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Livre - Page 145

  • Ciao da Roma (3)

     

     

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    À Philip Seelen

     

    Dans les jardins du Capitole, ce 21 mai 2009

     

    Cher toi,

     

    C’est un lieu commun que de constater qu’une ville-monde comme Rome contient tout et son contraire, et c’en est un autre que de révéler les effets délétères du tourisme de masse, mais nous n’en étions pas moins enragés et même un peu tristes, hier soir, de retrouver le quartier du Trastevere, naguère si vivant et si telluriquement populaire, bonnement envahi par la cohorte sempiternelle avide de succédanés de pittoresque dont nous avons eu, le temps d’un repas médiocre et mal servi, le meilleur exemple des ravages, à commencer par une suite de rengaines napolitaines littéralement exécutées par un grand flandrin sans voix et sans trace de finesse dans ses resucées, mais accueilli comme LE chanteur typique par les tablées de Bavarois et de Batavois reprenant l’inévitable O Sole mio comme la pire chanson à boire. Tu sais assez que nous ne sommes pas, L. et moi, gens à cracher sur les plaisirs de notre aimable prochain, mais certaine grossièreté intempestive, en certains lieux dont on a connu la qualité de vie, ne peut que déprimer ceux qui restent attachés à celle-ci même sous les formes les plus débonnaires. Autant dire qu’après avoir réglé notre conto (excessif comme tu l’imagines) nous nous sommes trissés vite fait jusqu’aux alentours de la Piazza Navona où nous avons évoqué notre première escale de la soirée au Nuovo Sacher, le cinéma mythique de Nanni Moretti qui ressemble plus que jamais à un cinéma de quartier…

    Cela étant, loin de moi l’idée d’exalter notre «bon temps » de jeunes rebelles (tu l’as été bien plus que moi au sens de la militance) alors que, tout au contraire, complètement revivifié par ce que nous venons de voir aux musées capitolins, mon élan de l’instant me porte à célébrer ce qui de l’Art échappe complètement au Temps.

    Tout à coup tu passes un seuil et te retrouves dans la fraîcheur sans âge de telle statue de Vénus ou de tel torse d'un Dionysos endormi, tout autour de toi n’est plus que sublimation par une beauté qui a traversé les siècles, tout semble comme retourné par la lumière émanant du marbre et des formes, loin des mornes amoncèlements des musées ordinaires. Car cela aussi nous a enchantés en l’occurrence : de n’avoir ni réservations à faire ni longue attente à endurer, puis de découvrir la partie nouvelle réservée aux antiques dans de belles salles claaires et clirement documentées (autour de la statue équestre de Marc-Aurèle), sans nous douter du tout, faute de publicité tapageuse, qu’une admirable exposition nous attendait également en ces murs, toute consacrée à Fra Angelico.

    Angelico3.jpgOr il m’est difficile, à vrai dire, d'exprimer le bonheur profond, que j’aurais pu prolonger des heures, et largement partagé par ma abonne amie, de retrouver ce peintre de la pure transfiguration spirituelle, qui allie sapience et simplicité à l’aube de la Renaissance et scelle le meilleur savoir et la meilleure pensée du Moyen Âge tout en multipliant, en artiste radieux, les échappées vers le primitif et vers le tout moderne – sans le chercher évidemment.

    Il y a chez Angelico de la sainteté paysanne à malice profonde (ses détails sont souvent aussi touchants par leur verve familière ou cocasse que le Motif religieux) et de l’émotion perceptible ici de manière beaucoup plus évidente que devant ses chefs-d’œuvre vus et revus. Le coloriste nous lave une fois de plus le regard, et la musique de sa peinture me touche infiniment, qui nous ramène évidemment à Bach plus qu’à quiconque – mais jamais je n’arriverai à parler de Bach. Bref on est ici dans la pure peinture, comme on est avec Bach dans la pure musique.

    Angelico4.jpgEnfin, entre Giotto et Piero, avant la psychologie et les pâmoisons, avant aussi la dilution progressive du spirituel dans l’Art, on est ici dans un équilibre entre rigueur absolue et plasticité déliée, qui tend la contemplation – cela ressenti au cœur de Rome aussi bien que dans les déserts de Fiesole et autres hauts lieux de Toscne ou d'Ombrie...

     

    Mais allez, je t’embrasse, tandis que la touffeur nous embrase...

    Baci

    Jls  

     

  • Dernières nouvelles de Ballard

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    Diverses publications chez Tristram, dont le premier volume de ses Nouvelles complètes, font de ce visionnaire du futur actuel un auteur de plus en plus contemporain
    « Quand arrivera l’apocalypse », écrivait J.G. Ballard, « le problème principal sera le parking ». Depuis le 19 avril dernier, son cancer a résolu les problèmes de parking de l’auteur devenu « culte » non sans malentendu, pour les deux films qui ont été tirés de son œuvre : l’autobiographique Empire du soleil, chronique d’une adolescence marquée par trois ans de vie en camp de prisonniers civils, aux mains des Japonais, entre Pearl Harbour et la fin de la guerre, tourné par Steven Spielberg ; et Crash, adapté par David Cronenberg, illustrant les relations d’érotisme et de violence fantasmatique liant l’homme à la voiture.
    Le malentendu, James Graham Ballard l’a suscité dès ses débuts, en déroutant ses lecteurs de science fiction avec un mélange détonant de technologie folle et de vie quotidienne absolument banale en apparence, où des manipulations génétiques aboutissent à des fleurs cantatrices et des arbres musiciens aux humeurs de massacre, mais aussi des vêtements à fibres étrangleuses, des agences de voyages aux étranges programmes ou des altérations de l’environnement (désertification des terres, pétrification des forêts, déchaînement cosmique des éléments dans Le vent de nulle part) qui prennent, 50 ans plus tard, un relief saisissant.
    Après les contre-utopistes Orwell (1984) et Huxley (Le meilleur des mondes), pas loin non plus du Buzzati du Voyage aux enfers du XXe siècle, Ballard, dès les années 1950, a déployé une fresque extraordinairement inventive, à la fois poétique et ludique, à l’humour grinçant et à la mélancolie profonde, dont la critique prémonitoire a toujours été soumise au génie du conte. Plus encore qu’un Ray Bradbury, Ballard le doux, dont l’enfance au Japon a été marquée par la dureté de la vie et le fracas des explosions atomiques, a su déceler les germes de la violence au quotidien, entre conjoints ou entre parents et enfants, autant qu’il l’a perçue entre classes sociales ou nations. Avant tout le monde, il a pressenti la catastrophe écologique, décrit la guerre « pour le Bien » que pratiquerait l’administration Bush, la fuite en avant dans la consommation, les désarrois explosifs de la classe moyenne, la sexualité banalisée ou poussée aux extrêmes, la culture devenant bouillon fade de jacuzzi, l’ennui fauteur de «pétages de plombs » individuels ou collectifs.
    Notre présent est «ballardien» depuis des années déjà, se dit-on en découvrant le premier volume des Nouvelles complètes de l’écrivain anglais (1956-62), rassemblant une trentaine de récits parmi les meilleurs de six recueils – dont L’homme saturé, Les voix du temps ou Passseport pour l’éternité, plus deux inédits -, et probablement le sera-t-il de plus en plus à l’ère de la globalisation, de l’aventure par procuration des jeux télévisés ou du cybersexe. Pas étonnant qu’il soit une des grandes références d’ un Michel Houellebecq après avoir été le pionnier du roman d’anticipation sociale avant Breat Eaaston Ellis (American Psycho) ou Chuck Palahniuk (Fight Club).
    Bref, après la réédition de La Foire aux atrocités et de Millenium People, entre autres, le lecteur francophone non initié dispose encore de vastes zones imaginaires à explorer avec cet inventeur de réalité…

    Un rêve massacré

    Les banlieues résidentielles propres-en-ordre constituent l’un des décors privilégiés des récits de Ballard, comme dans Millenium People, et plus encore dans Sauvagerie, petit roman tout récemment traduit où il est question d’un massacre collectif frappant les habitants au-dessus de tout soupçon d’un de ces quartiers « de rêve », dont tous les enfants ont mystérieusement disparus. Désigné pour enquêter sur cette énigmatique tuerie, deux mois après les faits, le psychiatre Richard Greville ne parviendra pas mieux que la police à expliciter le drame, en dépit des images vidéo du système de surveillance, dont il ne découvrira le fin mot que cinq ans plus tard. Où l’on constate les effets collatéraux inattendus d’un « régime de bienveillance et d’attention » poussé à l’extrême de la mentalité sécuritaire .

    J.G. Ballard. Sauvagerie. Traduit de l’anglais par Robert Louit. Tristram, 119p.

    Pour lire
    J.G. Ballard


    Le vent de nulle part, roman, Casterman, 1977.
    Empire du soleil, roman, Denoël, 1985
    Super-Cannes, roman, Fayard, 2001.
    La Foire aux atrocités, roman, Tristram, 2003.
    Crash, roman, réédition Denoël, 2005.
    Millenium People, roman, Denoël 2005.
    Nouvelles complètes I, Tristram, 2008.
    À venir : Nouvelles complètes II et III, chez Tristram.

  • Ciao da Roma (2)

    Pincio.jpgLettres à Pascal Janovjak (2)

    Lungotevere, ce 20 mai, tard dans la matinée.

    Caro,

    Nous étions d'humeur un peu nonchalante ce matin, après le rite du cappuccio et des dolci, et notre tendance à prendre la tangente nous a tranquillement amenés le long du Tibre aux eaux trainantes, juste à l'aplomb du donjon rouge sang du Chateau Saint-Ange d'ou se jette la pauvre Tosca, mais c'est une chute moins fatale que je me suis rappelé en avisant les eaux basses, dans Le Sheik blanc de Fellini, lorsque la jeune mariée, clandestinement dévoyée par le perfide Sarrasin qu'incarne Alberto Sordi, qui vient d'abuser une dernière fois de sa candeur sans la violer tout à fait, se jette en soupirant dans le fleuve sans se douter qu'un innocent enfant y aurait pied - et la voilà pataugeant misérablement comme l'oiseau mazouté du poète...

     Rome est évidemment la ville de Fellini plus que de quiconque, meme s'il s'y trouve des visions de Chirico dans les rues désertes de l'aube et meme si les fugues pétaradantes de Nanni Moretti, dans Caro Diario, nous en révèlent de multiples autres aspects, entre hauteurs prolétaires des ucellaci de Pasolini, terrains vagues et chantiers de ville ouverte rappelant aussi tel Drame de la jalousie ou telle Journée particulière de Scola...

    A midi nous avons traversé la place Saint-Pierre dont je ne saurais te dire quoi que ce soit, tant son architecture de Siège administratif brise tout élan  qu'achèvent de décourager, là-bas, les files et les queues de visiteuses et visiteurs munis chacun de son ticket réglementaire de prélocation qui lui permettra de vérifier que tel ensemble de colonnes cyclopéennes évoquant quelque temple hindou se trouve toujours là, que la Vierge du Bernin s'extasie toujours de la manière décrite par le Guide et que le nouveau plafond japonais de la Sixtine réalise bel et bien la matière laquée et les couleurs glacées de la cuisine nipponne la plus avancée.

    Or nous avions, philistins que nous sommes, déjà passé notre chemin, de métro en Pincio sur les hauteurs duquel nous avons retrouvé Rome à nos pieds.

    Dans les allées des jardins de la Villa Borghese, nous nous sommes arretés longtemps à regarder les ombres s'allonger. L. lisait Le dorate stanze de Luisa Adorno, je songeais aux chambres dorées de nos convalescences enfantines, et tous ceux qui allaient et venaient sous les arbres semblaient eux aussi se rappeler la lumière des chambres du passé tandis que déclinait le jour sur la ville retrouvant la fraicheur de quelle matinée éternelle...

    (Segue)       

  • Ciao da Roma

    Bruno2.jpg

    Lettres à Pascal Janovjak (1)

    Rome, le 19 mai 2009.

    Caro amico mio,

    Ti scrivo stasera dal Campo de Fiori, sotto lo sguardo scuro del Bruno... Nous sommes ici aussi loin de la Désirade que de Ramallah, au coeur tendre de la ville dure que je percois pour la première fois, et physiquement pourrais-je dire, comme le centre du monde ou disons: comme le centre d'un monde de dieux finis quoique non finis à vues humaines, comme n'importe qui en ce lieu peut se sentir fini et infini, à commencer par le couple mythique de l'Eden publicitaire qui nous a accueillis hier à Roma Termini, sur les affiches géantes de l'Emporio Armani, l'Eve et l'Adam des temps apocalyptiques en les personnes de Victoria et David Beckham.David Beckham.jpg

    Juste en face de moi, au-dessus de la sombre statue de Giordano Bruno, une immense publicité reconstitue la célébrissime architecture du Colisée par le truchement de states superposées de cannettes vert doré à la gloire d'une firme multinationale sponsorisant la finale de la Coupe des Champions de la semaine prochaine, dont il est à prévoir que le fin de la nuit marquera la dévastation de la place, rituellement livrée aux jeunes casseurs à ce que disent les journaux.Colosseo.jpg

    La violence est d'ailleurs partie intégrante de la Ville, dont le roulement puissant de fleuve motorisé, traversé à tout moment de sirènes stridentes, se trouve cependant bordé de petites rues quiètes et de petites places protégées qu'on dirait des iles; et d'ailleurs je te reparlerai des Iles de Rome qu'a évoquées Marco Lodoli dans un livre que nous avons emporté dans nos bagages et retrouvé tout à l'heure en version originale à la Librairie Fahrenheit 451 qui se trouve à quelques pas d'ou je t'écris, ouverte jusqu'à minuit.    

