plus grande chanteuse de blues du XXe siècle, que seule la musique aura sauvée de ses démons, jusque dans ses apparitions les plus pathétiques. Déjà largement documentée, notamment par Donald Clarke dans Wishing on the Moon. The Life and Times of Billie Holiday (Viking Press, 1994) et par Christian Gauffre dans un CD-livre référentiel (Billie Holiday, Vade Retro/Jazz Magazine, 1995), la vie passionnée et la passionnante carrière de Lady Day (comme l’appela Lester Young qui l’aima et la fuit à l’apparition de la première seringue) a en outre inspiré maints auteurs, dont un Marc-Edouard Nabe, et tout récemment encore paraissait une nouvelle « évocation » biographique de Véronique Chalmet, à la fois claire et sommaire, confortant la légende plus que ne l’éclairant de nouveaux aperçus.
    Si paradoxal que cela puisse paraître, c’est cependant par le biais de la fiction en pleine pâte, il est vrai fondée sur une immense connaissance du jazz et de son histoire, que le plus « américain » des romanciers français, Alain Gerber réinvestit le monde de Billie Holiday et de ses proches, qu’il fait parler en alternance. Billie elle-même, tantôt canaille et bouleversante, évoquant un personnage « noir » de Chester Himes ou Ring Lardner, mélange de femme-enfant blessée et de furie, d’artiste et de sorcière, est « vécue » de l’intérieur par le romancier, comme l’est aussi Sadie la mère douloureuse, à laquelle sa fille se reproche d’avoir « planté cette putain de seringue dans le cœur ». Au même premier rang des présences les plus vibrantes, tant du point de vue existentiel et affectif que pour sa relation au jazz, Lester Young nous en apprend aussi beaucoup sur la quête éperdue de Billie et sur ses regrets d’avoir négligé sa Lady, tout à sa « musique über alles », cette « fille qui se roule les yeux doux toute seule, qui trinque toute seule, qui danse doute seule, qui s’épouse toute seule et fait la noce toute seule dans son coin, Makin’Whopee… ».
    Mais cette « histoire d’amours » mêlant le sordide et le sublime, la prescience enfantine de la mort (qu’Alain Gerber nous dit avoir vécu lui-même avec une intensité foudroyante, et que Billie découvre avec sa mémé Mattie qui la terrifie en essayant de l’entraîner dans la tombe…) et la découverte précoce de l’abjection humaine, d’un bordel l’autre, se déploie et se nuance aussi par les comparses d’un récit à multiples voix, dont celle de la journaliste-romancière noire Melissa, par contrepoint, éclaire de sa lucidité le « rêve américain », qu’elle juge « grossier et primitif », autant que le mentir-vrai de Billie dans ses confessions à William Dufty, véritable auteur de Lady sings the Blues…
    « Je ne suis pas poète, nous dit Alain Gerber, mais ce qui m’a quand même intéressé dans le roman, c’est de faire dire aux mots ce que les mots ne sont pas capables de dire. C’est d’ailleurs la définition qu’on donne de la musique...»
    Or le romancier torrentiel du Faubourg des coups-de-trique et du Plaisir des sens, entré en littérature sous le patronage de Faulkner, Hemingway et Thomas Wolfe avec La couleur orange (premier titre, datant de 1975, d’une œuvre qui en compte vingt-cinq et vingt autres recueils de nouvelles ou d’essais sur le jazz), donne sa pleine mesure dans la saga de Lady Day. Après les figures de Louie (Armstrong), Chet (Baker) et Charlie (Parker), celle de Billie Holiday revit magnifiquement en dépit de la distance séparant le modèle déjanté de son peintre : «Je vois ces gens vivre et se défoncer, je ne vis absolument pas leur vie de dingues, mais j’essaie néanmoins de les rejoindre en écrivant. De la même façon, je fais de la batterie depuis plus de quarante ans, et je ne suis toujours pas fichu de jouer. Jouer de la musique est un truc tellement mystérieux, au sens le plus fort, presque au sens religieux »…
    Or il y a bel et bien du feu sacré dans la passion vouée par Alain Gerber aux gens autant qu’à la musique. Passion communicative…

    Alain Gerber. Lady Day. Fayard, 609p.
    Véronique Chalmet. Billie Holiday. Payot, 198p.

  • Au niveau du chien

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    Où le chien Fellow se livre à des révélations sur sa vie antérieure. Qu’un voeu sincère est parfois exaucé par le Créateur. Des conseils adressés par le chien à ses maîtres.

    Cette odeur de soupe à la courge m’a rappelé quelque chose de mon autre vie, à l’époque refoulée du vieux dégoûtant, lorsque j’allais me réfugier chez la Zia. Comme à l’ordinaire, cependant, cela reste confus à l’état de veille; je suis trop plein de cette odeur ronde et dorée qui m’est venue par lampées de la table. Ce n’est qu’en dormant que je ferai revenir les images, mais pour le moment attention: voilà du nouveau.
    Cela provient de la cuisine. Monbijou, une fois n’est pas coutume à midi, donne dans la viande préparée. Elle a mis son tablier et Belami chantonne sur la table. Tout à l’heure, me touchant du bout d’un pied, il a sursauté, puis sa main m’a caressé et je l’ai entendu dire affectueusement «Well, mais voilà mon vieux Fellow!», puis il m’a pris entre ses jambes et je me suis laissé faire comme un bon chien à son maître.
    Je n’ai d’ailleurs pas à faire semblant, puisque bon chien je suis en effet, à proportion des soins attentifs qui me sont prodigués par mes maîtres; et j’y suis d’autant plus sensible, en y songeant au cours de mes longues après-midi solitaires, que le souvenir de ma vie passée se trouve comme exalté par mon nouvel état.

    Une précision biographique s’impose alors: je fus une orpheline attouchée par un vieux dégoûtant, puis une fille angoissée que le corps des beaux garçons rapprochait de Dieu, puis une étoile montante de l’art lyrique des années 1890, puis une diva réclamée sur toutes les scènes, et Dieu me combla jusque post mortem puisque aussi bien Il savait, comme je le répétai maintes fois aux journalistes, que je rêvais de me réincarner sous la forme d’une petite chienne, si possible anglaise. Au demeurant, que cette nouvelle vie qui m’est accordée le soit dans la peau d’un mâle écossais ne m’a jamais fait problème; et de mon point de vue actuel non plus: rien à redire au fait qu’une partie de mes souvenirs soient d’un soprano colorature au nez de gourmet et dont la mémoire des yeux est une véritable Laterna Magica.

    Lorsque Monbijou réapparaît dans ma zone d’observation, tandis qu’un cliquetis de vaisselle se fait entendre là-haut, c’est comme le bouquet d’odeurs d’une maison entière qui me revient: ce sont les rôtis des dimanches de la Zia, les dimanche heureux durant lesquels le vieux dégoûtant me laissait tranquille, tout occupé qu’il était par les Affaires du Ciel; et la Zia me consolait: «mais non que tu n’es pas une chienne, chante-moi plutôt quelque chose...» Car à l’époque seule la Zia était sensible à ma voix, tandis que le vieux dégoûtant n’y voyait que ruse du Mauvais.
    Le vieux dégoûtant voyait le mal partout, et comme, adolescente, j’attirais tous les garçons du bourg, il ne cessait de me traîner à confesse et de m’obliger à lui mentir afin qu’il pût me châtier selon son penchant. En outre, je le répète, le vieux dégoûtant ne considérait pas d’un bon oeil le don de la nature qui faisait de ma voix celle que les foules allaient adorer dans mes années de célébrité. Bref, le ressouvenir de l’odeur de rat crevé du vieux dégoûtant me soulève le coeur, tandis que celui des parfums de la Zia me ramène à ceux de mes maîtres actuels, la sainte alliance Hermès et Guerlain plus les essences de santal de Dark Lady et le Chipie de Sweet Heart.
    Je savoure donc ma vie actuelle. Et c’est cela, soit dit en passant, que je m’efforce de dire et de répéter à mes maîtres du fond de mon regard et par toutes les ondes dont je les enveloppe comme d’écheveaux de tendresse: savourez, savourez mieux, savourez encore mieux le moment qui passe et trépasse
    A cet égard, je suis obligé de constater les incessants progrès de Belami sur les voies de l’insouciance et de la paresse sybaritique, tandis que Monbijou continue de s’inquiéter et de se soucier, de prendre sur elle tout le faix du monde et d’en redemander s’il vous plaît. Bref il n’est pas de jour où je ne m’associe occultement à Belami pour souhaiter que de temps à autre Monbijou se laisse aller au divin je m’en fichisme de l’étoile et de l’oursin.

