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Livre - Page 141

  • La geste des enfants perdus

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    À propos du premier roman de Sacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour.

    Par Matthieu RUF

    « A quatorze ans, on aime les tortures psychologiques. » Lucide, le narrateur de Mes illusions donnent sur la cour ne nous épargne rien. Il détaille sa vie de fils de riche, qui veut devenir adulte trop tôt, dans un Paris petit-bourgeois où règne le formatage. Un Paris nocturne, où à quatorze ans les filles en soutien-gorge, les garçons défoncés à la coke parlent comme des fantômes, baisent comme des robots.
    A dix-huit ans, Sacha Sperling fait preuve d’une patte d’écrivain étonnante de maîtrise et de cohérence. Malgré la lourdeur de certaines des sentences qui façonnent son style parfois télégraphique, le texte est tenu, lancé au lecteur comme en un seul geste de détresse et de fol espoir mélangés. Il est aussi construit comme une geste, celle, ironique, des exploits d’enfants perdus, orphelins de repères et d’autorité pour les guider. L’éternelle histoire des ados qui croient jouer avec le feu, sans se rendre compte qu’ils y impliquent leurs sentiments, viscéralement.
    Dans le train le ramenant des mornes vacances familiales, Sacha Winter rencontre un garçon de son âge, Augustin. Celui-ci l’emmène voler des jouets à Disneyland et c’est le début d’une sorte de voyage au bout de la nuit, d’une quête du « point où tout disparaît ». Par mimétisme envers Augustin, avec qui il « se sent adulte », Sacha fume des cigarettes et des joints, alors qu’il « n’aime pas beaucoup ça » ; il prend de la coke, il devient alcoolique et courbe les cours, il « sombre » enfin dans une spirale sexuelle avec son compagnon, d’abord secrète puis à demi assumée dans la honte. Mais si les soirées se succèdent où les jeunes de la nuit, « même plus sauvages, quasiment robotiques », reproduisent la mécanique du porno, le sexe avec Augustin devient bientôt tripal, et – avec l’alcool et la drogue – la seule échappatoire de Sacha enferré dans sa solitude, lui qui aimerait tant que ses excès « parlent pour lui ». Et fassent comprendre au monde, en premier lieu à des parents trop faibles, que le fils a besoin d’être aimé, véritablement, et n’aspire qu’à « se retrouver ».
    Le sexe devient amour, mais Augustin est un « vampire » qui prend tout sans rien donner. Le dernier mot est « mensonge » et le texte laisse un goût de désespoir. Sacha Sperling, petit génie ou provocateur facile ? Ni l’un, ni l’autre : un auteur à part entière qui dépeint le mal-être de l’adolescence avec les mots d’aujourd’hui. Et qui sait transformer cette quête de sens en poésie : « Dans l’orage, je ne sais plus si je respire. Je sombre puis je remonte, ivre de sel, bleu comme la glace. »

    Sacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour, Fayard, 2009, 272 p.

    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, au début de mars 2010. Un clic pour accéder à notre site : http://www.revuelepassemuraille.ch/


  • Drôle comme la crise...

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    Sur Les lois de l'économie, de Tancrède Voituriez.

    L'auteur, économiste de pointe, écrit avec un bonheur de trader enfin libéré du stress, qui aurait lu Paul Morand et quelques autres fins stylos de la ligne claire. Son dernier roman, en tout cas, est un pur régal nuancé d'amer chocolat pour dessert. C'est l'histoire au lendemain du crash de la banque d'affaires Lehman Brothers, des tribulations de Julien, qui grappille les millions dans une salle de marché de la Défense, en un moment de la crise où une petite erreur d'appréciation peut coûter son poste au responsable de la bourde, liquidé en moins d'une heure. Cela pour le fil rouge du roman, qui se faufile entre l'histoire de Susanna, belle Romaine qui a lâché le théâtre pour son trader au dam de son père communiste, et celle de Cortès le dramaturge à succès, créchant trois étages en dessous et en train d'achever une pièce qui réunit John Maynard Keynes et Virginia Woolf. La double compétence de Tancrède Voituriez, son autorité présumée dans le traitement du sujet (savoir: ce qui fait que les convictions de Keynes l'ont fait tantôt gagner un max et tantôt se crasher) et sa malice dans le détail des situations et l'observation en finesse des personnages, nous vaut un roman frais et léger sur fond de désastre dont on est tout consolé de vérifier qu'il profite à d'aucuns, merci pour eux.Très brillant de papatte, Tancrède Voituriez ne cesse de nous faire glousser de rire et nous apprend deux trois choses sur les secrets de l'économie, qu'on se fera le même plaisir d'oublier vite fait...
    Voituriez.jpgTancrède Voituriez. Les lois de l'économie. Grasset, 201p.

  • Le vertige de notre époque

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    À propos d'Un roman russe et drôle, de Catherine Lovey

    par Bruno Pellegrino 

    Catherine Lovey est décidément pleine de ressources et de surprises : non contente de s’imposer dès son premier roman, un remarquable Homme interdit (Zoé, 2005, Prix Schiller découverte), suivi en 2008 d’un étrange texte (Cinq vivants pour un seul mort), déroutant et peut-être plus ardu que le précédent, elle publie en ce début d’année Un roman russe et drôle – assurément russe (quoiqu’à sa façon singulière), souvent drôle, et surtout très réussi.
    Valentine Y., Suissesse d’une quarantaine d’années, écrivain, célibataire à multiples amants et sans enfants, s’intéresse de près au sort de l’oligarque russe Mikhaïl Khodorkovski, envoyé dans un bagne sibérien suite à l’affaire Ioukos. À vrai dire, plus que de simple intérêt, c’est de fascination qu’il s’agit ici, fascination de cette femme, narratrice des deux tiers du livre, pour un homme qui aurait pu sauter dans un avion et se la couler douce dans une île privée, et qui a choisi de se laisser emprisonner à proximité de puits d’uranium à ciel ouvert – hautement radioactifs, cela va de soi. « Dans mon regard à moi, le destin de cet homme-là constitue un signe », écrit Valentine.
    Le début du roman installe le lecteur dans une écriture très libre, dont le rythme a quelque chose d’addictif, d’enivrant, orchestrant une multiplicité de voix mêlées sans guillemets, organisées par des marques plus subtiles et plus efficaces que la typographie. Cette impression générale de grande liberté (ce style fluide et jubilatoire, et cette narratrice presque sans attaches, qui peut décider de partir quand bon lui semble) baigne une bonne partie du livre, bernant le lecteur comme il berne Valentine, que ses amis auront pourtant tenté de retenir : « Tout arrive dans un roman », lui dit son ami S. dès les premières lignes, « et si ça se trouve, tu vas faire de ce personnage méprisable, haïssable, un héros ». Elle finit tout de même par s’en aller pour Moscou, où elle fait un séjour que clôt une longue scène hallucinée et mémorable dans les rues de la capitale à la recherche d’une galerie d’art contemporain. La dernière partie du livre est constituée par les mails de Jean à une certaine Ioulia Ivanovna, qui devrait l’aider à retrouver la trace de Valentine, disparue en Sibérie.
    D’une construction en trois parties similaire à celle de Cinq vivants pour un seul mort, Un roman russe et drôle raconte également l’histoire d’un individu qui quitte tout pour un autre pays, et qui s’y perd, qui s’y dilue, au milieu d’une polyphonie moins inoffensive qu’il n’y paraît. Pas de doute, on est chez Lovey : non seulement au niveau de l’histoire (cette façon de jouer avec la fiction et la réalité, d’envoyer le lecteur sur toutes sortes de pistes laissées ensuite en suspens), mais surtout dans ce rythme de la phrase et du récit, cet art de mêler à une intrigue captivante l’observation très fine de certains travers contemporains. Et là, ce dernier livre frappe plus juste et plus fort que les précédents.
    Il y est question de notre époque, des gens, des choses de notre époque, avec sérieux et légèreté, avec beaucoup de pertinence et beaucoup d’humour, sans verser dans l’essai ni la caricature. « Tout a été expérimenté, je dis bien tout, voilà le vertige de notre époque. » On y découvre la Russie comme un pays où « l’absurdité n’appelle aucun commentaire », le pays du « bal triste » d’après 1989, ce « possible de pacotille ». Plus généralement, tout le livre est une sorte de dialogue entre l’avant et l’après, un tissage ironique et mélancolique sur ce qui a changé, pour le meilleur ou pour le pire. Et il devient d’ailleurs bientôt évident qu’il ne s’agit pas vraiment de la Russie, encore moins de Khodorkovski, mais de quelque chose de bien plus large, bien plus universel, une génération qui « se meurt de n’avoir plus aucune raison valable de mourir », « la gabegie en vrai », ce genre de choses.
    Un roman russe et drôle est russe, oui, et drôle, c’est vrai – mais il est aussi, d’une certaine manière, à désespérer : il n’y a ici d’échappatoires, de sursis, de rémissions, que lacunaires et ambigus : « S’en aller sur les routes, le nez baissé ou levé, c’est égal, parce que c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire quand on est vivant. »

    B.P.

    Catherine Lovey, Un roman russe et drôle, Éditions Zoé, 2010, 289 p.

    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, au début de mars 2010. Un clic pour accéder à notre site:
    http://www.revuelepassemuraille.ch/

  • Ceux qui formatent

     

    Panopticon882.jpgCelui qui tient un  registre journalier des noms de celles et ceux qui vont fumer sur le toit de l’Entreprise / Celle qui écrit à la direction de la Télévision pour se plaindre de la tenue excessivement voyante du présentateur vedette du TJ eu égard à la dignité de sa fonction financée par la et le contribuable à ce qu’on sache / Ceux qui se disent bicurieux au dam de toute identification claire au niveau de la sexualité libérée / Celui qui aligne ses employés pour les féliciter ou leur adresser un blâme collectif / Celle qui ne survivra pas à la levée du secret bancaire dont elle a fait son principe de vie depuis qu’elle gère la fortune d’un milliardaire bavarois devenu son amant malgré son bec-de-lièvre et après un long siège / Ceux qui ont vu des fortunes colossales s’effondrer avec une jouissance secrète bien plus intense que la petite secousse surévaluée d’un orgasme trimestriel / Celui qui surveille les marches arrière du fils du voisin ce crâneur roulant BMW qu’il se réjouirait de désigner à l’attention de la police du quartier /   Celle qui estime que rouler japonais est un début de trahison chez des employés du service public même en voie de privatisation / Ceux qui redimensionnent chaque semaine leur cheptel de clandestins nettoyant les chiottes de l’Entreprise / Celui qui enrage de n’avoir pas encore atteint le format d’un membre viril occidental classique en dépit de traitements plus ou moins onéreux / Celle qui ne se formatise pas des écarts de langage de son neveu Léo que son père pédant tend à tancer / Ceux qui ont un cerveau carré et des pieds plats correspondant aux nouvelles normes globalisées, etc.

    Image: Philip Seelen 

  • Le héraut du neuf

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    À propos de l'autobiographie de J.G. Ballard, La Vie et rien d’autre

     par Jean-François Thomas

    En juin 2006, l’écrivain britannique James Graham Ballard apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate. Sur le conseil de son médecin, il commence en janvier 2007 la rédaction de son autobiographie, qui paraît l’année suivante sous le titre The Miracle of Life. L’écrivain décédera finalement de sa maladie en avril 2009. La Vie et rien d’autre a paru en français à la fin de l’année dernière.

    J. G. Ballard s’était déjà livré à un tel exercice en publiant Empire du soleil (1980), dont Steven Spielberg a plus tard tiré le film éponyme, autobiographie romancée de ses années de jeunesse. Dans la première partie de La Vie et rien d’autre, il revient sur sa peu banale enfance. Né à Shangai en 1930, le jeune Ballard explore cette «grande ville européenne, créée par des entrepreneurs britanniques et français, puis hollandais, suisses et allemands ». Le lecteur le suit comme guide dans une Chine d’autrefois, à l’ambiance Lotus Bleu de Tintin : concession internationale, riches européens méprisants et alcooliques, malheureux chinois exploités, torturés, mourants dans l’indifférence, bars et bordels, violence omniprésente. La vie coloniale dans tous ses fastes et sa cruelle inhumanité. Très vite, Ballard prend conscience qu’il existe deux mondes différents.

    En 1941, sitôt après l’attaque de Pearl Harbor, Shanghai passe sous contrôle japonais. La famille Ballard est enfermée dans un camp d’internement à Lunghua. Le futur écrivain va y vivre son adolescence. Il y connaîtra la faim, le froid, la barbarie des soldats japonais, mais y développera aussi une admiration pour les Américains.

    A seize ans, libéré, il gagne l’Angleterre. Le pays lui apparaît sale, triste, dévasté; vainqueur mais vaincu. Se pose alors pour lui la question de son identité, qui aura une forte influence sur son destin. « Sans doute me poussa-t-elle aussi à devenir un écrivain voué à prédire et, si possible, à provoquer le changement. »

    Grand amateur de cinéma, il découvre avec passion le surréalisme. «J’avais la nette impression, je l’ai d’ailleurs toujours, que la psychanalyse et le surréalisme ouvraient les portes de la personnalité humaine et de la vérité de l’être, mais aussi mes portes personnelles ». Plus tard, l’art moderne rejoindra son univers. Plus que de littérature, d’ailleurs, c’est surtout d’art que Ballard nous parle dans cette autobiographie. Notamment d’une exposition, This is Tomorrov (Londres, 1956), considérée comme l’acte de naissance du pop art.

    Après deux ans d’études de médecine, il gagne un concours de nouvelles (1951) et décide de devenir écrivain. Erre une année en Lettres, avant de vendre des encyclopédies au porte-à-porte puis de s’engager dans l’armée pour devenir pilote, un vieux rêve. En stage au Canada, il découvre la science-fiction américaine, alors en plein essor, dévore les magazines spécialisés et rédige des nouvelles. Il se donne un but : «J’allais intérioriser la science-fiction, à la recherche de la pathologie qui sous-tendait la société de consommation, le paysage télévisuel et la course aux armements nucléaires, vaste continent vierge de possibilités fictionnelles inexplorées». Contrairement aux idées communément admises, Ballard pense en effet que raison et rationalité sont impuissantes à expliquer le comportement humain et que, quelque part au fond de lui, l’homme aime commettre des atrocités. Pour Ballard, la science-fiction doit s’intéresser à l’espace psychologique, ce qu’il nomme « l’espace intérieur». Cette vision non conventionnelle l’empêchera d’accéder aux magazines américains, qui jugent ses textes trop subversifs.