    A la violence sont évidemment liées, à Rome, les instances trépidantes du mouvement et de la vitesse, mais Rome est aussi ville de trones, et comme je t'écris à l'instant, tronant sur mon siège curule de plastique vert jouxtant le siège curule de plastique vert de l'impératrices de mon coeur en train de siffler son troisième limoncello, le Temps lui-meme semble troner à l'écart des heures dans la bonne rumeur des gens, et voilà pour ce soir. Or il me plait de conclure cette première lettre au pied de la statue du grand hérétique tandis qu'un éphèbe à longs cheveux blonds et guitare, autour duquel un cercle bienveillant s'élargit d eplus en plus, nous rappelle notre bon jeune temps...

    (Segue)

  • Poème de la mémoire

    Sur Les amants réguliers de Philippe Garrel

    Il n’est pas de ville que j’aime autant retrouver que Paris, surtout les maisons blanches et les escaliers de bois ciré en colimaçon, les grands appartements mystérieux, les toits sur lesquels on marche à moitié givré, la Seine noire et les reflets des trottoirs de l’aube, tels exactement que les évoque, avec la beauté de la jeunesse parisienne, ce film admirable qu’est Les amants réguliers de Philippe Garrel, que j’ai vu hier soir après avoir lu, dans un square, les cinquante première pages de La guerre sexuelle de Frédéric Pajak, lequel nous replonge en revanche dans l’abjection des temps qui courent.
    Il va de soi qu’on peut trouver, dans des objets d’art ou de littérature inspirés par des regards diamétralement opposés, le même sentiment de libération intérieure, mais je me garderai bien de situer la satire teigneuse de Pajak au même niveau que le poème de Garrel, dont je suis ressorti intérieurement lavé comme d’un bain de neige. Le blanc de ce film est d’ailleurs celui d’une sorte de neige cernée de cendre, comme les visages irradiant ce qu’on dira simplement, comme chez Bergman, l’âme de chaque individu, dont le réalisateur capte la moindre vibration avec une sensibilité et un amour sans pareils.
    On sait que ce film « parle » de mai 68 et de la « génération » des soixante-huitards, mais j’étais content, ce matin sur une terrasse de Montparmasse, de trouver , dans la nouvelle livraison de Ligne de risque (No 22, décembre 2005), les propos de Philippe Sollers sur cette foutaise qu’est selon lui ce concept de génération, dont personnellement je n’ai jamais ressenti non plus la réalité, sinon comme une idée collante ou un sentiment d’adhésion médiocre. Tout ça pour dire que si Les amants réguliers fait bel et bien signe et sens à propos de ces années-là, c’est tout à fait ailleurs qu’il me touche personnellement, sans rien de la joliesse anecdotique de ce feuilleton italien dont je ne me rappelle plus le nom, relevant du roman-photo - oui c’est cela, Nos meilleures années et caetera…
    Ici c’est autre chose. Ce sont surtout des histoires d’amour et c’est le portrait d’un pur. C’est un poème en images dont tous les personnages ont raison. On frise juste un peu l’emphase rhétorique à l’évocation des barricades, mais ce romantisme n’empêche pas la grande noblesse, presque janséniste, du propos ; car c’est un filme aussi sur le divertissement en conflit avec l’absolu et donc la mort. Et puis c'est du cinéma. C'est absolument du cinéma et ne peut être dit comme ça que par le cinéma, de plans enchaînés comme dans un rêve et de murmures, de regards, de visages, de gestes d'anges. 
    En marchant le long de la rue Saint André-des-Arts, je me suis rappelé les quelques péripéties que nous avons vécues en ces lieux cette année-là, avec quelques camarades de la jeunesse progressiste, et m'est revenue ma conviction intérieure que ce que je vivais n’avait rien à voir avec ça, que j’étais ailleurs, que toute la rhétorique qui se déchaînait autour de moi tournait à vide, tandis que je retrouve dans ce film tous mes sentiments épars du moment et des temps qui ont suivi, que Philippe Garrel dit de l’inamertume et qui relève de la vérité de chacun…

  • De la lumière sous la plume de Chebbi.

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    par Jalel El Gharbi

     

    Nour (Lumière). Il y a au commencement de la vie de ce poète lumineux, la lumière de Tozeur, si évidente, si épaisse qu’elle en est immatérielle. Et, il y a, tout au long de la vie de ce poète brillant, l’obscurité du réel, l’obscurantisme des siens et les ténèbres de la colonisation. Chebbi naît à une époque où l’histoire était décevante et où la géographie demandait à être refaite selon des canons associant réel, poésie, rêve et rêverie. Il en naîtra une géopoétique qui donne à voir des paysages oasiens, des étendues enneigées, des palmiers, des pins donnant lieu à une refonte totale du monde. Mais la diversité se décline ici en unité : une même lumière irrigue les divers paysages.Dans cette poésie que sous-tend aussi un référent occidental, la lumière est surdéterminée par des connotations coraniques. Dans le saint Livre, la seule forme sous laquelle se réalise la théophanie est l’éblouissante lumière qui apparut à Moïse ou ces métaphores donnant Dieu pour Lumière et même pour « Lumière sur Lumière ». La lumière relève du divin. Chebbi la dit « ombre de Dieu » dans une perspective qui ajointe la chose (la lumière) et son contraire (ombre). Le poète transcende de la sorte les dichotomies, atteint au sublime d’une vision du monde où les antagonismes sont pacifiés. Lumière.Sous la plume de Chebbi, l’évocation de la lumière a comme corollaire la mobilité. Que fait la lumière ? Que devrait faire la lumière ? Exhorter au mouvement : « A la lumière ! » tel est le cri du poète. C’est l’aube qui se lève, l’aube pour laquelle on se lève (littéralement et dans tous les sens, comme le veut l’injonction rimbaldienne).A la lumière ! comme on dit « au secours » ! ou « à l’assaut » ! Le mouvement ici induit est paradoxal : il porte le poète vers l’idéal d’un matin resplendissant qui relève aussi du passé, d’un naguère donné pour un jadis.

    Par quels mécanismes l’aspiration vers l’idéal se confond-elle avec une régression vers le paradis de l’enfance ? La réponse est à chercher dans « Prières au temple de l’amour » dont le premier vers compare la bien-aimée à l’enfance, au matin nouveau. Mystère de l’amour par quoi les lendemains qui chantent sont résurrection du paradis perdu, mystère de cette « fille de la lumière » que le poète chante, divinité qui, à la réflexion, vaut surtout par le chant qu’elle déclenche. Toute la douleur du poète vient de ce que l’aube rêvée est réalité antérieure. L’idéal relève du souvenir. Dans Le Paradis perdu, le poète brosse un tableau des sites du bonheur, une carte de la félicité qui s’achève sur d’amers constats. Le paradis est toujours paradis perdu. Et y aspirer, c’est tendre à combler un vide irréversible. L’entreprise qui vise à restituer les contrées du bonheur est vouée à l’échec. Seul le chant qui la célèbre est éternel. La réussite technique répare l’échec ; elle réussit tout au moins à métamorphoser la douleur lyrique en lyrique de la douleur, ou mieux encore, en lyrique du lyrique. Et c’est sans doute pourquoi la poésie de Chebbi ne pouvait être que lyrique, non pas de ce lyrisme lacrymal qui a besoin d’objet pour se dire, mais de ce que j’appellerai lyrisme intransitif…, lyrisme n’ayant d’autre objet que le chant lui-même. La poésie de Chebbi a quelque aspect narcissique non pas tant parce qu’elle se trouve belle mais parce qu’elle se regarde, s’interpelle. C’est sans doute pourquoi cette poésie échoue souvent à interpeller les éléments naturels, à apostropher l’altérité sous quelque forme qu’elle se présente.

    Ce texte a été publié dans Revoir El Jerid. Ouvrage collectif du laboratoire du patrimoine de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba Tunis.  Il sera repris dans le No 78 du Passe-Muraille, à paraître fin juin 2009.

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    Chebbi2.jpgChebbi5.gifAbou el Kacem Chebbi (أبو القاسم الشابي), également orthographié Aboul Kacem Chabbi ou Aboul-Qacem Echebbi, né probablement le 24 février 1909 à Tozeur et mort le 9 octobre 1934 à Tunis, est un poète d’expression arabe considéré comme le poète national de la Tunisie, où le centenaire de sa naissance a été célébré ce printemps.

     

     

     

  • Pensées de l'aube (78)

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    De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit…

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon, tu n’es un peu bon parfois que par imitation ou délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon…

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – ton premier étant qu’elle te manque sans que tu ne saches rien d’elle, ton second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout t’est donné pour t’approcher d’elle, et ton tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle...

    Image : Philip Seelen.

    Nota bene: ici s'achève cette première série de Pensées de l'aube. Lui feront suite autant de Pensées en chemin, dès demain dans les murs de Rome.

  • Un voyage au bout de soi-même

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    RENCONTRE Nullarbor, prix Nicolas Bouvier 2007 et cité parmi les 20 meilleurs livres 2007 du magazine Lire, marque l’apparition d’un écrivain de forte trempe : David Fauquemberg. Vient de reparaître en Folio !

    L’Aventure, au sens le plus fort, d’un combat de l’homme avec la nature, et contre lui-même, tel que l’ont célébré un Melville ou un Hemingway, est-elle encore possible aujourd’hui ? Elle l’a été doublement pour David Fauquemberg, puisque c’est en forcené qu’il l’a vécue dans sa vingtaine avant d’en tirer un véritable roman initiatique.

