Lectures de Pascal Quignard (3)
On revient tout naturellement, ensuite, à Epicure, via l’examen des étymologies des mots suicide ou liberté. Ce n’est pas le Quignard que je préfère, chineur de savoirs un peu secs à mon goût, mais l’important tient à ce qu’il fera tout à l’heure de sa savante, voire doctorale inspection. La liberté de disposer de sa propre mort est en jeu. C’est un argument des associations actuelles d’assistance à la mort volontaire, genre EXIT, mais avec quelque chose d’acclimaté, d’organisé, de conditionné presque (comme on le dit des aliments ou des déchets carnés) de collectif et de normalisé qui évacue le tragique de la Décision et son tour philosophique. « Voici notre potion », entend-on dans la chambre à lumière tamisée où l’Accompagnant procède à l’ultime devoir de son contrat, et malgré la délivrance du sujet on ne peut retenir un sursaut d’horreur à l’idée d’une pratique généralisée multipliant la formule : « Voici notre potion »…
Or, cela se passe plutôt, dans ces pages de La Barque silencieuse, sur les rives extrêmes où Mishima s’éventre en toute liberté avant le coup de sabre de l’Assistant.
« Le mot magnifique et liquide de suicide apparut au cœur du monde baroque », relève Pascal Quinard en rappelant que jusque-là juristes et prêtres parlaient par périphrases de mort « volontaire » ou « impétueuse ». Or, le mot de suicide introduit avec le sui la notion d’auto-immolation restituant à chacun son «mourir» propre, étant établi que « la mort est à notre disposition », fût-ce « dans l’impétuosité».
Cela qui nous ramène au « self », vrai ou faux, au « sui» et au corps, à l’autonomie physique qui fixe la liberté selon les Grecs, ou à la libertas latine vue comme une « poussée continue, progressive, florissante, épanouissante, luxueuse, spontanée de la nature », à la solitude vécue dans la « joie de se retrouver seul » dans une présence érotique dilatée au large sens et sur le Weg ins Freie de Schnitzler, avec ce nouvel horizon clarifié du mot suicide : «Le suicide est certainement la ligne ultime sur laquelle peut venir s’écrire la liberté humaine. Elle n’est peut-être le point final. Le droit de mourir n’est pas inscrit dans les droits de l’homme. Comme l’individualisme n’y est pas inscrit. Comme l’amour fou n’y est pas inscrit. Comme l’athéisme n’y est pas inscrit. Ces possibilités humaines sont trop extrêmes. Elles sont trop antisociales pour être admises dans le code qui prétend régir les sociétés, Car un homme naît croyant comme un lapin est ébloui par les phares ».
Même bien courte, la formule est du délire perso de l’écrivain chinant les réalités dans la vieille caisse à sable du langage, comme Walter Benjamin grappille les jouets anciens dans les vitrines de Paris ou Berlin. On leur emboite le pas avec de petits hourras d’enfants courant à la récréation…
7 autres citations de La Barque silencieuse (3)
« Quand on glisse sa main un instant dans la mer, on touche à tous les rivages d’un coup. De même, le pied dans la mort, par laquelle on quitte le temps »
« Quand elle mourut, il était si fou de son corps qu’il garda le crâne de son épouse ».
«Caresser un crâne valait une prière aux yeux de Dieu ».
« Au matin, avant que le soleil parût, les corneilles lui avaient déjà mangé les oreilles ».
« Ne deviens pas toi-même mais deviens le soi, le self, le sui, l’objet sacré intime, la part incommunicable, le jadis ».
« Que vaut la formule « chacun pour soi » si chacun se hait ?
« Il y a une solitude antérieure au narcissisme ; une terrible extase infante ; un délaissement ; une désolation qui fait le début des jours, c’est presque une extase interne en amont de l’extase, en amont de la contemplation, en amont de la lecture »