En quoi consiste le plus de la fiction? En cela: la magie du conte, qui est un transit et une sphère. La formule-sésame en est: il était une fois. Tout ce que nous savons plus ou moins est repris autrement et pour tous. Tous nous savons ce que c’est que d’être en proie au malheur ou au doute, de perdre un ami ou un enfant, de craindre la maladie ou la mort. Mais l’art suppose une transposition. L’autoportrait de Rembrandt résume cent, mille visages, alors que la confession à l’émission de Delarue est aussi grise et fade qu’un photomaton.
Je ne dirai plus: j’ai le temps, mais je suis le temps.
X. prétend que la dépression n’existe pas. Le sempiternel: je ne veux pas savoir. Le même qui ne peut pas comprendre qu’une femme de 50 ans retourne à l’université. Platitudes de parvenu.
Le format est un état à atteindre, puis à dépasser. Du savoir-père à l’invention-fils. De l’information-mère à la connaissance-fille. Ce flux de la filiation me parle mille fois plus que la vérité-bunker des pères dans laquelle se claquemurent les vieux birbes.
Scène combien significative de Brodeuses: la mère qui ne voit pas l’enfant que porte sa propre fille, alors que son amie aînée, mère d’adoption en somme, l’a deviné dès son premier regard.
Il m’arrive certes d’occulter certains souvenirs, mais je ne les renie pas pour autant: je les pousse un peu de côté pour mieux voir ce qui m’importe, mais ils sont là, dans l’ombre, comme la ville contient ses bas-fonds ou ses simples retraits. Je sais bien que certains voudraient me ramener à les considérer au détriment du reste, mais je n’en ai cure.
Le temps coule autour de nous et en nous. Le temps nous tisse. Les hommes savent le temps et le fertilisent. La culture est notre façon de tisser le temps qui nous tisse.
Ce qui peut sembler lieu commun, dans les observations de Michel Serres, est en effet lieu de rencontre commune, lieu d’intersection dans le temps, lieu de jonction de l’amont et de l’aval.
Commencé de lire Cantique des plaines de Nancy Huston et L’Incandescent de Michel Serres. Tous deux évoquent, chacun à sa façon, la coulée du temps et notre insertion dans le grand récit. En outre reçu une carte de Nancy avec une émouvante figure de Christ.
Le passage sur les enfants, au début de 1984, qui fait dire au narrateur que « presque tous les enfants étaient horribles me rappelle ce garçon mou de seize ou dix-sept ans remarqué hier à la gare, la chevelure relevée en chignon et le pantalon de survêtement lui tombant sur le bas des hanches, pour ne pas dire aux genoux, évoquant un laisser aller et un « rien à foutre » en contraste frappant avec l’allure d’un groupe d’écoliers, treize quatorze ans, tout frais et tout vifs, l’oeil clair, bien sapés, évoquant avec malice leur premier cours d’éducation sexuelle à venir. Au demeurant impossible de dire de notre monde que les enfants y sont horribles. Au plus: certains ont de la peine, certains illustrent la piètre éducation reçue, certains flottent, certains surnagent, tandis que d’autres pratiquent déjà toutes les nages bien mieux que nous à leur âge, etc.
En reprenant la lecture de 1984, je vibre de nouveau, et d’abord du fait que cette charge, visant initialement le totalitarisme stalinien, vaut aujourd’hui aussi pour tout ce qui concerne le double langage, la schizophrénie et la paranoïa des temps qui courent. On dit amour quand il s’agit d’indifférence, éthique quand il n’est question que de masquer son cynisme, et ainsi de suite.
En comparant cette merveille aux « romans » de Zinoviev, je comprends mieux maintenant où réside le défaut majeur de ceux-ci: monomanie et mégalomanie, égocentrisme et paranoïa. Par orgueil délirant, Zinoviev a pris ses visions, d’abord pertinentes et ensuite gonflées à l’excès, pour la réalité. Jamais il n’aura vu les nuances de celle-ci. Même aveuglement que chez les professeurs de désespoir. Sauf dans L’Avenir radieux et dans Un homme de trop, la complexité humaine n’y est guère, ou alors de moins en moins, au fur et à mesure que la grenouille enflait pour nous prouver quel boeuf elle était. Complexe éternel du génie court sur pattes. Dimitri voyait en Les hauteurs béantes le premier livre du XXIe siècle, mais le communisme soviétique a implosé avant la fin du XXe siècle et ni l’un ni l’autre ne semblent en avoir tiré de réelle conséquence.