    Sa rencontre, puis son mariage (1955) avec Mary Matthews, eut une influence décisive. En effet, Mary crut dur comme fer, dès le début, que son époux allait devenir un grand écrivain. Il publie sa première nouvelle en 1956. Trouve un travail de rédacteur dans un hebdomadaire, Chemistry & Industry. Trois enfants naissent de leur union : James (1956), Fay (1957) et Beatrice (1959).

    Un nouveau drame l’atteint en 1963, avec la mort de son épouse, des suites d’une infection contractée après une opération de l’appendicite. Ballard devient alors, avant la coutume, un homme au foyer, s’occupant de ses trois enfants. Et il écrit. C’est un homme tranquille, un père aimant, très loin de l’image de l’écrivain provocateur, de l’auteur à scandales de Crash ! et de La Foire aux atrocités, que l’on peut avoir de lui. L’amour que ses parents et ses grands-parents ne lui ont pas donné, il a su le découvrir pour l’offrir à ses enfants.

    Vers la fin des années soixante, il rencontre Claire Walsh, qui deviendra sa seconde épouse et l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie.

    La Vie et rien d’autre porte bien son titre. On ne trouvera pas dans cette autobiographie les secrets d’écriture de l’un des plus grands romanciers de langue anglaise. Bien sûr, Ballard y évoque ses succès littéraires, ses amitiés, et ses déceptions. Mais surtout, on suit l’histoire d’un homme, dont l’optimisme et le bonheur sont présents tout au long de sa vie, en dépit des vicissitudes qui le frappent. Un honnête homme qui conte en mots simples et en phrases sobres, avec souvent le sens de la formule, son parcours à travers le vingtième siècle, en des pages émouvantes et parfois bouleversantes.

    JFT

    J. G. Ballard. La Vie et rien d’autre. Denoël, 291 p.
    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître au début mars. Pour en savoir plus: http://www.revuelepassemuraille.ch

  • Ceux qui se cherchent un Agent

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    Celui qui a compris qu’un best seller c’est sujet-verbe-complément et se fait superchier depuis sept mois à faire du sujet-verbe-complément dans la cuisine où son projet ne dérange pas Monique et les jumeaux / Celle qui constate juste que son Eugène est très tendu depuis qu’il écrit le Best qu’il a demandé à son cousin Jean-Paul de gérer en tant qu’Agent pour l’Europe / Ceux qui bossent en atelier d’écriture sur la notion d’Incipit / Celui qui se plaint que tel poète minimaliste à la con ait obtenu des subventions pour son prochain recueil alors que son Best annoncé n’a rencontré que des moues dubitatives des commissions culturelles / Ceux qui savent par cœur le dernier Marc Levy que leur conjointe leur a raconté dans le jacuzzi ou sur l’oreiller / Celle qui se sent moins seule en constatant que toutes les femmes de la rame 12 du TGV Lyria se sont endormies sur leur Marc Levy quelque part dans un lit King Size / Celui qui découvre tout à coup que le sujet-verbe-complément de Marc Levy n’obéit pas au même rythme que celui de Guillaume Musso / Celle qui suggère à son amant Paul de lire L’élégance du hérisson pour qu’il se rende enfin compte qu’une concierge accro à Tchouang-tseu ne relève pas forcément de l’impossibilité bio-sociologique / Celui qui vexe sa colocataire japonaise en lui reprochant de ne lire que des mangas franchement sado-masos / Celle qui kiffe moyen De la grammatologie de Jacques Derrida que son prof lui a dit hyper-important pour comprendre le nouvel enjeu de la théorie littéraire post-moderne sans quoi t’as meilleur temps de faire serveuse dans un Mc Do qu’un Bachelor basique / Ceux qui disent franchement à Eugène qu’ils ne le voient pas en tête de gondole avec de si jolis jumeaux et Monique réellement épanouie / Celle qui écrit à Godard pour lui demander s’il ne pourrait pas le conseiller dans l’écriture d’un thriller déconstruit / Ceux qui entendent dénoncer le néo-fascisme libéral de la Télévision suisse dans le scénario radical qu’ils soumettent au producteur connu pour être une taupe d’ATTAC ou un truc comme ça /  Celui qui se trouve déstabilisé par la remarque de son coach de l’Institut littéraire qui lui conseille de voir tous les Derrick pour mieux objectiver les données socio-psychologique de l’observation fine en Allemagne du Sud / Celui qui se dit prêt à faire des concessions à l’écriture mainstream genre Martin Suter sans préciser que ça l’arrangerait d’éponger ses dettes de poker / Celle qui explique à son auteur qu’un bon roman doit au moins aligner cinq femme dont une fashion victim pour atteindre le minimum de 5000 lectrices sans quoi c’est tant pis pour vous Jean-Gab / Ceux se sont détournés de leur collègue Eugène M. quand ils ont vu son Best en tête de gondole et appris par les libraires qu’il restait tout simple en dépit de son succès phénoménal.

    Image : Philip Seelen      

  • Ceux qui errent dans les étages

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    Celui qui ne sait plus à quel dessein se vouer / Celle qui n’a plus aucune nouvelle de ses enfants diplômés / Ceux qui ne voient plus aucune secte ou société qui puissent les accueillir en leur giron / Celui qui vend à des millions d’exemplaires ses romans de gare qui ne l’intéressent plus ni ses droits d’auteurs non plus sauf qu’ils lui permettront de se retirer au Mont Athos d’où il envisage de lancer une Série Mystique pour public initié / Celle que l’Académicien a casée dans son dernier roman en lui faisant un passé de junkie croate non mais t’imagines la honte / Ceux qui travaillent à un logiciel de narration populaire de qualité / Celui qui écrit un roman porteur d’espoir et clairement orienté du point de vue développement durable / Celle qui recherche un livre propice à son épanouissement à tous les niveaux et qui ne lui demande pas trop de réfléchir / Ceux qui lancent une Association d’Aide aux Traders qu’ils pensent financer par des récoltes auprès des épargnants solidaires / Celui qui explique à sa voisine Sarah que l’antisémite Céline estimait la parole « Aimez-vous les uns les autres » typique de la manœuvre de déstabilisation juive visant à affaiblir l’Occident aryen / Celle qui constate dans un cocktail que le romancier spiritualisant Paulo Coelho n’a du Guerrier de Lumière que le feu des diamants de ses dix bagouzes / Ceux qui commercialisent la pilule du surlendemain à l’usage des femmes oublieuses ou convaincues que deux tu l’auras pas valent mieux qu’un tiens maintenant ça te concerne mon petit / Celui qui estime que le philosophe moustachu Friedrich Nietzsche apparaît aujourd’hui comme le Baptiste annonciateur de  Philippe Sollers le glabre Nouveau Messie français / Celle qui se dit la Vestale du Secret tout en remarquant que sa lutte contre le poil continue / Ceux qui ont la conscience tellement tranquille qu’on se demande si elle est encore mobilisable pour les Nobles Causes genre tri citoyen des déchets non biodégradables, etc.

    Image : Philip Seelen

     

     

  • Ceux qui tutoient Amadeus

    Panopticon54.jpgCelui qui rebondit ce matin bleu comme un lièvre blanc / Celle qui habite à merveille son prénom de Luciole / Ceux qui éteignent la médisance d’un sourire lointain / Celui qui a appris la joie dans les pires difficultés / Celle qui égaie sa mère grabataire en imitant des chants de passereaux de nos pays et environs/ Ceux qui estiment que chaque matin est le premier du monde / Celui qui parle du nez comme un phonographe du temps des 78 tours / Celle qui dit se bien entendre avec la peau de son conjoint Paul-André / Ceux qui se marrent tout seuls dans la foule de l’heure de pointe on ne sait trop pourquoi ni eux non plus / Celui qui parle à Mozart en regrettant qu’il soit mort si jeune mais en l’assurant de ce que sa musique l’aide à positiver au Bureau des réclamations dont il tient le guichet le vendredi / Celle qui se rappelle le crâne sourire de son fils Aurélien quand le Docteur lui a fait comprendre qu’elle le quitterait bientôt / Ceux qui aiment ce monde qui jamais ne fait la gueule / Celui qui a compris que c’est en agressant la toile qu’il en tirerait le portrait de sa Douce / Celle qui conseille à sa fille de ne rien faire à la va-vite et surtout pas l’amour et ses lettres à son père le taulard / Ceux qui sont obligés de voler très bas pour épandre de l’insecticide et risquent ainsi de tomber comme des mouches hélas c’est comme ça / Celui qui hésite à noter dans son mémoire de Master que Faulkner apprécie le fond de culotte des petites filles qui montent dans le poirier / Celle qui s’exclame « faites entrer les fauves ! » quand elle se met à sa table à écrire de romancière mystique sur les bords / Ceux qui considèrent leur enfance comme la seule expérience divine qu’ils ont faite de première main, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Bienvenue à Gestapoland

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    Réponses à Yann Moix (2)

    Moi l’autre : - Donc la Suisse, à en croire Yann Moix, serait un Gestapoland…
    Moi l’un : - Eh mais, là encore, on peut aller plus loin. L’an dernier, paix à son âme, Jacques Chessex a même prétendu que l’origine d’Auschwitz se trouvait à Payerne où eut lieu, c’est vrai, l’immonde assassinat d’un Juif…
    Moi l’autre : - Un Juif pour l’exemple n’était-il pas un livre nécessaire ?
    Moi l’un : - Je ne dis pas le contraire. Mais le marketing qui a entouré ce livre m’a semblé plus douteux. Par ailleurs, il a été largement lu et commenté, par un lectorat qui l’a globalementapprouvé, ce qui met du plomb dans l'aile du Gestapoland. En outre, on ne cesse depuis des années de parler de Chessex comme d’un grand écrivain, en France autant que dans notre pays, alors même que ces nuls de Suisses sont supposés détester les artistes.
    Moi l’autre : - À ce propos, Yann Moix espère être arrêté comme Polanski…
    Moi l’autre
    : - Aucune chance, hélas, même s’il était délinquant sans papiers. Et puis, selon sa logique, il faudrait qu’il ait du talent, puisque c’est ça que nous détestons.
    Moi l’un : - Passons. Mais puisque c’est de Gestapoland que nous parlons, et que Moix nous taxe également de dictature molle (un de nos romanciers, très estimables par ailleurs, nous a déjà fait le coup dans son Soft Goulag), je recommanderais à cet ignare absolu de notre histoire de mettre le nez dans les Entretiens avec Jean-François Bergier (Zoé, 2006), où l’ancien président de la Commission indépendante d’experts suisse et étrangers (dont l’historien Saul Friedlander…) qui ont établi le fameux rapport sur les relations de la Suisse avec l’Allemagne durant la Deuxième guerre mondiale, expose ses incroyables tribulations. Cela ne prendra pas à Moix plus d’une heure de lecture, et c’est intéressant pour tout le monde. On pourra s’en tenir aux pages 59 à 137. On y verra combien l’accusation de Moix, faisant de la Suisse un pays globalement soumis à Hitler, est mensongère. On y verra aussi combien les cas scandaleux de refoulements de réfugiés à nos frontières ont fait l’objet d’études sérieuses et houleuses. On y voit la terrible intrication des intérêts multiples (politiques et économiques, humanitaires ou militaires et diplomatiques), le souci d’établir les faits avec l’aval de la Confédération et l’obligation pour toutes les parties d’ouvrir les archives. On y voit des historiens et des juristes mis sous la pression de l’opinion publique et des médias. On y voit apparaître une accusation accablante, mais tronquée et citée hors contexte, qui a soulevé le débat le plus largement médiatisé : « Les autorités suisse ont contribué – intentionnellement ou non – à ce que le régime national-socialiste atteigne ses objectifs ». Mais dans quelles circonstances précises ? C’est ce dont Moix se fiche évidemment ! Et la population suisse a-t-elle aidé les nazis à « atteindre leurs objectifs ». Moix n’en a que faire, lui que la haine absolue fait aboutir à la même conclusion que ceux qui prônent la destruction d’Israël…
    Moi l’autre : - Là tu y vas fort.
    Moi l’un : - C’est vrai et j’ai tort. Comme ont tort ceux qui réagissent si vivement aux provocations de ce pamphlétaire de carton-pâte. On parle maintenant d’interdire son livre à venir ! Foutaise. Même comédie qu’avec celui de Chessex. Marketing de bas étage…
    Moi l’autre : - Pissat de rat ! S’il savait seulement ce que les vrais écrivains ont écrit sur ce pays…
    Moi l’un : - Tu te rappelles Dürrenmatt balançant ses quatre vérités devant les huiles du pouvoir, en présence de Vaclav Havel ? Comme quoi notre Suisse bien aimée était une prison sans grilles dont les habitants étaient les gardiens…
    Moi l’autre : - Si je me rappelle ! Et là ça a fait vraiment mal, au point qu’aucun des grands politiciens présents ne sont venus lui serrer la main à la sortie.
    Moi l’un : Donc y en a point comme nous pour nous critiquer. Mais là on arrête, sous peine de devenir aussi cons que Moix...

