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Livre - Page 147

  • Deuxième set

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    C quoi ce truc qu’y a dans le ciel, p’pa ?/ C un ange, tu vois bien ! / Mais c quoi, p’pa, un ange, c’est pourquoi faire un ange ? / C juste un ange qui passe tu vois bien, quoi ! / Mais pourquoi c fait un ange, dis, p’pa, c’est fait en quoi ? / Ecoute fils, là tu vois bien que je suis occupé avec Federer, alors tu me lâches les raquettes, basta !...

    Image : Philipe Seelen

  • Top Action

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    …T’as vu ça, Rosemonde, y font 20% sur le dernier Marc Levy, mais juste le premier jour je suppose, donc si t’en prends cinq à la fois, si je sais compter, ça te fait le Marc Levy pour rien donc sans rien dépenser, nous deux, ça en fait encore trois pour tes filles et la mienne…
    Image : Philip Seelen

  • Mademoiselle Saligot

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                De l’emblème qui signale les bons en ce pays. Où est évoquée la figure du Bon Maître par excellence. De la difficulté qu’il eut à soumettre une jeune sauvage à sa discipline.
     
                Les bons se signalent, dans ce pays, par un poisson autocollé à l’arrière de leur voiture, de sorte qu’on est averti à chaque fois qu’ils nous dépassent: attention, il y a encore des bons dans ce pays.
                Cet encore est plein de réjouissante menace, et c’est tout naturellement qu’il s’associe à mes yeux à la figure du Bon Maître, l’instituteur Cruchon, au moment où celui-ci s’approchait du pupitre de Mademoiselle Saligot jusqu’à ce que, tous tremblant un peu, elle et nous, le silence fût propice à la question qui se posait chaque semaine, savoir si mademoiselle avait encore saligoté ses affaires, auquel cas était brandie une fois de plus la menace de la fessée culotte baissée.
                Assez étrangement, la menace de la culotte baissée ne semblait pas impressionner Mademoiselle Saligot, qui se contentait de tirer la langue à ceux qui la raillaient à ce propos; en revanche, nous devions être plus d’un à souhaiter la scène à force de la redouter, et peut-être le Bon Maître lui-même ressentait-il quelque chose d’inavouable, qui le faisait à la fois brandir et remettre à plus tard le jugement et l’exécution de la sentence ?
                Le Bon Maître était pourtant la netteté personnifiée, et tout chez lui signifiait la droiture. De son âme régulière, sa blouse blanche immaculée était le visible symbole, et ses mains toujours propres, et jusqu’aux moindres annotations de sa claire écriture dans nos carnets, sévères mais justes.
                La formule lui tenait d’ailleurs lieu de présentation dès le premier jour: il faut, enfants, que vous le sachiez, je suis sévères mais juste. Et d’années en année la réputation de Monsieur Cruchon s’était ainsi établie, qui avait fait de lui le type du Bon Maître sévère mais juste.
                Cependant Mademoiselle Saligot ne lui avait pas moins tiré la langue, et  ce dès la première fois où il l’avait menacée, quand il eut le dos tourné.
                Le Bon Maître n’avait pu la prendre sur le fait, et jamais, ensuite, il ne fut assez leste pour se retourner à temps, mais il se doutait à l’évidence de quelque chose, il sentait que quelque chose lui résistait chez Mademoiselle Saligot, et pourtant il se gardait de donner trop d’importance à cette enfant de maçon sûrement destinée à végéter dans les zones obscures de la société tandis que ses bons sujets s’arracheraient de leur chrysalide pour s’envoler vers les hauteurs du Collège cantonal ou même de l’Université.
                Pour autant, Monsieur Cruchon ne se dévouait pas qu’à ses bons sujets. Il entrait même comme une crainte dans sa relation avec eux, ou plutôt avec les lois non écrites des hauts quartiers d’où ils étaient le plus souvent issus. Cela relevait de la simple observation, toute pareille à celle qu’il aimait détailler à la leçon de sciences naturelles: les bons sujets venaient des zones villas à l’imprenable vue, de la même façon que certaines espèces prospéraient au soleil tandis que d’autres semblaient chercher par nature la pénombre et l’humidité.
                Or, Monsieur Cruchon se gardait d’abandonner la gros de la classe à pareil déterminisme végétal. S’il respectait ses bons sujets, il vouait aux autres une façon de rude tendresse dans laquelle était englobée Mademoiselle Saligot.
                Celle-ci, dans la classe, était en somme la fleur sauvage qu’il évitait de toucher, crainte à la fois de se polluer et de flétrir son fragile éclat de fille des marais, cette étincelle de diamant de vouivre, cette chair de petit mollusque bonifiant dans l’eau croupie,ce front pur sous les cheveux en bataille et ces yeux violets, ces dents de louve entre les lèvres, ce demi-sourire provoquant et terrifié d’où surgissait tout à coup la langue impertinente, enfin tout ce qui restait dissimulé dans la culotte de grosse laine et que j’avais imaginé, durant un délire de fièvre, sous la forme d’un feu d’algues où dansaient des serpents - et comment ne pas comprendre, alors, la réserve de Monsieur Cruchon ?
                Quant à la réjouissante menace, elle continue de nous obséder cet après-midi. Nous avançons à pas lents sous les parapluie, entre les cyprès, derrière la voiture de l’ultime voyage du Bon Maître. Poisson autocollé sur la vitre arrière du corbillard propre en ordre. D’un doigt imaginaire sur la buée, je lui ajoute un trait. C’est une fente, le sourire équivoque de Mademoiselle Saligot nous promettant de retirer sa culotte au bord de la fosse, là-bas.  

    (nouvelle extraite du Sablier des étoiles. Campiche, 1999)

  • Encore une journée divine...

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    Alors comme il en va tous les jours que Dieu fait, selon l’expression consacrée, depuis le commencement des temps, nous passerons toute la sainte journée à réparer ce qui a été cassé hier et à casser ce qui sera réparé demain, même s’il ne faut pas remettre à demain, selon l’expression, ce qui peut être cassé ou réparé sur l’instant.

    Dans l’Atelier du Jouet dévolu à la fabrication d’armes de destruction pacifique et de poupées de distraction massive pour enfants innocents, les nettoyeuses et les nettoyeurs d’avant l’aube ont cédé la place aux monteuses et aux monteurs des chaînes appropriées, arrivés le matin même des villages et des villes pour y gagner le pécule régulé par les flux et influx de la Bourse, et dès la première heure les premiers produits étiquetés et empaquetés par les étiqueteuses et les empaqueteurs ont été listés et envoyés de par les villes et les villages où les enfants n’auront de cesse que de les détruire dans la journée.

    Comme il est de la nature des créatures faites à la ressemblance du Dieu méchant, dominants et dominés sont entrés par des portes séparées dans les ateliers géants de l’Atelier du Jouet, mais les enfants des dominés et des dominants feront le même usage de leurs jouets au cours de la sainte journée : il est écrit depuis le commencement des temps que la nature de la créature est ainsi conçue  que ce qui a été fait sera défait et que ce qui est brisé sera réparé, et de même que les dominés d’hier seront demain dominants, de mêmes les enfants d’hier verront-ils leur jardin piétiné dans la sainte journée, et nul n’y pourra mais, selon l’expression.

    De tout temps je le savais : de tout temps je l’avais pressenti avant de l’observer sur le grand pré de nos enfances, de tout temps le meilleur avait couvé le pire et l’inverse s’avérait à tout instant : nous étions tous de vrais angelots et de vraies crevures en puissance, les morveux du quartier des Oiseaux, faits  pour défaire faute d’avoir encore admis qu’il n’est de bon que faire, au sens où l’entendaient mon oncle Stanislas et les plus sages de nos aïeux qui avaient connu le défaire absolu de la guerre.

    Mais le geste de faire n’allait-il pas de pair, de toute éternité, avec cette rage que le grand Ivan avait montrée, de plaire ? Et le petit Ivan jouant les poètes, avec sa façon de couper les cheveux en quatre cents quatre, quitte à déplaire, n’était-il pas la même espèce de Caïn que son frère le bâtisseur  des chantiers ? Qui étaient le plus violent sur le grand pré ? Quand et comment l’envie était-elle apparue dans le quartier des Oiseaux ? Quels seraient les plus dénaturés, des anciens enfants des Oiseaux, de celle qui, rejetée de tous les siens, vendrait son corps aux abords du Palais Mascotte ou de la femme de notaire faisant métier de délation sous couvert d’évangéliser les classes basses de la société ?

    Que pouvait-on dire à l’Enfant, de ce qui est Juste ou dénaturé. La nature n’était-elle pas juste en laissant le dominant dévorer le dominé ? Et n’était-il pas de la nature que l’Enfant rejette l’enseignement de l’Ancien, comme en adolescences nous aurons piétiné tous les jardins ?

    Toute la sainte journée, les enfants, nous aurons le temps de gamberger tout en réparant ce qui doit l’être, que vous fracasserez peut-être demain avant de vous retrouver vous-même en morceaux. Or ils étaient en morceaux, Elle et Lui, quand ils se sont rencontrés, et de ces morceaux ils ont fait leur nacelle et les voici voleter sans ailes, portés par on ne sait quel souffle un peu fatigué, battant de l’aile.

    Nous serions fatigués mais ce geste de réparer nous revient à journée faite et c’est mieux que rien, selon l’expression. Nous referions ainsi le monde et les anciens n’y pourraient mais, tout en se trouvant justifiés quelque part, selon l’expression avariée. Notre langage serait avarié mais nous ferions comme si de rien n’était : nos enfants seraient à leur tour comme des dieux, selon l’expression, qui nous adopteraient à leur tour, puis leurs enfants les adopteraient à leur tour, on n’en finirait pas de s’adopter quelque part et ce serait Byzance à la fin, selon l’expression.       

    Toute la sainte journée de ce dimanche à ne rien souder, selon l’expression, puisque c’est jour chômé de l’Eternel au Jardin, nous ne ferons, les enfants, que nous faire du bien et au monde, nous ne ferons que jouer sans gain, nous ne ferons quelque part que réparer les jouets fracassés de nos enfances dénaturées, nous ne ferons que faire de notre mieux, selon l’expression.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

     

  • Le bibi

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    C’est vrai : ça a été dit et répété : cherchez la femme... On ne sait pas trop ce que ça veut dire mais moi je te dis et te le répète : MA femme se cherche, depuis que je l’ai trouvée elle se cherche, enfin je veux dire, elle se cherche LE petit chapeau qui lui permettrait de me lancer comme ça en toute innocence : - Comment tu me trouves ?

