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Livre - Page 137

  • L'exclu

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    …FOR YOU, Paulo, toi qui sais le rosbif, ça veut dire quoi, FOR YOU ? Quoi ? ça veut dire POUR TOI ? Alors là, tu m’étonnes ! Tu vois bien qu’y en a que pour toi, rien que pour les instruits, Paulo, même à ras le pavé et sur fond rose y a rien POUR MOI !...
    Image : Philip Seelen

  • Ceux pour qui la vie continue

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    Le départ d’Ewa

    Celui qui ne s’attendait pas à ce qu’Ewa se défende / Celle qui l’a aidée à faire valoir ses droits / Ceux que se détermination a sidérés / Celui qui a changé de tactique quand il a compris qu’elles étaient prêtes à dénoncer ses trafics d’organes en dépit de sa position de force / Celle qui savait qu’elle reviendrait de là-bas d’où elle assurerait pendant quelque temps la survie de l’enfant et de sa mère à elle / Ceux qui estimaient que la prétendue agression intime n’était pas un motif justifié pour sa décision de démissionner de son poste de nouvelle cheffe de clinique et de se faire réengager comme aide-soignante dans une autre division où elle fut accueillie avec sollicitude par les anciennes victimes du Manchot / Celui qui fut tellement bluffé par la détermination d’Ewa qu’il fut d’abord tenté de faire la peau du Manchot et ensuite de la reconquérir en jouant sur sa gueule d’ange et le fait qu’il restait le père de l’enfant / Celle qui comme sa mère comprit le désir d’Ewa de changer de ciel et d’en préparer un autre à son enfant / Ceux qui pensaient à l’époque qu’elle avait renoncé à tout espoir / Celui qui rapporta au Manchot la rumeur d’un règlement de comptes qui se préparait contre lui dans la bande de l’ex d’Ewa très au fait de ses menées illicites et résolu à lui donner une leçon pour cette affaire privée / Celle qui fut chargée par Ewa de dire à Jegor qu’elle ne désirait point revoir celui qui lui avait ordonné de faire passer l’enfant avant de l’abandonner / Ceux qui lui ont souhaité bonne chance à la verrée des aide-soignants / Celui qui lui a trouvé un poste de gouvernante dans la périphérie de Vienne / Celle qui était avec elle et sa mère quand Ewa a serré l’enfant à l’étouffer / Ceux qui auraient aimé l’accompagner à la gare ce matin d’hiver mais auxquels elle s’est contenté de dire : la vie continue, etc.

    Image extraite d'Import/Export d'Ulrich Seidl.

  • Ceux qui visent haut


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    Celui qui ne voit de tragique que Le Tragique AOC de la Tragédie Grecque et si possible en VO / Celle qui prétend n’enseigner que les Tout Grands et si possible à un public dûment épuré / Ceux qui parlent de « clients » en désignant leurs élèves de l’ancien Collège classique rebaptisé Unité d’Enseignement B4 / Celui qui décrie l’élitisme de l’enseignante Z. par ailleurs catho fan de Benoît XVI non mais tu rêves ? / Celle qui dit avoir beaucoup appris en matière de politique et de caractère humain à lire les pièces de Shakespeare (William) / Ceux qui vocifèrent à la cafétéria du Département Littérature à propos des Lettres de Céline que les uns refusent de voir figurer dans les rayons libre accès de la Biblio et que les autres proposent de faire lire à une commission ad hoc mais qu’aucun n’a vraiment lues jusque-là sauf ce facho de Muri / Celui qui préfère le paysan Louison qui te récite par cœur des tripotées de fables de La Fontaine aux spécialistes dix-septiémistes pratiquant le tourisme international des Colloques & Congrès / Celle qui se sait trop coquine pour devenir sainte mais assez courageuse pour faire une martyre potable malgré les injonctions de sa mère qui lui fait valoir qu’une fille de 10 ans est en âge de balancer ces fariboles aux orties et de penser Avenir / Ceux qui se font fait un programme de dépassement de leur lascivité naturelle et en deviennent indistinctement meilleurs ou pires tant les Voies du Seigneur sont impénétrables en ces matières à moins qu’ « Il » ne s’en fiche pas mal au fond du fond / Celle qui s’excuse de n’avoir pas lu Freud / Ceux qui cherchent un équivalent homo de la légende de Roméo et Juliette dont la structure thématique mène forcément à du feuilleton genre Love Story / Celui qui kiffe Nicolas Ray tout en sachant que c’est de la daube molle / Celle qui n’attache aucune importance à son habillement et qui se révèle d’une élégance folle aux douches de la Piscine de Pontoise / Ceux qui attendent assez impatiemment le Coming Out de la professeure Z. dont le mystère total de la vie intime fait problème au niveau de la transparence collégiale, etc.