    - D’où le goût du voyage vous vient-il ?
    - Je suis né en 1973, à Saint-Omer, mais j'ai grandi aux frontières du bocage normand - l'horizon à 20m, des clôtures, des haies d'arbres, pas étonnant que les grands espaces m'attirent ! Très tôt, je me suis mis à lire comme un malade tout ce qui me tombait sous la main, Jules Verne, Stevenson, London, Balzac, Flaubert, Giono, puis très vite Dostoïevski, Tolstoï, Gogol, Cendrars, Conrad, Melville, Knut Hamsun, Guimaraes Rosa, Faulkner (le grand choc de mes vingt ans, que je relis régulièrement, en anglais, et qui me met sur le cul à chaque fois), etc. Mais aucun rapport d'érudition ni de vénération dans tout cela : j'ai ce défaut/qualité d'oublier très vite, en surface, ce que je lis. Impossible de me souvenir de l'exacte intrigue, des personnages, de citations. Mais il me reste des sensations, très fortes, des images, des ambiances. J'ai un rapport excessivement physique à l'écrit, d'où la radicalité de certains choix, qui me font sans doute passer à côté de certains auteurs : j'aborde le livre comme dans un combat à mains nues, et si le contact ne s'opère pas, si le livre ou moi refusons le combat, je laisse tomber. J'ai d'ailleurs beaucoup de mal à justifier rationnellement mes préférences/rejets, ce qui me vaut bien des disputes ! Bref, à 17 ans direction Paris, études littéraires, philosophie, années de voyages (j'ai écrit ma maîtrise, L'artiste et la cité chez Platon, sur le pont d'un voilier, entre le Cap-Vert et les Antilles) et de lecture, de cinéma (jusqu'à trois films par jour !) A 25 ans, je me retrouve prof de philo le temps d'une année (perdu dans les forêts de Laponie, j'ai loupé la rentrée d'une semaine...), puis je me barre, excédé, en Australie - plus que l'aspect pédagogique, c'est la rigidité temporelle du métier, la répétition, qui m'ont fait fuir. Et puis je voulais voir du pays, j'étais en quête d'intensité. En Australie, je passe deux ans entre Melbourne où je suis basé, et les quatre coins du pays quand je m'éclipse. Nullarbor correspond aux derniers mois de ce voyage, les plus durs. Retour fulgurant (plus de visa) juste après ce périple dans l'Ouest, laissant derrière moi un amour, des amis. Je rentre cassé, littéralement, en France. Pas de boulot, pas d'argent, pas de chez moi. J'essaie de digérer ce voyage mais, cette fois, je ne sais pas quoi en faire. Les images, les sensations se bousculent, je suis hanté. Alors je commence à écrire, d'abord pour remettre de l'ordre, apprivoiser ce chaos. Comme le boxeur qui se réveille dans le vestiaire, se rappelle vaguement avoir baissé la garde au 2e round, et "refait le combat" pour tenter de comprendre comment il s'est retrouvé KO au 6e. Mais j'ai aussitôt compris qu'il ne suffirait pas de jeter les événements sur le papier, tels quels, pour me les approprier. Qu'il allait falloir trouver une langue, une structure. Bref, écrire. Ce que je n'avais jamais fait, à part de timides essais de poésie. Là, je ne pouvais plus me défiler, j'étais hanté, et puis j'avais le temps puisque pas de travail, l'appartement d'un ami à Paris, j'ai passé un an à écrire sans arrêt, dans l'inspiration du moment, dans le désordre.
    - Comment avez-vous construit Nullarbor ?
    - L'écriture, pour moi, c'est la pratique d'une certaine intensité, c'est proche de la musique, mélange fragile du jeu et d'une nécessaire rigueur, au service d'une voix, aspect le plus crucial à mon sens de la chose littéraire. C'est aussi le moyen de transmettre cette intensité au lecteur, un vecteur d'émotion, de révolte, de violence. C'est une discipline et un combat. Pendant sept ans, j'ai retravaillé le texte, essuyant plusieurs refus d'éditeurs pour des versions intermédiaires. Et pour gagner ma vie, j'ai écrit des guides, je suis devenu traducteur, j'ai fait des petits boulots. Et puis ma femme Christine m'a rejoint depuis l'Australie, Pablo est né en 2002, Ulysse en 2004. Contrairement aux clichés souvent véhiculés (l'écrivain maudit, sans amour, sans enfants...), ce cadre familial m'a aidé à venir à bout de ce livre, en m'obligeant à utiliser au mieux le peu de temps que j'avais. M'interdisant, en outre, de par les innombrables sacrifices consentis de part et d'autre, de baisser les bras devant les refus, nombreux, des éditeurs. Dès 2003, Alain Dugrand apparaît (l'Ange gardien de ma dédicace), se prend d'affection pour mon texte, m'encourage, me conseille, me relit encore et encore, tente de me faire publier. Courant 2006, enthousiasmé par la présente version du texte, il en parle à Michel Le Bris, qui publie Nullarbor et le défend farouchement.
    - Dans quelle mesure vous identifiez-vous au narrateur ?
    - L'expression même de "m'identifier au narrateur" me semble inappropriée, dans la mesure où ce narrateur se caractérise par l'érosion progressive, la quasi abolition de son identité. Mais je me reconnais dans sa présence au monde, dans le fait que ce qui le définit, c'est ce qu'il traverse et le regard qu'il porte sur les événements. Il n'est, en quelque sorte, que le point de convergence de toutes ses expériences, c'est-à-dire rien. La trajectoire est bien sûr recomposée - comment un point isolé aurait-il conscience, sur le moment, d'appartenir à une trajectoire ? Mais cette trajectoire n'est pas artificielle, c'est la logique même du récit, qui s'est imposée d'elle-même par une sorte de développement organique, presque miraculeux, et qui sert de fil directeur sous-jacent. Car c'était là l'un des défis de ce projet d'écriture : comment donner une unité, une structure, au récit d'un voyage ? Il me semblait intéressant de traiter le voyage avec le même soin romanesque qu'une histoire d'amour, qu'un roman policier, etc. Ce qui à mon sens n'a pas été tellement fait - sauf peut-être Kerouac dans certaines de ses œuvres, ou Bouvier dans Le Poisson-Scorpion. Quant à savoir dans quelle mesure cette trajectoire reflète l'exact déroulé des faits, du voyage réel (mais existe-t-il seulement un voyage "réel" ? Don Quichotte, lui, voyage, pas l'insupportable Sancho), cela m'importe peu. La part de l'imagination (pendant le voyage, pendant l'écriture) me semble impossible à mesurer, d'autant que cette histoire, ce sont quelques mois de voyage et sept ans d'écriture.
    - Avez-vous pris de notes au cours du voyage ?
    - Pas la moindre - je voyageais ! Je me disais l'autre jour qu'écrire en essayant de se souvenir comment on a scié une branche est aussi périlleux de que manier la hache en pensant à comment l'écrire... C'est la raison pour laquelle si peu de récits de voyage trouvent grâce à mes yeux : le voyage est souvent écrit avant même de se faire, et l'écrit est mort à force de tordre le voyage pour en faire un bien consommable, et de s'accrocher comme un banc de moule à la "vérité" des faits. Pour moi, l'écriture ne peut pas être documentaire. Je lis d'ailleurs très peu d'ouvrages scientifiques ou documentaires. Je ne veux pas rapporter des faits ou des idées par écrit, mais créer du réel, des sensations, des émotions à l'aide des mots, ce qui est fort différent. L'imagination fait partie intégrante de notre manière de percevoir le monde et ceux qui l'habitent.
    - Comment travaillez-vous ?
    - Je conçois d’abord une première version, assez vite, disons en un an. Suit alors un lent et long processus de raffinage, avec mille et une réécritures - réécritures en effet, car je ne travaille pas par retouches ponctuelles mais réécris des pans entiers de texte - un chapitre, deux, et plusieurs fois le livre entier, d'une traite, en deux ou trois semaines. Par deux fois, j'ai même réécrit mon livre en partant d'une page blanche, sans m'appuyer sur la version précédente. C'était nécessaire, car je voulais obtenir un récit organique, dense et éclaté à la fois, avec un soubassement d'un seul tenant, malgré les ellipses, les raccourcis, les sauts et changements de rythme - c'est le récit d'un voyage... Donc, toutes proportions gardées, chaque réécriture devait se faire d'un seul geste, un peu à la manière de la calligraphie chinoise, avec son trait unique. A la fondation Miro de Barcelone, il y a ce tableau tardif, dans une des salles du haut, un simple trait de pinceau noir, oblique, parfait, harmonieux. Avec ce commentaire : "Je sais que certains se gausseront, mais ils ignorent qu'il m'aura fallu trente ans pour tracer ce trait". C'est exactement ça : il m'aura fallu sept ans pour tracer cette trajectoire-là. La dernière version du texte, extrêmement remaniée, je l'ai travaillée sans filet, en acceptant de supprimer des scènes, des personnages, de réécrire le début, la fin (la scène finale, je l'ai écrite en deux ou trois heures, au tout dernier moment, mais elle était là, déjà, quelque part). Pour l’essentiel, j'ai la conviction que tout ce que j'ai réécrit, gommé, raturé, coupé demeure présent dans la version finale. Ces 180 et quelques pages restent "grosses" des 300 pages initiales, et des milliers de pages réécrites. De là naît la tension du texte. Sur la structure du texte, son unité me revient l'image qu'emploie Merleau-Ponty à propos du rapport entre le temps et l'éternité : celle d'un jet d'eau, dont chaque particule suit un mouvement fuyant et apparemment chaotique, et pourtant le jet d'eau, lui, reste immobile. Bref, mon écriture est triturée-élaguée mille fois, mais elle n'en est que plus naturelle. Je m'explique. La grande leçon de ces quelques années de travail, c'est que, pour moi, la spontanéité n'est pas dans le premier jet, qui m'apparaît saturé de poses, de postures, de masques, de scrupules, d'inhibitions, de prétention, de "à la manière de...", de fausses façades. La plus grande spontanéité est pour moi le fruit d'un long et lent travail. La version finale du texte, c'est parfaitement moi enfin (et bien plus que moi, bien sûr, sinon pas de littérature), sans pose ni fard. C'est ma voix, mon regard, mon style. Dans le même temps que je travaillais sur le texte, le texte me travaillait, on ne ressort pas indemne d'un tel corps à corps. Le but, c'était de rendre l'énergie insensée, l'intensité furieuse et les changements de rythme de ce voyage-là. Plus généralement, la violence du monde, saute à la gueule de qui se place au ras des choses, vulnérable. Il fallait bien sûr que le texte ait une portée universelle, à quoi bon sinon raconter ses petits voyages ? Et puis, le but, c'était d'écrire. Ecrire pour parler du monde, mais écrire.
    - A quoi travaillez-vous actuellement ?
    - A un roman : l'histoire d'un groupe de boxeurs amateurs, qui se déroule à Cuba. Ce ne sera pas un livre sur la boxe, ni un livre sur Cuba, mais ce thème-là et ce cadre-là, que je connais bien tous les deux, doivent me permettre de poursuivre mon travail d'écriture, de pousser encore davantage dans le sens d'un impact physique, d'un rapport frontal aux choses.


    LireFauquemberg.JPGSur la route de nulle part
    Deux grandes épreuves marquent les pics du récit-roman de Nullarbor : une hallucinante campagne de pêche où le protagoniste affronte des hommes aussi coriaces que les requins, et la rencontre d’un mentor aborigène, Ancien du peuple Bardi passé par le Vietnam, dont la mort revêt une dimension quasi mythique sur fond de déglingue mélancolique.
    La première étape de cette road story traverse le désert fameux de la Nullarbor, dont l’auteur s’attarde moins à détailler les beautés naturelles qu’à rendre la « respiration » obsédante, perceptible à fleur de nuit. Cette traversée se fait dans une caisse japonaise hors d’âge, avec un poète de Perth ferré en grec ancien et jouant les durs, auquel le narrateur s’attache avant de s’en détacher aussi sec.
    Car notre jeune routard ne cesse de viser plus loin, d’abord Broome et ensuite les territoires plus ou moins édéniques de la région de Wreck Point où il partage quelque temps la vie des aborigènes. Rien pour autant, chez lui, du niaiseux rêvant du paradis perdu en se traînant d’anse en crique comme ce couple d’Italiens inconsistants auprès duquel il ne s’attarde guère.
    De fait, on le sent chercher « du vrai », et c’est auprès d’Augustus, genre grand fauve humain. A la fois sauvage et fou, encore en symbiose avec la nature et considérant d’autant plus amèrement l’avancée des nouveaux prédateurs de l’internationale vacancière, Augustus sera son initiateur, dont la dernière leçon consistera à disparaître après l’avoir renvoyé vivre sa vie de Napoléon (tel étant le surnom dont il l’a affublé) plein d’avenir…
    Ce qui est également pleine d’avenir, chez David Fauquemberg, c’est l’écriture. Prégnante, solide, dynamique, allante, concrète au possible et traversée d’une espèce de poésie émanée de la vie même que son verbe clair et dru transfigure, cette écriture est elle-même action. Les objets disent le dépotoir qu’est devenu ce monde où le coup de boule de Zidane retentit jusqu’au fond du bush, entre marinas de luxe et crocodiles aux aguets. Proche à la fois du Cendrars épico-tropical et du déprimé magnifique qu’est le Bouvier du Poisson-scorpion et des fantomatiques îles d’Aran, David Fauquemberg est plus qu’un étonnant voyageur: un étonnant écrivain.

    David Fauquemberg. Nullarbor. Höbeke, 187p

  • Simenon personnage

     

    Simenon12.jpgsimenon14.JPGDe Pedigree à la Lettre à ma mère, entre sept autres romans, La Pléiade scrute la vie du grand romancier   

    Il  aura fallu, à l’été 1940,  qu’un médecin lui annonce sa mort à brève échéance (deux ans au plus) pour que Georges Simenon entreprenne soudain, pour son premier fils Marc en bas âge, de rédiger l’histoire de sa propre enfance et de son clan liégeois, «afin qu’il sache ». Dans l’immédiat, interdiction lui était faite de fumer, de boire ou de faire l’amour. Dur, dur pour un homme aussi porté sur la chair que sur la chère, incroyablement fécond (dix romans rien qu’en 39-40 !) et qui venait de payer de sa personne dans l’accueil de 18.000 réfugiés belges à La Rochelle, en tant que « haut commissaire » spécial…

    À 38 ans, déjà célèbre et richissime, le romancier avait signé plusieurs centaines de romans, sans jamais parler de lui-même. Or c’est en « je » qu’il allait rédiger les cent premiers feuillets d’un texte (réédité plus tard sous le titre de Je me souviens) qu’il soumit à André Gide, lequel lui conseilla de passer à la troisième personne pour se raconter plus librement, comme… dans un roman de Simenon. Ainsi fut écrit Pedigree, pavé de 400 pages et tableau vibrant de vie et d’humanité  d’un quartier populaire de Liège au début du XXe siècle.

    Au premier rang : le jeune Roger Mamelin, entre un père sensible et digne (très proche de Désiré Simenon), et une mère castratrice, découvre tout un monde de petites gens attachants, les vertiges du sexe éprouvés par l’enfant de chœur courant au bordel avec les sous du curé, enfin la vie profuse de la ville ouvrière. Le récit s’achève à la seizième année du protagoniste, mais Simenon prétendait que l’essentiel d’un individu se forge avant dix-huit ans…

     Noyau d’une œuvre

    Sans être un «romancier du je », Simenon n’était pas que l’« éponge » que d’aucuns ont parfois réduite à un phénomène. Jacques Dubois (patron de cette édition avec Benoît Denis) a déjà montré la complexité du personnage et l’originalité de son écriture dans sa préface aux deux premiers volumes de La Pléiade rassemblant, en 2003, un choix des meilleurs romans.