    Image: Philip Seelen

  • Du renvoi d’ascenseur

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    A La Désirade, ce mardi 1er juillet 2009. – Mon compère de blog Bertrand Redonnet, que je n’ai jamais rencontré que sur la Sphère et dans un livre épatant, intitulé Zozo, chômeur éperdu, que j’ai aimé et commenté dans mes Carnets de JLK, vient de me rendre la pareille en consacrant à mon dernier opus, Riches heures, une présentation personnelle et généreuse(http://lexildesmots.hautetfort.com)  qui m’a beaucoup ému par la justesse de sa perception – à quelques exagérations près, comme de prétendre que je lis « tout », et je ne vois pas que la Désirade ait la moindre « baie vitrée », ni la forêt proche le moindre pin… - et par son attention vive au détail du livre. Or rien ne me touche plus que l’attention réelle d’un lecteur, bien plus importante à mes yeux que les compliments qu’il pourrait m’adresser, dans une période que caractérisent justement l’inattention et la flatterie convenue, ou le déni pur et simple.
    Ce que j’aime surtout dans sa lecture de ma « lecture du monde » et de mon aspiration essentielle aux « passions partagées », c’est qu’il insiste sur la dimension de la « rencontre » que représente possiblement chaque livre dont on puisse réellement « tout lire » - et c’est dans ce « tout » non quantitatif que nous nous rejoignons évidemment.
    Bertrand souligne justement ma défiance envers toute forme d’idéologie, et cela dès le marxisme de nos dix-huit ans, et même si j’ai été tenté de remplacer le personnalisme de mes vingt ans par un ralliement à l’anarchisme de droite frotté de catholicisme littéraire intempestif à la Joseph de Maistre ou à la Léon Bloy (salut Dantec…), tout esprit de clan et tout système idéologique clos m’ont toujours rebuté et rejeté, jusque dans ses manifestations inattendues. J’ai bien observé, ainsi, un Alexandre Zinoviev, lu et rencontré maintes fois, qui se voulait le grand contempteur de l’idéologie. Or j’ai bient'ot découvert chez lui une passion de nature purement idéologique – un contre-système qui explique le manque d’incarnation de ses livres, à l’exception des premiers, tel l’inoubliable Adieu à l'automne.
    Bertrand Redonnet cite alors, comme étant significatif, l’écart scandaleux – véritablement scandaleux, à l’époque : la chose à ne pas faire – dont je me suis rendu coupable en ma folle jeunesse, consistant à rendre visite à Lucien Rebatet, le plus grand Salaud vivant des lettres françaises, auteur d’un pamphlet d’une incroyable violence, Les Décombres, dont j’ai d'ailleurs refusé de parler avec lui (come quoi ma liberté n’était pas totale…), mais aussi d’un immense roman d’apprentissage, pur de tout fascisme et de tout racisme, intitulé Les deux étendards et mettant en scène, dans l'entre-deux-guerre lyonnais, le grand débat entre foi catholique et athéisme sur fond de découverte juvénile de toutes les passions.
    C’était en 1972, je pratiquais le journalisme et la critique littéraire depuis trois ans et m’étais éloigné de mes amis progressistes sous le double effet de la découverte de la complexité de la réalité réelle, et de la rencontre de l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, notoire anticommuniste… Mon entretien avec Rebatet me valut pas mal de lettres d’injures et un violent esclandre dans un café lausannois (le Mao…) où j’entendis un ex-camarade hurler qu’il fallait me tuer. Or je me dis, aujourd’hui, que je l’avais en somme cherché, et pas tant à vrai dire pour défendre Rebatet que pour me dégager du « politiquement correct » de l’époque, moins conventionnel mais plus hargneux et violent qu’aujourd’hui, comme je me suis toujours tenu à distance du milieu littéraire local, par goût atavique de la liberté.
    Cette même liberté, que Bertrand a raison de coupler avec l’amour fusionnel de la nature sauvage, tel que nous le partageons visiblement – lui aux confins de la taïga et moi en notre nid d’aigle lémanique de la Désirade – fait que sa dernière remarque, à propos d’un éventuel délit de renvoi d’ascenseur, me fait bonnement sourire. Hélas Bertrand, fais seulement un mauvais livre et tu verras le sort que je réserve à mes amis ! Quelques-uns, que je connaissais depuis des années et dont j’étais donc censément plus proche que nous deux, en ont fait la cuisante expérience. Hélas c’est plus fort que moi : dès que je suis dans un livre, j’en oublie l’auteur. Ou plus exactement : le noyau poétique du livre, dont parle Walter Benjamin, et qui a toujours été le Graal que je cherchai dans un livre, compte seul, et je l’ai trouvé vibrant auprès de Zozo, comme je l’ai trouvé vibrant dans Nullarbor de David Fauquemberg, devenu depuis mon ami mais que j’étrillerai si son prochain roman, à paraître tout bientôt, ne me semble pas à sa hauteur.
    Ce genre d’approche, évidemment, échappe à beaucoup d’esprits avisés qui ne voient du dehors que manœuvres et combines.
    Pour ma part, sans jouer du tout les purs, je revendique cependant le droit de dire du bien des bons livres de mes amis. Une lampe m’éclaire dans ce choix. Je l’ai héritée de ma mère qui l’avait reçue au moment de prendre congé de l’entreprise Schindler spécialisée dans la fabrication d’Ascenseurs Suisses. Son collège Gottlieb, secrètement amoureux d’elle qui venait de se fiancer et projetait de s’établir en Romandie, avait économisé pendant des mois, thune sur thune, pour lui offrir cette lampe à pied de bois torsadé et à lampadaire en étoffe imitant celle d’un jupon de vierge, comme cadeau de départ - chère mère avec laquelle nous aurons vécu tant de riches heures…

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  • Question dignité

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    …Il est vrai qu’à une lettre près ma destinée eût été plus noble, genre Mère Courage, mais à quoi bon se révolter contre les décisions prises en haut lieu, et puis je m’excuse: ma fonction est bel et bien citoyenne et je l’assume: une fois par jour je rote et dégueule votre tout-à-l’égout, n'oubliez pas ça…
    Image : Philip Seelen

  • Le monde de dessous la table

     

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    J’étais sous la table et je captais des bribes de ce que disaient les grandes personnes, selon l’expression  de notre grand-mère paternelle, qui leur intimait de tenir leur langue eu égard aux jeunes oreilles qu’il y avait là-dessous ; j’étais sous la table et c’est comme si je m’y trouvais encore à l’instant, imaginant notre mère-grand qui nous désignait à voix basse, jeunes oreilles aux aguets que nous étions - je me revois là-dessous avec l’un ou l’autre de mes frère et sœurs ou de mes cousins et cousines, à capter plus ou moins ce que disent les grandes personnes et si possible ce que nos jeunes oreilles ne sont pas censées entendre ; et chaque mot que j’ai retenu, chaque expression qui me revient me ramènent à la fois un visage ou un personnage avec son intonation de voix propre et ses traits particuliers.

    J’entends ainsi cette  voix plaintive - ce doit être celle de la cousine Pauline, dont l’obésité commence à peser sur ses mouvements et son moral -, qui égrène son chapelet de lamentations sur ces années où l’on a tant lutté, selon son expression, et c’est sur le même ton que notre mère aussi nous rappellera, parfois avec un accent  frisant le reproche, combien nous autres, qui n’avons pas connu la guerre, avons de la chance de n’avoir pas dû tant lutter. Et Pauline de rappeler qu’en ce temps-là tout était rationné et qu’on a même parfois manqué, selon l’expression, surtout vers la fin, et qu’un seul œuf par mois a constitué une épreuve,  et que les biscuits à la pomme de terre en ont été une autre, et que la soupe du boucher ne valait guère mieux sans doute que celle de ces camps allemands où l’on affamait les gens.

    Mais le ton soupirant  de la tante Pauline a le don d’exaspérer notre oncle Victor, son conjoint, protestant que ces jérémiades de bonnes femmes, selon son expression, ne doivent pas nous faire oublier la chance que nous avons eue grâce au Général,  et notre grand-père aussi réagit aux plaintes de sa fille qui se rebiffe et va pour faire la tête, selon l’expression, et notre oncle Norbert et son frère, notre père, s’entremettent alors en conciliateurs tandis qu’à la voix plaintive de la tante Pauline se joignent les voix plaintives de notre mère et d’une cousine dont j’oublie le nom, mais notre grand-mère rallie l’autre camp de son conjoint à elle et de son gendre, et bientôt on ne s’entend plus, là-haut, quand une voix d’homme posé à l’accent américain, qui ne peut être que celle du professeur Barker, l’ami du Président, relève que, même s’ils ont enduré quelques privations, les habitants de ce pays préservé de la guerre ne sauraient comparer leurs conditions de vie à celles des populations envahies ou déportées, bombardées ou massacrées, après quoi l’on entend un long silence froid que notre mère-grand interrompt en annonçant le café et les pousse-café. 

    Mob2.jpgDe dessous la table j’entends ce mot DÉPORTÉS pour la première fois, comme j’entends pour la première fois l’expression CAMP DE CONCENTRATION, dont mon grand-père me montrera plus tard des images dans un  livre illustré plein de maigres corps nus qui me troublent et de visages épouvantés, intitulé Plus jamais ça, mais sous la table tout cela ne signifie rien à mes yeux et quand j’entends, un autre jour, le mot JUIF, cela ne me dit rien non plus, mais je me rappelle distinctement cette voix qui dit là-haut : Juifs et Arabes, c’est le même nez crochu, sans trop savoir si je dois rire ou pas…

    Mon père et son frère ne se querellent jamais, notre tante Pauline se lamente, comme se lamentent parfois, aussi, notre mère et sa sœur Greta, et Victor qui ne parle que de sport automobile les charrie, selon l’expression de notre mère-grand, qui le gourmande volontiers comme s’il n’était qu’un vaurien alors qu’elle le dit capable dans sa partie, de même qu’ elle le dit de notre grand-oncle Cédric, conjoint de la demi-sœur de notre grand-mère, et de ses deux fils, chacun reconnu capable dans sa partie, et n’est-ce pas ce qui compte pour se faire une place au soleil, selon l’expression ?

    À leur voix, de mon poste d’observation de dessous la table, je m’exerce à reconnaître les prénoms de mes tantes et de mes oncles à chacun du repas du dimanche à la villa la Pensée, et lors des fêtes c’est à tout un monde que je m’efforce de rendre son prénom comme, dans l’antichambre, les enfants, nous nous amusons à identifier les manteaux de chacun et de nous en déguiser en imitant la voix de chacun. 

    Pourtant ce ne sont pas que des traits personnels que je m’efforce de me remémorer : c’est plutôt une façon de parler mais aussi de se taire, une façon de se tenir et d’écouter les autres, telle ou telle façon de se retenir ou de se protéger tout en regrettant peut-être de se trouver pareillement empêché par ce qu’on pourrait dire de ce qu’on dit - c’est tout cela que j’entends bouronner et bourdonner, à l’instant, dans  le silence revenu de ceux que je dirai les miens – de notre smala que je dirai comme d’un pays entier ou d’une entière humanité de gens ordinaires, dans ces maisons et dans les autres.

    Car il y a d’autres maisons, et dans la même maison, dès qu’il y a deux frères il y a conflit possible entre le grand et le petit Ivan ; dès qu’il y a frères et sœurs, cousins et alliés, mariages puis héritages, royaumes et dominations, toute maison, fût-elle bien habitée, selon l’expression de notre mère-grand, devient possible Maison de l’Araignée, comme dans la terrible légende que nous ont racontée maintes fois nos bonnes tantes Greta et Lena. On a beau former ainsi comme une tribu, quoique déjà subdivisée en deux parties : il y a encore d’autres lits, selon l’expression de notre mère-grand, et c’est là que tout se complique : là que je rapplique aussi, mauvais esprit que je suis, en sorte de faire parler les silencieux, quand bien même il y aurait des choses qui ne se disent pas, selon l’expression de notre grand-mère paternelle.

    Du côté, précisément, de notre mère-grand ne peut s’ignorer, depuis toujours, la question du second lit, selon son expression, avec ces gens-là dont on parle le plus souvent à voix basse, crainte que rumeurs et ragots ne parviennent aux jeunes  oreilles qu’il y a sous la table, qu’on envoie d’ailleurs bientôt jouer ailleurs…

    En tout cas, pendant la guerre on se portait mieux parce qu’on mangeait moins, remarque notre grand-père en ne refusant point un petit supplément du dessert de mère-grand, qui remarque comme ça, au vol, qu’il y avait quand même des privations. Et d’ajouter aussitôt : sauf que certains se sont arrangés, faisant allusion à ceux du second lit, selon son expression, qui étaient de mèche avec ceux du marché noir et qui ont même fait des affaires tandis que les honnêtes gens  en étaient réduits, ou peu s’en fallait, à manger leur propre main, comme on dit.

    Ceux du second lit, cependant, conformément à la Parole selon laquelle les premiers seront les derniers, sont bel et bien devenus les derniers après la guerre, mais on n’en saura pas plus, on n’en dira pas plus, on sait simplement ce qu’on sait sur ceux du second lit, étant entendu qu’il n’y a pas de fumée sans feu, et ce qui a été dit et répété, même s’il est convenu qu’il n’est pas joli de colporter des bruits, ce qui a été rapporté d’une maison à l’autre et d’année en année fait que les maisons se sont éloignées les unes des autres - mais comment dire ce qui s’est passé vraiment ?

       La page noire de la nuit de neige d’avant l’aube aura creusé, devant moi, tout ce temps d’invoquer les disparus, qui me sont à vrai dire chaque jour plus présents, cette étendue de silence dans laquelle ils se sont perdus les uns après les autres, comme dans un désert ou dans une forêt, se fuyant les uns les autres ou s’ignorant les uns les autres pour des motifs de plus en plus anodins - puis la neige a fondu et les jours ont recommencé de grandir.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

     

  • Notes panoptiques (4)

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    En lisant Marc Levy et Pierre Michon, Michael Connelly, Walter Benjamin et Cormac McCarthy. De l'oeuvre littéraire et de son noyau. Des écrivains et des pros...

    Paul Léautaud écrit quelque part que la lecture de mauvais livres, dont l’écriture est « de carton », nous aide souvent à mieux voir ce qu’est une écriture de qualité. Or en lisant, par curiosité, Le Premier jour de Marc Levy, l’idée d’un «mauvais livre» ne m’est même pas venue, et je me fusse trouvé bien cuistre d’en juger dans les mêmes termes que je jugerais du dernier livre, disons, de Pierre Michon, pour faire image de très grand écart. Me rappelant ce que j’ai toujours cherché dans un livre, à savoir son noyau poétique, qui se perçoit le plus souvent au fil des premières pages et à fleur de peau, si l’on admet qu’un texte ait une peau, je n’ai fait que sourire en lisant les premières pages du Premier jour de Marc Levy, à commencer par ceci : « Le soleil se levait à la pointe est de l’Afrique. Le site archéologique de la vallée de l’Omo aurait déjà dû s’éclairer des premières lueurs orangées de l’aube, mais ce matin-là ne ressemblait à aucun autre »...
    Michon.jpgPierre Michon met plus de temps, avec Les Douze, à nous ensorceler, si j’ose dire. Le soleil levant est chez lui peint au plafond et de la manière la plus baroque, dans un tourbillon d’escaliers et de personnages s’envolant vers un ciel en trompe-l’œil à la Tiepolo, on ne sait pas où en en est, on met au moins vingt pages avant de savoir qui est qui, on est en Allemagne puis au Limousin, bref on ne sait pas où on va mais on y va et voici ce qu’on lit vers les pages 47 à 49 à propos du changement de nid de Dieu, passé de la Foi aux Lettres, avec des écrivains commençant de penser (même s’il y en eut une tripotée qui pensaient comme ça bien avant eux) que la littérature n’est pas qu’une « exquise superfluité » dans la Cour des Grands, mais peut-être « un esprit – un fort conglomérat de sensibilité et de raison à jeter dans la pâte universelle pour la faire lever, un multiplicateur de l’homme, une puissance d’accroissement de l’homme comme les cornues le sont de l’or et les alambics du vin, une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes ».