Il ne faut pas piler son mil avec une banane trop mûre. (Proverbe bantou)
« L’éléphant se laisse caresser, pas le pou » (Lautréamont)
« Le prophète est un homme qui se souvient de l’avenir »
« Qui sait raser le rasoir saura effacer la gomme». (Michaux)
C’est en écrivant le roman qu’on écrit le roman. C’est pour lire le roman qu’on écrit le roman. C’est pour savoir ce qu’il y a dans le roman qu’on le remplit. Ainsi de suite.
Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande émotion poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, restitué par Jacques Roman. Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant qu’intellectuellement et spirituellement, par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’une puissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement bouleversé. (Au théâtre, ce 5 novembre)
Ils se replient sur le magot les boutiquiers. Ils se claquemurent en sifflant contre l’Etranger voleur. Ils ne veulent plus rien quant à soi que soi.
« Les idées comme des boucs étaient dressées les unes contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire, l’enfant fut poussé à mordre. Le monde était tout drapeau (Michaux).
Je tends non pas à l’assiette mais au fil du couteau.
Nous restons en vie mais pas pour longtemps.
Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.
Celui qui gère son savoir sans penser à le dispenser. Le type du vieux schnock. Le savoir utilisé comme un pouvoir. Je vous en ferai voir, etc. Relire à ce propos ce qu’en écrit Michel Serres dans Rameaux.
Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire.
La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.
Celui qui classe ses livre sans les lire. Celle qui gère sa garde-robe. Ceux qui balisent leur vie.
Henri Michaux signe le raccourci, mais avec un clin d’oeil jamais perceptible chez un Char.
Ce que Tchékhov disait à son Olga à la veille de la représentation des Trois sœurs: ceux qui ont vraiment souffert ont pris le parti de siffloter au lieu d’étaler leur désespérance et d’embêter tout le monde. Mais non, ne gémissons pas: sifflotons.
Relu ce matin Les braves gens de courent pas les rues de Flannery O’Connor. La terrifiante histoire du Désaxé, incarnation du mal, qui laisse sa trace sur la terre en annihilant une famille, y compris l’insupportable vieille peau qui n’a quasi pas cillé à la mort de ses petits enfants… Ensuite poursuivi Du côté des Guermantes, qui repique soudain avec l’inénarrable colère de Charlus, Achille de salon qui humilie le Narrateur tout en le draguant plus ou moins, avec cette agressivité hyper affective des invertis.
Charlus remarque que ce qui compte n’est pas qui l’on aime mais d’aimer, et ce fut toujours ma propre position.
Le thème de Sodome et Gomorrhe n’est pas tant l’homosexualité que la passion amoureuse sous ses multiples formes.
Evoquant sa première extase sexuelle, à 12 ans, Voisard en fait, dans une page, une chose belle et même sacrée. On sent là la base d’un véritable érotisme poétique.
Ce à quoi j’aspire est d’échapper à la platitude, à la mesquinerie, à la fumisterie, à l’esprit grégaire de l’époque.
A propos du film Anatomie de l’enfer, de Catherine Breillat, que j’ai regardé hier soir, j’ai noté en vrac: de la solitude, du sexe tournant à vide, du blanc du corps de la femme et du noir velu d’où monte la trique de l’homme, de la queue à tête de noeud, de la force, de la bestialité, du cercle serpentueux de l’homosexualité qui se mord la queue, de la peur de la femme, du besoin d’humilier, de la puissance brandie, du désir de tuer, de la faiblesse effective et de la force prétendue - sempiternel motif de la guerre des sexes -, de la prétention (peut-être vaine) de montrer ce qui n’est pas montrable, du parti pris d’obscénité, crucifix et stigmates de la femme, tampon imbibé de sang mis à infuser comme un sachet de tisane, aubergine-gode dans la chatte et la queue du mec qui s’y plonge pour en ressortir dégoulinante de la chair du double fruit, jute de la femme et pulpe du légume, patati patata.