    En attendant j’aime à les promener tous les jours et je rends grâces aux odeurs de partout. J’aime aussi me vautrer auprès des demoiselles et recevoir leurs hommages qui me rappellent les câlineries des mes admiratrices dans ma loge de la Scala, quand elles arrivaient par troupes et me submergeaient de compliments et de baisers. Comme il est doux, quand Belami cesse enfin de rester à sa table à faire je ne sais quoi, qu’il branche son AZ 9055 Philips et qu’il me rejoint dans le salon pour se délecter à l’écoute d’Amadeus ou de Puccini, comme il est doux de se repasser ainsi ses vies.
    Je sais maintenant qu’il suffit de s’en rêver une pour l’avoir. Or si Dieu me prête une autre vie encore, je voudrais retrouver bientôt mes maîtres dans un nouveau cycle d’avatars mais d’égal degré, afin que les relations en soient facilitées. Ne ferions nous pas de charmantes otaries à nous cinq ? Ou pour de plus longs périples, la vie de baleine à bosse ne nous conviendrait-elle pas mieux encore ?
    De ma place sous la table je vois, à l’instant, leurs pieds se trouver, qui se sont cherchés quelque temps. Je sens qu’ils viennent de prendre la bonne décision. Dans un instant il y aura de belles odeurs de corps se partageant l’élixir d’amour. O que de douces remémorations l’apparition des corps nacrés entretient en ma mémoire italienne d’Ecossais à courtes pattes ! O que j’aimais m’allonger dans ma vie passée, après la griserie des salles bondées, sous la dure cambrure d’un choriste de Cavalleria rusticana, et combien j’approuve aujourd’hui les soupirs de mes maîtres, quels bons chiens ils sont quand ils se couchent...

    Sablier.jpgCette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le sablier des étoiles, paru chez Bernard Campiche en 1999. Elle a été inspirée par le chien Fellow, alias Filou, qui a quitté ce monde dans la matinée du 16 septembre 2009.


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  • Au nom de Claire

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    Anne Wiazemsky revisite le grand amour de sa mère

    ROMAN  Dans Mon enfant de Berlin, la romancière rappelle que « la fille de Mauriac » fut surtout une femme remarquable.

    C’est un livre à la fois intéressant et très attachant que Mon enfant de Berlin d’Anne Wiazemsky, dont le nom ne lui a pas fait vivre le sort de sa mère trop souvent réduite à être considérée comme « la fille de Mauriac ». Attachant, ce récit « romanesque » l’est par son ton et la tendresse qui le traverse, découlant de l’affection mais aussi de l’admiration qu’Anne Wiazemsky voue à une femme subissant encore le poids d’une société bourgeoise patriarcale où les parents exerçaient une forte pression pour « bien » marier leurs enfants, et particulièrement leurs filles. Or Claire Mauriac, chaperonnée par des parents qu’elle voussoie, aurait dû épouser un certain Patrice, bien sous tous rapports, quand la guerre survint et, pourrait-on dire, « libéra » la jeune fille de son milieu. Engagée dans la Croix-Rouge française, elle vécut ainsi une fin de guerre à la fois mouvementée et intense, même dangereuse quand elle donna sa pleine mesure dans les ruines de Berlin où, du même coup, le destin lui fit rencontrer l’homme de sa vie, Yvan Wiazemski, Russe de naissance, surnommé Wia par tout le monde et dégageant immédiatement un charme fou.   

    Pour raconter la lumineuse histoire d’amour, sur fond de décombres, qu’auront amorcée ses parents en 1945, Anne Wiazemsky entrecroise les fils narratifs des tribulations de Claire, vue de l’extérieur et des citations de son journal intime ou de lettres échangées avec les siens, surtout avec sa mère. Par ailleurs, on imagine les récits de Claire à sa propre fille, qui nourrissent une autre part intéressante du roman, touchant à la situation des Berlinois (et surtout des Berlinoises !) à l’arrivée des Russes vengeurs et violeurs. Or la lumière, plus que les ombres, baigne ce beau roman « pour mémoire ».

     

    Anne Wiazemsky. Mon enfant de Berlin. Gallimard, 247p.  

  • Fellow’s Blues

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    …Il regardait vers la forêt, ce matin, comme jamais, comme s’il voyait LA forêt, et la mer derrière la forêt, et le désert au-delà de la mer et le ciel au-dessus des arbres, il ne nous entend plus depuis quelque temps ni ne nous voit plus bien non plus, mais ce matin il regardait là-bas et il voyait quelque chose qui ne nous apparaissait pas, il entendait quelque chose que nous n’entendions pas, on eût dit que sa plainte était un appel à Dieu sait qui ou quoi ?
    Image : Philip Seelen

  • L'Invisible est parmi nous

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    RENCONTRE Ecrit à Ramallah, le premier roman de Pascal Janovjak, jeune écrivain slovaco-franco-suisse, oppose l’humour et la dinguerie sensuelle au poids du monde.

    Pascal Janovjak vient de publier son premier roman à Paris, en même temps qu’une cinquantaine d’autres romanciers nouveaux. Gare à l’invisibilité ! Or le titre de son livre, plus d’un siècle après le fameux Homme invisible de H.G. Wells, sera-t-il démenti par sa verve gouailleuse, son ton vif à la Marcel Aymé ou son grand thème revisité avec brio ? C’est tout ce qu’on peut souhaiter à ce trentenaire Slovaque par son père, Français par sa mère et Suisse par son passeport, établi à Ramallah depuis quatre ans avec sa compagne travaillant, à Gaza notamment, sur le front de l’humanitaire.
    «Ramallah, raconte le jeune écrivain de passage à Lausanne, c’est une vigne folle devant la fenêtre et la rue, son vacarme incessant et ses passants. Après la misère du Bangladesh où nous avons vécu, qui semble une fatalité, nous sommes ici confrontés à la violence de l'homme sur l'homme, à l'occupation froide et réfléchie, et ces conversations quotidiennes qui débouchent toujours sur la destruction d'une maison, la perte d'un travail, la mort d'un proche ».
    Quand on lui demande comment l’idée de L’Invisible lui est venue au point le plus «visible» de l’actualité internationale, Pascal Janovjak répond : « La Palestine est une région lourde de préoccupations concrètes, où il est trop souvent question de vie et de mort. L’Europe, par contraste et vue à travers mon écran d’ordinateur, m’est soudain apparue comme un monde lisse, translucide, obnubilé par des abstractions : chiffres du chômage, ventes d’Iphone, fluctuations des valeurs boursières… Dans cet univers, l’homme invisible avait peut-être quelque chose à dire. Par ailleurs il est étrange de se savoir le point de mire de l'actualité, mais comme à côté de celle-ci, du fait de notre condition privilégiée d'Européens qui peuvent foutre le camp à tout moment. Cette liberté de mouvement est sans doute ce qui nous sépare le plus des Palestiniens, mais ils ne nous en tiennent pas rigueur. S’ils ne se font aucune illusion sur ce que les Occidentaux peuvent vraiment apporter, l'accueil est toujours chaleureux. Il est difficile de rentrer à Gaza, même pour nous, mais j'aime y aller, les conversations y sont d'une richesse rares, comme concentrées sur l'instant présent. »
    Comme Sylvie Germain dans son dernier roman, Hors champ, Pascal Janovjak renvoie à un sentiment général d’invisibilité: «Quand je déambule dans Paris, Bâle ou Lausanne, je ressens la légèreté du touriste tout en ayant l'impression de traîner le poids d'une expérience qu'il est difficile de partager. Etrange sensation aussi de travailler pendant plus d'un an sur un livre, et d'entrer ensuite dans un libraire exposée chaque semaine à une marée de livres. Pourtant, c'est dans l'écriture que je peux véritablement partager quelque chose. Je ressuscite actuellement le monstre de Frankenstein, qui me semble être à l'image du monde d'aujourd'hui : terrible, fragmenté, fascinant… »
    Quant à la signification globale de L’Invisible, son auteur conclut : « Je crois que ce livre insiste, en négatif, sur la valeur de l’engagement, de la proximité humaine, non pas pour des raisons morales préétablies mais plutôt pour une question de survie individuelle… »

    Janovjak3.JPGUne invisibilité qui se soigne

    L’invisible est parmi nous. Le sentiment de n’être plus rien, le constat que son visage ou son âge ne correspondent plus aux canons publicitaires font que tout un chacun se croit inaperçu et non reconnu. D’où la nécessité vitale de passer chez Delarue ou Foucault, de publier vite un livre ou de recenser vite 30 millions d’amis sur Facebook…

    Dans L’invisible de Pascal Janovjak, le protagoniste apparaît initialement dans une invisibilité de quidam perdu dans la foule sur le grand échiquier de la Réussite. Devenu invisible d’un jour à l’autre, mais restant sujet à des crampes d’estomac et des érections têtues, l’avocat d’affaires végétant au Luxembourg bascule soudain dans l’invisible. Jouer avec ce nouvel état, pénétrer incognito dans le disque dur de son collègue ou dans le lit d’une belle convoitée : c’est le fantasme délicieux dont Pascal Janovjak fait son miel imaginaire. On ne déjoue pas mieux les lois de la nature et de la société.