  • Un geste partagé pour les Haïtiens


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    Afin de faire bon accueil aux Histoires cueillies pour Haïti

    « Parfois la terre est si meurtrie / qu’y poussent seulement des cris », note Carole Zalberg dans Veillées d’âmes, sous le titre d’Un cauchemar, immédiatement suivi d’Un geste évoquant « la déclaration rêvée : /il s’approcherait de lui/ après des nuits et des nuits / à regarder sa solitude laide / et il dirait : « Je vous aide ».
    Depuis le 20 janvier 2010, des nuits et des nuits ont passé, mais le cauchemar continue pour beaucoup, que le geste de ce livre à vingt voix voudrait conjurer à sa façon par des mots - ces pauvres mots, le meilleur de nous aussi, qui disent à leurs multiples façon la fraternité et l’espoir, le poids du monde et le chant du monde, comme d'un seul qui écrirait pour se faire le scribe de tous, selon la belle image d’Arnauld Pontier.
    Le malheur frappe à l’aveugle et se mêle à toutes nos heures, et nous sommes frappés quand les autres le sont, au nom de la ressemblance humaine, mais celle-ci même veut que toutes les voix réunies ici fassent usages de toutes les couleurs de la parole humaine et pulsent à tous les rythmes, comme la syncope poétique de Garp scande que « l’horreur gronde ronge /trépigne et piétine / s’acharne sculpte et grave /L’Enfer à l’échelle de Richter », autant de voix de nos contrées ou de là-bas (avec JP Christophe Malitte qui ce 12 janvier-là se promenait « du côté de la caserne Dessalines ») tandis que Thierry Desaules rappelle qu’il y en aura pour tout le monde au Mégastore mondialisé entre Fashion Week et Suffering Week...
    Dans la foulée d’un autre Jesus, Bernadette Marie-Orgeval retient « un cri dans la gorge », Mathieu Cupelin se demande ce qu’il arrivera au Petit Prince du port, tandis que Jean-Noël Sciarini nous remémore ce qui arriva un autre jour au petit Josue parmi les soldats, en cette même terre d’Haïti...
    Ils sont, ainsi, une vingtaine à avoir répondu à l’invite de Jean-Noël Sciarini, précisément, pour la réalisation de ce recueil d'Histoires cueillies pour Haïti, dont les mots sont comme aiguisés par le drame à la fois lointain et proche, sans commisération larmoyante. Bref, le gest collectif est à partager maintenant plus largementl, pour les Haïtiens.

    Histoires cueillies pour Haïti a été réalisé à l’enseigne de TheBookEdition.com., à l’initiative de Jean-Noël Sciarini. Y ont participé Ãnanda Safo / Carole Zalberg / Arnauld Pontier / Barbara Israël / Caroline Capossela / g@rp / JP Christopher Malitte / Maïa Brami / Jean-Louis Kuffer / Christine Féret-Fleury / Valérie Zenatti / Arnaud Huber / Thibaut de Saint-Pol / Rodolphe Massé / Thierry Desaules / Bernadette Marie-Orgeval / Mathieu Cupelin / Patrick Bénard / Jean-Noël Sciarini / Max Monnehay.