    Tout aussi remarquable : l’idée de grouper sept titres de premier ordre (dont Les gens d’en face, Les trois crimes de mes amis et La chambre bleue) autour de Pedigree, qui s’y rattachent par des éléments plus ou moins biographiques, notamment liés au rapport de Simenon  avec les femmes, à l’image de la mère, à son souci de filiation ou à des comptes à régler avec son passé.

    Qu’il évoque la dictature politique (l’URSS des Gens d’en face) ou la guerre conjugale (dans Pedigree dont les conjoints ne se parlent plus que par billets interposés), ses anciens amis qui ont mal tourné ou les peines d’un enfant trop sensible, Simenon le romancier reste évidemment le même homme que le mémorialiste aigu (à qui l’on intentera trois procès !) ou que le reporter autour du monde : un écrivain d’une incomparable porosité, toujours fidèle à sa devise de « comprendre et ne pas juger ».

    Georges Simenon. Pedigree et autres romans. Edition établie et préfacée par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 699p. 

     

    Le fond du problème

    « Nous sommes deux, mère, à nous regarder ; tu m’as mis au monde, je suis sorti de ton ventre, tu m’as donné mon premier lait et pourtant je ne te connais pas plus que tu ne me connais. Nous sommes, dans ta chambre d’hôpital, comme deux étrangers qui ne parlent pas la même langue – d’ailleurs nous parlons peu – et qui se méfient l’un de l’autre »…

     Ce dur constat donne le ton d’un livre à la fois terrible et déchirant, par le truchement duquel on peut sonder l’abîme séparant une mère de son fils auquel elle a toujours préféré son frère cadet en dépit de la « réussite » fracassante de son aîné.

    Comme l’inoubliable In Memoriam de Paul Léautaud, griffonné au chevet de son père mourant, la Lettre à ma mère que Simenon a écrite le 18 avril 1974 à Lausanne, trois ans après le décès d’Henriette  Brüll, est un de ces écrits fondamentaux qui jettent, sur une vie ou une œuvre, la lumière crue de la vérité. Ici, le manque absolu de tendresse, la frustration définitive éprouvée par un fils jamais caressé et jamais « reconnu », jusqu’à un âge avancé, en disent sans doute long sur les rapports, trivialement fonctionnels ou beaucoup plus compliqués, voire pervers, que Georges Simenon entretenait avec les femmes…

    Georges Simenon, Lettre à ma mère, en appendice à Pedigree et autres romans. La Pléiade.    

     

    Simenon en dates

     

    1903                         12-13 février. Naissance à Liège.

    1919-20    Débuts du journaliste à La Gazette de Liège. Premier roman : Au pont des Arches

    1921          Mort du père.

    1922          Débarque à Paris. Début de la production « alimentaire ». 190 titres sous divers pseudos.

    1929          Apparition de Maigret, qui est lancé avec tapage en 19311. Succès immédiat.

    1928-38    Nombreux voyages sur les canaux de France, en Europe, autour de la Méditerranée et en Afrique.

    1939          Naissance de Marc, fils de Tigy.

    1945          Départ en Amérique

    1950          Mariage avec Denise Ouimet. Johnny est né en 1949. Marie-Jo en 1953. Pierre en 1959.

    1957          Les Simenon s’installent en Suisse.

    1972          Simenon cesse d’écrire. S’installe aux Figuiers avec Teresa Sburelin.

    1989          Georges Simenon meurt à Lausanne, âgé de 86 ans.            

     

     

     

     

     

  • Nouvelles de Gaza

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    Lettre de Pascal Janovjak à JLK

    Gaza, le 14 mai 2009.


    Un petit mot de Gaza, la mer par la fenêtre et Seule la mer, sur la table basse, d'Amos Oz. Je n'aime pas le personnage mais je dois dire que ce bouquin, dont tu m'avais parlé, c'est vraiment du bon et beau. L'écrivain n'a pas dit un mot pendant la "guerre", ou à peine, du bout des lèvres, on a mal entendu ce qu'il disait... Hier j'ai parcouru le centre, en compagnie de quelques étudiants, on a peu parlé des bombardements, on a changé de trottoir, parce que le Conseil législatif menace de s'écrouler tout à fait, ses étages tombés les uns sur les autres comme un mille-feuilles. Que dire ? On a plutôt parlé de mariage, d'immigration, de la vie, des études, rien n'est facile ici, mais la plupart des problèmes évoqués sont universels. Je le leur dis, parfois, comme à ces jeunes auteurs qui se plaignent que la vie d'artiste est un enfer, qu'on est mal payé, à Gaza... tiens donc… mais comment pourraient-ils savoir comment c'est, ailleurs ? Où que j'aille, je ressens l'enfermement. Les rues du centre s'étirent loin, leurs perspectives débouchent sur la mer: à chaque pas, j'ai pourtant la nette conscience de l'emprisonnement, de la fermeture. Peut-être parce que le point de passage d'Eretz m'impressionne au plus haut point, à chaque fois que je traverse ses guichets, son labyrinthe de couloirs, ses portes métalliques… Ou parce que je sais bien à quoi ressemble Gaza, vue de haut, sur une carte, ce petit rectangle clos. Ou alors parce que les sbires du Hamas contrôlent chaque coin de rue. Mais sans doute ce sentiment vient-il d'abord des conversations que j'ai, qui ressemblent tellement à celles de prisonniers, où il est toujours question de contrebande, de fuite, de désir d'ailleurs. En payant 6000 dollars et en rampant pendant 500 mètres, on peut passer en Egypte. Mais à quel prix peut-on abandonner son pays, sa famille ?
    Seules les heures passées avec Sami sont plus légères. Il travaille avec des Italiens, le personnel des ONG va et vient plus librement, peut-être que ça lui apporte un peu d'air frais. Avec lui j'ai l'impression de parler à un homme libre. On peut évoquer la guerre aussi. Nous sommes dans la véranda, les voitures défilent, sur le bord de mer, et les passants. Je lui demande comment c'était, en janvier, ici. Comment étaient les rues, qu'est-ce que j'aurais vu, par la fenêtre ? Il sourit. Pendant les bombardements, tu ne serais pas resté à la fenêtre.
    Le reste de la soirée s'est passé sur le toit, à manger du poisson grillé sur des chaises en plastique, et le poisson est divin, à Gaza, au coucher du soleil. Il y avait des tirs, au loin, je me suis demandé si j'étais le seul à les entendre – ce sont des chars, dit Sami, la bouche pleine, et nous avons parlé d'autre chose, et une fanfare est passée, dans la rue, tout en bas, un mariage avec grosse caisse et trompettes.
    Nous regagnons Ramallah demain matin. Je t'embrasse,
    Pascal

  • Seigneur de théâtre populaire

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    Roger Planchon est mort hier à Paris à l'âge de 77 ans, foudroyé par une crise cardiaque. Hommage-souvenir


    C'était en juin 1999 au Deutsches Theater de Berlin, tout près de la mythique maison de Brecht, dans une petite loge, après le spectacle. Quelques instants plus tôt, paraissant immense sur la scène, Roger Planchon avait entraîné ses camarades du Théâtre National Populaire dans la ronde joyeuse de multiples saluts. Une fois de plus, le génie universel de Molière avait fait merveille, servi par un des artisans majeurs du théâtre français du second demi-siècle. Au début des années cinquante, le jeune Planchon avait accompli sa première tournée en Allemagne, où il avait joué Georges Dandin en plein air, devant 16 000 spectateurs. Admirateur de Brecht, qu'il rencontra plusieurs fois (l'une de leurs conversations-fleuves tient du mythe théâtral) et qu'il contribua à révéler au public français, Roger Planchon nous dit aussitôt son émotion de se retrouver en ces lieux, lui dont la troupe fut la seule, avant la réunification, à se produire simultanément des deux côtés du Mur. En chemise dans sa loge, tout simple et fraternel, il voulut bien ensuite éclairer sa nouvelle lecture de L'Avare.

    Planchon2.jpgDouble façade

    «En relisant la pièce, expliquait donc Roger Planchon, je me suis aperçu qu'il y avait plusieurs aspects qui m'avaient échappé jusque-là. A présent, Harpagon m'apparaît un peu comme un banquier d'aujourd'hui, très honnête en apparence, qui fait de l'argent avec les industriels et, par ailleurs, blanchit de l'argent en douce. Cette double façade, légale et illégale, me semble très intéressante par rapport à ce qui se passe dans le monde actuel. Sur le plan moral, c'est un personnage qui ne respecte rien. Il se fout des lois: il n'en a qu'au pognon. Mais ce qui est extraordinaire, c'est que, lorsqu'il est coincé, Harpagon, qui ne se réclame d'aucune espèce de valeur, demande néanmoins justice avec le plus bel aplomb. C'est exactement le processus auquel nous assistons aujourd'hui. Voyez Elf-Aquitaine, c'est en somme la même histoire: on fait des choses totalement immorales, mais on traîne ses concurrents en justice.

    »Un autre trait qui m'est apparu, c'est qu'on fait toujours d'Harpagon un personnage méchant et hargneux. Or il ne finit pas, en réalité, de caresser son monde et de faire mille gentillesses. Il y a là un trait d'humour supplémentaire que j'ai tâché de rendre. En outre, j'ai voulu souligner le côté romanesque de la pièce, qui nous ramène à certaines de ses sources. Une partie de la pièce sort en effet des romans du XVIIe siècle, aussi populaires à l'époque qu'aujourd'hui le cinéma hollywoodien. Et ce qui m'intéresse là-dedans, à côté des pirates et de tout un bazar, c'est une résurgence de l'amour courtois que Molière reprend à son compte. Il faut faire attention à ce que racontent les amoureux: ce n'est pas niais. Il y a là une réelle profondeur. C'est pourquoi j'ai accordé beaucoup d'importance à cet aspect de la pièce, qui est à la fois une farce et une comédie noire, avec une échappée sur le roman picaresque.

    À redécouvrir sans cesse...

    »Enfin, j'aimerais souligner le rapport entre Harpagon et son fils, qui est d'une intensité incroyable. Le thème de la rivalité entre l'homme vieillissant et le jeune mâle donne au rôle de Cléante un relief particulier. Je l'ai d'ailleurs dit à Farouk Bermouga: qu'il ne trouverait pas, dans le répertoire, un rôle de jeune premier d'une telle force. Parallèlement, je me suis plu à développer certains traits picaresques des comparses, à commencer par Frosine. Anémone lui donne quelque chose de voyou que j'aime bien, qui se retrouve dans la joyeuse canaillerie du La Flèche de Claude Lévêque. L'avantage, voyez-vous, avec les grands textes, c'est qu'on ne finit pas de leur découvrir de nouvelles ressources...»

    Une figure historique

    Dans le sillage de Jean Vilar, Roger Planchon (né en 1931 à Saint-Chamond) est sans doute l'une des figures majeures du théâtre français contemporain, au premier rang des protagonistes de la décentralisation. Comédien et metteur en scène, il anima le légendaire théâtre lyonnais de la Comédie, où sa troupe joua les auteurs élisabéthains autant que les contemporains novateurs (tels Brecht, Ionesco ou Adamov) avant de s'établir à Villeurbanne dont le Théâtre de la Cité devint, dès 1957, l'un des foyers les plus vivants et les plus durables de la création théâtrale française.

    Marqué par ses racines terriennes, Planchon échappe au dogmatisme étriqué (il se plaît à célébrer l'humour de Brecht et son génie de metteur en scène, contre ceux qui en ont fait un maître à penser) en alliant vision critique et verve populaire, réalisme et réflexion éthique. Ces composantes se retrouvent à la fois chez l'auteur de théâtre et le cinéaste, mais aussi chez l'animateur du Théâtre National Populaire (l'appellation est acquise à Villeurbanne dès 1973), devenu chef de file de la profession au tournant de Mai 68, ou encore chez l'initiateur de nouveaux ateliers de création remplaçant les centres dramatiques nationaux, ouverts en même temps au théâtre, au cinéma et à la télévision - autant d'activités marquées au sceau du partage.

  • Toni Morrison à Lausanne

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    La grande romancière américaine, Prix Nobel 1993, de retour en Suisse, signera Un Don, son (superbe) dernier roman, vendredi 15 mai chez Payot-Lausanne
    Proclamé meilleur livre de l’année 2008 par le London Times, Un Don, le dernier roman de Toni Morrison, est également l’une des plus belles découvertes littéraires de ce printemps. Ramenant le lecteur à la fin du XVIIe siècle, la romancière démêle l’imbroglio faulknérien d’une petite communauté du Maryland, dans la ferme du négociant anglo-néerlandais Jacob Vaark, époux de l’Anglaise Rebekka. Avec celle-ci, c'est aussi Lina, une esclave indienne, dont la tribu a été décimée par une épidémie, qui mène la barque d’une main dure. Le livre s’ouvre cependant sur la voix de la jeune Florens, qui nous replonge immédiatement dans le monde de Toni Morrison, portée par un lyrisme visionnaire. D’un rythme ample et soutenu, ce roman évoquant les circonstances dans lesquelles la composante raciste de l’esclavage s’est radicalisée, vers 1690, au moyen de lois cruelles (donnant droit de vie et de mort aux grands propriétaires sur leurs esclaves noirs), s’inscrit dans le droit fil des meilleurs ouvrages de la romancière, de Beloved au Chant de Salomon ou à Paradis.
    Morrison5.jpgToni Morrison, Un don. Traduit de l’anglais (USA) par Anne Wicke. Christian Bourgois, 192p. Toni Morrison signera ses livres chez Payot-Lausanne (Plaace Pépinet) ce vendredi 15 mai de 17h. à 18h.45.