    Janovjak a la « papatte », son récit est d’un écrivain pur jus, avec un mélange de sensualité et d’humour détonant, à quoi s’ajoute une puissance d’évocation « physique » qui rend crédible la conjecture  initiale : un corps invisible et qui continue de souffrir quand on s’assied dessus…

    Le final de L’Invisible est d’un vieil écrivain tchékhovien de 34 ans qui tend la main fraternellement aux invisibles de ce bas monde : haut les coeurs ! 

     

    Pascal Janovjak. L’Invisible, Buchet-Chastel, 300p. 

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 12 septembre 2009.

     

     

     

  • Des temps de lire

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    A propos de la rentrée littéraire 2009 et de diverses autres choses...

     

    Dialogue schizo (7)

     

    Moi l’autre : - Et là nous faisons quoi, ce dimanche ?

    Moi l’un : -  Nous continuons de lire, compère : nous commençons de lire Bella ciao d’Eric Holder, qui démarre très bien, nous poursuivons la lecture de Milo de David Bosc, du très dense et sensible qui se lit très lentement, nous poursuivons la lecture de L’Annonce de Marie-Hélène Lafon, qui se révèle l’une des belles découvertes de ce début d’automne dans le plus âpre Cantal, nous retapons nos notes sur la lecture de Beigdeber qui nous a « décu en bien », comme on dit en pays romand, et celle de Nothomb – même constat -, après quoi nous offrons un peu de viande crue au chien Fellow, bientôt treize ans d’âge et qui décline tout doucement, nous allons faire une balade en forêt jusqu’à la coupe de bois aux souches géantes propices à la méditation stoïque, nous nous accordons deux ou trois heures de peinturlure durant lesquelles nous nous sommes promis de réécouter le prodigieux exercice de profération de Serge Merlin lisant Extinction de Thomas Bernhard, nous continuons de lire Bella Ciao d’Eric Holder, puis ce sera le temps de rédiger trois nouveaux Panoptico’ns, enfin nous reverrons sur notre laptop quelques grands moments de L’Homme aux mille visages, et notamment la bouleversante dernière suite de séquences, enfin ce sera  le temps des blogs et du clabaudage en roue livre sur Facebook…

    Moi l’autre : - Bref, le classique dimanche à ne rien faire…

    Moi l’un : - Disons : à faire ce qu’on aime, avec ton consentement apollinien.

    Moi l’autre : - C’est vrai que de te voir faire ce que tu aimes me repose. Et puis j’apprécie ta façon de vivre la rentrée. En somme, tu ne te donnes même pas la peine de faire croire aux gens que tu lis plus  que d’habitude…  

    Moi l’un : - Je laisse ce genre d’acrobaties à Pierre Bayard. Note que j’ai la chance de n’être pas trop harcelé par ma rédaction, qui me demande juste, avec un peu plus d’insistance que naguère de parler de ce dont on parle, et pourquoi en faire une crise si ce dont on parle est intéressant ?

    Moi l’autre : - Tu ne crains pas d’être taxé de complaisance ?

    Moi l’un : - Pas si ce que j’écris correspond à ce que je pense.

    Moi l’autre : - Tu vas vraiment dire ce que tu penses de Beigdeber et de Nothomb ?

    Moi l’un : - Je l’espère bien, mais avec cette nuance que le manque de place fera peut-être que je manquerai de nuances. Le tout est d’éviter la langue de bois publicitaire. Quant au manque de place, il sera bien plus frustrant sur d’autres lectures, comme La barque silencieuse de Quignard. Et quand je relise mon commentaire critique, amputé de moitié, paru hier sur L’Invisible de Janojvajk, dans 24 Heures, je me sens un poil mal même si l’on me serine gentiment qu’« au moins ce sera lu »…Enfin c’est ça ou rien, me dis-je, et je préfère « ça » à rien.

    Moi l’autre : - Et tes grandes lectures dans tout ça ?

    Moi l’un : - Alors c’est là que ça craint, comme on dit. Parce qu’il me reste 300 pages du remarquable Walter Benjamin de Bruno Tackels à prendre en notes, et qu’il y a six mois que je me promets de transcrire celles de De la violence à la divinité, le multipack monumental et pour moi fondamental de René Girard. Et tant d’autres, en attendant la prochaine rentrée…  

    Moi l’autre : - Plus tout ce qui vient dans la foulée et sans s’annoncer…

    Moi l’un : - C’est ça, retourne le coupe-papier dans la plaie : le nouveau Christian Bobin tout en aphorismes angéliques, et Le Jeu de l’ange de Zafon dont on me dit qu’il faut ab-so-lu-ment le lire, et le Finkielkraut, et le Patrick Besson - allez break, on va se croquer un pavé de bœuf et un haricot bien gras !

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  • Cabanes d'écriture

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    L’éditrice Vera Michalski a posé la première pierre de La Maison de l’écriture, à Montricher, sur les hauts jurassiens du lac Léman. Du jamais vu…Michalski3.jpg

     

    Michalski7.jpgUne feuille blanche insérée dans une grande pierre qui s’intégrera, elle-même, dans le mur d’une bibliothèque : tel est le symbole qui a marqué hier, au lieudit Bois-Désert, au-dessus de Montricher (Suisse, canton de Vaud), le premier geste concret qui devrait aboutir, dans 18 mois, à l’inauguration de la Maison de l’Ecriture, première du genre.

    De fait, s’il existe des quantités de résidences d’écrivains de par le monde, c’est la première fois, selon l’architecte Vincent Mangeat, qu’un ensemble habitable, incluant des « cabanes » suspendues toutes semblables (le confort en plus…) à celles de nos enfances, entre autres multiples lieux de travail ou de rencontre, sortira de terre à la  seule dévotion de l’écriture et de ses pratiques.

    Sept ans après le décès prématuré de l’éditeur Jan Michalski, son épouse réalise ainsi leur rêve commun à l’enseigne d’une Fondation qui développera une activité débordant largement nos frontières. Un grand prix littéraire international et un programme de bourses et d’aides financières compléteront l’accueil des écrivains résidents (cinq personnes à la fois, dont un couple, pendant trois mois). Des lieux d’expositions, un scriptorium commun, des salles pour ateliers d’écriture, une bibliothèque et l’ancienne chapelle tutélaire reconstruite, notamment, feront de ce lieu le contraire d’un espace clos : un foyer de création et d’échange.