    °°°

    Ernst Jünger disait quelque part que, dans un livre organiquement tenu et vivant, vivant comme une peau dont l’âme émane pour ainsi dire, tous les points de la circonférence se trouvent liés à son noyau qu’on atteint donc en les effleurant. Walter Benjamin dit à peu près la même chose, ou plus exactement : il le vit.  Et de même Pierre Michon, qui le vit et le danse en écrivant.
    Or, peut-on vivre un texte fabriqué tel que Le Premier jour de Marc Levy comme on vit un texte de Pierre Michon ? On le peut sans doute selon ce qu’on attend d’un texte, mais le goût du lecteur est-il un bon critère, et de savoir que quinze millions de lectrices et lecteurs raffoleront du Premier jour suffit-il à se convaincre que ce livre est plus qu’un objet fabriqué de consommation dont le noyau poétique est le cliché d’un soleil africain se levant àla faveur d'un jour sans pareil ? Marc Levy lui-même n’aspire pas, probablement, à un autre statut que celui d’un artisan – on dit aujourd’hui un bon pro. Or le mépris de pas mal de « littéraires » à son endroit ne fait qu’accentuer le malentendu, dans une confusion qui ressortit au Système général bien plus qu’à tel ou tel « best », comme l’avait observé Walter Benjamin dès les années 1920.

    °°°

    Connelly.jpgUn écrivain très sot – très feignant et très sot de nos régions, dont le nom se réduit à un prénom, a cru malin de réduire la fabrication d’un best-seller à une phrase composée d’un sujet, d’un verbe et d’un complément; et de décider alors d’en composer un… qu’on attend toujours. Or j’ai plus de respect, quant à moi, pour un bon pro que pour un mauvais littérateur prétentieux. J’y repense d’ailleurs en lisant le dernier roman de Michael Connelly, Le verdict du plomb, qui est d’un écrivain de forte trempe, immense enquêteur socio-politique et bon observateur de la canaille humaine – très grand pro en un mot. Cela étant, je ne suis pas sûr que je pourrais, à fleur de peau de page, distinguer sa phrase de celle d’un autre grand pro du thriller ou du roman noir, tels un James Ellroy ou un James Lee Burke, pour citer les meilleurs, alors que trois pages de Cormac Mc Carthy (je relis ces jours L’enfant de Dieu, noir chef-d’œuvre préfigurant la désolation absolue de La Route) me suffisent à identifier cet écrivain dont tous les points de la circonférence de l’œuvre se relient incessamment au même noyau, tout à fait comme l’entendait WB…

    Mea Mega Culpa: ma plume paléochrétienne m'ayant fourché, j'ai écrit Les Douze, alors que Pierre Michon, chien de Dieu comme François-Elie Corentin, a signé Les Onze... 

  • Le Passe-Muraille au rebond

     

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    Zschokke.JPGFrochaux3.jpgFismeisterImage.jpgAU SOMMAIRE DU No 78. Juin 2009: Claude Frochaux (ouverture inédite + entretien avec JLK + présentation de ses ouvrages) - Andrzej Stasiuk, par Bertrand Redonnet - La Bibliothèque nomédienne, par Jean-François Thomas - Cesare Pavese, par Jean Perrenoud - Owen Sheers , par Bruno Pellegrino - Alice Tawhai, par Claire julier - Matthias Zschokke, par Laurence de Coulon - Abu El Qasim Chebbi, par Jalel El Gharbi - Julien Burri, par Bruno Pellegrino - Blaise Hofmann par Jean-Michel Olivier - Jean-François Sonnay, par René Zahnd - Jil Silberstein, par Patrick Vallon - François Ascal, par JLK. Textes inédits de Miroslav Fismeister, traduit par Petr Kral, et de Françoise Ascal.

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  • Révélations d’un regard

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    À propos de Rouge Rothko de Françoise Ascal
    Certaines peintures nous regardent autant que nous les regardons, et probablement nous arrêtons-nous précisément, pour les regarder, devant les peintures qui nous regardent. Il en va alors de rencontres réelles, telles exactement que Françoise Ascal les évoque dans Rouge Rothko, grand petit livre qui m’accompagne depuis le début de l’année et que je reprends souvent pour en revivre les observations méditatives. Le support de celles-ci se réduit à peu de chose : dix-sept piètres reproductions, et voulues médiocres, en noir et blanc, du genre des cartes postales que nous achetons à la sortie de telle exposition ou de tel musée pour avoir sous la main l’objet de LA rencontre, qui déclinent ici les noms illustres de Rembrandt et de Munch ou de Dürer et de Bonnard, mais également ceux moins connus de Barocci ou de Kupka, de Sima ou de Wols. Le prestige de la « marque » n’a aucune importance, et l’événement de chaque rencontre éclipse les vénérations convenues, souvent feintes, que Thomas Bernhard fustige dans ses Maîtres anciens. Il ne sera question ici que des transfusions vitales que la vie accorde au cœur et à l’esprit par le truchement de l’art, et dans toutes les nuances sombres ou claires de l’expérience et de l’émotion. Il y a aussi de l’autoportrait en son «atelier intérieur» dans ce livre intense et grave, mais aussi sensuel et joyeux, lesté de douleur secrète ou partagée, par exemple avec Wols « au camp des Mille », mais aussi riche de sensations et de saveurs, de désirs et de couleurs, enfin porté par cet « instinct de ciel » que cherchait Mallarmé et que trouvent ici Bonnard ou Kandinsky dans leurs « immensités heureuses ».
    Ascal3.jpgLa mère de Rembrandt est la première « rencontre » de Françoise Ascal, qui l’identifie aussitôt à la sienne avec ses « mains de lessive des matins froids au lavoir communal », et nos mères humbles s’y reconnaissent : «Ainsi luisent les femmes de l’ombre, comme des lampes ».
    Françoise Ascal vit la poésie de la peinture dans ses modulations les plus candides ou les plus lucides, des délicates violettes de Dürer à la fureur baudelairienne du Cygne enragé de Jan Asselyn. Saluant un « maître à voir profond en Joseph Sima », elle consacre des pages d’une émotion toute personnelle à une miniature indienne où elle trouve la représentation de sa « sœur du bout du monde », et conclut en deux pages inspirées face rouge incandescent de Rothko qu’elle apparie au soleil de Tabriz chanté par le poète Rumi. Et la question de vibrer à travers tout le livre : « Séjour de la lumière, comment te rejoindre ? »

    Françoise Ascal. Rouge Rothko. Apogée, 58p.

    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, No 78, disponible fin juin.

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  • Stasiuk le merle blanc

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    Par Bertrand Redonnet
    Il nous arrive – il nous est arrivé plutôt ou, encore mieux, il nous arrivait parfois - autour d’une table enfumée où refroidissaient les restes d’un repas abondamment mouillé d’un jaja rouge et noir, de refaire le monde, tard dans la nuit, sous des lunes incertaines et la chevelure en bataille.
    Tunnel à sens unique, sans embouchure ni sortie, que les espérances décousues de ces soirées ! Et maudit soit ce maudit temps qui passe sans nous laisser le temps de peaufiner nos rêvasseries !
    Le plaisir n’était pourtant pas de refaire le monde car il résidait dans l’idée même, substantielle, de le défaire. Comme un ravissement présexuel. Celui qu’on connaît avant d’aborder le fulgurant mystère de l’orgasme.
    Qu’aurions-nous fait , franchement, d’un monde à refaire? Nous étions de simples fainéants faiseurs de néant, des voyous en mal de philosophie et notre talent résidait exclusivement dans une espèce d’insatisfaction obstinée.
    A l’heure qu’il est dans ma vie, avec cet horizon de plus en plus prometteur de la fin des horizons, avec les priorités qui s’accélèrent aussi, je me dis qu’on a bien eu de la chance de n’avoir pas eu à faire ça, d’avoir laissé le monde s’accomplir tout seul, sur sa lancée, accompagné de nos seules diatribes.

    Je vis dans un pays où le monde n’a quasiment jamais cessé de se faire et de se défaire. Un pays où ça s’écroule aussi vite que ça s’élève, où l’éphémère a jusqu’alors tenu lieu de sempiternel. À tel point que les Polonais, parfois, semblent vouloir marcher sur la pointe des pieds, comme s’ils craignaient de provoquer une nouvelle avalanche, avec, encore, derrière elle, des montagnes et des vallées à remodeler.
    Leur monde, celui que nous appelions, nous, dans nos soirées anarchistes, le vieux monde, est tout neuf. L’ancien s’est écroulé de lui-même, tel un mur qu’aurait trop longtemps miné l’humidité d’une gouttière pourrie.
    Et un mur qui s’écroule, ça produit un grand nuage de poussière et une onde de choc qui frappe l’intérieur des cervelles. C’est physique. Peu importe alors si cet éboulement libère des espaces, élargit des horizons, ouvre de nouveaux champs et procure plus d’oxygène !
    Ça, c’est au mieux de la morale sociale, au pire, de la phraséologie politique.
    C’est l’onde de choc qu’il faut considérer, quand un monde défait demande imagination et énergie phénoménales pour déblayer les ruines et qu’on est encore tout éberlué, suffoqué par le souffle du cataclysme, celui-ci fût-il de bonne augure.
    On a déjà vu des prisonniers condamnés à de longues peines et ne plus savoir trop quoi faire de leur cœur et de leurs bras et de leur âme une fois remis à l’air libre, pourtant des années et des années convoité, sublimé, fantasmé ! Encombrés de la responsabilité de vivre et du devoir d’exister. Des prisonniers forgés, entièrement construits par l’enfermement, par les murs, le silence, la privation et les barreaux. Souvent même, de guerre lasse, on les a vus qui repassaient sous les fourches caudines pour aller s’endormir de nouveau dans le ventre hermétique d’une cellule, là où l’existence se nourrit du non-être, là où on devient, par définition, un vieillard sans devenir.
    Les espaces contraignants de la dictature sont tels. Il faut, quand le ciel s’éclaircit soudain, cligner des yeux et s’accommoder à la lumière. S’impose alors l’envie d’aller au bout de ce rien qu’on entrevoit devant soi.
    Le mur s’écroule. Le monde crie à la libération enfin.. Mais que font donc les ex-emmurés, compagnons de Stasiuk ?
    Ils ont trente ans, la gorge nouée par la fumée des cigarettes et le cerveau bousculé par les flots de la Vodka et de la bière.
    Qu’apporte ce nouveau monde qui naît au moment même où sombre leur jeunesse délabrée par l’enfermement ? Que donne t-il d’espérance ? L’espérance, c’est du temps qu’on a devant soi…Et devant, il n’y a rien…Que de la laideur. Le mot liberté se traîne comme un fantôme dans la grisaille de Varsovie, dans ses rues froides et désœuvrées et dans ses nuits de bohème absurde.
    Le leurre est encore plus pernicieux que l’autorité de la botte car, enfin, comment se plaindre d’être désormais libre ? À quelle calamité imputer son mal-être ?
    La liberté dont on ne sait par quel bout la prendre se mue souvent en allégorie de la liberté.
    Les ex-emmurés de Stasiuk rejoignent donc les montagnes et la neige et le froid du « Far East » polonais, à la recherche d’une vieille ferme vaguement entrevue par l’un d’entre eux, avant, dans le brouillard communiste.
    À la recherche d’une vision, d’une sublimation de leurs paniques d’exister.
    Tenter de faire reculer encore plus loin les murs. Voir s’il n’y aurait pas autre chose que ses ruines n’auraient pas dévoiler. Elargir ces murs à la grandeur des paysages de montagnes et de neige. Pour aller nulle part. Sinon au bout d’une indicible chimère , jusqu’à la folie et même jusqu’à la mort.

    Un corbeau blanc, Biały Kruk, oiseau étrange des solitudes montagnardes, est le témoin fortuit de cette escapade dont ne saura pas si elle est testamentaire ou initiatique. Détail insignifiant du récit, le corvidé albinos se pose par deux fois au sommet des arbres de la vallée.
    En polonais, Biały Kruk est une expression figée pour signifier un homme qui n’est pas à sa place, un décalé. Ou alors une chose rare, le rara avis latin, et plus spécialement un livre, un livre d’exception, un chef-d’œuvre introuvable.
    L’introuvable chef d’œuvre de vivre sa vie, peut-être, et à la recherche duquel s’épuisent les ex-emmurés de Stasiuk.
    Qui, avec Biały Kruk, offre peut-être à la littérature contemporaine un vrai Biały Kruk.

    B.R.

    Stasiuk3.jpgAndrzej Stasiuk. Le Corbeau blanc. Editions Noir sur Blanc, 2007.

    Ce texte de Bertrand Redonnet vient de paraître dans la livraison d'été du Passe-Muraille, No 78. À recommander aussi: le dernier livre de Bertrand Redonnet, paru récement à l’enseigne du Temps qu’il fait, sous le titre de Zozo, chômeur éperdu, d'une saveur immédiate et d'une belle langue rappelant à la fois Maupassant et Marcel Aymé, frottée d'humour et de mélancolie. Autre piste: l'ouvrage de Bertrand Redonnet accueilli chez Publie.net en 2008 sous le titre de Chez Bonclou et autres toponymes.  