    Morrison2.jpgUn entretien avec Toni Morrison, en 1998.

    Cinq ans après le Prix Nobel, la romancière noire américaine publiait, en 1998, un livre magnifique, intitulé Paradis. Je  l’avaais rencontrée.

    Ne laissez pas toute espérance au seuil de ce roman dont les premiers mots annoncent la couleur: «Ils tuent la jeune Blanche d'abord. Avec les autres, ils peuvent prendre leur temps.» Non: ce n'est pas dans l'enfer de Dante que vous pénétrez, mais le Paradis annoncé par le titre du dernier roman de Toni Morrison (qui l'avait d'abord appelé Guerre, avant de céder à son éditeur craignant d'effaroucher le public...), n'a rien non plus d'une angélique prairie. Dernier volet d'un triptyque consacré (notamment) aux dérives extrêmes de l'amour, amorcé il y a dix ans de ça avec un chef-d'oeuvre, Beloved (1988), et poursuivi avec Jazz (1992), Paradis aborde à la fois les thèmes de l'utopie terrestre et de la guerre entre races et sexes, tantôt apaisée et tantôt exacerbée par le recours à un dieu que chacun voudrait à sa ressemblance. Rien du prêchi-prêcha, pour autant, dans cette double chronique de la ville «élue» de Ruby, aux tréfonds de l'Oklahoma, exclusivement habitée par des Noirs, et d'une petite communauté de femmes dont la rumeur a fait des sorcières, expliquant aussi bien le massacre purificateur initial. Rien non plus de schématique là-dedans. Comme toujours chez Toni Morrison, c'est dans la complexité du coeur et de la mémoire, sur la basse continue d'une sorte de blues lancinant, que tout se joue au fil d'une suite d'histoires terribles et émouvantes que la narratrice imbrique dans un concert de voix à la Faulkner.
    Littérairement parlant, le rapprochement n'est d'ailleurs pas aventuré, entre la romancière du Chant de Salomon (1978), qui a entrepris un grand travail de mémoire et de ressaisie verbale à la gloire des siens, et le patriarche sudiste du Bruit et la fureur. Jouets d'une sorte de fatum tragique, dans une Amérique tiraillée entre puritanisme et vitalité, violence et douceur évangélique (la belle figure du révérend Misner), références religieuses traditionnelles ou libres pensées, les personnages de Paradis dégagent finalement, comme les «innocents» de Faulkner, une rayonnante lumière.
    Lumineuse, aussi, la présence de Toni Morrison. Point trace de morgue satisfaite chez cette descendante d'esclaves, issue d'une famille ouvrière où la défense de sa dignité et l'aspiration au savoir passaient avant la réussite sociale. Malgré sa brillante carrière universitaire, le succès international de ses livres, et le Prix Nobel, Toni Morrison a gardé toute sa simplicité bon enfant, son humour et son attention aux autres.
    - Toni Morrison, que diriez-vous à un enfant qui vous demanderait de lui expliquer ce que représente Dieu?
    - J'essaierais de lui montrer que l'image de Dieu dépend essentiellement de la représentation que s'en font les hommes. Dieu devrait être l'expression de ce qu'il y a de meilleur en nous. Mais la première représentation biblique montre aussi un Dieu jaloux, exclusif, paternaliste, oppressant. Le Christ devrait être l'image par excellence de l'amour du prochain, et l'on en a fait une arme de guerre. De même, l'Eglise a joué un rôle essentiel pour le rassemblement de la communauté noire et la lutte pour les droits civiques, comme elle s'est faite complice de l'exclusion et du massacre. Cette guerre, qui se livre au coeur de l'homme et de toute société, forme d'ailleurs le noeud de mon roman. La ville de Ruby est pareille à ces cités construites à la fin du siècle passé par d'anciens esclaves décidés à réaliser le paradis sur terre. Or, dès le début, je l'ai découvert dans certains documents, cet idéal a été marqué par l'exclusion de certains, des plus déshérités. A l'idée traditionnelle du paradis est d'ailleurs associée celle de l'exclusion.
    - Quelle représentation vous faites-vous de l'enfer?
    - Qui disait encore que «l'enfer c'est les autres?» Ah oui, Sartre! Eh bien, ce n'est pas du tout mon avis! En fait, j'ai toujours été étonnée de voir que les écrivains se montraient beaucoup plus talentueux dans leur description de l'enfer comme Dante, où Milton et sa femme condamnée à accoucher éternellement de chiens féroces, que dans leurs évocations du paradis, suaves ou assommantes. Pour ma part, je ne tiens pas à en rajouter...
    - Votre personnage de Mavis, qui abandonne son ménage après la mort de ses deux plus jeunes enfants, semble bel et bien connaître un enfer...
    - Oui, mais elle a contribué elle aussi à cet enfer par son incompétence. Les femmes qui se retrouvent dans cette espèce de couvent ont d'ailleurs toutes quelque chose de déficient. Cela d'ailleurs nous les rend d'autant plus attachantes.
    - Vous dites écrire pour témoigner. Le roman en est-il le meilleur moyen?
    - Le roman ne cherche pas à expliquer ou à démontrer, comme on le ferait dans un essai, mais plutôt à faire sentir, de l'intérieur, en multipliant les points de vue. Dans Paradis, il n'y pas une vérité proférée par une voix, mais une suite de récits dont chacun modifie la vision d'ensemble. Que s'est-il réellement passé sur les lieux du drame? Toutes ces femmes ont-elles été massacrées? Comment l'histoire s'écrit-elle? C'est ce que je n'ai cessé de me demander en composant Paradis, ignorant où j'allais et cherchant à pénétrer un secret après l'autre...
    Le paradis «ici-bas»
    Ce que nous pouvons ajouter, en conclusion, c'est que Paradis se lit aussi comme le déchiffrement d'un secret. Qu'on n'attende point une «révélation lénifiante», mais plutôt une image à la fois lucide et émouvante de la destinée humaine, dont la magnifique dernière scène symbolise la très terrestre espérance. Deux femmes, la plus âgée tenant dans ses bras la plus jeune, comme dans un tendre groupe sculptural, au milieu des détritus d'un rivage quelconque, évoquent un navire revenant au port avec ses passagers «perdus et sauvés», qui vont maintenant «se reposer avant de reprendre le travail sans fin pour lequel ils ont été créés, ici-bas, au paradis».
    Toni Morrison. Paradis. Traduit de l'anglais par Jean Guiloineau. Christian Bourgois, 365 pages.

    Toni Morrison est née en 1931 à Lorain, dans l'Ohio industriel. Après des études à l'Université de Howard (thèses sur le suicide chez William Faulkner et Virginia Woolf), elle a longtemps travaillé dans l'éditionm chez Random House. Mariée en 1958, mère de deux enfants, elle a divorcé et s'est installée à New York en 1967. Son premier livre, L'oeil le plus bleu parut en 1970. Entre autres distinctions, Sula, paru en 1975, obtint le National Book Award, et Beloved le Prix Pulitzer en 1988, salué en outre par un immense succès. Toni Morrison fut la première lauréate noire du Prix Nobel de littérature, en 1993.

  • Lady Chatterley

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    …T’as quoi toi, pourquoi tu me regardes comme ça, tu crois que t’as besoin de me faire du charme EN PLUS, ça t’étonne qu’une femme encore très jeune puisse se payer une telle boîte en train de se crasher sans virer un seul employé, et tu pensais que le jardinier serait sacrifié, t’étais plouc au point de croire que j’allais jeter un mec avec des yeux comme ça ?...
    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (77)

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    Du premier souhait. – Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne…

    De la pesanteur. – On dirait parfois que cela tourne au complot mais c’est encore plus simple : c’est ce seul poids en toi, cela commence par ce refus en toi, c’est ta fatigue d’être et plus encore ta rage de non-être – c’est cette perversité première qui te fait faire ce que tu n’aimes pas et te retient de faire ce que tu aimes, ensuite de quoi tout ce qui pèse s’agrège et fait tomber le monde de tout son poids…

    Du bon artisan. – Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer les jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles…
    Image : Philip Seelen

  • Ionesco

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    … L’une des règles, parfois oubliée, du fameux Théâtre de l’Absurde, consistait à ne jamais utiliser deux fois le même figurant ou le même accessoire, de sorte que se posa, le succès aidant, après les 1000 premières représentations, le problème de la réinsertion des cantatrices chauves, lesquelles furent traitées avec les égards dus à leur condition minoritaire, et, plus lancinante la question du stockage des chaises, actuellement alignées en plein air selon l’esthétique même de l’académicien regretté…
    Image : Philip Seelen

  • Lanzmann pour mémoire

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    Le Lièvre de Patagonie, grand récit stendhalien d'une vie d'homme dans le siècle 
    La vie est comme un lièvre poursuivi par les chiens de la mort : course folle à travers ce livre d’une vie. « S’il y a une vérité de la métempsycose et si on me donnait le choix », écrit Claude Lanzmann, « c’est, sans hésitation aucune, en lièvre que je voudrais revivre ». Et de rappeler, dans la foulée, le bond de ce splendide animal, en Patagonie, qu’il faillit percuter de sa voiture, frère de ces lièvres se jetant en nombre contre l’Aronde qu’il conduisait dans le nord de la Yougoslavie, en compagnie du Castor (Simone de Beauvoir) ou de celui, « au pelage couleur de terre », qui se glisse sous les barbelé du camp d’extermination de Birkenau, juste aperçu dans un plan furtif de Shoah.
    Le lièvre de Patagonie est traversé par la sourde trépidation d’un cœur affolé, dont le premier chapitre décrit les figures d’une hantise remontant à l’enfance. La première image d’une guillotine, dans un film vu à cinq ou six ans, annonce « la grande affaire » d’une vie. Du souvenir de rêves d’enfance obsessionnels de décapitation, à l’insoutenable vision d’une plus récente exécution d’otage au coutelas, filmée en vidéo, Lanzmann dit avoir pris rang « dans l’interminable cortège des guillotinés, des pendus, des fusillés, des garrottés, des torturés de toute la terre » et s’identifie à l’ «otage au regard vide» avant de lancer l’autre grand thème de ses mémoires : «On aura compris que j’aime la vie à la folie». ..
    Et de fait, un irrépressible souffle vital traverse ce livre qui mêle organiquement petite et grande histoire. Stendhal, qui dictait ses livres, disait qu’un roman est un miroir promené le long des allées de l’Histoire. Or il y a du romancier stendhalien chez Lanzmann qui dicte lui aussi son récit, avec deux collaboratrices amies, en suivant les méandres et les tourbillons du fleuve Mémoire. Or, lui qui a vécu des événements majeurs du XXe siècle et rencontré les « grands de ce monde », ne développera guère que des thèmes essentiels pour lui, à part l’amour : le mal et l’injustice, le courage et la lâcheté.
    Sous le regard du vieil homme à l’esprit clair et vif, voici revivre le petit lièvre juif en alarme dès son adolescence : lycéen fondant un réseau de résistance à Clermont-Ferrand après avoir découvert la violence antisémite dans un lycée parisien; et le récit de son enfance suivra, entre ses parents désunis, son frère Jacques et sa soeur Evelyne devenue plus tard la maîtresse de Sartre et de Gilles Deleuze, avant une bien triste fin. Ou voilà l’intellectuel engagé et le journaliste en vue, vivant avec Simone de Beauvoir une longue et joyeuse liaison, en complicité avec Sartre. Mais rien que d’humain dans ce qu’il en raconte, comme dans les portraits de Judith Magre son épouse, de Michel Tournier son camarade d’études ou de tant d’autres.
    Enfin c’est en lièvre supérieurement rusé, rompu à tous les pièges de la vie et de la nature humaine, que Claude Lanzmann va préparer, des années durant, l’impérissable témoignage de Shoah, dont il raconte les péripéties parfois rocambolesques. Mais là encore, les « monstres » que furent un Suchomel ou un Perry Broad ne montrent rien que de « trop humain », minable rouages de la machine à broyer qu’aura décrite un vivant (et quel !) parmi d’autres.

    Claude Lanzmann. Le lièvre de Patagonie. Gallimard, 557p.