    Saluant avec reconnaissance cette entreprise hors du commun, Michel Desmeules, le syndic de Montricher, a rappelé le rayonnement affectif lié au nom de l’ancienne colonie de Bois-Désert, chère à la mémoire de nombreux Vaudois. Du point de vue de Sirius, Vincent Mangeat s’est imaginé au milieu des premiers auteurs résidents en décembre 2012, dressant un bilan technico-poétique en perspective cavalière… Tant il est vrai que l’architecture passe par les mots du rêve et de l’utopie, ici en « filant la métaphore urbaine » d’une micro-cité. Quant au communicateur de Losinger Construction, Hervé Corne, il  a souligné la « fantastique aventure artistique» que représente le projet impliquant aussi les « challenges » techniques d’une architecture d’avant-garde. Dans un environnement sublime, entre les dernières ombres de la « forêt noire » jurassienne et les lumières « méditerranéennes » du Léman, selon les termes de Vincent Mangeat, les bagnards de la plume auront de quoi rêver… 

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  • La saison des prix

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    …Et si tu crois ma poulette, que t’as une chance de décrocher le Goncourt sans moi… / D’abord je ne suis pas votre poulette (in petto: faut que je me gaffe de pas gaffer : c’est quand même lui qui fait la décision), Monsieur l’Académicien… / Allez tu sais ce que je pense de ton roman, même si je n’ai pas tout dit dans ma chronique du Figaro, mais j’ai l’impression que toi et moi… / Vous êtes un fin bec, Monsieur l’Académicien ! / On laisse tomber ce Monsieur… / Mais comment avez-vous fait pour écrire tout ça sans lire mon livre ? / Ah, tu sais que lire un livre, avant d’en parler, risque de t’influencer, mais nous allons le faire, ce Goncourt, nous allons le faire tous les deux - file-moi un coup de bec, vilaine, ou je te plume !

    Image : Philip Seelen    

     

  • À bonne école

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    … Sainte Ex l’a vécu au siècle passé, la pilotait des avions et la disait: Gode est ma copilote, et la prof elle a dit l’a rencontré le chti Prince qu’était Peace’n’Love et que l' a dit au renard: se kiffer c’est pas se mater c’est mater la même chose sur le même réseau…
    Image : Philip Seelen

  • En toutes lettres

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    A comme angoisse, L comme loyer, O comme oppression, N comme neuroleptique, E comme ellébore, du grec helleboros, herbe dont la racine a des vertus curatives et qui passait autrefois pour guérir la folie…

    Image : Philip Seelen

     

  • Une âme candide

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    …L’article dit : provocation, moi je sais bien que j’ai pas mes lunettes mais  je vois qu’une sorte de grande fleur blanche aux pétales largement écartés, un joli pistil que l’abeille butinera volontiers, dans un climat général de printemps moelleux qui donne envie de mordre la vie à pleines dents - en tout cas je trouve rien de scandaleux là-dedans, y a vraiment des critiques qui cherchent à se faire remarquer…

    Image : Philip Seelen  

  • Les douces horreurs de l'amour

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    Le deuxième roman de Noëlle Revaz, Efina, démêle les fils barbelés d’un impossible amour. Entre guerre des sexes et théâtre à tout dire et son contraire. Un grinçant régal.

     

    Dire que le deuxième roman de Noëlle Revaz, sept ans après Rapport aux bêtes, est captivant, pourrait sembler une formule convenue, mais c’est un fait : Efina vous captive, Efina vous fascine même d’entrée de jeu, ce roman-sparadrap (par allusion au Capitaine Haddock qui n’arrive pas à se débarrasser du foutu sparadrap qui lui colle au doigt et et aux semelles) est immédiatement passionnant par sa façon de vous attirer et de vous repousser, comme les deux protagonistes sont irrépressiblement attirés l’un vers l’autre et repoussés par un désir qui se nie et se multiplie à l’instant de se jurer que cette fois c’est bien fini, et ni.

    Efina est l’histoire d’une obsession mimétique qui se transforme en amour plus profond que l’amour qu’il y a trop souvent dans les livres ou sur les scènes de théâtre, exaltation factice. Le roman commence par les retrouvailles de deux personnages : Efina, qui n’est rien qu’Efina, trentenaire passionnée de théâtre à ses heures, et T., comédien fameux et grand tombeur, dont la première apparition le voit, sur scène, jouer alternativement deux personnages que tout oppose : un escroc ventru et un notable raffiné. Efina voit en lui un « merveilleux comédien » auquel elle écrit le soir même en prenant soin de préciser que « l’amour n’est pas entre eux ». Et la lettre ne partira jamais. Or T. a lui aussi écrit une lettre le même soir, comme il en a écrit une au lendemain de leur première rencontre, à laquelle Efina n’a jamais répondu si tant est qu’elle l’ait reçu – ni l’un ni l’autre ne se le rappellent sûrement.

    Les lettres jouent un rôle important dans Efina, autant pour « tout dire » que le contraire, pour séduire en disant le contraire de ce qu’on pense et de ce qu’on sent en inquiétant ou en humiliant (T. est  un champion de ce jeu-là, pour attirer en se dérobant ou en vexant l’autre, pour séduire en jouant la parfaite indifférence, comme les deux personnages s’y emploient - théâtre de la correspondance source de tous les malentendus, aujourd'hui par courriels et textos : masques de l’aveu à distance et défi au temps…

    Après s’être revus une seconde fois au théâtre, Efina et T. s’écrivent donc des lettres qui ne partiront jamais. Tout au long du roman, ils ne cesseront d’ailleurs de s’écrire des lettres, qui arriveront parfois, parfois seront anonymes, souvent diront le vrai, souvent le faux qui parfois est moins faux que le vrai. Or, au dit du roman s’ajoute ainsi le non-dit de lettres non envoyées qui, sous la signature de T., surtout, pourraient constituer un autre roman…

    Efina est un formidable roman de la passion mimétique, telle que l’a décrite René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Mais Efina n’est pas l’illustration d’une théorie : c’est la vie même et la fiction même en craintes et tremblements d'écriture. Efina croit qu’elle aime T. mais c’est peut-être une illusion, en tout cas au début. Elle lui écrit pour lui dire qu’au fond il ne compte pas pour elle, et c’est là, déjà, bien entendu, que la passion repique. Même topo pour T. Efina et T. se cherchent méchamment mais ne coucheront pas avant 40 pages, et ça n’arrangera pas vraiment les choses de découvrir une langue à consistance d'escargot ou des nibards plus fermes qu'on ne l'eut cru, car leur amour est ailleurs, n'est-ils pas ?

    L’amour d’Efina et de T. est tissé par des siècles d’attente d’amour. C'est Paolo et Francesca qui lisent ensemble Love Story avec le même air blasé. T. est marié et saute des tas de femmes, Efina rencontre des hommes plus gentils que T. et s’essaie à la maternité, mais l’enfant l’embête et les hommes se succèdent comme les chiens. Et c’est comme au théâtre, entre cœur et jardins publics : ce qui s’y passe surtout, c’est surtout que le temps passe et vous fait des rides au coeur. 

    Or ce qui ne vieillit pas, dans Efina, c’est l’écriture de Noëlle Revaz. Curieusement maniérée au tout début, ou plus précisément « ralentie » par des expression inattendues, elle s’affûte de magistrale façon au fil des pages, sans se policer pour autant, et devient une joyeuse cavalcade de mots qui font la pige au mensonge romantique pour accéder à la vérité romanesque. Et c’est très drôle, très affreusement juste et drôle, humoristique comme la vie quand elle tombe le masque. 

    Il y a, dans Efina, une énergie endiablée et un humour qui passe, là encore, par les mots.  On pourrait dire que c’est le roman de la dérision du romantisme, et c’est pourtant un roman très émouvant qu’Efina, avec deux admirables portraits d’âme sensibles écorchées vives. Plus on avance « dans » les personnages, plus mufle (apparemment) se montre T., plus insaisissable se montre Efina, plus mal faits l’un et l’autre pour vivre jamais l’un avec l’autre, et plus leur double solitude les rapproche en réalité, pour communiquer parfois. Sans pathos, même si la fin de T. a quelque chose de déchirant, Noëlle Revaz travaille ses personnages à la fine pointe des sentiments et, surtout, sait inscrire leur souffle et leurs pas dans l’inexorable passage du temps. Le temps du roman est un présent apparent, mais qui semble brasser le passé de plusieurs vies et nous ouvrir un autre présent à venir. Roman de la passion invivable, de la guerre des sexes et de la cruauté du grand art (car il y a de l'enfant blessé chez le grand comédien écrabouilleur), entre autres thèmes, Efina fera date (Goncourt al dente ?) et confirme le talent original, avec quelque chose de commun aux héritiers de Robert Walser (pour la candeur jouée) et de Thomas Bernhard (pour la bonne rage), d’une romancière pur jus qui a encore, sans doute, beaucoup à dire…

    Bonheur enfin de lire un vrai roman qui dit le faux pour mieux exprimer la vérité, jusqu’à cette dernière phrase ailée : « Le cimetière est la maison des oiseaux »…

    Revaz2.jpgNoëlle Revaz, Efina. Gallimard, 182p. 