    A signaler en outre, et qui feront l'objet d'autres commentaires, la parution de deux nouveaux livres de l'écrivain polonais, chez Christian Bourgois: un recueil de textes magnifiques, intitulés Fado, qui nous plonge au coeur de l'extrême Europe de l'Est, dans un monde non encore policé, voire oublié,  et qui nous interroge, et le roman Neuf brassant la nouvelle réalité urbaine et mafieuse.  


    A ne pas manquer enfin tous les jours que Zozo chôme: le blog de Bertrand Redonnet en son exil des marches polonaises: http://lexildesmots.hautetfort.com/

  • Salamalecs et souvenances

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    Ramallah, le 23 juin 2009.

    Cher JLs,

    Je me suis remis à l’arabe, je recopie laborieusement des aleph, des ba et des ta. Et des tha, des sâd et des dâd, des sin et des zin, des ghain. Des kaf tout en angles et des qaf tout en courbes, des h soufflés, aspirés, inhalés, et des hamze. Ta fille est passée par là, qui a étudié cette langue impossible, peut-être as-tu eu le plaisir de la voir, lors de ses premières heures d’études : couchée sur la feuille, langue pendante, traçant péniblement ces signes biscornus, comme quand elle était petite, quand les lettres étaient encore des images, quand le A avait deux pieds, le B un gros bide, le O la forme de la bouche quand la bouche fait oooo : et voilà le son qui arrive, ce lien magique entre les traits et les mots. Je me rappelle parfaitement que dans le livre Daniel et Valérie Valérie portait une salopette : sa-lo-pette. J’avais découvert avec un vrai bonheur (et un malin plaisir) comment graver cette dernière syllabe, avec le burin de mon crayon sur la pierre du papier… ma première création littéraire fut donc :
    Valérie pette.
    Je ne me rappelle pas quel accueil critique fut réservé à ce chef d’oeuvre, iconoclaste tant dans le fond que dans la forme, ni même si j’ai osé montrer à quiconque ce vers sulfureux. Les journaux de l’époque n’en portent pas trace, peut-être le directeur de l’école a-t-il étouffé l’affaire. Mme Berchtold, notre maîtresse, a quitté son poste peu de temps après. S’il y avait ici un lien de cause à effet, j’aimerais lui adresser aujourd’hui l’expression de mon plus profond repentir – en attendant, je la remercie de tout cœur, et avec le plus grand sérieux. On se couvre de dettes dès la naissance, la somme de ce qu’on doit aux gens qui nous poussent et nous épaulent défie le calcul, et l’on meurt toujours débiteur : Mme Berchtold m’aura permis de lire le journal tous les matins, et d’écrire ces lignes… c’est un don vertigineux, ça ne se rembourse pas. Certes elle était notre institutrice et c’était son boulot, point : pas de quoi en faire un fromage. Mais combien de temps, combien d’efforts , pour parvenir à nous faire lire le mot fromage ?
    Fromage : « jibnè », en arabe. Ca commence avec un jîm en forme de triangle, ensuite un ba, à ne pas confondre avec le noun qui suit. Et puis on parsème le tout de points et d'accents en dessous et au-dessus. A la troisième tentative, quand on a obtenu quelque chose de fluide, on recopie joliment dans son cahier à la page « cuisine » - parce qu’en langue étrangère le monde se divise très strictement en rubriques « cuisine », « maison et meubles », « politique », «électricité », avec une grosse partie « divers » (car où peut-on bien classer le verbe qui signifie « envoyer un sms » ?). Après on s’en va traîner ses guêtres dans la rue, le café et l’épicerie, afin de soumettre ce nouveau vocabulaire au dur jugement du locuteur natif, en espérant en trouver un qui ne parle pas anglais, et qui n’ait pas trop l’accent d’Hébron.
    Ramallah16.jpgLe chat s’est endormi sur le canapé. Avec lui les conversations se limitent vraiment au strict minimum… entre l'élaboration muette, toute intérieure encore, d’un livre à venir, et cette plongée dans les bases d'une autre grammaire, tracée en lettres maladroites, je côtoye souvent le silence. C’est sans doute le lot de l’expatriation, de retomber dans l’essentiel du langage - on gagne le mot « jibnè », on n’oublie pas le mot fromage, par contre on oublie un peu l’odeur du Saint-Marcelin et le vocabulaire pour la décrire. Ce n’est pas une perte irrémédiable, et cet appauvrissement consenti a peut-être ses vertus. Il décuple en tout cas le plaisir de lire tes mots, sur ce blog foisonnant… yatik ala’fie…

    Pascal

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    La Désirade, ce 24 juin 2009

     

    Cher,

    Nos lettre me manquaient. Si je me laissais aller, s’agissant des mots, je t’en ferais une fluviale, mais là je dois finir le nouveau roman de Marc Levy, et ça c’est du sérieux. Je lis en même temps un énorme essai biographique consacré à la vie de Walter Benjamin à travers ses textes, et le dernier Marc Levy. C’est un peu par défi que je me suis collé à cette lecture de plage, comme on dit, après avoir lancé à notre chef de rubrique que je m’y refusais absolument, éprouvant à ce genre de lecture la sensation de régresser à l’état d’amibe. J’étais de complète mauvaise foi, puisque des six ou sept romans de Marc Levy, je n’avais lu jusque-là que quelque pages de celui où il est question de son père, paraît-il le meilleur, mais que j’ai laissé tomber  je ne sais pourquoi…

    En attendant d’arriver au bout de ce roman de l’été, intitulé Le premier jour et marqué par la rencontre d’un astrophysicien en quête des origines de l’Univers (!), et d’une paléoanthropologue en quête du premier homme (!!), je rebondis juste sur le mot fromage que tu cites en arabe, à propos de mon grand-père maternel, notre Grossvater, qui enrichissait chaque soir de nos visites notre vocabulaire cosmopilite – il savait sept langues apprises en ses pérégrinations d’employé d’hôtellerie. Je me rappelle donc le mot «gibne», comme d’hier soir, et note la juste appellation que du précises ici, de jibnè.

    Et ceci aussi, à propos de ce Grossvater, qu’on disait pingre et qui n’était probablement près de ses sous que parce qu’il avait manqué dans sa jeunesse. Je te recopie donc ici un épisode de mon dernier livre, L’Enfant prodigue, que j’achève ces jours. Il y est question d’une excursion quasi mythique que notre mère nous a racontés maintes fois et que sa sœur, toute vieille dame perdant aujourd’hui la mémoire sauf de ces faits anciens,  me rappelle souvent lorsque je vais la voir à Lucerne, Berg am See dans le livre…

    Les petites boiteuses

    Si Grossvater était près de ses sous, selon l’expression, c’est  parce qu’il aura manqué, m’avait dit et répété Lena lors de nos colloques au Grand Hôtel où, sans doute, il eût trouvé que nous y faisions d’excessives dépenses, le prix de notre repas représentant à peu près le montant de son premier salaire à l’Hôtel Royal du Caire, alors qu’il était déjà l’employé qualifié que Grossmutter allait épouser en dépit de sa petite taille - et déjà je l’imaginais qui reprenait ses litanies : vous ne pouvez pas savoir, les enfants, ce que nous avons dû lutter, et de fait nous ne pouvions pas plus savoir qu’imaginer : cela nous dépassait, selon l’expression : nous arrivions dans un monde dont nous ne pouvions percevoir les ombres, tout étant prévu pour notre agrément – nous étions les seuls enfants des trois filles de la maison, nous étions le sel de la terre prochaine, en tant qu’enfants nous aurions pu nous sentir écrasés par ce monde austère, et pourtant non : tout tournait autour de nous dès que nous arrivions à Berg am See, la géographie et l’histoire se reconstituaient pour nous, de nouveaux chemins se traçaient pour nous, les enfants, toutes les fins d’après-midi nous ressortions les vélocipèdes et nos tantes chères s’évertuaient à nous ouvrir le monde de là-bas.

    Suisse420001.JPGLes frères de ma mère étaient tous des colosses, avait remarqué Lena en  revenant à la photo sépia, à côté desquels mon père a toujours eu l’air un peu emprunté, et j’avais noté l’expression en me rappelant qu’en effet mon grand-père maternel, en dépit des discours véhéments dont il nous abreuvait, les enfants, dès notre arrivée à Berg am See, s’était toujours trouvé quelque peu emprunté, et de même Grossvater, je l’avais appris plus tard, s’était-il trouvé emprunté devant ses propres frères.

    Les frères de mon père, à l’exception de Grossvater qu’ils appelaient le petit Monsieur, étaient également des colosses, m’avait dit Lena une autre fois, mais ceux-là ne savaient pas parler. Du côté de Grossmuter les frères et sœurs parlaient à tort et à travers, m’avait dit Lena à propos des silencieux de la photo sépia - peu de gens de la même famille auront autant discuté et se seront autant chamaillés, tandis que les frères de Grossvater se taisaient et le regardaient de travers, n’appréciant guère qu’il pensât seulement à fuir la terre alors que tous savaient qu’on y manquerait à y rester tous.

     Nos aïeux et bisaïeux de la photo sépia, du côté de Grossmutter, autant que nos aïeux peu photographiés de la ferme du père de  Grossvater, tôt disparu, revenaient de plus en plus souvent dans la conversation de ma chère Lena au Grand Hôtel de Berg am See, dont le vin italien que je commandais invariablement la grisait et l’égayait à chaque fois, alors même que le fil de sa mémoire se relâchait ou s’entortillait au point de lui faire répéter les mêmes histoires, d’une façon qui me ramenait à ces moments délicieux de nos enfances où nous aimions à entendre et réentendre cent et mille fois la même histoire.

    Les trois frères de Grossvater ont été Rois de la Lutte, me racontait Lena pour la énième fois, nous aimions les voir quand, petites filles, notre mère nous emmenait une fois l’an à la ferme, qui s’exerçaient en culottes de cuir sur une grand fleurier bleu, tantôt en plein air et tantôt dans la grange quand il pleuvait, nous nous tenions immobiles à les regarder, nous étions les Maïteli de la ville, autant dire : de petites dames qui n’y comprenaient rien, mais aux yeux desquelles il s’agissait de ne pas démériter, et Lena, bientôt nonagénaire, semblait revivre la scène comme du matin même, riant au souvenir des lutteurs en sueur puis se faisant plus grave au moment de revenir, pour la énième fois, à l’infortune des humble parents de Grossvater : le cancer fulgurant du père obligeant les quatre frères à se démener dès leur adolescence, plus tard le café périclitant du fils aîné, les enfants débiles du deuxième frère, et le cancer lancinant de celui-ci, le domaine repris avec vaillance par le troisième frère bientôt rattrapé lui aussi par le cancer, et Grossvater fuyant ces heurs et malheurs pour se retrouver dans un palace des hauts de la Riviera lémanique au titre de casserolier - et Lena de s’animer  une nouvelle fois à la remémoration de Grossvater au Ritz de Paris ou s’initiant à la langue russe dans le froid de Saint-Pétersbourg avant de rencontrer, à l’Hôtel Royal du Caire, cette jeune fille très douce, que la vie ferait plus sévère sans la durcir, portant un prénom de pierre précieuse et qui deviendrait notre très aimée Grossmutter.

    À force d’être répétés, autant que les histoires de nos enfances que notre mère nous relisait à n’en plus finir, les récits dont Lena n’en finissait pas non de nous régaler tous deux, au Grand Hôtel de Berg am See, se paraient d’une aura mythique, qui n’excluait ni l’antique facétie ni le sempiternel sanglot – comme l’illustraient deux épisodes promis à l’immortalité.

    L’histoire des petites filles boiteuses appartient, ainsi, à la chronique légendaire de la smala, côté maternel et dans le registre de la comédie.

    C’est un dimanche matin et le quintet, d’un bon pas, les bons parents et les trois allègres fillettes nattées, quittent à pied le domicile familial, pour se rendre dans le massif du Mont Pilate, au Lac Maudit où l’on mangera cinq pommes et boira l’eau da la gourde. Et l’on trotte et l’on chante, sans savoir encore, quand on est fillette, que ce joli tour représentera sept heures de marche  et que cela fatiguera de plus en plus ; et de fait, plus on marche et plus ça monte, plus  ça monte au flanc du Mont Pilate, et plus la fillette sue et soupire - et Grossmutter encourage, et Grossvater maugrée, Grossmutter dit qu’on sera bientôt au Lac Maudit et qu’on aura droit à sa pomme et à l’eau de la gourde, mais la pente se redresse une fois encore, puis il y a un méplat, la fillette croit qu’elle n’en peut plus et Grossvater lui objecte que de son temps on ne se plaignait pas, mais tout à coup le voilà : voici le Lac Maudit qu’agite, les nuits d’orages, l’âme damnée de Pilate qui s’est réfugiée là, et l’on s’arrête alors au bord de l’eau toute limpide pour le moment, chacun savoure sa pomme et l’eau désaltère les gosiers, puis le Midi tapant chasse le quintet vers l’ombre et ce sera bientôt le moment de penser au retour, et l’on boit une dernière lampée de la gourde et l’on prend le chemin du retour qui est encore plus long que celui de l’aller, plus on marche et plus le chemin s’allonge au point que la fillette peine de plus en plus, et bientôt on arrive au pied du Mont Pilate où la route aux automobiles se fait plate mais de plus en plus longue, les trois fillettes suent et soupirent et Grossmutter reprend son encouragement en murmurant qu’hélas Grossvater n’a pas envisagé le recours à l’automobile postale, par trop onéreux, et Grossvater alors, s’épongeant le front et se retournant vers se progéniture nattée et vannée, de lui lancer : «Mais boitez donc, demoiselles, boitez, boitez bas et peut-être quelque automobiliste compatissant aura pitié - c’est cela, demoiselles, boitez bas»…  

    T’ai-je fait sourire, cher Pascal ? Je le souhaite. Et vous embrasse fort, Serena et toi, et vous souhaite un été sans guerre.