    Du Cervin au Dalaï-Lama

    Ainsi que l’a relevé le philosophe Jean-François Revel, dont le fils Matthieu devint moine bouddhiste, c’est à Claude Lanzmann qu’on doit un premier aperçu journalistique sérieux de la tragédie vécue par le peuple tibétain, dans un reportage publié en 1959. Or c’est au pied de la face nord de l’Eiger, séjournant à la Petite Scheidegg en compagnie de Simone de Beauvoir, que l’auteur du Lièvre de Patagonie se rappelle sa première rencontre avec le dalaï-lama, alors âgé de vingt-quatre ans, « immobile sur son poney blanc ». Et de commenter cette digression pleine de charme : «Tant d’images de nos voyages se télescopent dans ma mémoire, sans ordre, mais toujours comme si le temps était aboli ». Puis le mémorialiste, amateur de haute montagne à ses heures, de raconter sur ces mêmes pages un autre épisode savoureux, voire tartarinesque, sur les hauts de Zermatt, un jour où il avait décidé, avec le même Castor, de monter d’une traite, jusqu’au col du Théodule. Aussi mal équipés l’un que l’autre, à la limite de leurs forces, les touristes, ignorés des alpinistes helvètes, s’en remirent finalement à des bersaglieri italiens plus compatissants qui entendirent l’appel de l’amant imprudent : «Il fallait sauver le soldat Cstor, je craignais pour son cœur… »
     

    Claude Lanzmann en dates
    27 novembre 1925 Naissance à Paris de Claude Lanzmann.
    1952 Rencontre Jean-Paul Sartre avec Simone de Beauvoir. Décide de se consacrer au journalisme. Commence à travailler pour Les Temps modernes, revue fondée en 1945 par Sartre.
    1986 Directeur des Temps modernes, à la mort de Simone de Beauvoir. 1972 Premier film : Pourquoi Israël.
    1985 Shoah.
    1994 Tsahal.
    1997 Un vivant qui passe.
    2001 Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures.

  • Sentimental

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    …Vous me donnez trois minutes pour vous raconter le Goulag ? Vous me dites que ça n’intéresse plus des masses de gens ? Vous m’avez fait venir de Minsk aux studios de Moscou pour votre émission Zap Time et vous n’avez même pas le temps de me maquiller ? Mais moi je veux passer chez la maquilleuse: Olga Fedorovna est la fille d’une ancienne prisonnière de la Kolyma et elle m’a promis par SMS de me faire un quick-lifting en souvenir de sa mère…  

    Image : Philip Seelen  

  • Dernières nouvelles de Fahad K.

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    Une lettre de Fernand Melgar, réalisateur de La Forteresse, à propos du protagoniste irakien de son film, expulsé de Suisse en Suède.

    Depuis le 17 avril dernier, Fahad est installé dans un petit appartement au centre de Stockholm, son premier depuis plus de deux ans d’errance à travers l’Europe. Grâce à vos dons, nous avons réuni un peu plus de 10’000 CHF. Cette somme sert aujourd’hui à couvrir une partie de son loyer et ses frais d’avocat. Ainsi, les autorités suédoises ont dû renoncer à transférer Fahad à Boden, à 1’000km au nord du pays, dans un centre de regroupement pour requérants d’asile en attente de renvoi pour l’Irak.

    L’avocat suédois de Fahad, un spécialiste en question d’asile, a examiné en détail son dossier et l’a trouvé très complet. Bien que les preuves mettent en évidence et sans ambiguïté le danger réel que court Fahad en cas de retour à Bagdad, son avocat reste très pessimiste sur l’issue du recours. La Suède, qui a signé avec le gouvernement irakien un accord de réadmission, considère toujours l’Irak comme un pays sûr et renvoie massivement ses réfugiés venus chercher protection chez elle.

    Pourtant le mois d'avril en Irak a été le plus sanglant pour les Irakiens et les Américains depuis septembre 2008 avec 355 civils, militaires et policiers irakiens tués, de même que 18 soldats américains. Selon les chiffres des ministères de la Défense, de l'Intérieur et de la Santé, le nombre de morts irakiens est en hausse de 40% et celui des Américains de 50% par rapport au mois de mars (252 morts). Selon les mêmes sources, le nombre de blessés s'est élevé à 747 en avril, en grande majorité des civils.

    Le Haut Commissariat aux Réfugiés est toujours totalement opposé à tout renvoi forcé vers l'Irak vu la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. Le département fédéral des affaires étrangères communique sur son site: “En dépit du transfert du pouvoir aux autorités irakiennes, le pays manque toujours de structures stables. La situation reste confuse et la sécurité n'est pas assurée. Le risque d'enlèvement est élevé.”

    Ebranlé par la fin de son séjour en Suisse, en particulier suite à sa mise à l’isolement à la prison de Zurich, Fahad garde aujourd’hui encore de profondes séquelles psychologiques. Il a de la peine à trouver le sommeil, fait des cauchemars et ose à peine se promener dans la rue, se sentant constamment traqué. Plusieurs amis suisses se relaient pour lui rendre visite à Stockholm et le soutenir moralement.

    Eduard Gnesa, le directeur de l’Office des migrations, se dit de son côté très satisfait de la fermeté des autorités fédérales à l’égard de Fahad. Dans une interview récente donnée au magazine d’information de la télévision alémanique 10vor10, il a confié avec enthousiasme: “Depuis le 12 décembre dernier, la Suisse a la chance de ne pas avoir à traiter près de mille cas de demande d’asile en expulsant les requérants grâce aux accords de Dublin. Le cas de Fahad devrait servir de leçon à ceux qui voudraient se soustraire au renvoi.”

    Fahad tient à remercier une fois encore chaleureusement toutes les personnes qui l’ont soutenu en Suisse durant ces derniers mois difficiles et qui lui ont permis de garder l’espoir. Fier d’avoir une chambre d’amis dans son nouvel appartement, il accueille volontiers tous ceux qui souhaitent lui rendre visite à Stockholm. Si vous désirez le contacter, vous pouvez m’adresser votre courrier que je lui ferai suivre.

    Fernand Melgar

  • Ministre de la honte

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    Lettre de Fernand Melgar après l'expulsion brutale de Fahad K., menotté comme un malfaiteur.

    Fahad K. a été réveillé par la police au petit matin dans sa cellule zurichoise ce jeudi. Alors qu’il n’opposait aucune résistance, fortement affaibli par sa mise à l’isolement depuis une semaine, six policiers l’ont menotté aux chevilles et aux poignets puis sanglé les cuisses et les bras. Ils l’ont ensuite mis dans un vol spécialement affrété pour la Suède.

    La mandataire juridique Elise Shubs et moi-même avions pourtant fait part jeudi dernier 26 mars au proche collaborateur et à la chargée de communication de la Conseillère fédérale, qu’en cas d’échec du dernier recours, Fahad K. souhaitait partir volontairement sur un vol de ligne pour la Suède. Même cette dernière demande, qui aurait permis à Fahad K. de quitter le sol helvétique avec dignité, n’a pas été entendue par Mme Widmer Schlumpf. Ce qui aurait pourtant permis au contribuable suisse de faire une économie de 60'000 francs...

    A cette heure, l’Office fédéral des migrations n’a toujours pas averti officiellement la mandataire juridique du départ forcé de Fahad K. C’est lui-même qui l’a appelé depuis Stockholm pour la prévenir de son expulsion.

    A son arrivée à Stockholm, les autorités suédoises lui ont transmis la décision de renvoi vers l’Irak, lui annonçant qu’il allait retourner au camp de Boden (à 1060 km au nord de Stockholm) qui regroupe des requérants irakiens en vue de leur expulsion.

    En effet, afin de limiter le nombre d’Irakiens sur son sol, la Suède a conclu en avril 2007 des accords avec l’Irak pour rendre les renvois forcés possibles malgré la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. La Suède a mis également en place des procédures d'asile accélérées pour simplifier les renvois des requérants irakiens.

    La Suisse, la France et Amnesty International sont opposés à tout renvoi forcé vers l'Irak à l’heure actuelle. Conformément à la position du Haut Commissariat aux Réfugiés, ils estiment que toutes les personnes originaires, comme Fahad K., du sud et du centre de l'Irak doivent obtenir le statut de réfugié ou une forme de protection subsidiaire.

    Fahad K. a quitté l’Irak en été 2007 avec des motifs d’asile solides. En examinant son dossier, il ressort que les autorités suédoises n’ont pas tenu compte de la portée des risques que ce dernier encourt en Irak comme ancien interprète de l’Armée américaine. La Suisse avait la possibilité de corriger cette erreur en faisant recours à la clause de souveraineté qui permet aux Etats de se saisir d’une demande d’asile et d’entrer en matière sur celle-ci dans certains cas.

    Lettre de Fernand Melgar après l'expulsion brutale de Fahad K., menotté comme un malfaiteur.

    Fahad K. a été réveillé par la police au petit matin dans sa cellule zurichoise ce jeudi. Alors qu’il n’opposait aucune résistance, fortement affaibli par sa mise à l’isolement depuis une semaine, six policiers l’ont menotté aux chevilles et aux poignets puis sanglé les cuisses et les bras. Ils l’ont ensuite mis dans un vol spécialement affrété pour la Suède.

    La mandataire juridique Elise Shubs et moi-même avions pourtant fait part jeudi dernier 26 mars au proche collaborateur et à la chargée de communication de la Conseillère fédérale, qu’en cas d’échec du dernier recours, Fahad K. souhaitait partir volontairement sur un vol de ligne pour la Suède. Même cette dernière demande, qui aurait permis à Fahad K. de quitter le sol helvétique avec dignité, n’a pas été entendue par Mme Widmer Schlumpf. Ce qui aurait pourtant permis au contribuable suisse de faire une économie de 60'000 francs...

    A cette heure, l’Office fédéral des migrations n’a toujours pas averti officiellement la mandataire juridique du départ forcé de Fahad K. C’est lui-même qui l’a appelé depuis Stockholm pour la prévenir de son expulsion.

    A son arrivée à Stockholm, les autorités suédoises lui ont transmis la décision de renvoi vers l’Irak, lui annonçant qu’il allait retourner au camp de Boden (à 1060 km au nord de Stockholm) qui regroupe des requérants irakiens en vue de leur expulsion.

    En effet, afin de limiter le nombre d’Irakiens sur son sol, la Suède a conclu en avril 2007 des accords avec l’Irak pour rendre les renvois forcés possibles malgré la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. La Suède a mis également en place des procédures d'asile accélérées pour simplifier les renvois des requérants irakiens.

    La Suisse, la France et Amnesty International sont opposés à tout renvoi forcé vers l'Irak à l’heure actuelle. Conformément à la position du Haut Commissariat aux Réfugiés, ils estiment que toutes les personnes originaires, comme Fahad K., du sud et du centre de l'Irak doivent obtenir le statut de réfugié ou une forme de protection subsidiaire.

    Fahad K. a quitté l’Irak en été 2007 avec des motifs d’asile solides. En examinant son dossier, il ressort que les autorités suédoises n’ont pas tenu compte de la portée des risques que ce dernier encourt en Irak comme ancien interprète de l’Armée américaine. La Suisse avait la possibilité de corriger cette erreur en faisant recours à la clause de souveraineté qui permet aux Etats de se saisir d’une demande d’asile et d’entrer en matière sur celle-ci dans certains cas.

    Aujourd’hui, les autorités suédoises ont attribué d’office la même mandataire juridique que lors de son dernier séjour. Cette dernière ne maitrise pas l’anglais et avait transmis la décision de renvoi vers l’Irak à Fahad K. trop tard pour pouvoir faire un recours, un vice de forme reconnu par l’Office fédéral suisse des migrations. Elle aura 21 jours pour faire un dernier recours contre cette décision bien qu’elle ne connaisse pas le dossier.

    Fahad K. se retrouve ce soir seul en Suède, dans un état de santé physique et psychique alarmant, traumatisé par son passage en Suisse et terrorisé par ce qu’il l’attend. Il se dit soulagé de ne plus avoir à faire à la police suisse.

    Désolé d’avoir à vous apprendre de si tristes nouvelles et merci encore pour votre soutien.

    Post Scriptum:

    Aujourd’hui, les autorités suédoises ont attribué d’office la même mandataire juridique que lors de son dernier séjour. Cette dernière ne maitrise pas l’anglais et avait transmis la décision de renvoi vers l’Irak à Fahad K. trop tard pour pouvoir faire un recours, un vice de forme reconnu par l’Office fédéral suisse des migrations. Elle aura 21 jours pour faire un dernier recours contre cette décision bien qu’elle ne connaisse pas le dossier.

    Fahad K. se retrouve ce soir seul en Suède, dans un état de santé physique et psychique alarmant, traumatisé par son passage en Suisse et terrorisé par ce qu’il l’attend. Il se dit soulagé de ne plus avoir à faire à la police suisse.

    Désolé d’avoir à vous apprendre de si tristes nouvelles et merci encore pour votre soutien.

    F.M.


    Melgar17.jpgPour mémoire: à la sortie de la projection, au Festival de Locarno 2008, de La Forteresse de Fernand Melgar, dont Fahad K. est l'un des protagonistes, Madame Eveline Widmer Schlumpf, ministre helvétique en charge du dossier de l'asile,  déclarait à JLK: "Je suis impressionnée. C'est un film objectif qui peut aider à la meilleure compréhension humaine des requérants d'asile dans notre pays. J'espère qu'il sera largement diffusé dans les écoles et que nos collaborateurs le verront eux aussi." No comment...