  • La Suisse n'existe pas

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    Réponses à Yann Moix (1)

    Moi l’autre : - Donc Yann Moix prétend que la Suisse est un pays inutile…
    Moi l’un : - Je lui donne pleinement raison. De même que la poésie est inutile et que la musique est inutile et que le reflet des montagnes dans le lac est inutile, là-bas au bout de notre jardin suspendu. Mais Yann Moix ne va pas assez loin… 
    Moi l’autre : - Comment l’entends-du ?
    Moi l’un : - Yann Moix, de toute évidence, ne sait pas de quoi il parle. S’il le savait, il ne perdrait pas une seconde à en parler, tant il est vrai que La Suisse n’existe pas. Le constat date de l’Exposition universelle de Séville de 1992, et le concept, devenu cher aux fonctionnaires de la culture helvétique, toujours en veine de marketing, avait été fixé par le fameux slogan du graphiste Ben, dont l’inexistence rayonne depuis lors. Mais l’idée, la conviction que la Suisse n’existe pas s’étaient bel et bien répandus, déjà, depuis quelque temps... Probablement depuis le temps où quelque chose d’assez inexistant, qui se veut une sorte de ministère de la culture, a commencé de croire qu’il existait.
    Moi l’autre : - Yann Moix prétend, aussi bien, que la culture suisse n’existe pas. Selon lui, pas un génie littéraire ne serait apparu depuis Rousseau, que les Suisses ont pour ainsi dire annexé à son insu. 
    Moi l’un : - Yann Moix est excusable, car il ne sait rien. On pourrait évoquer Benjamin Constant, ou Cendrars, ou Ramuz, ou Walser, ou Frisch et Dürrenmatt, entre quelques autres pointures de dimension européenne (on citera Rougemont dans la foulée), rien que pour la littérature, mais à quoi bon ? La culture commence  ou finit le préjugé grossier, et tout ce que dit Yann Moix relève de ce sous-produit. Un Henry Miller, un Céline, un Buzzati furent ramuziens à outrance, bien avant que Ramuz n’entre dans La Pléiade. Mais Ramuz n’existe pas pour qui ne  l’a pas lu, et inversement. Donc Yann Moix n’existe pas…
    Moi l’autre : - Cependant Roman Polanski existe.
    Moi l’un : - Certes, puisqu’il a raffolé du Jean-Luc persécuté de Ramuz, comme il me l'a dit lui-même. C’était un soir au coin du feu, à Gstaad, le soir même où Ludmila lui a filél sa recette du vin chaud…
    Moi l’autre : - Parce qu’il faut dire que Polanski adore la Suisse…
    Moi l’un : - Ne nous égarons, mon cher, pas dans les platitudes à la Yann Moix…
    Moi l’autre : - Mais que penser alors de la décision policière d’arrêter Polanski ?
    Moi l’un : - Bah, tout a été dit à ce propos. Pour ma part, je l’ai trouvée judiciairement logique, mais humainement lamentable. Yann Moix s’en prend à « la Suisse » sans voir que « la Suisse » allait recevoir Polanski en toute bonne foi et lui rendre hommage, par l’entremise du chef de l’Office fédéral de la culture, Jean-Frédéric Jauslin , alors que « la Suisse »  policière préparait un jeu de menottes aux ordres de la justice internationale. Or quand Yann Moix en appelle aujourd’hui à « la Suisse » afin qu'elle se lève comme une seule pour « libérer » Roman Polanski, il montre plus que son ignorance crasse des rouages de la démocratie : sa stupidité de  démagogue simplificateur. De fait cette Suisse qu'il fantasme n'existe pas...
    Moi l’autre : - Mais « pourquoi tant de haine », comme on dit chez les jeunes filles bien élevées ?
    Moi l’un : - Pour vendre son prochain livre, darling.
    Moi l’autre : - Et n’y a-t-il pas du vrai, malgré tout, dans ce qu'il dit sur la Suisse et les Juifs pendant la guerre, la Suisse et les Américains, la Suisse et la Libye, entre autres graves accusations ? 
    Moi l’un : - Il y a  plus que du vrai mais cette vérité véritable, avec ses multiples aspects, lui échappe complètement. Sa haine est celle de l’ignorance imbécile. Podium, signé Yann Moix,  en est la preuve. Podium est d’abord un livre inepte, ensuite un film inepte, qui situent le niveau mental de Yann Moix. Malgré le charmant Benoît Pelvoorde, on n’est pas chez les Belges et Yann Moix n’est pas Baudelaire. Je peux te dire, moi, que telle  année, sous l’uniforme de commandant en chef de l’armée suisse, le général Guisan rédigea une note selon laquelle il fallait désormais considérer les Juifs comme des ennemis de l’intérieur. Cette note m’a sidéré et attristé. Par ailleurs, des Juifs ont été refoulés à nos frontières: on le sait. Mais la Suisse fut aussi un refuge salvateurs, pour beaucoup de Juifs aussi. La politique générale de Guisan ne fut pas d’un sous-ordre d’Hitler, contrairement à ce que prétend Yann Moix. Cela étant,   cette période a suscité une révision critique approfondie, qui a produit ce qu’on appelle le Rapport Bergier. Ledit rapport sur la Suisse pendant la seconde guerre mondiale est disponible dans une version simplifiée « pour les écoles », mais je me demande si elle est accessible à un Yann Moix…
    Moi l’autre : - Autre chose ?
    Moi l’un : - Non, cela ira pour ce soir. Mais peut-être demain. Si tu me lances sur la Suisse…

  • Le tout bon type

    n1058222313_30176484_674.jpg…Quand on a sorti le Léonide de la tourelle refroidie l’était comme un rôti oublié au four, n’en restait que du noir, que du charbon dans les orbites, ça sentait encore le grillon brûlé malgré que c’était un Renault à blindage renforcé, en tout cas rien à montrer à la veuve, donc ce qui était enterré là-dessous on ne sait pas trop, mais le médaillon, ça, ça reste tout Léonide avec son air de bon gars qu’on a tant regretté à l’Amicale de l’Avenir…
    Image : Philip Seelen

  • Magies d'un ange cabossé

     

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    Rencontre avec Jean-Jacques Schuhl. Paris, janvier 2010.

     

    Dix ans après le Goncourt à Ingrid Caven, l’écrivain revient avec

    un essai de roman noir tournant à l’autofiction à facettes.  

     

     

    Ange ou démon ? Telle est la question que vous vous posez après une heure passée chez cet étrange Monsieur qui éclate une dernière fois de son grand rire caverneux et vous lance comme ça :  « Je suis si romanesque, n’est-ce pas, si romanesque ! »

    L’exclamation traverse d’ailleurs son nouveau roman, Entrée des fantômes, de part en part. Et de fait, comment ne pas trouver romanesque un personnage logeant en marge du roman du monde, entre voitures noires de gens de pouvoir et paillettes. Juste à côté, rue de Varenne, à Paris (France), d’une plaque commémorant le passage sur terre d’un certain Talleyrand, diable boiteux de la politique survivant dans la même rue sous les masques du Premier ministre et de ses sbires. Et les paillettes ? C’était hier soir, au Ritz, avec Kate Moss.

             Quoi, Monsieur ? LE Ritz de Proust ? LA Kate Moss du gang  Depp&Doherty ? Ah mais, le petit Marseillais juif alsacien fils d’Ashkénazes ne fabule-t-il pas pour le journal suisse ? « Je suis si romanesque ! », se défend-il en levant les yeux vers les antennes paraboliques de la nouvelle Russie plantées sur l’immeuble voisin. Et le Goncourt 2000 de suivre notre regard vers la vitrine aux reliques où jouxtent les tirage de tête d’  Ingrid Caven et sa traduction allemande à l’effigie de sa compagne : « Ingrid est ces jours à Berlin. » Lectrice infaillible de ses manuscrits, à ce qu’il précise : «Tout à l’oreille, à la fois actrice et musicienne, ne m’en passe pas une ! ». Or lui aussi, pour la musique, est à sa plus fine pointe dans son Entrée des fantômes. Pas tant jazz que Satie, d’ailleurs. Comme en peinture, se réclamant des artistes pop à la Rauschenberg plus que des « collages » qu’on lui colle.

    Du côté des clichés, c’est d’ailleurs sa fête ses jours dans certains journaux parisiens : trop Parisien justement, trop glamour recyclé, dandy flapi et autres amabilités. Mais lui, du geste  princier d’écarter les vilains, comme il écarte l’air dégoûté le soupçon qu’il puisse écrire sur « ordi » et se « connecter » sur Facebook, de renvoyer à son livre : « Et puis, par la suite c’est allé trop vite, la trashlangue, le zapping, le rap, le verlan, le digital, l’électronique. J’ai plus cherché à m’adapter, au contraire, j’ai parlé de plus en plus lentement, avec de plus en plus de heu…heu ».

    Or Jean-Jacques Schuhl, qu’on croit branché frimeur, serait plutôt du genre discret à protection bidon: « Le gens gagnent à être connus, ils y gagent en mystère. » Même pas un coin de voile levé, pour le journal suisse, sur une enfance difficile ou facile ? Essayé pas pu. Un « produc » s’y essaie sans plus de succès dans le roman : « Et si on f’zait l’scénar avec ta biogr ?! »

    Rire caverneux et retour au romanesque de la première partie se la jouant roman noir avec une simili Kate Moss et un cardinal : essayé pas pu, à son tour. Et la suite ou le biographique devient romanesque à délices à l’approche de cet écrivain qui refuse mordicus de se faire opérer des hanche. « Peur de guérir ? », hasarde le journal suisse.  Alors l’homme blessé de se faire plus grave : « Crainte surtout de ne pas me réveiller… »

                                                  

    Autant dire : lui défendre de rêver éveillé ! À lui qui dit ne pas aimer raconter d’histoires : l’en empêcher pour de bon ! À lui qui dit ne pas aimer le théâtre : lui interdire de jouer le plus vilain des vilains, M. le maudit ou Richard III de Shakespeare ! À lui qui dit ne pas aimer l’harmonie : l’obliger à marcher droit…

    Une oasis de poésie

    Baudelaire (le poète, pas la marque de produits de beauté) qualifiait ce bas monde en ces termes: « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui », et le baudelairien Jean-Jacques Schuhl ne dit pas autre chose en bricolant son oasis de beauté et de musique dans le désert de la laideur et du boucan : « Aujourd’hui presque plus de rêve face à cette trop forte réalité ».

    Dans la première partie d’Entrée des fantômes, qui se la joue roman noir d’anticipation, avec un mannequin téléguidé et un cardinal, une histoire se cherche, qui rappelle les contes oniriques de Borges et Onetti, silhouettés dans le vague somnambulique et hyperprécis à la fois. Puis s’ouvre La nuit des fantômes, avec ses personnages en quête de l’Auteur qui les rêve, toupie au bord d’un abîme et ciselant ses formules, du genre : « Il n’y a rien de plus vide qu’une piscine vide ».

    Pour consoler le cardinal du début, celui-ci se réincarne en poisson d’ornement, alors que réapparaît le stylo à minuscule lanterne magique du mannequin initial.  Dans la foulée, on a passé par une pharmacie élyséenne où « dialoguent » les vocables de la maladie et de la beauté : Nalbuphine fait de l’œil à L’Oréal et Dolosal à Kapanol. Côté poids du monde, un Docteur a trouvé que les radios de l’Auteur avaient l’air disloqué des peintures de Bacon. On répare ? Des clous: L’Auteur, quitte à lui faire la pige,  jouera de ses effets très spéciaux à lui pour exorciser l’horreur et l’ennui.

     

    Jean-Jacques Schuhl. Entrée des fantômes. Gallimard, collection. L’Infini, 142p.

     

     

     

     

         

  • La dernière provoc de Jacques Chessex

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    Maître de style à son apogée, l’écrivain célèbre la liberté de l’artiste et fait la pige à la mort dans son roman posthume. En Suisse, le livre sera vendu sous cellophane par crainte de suites judiciaires. Sacré coup de pub.

     

    Le démon de l’écriture aura hanté Jacques Chessex jusqu’au dernier mot de son dernier roman. En quatre lettres de feu et de glace : le mot de mort. Ce mot est tiré de deux vers du poète romantique Eichendorff que cite à la fin du livre une « rose doctoresse » de la clinique lausannois La Cascade (cherche la clef à sa source, gentil lecteur…) assise sur le muret jouxtant la Tour Haldimand et tenant sur son ventre le crâne de ce M. de Sade qu’on appela le « divin marquis », tenu pour le Diable par l’Eglise et dont la mâchoire semble bouger encore: « Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? »

    La réponse foudroya prématurément Jacques Chessex, au soir du 9 octobre 2009, mais la question demeure, qui traverse Le dernier crâne de M. de Sade et cristallise en figure de contemplation que des siècles d’art et de littérature ont appelée Vanité : crâne exhumé de la tombe de Yorick, devant lequel Hamlet psalmodie son «être ou ne pas être », têtes de mort peintes ou moulées que le mortel contemple avec mélancolie.

     Sexe à mort

    La mort et le sexe, plus précisément ici le sexe à mort dont le plaisir est torture, constituent la substance explosive du dernier roman de Jacques Chessex dont la fascination pour Sade, athée absolu, contredit absolument son propre « désir de Dieu » maintes fois réaffirmé et donnant son titre à l’un de ses plus beaux livres.

    Le dernier crâne de M. de Sade relate les derniers mois de la vie du philosophe, de mai à décembre 1814, à l’hospice des fous de Charenton où il est enfermé depuis onze ans en dépit de son « âme claire ». Donatien-Alphonse François de Sade est alors âgé de 74 ans.  Son corps malade est brûlé dedans et dehors, « et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle ». Il n’en continue pas moins d’assouvir ses désirs fous. Or, « un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».

    Lesdites « scène sales » se multiplient avec la très jeune Madeleine,  engagée dès ses douze ans, fouettée, piquée avec des aiguilles et qu’il force à dire « ceci est mon corps » quand elle lui offre ses étrons à goûter. Et de se faire sodomiser par la gamine en poussant d’affreux cris. Et de la payer à grand renfort de  « figures », comme il appelle sur son Journal les espèces sonnantes qui suffisent à calmer la mère…

    Pour faire bon poids de perversité et de sacrilège, le « vieux fou » exige du jeune  abbé Fleuret  qui le surveille, autant que de ses médecins, de ne pas autopsier son cadavre et de ne pas affliger sa tombe d’aucune « saloperie de croix ». Et de conchier enfin la « sainte escroquerie de la religion »…

    Un saint « à l’envers »

    Mais pourquoi diable Jacques Chessex est-il si fasciné par l’extravagant blasphémateur dont il compare le crâne à une relique, et dont il dit qu’il y a chez lui « la sainteté de l’absolu ». Le démon de l’écriture, et le défi à la mort, sont sans doute les clefs de ce quasi envoûtement, qu’il fait passer à travers son fétichisme personnel (vois, gentille lectrice, les obsessions du Chessex peintre…) et ses fantaisies baroques.

    « M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses », écrit Jacques Chessex par allusion évidente à sa propre liberté d’artiste, maître de style souvent éblouissant en ces pages, et à sa propre approche de l’absolu.

    Jacques Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade. Grasset, 170p.

        Chessex18.jpg

    Chessex2009.jpgUn écrivain hanté par le sacré

    Du premier récit significatif de Jacques Chessex, La confession du pasteur Burg, à ses deux derniers livres parus, Le dernier crâne de M. de Sade et La vie nouvelle, les figures de Dieu, du sexe et de la mort ne cessent de se croiser dans cette œuvre foisonnante et cohérente jusque dans ses contradictions. Quelques titres pour nourrir le débat…

    J Serge Molla, Jacques Chessex et la Bible,  Labor et Fides, 2002.