    Jls

     

  • Notes panoptiques (3)

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    En lisant WB à propos de Proust, et Gide à propos de Barrès. À propos du provincialisme parisien, de ce qui surgit, du premier livre de Pascal Janovjak, du provincialisme dans le temps et de Dantec.

    « Nul n’a jamais su comme lui nous montrer les choses. Son index est sans pareil », écrit Walter Benjamin de Proust dans un texte à lire et relire, daté de 1929 (révisé en 1934 pour la version française), intitulé L’image proustienne et constellé de formules d’une acuité rare, où le critique insiste finalement sur la relation physique entre l’écriture et le corps de l’écrivain malade mettant en scène sa maladie. « Cet asthme est entré dans son œuvre, à moins qu’il soit une création de son art. Sa syntaxe se modèle sur le rythme de ses crises d’angoisse et de ses étouffements. Et sa réflexion ironique, philosophique, didactique, est toujours sa manière de respirer de soulagement quand le poids des souvenirs est ôté de son cœur ».
    À propos des souvenirs de Proust, WB relève cet apparent paradoxe qui fait que La Recherche n’est pas tissée de souvenirs mais d’oubli, à l’enseigne d’une «présentification » qui n’a rien d’un ressassement de vieilleries mais tout d’une constante invention dont les objets sont source de bonheur, non pas regard en arrière mais en avant: « Les connaissances les plus précises, les plus évidentes de l’écrivain reposent sur leurs objets come des insectes sur des feuilles, des fleurs ou des branches, ne trahissant rien de leur présence jusqu’à ce qu’un saut, un battement d’aile, un bond révèle à l’observateur effrayé qu’une vie propre s’est inopinément et en sensiblement insinuée dans un monde étranger ».

    °°°

    Gide2.jpgJe me rappelle avoir jeté un froid, légèrement teinté de dédain, lorsque j’ai avoué, à vingt ans, dans un groupe d’étudiants, que je lisais André Gide avec beaucoup d’intérêt. C’est que, vers 1968, il n’était pas bien vu de lire Gide. Genet éventuellement, dont l’image sulfureuse en imposait, mais Gide : vieille noix, plus dans la course. Or relisant l’autre jour Paludes je me suis dit : pas une ride. Ou l’écoutant répondre à Jean Amrouche (on trouve ça en CD), ou parlant à Walter Benjamin : du gâteau. S’il est vrai que son plaidoyer de Corydon fait un peu vieille tenture, l’ouverture d’esprit du personnage, qui suscite évidemment la reconnaissance de WB dans sa passion multinationale pour toutes les littératures, émerveille toujours. Et voici plus précisément ce que dit Gide, venu à Berlin en 1928, à Walter Benjamin : « S’il est un point sur lequel j’ai influencé la génération qui me suit, c’est en ce que maintenant les Français commencent à montrer de l’intérêt pour les pays étrangers et pour les langues étrangères, alors que ne régnaient auparavant qu’indifférence, indolence. Lisez le Voyage de Sparte de Barrès, vous comprendrez ce que je veux dire. Ce que Barrès voit en Grèce, c’est la France, et là où il ne voit pas la France, il prétend n’avoir rien vu ». Et cela qui prend aujourd’hui un relief nouveau : « Avec Barrès, poursuit WB, nous touchons inopinément à l’un des thèmes favoris de Gide. Sa critique des Déracinés de Barrès, qui date maintenant de trente ans, était plus qu’un ferme refus de l’épopée de l’attachement à la terre. C’était la magistrale confession d’un homme qui rejette le nationalisme satisfait et ne reconnaît la nation française que là où elle inclut le champ de forces de l’histoire européenne et de la famille des peuples européens. »

    °°°

    Janovjak.jpgÀ propos de ce genre de brassage, l’arrivée tout à l’heure d’un colis contenant le premier roman de mon ami Pascal Janovjak, sujet à moitié slovaque de naissance, Français par sa mère et Suisse par son passeport (Pascal a quatre moitiés avec sa compagne Serena), accompagné d’un mot gentil de Raphaël Sorin son éditeur, m’a surcomblé de joie comme à recevoir, après l’avoir vue naître, La symphonie du loup de mon ami Marius Daniel Popescu. Qu’un Roumain mal léché, conducteur de bus à Lausanne, nous donne l’un des livre les plus toniques écrits en français ces dernières années, m’a fait autant plaisir que d’échanger, un an durant, une cent cinquantaine de lettres avec Pascal, en son exil de Ramallah, tout en découvrant le tapuscrit de son Homme invisible, devenu maintenant L’Invisible chez Buchet Chastel, à lire dès août prochain. On dit que la relève littéraire de la littérature en langue française est à peu près nulle. C’est à peu près vrai mais pas tout à fait : prenez donc et lisez, fossoyeurs…

    °°°

    Mercanton0001.JPGJacques Mercanton, romancier romand et grand essayiste européen dont nul ne connaît le nom dans la province germanopratine, écrivait qu’il y a un provincialisme dans le temps comme il y en a un dans les lieux. Jamais cela n’a été aussi vrai qu’aujourd’hui ou le djeune, avec ses tribus et tous ceux qui le flattent, arrête la culture à la province temporelle de la contre-culture et au conformisme suprême de l’anticonformisme, entre 1960 et les resucées avant-gardistes actuelles. Jusqu’aux limites du contre-exemple, la référence à tout passé non suspect de « passéisme » atteint au comique lorsqu’on voit les lecteurs branchés de Dantec, se référant à Joseph de Maistre ou à la patristique, acclimater ces valeurs rejetées par leurs parents comme purs produit de la réaction catho, avec le même esprit moutonnier… On voit d’ailleurs, dans le dernier roman de Dantec, que le côté BD-polar de son univers a repris le pas sur ses trouvailles de conteur réellement original et puissant. En attendant Armageddon, le naturel revient tout speedé... 

  • Notes panoptiques (2)

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    En lisant Claro, Thomas Bernhard, WB et le journal gratuit 20 Minutes… À propos aussi d'un fait divers, de Jauffret et de Volodine, d'Emmanuel Carrère et de Patricia Highsmith.
    Tout cela manque terriblement de détails, me dis-je en lisant Et le clou restera le clou, le chapitre du Clavier cannibale de Claro consacré au foutoir du roman français actuel dont ne seraient saufs qu’un Volodine ou qu’un Jauffret, tout cela manque terriblement de porosité et d’attention fine, tout cela manque terriblement de femmes et de nuances, tout ça manque enfin terriblement d’exemples. Mais qu’est-ce qui me gêne surtout ? Me gêne le nivellement par les gouffres et les sommets sommitaux, ou ce qu’on donne pour tels – me gêne cette espèce d’exclusivisme franco-français, je veux dire: parisien, qui alimente régulièrement le culte des auteurs dits cultes par Les Inrocks ou par Technikart et le tourtour des bars parisiens branchés, de Lautréamont à Houellebecq (hier) ou d’Artaud à Dantec (avant-hier), de postures en impostures.

    Certes Claro a le droit d'élire ses élus à lui, comme Richard Millet a les siens, mais je suis frappé, des hauts gazons préalpins d’où j’écris, plouc et content de l’être, que l’un et l’autre aient besoin de confiner si maigrement leur tableau d’honneur, citant d’ailleurs l’un et l’autre Régis Jauffret. Or je fais un effort d’imagination et je ramène Jauffret 75 ans en arrière, comme je ramène Houellebecq 75 ans en arrière, dans le sommaire de la NRF (j’en garde la collection complète dans mes soutes) et j’essaie d’imaginer, par rapport à Céline, à Bernanos, à Jules Romains, à Georges Simenon ou à Louis Guilloux, entre trente-trois ou soixante-six autres, comment ces deux auteurs, entre autres contemporains par ailleurs estimables, eussent été jugés ? Je n’ai pas de peine à « classer » Pascal Quignard, Pierre Bergounioux ou Pierre Michon, dans le «fond» du tableau ralliant mensuellement ces prosateurs merveilleux que furent un Fraigneau ou un Suarès, un Calet ou un Vialatte et plus encore un Charles-Albert Cingria dont Michon et Bergougnioux ont si bien parlé. Mais Jauffret et Houellebecq au jugé de Paulhan ou de Marcel Arland - Michel Houellebecq face à Céline ou Régis Jauffret face à Raymond Guérin ?!

    °°°

    Bernhard.jpgIl me semble alors intéressant de faire le détour par Thomas Bernhard, qui a payé son ticket pour le Grand Huit expressionniste. Au jeu des postures, il était assez attendu que TB fasse des petits, mais il est intéressant en le lisant, par exemple Extinction, que j’ai repris récemment lors d’un séjour à Rome - ville maintes fois citée en référence dans le roman -, comment ce grand obsessionnel et ce grand pitre va précisément vers la posture en ne cessant de surenchérir, à laquelle il échappe soudain en retournant l’invective contre lui-même.
    A propos de posture, je me rappelle, à la Brasserie zurichoise Kropf, à deux pas du fameux Odéon cher à Dada, cette remarque de l’écrivain Hugo Loetscher que j’interrogeais précisément sur TB : « Voui, c’est un écrivain vormidable, mais tout de même, tout de même, vous vous voyez vous retrouver tous les matins devant votre miroir et vous dire comme lui : - Maintenant, je vais être en colère ! » ?
    Or ce qui me frappe avec le recul, c’est que l’imprécation est la partie la plus faible de l’oeuvre de TB, sauf quand elle est poussée jusqu’au délire par une espèce de férocité panique qui est, comme chez Bloy, la marque d’une saine et sainte fureur que je ne trouve ni dans les invectives de Nabe ni dans celles de Dantec ou Houellebecq.
    Par contraste, la prodigieuse attention de Walter Benjamin, qui est celle d’une culture de la «conversation essentielle», avant l’effondrement d’un monde et de ses élites juvéniles, suscite immédiatement, chez l’étudiant de vingt piges et des poussières, une fulmination radicale contre les pions et les paresseux, les profs qui abusent de leur pouvoir et ses condisciples attendant plus ou moins le moment de rafler celui-ci…

    °°°
    Un journal gratuit de nos régions, intitulé Vingt minutes et dont la lecture n’en prend que cinq, raconte ce matin l’histoire de cet informaticien joliment fortuné, père de famille et véritable Suisse au-dessus de tout soupçon - à cela près qu’il s’adonnait à ses heures à la torture de nourrissons présumés innocents et se trouve actuellement interné à vie - entend maintenant, comme tout citoyen organisé de notre temps, se pacser avec son compagnon de cellule coupable, lui, d’avoir massacré son jeune amant. Ce n’est qu’un fait divers, n’est-ce pas, mais ce qui m'amuse est que je me suis inspiré moi-même en personne du personnage de dingue pédophile dans une nouvelle intitulée Le Maître des couleurs où j'évoque  un quartier très ordinaire de Suisse pépère, tout semblable à celui que décrit, en de biens plus grandes largeurs, Emmanuel Carrère  dans L’adversaire, tout à fait remarquable mais dont je regrette juste le manque de folie dostoïevskienne de l’implication et l’écriture trop lisse à mon gôut.
    Jauffret.jpgMais qu’en pense Claro ? Pense-t-il que Régis Jauffret pourrait tirer quelque chose d’un tel fait tellement plus noir que le noir un peu forcé de ses romans ? Quant à moi, j’en doute, me rappelant la « manière» de Microfictions, dont les mille épisodes relèvent de la projection fantasmatique plus que de la (re)création – cela dit sans dénigrer un écrivain de forte trempe, comme Volodine d’ailleurs, mais qui me paraît encore trop «littéraire» malgré tout. La vraie poésie, au sens dostoïevskien, lui reste à conquérir, qu’on trouve en revanche dans L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy ou dans La route…
    Patricia Hisghsmith me disait un jour que seule la réalité l'intéressait. Or son œuvre dépasse de loin le « réalisme » du fameuux reportage universel, comme l’avait bien vu Graham Greene. De son côté, René Girard affirme que les écrivains ou les penseurs français contemporains, qui s’en gargarisent, ont le plus souvent perdu ce « sens du réel » qui sous-tend la littérature dont on puisse dire qu’elle n’est pas «que littérature»...

    Image: Philip Seelen

    (À suivre...)

  • Notes panoptiques (1)

     

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    En lisant WB, Claro, Pierre Oster et René Girard.

    N’aspirant qu’à la poésie – et je m’entends à ce propos -, m’importe plus que jamais de la trouver partout, à tous les étages et sur tous les flancs, jusqu’aux lieux les plus communs – ainsi de lieux de notre maison devenus mon Salon Marcel Proust aux nombreux rayons, avec l’inscription solennelle à son fronton : « Ici finissent les longues phrases ».