  • Gadget à option

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    …Ce modèle ne permet de recevoir que la chaîne réservée aux films d’animaux et aux voyages instructifs dans les contrées décentes, mais une garantie supplémentaire est assurée par l’adjonction du détecteur d’images inappropriées, dont le mercure signale les montées de fièvre liées aux incrustations subliminales combien significatives de l'occulte perversion régnant, vous êtes d'accord,  au jour d'aujourd'hui…

    Image : Philip Seelen      

  • Gomorra’s Sisters

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    …En outre et de surcroît, notre nouvelle Section de Protection Rapprochée (SPR) allie, à ses qualités de corps, de cœur et d’esprit, l’immense avantage d’une extraction populaire et familiale de nos sœurs, toutes natives de Campanie, qui ne peut qu’en imposer à leurs frères et cousins, en sorte que le Sior Roberto Saviano pourra se rendre de son journal à l’église et de l’église à son journal sans risque aucun…
    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (76)

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    De ce cadeau. – Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

    De l’aveuglement. – Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde: les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien…

    Des petits déjeuners. – Les voir boire leur chocolat le matin me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité, ce moment où il n’y a que ça : que la présence de l’enfant à son chocolat, ensuite l’enfant s’en va, on se garde un peu de chocolat mais seule compte la vision de l’enfant au chocolat…

    Peinture JLK : l’aube sur la Savoie. Huile sur toile, mai 2009.

  • Pari pour un suicide différé

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     Entretien avec Amin Maalouf à propos du Dérèglement du monde. Rencontre ce soir au Théâtre de Vidy, à 19h. pour un grand entretien sous l'égide de 24Heures et de Payot Librairie. Entrée libre.

    L’humanité de ce début de XXe siècle semble avoir perdu la boussole, mais du pire annoncé peut-être tirera-t-elle une réaction salutaire ? C’est l’une des hypothèses du romancier Amin Maalouf (Goncourt 1993 pour Le rocher de Tanios), auteur d’un essai percutant (Les identités meurtrières) qui a fait le tour du monde, consacré à Lausanne par le Prix européen de l’essai. Originaire du Liban qu’il a quitté en 1976 pour s’établir en France, Maalouf incarne l’émigré-passeur par excellence entre Occident et monde arabo-musulman. Or ledit Occident, constate-t-il, s’est aliéné une grande partie du monde en trahissant ses idéaux; et le monde arabe, humilié, s’enferme dans la déprime et le repli. Sur fond de crise majeure annoncée, Maalouf propose, avec Le dérèglement du monde, un bilan sévère des faillites matérielles et morales de ce début de siècle, dont il étudie les tenants avec beaucoup de nuances, montre comment des catastrophes peuvent découler de prétendues victoires, et comment de cuisants échecs aboutissent parfois à de nouvelles avancées.
    - Après deux guerres mondiales, la Shoah, le Goulag et autres génocides, quel nouveau « dérèglement » pointez-vous ?
    - Les tragédies que vous citez font partie de l’histoire de l’humanité, dont le dérèglement global que je décris risque de marquer le terme. Ce n’est pas du catastrophisme, ce sont les faits : voyez la crise financière et la crise climatique. Or le dérèglement est non seulement économique et géopolitique mais aussi intellectuel et éthique. Tout le monde se sent d’ailleurs déboussolé. Jamais le double langage de l’Occident, trahissant ses valeurs, n’a été aussi manifeste que durant l’ère Bush, et jamais le monde arabo-musulman n’a paru plus enfermé dans une impasse
    - Quels signes l’ont annoncé ?
    - Au lendemain de la chute du mur de Berlin, en premier lieu, comme en 1945 avec le plan Marshall, l’Europe et les grandes nations occidentales auraient pu transformer la victoire de leur « modèle » en établissant un monde plus juste, alors qu’on a laissé se déchaîner les forces les plus sauvages du capitalisme, au dam des populations « libérées ». Si l’affrontement idéologique, qui nourrissait les débats, a disparu, c’est dans un affrontement identitaire qu’on a basculé, sur le quel toute discussion est plus malaisée. Autre intuition, qui m’est venue en 2000, lors du dénouement, en Floride, des élections américaines, quand j’ai pris conscience qu’une centaine de voix suffiraient à changer la face du monde. D’un processus démocratique pouvaient découler des événements mondiaux. Cela m’a paru mettre trop de poids sur un seul homme…
    - L’élection de Barack Obama restaurera-t-elle une certaine légitimité de la prééminence américaine ?
    - Je l’espère évidemment, s’agissant d’un président noir, intelligent et cultivé, qui ne diabolise pas l’autre a priori. Il pourrait incarner lui-même une légitimité « patriotique », comme l’a incarnée en partie Nasser, ou De Gaulle à la fin de la guerre. Mais ses tâches sont colossales, et les attentes immenses reposant sur lui vont de pair avec une immense accumulation de méfiance.
    - Et l’Europe ?
    - C’est un laboratoire prodigieux. J’ai été fasciné par tout le travail qu’elle a accompli depuis 1945, mais je regrette qu’elle n’ait pas su imposer un vrai contrepoids à l’Amérique de Bush. Elle n’a pas encore choisi ce qu’elle serait. Face au communisme, elle savait ce qu’elle ne voulait pas. Aujourd’hui, elle devrait être plus affirmative dans une perspective universelle. Je rêve d’une formule fédérale qui s’ouvrirait beaucoup plus et ferait de nouveau figure de modèle, à beaucoup plus grande échelle. Cette aspiration, en outre, devrait monter de la base des citoyens.
    - Quel espoir nourrissez-vous malgré vos sombres constats ?
    - Je crois qu’un changement radical doit être opéré au vu d’enjeux planétaires. On a vu, avec la Chine et l’Inde, que le sous-développement n’était pas une fatalité, mais cela engage de grandes responsabilités pour ces pays, notamment en ce qui concerne l’environnement. Il serait injuste de ne pas souhaiter le mieux-être de tous ceux qui en manquent, mais cela aussi va modifier les équilibres. Enfin le plus important, de manière globale, est une affaire d’éducation et de transmission des valeurs, de culture qui ne soit pas qu’un objet de consommation mais un élément d’apprentissage et d’épanouissement.
    Amin Maalouf. Le dérèglement du monde. Grasset, 314p.

  • Pensées de l’aube (75)

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    De la rêverie – C’est peut être cela qu’ILS sont le plus impatients de t’arracher : c’est le temps que tu prends sur leur horaire à ne rien faire que songer à ta vie, à la vie, à tout, à rien, c’est cela qu’ils ne supportent plus chez toi : c’est ta liberté de rêver même pendant les heures qu’ILS te paient - mais continue, petit, continue de rêver à leurs frais…

    Des chers objets. – ILS prétendent que c’est du fétichisme ou que c’est du passéisme, ILS ont besoin de mots en « isme » pour vous épingler à leurs mornes tableaux, ILS ne supportent pas de vous voir rendre vie au vieux tableau de la vie, cette vieille horloge que vous réparez, cet orgue de Barbarie ou ce Pinocchio de vos jeux d'enfants, un paquet de lettres, demain tous vos fichiers de courriels personnels - d’ailleurs ILS supportent de moins en moins ce mot, personnel: ILS affirment qu’il faut être de son temps ou ne pas être…

    De l’à-venir. – Nos enfants sont contaminés et nous nous en réjouissons en douce, nos enfants mêlent nos vieilles affaires aux leurs, Neil Young et Bashung, les photos sépia de nos aïeux et leurs posters déchirés des Boys Bands, ils découvrent le vrai présent en retrouvant le chemin des bois et des bords de mer, ils admettent enfin que tout a été dit et que c'est à dire encore comme personne ne l’a dit…
    Image : Philip Seelen


  • Un nom presque oublié

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    … Remarque c’est ça la vie : Remarque, dont le père s’appelait Remark, qui donne Kramer par anagramme, d’où le fait que les nazis l'ont accusé d’être juif, Remarque donc fut démarcheur de pierres tombales dans sa jeunesse et acheta en 1926 le titre de Baron de Buchenwald avant d’écrire un roman pacifiste (Im Westen nichts neues - A L’Ouest rien de nouveau) qui fit le tour du monde, fut interdit et brûlé par les bandes hitlériennes et lui permit d’acheter à Porto Ronco (Suisse italienne) une belle maison dans laquelle son ami journaliste juif Felix Manuel Mendelsshon fut assassiné par les sbires de Goebbels en 1933 - et voici l’ironie du sort : que c’est à Ronco justement, dont nous visitons par hasard le petit cimetière lacustre, que repose aujourd’hui Remarque et que c’est toi, mon vieil ami Kramer perdu de vue depuis 1970, qui me le fait remarquer…
    Image : Philip Seelen

  • Une énigme africaine


    Sonnay.JPGENTRETIEN Avec son nouveau roman, Le Pont, Jean-François Sonnay, fort de son expérience des drames humanitaires, construit un thriller politique à multiples points de vue.

    Le reproche de nombrilisme est souvent adressé aux écrivains romands. Vaine accusation en ce qui concerne Jean-François Sonnay qui, tant par son engagement professionnel de délégué du CICR, que dans ses romans, n’a cessé de se frotter au monde. Ses premiers romans, L’Age d’or (1984) et Le Tigre en papier (1990), comptent parmi les rares fictions issues de Mai 68 en nos contrées, et deux autres de ses meilleurs livres, La seconde mort de Juan de Jesus (1997) et Un prince perdu (1999), nous emmènent d’Amérique latine en Afghanistan. Avec Le Pont, le romancier, marqué par une mission aux confins du Darfour, nous plonge au cœur des ténèbres africaines avec un mélange de vitalité généreuse et de lucide pertinence.

    - Quelle est la genèse du livre, en rapport avec votre expérience vécue ?
    - Comme la plupart de mes textes, il est fondé sur plusieurs strates d'expériences plus ou moins anciennes, sur des rencontres, des voyages, mais aussi sur des lectures, par exemple sur certains points de droit ou d'histoire. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de travailler en Afrique, notamment dans la région des grands lacs en 1999 et j'en ai gardé des images, des bruits, des figures humaines, mais tout cela a été en quelque sorte distillé au cours de l'écriture. C'est à mes yeux ce qui caractérise le roman : la constitution d'un univers relativement autonome qui serait comme un prisme ou un miroir déformant pour « lire » la réalité, ou pour en témoigner tout simplement. Pour ce qui est du Pont, c'est un texte que j'ai commencé il y a plus de cinq ans. Sa rédaction a été interrompue à deux reprises par des missions avec le CICR et sans aucun doute enrichie par ces interruptions. Comme cela se manifeste dans le texte lui-même par le passage d'un narrateur à un autre et par les retours en arrière que cela implique, il y a eu plusieurs étapes, plusieurs tentatives d'aborder les personnages et les situations. Le roman est pour moi à l'image de la réalité : il faut se faire une opinion, se constituer un savoir, une sensibilité à partir d'innombrables fragments perçus dans le désordre parfois.
    - Pourquoi, s’agissant de régions où sont morts des millions d’individus, vous arrêter à un massacre d’une centaine de personnes ?
    - Il y avait un choix à faire. Si je voulais parler de massacres à une grande échelle, j'étais obligé de recomposer et de faire "vivre" une situation extrêmement complexe, au risque de perdre toute vraisemblance, car je n'imagine pas de pouvoir raconter en un roman de deux cents pages des drames aussi monstrueux que ceux qu'ont connus le Rwanda, le Burundi ou le Congo démocratique. J'ai fait le pari qu'on peut restituer, voire comprendre un drame humain à partir de quelques éléments, de quelques personnages seulement. Le récit de la mort d'un seul homme, de la perte d'un seul enfant, du déchirement d'une seule famille, devrait pouvoir exprimer autant d'humanité que le récit inimaginable d'une hécatombe et c'est l'humanité ou l'inhumanité de ce que je raconte qui m'importe. Le reste, infiniment plus important au regard de l'avenir, est l'affaire des historiens ou des juges.
    - Comment les personnages vous sont-ils apparus ? Sont-ils des « types représentatifs » ? Ont-ils des « modèles » que vous ayez rencontrés ?
    - J'essaie autant que possible de créer des personnages qui soient indépendants de moi comme des autres, même s'ils sont nourris de ce que j'ai vécu ici ou là. Ce sont des créations, au sens où ils sont faits de petits bouts de personnages et de souvenirs glanés ici ou là, parfois retrouvés dans ma mémoire en cours d'écriture, car je ne prends jamais de notes et je travaille essentiellement sur le fonds de ma mémoire, du moins au moment de la composition du récit. Il y a toujours quelqu'un ou quelque chose "derrière", mais il y a tellement de sources diverses pour alimenter ce cours d'eau-là que leur désignation ou leur décryptage n'apporteraient qu'ennui et confusion. Une fois que j'ai terminé mon récit de mémoire, une fois que "ça tient", alors seulement, je fais des recherches historiques ou je relis des témoignages, pour étayer et corriger mon premier jet. J'essaie autant que possible de faire des personnages uniques et je ne conçois pas qu'on puisse les voir comme des « types » humains. Ils vivent ou ils ne vivent pas. Si, pour un lecteur lambda, mes personnages sont vivants, alors ils auront autant de singularité qu'un véritable être humain. Chaque être humain est unique et irremplaçable et je n'imagine pas qu'un être humain puisse jamais en représenter un autre. Même dans une démocratie, les députés ne représentent que des groupes, des tendances ou des collectivités. Les individus sont proprement « irreprésentables ».
    - Vous êtes-vous documenté pour étayer la vraisemblance historico-politique du roman ?
    - Oui, surtout en ce qui concerne la loi belge de compétence universelle et les problèmes des régions minières au Sud du Congo démocratique. Pour l'histoire des pays, j'ai fait une synthèse à ma façon de toutes sortes d'histoires similaires de pays africains, entre la fin de la guerre froide et les années 2000, mais là encore il ne s'agissait pas d'en représenter un plus qu'un autre, juste d'en fabriquer un qui fût vraisemblable.
    - Comment voyez-vous l’évolution à venir de l’Afrique, et notamment avec l’arrivée de nouveaux « colons » tels que les Chinois ?
    - Franchement, je ne sais pas. Ce que je voudrais surtout, c'est qu'on demande aux Africains comment ils voient leur avenir et qu'on ne les empêche pas de s'en fabriquer un en les dépouillant comme on n'a pas cessé de le faire
    - Qu’aimeriez-vous que Le pont transmette à ses lecteurs ?
    - Difficile de répondre sans employer de ces grands mots qui semblent vides. Peut-être les encourager à penser par eux-mêmes, à prendre leurs responsabilités, mais surtout à se préoccuper de ce qui aide à la vie ; parfois ça semble bien peu de chose, mais c'est tout ce qui pourra sauver les enfants d'Alida, les autres aussi d'ailleurs…