     

    Et encore: La cérémonie du T., dans Libération du 3 septembre, sous la plume d'Eric Loret:

    http://www.liberation.fr/livres/0101588537-efina-la-ceremonie-du-t

  • Simenon le médium

     

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    Georges Simenon s'est éteint à Lausanne le 4 septembre 1989. En la capitale vaudoise se donneront des conférences de John Simenon et Pierre Assouline, une exposition, des projections à la Cinémathèque, notamment. Programme complet: www.24heures.ch/Simenon

     

     Bien plus que le seul « père de Maigret», Simenon fut un médium du roman capable d’endosser toutes les destinées.


    Cité par l’UNESCO comme l'écrivain contemporain  le plus lu au monde au vu du nombre de ses traductions, Georges Simenon fut longtemps snobé par une bonne partie du monde littéraire et académique, particulièrement en France. Les reproches qui lui étaient faits touchaient à sa prolixité et à la présumée platitude de son écriture. Etait-il concevable qu'un auteur produisant une moyenne de cinq à dix romans par année pût être autre chose qu'un marchand de soupe, et le  « style Simenon » ne se réduisait-il pas qu'aux clichés d'une trop fameuse atmosphère poisseuse, dans laquelle se traînaient des «antihéros» interchangeables ?

    Si ces questions ont nourri la suspicion des gens de lettres, certains de ses pairs lui vouaient la plus naturelle admiration. André Gide le premier, qui lui manifesta autant de respect professionnel que d'affectueuse attention, l'avait écrit: « Il est le plus grand de tous... le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature ». Et William Faulkner de surenchérir: "J'adore lire Simenon. Il me fait penser à Tchékhov".

    À propos de son écriture, on rappellera que la très stylée Colette fut la première, à la lecture de ses textes, à lui conseiller de « faire moins littéraire », devinant que cet écrivain était de la race rare de ceux qui en disent le plus avec le moins de mots. Le professeur Jacques Dubois, qui a établi l'édition de La Pléiade, ne dit pas autre chose: que l’écriture de Simenon n'a rien qui « brille» mais qu’elle relève d’une « langue-geste » au pouvoir d’évocation sans égal, restituant la sensation physique autant que  l'intuition, la perception profonde, instinctive, des moindres « messages » du corps et du cœur humains, attentif à l’extrême aux relations entre individus filtrées par son art du dialogue et du non-dit.

    Au demeurant, le succès universel de Simenon n’est dû ni à son seul style ni au seul Maigret. Il est vrai que celui-ci est l’un des plus beaux personnages de la littérature policière, auquel l’auteur a donné quelques traits particulièrement attachants de son propre père. Mais le commissaire n'est qu'un des innombrables personnages de Simenon, dont l’empathie humaine est aussi étendue que sa porosité à toutes les atmosphères et à tous les « gestes » humains.

    Simenon voit l’homme au travail, autant que l’individu en rupture de routine et de normalité. Les romans de Simenon sont pleins de personnages qui, d'un jour à l'autre, rompent avec le train-train. Pas par révolte déclarée, sociale ou politique: presque biologiquement, comme une plante se tournant vers le soleil. Et c'est La fuite de Monsieur Monde, c'est la folle échappée de L'homme qui regardait passer les trains, c'est le rêve africain du Coup de lune ou du Blanc à lunettes. Autant d’espoirs et de rêves brisés, que les humains de partout reconnaissent.

    Dans Lettre à mon juge — roman clé pour comprendre le romancier, comme Lettre à ma mère et Le livre de Marie-Jo sont des confessions décisives pour comprendre l'homme —, nous touchons au cœur de cette nostalgie d'un ailleurs plus simple et plus vrai  qui pousse les individus au bout d'eux-mêmes. Evoquant le suicide de son père, viveur et buveur invétéré, trompant à n'en plus finir une femme admirable et qu'il aime pourtant, le fils criminel de Lettre à mon juge essaie de comprendre le désespéré et déclare sur un ton rappelant Bernanos: « Je ne vous dirai pas que ce sont les meilleurs qui boivent, mais que ce sont ceux, à tout le moins, qui ont entrevu quelque chose, quelque chose qu'ils ne pouvaient pas atteindre, quelque chose dont le désir leur faisait mal».

    A un moment donné, n'importe quel quidam peut ressentir le vide de sa vie et en souffrir. Les plus «purs» quittent alors le monde pour le « désert» du contemplatif, du mystique ou du saint. Chez Simenon : du déviant ou du clochard. Dans l'univers de Simenon, que notre confrère Henri-Charles Tauxe a justement caractérisé, ce sentiment du vide social ou affectif renvoie à une autre sorte de «vide» dont parlent les mystiques de toutes les traditions, qu'il soit « néant capable de Dieu », chez Pascal, ou vide-plein du bouddhisme zen. Cette nostalgie de l'infini luit «comme un brin de paille» dans les ténèbres suavement abjectes, sourdement tragiques et infiniment humaines des romans de Simenon.

    Henri-Charles Tauxe, Georges Simenon. De l'humain au vide, Paris, Buchet-Chastel, 1983.

     

     

    ENTRETIEN Henri-Charles Tauxe, journaliste, écrivain et psychanalyste, a bien connu Simenon, qui lui offrit un scoop mondial…

    Le 7 février 1973 paraissait, dans 24 Heures, un entretien exclusif de Georges Simenon avec notre confrère Henri-Charles Tauxe, auquel le grand écrivain annonçait sa décision de cesser d’écrire des romans. En septembre 1972, Simenon avait mis en vente sa maison d’Epalinges. Un mois plus tard, il s’installait au bas de Lausanne avec sa dernière compagne. Avec plus de 200 romans à son actif, sans parler de sa première production alimentaire sous une quinzaine de pseudonymes, Simenon se disait «délivré» après 55 ans passés dans la peau de ses personnages. « C’est une nouvelle vie qui commence » ajoutait-il à la veille de ses 70 ans, non sans déclarer à Tauxe, évoquant le Prix Nobel, qu’il était résolu à le refuser. Et toutes les « dictées », qu’il publia par la suite, confirment ce rêve réalisé de finir sa vie en Monsieur Tout-le-monde.

    Le « scoop » du rédacteur de 24 Heures ne relevait pas du hasard. De fait, Simenon et Tauxe avaient noué des liens d’amitié depuis leur première rencontre, suscitée par l’écrivain lui-même, qui dépassaient le cadre journalistique ordinaire. Précisons alors que la connaissance approfondie de notre confrère en matière de psychanalyse, et ses multiples intérêts extra-littéraires, notamment pour la neurobiologie, avaient suscité l’intérêt particulier de l’écrivain. « Venez donc parler, Tauxe »…

    « Ce qui m’a toujours frappé chez Simenon, explique aujourd’hui le septuagénaire Henri-Charles Tauxe, c’est sa curiosité inépuisable et son sens de l’humain universel. Il n’en finissait pas de vous questionner. Lorsque je suis devenu psychanalyste, il m’a dit un jour qu’il serait un jour mon client… Cela ne s’est pas fait, mais dès que la confiance s’est établie entre nous, il m’a dit des choses très personnelles en sachant que je n’en ferais pas état. Sur les femmes, par exemple, et sur sa fréquentation assidue d’un cabaret lausannois. « Ah Tauxe, je viens de m’en faire quatre ! ». On sentait qu’il avait besoin d’en parler. Plus tard, avec son ami Fellini, sa réputation de grand baiseur a fait le tour du monde… »

    Or comment le psychanalyste explique-t-il cette consommation sexuelle effrénée, que d’aucun réduisent à un taux de testostérone exceptionnel ? «La physiologie est une chose, mais le cas de Simenon est sans doute beaucoup plus compliqué. Comme on le voit notamment dans la révélatrice Lettre à ma mère, Simenon a vécu un Œdipe très difficile. A la carence affective initiale s’est ajoutée, avec les années, le déni répété de cette mère qui l’a humilié, par exemple, en lui rendant tout l’argent qu’il lui avait offert des années durant. Et puis il y a, omniprésent dans ses romans, un fonds d’angoisse qui se libère probablement par cette décharge. On sait en outre les relations conflictuelles de Simenon avec ses épouses. On l’a dit misogyne, mais c’est complètement réducteur. Pour l’homme, je me contenterai de reprendre sa devise : comprendre et ne pas juger. Or son œuvre nous aide énormément à comprendre l’homme… et la femme ! »

    Dans un essai sur Simenon d’une pénétrante acuité, intitulé Georges Simenon, de l’humain au vide, Henri-Charles Tauxe a mis en lumière les relations que Simenon entretenait avec ses semblables, la vie sous tous ses aspects et le cosmos, dans l’optique d’une certaine spiritualité agnostique.