    En perspective cavalière, le pasteur vaudois montre à quel point l’œuvre de Chessex est « travaillée » par les thèmes et les figures du judéo-christianisme. « J’écris des romans parce qu’il y a Dieu le Père. Ou son absence. Ou la toute-présence du Père. Ou la décision, l’intuition de le fuir »… Un bel essai dialogué ou se ressent, aussi, l’omniprésence de la luxure et de la mort.

    J Jacques Chessex, L’économie du ciel. Grasset, 2003.

    Les personnages de Burg et de Jean Calmet, entre autres pécheurs en butte au conformisme social, resurgit dans la figure d’un père abuseur et, peut-être, assassin. Au cœur d’une dramaturgie personnelle jamais exorcisée.

    J Jacques Chessex, Le Désir de Dieu. Grasset, 2005.

    En première personne, dans ce qui pourrait lui tenir lieu de testament spirituel, l’écrivain décline les multiples aspects de son rapport avec la transcendance, mais aussi, et peut-être plus encore, avec la création à tous les sens du terme. 

    J Jacques Chessex, Avant le matin. Grasset, 2006.

    Dans les bas-fonds de Fribourg, le plus bel exemple du mélange, pas vraiment convaincant en l’occurrence, de la sexualité tarifée et d’une improbable sainteté. Les personnages y manquent hélas… de chair !

    J Jacques Chessex, Pardon mère. Grasset, 2008.

    Sans doute l’un des plus beaux livres du « mauvais fils », dont sa mère n’aimait pas les romans, et qui s’en excuse sans promettre qu’il ne rempilera pas. Aurait-elle ainsi apprécié Le dernier crâne de M. de Sade ? C’est douteux…

    J Jacques Chessex et Michel Moret, Une vie nouvelle. L’Aire, 2009.

    Le sacré, pour le poète, était partout, et c’est peut-être cette part de l’œuvre, tissée d’émerveillements, de malice, de coups de cœur ou de gueule, qui nous l’attache le plus, comme dans ses nouvelles ou ses proses limpides de promeneur curieux. Les lettres qu’il écrivit entre janvier et Pâques 2005, en marge de la composition du Désir de Dieu, sont enluminées par ce regard grappilleur.

     

     

    Signe du destin ?

    « La conduite d’un homme avant sa mort a quelque chose d’un dessin au trait aggravé », écrit Jacques Chessex dans son dernier roman. «Il y  acquiert un timbre à la fois plus mystérieux et plus explicite de son destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut  ignorer entièrement la proximité, chacune des ses paroles, chacun de ses actes résonne plus fort, de par la cruauté du sursis».

    À lire ces mots, la dernière scène du « roman » que constitua la vie de l’écrivain résonne étrangement, prolongeant les analogies entre la fin pressentie de Sade, à 74 ans, et la mort subite de Chessex à 75 ans.

    Rappelons alors que, venu à Yverdon-les-Bains au soir du 9 octobre 2009 pour y parler en public de La Confession du pasteur Burg, histoire d’une jeune fille abusée par un homme de Dieu, Jacques Chessex fut soudain interpellé par un auditeur de la causerie à propos du viol commis par Roman Polanski  sur la personne d’une adolescente, qu’il avait réduit dans les médias à « une affaire minime ». Le rapprochement n’est-il pas oiseux ? Nous y avons pensé cependant en lisant le dernier roman de Maître Jacques, marqué par ce qu’on pourrait dire l’humour dingue de la vie. Et serait-ce si fou, dans la logique des poètes, d’y voir un signe du destin ?

    Ces articles ont paru dans l'édition du quotidien 24Heures du 31 décembre 2009.

     

     

  • La littérature et les cuistres

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    Reconnaissance

    à Tzvetan Todorov

    Tzvetan Todorov est un grand lettré que sa nature puissante et douce à la fois ne pousse pas aux vociférations pamphlétaires, et pourtant son dernier livre, La littérature en péril, mène un combat très ferme aux arguments à la fois nuancés et clairs qui ouvrent un vrai débat sur la littérature française contemporaine, et plus précisément son enseignement et sa transmission, loin des polémiques parisiennes éruptives qui renvoient les uns et les autres dos à dos sans déboucher sur rien .
    Que dit Tzvetan Todorov d’important ? Que la découverte de soi et du monde que vivifie (notamment) la littérature par la lecture et le débat se transforme aujourd’hui en discours de spécialistes « sur » la littérature et plus encore : sur la critique, et plus encore : sur certaines approches critiques réduisant la littérature à tel ou tel objet ou segment d’objet. Ainsi les élèves d’aujourd’hui apprennent-ils « le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux ».
    Cette approche est-elle à proscrire ? Nullement, sauf à constater qu’elle devient, sous prétexte de scientificité, la seule recevable et l’arme d’un nouveau dogmatisme scolastique qui fait obstacle au libre accès des textes.
    « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification) risque, lui, de nous conduire dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature ».
    Voici prononcée l’obscène formule : « l’amour de la littérature ». Horreur horrificque, qui s’oppose absolument aux « perspectives d’étude » qu’annonce le Bulletin officiel du ministère de l’Education nationale, cité par Todorov qui a siégé lui-même au Conseil national des programmes: « L’étude des textes contribue à former la réflexion sur : l’histoire littéraire et culturelle, les genres et les registres, l’élaboration de la signification et la singularité des textes, l’argumentation et les effets de chaque discours sur les destinataires ». Ainsi les études littéraires ont-elles «pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent », ajoute Todorov : « Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. »
    Tel est la première observation de Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui commence très loyalement par expliciter sa trajectoire personnelle, du structuralisme « dur » de ses débuts, à l’enseigne duquel il a donné ses premiers travaux de spécialiste du formalisme russe, notamment, dans les années 60 et le compagnonnage de Barthes ou de Genette, jusqu’au moment où, au milieu des années 70, son goût pour les méthodes de l’analyse littéraire, s’est atténué au profit d’une vision beaucoup plus large des textes et du rapport à ceux-ci, qui l’ont conduit à ces grands livres à valeur anthropologique que sont La conquête de l’Amérique, Face à l’extrême ou, tout récemment,
    Les Aventuriers de l’absolu.
    A cet égard, il serait ridicule d’incriminer le « passé » du spécialiste pour dauber sur ses positions actuelles, alors que toute son évolution procède de la même ouverture au monde et du même approfondissement du sens de la littérature, qui se donne en toute simplicité et surtout en toute humilité : « Nous, spécialistes, critiques littéraires, professeurs, ne sommes, la plupart du temps, que des nains juchés sur les épaules des géants », affirme-t-il ainsi, avant d’écrire ceci qui paraîtra d’un « plouc humaniste » aux gardiens du temple doctrinaire et me semble, à moi, l’émanation même d’une passion à partager: «Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles; plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de la concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains : nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain ».
    Le contenu polémique de La littérature en péril paraîtra trop vague ou trop général à d’aucuns, mais cela tient au fait que Todorov considère essentiellement une grande idée de fond, dont il constate les effets actuels et qui l’amène ensuite à en scruter les origines.
    L’idée centrale est que l’idéologie dominante, dans le milieu littéraire et académique français actuel, consiste à nier le lien de la littérature avec le monde, lequel est soit noirci par les professeurs de désespoir, soit confiné dans le solipsisme et l’autofiction. Tout cela est évidemment contredit pas une quantité de livres, mais Todorov indique une tendance, et comment la nier ? Quel grand roman français accomplit, sur la période de 1945 à nos jours, le travail de ressaisie de la réalité effectué aux Etats-Unis par tant d’auteurs, à commencer par Philip Roth dans sa Trilogie américaine, et avant lui Saul Bellow, ou le Tom Wolfe du Bûcher des vanités, pour ne citer que quelques astres d’une constellation qui ne cesse de se renouveler jusque, récemment, avec Richard Powers ou William Gass ?
    medium_Constant.jpgOr ce que montre aussi l’auteur de La littérature en péril, c’est que cette idée du découplage de la littérature, par rapport à la réalité, ne date pas d’hier. Et de refaire son historique, du temps où l’art parfait, selon Aristote, était celui qui imiterait le mieux la nature, jusqu’au temps où se ferait jour la conception d’un « art pour l’art », dont l’expression apparaît pour la première fois sous la plume de Benjamin Constant. Celui-ci affirme pourtant, avec Madame de Staël, que la littérature est liée au monde à tous points de vue : « La littérature tient à tout. Elle ne peut être séparée de la politique, de la religion, de la morale. Elle est l’expression des opinions des hommes sur chacune de ces choses. Comme tout dans la nature, elle est à la fois effet et cause. La peindre comme un objet isolé, c’est ne pas la peindre ».
    medium_Baudelaire.jpgSi, pour les Lumières, la littérature reste une connaissance du monde, Baudelaire le super-esthète hyper-réaliste va plus loin encore, qui dit dans une lettre à Toussenel que « l’imagination est la plus scientifique des facultés parce qu’elle seule comprend l’analogie universelle », ou encore que « L’imagination est la reine du vrai ». Soit dit en passant, l’on relèvera que Maurice G. Dantec ne dit pas autre chose quant il exalte la fiction « plus-que-réelle »…
    Baudelaire, donc, aspire encore à une vérité de dévoilement, qui reste entée sur le monde réel, tandis que la volonté de créer une beauté ex nihilo marquera la rupture. Cela a commencé avec l’esthétisme d’un Winckelmann et fera florès dès le début du XXe siècle avec les formalistes russes, entre autre. Ainsi Khlebnikov revendiquera-t-il le « verbe autonome » ou le « mot comme tel ». Cela préludant à une dérive qui aboutira au byzantinisme critique contemporain où les doctes feront la pige aux créateurs, les techniciens réductionnistes la nique aux artisans du verbe.
    Après l’hommage de Freud à la littérature, Tzvetan Todorov détaille, exemples émouvants à l’appui (celui de John Stuart Mill sauvé de la dépression par la lecture des poèmes de Wordsworth, ou de Charlotte Delbo trouvant réconfort dans sa prison grâce aux livres), en quoi la littérature nous est aussi vitale que l’air que nous respirons. « Quand je suis plongé dans le chagrin, je ne peux que lire la prose incandescente de Marina Tsvetaeva, tout le reste me paraît fade », écrit-il.
    medium_Sand.jpgLa force de la littérature, qui nous fait participer au sort commun, tient à nous aider à «penser en se mettant à la place de tout autre être humain », selon l’expression de Kant dans la Critique de la faculté de juger. Et c'est vrai aussi pour le dialogue entre écrivains. Dans le dernier chapitre de La littérature en péril, Tzvetan Todorov, citant les lettres échangées par George Sand et Flaubert, montre que deux positions très différentes, voire opposées, peuvent se compléter pour la défense d’une littérature échappant au dogmatisme. « Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le Faux », écrit Flaubert dont l’œuvre ne saurait pour autant, et Sand le sait mieux que quiconque, se réduire à une affaire d’assonances ou de répétitions. Entre Flaubert qui dit avoir « la vie en haine », et Sand qui aime chaque jour un peu plus le présent de la vie, l’échange reste possible car tous deux aspirent à la même connaissance par d’autres chemins – tous deux vivent la littérature sans la réduire à des schémas, et qui dirait que Sand a plus raison que Flaubert ou vice versa ?
    Ennemi du didactisme en littérature, mais non moins attaché à une littérature liée organiquement à la vie, Benjamin Constant écrivait que « la passion imprégnée de doctrine, et servant à des développements philosophiques, est un contresens sous le rapport artiste ». Ce n’est pas, pour autant, condamner les techniques internes et externes d’approche des textes, mais simplement remettre chaque chose à sa place et le poète, le romancier, le critique, le professeur, le linguiste, le sociologue à la leur, en ramenant finalement le lecteur à l’essentiel : le sens d’un texte, sa beauté, sa polysémie, sa musique, ses échos à n’en plus finir.
    medium_Romilly.jpgJe me rappelle à l’instant une belle conversation avec Jacqueline de Romilly, qui me disait la reconnaissance de nombreux anciens étudiants non-littéraires auxquels les « humanités » avaient donné une assise intellectuelle et affective, morale ou spirituelle que les seules connaissances jugées « utiles » ne leur auraient jamais procurée. Des Médecins, des scientifiques, des juristes, des politiciens, un chorégraphe, tous se réjouissaient d'avoir souffert sur leur version latine ou grecque...
    Tzvetan Todorov ne dit pas autre chose : « Quelle meilleure introduction à la compréhension des conduites et des passions humaines qu’une immersion dans l’œuvre des grands écrivains qui s’emploient à cette tâche depuis des millénaires ? Et du coup : quelle meilleure préparation à toutes les professions fondées sur les rapports humains ? Si l’on entend ainsi la littérature et si l’on oriente ainsi son enseignement, quelle aide plus précieuse pourrait trouver le futur étudiant en droit ou en sciences politiques, le futur travailleur social ou intervenant en psychothérapie, l’historien ou le sociologue ? Avoir comme professeurs Shakespeare et Sophocle, Dostoïevski et Proust, n’est-ce pas profiter d’un enseignement exceptionnel ? »
    Ces vues sembleront simplistes, voire simplettes, aux spécialistes ès littérature dont les recherches se nourrissent des recherches de chercheurs payés pour chercher ce que d'autres chercheurs citeront dans leurs recherches. Or c’est avec reconnaissance, pour ma part, que j’ai lu La littérature en péril après avoir constaté à quel point, jusque dans une publication destinée au plus large public, le nouvel esprit « scientifique » pouvait desservir, voire dénaturer, asphyxier  la littérature vivante.
    medium_Ramuz.4.jpgJe veux parler des commentaires introductifs aux Œuvres complètes de C.F. Ramuz, en cours d’élaboration aux éditions Slatkine, à Genève, dont un seul échantillon donnera le ton, propre à éloigner tout lecteur non initié aux six fonctions de Jakobson ou aux six actants de Greimas. Cela se trouve dans le paragraphe de l’Introduction sous-intitulé Au rythme de la vie et traite de l'aimable roman-reportage ethno-littéraire intitulé Le village dans la montagne: « Un survol des et de l’écriture ramuzienne conduit à deux constats. La récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité; en même temps, cette instance apparaît comme débordée par les événements, à la fois omniprésente et impuissante donc. Dans ce contraste entre subjectivation de l’énonciation et retrait dans l’organisation, la figure du narrateur du Village dans la montagne se construit comme celle d’un anti-démiurge. »
    Pauvre Ramuz dont on casse ainsi le « rythme de la vie ». Et qui oserait dire que la littérature n’est pas en péril, quand on la réduit à ces résidus de cuistrerie ?
    Tzvetan Todorov. La Littérature en péril. Flammarion, coll. Café Voltaire, 94p.
    C.F. R amuz. Nouvelles et morceaux, Tome 1. Oeuvres Complètes, vol V. Slatkine, 528p.

