Objets de curiosité
Par René Zahnd
J’aimerais me souvenir de tout ce dont je ne me souviens pas. Comme cette belle idée, je m’en souviens, que me confiait un jour Jacques Roman, de répondre aux « je me souviens » de Perec par une suite de « je ne me souviens pas ». Je ne me souviens pas du jour de mes vingt ans. Je ne me souviens pas de ce qu’elle portait quand je l’ai rencontrée. Je ne me souviens pas de mes premiers pas. Mais je me souviens de tant de pérégrinations africaines, d’impressions et de sentiments, éprouvés là-bas, toute une matière que je retrouve en écho dans l’heureux nouveau livre de Lieve Joris : Hauts plateaux.
Avec Ibra le Fantasque, compagnon de hasard qui me guidait le long de la falaise des Dogons, de village en village, nous marchions le matin, puis en fin d’après-midi, à ce moment particulier que les Maliens nommaient si joliment le « petit soir ». L’après-midi, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire que la sieste, à l’image de la création tout entière semblait-il, hommes et bêtes égaux sous la presse du soleil. Cette fois-là, je dormais sous un abri ouvert et je me souviens : mon réveil en sursaut, ma stupeur de voir une vingtaine de gamins, assis tout autour de moi en silence, qui m’avaient observé en train de dormir. Ils avaient examiné ce drôle de zèbre que le chemin avait amené. Quand mes yeux s’étaient ouverts, les plus petits s’étaient enfuis.
Etre l’autre. Etre différent. Etre un objet de curiosité. Voilà bien ce que l’on éprouve sans cesse quand on parcourt l’Afrique et qu’on s’aventure en brousse. On s’expose aux regards. Des ribambelles de gamins te suivent. Ils te demandent un bic, te taquinent, te prennent la main, te touchent, te tirent les poils. Il y en a partout. Ils veulent tout savoir. Comprendre qui tu es, mais avant tout comment tu es fait. Leur enquête est quasi anatomique. Ils n’ont jamais vu ça. Cette peau qui rougit au soleil. Cette pilosité. Cette épaisseur des membres.
« Même les animaux s’étonnent de ta venue » glisse à Lieve Joris son guide du moment et le récit de son périple à pied sur ces hauts plateaux congolais me fait cheminer à ses côtés. Quand elle raconte comment les Banyamnlenge couvent leurs vaches d’un regard d’amour, je pense aux peuls ou aux masaïs que j’ai vus faire pareil. Pour eux, le monde semble parfois se résumer à quelques bovidés, d’ailleurs superbes.
Et tant d’autres choses vues, observées, éprouvées surgissent au gré des pages, comme pour taveler la mosaïque forcément partielle de la réalité en Afrique. Les tracasseries policières, les superstitions, les sorts jetés, le bric-à-brac métaphysique des prédicateurs, le poids des us et coutumes, parfois aussi le spectre de la guerre et des haines ethniques enfouies sous le vernis de la vie quotidienne, mais encore la beauté, l’humour, la générosité et jusqu’à cette distorsion du temps qui naît des espaces sans fin, où les pulsations ne semblent pas les mêmes qu’ailleurs, où les montres aux poignets sont des boussoles qui permettent de garder, pour ne pas être entièrement perdu, l’azimut des heures.
Et ces marches, ces nuits silencieuses, ces solitudes dans des paysages grandioses finissent toujours par te renvoyer à toi. Est-ce pour trouver cet état que l’on se met sur la route ? Lieve Joris pense à son enfance, à sa mère qui vient de mourir, accompagnée jusqu’au dernier battement de cil.
« Le voyage pose les bonnes questions sans fournir toutes les réponses », affirme Nicolas Bouvier. Un vrai livre est d’un effet comparable, à l’image de celui de Lieve Joris, tout de sensibilité, de fines notations. Et lorsqu’on arrive au bout de l’itinéraire, forcément changé par la réalité qui nous a frictionné, mais aussi par ce qui s’est mis en mouvement en soi, on sait que rien n’est pas terminé. L’arrivée n’est pas la conclusion. Quelque chose reste suspendu. Le voyage est sans fin. Et quand on referme le livre, on pense forcément au prochain. Au prochain départ. Au prochain livre à ouvrir.
R. Z.
Lieve Joris, Les hauts plateaux, traduit du néerlandais par Marie Hooghe, Actes Sud, 2009, 135 p.
Cette chronique est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, No79, octobre 2009.