    «Le retentissement universel de son œuvre n’a rien à voir avec un truc d’auteur à succès, relève encore Tauxe, et tout avec sa fabuleuse capacité de se mettre dans la peau des autres et de traduire leurs angoisses, leur ras-le-bol, leur désir de changer de vie, leur sentiment du vide social ou sidéral. L’angoisse, autant que l’agressivité, sont des phénomènes qui s’enracinent dans l’inconscient, et Simenon l’a saisi en médium. La dernière fois que nous sommes rencontrés, quelques mois avant sa mort, au Château d’Ouchy, nous avons eu une bonne conversation sur la vie comme elle va et ne va pas en ces temps de déshumanisation qui l’effrayaient, mais Simenon ne posait jamais au philosophe. Ses derniers mots me restent : « Ah, Tauxe, merci, nous avons passé un bon moment…»

     

    Le commissaire Maigret, la quarantaine flasque quand il apparaît dans Pietr le Letton, terrien de souche entré dans la police parisienne par la petite porte, pourrait être dit le contraire de l’expert. Commissaire rondouillard, bougon, vagabondant armé de sa seule pipe, coiffé d’un melon puis d’un chapeau mou, buveur mais pas trop, mangeur de saucisson et des plats mitonnés par Madame Maigret, le commissaire n’a rien de commun avec les cracks raisonneurs du roman à énigme (Sherlock Holmes ou Hercule Poirot)  ni avec ceux du roman noir américain, de Philip Marlowe à Lemmy Caution. Il dort en chemise de nuit et se découvre devant les dames, il est à la fois vague et formidablement présent. On sait sa parenté avec le père de Simenon, dont celui-ci disait qu’il « aimait tout ». On constate à tout moment sa profonde humanité. Plus que l’énigme, c’est le motif du crime qu’il interroge, le pourquoi du passage à l’acte. Plus que le crime, c’est le criminel qui l’intéresse, Fils d’humaniste taciturne, Jules Maigret sera, comme Simenon, celui qui essaie de comprendre sans juger. Plus que justicier patenté, il est « peseur d’âmes ». Or ce n’est qu’en 1950 que l’écrivain en dira plus à propos de son personnage, au trente-sixième volume de la série, avec Les mémoires de Maigret.

    Dans la foulée de Maigret, les auteurs de polars contemporains ont « humanisé » le genre. En France, un Alain Demouzon avec Melchior, son héros « surbanalisé », Didier Daeninckx radicalisant l’approche sociale de Simenon sans le renier, comme le Pepe Carvalho de Montalban, en  Espagne, politise ce cousin de Maigret. En Italie, Giorgio Scerbanenco s’inscrit lui aussi dans cette filiation avec son toubib Duca Lamberti, comme cet autre auteur « culte » qu’est devenu Andrea Camilleri, qui se réclame explicitement de Maigret dans la genèse de son Montalbano.

    Enfin, le côté anti-expert de Maigret se retrouve chez les romancières anglaises Ruth Rendell ou P.G. James autant que chez divers auteurs nordiques (dont un Henning Mankell), et jusque dans les deux séries télévisées « humanistes » de Columbo et Derrick…

     

    Dix entrées du Labyrinthe

     

    Simenon8.jpgEn Pléiade

    Avec ou sans Maigret, la bouleversante Lettre à mon juge, Le Bourgmestre de Furnes et son tableau balzacien d’une déroute, ou encore Les inconnus dans la maison et sa défense de la vraie justice, sont présents dans le premier de ces deux volumes de Romans rassemblant le Simenon « essentiel » en 22 titres. Le second s’ouvre sur La neige était sale, roman « noir » de l’Occupation, et s’achève sur Le chat. Une consécration, chez Gallimard, avec une préface magistrale de Jacques Dubois et l’Album iconographique Simenon.

     

    Côté bio

    Un troisième volume de La Pléiade rassemble Pedigree, roman à valeur biographique (jusqu’à seize ans), et la terrible Lettre à ma mère, entre autres romans qui ont des résonances liées à la vie de l’écrivain. Indispensables aussi : le  Simenon de Pierre Assouline, biographie de grande envergure qui ne cache rien des positions parfois discutables de l’écrivain, rééditée en Folio. Très utile aussi : L’univers de Simenon, sous la direction de Maurice Piron, aux Presses de la Cité. Pour tout « routard » simenonien…

     

    Pietr-le-Letton

    Premier Maigret, entre Paris et Fécamp, riche en rebondissements et coups de théâtre. Le commissaire a déjà sa méthode d’immersion dans le milieu, attendant la « faille » révélatrice de la personnalité du suspect. Jouant sur le thème du double, avec la découverte d’un cadavre sosie du célèbre escroc international attendu à Paris, Maigret fait de l’enquête une affaire personnelle après la mort de son camarade Torrence. Finalement coincé, le faux Pietr confesse son passé au commissaire avant de se suicider sous ses yeux. Poche, 2008.

     

    Le Coup-de-lune

    Premier des romans « africains » de Simenon, ce livre fait écho aux remarquables reportages de l’écrivain par sa façon de décrire et de critiquer l’administration coloniale française dans les années 1930. Joseph Timar, fils de fonctionnaire venu tenter sa chance dans le commerce colonial, perd vite ses illusions après le meurtre d’un jeune boy à quoi s’ajoute la faillite de l’entreprise qu’il devait rejoindre. Violent et sensuel à la fois, ce roman de la désillusion coloniale saisit par sa façon de vivre une dérive personnelle de l’intérieur. Poche, 2003.

     

    L’Affaire Saint-Fiacre

    Est-il bien fiable, ce Maigret qui ne découvre pas le coupable au terme de son enquête, dont la conclusion sera « donnée » par le héros rentier, Maurice de Saint-Fiacre, en ce lieu très évocateur de son enfance pour le commissaire y revenant trente-cinq ans plus tard. Si l’ « efficacité » conventionnelle n’y est pas, le roman creuse plus profond et a été reconnu, par les spécialistes, comme l’un des sommets de la littérature policière, avec Le petit homme d’Arkhangelsk. Poche 2003 et 1997.       

     

    Les gens d’en face

    Relevant des « romans de la destinée », donc non-Maigret, que Simenon appelait aussi ses « romans durs », cette évocation de la vie à Batoum, ville du sud de l’Union soviétique, au début des années 30, constitue un tableau impressionnant de la vie quotidienne soumise à l’oppression stalinienne, sans trace pour autant de discours politique. Le protagoniste en est un jeune consul turc du nom d’Adil bey, qui a de la peine à s’adapter à sa vie à Batoum, où « les gens d’en face », un agent de la police secrète et son épouse, exacerbent son malaise. Poche, 2004.

     

    Le Pendu de Saint-Pholien

    Un pur Maigret qui se rapproche, par sa substance, des romans-romans de Simenon, et par sa densité existentielle et par ses liens aussi, avec la jeunesse liégeoise de l’écrivain. C’est au terme d’une mission accomplie à Bruxelles que Maigret se lance dans une autre affaire après le suicide d’un inconnu dont il apprend qu’il est originaire de Liège et a participé à une société secrète anarchisante mêlée à un meurtre. Baignant dans une atmosphère lourde et tendue, le roman révèle une fois de plus la sagesse du commissaire.

     

    Les trois crimes de mes amis

    Le thème du « passage de la ligne » est essentiel dans l’univers de Simenon, qui fait que certains d’entre nous, d’un jour à l’autre, deviennent criminels. Dans ce récit en première personne qui tient à la fois de la remémoration personnelle et du roman, Simenon évoque trois destinées de meurtriers qui le ramènent dans son quartier d’Outremeuse et, plus précisément, dans le même local bohème proche de l’église de Saint-Pholien. Toute une époque, vécue par le jeune journaliste, revit avec cette évocation liégeoise d’entre-deux-guerres.  