    Le meilleur de moyen de commander l'ouvrage est de passer par ce lien :
    http://www.thebookedition.com/histoires-cueillies-pour-haiti-collectif-p-33937.html
    A partir de ce lien, la possibilité s'offre de commander l'ouvrage soit en PDF (téléchargeable directement sur son ordinateur), soit en version physique.

  • Chers fantômes (re)venants

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    Sur L'Horizon, nouveau roman de Patrick Modiano

    On se retrouve dans l’univers de Patrick Modiano qu’on reconnaît les yeux fermés en respirant son « air » très particulier, comme nimbé de mélancolie, à la fois intime et vaguement étranger, dans un temps décalé, parcouru d’ombres douces. Tel est Bosmans, qui doit avoir passé la soixantaine et rassemble des bribes de scènes de sa lointaine jeunesse, où très vite apparaît le nom de Margaret, collègue de bureau à Paris d’un certain Mérovée et d’une certaine Bande Joyeuse à laquelle il ne tenait pas trop à se mêler, fréquentant à part «la Boche », selon le mot de Mérovée - cette Margaret Le Coz née à Berlin (?) et qui fut gouvernante à Lausanne un temps. Un amour de jeunesse ? Probablement, même si tout a « bougé » entre les faits et leurs réfractions parfois notés sur de petits cahiers.

    En ce temps-là ils se seront trouvés comme deux naufragés, lui maltraité par sa mère aux cheveux rouge et flanqué d’un défroqué, le pourchassant en quête d’argent; elle flottant un peu d’une place à l’autre, poursuivie par un drôle de type à manies et couteau. Et quarante ans après ? Bosmans revisite un décor changé, retrouve des personnages à peine reconnaissables, et pourtant...reconstruit une histoire qu’il aimerait ressusciter à Berlin avec Margaret qui s'y trouve peut-être, mais l’éternel retour est-il au programme ? Ce qui est sûr c’est que la fiction marque, chez Modiano comme chez Proust, autant sinon plus que ce qu’on dit le réel, et que la nostalgie de Bosmans gagne à son tour le lecteur, d'un passé restant peut-être à venir ?
    Patrick Modiano, L’Horizon. Gallimard, 171p.

  • Ceux qui perdent pied

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    Celui qui sent le sol se dérober sous son pas de moins en moins pesant au demeurant / Celle qui reste silencieuse devant ses patiences / Ceux que le bruit fait s’écarter de la Place de la Victoire / Celui que toute forme de violence même minime désarme / Ceux que la masse invisible mais omniprésente écrase / Celui que tout déçoit sauf les enfants en dessous de sept ans et les otaries au jeu / Celle qui diffuse encore un peu de lumière mais plus beaucoup / Ceux qui reviennent à la grabataire pour l’entendre chantonner contre le mur / Celui qui reprend son tour du bourg en se répétant qu’il est le Kant du canton et doit cette présence fidèle à l’Être Supérieur / Celle qui se dit que sa rage désespérée reste une façon d’espérer / Ceux qui égrènent des chapelets comme d’autres alignent des pages de sudaku / Celui qui se dit en recherche sans se souvenir de quoi et qui trouve pourtant sans savoir expliquer quoi / Celle qui va pour se jeter sous le train mais qu’un retard de celui-ci empêche d’arriver à ses fins donc elle rentre à la maison pour demander à sa fille au téléphone si les enfants vont bien / Ceux qui se croient aimés pour leur argent alors qu’ils sont ruinés et seuls à l’ignorer / Celui qui reprend la lecture régulière des journaux gratuits pour les faits divers abracadbrants qu’on y trouve comme l’histoire de la jeune fille qui a retenu son père cloîtré dans un cellier insalubre et gardé par un chien policier depuis qu’il lui a mis la main au sein et dit de sales choses sur sa mère demeurée mais bonne / Celle qui pouffe en songeant au dernier tête-à-tête de Chopin et de George Sand bottée et coiffée d’une bombe de fan de cheval / Ceux que l’humour irrésistible de la Vie en tant que telle dispose à la bonne humeur des scouts dits « malgré tout », tel Chef Lapin Fragile affligé de naissance d’une jambe torse et d’un bec-de-lèvre dont il défie les handicaps en sifflant des airs du genre Hello le soleil brille en sautillant sur sa canne de noisetier, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui foncent