Ce que j’aime chez William Trevor, c’est l’indulgence. Plus qu’un Tchekhov, il pardonne à la vie, pourrait-on dire. Tchekhov est noir. Pas Trevor. Il y a chez Tchekhov un indéniable goût du noir et crescendo: comme un goût du pire qui s’accentue et me semble préfigurer Beckett, alors que Trevor reste essentiellement du côté des nuances de la vie. Pour autant je ne saurais jouer l’un contre l’autre.
Je suis redevable aux mesquins, cette année, de s’être montrés si mesquins qu’ils m’ont donné la force de m’arracher à jamais à leur emprise. Je me ris désormais des mesquins. Je les ignore. Chaque fois que j’aurai affaire à l’un d’eux, je lui répondrai, sans lui répondre justement: je t’ignore. Mais cela surtout: ne plus répondre. Et ne plus être, soi, jamais mesquin non plus.
Ken Park de Larry Clark, évoquant la vie de quelques ados californiens et de leurs parents, après le suicide d’un jeune skater de leur connaissance, au milieu de la piste de jeux, est un film à la fois tendre et dur, doux et violent, d’une totale honnêteté par le regard qu’il pose sur la vie, y compris ce qui passe pour choquant à l’ordinaire. D’aucuns y ont vu, bien entendu, de la pornographie, mais il n’en est rien. Ce sont des gens qui vivent ce que tout le monde vit, jusque dans la solitude et la détresse, l’idiotie ou la misère sexuelle. Le manque d’amour y est omniprésent sous diverses formes, comme il en va de ce père bodybuilder qui essaie d’abuser de son fils auquel il reproche d’être « une fiote », de ce père sri lankais qui châtie sa fille à coup de Bible alors qu’il rêve, troublé par sa ressemblance avec la mère défunte, de l’épouser, ou du pauvre garçon casé par ses parents chez ses adorables grands-parents, qu’il massacre à coups de couteau parce qu’ils l’embêtent. Ce que le réalisateur montre en somme, c’est que les adultes sont aussi immatures que leurs enfants, qu’ils perturbent en les associant à leurs désirs et leurs fantasmes, etc.
Ce qui m’intéresse chez William Trevor est sa façon de restituer toutes les nuances de la réalité, sans aucune espèce de préjugé. Il est à l’écoute, mais ce n’est pas un écouteur neutre pour autant: c’est une oreille sensible, liée à une vieille expérience humaine, une intelligence paisible des situations et un cœur généreux.
La Une du Matin de ce jour était consacrée à la comparaison de la longueur des verges des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour pièce à conviction.
Les nouvelles de William Trevor sont à lire et relire. Relisant ainsi A meeting in Middle Age, l’évocation de cette horrible rencontre d’une femme vieillissante qui paie un homme pour feindre l’adultère, histoire d’embêter son mari qui la délaisse, et du type en question, du genre effacé et prudent, mais qui s’est laissé prendre au piège pour toucher le chèque, m’apparaît sous un autre jour car j’avais oublié, faute de le noter, le détail d’un souvenir commun qui relie fugacement ces deux personnages se vomissant l’un l’autre à tous égards. A la fin de leur parodie de nuit d’amour, elle demande à son complice, par pure méchanceté, quel genre de fleurs il aimerait sur sa tombe. Et lui de répondre, sans réfléchir, qu’il aimerait du cerfeuil sauvage, car il en garde le souvenir de ses excursion dans la campagne, durant son enfance. Or le cerfeuil sauvage évoque les mêmes images innocentes à cette femme qui, du coup, se trouve toute décontenancée et réduite au silence, comme si la poésie était finalement plus forte que la mesquinerie – et c’est exactement ce que je pense ces jours en accomplissant ma servitude à l’édition du journal: que la poésie du monde est plus forte que la mesquinerie de tel et tel.
Comme Balzac, Trevor est intéressant. Cela que je retiens essentiellement: Trevor est intéressant. Chacune de ses histoires développe un point de vue révélateur sur une situation intéressante, et rétablit une vérité. Une vérité ou une justice.
A ceux qui te charrient sur ton âge, tu n’as qu’à citer Picasso qui disait qu’il faut des années pour devenir jeune, c’est-à-dire se débarrasser de la crasse des préjugés puérils, des a priori stupides, de la paresse adolescente et de l’arrogance idiote de la jeunesse biologique…
On voudrait écrire juste, mais le plus souvent ce n’est qu’à peu près ou à côté – j’entends dans l’expression des sentiments délicats ou des idées complexes.