  • Ceux qui vont au trou d'un bon pas

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    Celui qui essaie d’attirer Jennifer hors de la party de l’ambassade pour lui faire admirer le ciel de Carthage / Celle qui laisse crever son mainate après avoir été repoussée par le bel et cruel Brésilien / Ceux qui prétendent que Joao n’est pas le meilleur coup du Studio 77 / Celui qui ne se doute pas que l’Engadine est aussi une région du Wisconsin / Celle qui a une langue trop acerbe et un esprit trop vif pour ses partenaires de badminton accros de Barbara Cartland / Ceux qui changent de marque d’eau gazeuse pour repartir à zéro d’un bon pas / Celui qui connaît une ascension foudroyante dans l’immobilier belge et met de l’argent de côté pour sa retraite à Zandvoort tandis que sa future veuve claque le magot avec le président du club de canasta du quartier liégeois d’Outre-Meuse / Celle qui révèle à ses cousines bretonnes que sa devise est depuis toujours En Avant ! / Ceux qui affirment que leur vie est faite désormais de mesures d’urgence / Celui dont le dernier chien Caramel dénichait des morilles même par temps sec / Celle qui estime que l’instabilité du monde actuel incite un couple économe et rangé à la location d’un MobilHome au camping Loin des méchants / Ceux qui remarquent que l’ablation de sa verrue faciale a rendu la fondée de pouvoir de l’Entreprise nettement moins acariâtre à l’endroit des coursiers les plus sexy / Celui qui montre l’exemple d’une bonne humeur communicative en entonnant chaque matin un chant des Joyeux Routiers, genre Marchons dans le Vent / Du matin levant / Celle qui se considère comme une médiocre mais se garde de le divulguer / Ceux qui ont survécu à la grande déprime des militants de la fin des années 70, pour se retrouver au Lyon's Club, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Survie des lucioles

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    (Dialogue schizo)


    Première rencontre avec Philippe Sollers. De la Survivance des lucioles et de La merditude des choses. Paris, ce 29 janvier 2010.

    Moi l’autre
    : - Et Alors ?
    Moi l’un : - Alors je suis ému, je suis touché, je suis soufflé.
    Moi l’autre : - On se reprend une Margarita ?
    Moi l’un : - Margarita, Porto flip, ce que tu veux, mais ne me parle plus de bière après La merditude de choses. Et quelle émotion pourtant !
    Moi l’autre :- Une espèce de Bukowski flamand, tu ne trouves pas ?
    Moi l’un : - C’est vrai, mais en moins égocentrique et en plus tendre. C’est ça qui m’a réellement touché et soufflé : c’est l’immense tendresse que dégage ce film en nous traînant dans ce merdier. Et la luciole…
    Merditude3.jpgMoi l’autre : - Le gosse ? C’est vrai qu’il dégage une lumière miraculeuse. Et la grand-mère Courage. Et les quatre cavaliers de l’Apocalypse merdique… Des airs de vieux hippies beatniks freaks ringards, et des anges « quelque part », comme on dit…
    Moi l’un : - La lumière des lucioles, j’te dis. En lisant Survivance des lucioles, le dernier essai de Didi-Huberman, juste avant de voir le film, les lucioles de L’Enfer de Dante, que Pasolini reprend comme un motif d’espoir et de désespoir, en se rappelant les lucioles de sa jeunesse et en prophétisant leur disparition dans le monde actuel, je me suis rappelé ce que Sollers, une heure avant, me disait de la « petite troupe » qui continue à cheminer, selon le mot de Voltaire, et voilà la luciole dans ce monde merdique…
    Moi l’autre : - Ya qu’un Flamand ou un Belge, aujourd’hui, qui peut faire ça.
    Moi l’un : - C’est vrai. Et ça pourrait être un Anglais ou un Suisse allemand. Enfin, je ne suis pas sûr que les Suisses alémaniques aient des chansons salaces aussi fruitées. Mais ce qui est certain, c’est que ça vient d’en bas, du peuple qu’aimait Pasolini et qui est aussi mal en point et rejeté que le vrai peuple italien.
    Moi l’autre : - À l’honneur près. Parce que la tribu Strobbe a des principes…
    Moi l’un : - Jawohl. Et ça déteint sur le gosse. L’amour du père et du fils est une luciole autant que l’amour du fils et de sa grand-mère protectrice, qui soude tout ce monde sans moufter ou quasi pas…
    Moi l’autre : Bref, c’est un film d’amour. Un peu jeté du point de vue de la forme…
    Moi l’un : - Pas tant que ça ! T’as entendu la bande-son ? T’as entendu ce chœur de lucioles ? Tu crois que ça vient par hasard ce fond de musique plus ou moins sacrée et ces airs de musique ancienne ? Et ces plans tournoyants incroyables ! Là pas besoin de Dogma : ça s’écrit dans le mouvement.
    Sollers36.jpgMoi l’autre : - Et Sollers là-dedans ?
    Moi l’un : - Pas si loin que ça, au fond du fond, à cause des lucioles justement et de la « petite troupe »…
    Moi l’autre : - Quelle impression t’as fait cette première rencontre ?
    Moi l’un : - J’ai été surpris par la solidité de ses attaches et sa présence immédiatement péremptoire et autoritaire, s’affinant extrêmement selon le sujet. Avant de l’interroger sur Discours parfait, je lui ai proposé une dizaine de mots et de noms sur lesquels improviser (Amateur, Apprendre, Intimité, Jardin, Adversaire, Tragique, Pensée, année zéro, Marthe et Clara, quelques autres, ce genre de thèmes tirés de ses livres) et j’ai vu son visage irradier quand je lui ai proposé JARDIN : luciole ! Enfin je suis sorti de là avec un entretien substantiel, je crois, mais pas fait que de mots. J’ai bien regardé son visage. J’ai bien regardé le livre d’images de son bureau. J’ai bien regardé ses yeux aux reflets moirés et son regard et ses traits très mobiles. Frappé par sa masse et ce qu’on pourrait dire sa tonne, et j’ai vu le mot Condottiere. Rien à voir avec Suarès, évidemment, mais prince lettré dont l’extraordinaire suffisance apparente peut exaspérer si l’on oublie que c’est à la fois l’extraordinaire suffisance de la France et l’extraordinaire suffisance de Paris et de sa Littérature qui prétend toujours donner le ton alors que Céline rappelait que la France n’avait pas plus de rayonnement aujourd’hui que je ne sais quel département, mais Sollers parle de Céline avec une finesse pourtant extraordinaire, et Sollers est tout humble « quelque part » devant le Jardin du monde…
    Moi l’autre : - Tu l’as pourtant conspué diverses fois…
    Moi l’un : - C’est vrai. Et je m’en repentirai quand il se repentira de quoi que ce soit, donc ce ne sera pas demain…
    Moi l’autre : Tu as écrit que Paradis n’était que de la frime sous-joycienne…
    Moi l’un : Je n’y suis toujours pas entré. Il m’a dit qu’il fallait l’écouter le lire…
    Moi l’autre : - Tu as conspué deux ou trois de ses romans…
    Moi l’un : - Là, je suis prêt à revoir ma copie après la lecture récente de Passion fixe, qui me botte et me bluffe.
    Moi l’autre : - Nous y voilà : tu as longtemps confondu le bluff apparent de Sollers avec le bluff de Paris et d’un certain milieu parisien que tu as toujours détesté…
    Moi l’un : - Je persiste et signe, sauf que j’ai découvert l’extraordinaire lecteur qu’est aussi Sollers, et l’écrivain, la musique de l’écrivain, la grâce fluide de l’écrivain et sa poésie inscrivant sa ligne dans les multiples lignes de la poésie du Jardin - sa poésie dès ses premiers livres de jeune prodige mais ensuite encombrée par la théorie, et sa prétention de tout quadriller puis désencombrée à travers les années, jusqu’à cette trilogie de lectures du monde dont il me dit qu’elle sera bientôt tétralogie, et les romans à venir dont il dit d’ailleurs que c’est de la même étoffe, et c’est vrai, d’ailleurs je vais lire Les Voyageurs du temps que j'ai loupé à sa parution. Alors voilà, quand même…
    Moi l’autre : - Lucioles !
    Moi l’un : - Lucioles !

    DidiHuber.jpgGeorges Didi-Huberman, Survivance des lucioles. Minuit, 141p.
    La merditude des choses, de Felix Van Groeningen. Actuellement, à Paris, au cinéma de la rue Saint André-des-arts
    Philippe Sollers. Discours parfait. Gallimard, 912p.

  • Ceux qui s'avancent masqués

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    Celui qui recopie dans Le Surnaturel de Malraux ce passage qui lui rappelle les moiteurs ruisselantes traversées de sagaies de lumière orange et bleu électrique de son premier voyage onirique à Djaïpur: « Chaque soir de la saison des pluies, lorsque la brume chaude monte des flaques à travers les palmes ruisselantes, le millénaire appel de la conque surgit des tours qui bleuissent ; dans les ruelles religieuses où les marchands s’éveillent sur leurs ballots d’herbes aromatiques, les hommes peints de cendre blanche et les singes se couchent, comme au temps de Râmâyana / Celle qui vérifie la disparition d’un monde aimé en constatant que la librairie qu'elle hantait à dix–sept ans est aujourd’hui un commerce de parfums de luxe à prix cassés dont l’arrière-boutique sert d’atelier à des couturières clandestines / Ceux qui considèrent la nostalgie comme un sous-produit des forces d’improductivité / Celui qui sait que la bêtise fatigue et s’en tient donc à distance prudente malgré la fascination qu’elle lui inspire bel et bien / Celle qui fait ses gammes sur le corps de l’imberbe / Ceux qui ont cessé de croire à la Chine quand elle a cessé de suivre (majorité) la Voie des Divins Immortels / Celui qui descend au Louisiane pour observer les Ricains venus voir s’il reste un peu des nymphos de Miller alors qu’il y a surtout des Ricaines lectrices de Derrida / Celle qui tenait la main d’Albert Cossery à la toute fin de sa vie en ces murs / Ceux qui se réunissaient autour de Sartre le dimanche y compris le jeune Jean Ziegler rêvant déjà d’Afrique / Celui qui se demande ce qu’il aurait bien pu dire à Léautaud en le croisant rue de Buci en juin 1947 donc le mois de sa naissance ce qui rend la question stupide / Ceux qui mettent un écran de fumée sur leur bio foutrement intéressante du point de vue « romanesque » mais qui reste SECRET DEFENSE / Celui qui ne se découvre pas (viscope sur l’œil) devant le Tribunal des Gens qui l’interroge sur son Rapport à l’Essentiel / Celle qui ne pense pas à mâle / Ceux qui ont tendance à simplifier les formalités consécutives à un décès / Celui qui feuillette un magazine spécial dans la salle d’attente de la psy en train de rabibocher son fils pacsé avec un jeune cadre plein d’avenir / Celle qui terrorise sa fille Capucine en la menaçant de sévices si elle continue de lire des romans sous le manteau / Ceux qui ont passé sans transition de Guy des Cars (dont ils ont tout lu) à Marc Levy (dont ils liront tout) avec une tentative du côté de Modiano dont ils n’ont aucun souvenir / Celui qui lit Passion fixe de Sollers à l’insu de son père qui en est resté à la IVe Internationale point barre / Celle qui sort sa culture quand on lui parle de revolvers / Ceux qui rêvent de croiser Ingrid Caven dans le voisinage du fantôme du Ritz alors qu’elle sirote un porto flip à Berlin / Celui qui parle de Gide et de Martin du Gard comme «de deux vaches couchées l’une contre l’autre » / Celle qui lit Retour de barbarie dans le RER / Ceux qui tombent d’accord avec Michel Crépu,  l’auteur de Lecture qui prétend que « la muflerie est notre bain quotidien », etc

    Image: Philip Seelen


  • Ceux qui se retirent du JE

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    Celui qui remonte la rue transversale en claudiquant à la Talleyrand / Celle qui se précipite sur le jeune pianiste qu’on dit LA révélation de la semaine / Ceux qui dansent le tango entre mecs pendant que leurs épouses alignent les chiffres rouges dans les grands registres / Celui regarde longtemps le poisson dit Cardinal / Celle que personne n’écoute quand elle parle toute seule / Ceux qui se cachent pour lire / Celui qui n’ose pas dire que Nietzsche le botte / Celle qui se rappelle le temps où elle offrait son corps aux Chinois d’Oberkampf au sens où les Chinois entendent le corps ce qui ne va pas de soi / Celui qui a coupé les ponts avec les pontonniers / Celle qui prend les mots au mot / Ceux qu’on disait de la chair à canon mais qui n’ont jamais servi / Celui qui donne sa langue aux chiens / Celle qui affirme que qui a vu boira et que qui a bu voira / Ceux qui disent à Mary Long qu’ils la fumeraient bien sans filtre / Celui qui a trouvé la phrase inouïe qu’on citera bien après sa mort genre « quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors », alors qu’il danse comme un pied et se bourre de Rohypnol / Celle qui affirme comme ça que l’Univers est la conséquence strictement physique d’un Gang Bang / Ceux qui se retournent dans leur tombe en désespérant de trouver la bonne position / Celui qu’impatiente les interdictions de fumer et de crier et de chier dans les bottes du Margrave et de jouer du saxo perso / Celle qui remet sa Gaine Scandale de la chic époque de l’apéritif Dubon Dubonnet / Ceux qui ne caressent jamais leur épouse en public au risque de passer pour des phoques / Celui qui dans l’aquarium divin sait distinguer le Tétra Feu de position du Drapeau belge / Celle qui discute avec sa mère dans la porte –tambour de l’Hôtel Polonia de Varsovie / Ceux qui tombent d’accord avec Jean-Jacques Schuhl l’ashkénaze arthritique baudelairien qu’il n’y a rien de plus vide qu’une piscine vide, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Notes panoptiques, 2010

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    À La Désirade, janvier 2010. À propos de Discours parfait de Philippe Sollers, des fleurs et du nihilisme, du réalisme de Flannery O'Connor et de Simone Weil.