    Claro.jpgEt justement Claro dans Le clavier cannibale en revient aux longues phrases dont on ne sait à vrai dire où sur la page elles commencent et finissent (chez Beckett elles commencent ou finissent en même temps), et comment elles deviennent Opus Megalomanius, alors que Pierre Oster, aussi corseté dans l’apparence que Claro semble déjanté, interroge ce qu’il y a derrière ou dessous la phrase de Paulhan ou les stances de Saint-John Perse. Or, il me plaît de déceler, entre ces deux-là, aux horizons si peu communs (tout ce qui sépare apparemment un Gass d’un Grosjean…), question aussi de générations, comme un commun souci que je retrouve du début à la fin du XXe siècle entre Walter Benjamin et René Girard. La critique restera de type poétique en continuant de s’abreuver aux mêmes sources, en l’occurrence à la poésie critique de Hölderlin. Et Charles-Albert Cingria de psalmodier : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cages avec de ouvertures sur l’infini ».

    °°°

    De quelle langue Claro et WB traduisent-ils et vers laquelle ? Voilà qui nous ramène à un commencement qui n’a rien de borné à l’ incipit, étant entendu que tout commence avant-pendant ou après la première page même si, en commençant de lire « Longtemps je me suis couché de bon heure », l’on se dit qu’y a pas photo. Or je me rappelle, moi, que Proust longtemps m’est venu bien tard, que jusque-là Pynchon m’est tombé des mains, tout de même que Vollmann, et que je ne me doutais pas que Claro fût lui-même un écrivain, ni n’ai compris vraiment ce que traduisait Guyotat. Autant dire que tout recommence tout le temps et que demain je me remettrai à la « suite » des Reconnaissances et au (re)commencement de Pynchon.

    °°°
    Oster.jpgPierre Oster, dans Pratique de l’éloge, brasse apparemment très loin des eaux de Claro, mais le langage n’est qu’une mer, et je ne vois pas pourquoi les aventures de Beckett ou de Burroughs excluraient celles de Jaccottet ou de Ponge, même si je ne souscris pas vraiment à l’affirmation d'Oster selon laquelle Saint-John Perse serait « le seul maître que nous puissions honorer ». Cette façon de poser sa tiare me rappelle Philippe Jaccottet me parlant un jour de sa démarche : « Quand vous avez choisi de viser haut… ». Mais c’est là tout à fait un milieu de respect vénérant, le même que celui d’un Richard Millet, que je n’ai pas envie du tout de rejeter pour ma part, même s’il va disparaître. C’est avec tendresse que je me rappelle ainsi cette conversation récente avec ce vieux jeune homme d’Obaldia qui sursautait à chaque fois qu’il prononçait un nom, Max Jacob, Oscar de Lubicz-Milosz, André Salmon, en constatamt que, mieux que d’identifier ces noms de présumés inconnus, j’avais lu leurs livres… à la même époque que je lisais Burroughs ou Tombeau pour 500.000 soldats. Et je souscris à peu près en lisant ces mots de Pierre Oster : « Nous resterons cependant un petit nombre à refuser l’hypothèse selon laquelle le français aurait perdu ses enchantements ultimes », tout en ajoutant in petto : et qu’est-ce que t’en sais du nombre d’accros à Maurice Scève, à La Fontaine, au p’tit Rimbe, à Claudel, à Jouve ou Michon & Co ?

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    La tâche du critique serait, selon Walter Benjamin, de déceler le noyau fondamental de l’œuvre, ou de démêler son mobile secret – de toucher en somme au « torse de Pharaon », pour recycler une formule de je ne sais qui représentant, par l’obscur d’une image, le voisinag de la perfection. Or je sens cette «forme» aussi dans la lecture du monde de René Girard, et particulièrement quand il «oublie» son système général du mimétisme pour chopper à l'anti-système des oeuvres et des expériences, rejoignant par exemple une intuition fondamentale de WB sur les tenants personnels ou institutionnels de la violence.
    « Est-il possible de liquider les conflits sans recourir à la violence ? » se demande WB, et de répondre contre toute attente par l’affirmative, expliquant qu’«on trouve une entente sans violence partout où la culture du cœur a pu fournir aux hommes des moyens purs pour parvenir à un accord ». Propos lénifiants d’une belle âme ? Nullement. Car ces « moyens purs » ne sont pas que des résidus de vœux pies, mais en appellent à une technique dont l’étude des modalités occupera WB d’une guerre à l’autre, sans oublier la violence effrayante de ses rapports intimes… Plus tard, aussi, Girard l’anthropologue, inspiré mystérieusement par la poésie d'Hölderlin, montrera en quoi le Christ « sort » de la violence mythique.

    °°°

    Enfin, il me plaît ce matin d’imaginer Claro lisant WB dans le métro ou écoutant la voix de Bachelard ou de Deleuze, de Gide ou de Girard sur l’audio de sa Jaguar…

    LireClaro.jpgChristophe Claro, Le Clavier cannibale. Inculte, coll. Temps réel, 300p.

    Blog de Claro: http://towardgrace.blogspot.com/

    ( À suivre)

  • Romain et Diego

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    Gary père et fils ou la difficile quête de soi. Publications à foison...

     

     

    Le 2 décembre 1980, Romain Gary se suicidait dans son appartement de la rue du Bac, à Paris, à l’âge de 66 ans. Ainsi s’achevait, brutalement, la vie d’un homme qui avait apparemment tout réussi : grand vivant « couvert de femmes », résistant de la première heure gratifié de la croix de la Libération, romancier vite reconnu et consacré par deux Prix Goncourt (sous son nom en 1956, pour Les Racines du ciel, et sous le nom d’Ajar en 1975, pour La vie devant soi). Mais cette vie au dehors brillant avait sa face d’ombre. La générosité rayonnante de l’auteur de La promesse de l’aube et sa prodigieuse vitalité cachaient un fond d’inquiétude et de désespérance liées à son identité composite. Qui était « au fond » cet extraordinaire médium capable d’endosser, comme un Simenon, tous les personnages ? À la question « Ce que je voudrais être », l’écrivain avait répondu « Romain Gary, mais c’est impossible ».

    Né Roman Kacew à Wilno (l’actuel Vilnius), fils d’un fourreur russe et d’une modiste d’origine polonaise, il écrivit sous les noms de Gari de Kacew, Romain Gary, Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi et finalement Emile Ajar. La création de ce dernier hétéronyme suscita un imbroglio littéraire et médiatique extravagant, aux résonances beaucoup plus profondes qu’on a pu le dire, qu’éclairent deux textes décisifs : Vie et mort d’Emile Ajar, écrit en 1979  et publié après sa mort, finissant par ces mots d’un humour grinçant : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci » ; et surtout Pseudo, formidable monologue où Ajar dépasse la « schizophrénie » de l’écrivain dans une confession qui est du pur Gary, tragique et drôle à la fois. Tragique comme l’avait été, notamment, le sort des Juifs d’Europe évoqué par La danse de Gengis Cohn, préfigurant le négationnisme. Et drôle par sa façon de « désamorcer le réel au moment où il va vous tomber dessus », avec son humour.

    La vie transposée

    Si la vie imprègne littéralement tous les romans de Romain Gary, rien dans ceux-ci de « récits de vie ». Le passage par la magie du récit, le mythe, l’enchantement de l’imagination, le jeu jubilatoire, est en effet essentiel chez celui qui se disait lui-même un « caméléon ».

    En introduction au volume de la collection Quarto récemment paru sous le titre Romain Gary-Emile Ajar, Légendes du je, Mireille Sacotte éclaire les étapes de cette constante métamorphose, sans laquelle « il ne reste qu’à boire la réalité jusqu’à la lie, autant dire à mourir ». Sous les noms alternés de Gary et d’Ajar, ce romancier souvent snobé par la critique établie a transposé toutes les résistances  dès Education européenne,  rendu hommage à toute les femmes à travers la mère de La promesse de l’aube, concentré toutes les indignations et tous les désarrois d’une époque « à bout de souffle »,  avec Chien blanc, que marque la présence de Jean Seberg, ou Les Racines du ciel préfigurant la prise de conscience du désastre écologique. Bref, malgré le suicide de Roman Gary, l’œuvre de l’écrivain est une victoire sur la mort d’un pessimiste radieux…

    Roman Gary-Emile Ajar, Légendes du je. Gallimard, Quarto, 1417p.

     

     

    Garydiego.jpgL’exorcisme de Diego 

     

    Il n’aura pas été facile d’être le fils de Romain Gary, pas plus que d’être le fils de Jean Seberg. Deux figures « cultes » de la littérature et du cinéma du XXe siècle. Deux égocentriques forts et fragiles à la fois, comme souvent les grands artistes. Deux suicidés laissant un fils, né en 1963. Deux noms passés justement à la Postérité. « Mais la postérité, pour ceux qui restent, ce n’est pas une vie », écrit Alexandre Diego Gary dans S. ou l’espérance de vie, récit poignant d’une dérive existentielle marquée à la fois par la mort de ses parents et par celle de son meilleur ami.

    Pour dire ce qu’il a vécu avec sa mère adorée, qu’il eût voulu tout à lui, au point de mettre en danger la vie d’un de ses jeunes amants, et avec son père l’écrasant de sa présence alors qu’i aimerait écrire à son tour, Gary Junior se dédouble exactement comme un personnage de Gary Senior, sous le masque d’un certain Sébastien Heayes dont la vie de débauche sera racontée par un autre double. L’artifice est un peu pesant, et le « roman » décousu. En revanche, le chant d’amour traversant ce livre, et la façon du fils de dire son lien « à la vie à la mort », imposent le même respect que le fils, « blessé des lettres », manifeste à ses père et mère dans cet exorcisme…

    Alexandre Diego Gary, S.ou l’espérance de vie. Gallimard, 169p.       

     

         

     

     

     

  • Ceux d’en bas

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    …Toute façon les médias c’est tous des pédés, comme les coiffeurs et les jardiniers, mais là ça va trop loin : pasque le village du haut a aussi été sali et ça c’est pas correct par rapport à nos jeunes et pour le renom de la fanfare, mais je vous avais bien dit qu’il fallait arracher la mauvais herbe pendant qu’elle poussait  - tous ces basanés aux yeux cernés qu’on a vu traîner autour de l’école on aurait dû s’en occuper vite fait…

     

    Image : Philip Seelen  

  • Système D

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    …Ca c’est la France, mon cher, c’est pour des choses comme ça qu’on pourra jamais les gouverner - c’est comme le Brésil en moins coloré : t’as le routier sympa qui va parquer avec son 61 roues, hop y modifie le panneau, ensuite t’as le bus à touristes qui se ramène avec ses 35 roues, rebelote, enfin y a le rupin avec sa limo 23 roues, et chaque fois, t’as remarqué, les roues font pas un total pair  - et tu voudrais que ce pays roule comme le nôtre ?...
    Image : Philip Seelen

  • We Apologize

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    … Moi je m’excuse, non c’est moi que je m’excuse, mais moi aussi je suis sincèrement désolé au niveau de ma communauté, vraiment je l’excuse, et moi je ne peux pas laisser mes frères confesser leur faute sans confesser la mienne que je les prie d’excuser - alors voilà Monsieur le photographe, vous avez votre Liste des excusés, ça vous va komsa ?

    Image : Philip Seelen

  • Pas concerné

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    … Ah bon c’était le cinq juin, mais j’étais pas au courant, ça m’a échappé, comment tu l’as su, toi ? Comment ça que c’était annoncé partout ? Tu crois que je vais partout, moi ? Et c’est où que tu l’as rencontrée ? Ah bon, à l’avant du train ? Et tu dis qu’elle est rentrée à la maison, la Planète, et tu dis qu’elle va pas bien ? Mais tu crois que c’est ma faute ou quoi - pourquoi tu me regardes comme ça ?...

    Image: Philip Seelen

  • Le dissident conforme

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    La Suisse de Daniel de Roulet énerve et passionne à la fois… Avec Un glacier dans le coeur, il brosse une galerie de portraits d’Helvètes hors norme : Walser au regard d’une repasseuse, Le Corbusier à Vichy, Tinguely inattendu, James Baldwin en Valais, etc.

     

    La Suisse survivra-t-elle à Daniel de Roulet ? Rien n’est moins sûr à en croire le dernier livre de l’écrivain romand, Un glacier dans le cœur, qui n’a pourtant rien de mortifère. Mais voici ce qu’écrit ce fils de pasteur, né en 1944  à Genève, architecte et informaticien avant d’être écrivain et terroriste du dimanche, incarnant l’esprit de la génération soixante-huitarde dans une posture « politiquement correcte » qui peut exaspérer : «La Suisse telle que définie pour l’éternité par sa constitution est en voie de dissolution ». Et de relever quelques signes de ce « démontage tout en douceur », tels l’effondrement de Swissair et de la plus grande banque du pays « soldée à un Etat voyou mais respecté d’Extrême-Orient », la fin du multilinguisme et des postes-frontières ; et de conclure que « la Suisse est en voie de dissolution dans la mondialité ». Pourtant, à l’inverse de la liquéfaction catastrophique des glaciers, cette évolution marquerait plutôt la fonte d’un mythe « unique », et « une nouvelle définition de la nationalité».

    À en croire Daniel de Roulet, c’est aux créateurs, aux artistes et aux écrivains, ou encore aux ingénieurs, que la Suisse devrait son évolution et son ouverture, après la « glaciation » de l’après-guerre. Son livre déploie alors une galerie de portraits de personnages hors norme qui, d’Annemarie Schwarzenbach  à Thomas Hirschhorn, ont dérogé au propre-en-ordre officiel.