Ceci de Georges Perros: « Il faut écrire pendant que c’est chaud ». A quoi j’ajouterai qu’il faut écrire pour se tenir chaud.
Les Français ont le sexe froid et méchant. Sade en est la meilleure preuve. Très peu d’auteurs français sont réellement sensuels et chaleureux dans leur érotisme, sauf peut-être un Restif de la Bretonne?
Perros semble exclure la naturel du journal intime, mais je ne crois pas. Je pense que le naturel peut être, sinon toujours tenu, au moins approché dans ces carnets…
Perros orthographie: l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables. Par amitié tricherais-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?
J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.
Il y a chez William Trevor ce qu’on pourrait dire l’objectivité à l’anglo-saxonne, qu’on observe également chez un Somerset Maugham ou un Paul Bowles, mais je lui trouve plus de cœur qu’à ces deux-là, et une puissance de développement plus ample également.
Je suis ma meilleure preuve de l’existence de Dieu, et avant moi: ma bonne amie et mes parents, nos filles et nos aïeux.
Le travail est une joie ou alors n’est pas ce qu’il devrait être. Le vrai travail dégage une énergie radieuse, productrice elle-même de beauté. Le vrai travail est à mes yeux travail d’art. J’entends cela pour moi, tout en étant conscient du fait que les formes du travail sont multiples et pas moins « nobles » les unes que les autres. Le travail du maçon, le travail du menuisier ou le travail de l’agriculteur sont aussi nobles que celui du professeur ou du poète.
En reprenant la lecture de La tyrannie du plaisir de Jean-Claude Guillebaud, je m’avise une fois de plus du fait que l’opinion répandue se repaît de préjugés et de contre-vérités, s’agissant notamment de l’origine de la répression en matière sexuelle. Le lieu commun veut que celle-ci découle du judéo-christianisme, alors qu’il est avéré que les Grecs et les Romains étaient aussi méfiants, envers la chair, que les chrétiens ou les juifs, tout en appliquant d’autres critères dans la distribution des interdits. La virilité de l’homme libre et le souci de la filiation commandaient dans les grandes largeurs. Guillebaud montre bien que tous les cas de figure personnels existaient comme aujourd’hui, mais que la société antique avait des règles aussi sévères, voire parfois bien plus cruelles que de nos jours. Ainsi une matrone romaine qui se faisait violer avait-elle l’obligation absolue de se suicider. Etc.
Le sentiment de la pudeur, l’opposition de la vertu et de la licence, de la pulsion et de la répulsion, du désir et de sa sublimation ne sont pas des inventions chrétiennes mais existent dans toutes les sociétés humaines, et notamment dans l’Antiquité occidentale. Lorsque Diogène se branle la verge en public, il le fait contre l’usage d’Athènes et le prendre en exemple de la liberté des Grecs en la matière est un contresens. L’honnête homme grec ou romain fait l’amour dans l’obscurité, la femme restant souvent à moitié vêtue. Aristote et Platon décrient la femme bien plus que le Christ. L’Antiquité est obsédée par la virilité, non pour des raisons psychologique mais par souci d’ordre social et de filiation, une fois encore. N’est véritablement homme que celui qui bande et domine. Ainsi de suite.
C’est bien avant sa conversion au christianisme, dès l’an 200, que Rome devient répressive en matière sexuelle, et pour des motifs purement sociaux. Pour le citoyen, la sexualité est avant tout un mode de domination.
Celui qui pratique l’amour anonyme. Celle que révulse les publicités aguichantes. Ceux qui se retrouvent en couples dans certains appartements.
Trop de bruit et trop de tout : voilà ce que nous nous disions hier avec Freddy Buache, et c’est ce que je me rappelle tous les jours en essayant de retrouver mes marques. Or ce n’est pas facile, tant on est sollicité tous les jours et de tous côtés. La question est alors : qu’est-ce qui est vraiment important ?
« Nous ignorons à quel point nous sommes morts dans ce que nous appelons nos vies» (Christiane Singer)
« Se connaître est la démangeaison des imbéciles « (Bernanos)
Image initiale: Philip Seelen.