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    Celui qui va dans le mur la tête en avant et sans casque / Celle qui s’est fait une silhouette aérodynamique de battante en dépit de ses oreilles délicatement ourlées / Ceux qui affichent l’Excellence à tous les niveaux du programme accéléré / Celui qui booste les plus méritants en louchant vers le scribe Bartleby / Celle qui pense efficacité jusque dans ses échanges affectifs triés par niveau de pouvoir / Ceux qui diligentent les rapports de rentabilité des nouvelles normes scolaires en milieu favorable / Celui qui défie les marqueurs de succès de sa seule présence molle à la Bartleby le scribe / Celle qui a un rôle impactant dans le team de tête / Ceux qui menacent la cohérence de la dynamique gagnante / Celui qu’on pressent le prochain maillon faible et qu’il s’agit de traiter en conséquence avant la procédure de décision sur la cure transgénique en matière d’énergies positives / Celle qui annonce le chiffres du Malus du mois dernier de la même voix blanche que lorsqu’elle annonce un décès non prévu / Ceux qui exigent un coming out explicite de la part de l’employé Raoul entrevu dans un fast food hallal tendance bi / Celui qui ne peut savourer pleinement la saison des jonquilles d fait du léger fléchissement des résultats les plus récents de la Maison mère de San Diego / Celle qui demande à sa fille Monique d’affronter le mois de mars 2010 avec une détermination tueuse / Ceux qui optimisent leur potentiel de manchots / Celui qui brûle ses vaisseaux à s’en faire péter la veine cave / Celle qui en pince pour le scribe Bartleby et lui demande s’il veut bien lui passer le raifort et à laquelle il répond « Je ne préfèrerais pas », Marylou…

    (Liste établie en feuilletant le volume IV des romans de Melville contenant notamment Bartleby le scribe, Billly Budd, marin, Benito Cereno et L’escroc à la confiance, qui vient de paraître dans la Bibliothèque de la Pléiade).

    Image: Philip Seelen

  • Les lectures de Rantanplan


    Quand Philippe Djian se mélange les papattes…
    Flash back en 2005. Avant le désastreux Incidences qui vient de paraître.


    Parce qu’il se présente comme un acte de reconnaissance manifesté aux écrivains qui ont changé sa vie entre sa vingtième et sa trentième année, le livre commis par Philippe Djian sous le titre d’Ardoise suscite aussitôt la sympathie. En évoquant ses grandes émotions formatrices, il lui vient une formule qui dit assez le caractère physique, tout instinctif, de son rapport à la lecture - et plus tard à l’écriture: «Je pense à une blessure qui aurait quelque chose d’amical, d’où le sang continuerait de couler avec douceur pour vous rappeler que vous êtes en vie et même bien en vie et capable d’éprouver une émotion qui vous honore et vous grandit».
    Passons sur cette « blessure qui aurait quelque chose d’amical », parce que c’est ensuite que ça se gâte vraiment…

    Après s’être présenté comme un «sauvage» de la passion littéraire, «hirsute et sanguinolent», Djian note, à propos du premier choc qu’a représenté la lecture de L’attrape-coeurs de J.D. Salinger: «Je pensais que les livres étaient une source de savoir: Je ne savais pas encore qu’ils parlaient d’autre chose». Et de parler de la «voix» particulière de Salinger, et de la question du style, en termes qui en sont hélas cruellement dénués: «Accoucher d’un style (...) n’est pas une promenade de plaisir. Car non content de tailler sa propre voie dans la jungle, au risque de s’y engloutir, il faut assumer sa différence»...