    Cela commence par Roméo et Juliette chez les puissants, avec l’histoire tragique de l’excellent peintre et sculpteur Karl Stauffer-Bern tombé éperdument amoureux d’une jeune et richissime héritière déjà mariée (fille du fondateur du Crédit Suisse et belle-fille du Conseiller fédéral Welti), pour le double malheur des deux amants séparés de force, tous deux suicidés. Or l’un des mérites de Daniel de Roulet est d’illustrer des situations hautement symboliques, ainsi que l’illustre aussi le double suicide de deux de ses oncles, cadres de haut niveau contraints, par fidélité à leurs entreprises respectives, à de lourds licenciements insupportables à leur éthique personnelle.

    Daniel de Roulet a beaucoup voyagé. S’il dit justement qu’un Ramuz ou un Hodler ont su, par leurs œuvres, ouvrir notre terre étroite à l’universel, il montre également combien le regard extérieur, pour les générations d’après-guerre jugeant le pays depuis New York ou le Japon, compte dans le changement des attitudes, aiguisé en outre par le regard de l’étranger. L’une de ses plus belles chroniques est ainsi consacrée à la mise en parallèle  de l’écrivain noir James Baldwin, débarquant à Loèche-les-Bains en 1951, dont les réflexions qu’il en tire recoupent celles de Barack Obama...

    Walser4.JPGAu nom de la même éthique protestante qui lui inspire l’éloge du pasteur « défroqué » René Cruse, belle figure de révolté pacifiste, Daniel de Roulet égratigne la figure adulée de Le Corbusier en rappelant, pièces en mains, son attitude de pleutre opportuniste  à l’égard des autorités de Vichy, sur fond d’antisémitisme. Non moins inattendu, son portrait de Tinguely en anarchiste religieux brocardant à la fois le fascisme et le communisme, nous attache au personnage autant que la très belle évocation, sous la plume d’une repasseuse de Bellelay, du « minable » et génial Robert Walser, pur produit de la Suisse non alignée…

    Daniel de Roulet. Un glacier dans le cœur ; vingt-six manières d’aimer un pays et d’en prendre congé. Metropolis, 219p.          

     

    Génie de

    la Suisse

     

    N’y a-t-il que le merveilleux Federer pour nous rendre la fierté d’être Suisses ? N’y a –t-il que les nationalistes crispés pour oser dire que ce pays est génial ? Et le fait que certains esprits zizaniques, pieusement relayés par nos fonctionnaires de la culture, aient prétendu que « la Suisse n’existe pas », relève-t-il pour autant de la trahison ?   

    Ces questions se bousculent à la lecture du dernier livre Daniel de Roulet, dont la confortable « dissidence » fait un peu sourire mais qui a le mérite de pousser à la réflexion et au débat. Surtout, et c’est le plus joli paradoxe, l’écrivain prouve que la Suisse existe bel et bien, avec ou sans secret bancaire, et que l’Europe ferait bien de l’étudier plus attentivement, dans toutes ses contradictions, pour exister autrement que par le ciment du fric et du bricolage politique. Denis de Rougemont appelait de ses vœux une Europe des cultures et non des Etats-nations. La Suisse l’oublie elle aussi trop souvent, faute d’écouter ses « créateurs ».

    Mais Daniel de Roulet écoute-t-il assez, lui-même, les vrais créateurs de ce pays ? N’est-il pas trop soumis aux nouveaux clichés du marketing culturel ? Discussion à suivre…

     

      

  • Doux oiseaux de jeunesse


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    La fille à la valise de Valerio Zurlini, un pur joyau des années 60.

    Il n’y a que les Italiens pour transformer le plomb du quotidien le plus trivial en or ciselé, et plus précisément ce sujet de roman-photos à quatre sous en film de collection. A propos de roman-photos, Fellini en avait donné un irrésistible pastiche avec Le Sheik blanc, dans lequel on voyait une mijaurée de province s’enticher d’un mufle de conte oriental, mais Valerio Zurlini ne se gausse pas de ses personnages : il en sourit avec une espèce d’amitié communicative, qui convient le mieux à leur fragilité respective.
    Le prénom de la jeune fille, incarnée par une Claudia Cardinale toute jeune et frémissante de féminité farouche, qui débarque à Parme après avoir été larguée par un dragueur insensible, est déjà tout un progamme : Aïda. Et toute la malice du film est là, qui met en présence la giovanette sortie du populo et le mythe lyrique par excellence, comme il joue sur le contraste de la fille paumée sans un rond, proie facile pour mauvais garçons, et du  tendre puceau fils de grande famille sur le déclin que figure un Jacques Perrin quasi ado.
    Ainsi donc Aïda débarque à Parme avec les coordonnées en poche du bellâtre qui lui a fait croire qu’il allait en faire une vedette de la chanson estivale, pour tomber sur le frère du lâcheur, prénommé Lorenzo, joli comme un communiant et qui craque aussitôt pour l’oiselle, qu’il va protéger en espérant un retour et plus si affinités.
    Affinités de sensibilité il y a bel et bien, mais Aïda, quoique rejetée par les mecs d’un orchestre de Riccione où elle a commencé de roucouler dans un dancing, en pince pour le vrai mâle et, décidément, Lorenzo lui semble par trop poids plume. On verra cependant que le prestige du chevalier servant de l’amour courtois n’est pas tout à fait éventé, et comment Lorenzo jouera de ses poings de David contre un Goliath de cabaret…
    medium_Zurlini1.2.jpgTout cela pourrait être cucul la praline ou conventionnel figé dans le style fumetto, alors que Valerio Zurlini en fait un tableau d’époque et de mœurs extrêmement raffiné de mise en scène et d’image, dont les interprètes sont bonnement parfaits. Avant Rocco et ses frères, Claudia Cardinale campe ce rôle de semi-ingénue semi-délurée, déjà femme mais encore jeune fille, avec autant de justesse et de tact que Jacques Perrin (qui a dix-neuf ans mais en semble parfois à peine quinze) dans son personnage de presque enfant aux pulsions de mâle.
    De La fille à la valise se dégage enfin un charme constant, qui n’exclut pas les scènes de comédie ou d’émotion-bateau (la séquence inoubliable de Lorenzo poigné par la jalousie, assistant à la danse d’Aïda et d’un gros con de quadra, au dancing barjo où il l’a invitée) et dont les éclairages sculptent littéralement chaque plan, sans donner pour autant dans l’esthétisme léché ou le raffinement précieux. Le film reste en effet «popu » à l’italienne, donc aristocratique mais à pieds nus et la gouaille au bec. Ainsi que le raconte Jacques Perrin dans le très beau témoignage ajouté au DVD, la mise en scène de Zurlini, d'une merveilleuse plasticité, va de pair à tout instant avec la direction d'acteurs, l'émotion des deux personnages, dont le film raconte les solitudes respectives, constituant finalement l'âme de ce petit chef-d'oeuvre.
    medium_Zurlini2.jpgValerio Zurlini La fille à la valise. 1960. Disponible en DVD chez MK2

  • Quelques penchants



    Si mon milieu me le permettait, je dirais que tout ce qui se rapporte au sexe est nettement surévalué. Je préfère, quant à moi, les romans sud-américains et les randos en moyenne montagne.

    Elle ce qu’elle aime c’est se réciter des poèmes et réaliser des découpages aux ciseaux fins qu’elle vend aux Japonais.

    La buraliste a de jolis pieds. Seulement, elle gaspille ses dons en dansant toute seule à la kermesse des aveugles.

    Cette jeune beauté raffole des éléphants.

    Cette autre, mère de triplées adolescentes recalées au concours préalable de la Star Ac, ne recherche rien tant que le goût de la colle des images de vedettes de cinéma, il y a de ça quarante ans.

  • Entropie

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    …Après que j’ai rencontré ta mère je roulais Facel-Vega, autant dire que j’étais déjà sur la pente ascendante, puis nous avons eu la Jaguar Type E peu après l’extension de l’Entreprise, après quoi nous avons connu la période faste des Bentley et des Rolls et je t’ai offert ta première  Maserati à 18 ans - tu te rends compte les souvenirs que nous partageons, mon garçon, et toi qui te lances ensuite dans les modèles de collection, le vrai fils de son père, et ça jusqu’à l’entrée dans notre vie de ce satané Madoff qui nous a fait retomber aujourd’hui ou je me trouvais avant de rencontrer ta mère …

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se déchirent

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    Celui qui cherche noise à tout un chacun parce qu’il ne se supporte plus lui-même / Celle qui coupe nuitamment la natte de son amant Sing opposé à toute autocritique consécutive au souvenir de Tian’anmen / Ceux que leur débat violent de 1976 à propos du fait que tout homme est un violeur potentiel maintient irréductiblement sur leurs positions en juin 2009 alors qu’ils viennent de perdre un ami commun dans la catastrophe aérienne du vol Rio-Paris / Celui qui s’est toujours mal entendu avec son meilleur ami au doux prénom de Gershom / Celle qui refuse tous les compromis que lui proposent les héritiers mâles de la famille Schlumpr majoritairement opposés à son projet de legs à la scientologie / Ceux qui se disent freudiens croyants mais non pratiquants / Celui qui reproche à sa mère ses voyages intérieurs de plus en plus onéreux / Celle qui a toujours nourri d’impossibles désirs / Ceux qui se réconcilient en général dans les îles ou dans les salles de lecture publiques des bibliothèques / Celui qui retrouve sept de ses rêves récurrents dans ceux de Walter Benjamin / Celle qui est toujours tombée du mauvais côté au dam de son psy / Ceux qui refusent de se jeter dans la mêlée et se blessent en privé / Celui qui se sent trahi même par ses ennemis / Celle qui jalouse secrètement son conjoint chansonnier fêté par les médias locaux au point qu’elle efface un soir tous les fichiers de ses chansons engagées / Ceux qui n’ont jamais connu que le ménage à trois et la chasteté presque totale hors des nuits de lune rousse / Celui qui ne communique plus avec les siens que par Facebook et encore  / Celle qui s’identifie à Carla Bruni sans trouver chez son partenaire corse la touche canaille de Nicolas S. / Ceux qui ne se sentent bien que dans les conflits exacerbés par l’alcool de prune certifié national / Celui qui tisse sa toile de fil de fer barbelé avant d’y attirer ses victimes en général blondes et diplômées de l’Université / Celle qui dément toutes les légendes faites pour glorifier son conjoint défunt en déniant sa vraie valeur du point de vue de la pensée à venir  / Ceux qui tombent dans tous les panneaux de la mythologie kitsch de l’artiste maudit / Celui qui fait comme s’il pouvait s’adapter à l’abjection régnante que son système nerveux  rejette de plus en plus radicalement / Celle qui voit imploser son protecteur Markus dont l’effondrement de l’économie mondiale remet en question les principes et le dynamisme  sexuel / Ceux qui ne voient pas le tragique de la vie de celui qui le voit / Celle que déchire l’énorme enfant qui se fera connaître plus tard sous le nom de King Kong Man dans les foires de l’Ouest du pays / Ceux qui ont renoncé à se déchirer pour vivre ensemble tranquillement dans leur trois pièces avec vue sur l’étang, etc.

    Image: Philip Seelen

     

  • Rien n'est perdu...

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    tout se transforme

     

    Les barbares ont-ils gagné ? La culture occidentale a-t-elle perdu son âme ?

    La littérature qui nous a nourris et que nous avons aimée, les arts qui ont formé notre sensibilité et notre goût, et que nous continuons d’aimer, sont-ils réellement au point mort ? Plus rien de vivifiant ne se fait-il vraiment  aujourd’hui, et n’en aurons-nous plus rien à transmettre ?

    Les constats de Claude Frochaux, après ceux de Richard Millet, pour la littérature, ou de Tzvetan Todorov, pour la culture, méritent-ils d’être pris au sérieux ou ne sont-ils que jérémiades de vieux chenoques pressés de tirer l’échelle derrière eux ?

    La place que nous consacrons à ces questions, dans le numéro estival du Passe-Muraille ordinairement ouvert aux textes de création, marque une inquiétude que la fuite généralisée dans la culture de pure consommation, ou la littérature de pure évasion, au nom du Fun et du Fric, nous fait partager.

    Ce que nous ne partagerons jamais, en revanche, c’est la Schadenfreude, la délectation morose de ceux qui, repliés sur leur nostalgie ou leurs acquis rassis, refusent toute aventure nouvelle et concluent que rien ne se fait parce que cela les dérange de constater que quelque chose se fait sans eux dans un monde qui se transforme.

    Au catastrophisme mortifère des désenchantés, nous tâcherons donc d’opposer le pessimisme lucide de passeurs plus attentifs et plus généreux, à l’écoute de ceux qui viennent. Un écrivain comme le Polonais Andrzej Stasiuk, brassant les nouvelles réalités avec une vigueur renouvelée, et dont l’interpellation sur l’Europe à venir échappe à tout discours convenu, pourrait illustrer cette conviction que rien n’est perdu au seuil d’un monde en recomposition.

     

     

  • L'homme achevé...

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    ... ou la fin des rêves

    par Claude Frochaux.