    AU JARDIN. – C’est ainsi par le jardin que je reviens à Sollers, et par exemple à la lecture d’une phrase comme ça : « J’essaie de voir, ou plutôt d’écouter et de respirer, ce jardin où je suis. » Or, le rythme de cette phrase me chante. J’entends c
    ette phrase, comme j’entends notre jardin suspendu de La Désirade, que j’écoute et respire malgré la neige de ces jours et que je lis parfois en m’aidant des lumières d’un vieux manuel gris souris détaillant Les Noms des fleurs trouvés « par la Méthode simple » et accessibles « sans aucune notion de Botanique »...

    Sollers18.JPGL’ouvrage est signé Gaston Bonnier, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie des Sciences. C’est ici sa nouvelle édition, avec 372 photographies en couleurs entièrement regravées sur cuivre, et publié à Paris à la Librairie Générale de l’Enseignement, rue Dante. Une étiquette à graphie dorée précise que cet exemplaire fut vendu par le libraire Rouge à Lausanne, le même qui refusa de publier les premiers écrits de C.F. Ramuz… L’inventaire floral qui suit, quoique trouvé « par la méthode simple », évoque plus l’Académie que le gai savoir, du fait surtout de ses 2715 figures en noir qui en font une espèce de catalogue style La Redoute comme les prisaient Bouvard et Pécuchet dans les domaines variés de l’outillage horticole ou des insectes de nos régions. Les noms des fleurs y scintillent évidemment, mais point de phrases qui sont aux mots ce que les colliers de vahinés semi-nues sont aux fleurs, le rythme en plus.
    Dante3.jpgCeci noté tout de suite, revenant plutôt à Discours parfait, je passe aux exemples chantés « dans la langue des étoiles de Dante », jardinier cosmique s’il en fut, finissant son dernier chant en tourbillon de mots-lumière mu par l’Amour cosmique, « l’amor che move il sole e l’altre stelle ». Et Sollers d’ajouter: « Un Dieu éternel jardinier, voilà quand même une nouvelle sensationnelle qui n’a pas encire été vraiment comprise par les humains ».

    °°°

    Mon exemplaire de la Divine Comédie, très dépenaillé, est marqué du sceau violet des Gymnases Cantonaux de Lausanne, à la bibliothèque desquels j’aurai décidément tardé à le ramener puisque l’emprunt date de 1964-1965. Cependant je suis content d’avoir conservé ce pavé de plus de mille pages – il s’agit en effet d’audition critique aux commentaires fluviaux -, qui m’évoque aussitôt le personnage râblé et coiffé en brosse de notre prof d’italien de l’époque, du nom de François Mégroz, ceinture noire de judo et papiste ardent, commentateur d’une traduction très littérale de la Divine comédie parue à L’Age d’Homme où j’ai publié mon premier livre en 1973, année à laquelle j’avais déjà rejeté Philippe Sollers et la revue Tel Quel, pour leur préférer le baroquisme étincelant de Charles-Albert Cingria et le pathos russe…
    Entre 1968 et 1972, Philippe Sollers avait publié Nombres, Lois et H, restés à mes yeux des exercices purement rhétoriques à caractère expérimental, où je n’entendais aucune musique et que j’associais à toutes les acrobaties esthétiques ou idéologiques de l’époque, à l’enseigne des Modernes.

    De Roux0001 (kuffer v1).JPGProche du milieu de L’Age d’Homme et de francs-tireurs à la Dominique de Roux, ancien compère de Sollers qu’il étrillait dans le pamphlet anti-68 de L’Ouverture de la chasse, je voyais l’incarnation de la musique pensante chez Cingria ou chez Vassily Rozanov, penseur russe mal famé pour son amour-haine du christianisme et de ses envoûtements, mais développant une écriture « immédiate » d’une saisissante originalité. Bref, tout cela se passait loin du Paris de la brillantissime constellation toujours convaincue de donner le ton au monde, alors que je trouvais en L’Age d’Homme une alternative qu’auront marquée quelques génies inclassables, du catastrophiste décapant que représente le dramaturge-écrivain-philosophe-peintre Witkiewicz, à l’explorateur de l’intimité que fut Amiel, entre tant d’autres, certes loin de la claire ligne française. Mais Platonov, Andréi Biély, Jeremias Gotthelf, Thomas Wolfe, Chesterton & Co valent aussi quelque attention, n’est-ce pas ? autant que Robert Walser, Georges Haldas ou Umberto Saba – et la phrase de Dominique de Roux, au meilleur de son style, me chantait plus que celle du Sollers d’avant Femmes…

    °°°

    Ce n’est pas, cependant, par Femmes, lu sans véritable attention, que je suis revenu sporadiquement à l’œuvre de Philippe Sollers, dont plusieurs romans ultérieurs m’ont paru du chiqué, et je l’ai écrit, méchant, mais déjà par le jardin, dans le registre des citations.
    Dans un entretien très éclairant avec Laurent Brunet (Discours parfait pp. 492-513), Sollers dit au passage que l’art de la citation est l’un des plus difficiles qui soient. Cingria le disait aussi, qui estimait qu’un bon article pouvait s’en tenir à un train de citations roulant sur les rails du discours (plus ou moins parfait) d’un commentateur-interprète, et Walter Benjamin « montait » souvent ses essais de cette même façon.
    L’art de la citation, que le Sollers de La Guerre du goût, d’Eloge de l’infini et de Discours parfait porte au plus vif de la pointe (bref salamalec au passage au jésuite Gracian) renvoie bien entendu à sa phrase et donc à son propre style – à sa musique et à sa poésie aux quelles je me reproche maintenant d’avoir été tout à fait inattentif des années durant.
    Chappaz.jpgL’étincelant Maurice Chappaz, poète romand de haute volée mais victime lui aussi de l’inattention française, disparu en janvier de l’an dernier à l’âge de 93 ans et pourtant frais comme une rose jusque dans ses derniers écrits, estimait que le péché de notre temps était, précisément, l’inattention.
    Or, ce qui me frappe de plus en plus à la lecture un peu plus attentive de Philippe Sollers, c’est son attention à lui. Attention au mot, attention au jazz de la phrase, attention tout humaine aussi quand il parle de la musique des mots et des phrases de Scott Fitzgerald, qui a payé sa liberté et son bonheur de l’inattention générale, ou qu’il trouve du cœur à l’affreux Céline, ciselant encore mots et phrases au plus noir de sa détresse.
    Attention à tous les sens du terme, j’veux dire : attention à tous les sens…

    Du nihilisme. – Tout est là, qu’on ne voit pas – qu’on ne veut pas voir et dont on ne veut rien savoir. J’avais treize ou quatorze ans et j’entendais mon frère aîné le dire et le répéter avec une insistance qui me faisait enrager : « J’veux pas le savoir ! ». Et c’est devenu le mot d’ordre de cette époque : « Circulez, y a rien à voir ! ». Parce qu’il y a trop, cela va sans dire : trop pour y faire attention sans prescription d’une mode ou d’un appel marchand.
    Tel étant le premier consentement au nihilisme de la surabondance, le premier attentat que je ressens à la joie ; étant entendu, yes sir, qu’il y a de la joie au monde - cela je le sais, je l’ai senti et ressenti de tout temps, et c’est cela même qui me fait renaître tous les matins.
    Mais au fait, comment cela a-t-il commencé ? Comment cela m’a-t-il été donné ? Qui m’a dit pour la première fois : regarde !?
    Aujourd’hui je constate, devant la peinture que j’aime, que ce que je vois me regarde, et cela regarde toute chose : tout me regarde que je vois, et la joie gagne.
    Mais on ne va pas s’en tenir là. C’est le moment de se mettre au turbin.

    Michaux.jpgLe jardinier Michaux l’a constaté : « Le matin, quand on est abeille, pas d’histoires, faut aller travailler ». Faut que ça turbine dans la joie.

    °°°

    Le titre de Discours parfait est d’un culot monstre. Le découvrir en ouvrant l’envoi de Gallimard m’a fait éclater de rire. Comme j’éclate de rire tous les matins lorsque je me suis remis en train après la traditionnelle minute de désespoir. Je dirai plus exactement : le quart d’heure, le moment d’accablement physique et métaphysique où perce cette première tentation de se contenter de rien, comme si le rien était : ce quart d’heure nihiliste que ma joie et ma vertu (je dis bien et je souligne le mot
    vertu) vont annihiler de concert. Et me revoici à la rue Dante, au milieu des fleurs de notre jeunesse, à lire La Divine Comédie avec notre prof judoka non moins que sentencieux pour lequel la virtù commande, mais pas du tout au sens de la vertu vertueuse. Car, écrit justement Cingria en romain frotté de Haute Chine : « La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine ». Donc j’éclate de rire en lisant Discours parfait, comme un vœu, un défi ou une bonne nouvelle, et comme àé chaque fois que je reviens au Canal exutoire de Charles-Albert Cingria, l’un de mes textes «phares », comme on dit un peu mécaniquement de nos jours, sans voir l’image en somme bien belle de cette lumière tournant dans la nuit de bitume.

    °°°

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgDans la foulée je n’ai plus alors ce matin qu’à citer l’oiseleur dont les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini :
    Je lis Le Canal exutoire : « Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes - à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire car vertu, au premier sens, veut dure courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine.
    L’homme est bon, c’est entendu. Bon et sourdement feutré, comme une torride chenille noire dans ses volutes. Bion mais pas philanthrope. Il y a des moments où toutes ces ampoules doivent claquer et toutes ces femmes et toutes ces fleurs doivent obéir.
    Il suffit qu’il y ait quelqu’un.
    Une multitude de héros et de coalition de héros existe dans les parties noires de la Chine et du monde qui ne supportera pas cette édulcoration éternellement (en Amérique, il y a Chicago). Déjà on écrase la philanthropie (le contraire de la charité). Un âpre gamin circule àé Anvers, à qui appartient la chaussée élastique et le monde. Contre la « socité » qui est une viscosité et une fiction. Car il y a surtout cela :l’être, rien de commun, absolument, entre ceci qui, par une séparation d’angle insondable, définit une origine d’être, une qualité d’être, une individualité, et cela, qui est appelé un simple citoyen ou un passant. Devant l’être – l’être vraiment conscient de son autre origine que l’origine terrestre - il n’y a, vous m’entendez, pas de loi ni d’égalité proclamée qui ne soit une provocation à tout faire sauter. L’être qui se reconnaît – c’est un temps ou deux de stupeur insondable dans la vie – n’a point de seuil qui soit un vrai seuil, point de départ qui soit un vrai départ : cette certitude étant strictement connexe à cette notion d’individualité que je dis, ne pouvant pas ne pas être éternelle, qui rend dès lors absurdes les lois et abominable la société. »

    De l’incarnation. – L’inattention involontaire est un refus volontaire, ou inversement. Cette femme encore jeune, dans Un heureux événement de 

    Flannery2 (kuffer v1).jpgFlannery O'Connor cette femme qui refuse l’évidence de la vie en elle parce qu’elle en a vu les conséquences sur sa mère vieillie par huit enfantements, cette femme qui n’en peut plus (croit-elle) et qu’une maladie ronge sûrement mais qu’elle n’ose pas nommer (non, pas elle, pas le cancer, ON ne peut quand même pas lui faire ça à elle !), cette femme ne veut pas faire attention à ce qui va lui arriver, ainsi que l’a prévenue sa chiromancienne, à savoir des mois de maladie suivis d’un heureux événement.

    « Pas moi ! » s’écrie Ruby au nom de pierre précieuse, quand sa jeune voisine et amie Lavergne Watts, grande plante naturelle aux cheveux couleurs de paille, qui a les pieds sur terre et d’autant plus qu’elle est secrétaire de pédicure, lui tourne autour en gesticulant et en roulant des yeux et en chantant : « Mettez les lettres derrière ou devant, ça fait toujours MAMANN ! MAMAN ! » Et Ruby de s’opiniâtrer à ne pas savoir : « Non. Non. Ca ne pouvait être un enfant. Non, elle n’allait pas avoir en elle une chose qui attendrait pour la tuer un peu plus ».

    Ainsi de la connaissance : on préférerait ne pas savoir. Ruby, la jeune femme que Flannery O’Connor, qui n’a jamais eu d’enfant et qu’une affreuse maladie ronge pour de bon, observe attentivement, devient alors l’incarnation du refus de la vie - mais  ce n’est pas qu’un enfant qu’elle refuse en invoquant la Technique : foutredieu, c’est que Billy n’a pas « pris ses précautions »… et voilà ce que ça donne quand on ne fait pas attention et qu’une espèce de diabolique écrivain vous scrute par dehors et par devant et sort les mots de ses propres entrailles, au fil de ce discours parfait d’un verbe fait chair…

     

     

    Weil2.jpgPhilippe Sollers ne parle pas beaucoup de femmes écrivains dans Discours parfait, à part Beauvoir et Simone Weil qu’il est intéressant, par ailleurs, de soumettre au regard hyper-thomiste de  Flannery, laquelle la trouve (dans ses lettres) un peu fêlée quand même…

    Flannery O’Connor aime les paons et les gens, qu’elle voit sous tous leurs aspects parfaits et imparfaits sans perdre jamais de vue la Règle. C’est et ce n’est pas une intellectuelle : c’est surtout une réaliste catholique, et ce qu’elle écrit de Simone Weil est intéressant, qui recoupe en somme ce qu’en dit Georges Bataille, cité par Sollers.

    Tous deux trouvent, à la philosophe, quelque chose d’un peu siphonné, mais ce que remarque Flannery est particulièrement surprenant : « Je termine la lecture des ouvrages de Simone Weil », écrit-elle en 1955. « Après Lettres à un religieux, j’attaque le second (…) La vie de cette femme étonnante m’intrigue encore, bien que ce qu’elle écrit me paraisse en grande partie ridicule. Mais sa vie combine, dans des proportions presque parfaites, des éléments comiques et tragiques qui sont peut-être les deux faces opposées d’une même médaille. Si j’en crois mon expérience, tout ce que j’ai écrit de drôles est d’autant plus terrible que comique, ou terrible parce que comique ou vice versa. Ainsi la vie de Simone Weil me frappe-t-elle par son comique exceptionnel autant que par son authenticité tragique. Si, avec l’âge, j’acquiers une pleine maîtrise de mon talent, j’aimerais écrire un roman comique dont lhéroïne serait une femme – et quoi de plus comique qu’une de ces redoutables intellectuelles, si fières, si gonflées de savoir, s’approchant de Dieu, pouce à pouce, en grinçant des dents ».

