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Au plus-que-présent

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La solitude n’est belle et bonne que peuplée et partagée, me suis-je dit un de ces jours de ces années-là, comme formulant un vœu, et le vœu commença de repeupler mon esseulement, et je recommençai de partager sans prendre et jeter, et je ressentis alors, et vraiment, le manque de Quelqu’un dans ma drôle de vie de ces années-là. Alors je cessai de me regarder, et du même coup je cessai d’être fasciné par les beaux corps et les beaux visages aux normes de ce temps-là.
Or, il n’est aucune fascination dans la montée du paysage, me dis-je à l’instant de contempler la montée, cette nouvelle aube, de ce paysage d’automne dont l’émouvante beauté affleure toute chose.
Un monde est en train de s’écrouler dans un ruissellement de chiffres et de chimères, me dis-je aussi à l’instant, un monde de chimères et de chiffres est en train de s’écrouler là-bas dans les quartiers d’affaires, un monde de chimères et de jacuzzis, un monde de frime et de primes fantasmées, mais la splendeur moirée de l’automne s’ouvre ici et maintenant sous nos yeux dans la simplicité de notre vie de gens ordinaires, et toute louange lui soit rendue – tel est notre présent, me dis-je en pensant à Ludmila : tel est notre plus-que-présent.
De tout temps j’avais appris que tout serait compté et payé rubis sur l’ongle, me dis-je en dénombrant les touches de rubis dans le flamboiement fauve et or de l’automne, non rien de cela n’est gratuit, c’est rubis sur l’ongle que je sais que Grossvater eût payé l’Hôtel au Caire de ses rêves, si la Grande Guerre n’avait pas ruiné ses affaires, toute tractation de notre père et des pères de nos pères se réglait rubis sur l’ongle, et j’entends toujours, à l’instant, nos père et mère nous dire à l’avènement de tant d’automnes : regardez, mais regardez, ça n’a pas de prix…
L’émouvante beauté de l’automne ne se paie que de notre regard, et cela regarde chacun, cela nous regarde : cette émouvante beauté nous regarde, me dis-je à l’instant après avoir tenté tant de fois de la peindre.
Les vagues d’or et de pourpre ont affleuré après la première neige, tandis que les indices des chiffres et des chimères s’effondraient dans les quartiers d’affaires des grandes cités, toute la nuit les écrans silencieux ont affiché cet effondrement de chiffres et de chimères et voici s’ouvrir la grande fleur de l’automne à l’émouvante beauté.
Le plus-que-présent affleure tandis que s’effondrent chiffres et chimères. Grossvater, père de notre mère, en eût tiré sa morale, selon quoi tout ce qui n’est pas payé rubis sur l’ongle, selon son expression, n’est que chimère vouée à s’effondrer, et notre mère, nous serinant les mêmes litanies, eût acquiescé, de même que notre père, parangon d’honnêteté et de régularité, et le père de notre mère, dit aussi le Président, et notre mère-grand et la plupart des gens ordinaires du quartier des Oiseaux, eussent acquiescé de concert : on ne promet pas d’œufs à deux jaunes, eussent-ils seriné aux raiders et aux traders des quartiers d’affaires du monde entier.
Et je moralise à mon tour en me rappelant tout l’irréel de ma vie avant l’apparition de Ludmila dans ma vie et, dans notre vie, de l’Enfant, dont l’apparition m’a révélé la réalité qui est celle aussi de cet automne que nous vivons ici et maintenant, tandis que chiffres et chimères s’effondrent et que nos enfants repeuplent le monde.
A l’instant le soleil, invisible encore, irradie déjà les forêts dont les vagues d’or et de pourpre roulent sous nos fenêtres, et cette houle de beauté homologuée beauté d’automne, selon le langage publicitaire, cette beauté-cliché, cette beauté de calendrier pour bureaux d’affaires, cette beauté que notre simple regard de gens ordinaires requalifie pourtant, cette beauté recapitalisée à l’instant par notre simple regard roule ses vagues des monts alentours aux baies et aux cités de là-bas, dans la brume de cet automne où l’élégie du temps qui fout le camp se mêle aux déplorations enragées des raiders et des traders et aux litanies des gens ordinaires s’estimant roulés et floués une fois de plus, et cette houle d’émouvante beauté et cette foule aux rumeurs inquiètes, cette élégie et ces litanies, cette gloire mordorée remontant à l’instant les pentes et cet écroulement de chiffres et de chimères sur les écrans des cités embrumées et dans tous les foyers des gens ordinaires, tout cela roule et me rappelle les vagues de la mer, à l’ouest d’Ouessant que mon grand-père, dit aussi le Président, me défiait de nommer…
A l’instant, plein ouest, sous un ciel laiteux strié de traînées d’avions longs courriers qu’une bande de nuées en suspension sépare de l’immensité de brume bleutée du lac invisible, à l’instant je suis à des mondes du monde de mes sept ans, mais ici et maintenant me revient la voix du Président qui me faisait regarder la mer et me faisait voir, me faisait scruter et me faisait observer, me faisait observer et scruter, voir et regarder la mer où nous arrivaient de partout des vagues et des vagues, et voici les vagues de couleurs de l’automne roulant des monts boisés d’alentour vers les rivages embrumés de là-bas et se diluant là-bas dans les lointains, regarde cette émouvante beauté, ne perds rien d’aucun des ses éclats d’or ou de rubis, voici l’éclat de pourpre ou de feu d’un éclat d’automne qui te rend tous les automnes de nos vies. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère défunt que j’aimais et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des éclats d’émouvante beauté.