    Une tragédie à visage (trop) humain
    C’est un livre à la fois tendre et lucide que Le Pont, dont la profonde humanité des personnages va de pair avec une réflexion sous-jacente d’une acuité et d’une pertinence rares. Un roman peut-il nous aider à mieux comprendre les tenants et les aboutissants d’une tragédie défiant apparemment toute explication ? C’est en tout cas le défi qu’a relevé Jean-François Sonnay en enquêtant, dans le sillage du jeune journaliste d’investigation belge Joos Vanhove, sur les circonstances et les auteurs non identifiés d’un massacre, dans un village africain, rappelant celui d’Oradour-sur-Glâne en France occupée : une centaine de civils rassemblés dans une église et brûlés vifs.
    Si la tuerie de Kilimangolo, petit bled du Pays des Hommes (proche des sources du Congo) fait «modeste» figure à côté des génocides africains, le romancier, comme un Jean Hatzfeld dans ses récits rwandais, parvient à lui donner une valeur illustrative exemplaire. Sans se réduire à des « types représentatifs », ses personnages, perçus de l’intérieur, incarnent chacun un aspect du drame et une explication possible de celui-ci.
    Côté africain, c’est le vieux colon suisse Von Kaenel, directeur d’un grand hôtel décati, genre d’aventurier à la fois attachant et mariole, aimant réellement l’Afrique et non moins ambigu, probablement mêlé à maintes affaires pas claires ; ou c’est le général Abel, alternant paroles bibliques et combinaisons tactiques, que la justice internationale (incarnée par un petit juge moins nul qu’il ne semble au premier regard) tient pour l’auteur du massacre et qui donne sa version au journaliste en le transportant sur lieu du drame ; ou c’est Alida, ancienne femme de ministre persécutée et réfugiée en Suisse chez des bourgeois « libéraux» proches de Von Kaenel. Or côté Suisse, justement, les « bienfaiteurs » d’Alida, anciens propriétaires de terres africaines invoquant la « fatalité» ou les «luttes tribales» pour expliquer les désordres des lendemains de l’indépendance, illustrent une posture durablement paternaliste et frottée de racisme sous couvert de charité. Ces personnages sont d’ailleurs les plus durement traités par l’auteur, sans démagogie anti-helvétique pour autant, mais il est vrai que certain pharisaïsme au-dessus de tout soupçon mérite d'être stigmatisé une fois de plus. 
    Au-delà des préjugés et des clichés, Jean-François Sonnay signe un roman en pleine pâte, d'une langue claure et sans aapprêts, excellement dialogué, passionnant enfin par son approche à multiples points de vue et ses aperçus documentés  (notamment daans le rapport final de Joos Vanhove, constituant une synthèse économico-politique éclairante), mais aussi débordant de vie, d’une grande qualité d’évocation – on est immédiatement immergé dans la nature foisonnante où la peur ne cesse aussi de rôder -, enfin les protagonistes sont tous bien dessinés et nuancés, et le dénouement en dit long sur l’état des choses - l’affaire du massacre étant finalement « classée sans suite »…

    Jean-François Sonnay. Le Pont. Campiche, 269p. A déplorer : l’image de couverture, représentant le Golden Gate Bridge, complètement déplacée alors que le pont du éponyme, rouillé jusqu'à l'os, est aussi déglingué que les deux pays qu'il relie... 
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    Jean-François Sonnay
    1954 Naissance à Lausanne. Etudes d’histoire de l’art à Lausanne et Rome.
    1984 Premier roman après trois essais dont un Dictionnaire des idées à perdre: L’âge d’or, autour de mai 68 à Lausanne. Suite dans Le tigre en papier, 1990.
    1991-1999 Délégué du CICR au Koweït, en Afghanistan, en Croatie en 1994 et en République Démocratique du Congo.
    1997 La seconde mort de Juan de Jesus. Prix Schiller et Prix Rambert.
    1999. Un prince perdu. Prix de la Bibliothèque pour tous. L’ensemble de son œuvre lui a valu le Prix des écrivains vaudois.

  • Pensées de l'aube (74)


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    De la personne. – Le jour se lève et la bonne nouvelle est que ce jour est une belle personne, j’entends vraiment : la personne idéale qui n’est là que pour ton bien et va t’accompagner du matin au soir comme un chien gentil ou comme une canne d’aveugle ou comme ton ombre mais lumineuse ou comme ton clone mais lumineux et sachant par cœur toute la poésie du monde que résume la beauté de ce jour qui se lève…

    De la solitude. – Tu me dis que tu es seul, mais tu n’es pas seul à te sentir seul : nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te délecte pas du sentiment d’être seul à n’être pas entendu alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi…

    Des petits gestes. – Ne vous en laissez pas imposer par un bras d’honneur ou le doigt qui encule : c’est un exercice difficile que de se montrer plus fort que le violent et le bruyant, mais tout au long du jour vous grandirez en douceur et en gaîté à déceler l’humble attention d’un regard ou d’une parole, d’un geste de bienveillance ou d’un signe de reconnaissance…

    Image: JLK, La route de Daillens. Huile sur toile, 2007.

  • L'heure orange

    Notes siennoises
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    Mezzodì a Siena. Me revoici sur mon cher Campo, tout entouré de pigeons jeunes et vieux, les plus décatis faisant peine à voir, voletant et boitillant, arrivant trop tard au festin de la dame qui régale l’engeance et souvent livrés aux mômes tortionnaires.

    Juste avant midi, sur les Bianchi di sopra, il y avait une dense affluence de gens de la ville, des tas de garçons et des tas de filles plus beaux les uns que les autres, se tenant par le bras à deux ou trois et se croisant en s’adressant des œillades. Jamais je n’ai eu cette impression d’une ville qui ait autant l’air de savoir ce qu’elle est et qui ne se le montre qu’à elle-même.

    Et ce soir, de nouveau, c’est l’heure orange. À l’instant on dirait que la lumière émane des pierres du Palazzo Pubblico et des façades qui entourent la place. Toute la ville paraît réunie sur la place pour jouir de cette fin de semaine, mais trois heures plus tard : plus une ombre dans les rues sonores.

    Sienne4.jpgUne fois de plus m’a frappé le ton particulier des Siennois, mélange de race et de morgue, de beauté policée et de naturel provincial. La beauté des femmes y est moins sensuelle qu’à Rome. La femme n’y est pas très grande, elle a l’air sage et plutôt avenant, elle est bien moulée quand elle est jeune et ne semble pas s’épaissir autant que les matrones romaines ou les mégères de plus au sud. Elle a les cheveux satin sombre, ou blond vénitien, un doux arrondi de visage, sans trace de vulgarité, avec des mains potelées et un derrière qu’une jupe plissée assez bourgeoise n’empêche pas d’être là. Visiblement la Siennoise cherche mari en ses murs, voire dans sa contrada. Quant à l’homme, il est volontiers superbe à dix-huit ans, un peu faraud et plus modeste ensuite, portant bientôt le chapeau du Monsieur.

    On voit à tout moment les gens en groupes, qui ont l’air de s’aimer entre eux. Beaucoup de sourires, beaucoup de gestes affectueux qui sont de vraies cajoleries. Les garçons se tiennent volontiers bras dessus bras dessous, et les jeunes filles par le cou, avançant dans la rue en lignes, parfois sur toute la largeur de la rue pavée, comme un front joyeux – de fait elles sont gaies et délicieuses, vraiment des amours de jeunes filles.

    Ce soir enfin, à la Locanda Diana, j’observe un garçon-cheval qu’aurait aimé filmer Pasolini: un vrai centaure piaffant et montrant ses biceps, ruant sur sa chaise puis hennissant lorsqu’on lui sert son minestrone, follement impatient à l'évidence de s'éclater durant les trois minutes de folie du prochain Palio...


  • Ceux qui ne figurent pas au générique

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    Celui dont le contrat porte le numéro de figurant 777 et qui y voit une signe / Celle qui pressent que son arrogance naturelle va lui servir dans le milieu du marketing gourmand / Ceux qui ont vu partir leur fils unique à la ville où l’on trouve (dit-on) d’innombrables ruelles bordées d’innombrables maisons de hauteur considérable / Celui qui vote communiste pour activer l’élargissement des trottoirs de la banlieue Est / Celle qui fait partie des figurants du péplum dont toutes les séquences ont été supprimées au final / Ceux que leur gibbosité a fait engager pour la fameuse orgie des bossus du Satyricon 2009 et qui se plaignent d’être sous-payés / Celui qui se paluche devant sa webcam connectée par erreur au réseau international de la Bonne Semence pentecôtiste / Celle qui troque son siège de bureau contre un botte-cul de traite traditionnelle pour manifester sa solidarité avec les fermiers de l’Oberland / Ceux qui défendent la nouvelle loi visant les randonneurs nus des forêts appenzelloises en rappelant aux Anglais que leur justice interdit de décéder dans les locaux du Parlement, aux citoyens du Minnesota qu’une des leurs lois interdit de faire l’amour quand on sent l’ail ou les sardines, et aux Canadiens qu’ils interdisent de tuer des malades en les effrayant / Celui qui estime que la forme mortelle prise par le virus H1N1 au Mexique est un avertissement solennel du Seigneur aux catholiques romains de ce pays tentés par l’hérésie mormone / Celle que les deux moteurs du nouveau sommier électrique que lui a offert son mari Gustav empêchent de se relaxer / Ceux qui ont découvert les agrément de la fellation en étable à l’occasion de l’opération Bienvenue à la ferme / Celui qui entend commercialiser les soutifs transparents pour relancer son élevage intensif de vers à soie / Celle qui invoque son apparentement à l’ordre des mammifère pour défendre sa pratique de la bascule du bassin dans ses pratiques sexuelles naturelles et pour ainsi dire bio / Ceux dont les prothèses déclenchent des alarmes terroristes aux nouveaux portiques électroniques mal réglés de l’aéroport de Gainesville (Florida), etc.

    Image: Mars Dreamers, by Richard Dindo.

  • Pensées de l'aube (73)

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    Du revif. – Il faisait ce matin un ciel au-dessous de tout, la trahison d’un ami continuait de me plomber le cœur en dépit de mes anges gardiens et voici que, dans le brouillard tu m’es apparu, mon sauvageon, tendre rebelle à maxiflocons de neige recyclée et tout tatoués du pollen de demain…

    De la duplicité. – Sous leur sourire tu ne vois pas leur grimace, crétin que tu es, tu ne sens pas l’empreinte encore froide du couteau dans leur paume moite, mais il te glace, le murmure de serpent qu’il t’adressent en toute amitié : venez, cher ami, vous asseoir à la table des moqueurs…

    Du passant passereau. – Qu’est-il venu te dire, adorable, se la jouant franciscain à légères papattes, de l’évier au piano et de la vieille horloge à l’ordi, entré par la porte ouverte sans déranger le chien patraque - qu’avait-il à te dire à cet instant précis, le rouge-gorge au jabot jabotant, avant de se tirer d’un coup d’aile vers le gris suprême du ciel de ce matin ?

    Image JLK: le cerisier sauvage de La Désirade, dans le brouillard de ce matin.