    C’est l’avis d’une femme de bon sens, plus ou moins ferme sur ses jambes d’aluminium mais d’une féroce trempe morale, qui précise qu’elle ne désire en rien diminuer le mérite de Simone Weil tout en lui déniant la qualité de sainte que lui prêtent d’aucuns.

    Or, Bataille n’est pas moins nuancé dans sa franche lucidité : «Elle séduisait par une autorité très douce et très simple, c’était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste, un Don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante qu’elle ne croyait elle-même… Je le dis sans vouloir la diminuer, il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité : c’est peut-être le ressort d’une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants ».

    Et Sollers à son tour, surexact dans son approche (« Simone Weil vit dans l’absolu, elle résiste  à toutes les définitions »), de passer aux exemples chantés de la citation.

    D’abord pour nuancer le propos de Bataille sur le manque d’humour de Simone Weil : « Quantité de vieilles demoiselles qui n’ont jamais fait l’amour ont dépensé le désir qui était en elles sur des perroquets, des chiens, des neveux ou des parquets cirés ». Ou sur le marxisme : « La grande erreur du marxisme et de tout le dix-neuvième siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi on monte dans les étoiles ». Ou sur son pessimisme radical : « Il faut bien que nous ayons accumulé des crimes qui nous ont rendus maudits, pour que nous ayons perdu toute la poésie de l’Univers ». Et sur la société : « L’homme est un animal social. Nous ne pouvons rien à cela, et il nous est interdit d’accepter cela sans sous peine de perdre notre âme ». Sur sa volonté d’anéantissement : « Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur ». Sur la beauté : « L’essence du beau est contradiction, scandale et nullement convenance, mais scandale qui s’impose et comble de joie »…

    On voit cette joie resplendir sur le visage de vieux prophète de Soljenitsyne, dans la forêt russe où il chemine en compagnie du cinéaste Soukourov, quand il s’exclame, lui qui a passé par le goulag et toutes les avanies : « Regardez, regardez le monde, le monde est parfait ! »  

     

    ...

     

    Morand4.jpgMorand. – C’était au beau milieu de la petite ville de Vevey, sur le balcon théâtral du Château de L’Aile, à main droite de la place pavée s’ouvrant sur le lac, c’était l’été, le matin assez tôt, et le vieil homme en culotte (je ne dirai pas short, car c’était de la culotte plutôt anglaise genre sportsman) pratiquait sa culture physique à torse nu, c’était en 1974, donc l’athlète allait sur ses 86 ans, la flexion ralentie, presque allusive, mais non moins précise, exacte, légère comme le style de l’écrivain que Ph.S. place au troisième rang du championnat de littérature du XXe siècle français, après Proust et Céline.

    La vision de Paul Morand à l'exercice m’a rappelé une soirée passée en sa compagnie un an auparavant, autour d’une poularde demi-deuil, chez l’iconographe René Creux, avec quelques amis, dans la plus grande simplicité. Jamais on aurait dit, en effet, que cet octogénaire à mocassins souples avait fréquenté le supergotha des lettres et du grand monde parisien et mondial, tourné la tête au cher Marcel et tutti quanti, avant de trôner (de loin) à l’Académie. J’étais, pour ma part, aussi terriblement impressionné que lorsque j’ai rencontré Pierre Jean Jouve, à la même époque, tant le choc de la lecture d’Hécate et ses chiens, dont parle évidemment Sollers, me restait présent – mais qu’en dire à l’auteur sans paraître plouc -, et d’ailleurs la conversation n’effleura même pas ses livres, sauf un où il est question d’une fresque de bataille navale qu’on peut toujours voir au musée de Vevey.

    C’est du Journal inutile que Parle Sollers dans Discours parfait, qu’il célèbre avec des nuances – mais rien des critiques saintement indignées qui ont accueilli le livre à sa sortie -, pour mieux situer le « noyau » de l’œuvre, du côté de New York, fabuleuse évocation en effet à pointes de style incomparables. Bref, tout ça m’a donné une furieuse envie de revenir à cette écriture fluide et preste comme aucune, élégante et sportive, la France parfaite en somme, et me revoici donc, ce matin gris suprême, dans Ouvert la nuit…

     

     

     

     

  • Nos plus belles années

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    … C’est ainsi que, cet été 1968, nous nous sommes libérés en retrouvant l’état de nature dans sa version Nouvel Eden aux Cévennes, genre nid de souris ou panier de lapins, c’était le rêve, ta mère et ses amies de la Communauté ont fait tellement de petits, avec les camarades, qu’on s’est retrouvés toute une tribu sans plus savoir qui était à qui, le pied géant dans le cul de la propriété - tu te souviens, mémé, le panard que c’était…
    Image : Philip Seelen

  • Orgueil et vanité

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    …Même si tu étais le seul candidat, ce que personne n’est censé savoir, et le seul à voter pour toi, il faut te dire maintenant, André-Paul-Louis, que cette reconnaissance qu’ILS t’ont déniée pendant tant d’années t’était due, et que ce n’est pas vanité de t’en prévaloir, mais orgueil, étant entendu que vanité, comme tu l’as appris à la lecture des Anciens, c’est quand y a pas de quoi, tandis qu’orgueil…
    Image : Philip Seelen

  • Le cheval bleu pétrole

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    Les petits enfants
    Les petits enfants qui tombent du balcon
    Toute leur enfance défile dans leurs yeux
    Elle est courte et ils s’ennuient même un peu
    Alors ils regardent ce qui se passe autour d’eux
    Ils s’échappent, ils volent devant les fenêtres
    Ils disent bonjour
    À tous les locataires
    On les invite à venir prendre un verre
    Ils disent d’accord mais ils ne restent qu’un instant

    Poème d’Alain Bashung
    Image : Frédérique Kirsch-Noir

  • Ceux que la mort surprend

     

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    Celui qui vocifère dans les ruines qu’il avait annoncé le Châtiment / Celle qui défendait trois jours plus tôt la légitimité d’une Justice divine devant la classe des lycéennes qui sont toutes restées sous les décombres / Ceux dont le voyagiste cynique qui-en-a-vu-d’autres dit qu’au moins ils ne crèveront plus la misère / Celui qui se demande ce matin si Jean-Euphèle a eu autant de chance que Lyonel / Celle qui propose une minute de silence à ses ados qui ne savent même pas le nom de la capitale du pays sinistré / Ceux qui se sentent de trop sans que cela ait le moindre rapport avec le malheur des malheureux / Celui qui s’est fait une religion à l’aube de la naissance de son enfant malformé / Celle qui estime que sa naissance a été la première catastrophe naturelle et que c’est pourquoi elle a refusé d’enfanter avant que Victor la persuade d’adopter un petit Guatémaltèque qui a mal tourné à l’adolescence mais c’est un autre débat / Ceux qui rappellent que Schopenhauer n’aurait pas été un tel pessimiste si la terre avait tremblé à Dantzig le 22 février 1788 / Celui qui veut absolument que le staff du journal se réunisse pour établir le Top Ten des photos de sinistrés qui frappent sans choquer / Celle qui dit qu’elle a déjà donné pour les tsunamis / Ceux qui ont un concierge haïtien dont ils n’ont jamais eu à se plaindre / Celui qui constate que la terre qui tremble a la consistance d’une feuille de papier de soie / Celle qui a vu soudain (raconte-t-elle) la terre s’ouvrir devant elle comme la mer devant Josué dans la Bible / Ceux qui ont vu passer l’écrivain Frankétienne en larmes et qui se sont réjouis de le voir bien vivant du fait qu’il pleurait / Celui qui prétend dans son émission God is your gun que le pacte avec le Diable des Haïtiens leur vaut cet avertissement qui vise directement les Cubains auxquels il prédit l’engloutissement prochain de leur île impie sous une vague jamais vue ici-bas depuis le Déluge du Très-Haut / Celle qui a décollé les paupières du garçon rescapé au visage entièrement plâtré / Ceux qui avaient réservé leur billet d’avion pour le surlendemain de la catastrophe et qui se demandent pourquoi le Seigneur continue de les protéger après le miracle de Noël 2004 où la surcharge de leur quatre étoiles préféré de Phuket les avait fait opter au dernier moment pour la Croisière Vietnam Confortable, etc.

  • Ceux qui chinent à Lisbonne

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    Celui qui a vu l’étoile orange dans le ciel indigo / Celle qui a gravi les échafaudages pour être plus près des anges pyrotechniciens / Ceux qui ont assisté aux premiers émois lusitaniens de Miracle / Celui qui retrouve au détour de cette ruelle déserte de Lisbonne les même éclats de voix de très jeunes filles (peut-être imaginaires) que dans le même genre de venelle sévillane / Celle qui voit trouble d’un œil et sourit quand elle apprend qu’un verre des lunettes du poète Fernando Pessoa était également fêlé / Ceux qui revendent leurs trésors (dont un hippocampe séché) à l’abri du container dont ils ignorent qu’y loge une chanteuse de fado déchue / Celui qui hante le marché aux puces qu’on appelle ici le Rastro et dont le poète Ramon a si bien parlé / Celle que fascine la blancheur virginale du crâne de calao qu’on ne saurait confondre avec celui du koala d’un ton nettement plus ambré / Ceux que fascinent la jongleuse de boules de croquet dont nul ne sait laquelle contient l’explosif / Celui qui se confie à son silure avec la conviction tranquille que ça ne sortira pas de là / Celle qui retient la nuit pour la passer avec Johnny / Celle dont la seule apparition fait figure de miracle en dépit de sa minijupe assez cheap / Celle qui sème ses galants dans le dédale des draps à l’étendage sur le toit de l’hôtel ATLANTICO / Ceux qui ont le mal du pays sans même savoir qu’il n’existe plus / Celui qui rêve de tout oublier de sa vie de séditieux à l’époque des Troubles sauf la vision des jambes des lycéennes passant à la hauteur du vasistas de la cave où il se planquait / Celle qui va rendre le chien Dragon que lui a confié la SPA et propose aux employés de leur confier l’enfant Flocon pour éviter une trop cruelle séparation / Ceux qui nt rencontré la femme sans âge au visage brodé sans se rappeler où, etc.

    Miracle4.JPG(Ces notes ont été consignées en marge de poèmes-vignettes évoquant parfois les « échantillons » de Ramon Gomez de La Serna, entre autres brocanteurs du quotidien enluminé, signés Marcel Miracle et réunis, sous le titre d’Au delà Lisboa, à l’enseigne des éditions art& fiction, avec de belles peintures de l'auteur)

     

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  • On The Road again

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    À propos du film de John Hillcoat, adapté de La route de Cormac McCarthy

    L’adaptation d’un grand livre au cinéma m’a toujours paru la gageure par excellence, et la bande-anonce de La Route, d’après Cormac Mc Carthy, m’avait fait craindre le pire. Or, contre toute attente, le film de John Hillcoat est nettement « moins pire » que je ne le craignais, même s’il pèche par son écriture de blockbuster stéréotypé – on imagine ce que le Tarkovski de L’Enfance d’Ivan en eût fait -, sur un scénario (Joe Penhall) à la fois très proche du roman, avec des citations litaniques de bon aloi, et le tirant vers la romance édulcorée, surtout vers la fin. La force expressive du film tient principalement à l’évocation d’une terre dévastée implosant littéralement après un hiver nucléaire d’origine indéterminée, dans une nature aussi dénaturée que les animaux humains qui y errent. L’interprétation du duo principal d’un père (un Viggo Mortensen à dégaine christique) et de son jeune fils (Kodi Smit-McPhee), fuyant plein Sud après la défection désespérée de la mère (Charlize Theron), est également appréciable, même si le jeune garçon, du club des gentils, est à la fois un peu trop joli malgré ses tribulations effrayantes, et sentencieux aux franges de l’édification christo-new age. Mais la vraie faiblesse du film est ailleurs : dans le manque de réelle réappropriation cinématographique du roman. La question de la poésie et de l’inspiration de McCarthy, qui se respirent littéralement dans le texte (original si possible) de l’écrivain, se pose alors, non résolue à mon avis. Par contraste, on pourrait citer la version de Wise Blood, roman génial de Flannery O’Connor, par John Huston, celle de L’Idiot de Dostoïevski par Akira Kurosawa, ou le Mouchette de Bernanos par Bresson, notamment.
    Reste tout de même une illustration honnête de La Route, ou le développement du rôle de la mère, elliptique dans le roman, apparait moins comme une trahison que dans le souci légitime d’ « humaniser » un désespoir absolu que certains lecteurs n’auront pas compris (ou admis) dans les présupposés les plus radicaux du roman, dont la visée évangélique reste bien présente, parfois jusqu’à l’image lénifiante…

  • Sollers le frondeur

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    Une belle année de lecture s’ouvre comme un immense jardin avec Discours parfait. Plus de 900 pages de passion communicative. L'événement littéraire évident...

    Philippe Sollers, dont voici paraître le soixantième livre sous le titre apparemment immodeste de Discours parfait, est à la fois connu comme le loup blanc, dans la bergerie chic du top des lettres françaises actuelles, et plutôt méconnu en réalité. Très médiatisé, très maîtrisé dans son image et ses poses de grand seigneur à fume-cigarette et sourire en coin frotté d’ironie supérieure, le ci-devant ponte de l’avant-garde littéraire des années 60-70, qui atteignit une célébrité plus « populaire » dès la parution de Femmes, en 1983, semble intervenir partout et à tout moment, alors que c’est ailleurs que se passe sa vraie vie d’écrivain.

    Car Philippe Sollers, avant tout, est un écrivain. Et autant qu’un écrivain : un lecteur. Et autant qu’un lecteur : un vivant. Et sur 918 pages ici, qui réfractent les milliers d’heures d’attention vive d’un vivant lecteur curieux de tout ce qui compte dans la vie, à commencer par la connaissance de soi et du monde : un travailleur de fond, un passeur d’idées et un passeur de beauté, un éclaireur (au double sens) et un éveilleur. Or cet immense bosseur solitaire a le culot d’aimer ce qu’il fait et de le dire. Et de le dire bien : au fil d’une écriture de plus en plus libre et joyeuse. Naguère très cérébrale, difficile voire illisible (travers de jeunesse et d’époque), l’écriture de Sollers s’est épanouie et déploie aujourd’hui ses moires de roue de paon. Je suis magnifique, dit en somme cette écriture : le monde est magnifique. Soljenitsyne, revenu du Goulag, le disait tranquillement à son retour d’exil : le monde est parfait. Et Discours parfait, formidable inventaire des beautés du jardin universel, du Paradis de Dante à l’île possible de Michel Houellebecq, ne dit pas autre chose : « À l’opposé de toute vision apocalyptique, ou de « fin de l’Histoire », ou de fascination pour la Terreur, les écrits réunis ici ont pour unique visée la préparation d’une Renaissance à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit ». Belle paroles de littérateur, argueront les détracteurs de Sollers, sans le lire. Mais lui-même n’a-t-il pas entretenu le malentendu ?