Tout sera payé rubis sur l’ongle, me dis-je en me rappelant toutes ces années à racheter le temps, telle étant ma conviction que le temps peut être racheté, quoique sans prix.
Il n’y a pas de temps mort. La seule apparition de Ludmila, un soir dans un bar, inaugure ce nouveau Compte: la plus émouvante beauté qui m’ait jamais été donnée, avec l’apparition de nos enfants et la disparition de nos mères et pères, ce double élan qui nous a fait nous reconnaître tout à coup, et toute notre vie depuis lors, tissée de nos lignes de vie entrecroisées, toute notre vie mêlant ses vagues et nous portant ou nous déportant, toutes cette houle nous roulant de par les foules et les jours et les heurts et les échappées, tout cela s’est inscrit et je le paie de chaque mot, enfin j’essaie, je voudrais, je m’efforce, en me rappelant notre mère penchée le soir sur son Livre de Comptes - moi qui ne suis que chimères sans chiffres j’aimerais de mes pauvres mots, m’acquitter rubis sur l’ongle de cette dette.

(Extrait de L'Enfant prodigue, récit 2008-2009 en attente de publication).

Commentaires

  • "L'Enfant prodigue", récit en chantier
    ferait un aveugle recouvrer la vue, un sourd entendre de nouveau, un prisonnier sortir de son exil...

  • ...ainsi voguent les âmes...je lis à l'instant tes dernières lignes bâties de ce Grand Chantier...juste avant de quitter l'Allée Marc Chagal pour le Boulevard des Filles du Calvaire...du coup je retarde mon départ pour ma flânerie- capture d'images pour te glisser ce message...suis ému par le flux et le ton si différents de ceux du Miel et de la Cendre, cette douceur, cette sincérité, ces confirmations indubitables... qu'amène l'automne à ceux qui le vive...m'apportent frissons, langueur et tendresse...fidèlement...dans l'attente. Philip

  • Les feuilles d'automne valent leur pesant d'or de remembrance et d'écriture à La Désirade!

    Ce serait un peu facile de dire que cette page "au plus-que-présent" est plus-que-parfaite - mais comme ça, c'est dit.

  • "Le désir primordial du musicien serait d'offrir à l'auditeur une image des innombrables merveilles qu'il connaît et qu'il perçoit dans l'univers." (John Coltrane)

    Voilà.

    Voilà ce que ce texte nous offre.

  • Philip nom de Dieu: il faut deux l à Chagall pour voler !

  • Merci Frédéric. Vous voyez que vous n'êtes pas seul, ces jours, à dorer à la feuille...

  • C'est tellement important cette révélation souvent tardive de ces liens puissants avec nos morts et nos vivants. Bel hommage à l'aimée, celle qui a enrobé votre vie de douceur et de force. Les ors de l'automne, la beauté du monde sont une vague reflétant ce bonheur. Peut-être des yeux tristes n'auraient vu en eux que l'été qui se meurt ou l'approche d'un certain hiver... La joie ouvre votre regard et vos mots comme une lave incandescente.Elles (la femme et la joie ) sont votre baguette de sourcier, encre révélant aussi nos sources. Ecrivain et lecteurs en harmonie...

  • Marc Chagall...voilà l'erreur est corrigée et Chagall quitte son Allée pour le ciel de sa peinture...merci pour ton apostrophe JLK, depuis que j'ai coupé un p à mon prénom j'ai tendance à séparer les couples un peu partout...passé une aprés midi douce et lumineuse sur les bords de Seine...à chacun sa route. Philip.

  • ...Eusses se sont baladés cet après-midi le long du Rhône, y avait des cyclos agressifs, un qui m'a quasi passé sur une patte, Lui l'a traité de conard avec son parler que tu sais, Elle a craint que le conard descend de son bike de luxe pour lui foutre une rouste, tu vois l'ambiance, mais ça sentait bon la truite et l'émanation de chez Tamoil, moi je traînais les pattes, y avait des brumes bleues qui traînaient et tout le tralalou d'automne qui les fait se pâmoiser, ensuite on est remontés et là j'ai eu régime spécial de carotte-minute avec les ânes, puis il a laissé son ordine pendant qu'ils regardaient Time regained en faisant deux trois autres choses donc j'en ai profité pour te vriller ce messsage, salut camarade...

  • Qu'il fait bon se blottir dans ces pages, où l'on revient toujours comme dans un foyer chaleureux! Retrouver l'âtre de la grande famille et ceux qui "pensent" les plaies de l'âme...

    Je ne sais si le courrier transalpin n'est jamais parti ou s'il a été détourné, mais même s'il n'est pas parvenu, d'autres messages plus subtiles me sont bien arrivés...

    D'une retraite armoricaine, pour un an tributaire, je vous adresse quelques farfadets et gnomes qui vous diront ce que devient le Cheval Bleu!

    J'étais quant à moi plongée dans la Divine Comédie et tente toujours de gravir ses étroites corniches... et ce vers de Ronsard qui résonne en point d'orgue:
    "Cette tige brisée que pour vous j'ai aimée..."

    Merci pour cette forêt qui brule d'un incendie ardent et rayonnant.

    NB A Christiane: merci pour vos mots sur l'Ami, qui justifient à eux seul son écriture, quand son destinataire ne l'a toujours pas entendu, bien qu'il disait avoir pleuré à sa lecture... Bonne route!

    Bien cordialement

  • Merci, Fred.

  • Cette émouvante beauté qui nous regarde au plus-que-présent est superbement rapportée jusqu'à votre lecteur qui vous remercie.
    A l'Ouest d'Ouessant, là où finissent les terres, c'est le Créac'h, n'est-ce pas ?
    Un lieu inoubliable, quand on y a passé de nombreuses heures.

  • Ce soir, comme un irrépressible besoin de peindre cette image et ce texte......

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