    Quand j’ai commencé à écrire L’Homme religieux, je ne pensais pas parler spécifiquement, de religion. Ce qui m’intéressait, c’était le rapport, que je trouvais hautement éclairant, entre religion et littérature ; et, finalement, tous les arts - la culture.
    J’avais remarqué ce phénomène historique et sociologique singulier : la religion s’évaporait en même temps, exactement en même temps, que les créations d’ordre culturel s’affaissaient. Dans les années 60-75, les ordinations baissaient de 90% dans le monde catholique et le protestantisme ne se portait pas mieux. Du côté de la peinture et de la musique, c’était carrément la débâcle. Dans les musées comme les salles de concert ou les opéras, on avait abdiqué. A partir de 1975, on faisait comme si l’opération création était devenue caduque. Dans les théâtres, on proposait des « relectures ». Les metteurs en scène avaient pris le pouvoir. On jouait Shakespeare en jeans et en baskets : c’était la seule concession à notre époque. Avec les quelques exceptions qui confirment toutes les règles, la création contemporaine était la grande absente des scènes.
    Ce parallélisme évident de la décadence des uns et des autres commençait à me titiller. Quel est le rapport entre l’église et le musée, l’église et l’opéra, l’église et le recueil de poèmes ? Il ne pouvait pas y avoir une telle simultanéité sans signification profonde. Et le phénomène se poursuivait, de décennies en décennies.
    Des églises toujours plus vides et des salles de concert, des opéras, des musées toujours plus passéistes,
    D’une manière générale, tout le monde est d’accord avec ce constat. Il est trop évident pour ne pas être aveuglant. Ou alors il est si aveuglant qu’on refuse de le voir. La plupart du temps, on s’en tire avec une pirouette. Il y a toujours eu des époques comme ça. Voyez les impressionnistes, ils ont mis vingt ans à être reconnus. C’est un mauvais passage, dû sans doute au déboussolement provoqué par le changement de mœurs et de modes de vie. Presque personne ne veut y voir un phénomène profond et moins encore irréversible. ça reviendra : un peu de temps et de patience. Ca revient toujours. Peut-être même se passe-t-il des choses qu’on ne voit pas. Des créations si neuves, si singulières, qu’on ne leur rend pas justice ?
    Mais alors la religion ? Là, on ne peut pas dire que le phénomène de cette désaffection massive se soit produise cycliquement. Ce n’était jamais arrivé en Occident. Et, pourquoi, seulement en Occident ? L’Islam se porte comme un charme. Le phénomène n’est pas seulement circonscrit historiquement, il l’est aussi géographiquement.
    Il fallait trouver un dénominateur commun pour insérer le christianisme dans le même moule que la création culturelle. Et il n’y a qu’un dénominateur commun, un seul : l’imagination.
    Les religions, comme toute les cultures, laïques ou religieuses, s’inscrivent dans un espace commun : l’espace imaginaire. D’où la question inaugurale qui s’impose : pourquoi un espace imaginaire ? Quelle est son origine, sa raison d’être, son utilité ? J’étais persuadé que se je pouvais répondre à cette question, je comprendrais le lien mystérieux, à première vue et pourtant fondamental qui unit religions, littérature, arts et musique.
    Il faut prendre une image. Ce sera celle, bien connue, des deux vases communicants. Le premier vase est rempli de sacralité. Le second de profanations.
    Profaner signifie empiéter sur le sacré. Un peu comme marcher sur de la neige fraîche. Comme les vases sont communicants, à chaque fois que vous profanez, vous souillez en quelque sorte le sacré. Et le sacré souillé n’est plus du sacré. Comme la neige fraîche piétinée n’est plus de la neige fraîche.
    Si l’opération se répètre mille fois, vous finissez par tout profaner. Le sacré a disparu. Et c’est ce qui s’est passé dans les années 60-75. Le monde s’est retrouvé désacralisé. On dit aussi désenchanté. Mais, finalement, était-ce bien grave ? Profaner, c’est en fait humaniser ou hominiser la nature. Si l’homme avait une tâche sur la terre, un mandat qui venait de nulle part, mais dont il se croyait investi, c’était bien celui de conquérir son environnement, de dompter la nature et de domestiquer ses frères biologiques, les animaux. Et c’est ce qu’il a fait.
    Alors, où est le problème ? Le problème vient de ce que le sacré, c’était, en fait, l’imaginaire. Donc, une partie de lui-même, de l’homme, de son cerveau. En même temps que l’homme domptait la nature, il domptait son cerveau. Enfin, une partie de son cerveau, celle dévolue à son imagination. Le sacré, c’est tout ce que l’homme ne connaissait pas, ne savait pas, ne dominait pas. On pourrait penser que c’était justement sa partie faible. On ne se doutait pas que cette partie faible, qui avait disparue, portait l’essentiel des germes de la création imaginaire. Autrement dit de toutes les créations culturelles.
    On avait gagné en réalités, sur tous les plans matériels : la science, les techniques, l’économie qui en dépendait, et, au-delà de l’économie, sur nos modes de vie. On ne vit jamais aussi bien qu’aujourd’hui. Et c’est tout le problème. Mieux on vit et moins on a besoin de l’imaginaire. « Plus il y a de réalité, moins il y a d’imaginaire »,disait déjà Robert Musil, l’auteur de L’homme sans qualités,qui avait tout compris et qui savait que tout ce qu’on avait gagné d’un côté, on allait le perdre de l’autre.
    C’est le principe des vases communicants. Ce que vous enlevez dans le vase No 1 passe dans le vase No 2. Longtemps, les arts se sont distingués par une caractéristique qui était l’harmonie. On la retrouve dans la Grèce antique, jusqu’à la révolution industrielle du XIXème siècle. Au XXème siècle, tout devient disharmonieux. En musique, on dit discordant, c’est la même chose. On découpe les visages et on les recompose à sa façon, en mettant les oreilles à la place du nez ou on supprime carrément la nature, porte-parole de la sacralité. Tout est disharmonieux, parce qu’on se rapproche du point ultime, du moment fatidique de la rupture, qui verra un seul vase être plein, face à l’autre désespérément vide. Nous sommes arrivés en 1960.
    Tant qu’il restait un fond de sacré, même infime, tout allait bien. Quand un vase peut absorber la dernière goutte d’eau, on ne remarque rien. En revanche, la première qui déborde signale le changement de nature. C’est ce qu’expliquait Hegel dans sa démonstration des dialectiques. On passe de la quantité à la qualité. Rien ne changeait tant qu’on absorbait l’avant-dernière goutte, celle des années 50-60. Tout s’est retourné dans la décennie suivante.
    Mais pourquoi ? Notre cerveau est toujours le même. Nous n’avons jamais été aussi intelligents, cultivés, éduqués qu’aujourd’hui, vu massivement. Oui, mais nous sommes en bout de course. Il n’y a plus rien à conquérir. Tout semble inscrit dans une continuité de découvertes, en sciences notamment. Mais circonscrit dans l’unique vase qui nous reste : le profane.
    Il faut comprendre le rôle, la raison d’être de l’imagination. On imagine, lorque la réalité ne nous satisfait pas. En fait, on se dédouble. On crée un monde parallèle, pour augmenter le monde réel insatisfaisant. L’imaginaire a pour fonction de meubler avec des formes qui sont autant d’équivalences un espace qui rend compte de la réalité. On ne supprime pas la réalité, on la transfigure. On la transporte ailleurs. On reconnaît là une parfaite définition de ce que sont toutes les religions. Des fictions compensatoires, qui permettent de donner le sens qui nous convient, les explications qui nous rasssurent, à tout ce qui nous entoure d’inexplicable, le sacré.
    Dès lors, nous allons vivre une double vie. La vie réelle, dure, contraignante, mais aussi pleine de prodiges et de pouvoirs, tellement supérieure à l’animalité dont nous émergeons que nous ne voulons en aucun cas revenir en arrière. Et, dans le même temps, comme nous continuons à avoir une condition matérielle qui se confond injustement avec le statut des animaux : mort, maladies, procréation, nous nous projetons ailleurs. Nous avons cette faculté prodigieuse d’échapper par l’imagination à notre condition bassement physique. En fait, notre cerveau est complèment surdimensionné par rapport au reste de notre corps. Un zoologue, qui nous examinerait sous une loupe cruellemnt objective, nous décrirait comme des monstres possédant un cerveau désaccordé, démultiplié, par rapport à notre corps. L’imagination a pour mission de nous faire vivre une sorte de deuxième vie parallèle, qui nous réhabiliterait, en nous redonnant une dignité d’êtres supérieurs, que la seule réalité refuse de nous concéder.
    Nous voilà devenus des êtres semi-réels, avec notre condition animale, et semi-imaginaires par le déploiement fastueux de notre imagination. Nous n’avons pas été créés comme les autres espèces : non. Dieu nous a créé à son image, tout-à-fait indépendants des animaux. Nous n’allons pas mourir comme eux : non. Notre âme s’évadera de notre corps et rejoindra le père céleste. Nous serons immortels : peu importe les vicissitudes de notre vie terrestre. Elles ne comptent pas, face aux promesses qui nous sont faites d’une vie glorieusement éternelle.
    Comme on le voit, rien à voir avec l’intelligence : tout repose sur l’imagination et la foi. Surtout pas de preuves, ce serait encore une immixtion de l’intelligence qui n’est qu’humaine. Non, il faut croire aveuglément, sans se poser de questions. Ce n’est qu’à ce prix que fonctionne l’imagination et le royaume qu’il engendre.
    Les religions ont été et sont encore les premières fictions issues du cerveau humain. On pourrait dire qu’elles ont précédé et englobé toutes les autres, qu’elles soient d’ordre plastique, musical ou littéraire, qui constituent notre patrimoine culturel. Notre bien le plus précieux ou, du moins, qu’on peut afficher en parallèle de nos réalisations les plus prestigieuses sur le plan matériel. Les deux ordres se confondant souvent, comme c’est le cas, pour les cathédrales et, plus généralement, tous les sanctuaires.
    Alors, où en sommes-nous aujourd’hui ? Que nous est-il arrivé ? Eh bien, c’est très simple et évidemment catastrophique pour les arts et les lettres. Il n’y a plus qu’un vase, le profane. Les activités humaines remplissent tout l’espace. Leur foisonnement est étouffant. On construit, on bâtit, on cherche, on fouille, on invente de nouvelles machines. On fait de notre planète une termitière à l’agitation frénétique. Et de l’autre côté, évidemment, ça ne marche plus. Pour une raison très bête et très simple : la réalité nous suffit. Pourquoi nous dédoubler, pourquoi créer un monde parallèle et toutes ces fictions censées compenser ce qui nous manque ? Mais il ne nous manque rien. L’imagination est démobilisée. Elle est encore très utile, en sciences par exemple. En littérature, on continue sur la lancée. De toute manière, il faut réactualiser les anciennes fictions. Alors, on fait une Madame Bovary 2009. En peinture, on continue dans l’abstraction ou la figuration recomposée. On connaît la recette, toutes les recettes On fait du sous-Rothko ou du sous-Miles Davis ou en variétés du sous-Presley. Les variantes sont infinies : aucune raison de s’arrêter.
    On comprend pourquoi la création artistique s’est étiolée au moment historique précis, le même, que lorsque les religions – dans les pays les plus évolués – se sont évaporées. Tout procédait de la même source, tout venait de cette même obligation de créer des unvers parallèles, pour donner à l’homme, avant qu’il n’y parvienne, par ses seuls moyens matériels, une dignité que sa confusion avec l’animalité ne lui conférait pas. La religion, la culture, l’imagination : autant de passeports qui ont permis à l’homme son émancipation hors de son espace terrestre trop étriqué. Version céleste pour les religions, de transport ailleurs. Version terrestre, revue et augmentée pour ce qui est des arts et des lettres. Vers d’autres cieux plus ouverts, plus vastes et plus azurés, d’un côté. En prolongement de la vie, dans un monde redimensionné qui lui procure de la grandeur, de la dignité, de la beauté, de l’autre. L’homme sublimé par la religion. Agrandi par ses propres créations, dans l’univers des arts et des lettres. Dans les deux cas, produit de son imagination : la faculté majeure de l’homme, sans quoi, il ne serait, lui, l’homme, qu’un animal supérieur. Et non pas, comme le disait Boris Vian, « le seul animal qui n’est pas un animal ».

    Ce texte constitue l'ouverture de la prochaine livraison du Passe-Muraille, N0 78, été 2009. À paraître fin juin.

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Révisionisme

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    …Et quand Il eut créé la souris l’Eternel la considéra et vit que cela était bien, non sans mélancolie toutefois de sorte qu’Il lui dit : « Minnie, il te faut un compagnon, maintenant», et d’un clic de la souris l’Eternel offrit un Mickey Mahousse à Minnie Mouse, et tout aussitôt Le Seigneur les enjoignit d’aller et de procréer et ce fut le soir du sixième jour - le samedi soir de Son dessin animé préféré…
    Image : Philip Seelen

  • Fils à papa

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    Ҫa c’est vraiment la parano alsacienne, non mais : tu me vois parquer la Jag dans un recoin pareil ? Donc ils t’interdisent un truc que tu peux même pas enfreindre, alors là vraiment j’hallucine : c’est comme s’ils te disaient : pas touche à l’Alsacienne... dis, toi qui as vraiment tout fait: tu te vois toucher une Puppchen de Riquewihr  ?...

    Image : Philip Seelen