     

    Le fond de la bouteille

    Il y a de l’atmosphère faulknérienne dans ce roman « américain » d’une âpreté qui n’a d’égale que le sentiment profond de haine-amour  liant deux frères, sur fond de dérive alcoolique et d’orages mexicains à la saison des pluies. Lorsque Pat, notable d’un village-frontière de l’Arizona, entre Mexique et States, voit débarquer un soir son frère Donald, condamné pour meurtre, l’alcool exacerbe le ressentiment refoulé dans un conflit qui rappelle le frère « ennemi » de Simenon. Le dénouement a, d’autant plus, valeur d’exorcisme.

     

    Le Petit saint

    Simenon disait que ce roman, composé à Epalinges en 1964, était l’un de ses préférés. Il y est question de l’enfance et de la formation de Louis Cuchas, avant-dernier né d’une famille de six enfants dont la mère se partage entre ses amants successifs et sa charrette de marchande des quatre  saisons. Grouillant de vie finement observée, dans le quartier parisien des Halles et dans la bohème artistique des années 1920, cette éducation sentimentale d’un artiste gardant son cœur pur quand il devient célèbre diffuse une belle lumière.  

     

    Ces articles ont paru ce samedi 29 juin 2009 dans le supplément spécial consacré à Georges Simenon par 24 Heures. Cf: www.24heures.ch/Simenon

     

     

     

     

  • Les Experts au défi

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    …On ne sait pas comment il est entré avec ces barreaux, ni comment il a pu ressortir avec cette porte murée, en tout cas ce n’était pas un étranger, parce qu’il n’y avait rien à voler, et dans la région il y a bien des jalousies mais nos gens ne sont pas malins au point d’incendier un rural sans laisser une bricole d’ADN…
    Image : Philip Seelen

  • L'Ange blessé

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    La scène apparaît dans les nuées tourmentés d'un ciel de songe, à la fin du court-métrage d'Alexandre Sokourov intitulé Le rêve d'un soldat. Or de qui est cette peinture étrange et belle ? C'est la question que je me suis posée avant de demander à mon ami Philip de la capter en noir et blanc pour notre Panopticon. Et voici qu'à ma demande d'identification vient de répondre l'inestimable, inappréciable, irremplaçable et non moins impossible Niki, sorti de son fourré d'Ardenne bleue. Intitulé L'Ange blessé, le tableau date de 1903 et son auteur est l'artiste finnois Hugo Simberg, à propos duquel Wiki, par Niki, nous dit tout ce que nous devons savoir. Que Niki et Wiki en soient bonnement remerciés... 

  • Carnets de la Désirade

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    Panopticon763.jpgNotes de Janvier (extraits) 

     

     À la Désirade, ce dimanche 4 janvier 2009. – Une belle photo de Philippe, où l’on voit Lucienne et Florent, l’ami de Sophie, en train de faire ensemble un puzzle dans un rayon de soleil oblique traversant le clair-obscur, rend à merveille le climat familial dans lequel nous avons passé les fêtes et le tournant de l’année. Cette image me restera comme un emblème de l’affection qui nous relie les uns aux autres, de même que l’image de la flamme dont le reflet palpite dans l’arbre enneigé, que ma bonne amie a photographiée l’autre jour.

     

    À La Désirade, ce samedi 10 janvier. Me viennent, tous les matins, des pensées que j’aimerais inscrire de façon plus nette et régulière. Je les intitulerai Pensées de l’aube. En voici trois pour commencer…  

     

    DSCN1653.JPGDe la joie. - Il y a en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.

     

    De l’Un. – Ma conviction profonde est qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.

     

    Du noir. – Plus vient l’âge et plus noir est le noir d’avant l’aube, comme un état rejoignant l’avant et l’après, à la fois accablant et vrai, mais d’une vérité noire et sans fond qui reprend bientôt forme tandis qu’un sol se forme et qu’un corps se forme, et des odeurs viennent, et des saveurs, et la joie renaît - et cet afflux de nouveaux  projets.

     

    A La Désirade, ce lundi 12 janvier. – Je pense ce matin à mon père, qui aurait eu 93 ans aujourd’hui. Ensuite composé mes Pensées de l’aube, qui me sont venues d’une coulée. Je vais m’y employer chaque matin, comme à une sorte d’exercice spirituel et grammatical à la fois.

     

     

    Paint83.JPGDe l’offrande. – Je me réveille à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées et là-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté, je vous donnerai ce qui m’a été donné les yeux fermés.

     

    De l’absence. – Je n’aime pas que tu ne sois pas là, je n’aime pas avoir pour écho que ton silence, je n’aime pas cet oreiller que ta tête n’a pas martelé du chaos de tes songes, je n’aime pas cet ordre froid de ton absence que nous sommes deux à ne pas aimer, me dit ton premier SMS de là-bas.

     

    De l’espérance. – Tu me dis, toi le désespéré, que mes pleurs sont inutiles, et tout est inutile alors, toute pensée comme l’aile d’un chant, toute esquisse d’un geste inutilement bon, toute ébauche d’un sourire inutilement offert, ne donnons plus rien, ne pleurons plus, soyons lucides, soyons froids, soyons utiles comme le couteau du bourreau. 

     

    A La Désirade, ce dimanche 18 janvier. – J’ai visionné hier soir Du bruit dans la tête, le dernier film de Vincent Plüss, film d’auteur romand  typique de la nouvelle génération des trentenaires, d’une vive sensibilité et d’une grande plasticité visuelle aussi, avec une jeune comédienne remarquable, du nom de Céline Bolomey.  Immédiatement après cela, nous avons encore regardé Séduction dangereuse, thriller américain à tout casser avec Bruce Willis et une fille canon, mais qui s’est éventé aussitôt après alors que Du bruit dans la tête me restait précisément « dans la tête »…

     

    Des mains amies. – J’ai mal au monde, se dit le dormeur éveillé, sans savoir à qui il le dit, mais la pensée se répand et suscite des échos, des mains se trouvent dans la nuit, les médias parlent de trêve et déjà s’inquiètent de savoir qui a battu qui dans l’odieux combat, les morts ne sont pas encore arrachés aux gravats, les morts ne sont pas encore pleurés et rendus à la terre que les analystes analysent qui a gagné dans l’odieux combat, et le froid s’ajoute au froid, mais le dormeur dit à la nuit que les morts respirent encore…

     

    De la vile lucidité. – Ils voient partout des alibis, toute pensée émue, tout geste ému, toute action émue ils les dénoncent comme nulles et non avenues, car ils voient plus loin, la Raison voit toujours plus loin que le cœur, jamais ils ne seront dupes, jamais on ne la leur fera, disent-ils en dénonçant les pleureuses, comme ils les appellent pour mieux les démasquer, mais ce ne sont pas des masques qu’ils arrachent : ce sont des visages.  

     

    De la compassion. – Mais aussi tu te dis : de ta pitié, qu’en ont-ils à faire ? Les chars se retirent des décombres en écrasant un peu plus ceux qui y sont ensevelis et tu devrais faire ton sac, départ immédiat pour là-bas, mais qui s’occupera du chien et des oiseaux ? Et que fera-t-elle sans toi ? Et toi qui ne sait même pas construire un mur, juste bon à aligner quelques mots, juste ces quelques mots pour ne pas désespérer: courage les vivants…

     

    A La Désirade, ce mercredi 21 janvier. – Il n’y a, pour L’Enfant prodigue, qu’une discipline à restaurer : l’écriture à l’encre verte, une ligne après l’autre. C’est ainsi que je recopie, à la main, toute la partie lancée à la machine, des quatrième et  cinquième chapitre, et tout le chapitre Veillée des silencieux, dont les premières quinze pages ne m’ont pas satisfait, faute de suite et d’attention.

    Même chose pour la peinture : c’est par l’odeur de l’huile que je vais y revenir, et la suite attentive, une couche après l’autre…

     

    A La Désirade, ce jeudi 22 janvier. – Très étonné, ce matin, de trouver plus de 900 visiteurs dans les stats de mon blog. Est-ce une erreur ou l’effet de je ne sais quelle annonce ? A vrai dire je n’en ai cure, plutôt inquiet du temps que je passe sur la Toile, au détriment de mon Enfant prodigue, auquel je n’ai pas avancé ces derniers temps.

     

    À La Désirade, ce dimanche 25 janvier. – Tôt levé ce matin. Tôt achevé mes Pensées de l’aube. Tôt relancé la machine. Grand beau temps. Bonne écriture en perspective. Bonne lecture. Bonne peinture. Et ce sentiment cuisant, cependant, que tout va à vau-l’eau. Pour ce qui me concerne alors : tout à relancer, tout à revivifier. Le sentiment d’une grande solitude, quoique je sois bien entouré par des proches très attentifs. Mais le sentiment de froid et de vide, s’agissant des autres, n’en est pas moins là. Seule réponse me concernant : mes livres, ma peinture, la présence d'L.

