En revoyant le dernier film de Bergman; avec le point de vue de Jeanne Moreau.
« On peut croire à l’immortalité en regardant les films de Bergman », dit Jeanne Moreau, et c’est cela qu’on ressent du début à la fin de Saraband en scrutant le visage de cette femme et les visages de tous les autres, jusqu’à l’ultime moment où, parlant de sa fille perdue dans sa selva oscura mentale, qu’elle vient d’aller visiter, elle dit que c’est la première fois qu’elle a eu le sentiment de toucher son enfant.
La première fois que j’ai touché notre enfant, elle était née depuis une vingtaine de minutes et c’est alors que j’ai compris que nous allions mourir, tout en percevant autre chose. C’est de cet autre chose qu’il est question dans Saraband, qu’on approche par la parole multiple des visages et du silence, de la musique et des regards, de ce qui est dit qui contredit les regards et les gestes, de ce qui peut être dit et de ce qui affleure à tout moment du corps de l’âme.
Il n’y a pas d’un côté le corps et de l’autre l’âme, il n’y a que l’âme qui est un corps, et là-dedans il y a nous qui nous débattons comme des fous. Jeanne Moreau dit encore que Saraband est un film à la fois sage et fou, tendre et cruel, elle dit à peu près que c’est un film qui « va partout » et c’est exactement cela : Bergman va partout, dans nos clairières et nos sombres couloirs, il ne dit pas d’où tout cela vient ni où cela va, mais tout est contenu dans les traits d’un visage, ou dans le geste d’une main, des lèvres qui se baisent indécemment parce que ce sont les lèvres d’un père et de sa fille, mais cette indécence est la vie même dans laquelle le père traîne l’affreuse haine de son affreux père, lequel est à la fois un enfant aussi perdu que son fils, puis il y a là, au milieu des couleurs estompées de la vie, l’ovale en noir et blanc d’un visage de morte qui est d’une espèce d’ange, la seule qu’on magnifie en tout cas et qui est plus vivante dans les cœurs que les vivants eux-mêmes, mais cette vivante n’est plus qu’une image.
Ils disent qu’ils pleurent mais on ne voit pas leurs larmes. Dans la petite église où il vient jouer du Bach, le fils demande à l’ancienne femme de son père qui l’a écouté et en reste émue, si elle est venue là pour le pognon du vieux et s’ils baisent ? A tout moment ainsi cohabitent, dans Saraband, la douceur et la cruauté, la possibilité d’Hitler et celle du Christ, mais tout est lié, tout est incarné et sublimé, tout est d'une indicible beauté et d'une indicible douleur, tout est vivant.
Commentaires
Je trouve votre article très beau, mais malgré le plus profond respect que j'ai pour ce film, je ne peux m'empêcher de trouver, à ce jour, qu'il est moins équilibré, moins ambivalent que ce que vous transmettez ici. La balance me semble plus pencher davantage du côté de la cruauté (que je trouve parfois un peu forcée) et de la douleur. Si je le voyais aussi entier que votre article, j'y sentirai alors aussi le côté "chef d'oeuvre". Mais non. Personnellement non. Beau film. Beaucoup de respect. Un peu de déception aussi... L'essentiel étant que vous me donnez envie de le revoir !