    Un bonheur insolent 

    Sollers maudit ? L’image fait sourire quand on se repasse le film de sa vie. Dès la parution d’Une curieuse solitude, son premier roman paru en 1958, le jeune homme né coiffé fut reconnu par le gaulliste Mauriac et le communiste Aragon. André Breton le déclara «aimé des fées ». Mais d’emblée aussi l’insolent fils de bourgeois bordelais, le frondeur de haut lignage, le provocateur de préau, ne cessa de pratiquer « le plaisir aristocratique de déplaire » cher à Baudelaire, qui lui valut d’être autant jalousé, son succès croissant, que décrié et taxé de tous les vices : renégat de la gauche, girouette intellectuelle, flatteur opportuniste, écrabouilleur cynique. Le sociologue maître à peser Pierre Bourdieu crut lui régler son compte en définissant ainsi sa trajectoire : « de Tel Quel à Balladur, de l'avant-garde littéraire (et politique) en simili à l'arrière-garde politique authentique ». Et l’accusation de misogynie de faire florès après la publication de Femmes. Or c’est d’une femme, justement, Catherine Clément, de la gauche la plus ferme et d’un féminisme avéré, que viendra l’une des meilleurs approches d’un Sollers craint comme le « diable » et se découvrant peu à peu. Et c’est aujourd’hui dans ce qu’on pourrait dire un autoportrait « en creux » qu’il faut relire ce démon d’écriture, avec le triptyque constitué par La Guerre du goût, Eloge de l’infini et Discours parfait 

     Le style mode de survie

    Dis-moi ce que te dit ce que tu lis et je te dirai qui tu es, pourrait dire le lecteur de Discours parfait en parodiant la posture d’apprenti de Sollers au jardin de la littérature. Après les 100 premières pages de Fleurs, traité d’érotisme floral traversant « l’océan des fleurs » à partir des images de Gérard van Spaendonck et de toutes leurs interprétations poétiques (de Dante à Proust, ou des Chinois à Van Gogh), le parcours de l’écrivain creuse l’éternelle question du sens et du mystère de la création par les chemins de la Gnose, via les écrits retrouvés de Qumran, de la Bible et de Shakespeare, de Simone Weil et de ce qu'il appelle la mutation du divin. Avec l’infinie porosité du Big Will, Sollers en appelle à de nouvelles Lumières, à l’école de Sade et de Voltaire, tout en célébrant merveilleusement le style de Rousseau. Le style mode de vie : c’est la grande affaire de l’écrivain, l’éternel apprentissage du lecteur de Proust mais aussi de Fitzgerald, de Kafka ou du nihiliste Cioran, de Melville et de Joyce, entre cent autres, plus encore de Nietzsche le phare « français », gage de renouveau spirituel. Grande aventure de connaissance : renaissance par le style…

    Philippe Sollers, Discours parfait. Gallimard, 918p.

    PS. J'ai encore cent et mille choses à écrire sur cet inépuisable livre-mulet. Je vais en tirer un cahier de Notes panoptiques, à quoi il se prête merveilleusement.

     

  • Exorcisme d'une détresse d'enfance

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    Les Taiseux, dernier récit de Jean-Louis Ezine, est un pur régal !
    Le magnifique récit autobiographique marquant le retour, au titre d’écrivain (et quel !) de notre confrère Jean-Louis Ezine, critique littéraire apprécié du Nouvel Observateur et de l’émission Le Masque et la plume, pourrait peser une tonne de douleur s’il n’était transfiguré par une irradiante gaîté de ton, que module une écriture étincelante. On pense aux « bonheur triste» d’un Henri Calet, dans La belle lurette, avec son môme largué au dur pays des hommes, en lisant ce récit d’un « loupiot » abandonné à trois ans par son père pour des raisons compliquées qui se révéleront peu à peu, en se rappelant des phrases telles « rien n’est prévu pour les sinistrés de l’âme ou « ne me secouez pas, je suis plein de larmes ».
    Rien pourtant de larmoyant dans Les Taiseux, dont les premières pages évoquent la guerre sans merci que se livrent le petit garçon et son beau père Ezine, brute épaisse et malfaisante battant sa mère et avec lequel, dix-sept ans durant, il n’échangera pas le moindre mot ni le moindre regard. Aux confins de la misère sociale, à Lisieux dont les lumières de la basilique balaient ses nuits, l’enfant oppose au monstre un silence qu’il partage avec sa mère, tous deux planqués dans le clapier quand Ezine, saoul et fou, déchaîne sa violence en ses « grands soirs d’émeutier ».
    Or, la vraie vie du garçon va se déployer ailleurs, au fil d’une quête dont le Graal sera son vrai père magnifié, héros présumé qui ne cessera de se dérober jusqu’à la rencontre, in extremis, précédant sa disparition accidentelle définitive. Sur ce rude chemin, entre crises suicidaires de la mère et séjours à l’ombre de l’affreux Ezine, le garçon farouche, aidé par de bonnes gens (sa grand-mère Jeanne, quelques maîtres d’école, la culture des laitues, la philosophie et l’ange de sa destinée, affronte les épreuves comme un chevalier pur et doux.
    « Maman aurait voulu que je fasse poète », lance-t-il au passage, et de fait son récit fait la pige à la mouise par la beauté et la gaité à la Vialatte de son écriture. Chant d’amour au verbe vif, incessamment inventif et joyeux, Les Taiseux est assurément un des plus beaux livre de ces derniers temps.
    Jean-Louis Ezine. Les Taiseux. Gallimard, 222p.

  • Ceux dont la joie irradie

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    Celui qui se guide aux couleurs filtrant encore dans le brouillard de sa cécité / Celle qui veille derrière la porte bleue / Ceux qui se rapellent les parties d’échecs de légende / Celui qui refuse de se croire important / Celle dont l’absence est ressentie / Ceux qui aiment l’or rouge du thé Assam / Celui qui s’introduit de nuit dans le bureau du directeur pour téléphoner aux ambassades arabes du monde entier par manière de vengeance / Celle qui commande un lieu noir au maître d’hôtel à babines de prédateur sexuel / Ceux qui s’aiment dans l’hôtel en ruines / Celui qui remet d’aplomb ses lunettes à la mode avant de dire à son fils qu’il n’est qu’un perdant / Celle qui découvre une chauve-souris dans sa chambre de jeune mariée / Ceux qui sont sûrs que le Seigneur en fera voir aux méchants / Celui qui soigne la calligraphie des lettres d’injures que par principe il n’envoie jamais / Celle qui affirme ne vouloir pas vivre dans un monde sans cathédrales / Ceux que révulsent la monotonie et la raideur des uniformes / Celui qui aime voir les gens prier / Celle qui boit les paroles du prêtre andalou / Ceux qui résistent à la dictature des slogans / Celui qui aime la force poétique de l’Ecriture sainte / Celle qui hait la cruauté de l’Ecriture sainte / Ceux que leur infatuation n’empêche pas de se prosterner devant un Dieu qu’ils imaginent botté et casqué / Celui qui se rebelle au nom de la joie de penser / Celle que son allégresse préserve de la cruauté de son confesseur / Ceux qui pèsent les mots sur une balance sans mesures inscrites / Celui qui reste fidèle à sa fidélité / Celle qui estime qu’une vie immortelle serait d’un ennui mortel / Ceux dont la joie irradie le vitrail du monde, etc.

    JLK, Première neige sur l'arrière pays. Aquarelle, 2005.

  • Gestes de kids

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    Il y en a qui croient que l’amour c'est facile à cet âge, mais c’est n’importe quoi. En tout cas dans le rêve c'est pas le rêve. Les corps sont élastiques et légers comme plus jamais après, et ce pourrait être si bon l’amour seulement physique à cet âge, rien que la peau, rien que les parfums nature, et la vigueur et la saveur de la première fois recommencée du matin au soir...

    Mais il est devant elle comme un sac, et ce qu’il lui dit est tellement à côté qu’elle ne peut se retenir de se marrer. Il n’y a qu’à la danse qu’il la fait taire quand il se presse contre elle et qu’elle le sent tout près, mais ce qui suit est forcément décevant d’un côté ou de l’autre, parce que ça va forcément trop loin ou pas assez.
    Ils se sont quand même promis de se retrouver seuls dans la chambre de sa soeur à elle, le mardi quand il n’y a personne. Il a dit à ses copains que cette fois il la tirait vite fait, mais il a peur de ne pas être à la hauteur au moment où; surtout qu'il y a quelque chose qui ne lui revient pas tout à fait chez elle, il ne sait vraiment pas quoi, c'est à fleur de peau, même si elle l'a vraiment super douce. Tandis qu'elle, c'est son odeur qui la rebute, tout en l'attirant, son odeur de linge moite et de chewing gum. Bref, j'veux dire, c'est compliqué, la vie ado dans le quartier, tu vois ce que j'veux dire - tu m'reçois ou quoi  ?  

  • L'amérique dantesque de James Ellroy

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    Le maître du thriller socio-politique clôt sa trilogie historico-panique avec Underworld USA, saga de plus de 800 pages poussées au noir.

    Annoncé comme un « événement littéraire» par son éditeur, le dernier roman de James Ellroy s’ouvre, en force, par une séquence carabinée alignant sept cadavres en trois pages. Minutés et transcrits sous la forme de sèches phrases de rapport de police, mais illico rythmées et ciselées « jazzy» par le romancier-styliste, les faits relatent un braquage d’enfer qui donne aussitôt le ton. Le 24 février 1964, à 7h. 16 du matin, un camion laitier percute un fourgon blindé de la Wells Fargo contenant seize sacs de papier (monnaie) et quatre mallettes pleines d’émeraude. Violence et trahison : l’un des braqueurs prend la fuite après avoir « explosé » et cramé ses complices. Surgit alors  le chasseur qui « arrive toujours le premier » : Scotty Bennett, qu’on retrouvera, c’est promis, comme on retrouve divers premiers ou seconds couteaux des deux volets précédents  de la trilogie (American Tabloid et American Death Trip), violents et traîtres de tous les bords, mafieux et flics ripoux, sans compter les  « grands » de ce monde non moins pourris, du sinistre J. Edgar Hoover (patron du FBI en fin de règne)  au milliardaire vampire camé Howard Hughes, en passant par un certain Richard Nixon…
     « Ce livre est construit sur des documents publics détournés et des journaux intimes dérobés », avertit le narrateur, double voyeur et truqueur de l’auteur (violence et trahison de la fiction) qui invoque la somme de son « aventure personnelle » (à commencer par sa mère assassinée quand il avait treize ans) et de « quarante années d’études approfondies».
    Du polar reflétant l’histoire contemporaine de son pays, comme dans Le Grand nulle part ou Le Dahlia noir, voici l’Histoire avec une grand hache tissant elle-même l’intrigue d’une conspiration :   « La véracité pure des textes sacrés et un contenu du niveau des feuilles à scandale »…
    Monstrueux labyrinthe ruisselant de sang et retentissant de bruit et de fureur, Underworld USA, variante de l’Enfer de Dante,  évoque la face sombre des années Peace and Love, suite funèbre de tragédies amorcées en novembre 1963  par le « Grand Moment » de l’assassinat de JFK, véritable « tournant de l’histoire », premier des complots qui virent ensuite la mort de Martin « Lucifer » King, selon le mot de l’affreux Hoover, et celle de Bob Kennedy, en avril et en juin 1968, jusqu’à la réélection de Nixon en 1972.
    A la sarabande « historique » des psychopathes du pouvoir politique et financier et des mafieux de haute volée (tels Santos Trafficante, Carlos Marcello ou Sam Giancana) se mêle une nuée d’intrigues aux personnages souvent aussi intéressants que les premiers, tels le jeune détective privé Don Crutchfield, l’agent Dwight Holly, « bras armé de la loi » et instrument des crimes de Hoover, Marsh le génie noir de l’infiltration, ou Joan Rosen Klein  la militante charismatique,  dite la Déesse rouge.
    Du sabotage de la campagne de Humphrey par les sbires de Nixon avec l’accord du FBI, à la déstabilisation des mouvements d’émancipation noirs, du financement des attentats d’extrême-droite à Cuba par le trafic d’héroïne, au soutien d’une paradis mafieux en République dominicaine, tout y passe et nous en passons : violence et trahison. 
    LireEllroy.JPGJames Ellroy. Underworld USA.  Traduit de l’américain par Jean-Paul Gratias. Rivages/Thriller - 840 p.
     
    La parano du romancier
    L’œuvre de James Ellroy, magistral conteur (storyteller, comme on dit en v.o.)  du roman noir américain, est-elle comparable à celle d’un William Faulkner, ainsi que le suggère son éditeur français François Guérif ? Tel n’est pas notre sentiment, si l’on veut bien admettre que le remarquer ne procède pas d’un élitisme exclusif. Cependant, de la poésie universelle de Faulkner, dont la frise des personnages et des grands thèmes ne cessent de nous hanter et de nous poser des questions essentielles, à l’univers plombé de l’auteur d’Un tueur sur la route, de L.A. Confidential ou de l’inoubliable Ma part d’ombre (tragédie fondatrice marquée par l’assassinat de sa mère), entre autres titres, il nous semble y avoir un saut qualitatif notable, notamment lié aux standards restrictifs propres au genre du thriller. Inversement, l’on pourrait dire que Dostoïevski est un «storyteller » brouillon en dépit de son indépassable génie.
    Or ce qui frappe, dans l’œuvre d’Ellroy, est que c’est en conteur « visionnaire » qu’il exprime le mieux « son » Amérique, plus qu’en chroniqueur achoppant aux faits « réels ». On peut comprendre évidemment, du fait de son « vécu », sa vision paranoïaque des States, qui semblent livrés aux seules forces du mal. Mais comment ne pas voir que c’est dans la fiction pure qu’il est le plus « vrai » ? À cet égard, la trilogie d’Underworld nous en apprend plus sur la parano du romancier que sur la « véracité » revendiquée de son Amérique…

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24 Heures du 9 janvier 2009.