     

     

    °°° 

    Se rappeler, à tout moment, que c’est le manuscrit qui commande – le manuscrit et la toile aussi. Faire compte seul. Ne faire que faire. Ne faire que ce qui me plaît. Or ce qui me plaît essentiellement, c’est tirer, de la matière, beauté et spiritualité. Ne penser ainsi qu’à donner. C’est cela même : ne penser qu’à donner.

     

    A La Désirade, ce lundi 26 janvier. – Très bonnes dispositions ce matin, après un éveil troublé par un cauchemar. Mon idée fixe : ne faire que faire, une chose après l’autre. Ne plus rien attendre de quiconque, hors de mes tout proches, et construire obstinément. Ceci constitue d’ailleurs ma force : l’obstination.

     

    Notre besoin lancinant de reconnaissance relève d’une espèce d’obsession d’époque qui nous impatiente et nous affole, proportionné sans doute au sentiment que nous avons d’être seuls et abandonnés

     

    °°°  

     

    Renouer avec le texte et la matière picturale est essentiel. J’entends : le geste. Cela surtout compte : le geste.

     

    °°°

     

    Sheers1.jpgJe suis en train de découvrir, ces jours, trois nouveaux auteurs anglais de belle qualité : Owen Sheers, John Burnside et David Mitchell. Résistance d’Owen Sheers est immédiatement prenant, dans la foulée poétique d’Edna O’Brian ou de John McGahern. Il y a là une épaisseur humaine et une qualité poétique d’expression rares aujourd’hui. Ces auteurs ont en commun un sens de la société beaucoup plus affûté que leurs pairs français

      

             °°°

    L’allégresse vient en chantant.

     

    °°°

    Peut-on rester croyant en étudiant réellement les textes ? Je me le demande. Je me demande quelle sorte de foi reste possible… de bonne foi ? Je sais que l’amour reste et que l’inquiétude subsiste elle aussi, mais ce qu’on appelle la foi ? Je me le demande. Newman disait: « De même que dix mille poneys ne font pas un cheval, dix mille difficultés ne font pas un doute ». Or n’est-ce pas, justement une de ces pirouettes de théologiens qui relèvent d’une certaine mauvaise foi ?

     

    A La Désirade, ce jeudi 29 janvier. – Nouvelle surprise ce matin, à la lecture des stats de mon blog : plus de 1000 visites en un jour et 11.000 pages consultées. Et pourquoi cela ? Quel nom, quel thème ont suscité ce regain d’attention ? Quelle recommandation de qui ? Pas la moindre idée.

     

    °°°

    Assez intéressé par le nouveau livre de Danielle Sallenave, Nous, on ne lit pas, où elle raconte ses expériences dans une école de Toulon. Note au passage qu’elle considère l’écriture comme une joie qui contient sa propre rémunération. Tout à fait mon sentiment.

     

    Vif plaisir à lire Interventions 2 de Michel Houellebecq. Sacré lascar tout de même. Sa façon de traiter Prévert de con et de parler de Robbe-Grillet m’est plutôt sympathique ; sa façon de faire le mariole n’exclut pas des vues intéressantes et souvent originales.

    PaintJLK32.JPGDe la lecture. – Moi c’est comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre, c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…

     

    De la délicatesse. – Toi je vois que tu ne supportes pas les compliments et la lèche des médias et des gens importants, après ton concert, te retenant cependant de ne pas leur sourire de tes vieilles dents de divine pianiste à peu près aveugle, et c’est pourquoi je reste si longtemps à t’observer de loin, te souriant lorsque tu te penches vers notre enfant qui s’excuse de te déranger avant de t’offrir son bouquet de pensées…

     

    De la bienveillance. – À ces petits crevés des fonds de classes mieux vaut ne pas trop montrer qu’on les aime plus que les futurs gagnants bien  peignés du premier rang, mais c’est à eux qu’on réservera le plus de soi s’ils le demandent, ces chiens pelés qui n’ont reçu que des coups ou même pas ça : qui n’ont même pas qui que ce soit pour les empêcher de se déprécier.

     

    Ascal2.jpgÀ La Désirade, ce samedi 31 janvier. – En apesanteur ces jours, ou peu s’en faut. Content d’un nouveau lien, avec Françoise Ascal, écrivain de Franche-Comté qui a suivi la composition de mon Enfant prodigue avec beaucoup d’attention. Ses propres mots et images, dans un très beau texte intitulé Noir-racine, paru sur Remue.net, m’ont immédiatement touché. L’ai signalé sur mon blog en lui dédiant mes dernières Pensées de l’aube. En outre recopié l’ensemble de celles-ci à ce jour : tout janvier 2009. Dix pages.

     

  • Le Kid

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    …Mais oui, je sais, vous êtes affreux, sales et méchants, un peu moins les femmes mais encore, un peu moins les mômes en dessous de trois ans mais encore, je dirais pas que c’est la seule Faute du Père, là je suis pas juge, c’est vrai qu’Il était déjà bien vieux quand Il a fabriqué tout ça, et sûr qu’Il a dû trembler la moindre au moment des finitions, mais bon, faut faire avec et je vous le dis en vérité je vous le dis: laissez-vous venir à moi et j’arrange tout ça…
    Image : Philip Seelen

  • Une Chinoise qui vaut de l'or

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    Au Festival de Locarno 2009, le palmarès, sans concessions, consacre la qualité plus que l’éventuelle popularité…
    C’est une petite bonne femme pétant le feu et toute de rouge vêtue, du nom de Xiaolu Guo, qui est montée hier sur la scène de la Piazza Grande pour recevoir, en présence du président du jury de la compétition internationale, le réalisateur brésilien Jonathan Nossiter, le Léopard d’or de l’édition 2009 assorti d’une somme de 90.000 francs, pour Elle, une Chinoise, film produit par le Royaume uni, la France et l’Allemagne. Figure talentueuse et combative déjà connue en Angleterre et en France comme romancière et cinéaste, Xiaolu Guo incarne la création indépendante attentive aux ruptures sociales et humaines de l’époque. Son film raconte ainsi les tribulations d’une jeune Chinoise quittant son trou de province pour l’Angleterre où elle subit et surmonte de dures et significatives épreuves.
    LocarnoChinese.jpgCe choix rigoureux appelle une seule question déjà posée en 2007 et 2008 : verra-t-on Elle, une Chinoise, dans les salles obscures ? Même question à propos des deux autres fleurons du palmarès : Nothing personal de la Néerlandaise d’origine polonaise Urszula Antoniak, gratifié de cinq récompenses dont le Léopard de la première œuvre, le prix de la critique et le prix d’interprétation à Lotte Verbeek ; et Buben baraban du réalisateur russe Alexei Mizgirev, prix spécial du jury international. Par ailleurs, le Léopard d’or de la section Cinéastes du présent consacre lui aussi une œuvre « radicale » avec The Anchorage, des réalisateurs américano-suédois C.W. Winter et Anders Edström, sévère évocation poétique de la vie d’une femme en harmonie avec la nature.
    LocarnoGiulia.jpgEn contraste certain, le prix du public a été attribué à Giulias Verschwinden de l’Alémanique Christoph Schaub, comédie qui a marqué l’un des beaux soirs de la Piazza Grande, tandis que le prix d’interprétation masculine récompense le formidable comédien grec Antonis Kafetzopoulos, dans l’irrésistible Akadimia Platonos de Filippos Tsitos, qui décroche le prix du Jury œcuménique alors que Piombo Fuso, poignante traversée des ruines de Gaza par le réalisateur italien Stefano Savona, reçoit le prix spécial du jury des Cinéastes du présent.
    LocarnoPiombo.jpgSi le Romand Frédéric Mermoud (seul Suisse en compétition internationale avec Complices) revient bredouille de Locarno, saluons le petit léopard d’or à Chris Niemeyer pour son court métrage Las pelotas. Enfin, dernier clin d’œil au grand public : le prix Variety Piazza Grande distingue le potentiel « grand public » de Same Same but Different, de Detlev Buck évoquant les amours d’un jeune Allemand en Asie, comme un juste retour des choses…