    Avec Céline, qu’il limite à Mort à crédit et chez lequel il ne voit que le style («Céline ne m’a rien apporté sur le plan humain»), Philippe Djian accumule un nombre de sottises qui laissent pantois. Taxant Céline d’«Ange exterminateur» et d’«écrivain du Mal», il explique son antisémitisme par le seul ralliement au conformisme de l’époque («Et peut-être que certains juifs faisaient vraiment chier, comme aujourd’hui certains cathos font vraiment chier»...) en reconnaissant pourtant que Céline «éblouissait le chemin» et que son oeuvre reste «une sorte de déclaration d’amour en forme de cassage de gueule». Vous voyez ça ?

    Sur Jack Kerouac dont la lame fouaille ses chairs («Non, Jack, arrête...») ou Faulkner (Tandis que j’agonise, dont il conseille d’arracher la préface de Valéry Larbaud, et ne dit à peu près rien du roman lui-même), Hemingway, Miller, Brautigan (qui «peut faire tenir une tragédie grecque dans un dé à coudre») ou Carver, Philippe Djian n’apporte à peu près rien non plus d’original.

    Sa sincérité est moins en cause, on s’en doute, que son discernement, dont le défaut le ramène finalement aux mêmes sortes de vénérations convenues des «vieilles carnes» de la critique qu’il stigmatise. Retournons donc à (certains de) ses romans...

    Philippe Djian. Ardoise. Julliard, 127p.


  • Ariel passant

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    ...C’est quelqu’un qui disparaissait dès qu’il se sentait aimé, et c’est quelqu’un dont on ne pouvait qu’aimer la douceur et l’attention délicate qu’il manifestait à tout un chacun ou chacune, plutôt chacune et les enfants et les animaux venant naturellement à lui - et ses fugues même ne pouvaient que lui valoir plus d’attachement, tant il était présent par ses absences sans qu’il n'y fût pour rien, sauf de n’être là que d'y rester pour y être passé…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui restent attentifs

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    Celui qui ouvre les yeux pendant la prière / Celle qui se retourne tout le temps par acquit de conscience / Ceux qui notent tout au fur et à démesure / Celui qui remarque l’enfant pauvre dans la rue où sa gouvernante le promène en laisse / Celle qui évite son oncle réduit à l’état d’homme-sandwich dans le quartier des théâtres au déplaisir de leur famille proche du Margrave / Ceux qui ont découvert la Malaisie et le centre de la Terre sous leurs couvertures / Celui qui rêve que la ville sur la colline se trouve inondée par les eaux noires de la lune / Celle qui sait maintenant de quels balcons tombent les jattes meurtrières / Ceux qui ont appris la puissance de la nature en observant les grands éboulements qui ont emporté les fabriques de briquets multicolores / Celui qui étouffe au milieu des meubles couverts de housses / Celle qui relit la 5e Promenade du rêveur solitaire dans son fauteuil à oreilles / Ceux qui ont un tendre souvenir des journées bordéliques de Summerhill / Celui qui cesse de prendre des notes quand le professeur nihiliste passe de la mort de l’homme à la pensée qui danse et ces trucs de vioques qui cherchent à renouer avec le rap / Celle qui n’a jamais été dupe de l’excessive considération que lui manifestait Pierre Bourdieu en sorte de lui prouver qu’il comprenait le peuple et même une coiffeuse de la rue des Etuves / Ceux qui se font cirer les pompes par Habib le Sage dans la médina de Tanger en échangeant des propos doctes sur la pléthore du signifié dans l’Ulysse de Joyce / Celui qui constate avec des sentiments mêlés que les jours grandissent tandis que sa mère décline / Celle que déprime la progression de la délinquance gratuite dans les bourgs cossus / Ceux qui ne font pas attention à la marche et ne s’en relèvent pas toujours ça dépend des cas, etc.  
    Image: Philip Seelen

  • Un grand roman choral

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    À propos du magnifique dernier roman de Sarah Hall, Comment peindre un homme mort, nouvelle découverte de Dominique Bourgois.

    par Claude AMSTUTZ

    Les moments de vrai bonheur en littérature, sans arrière-pensées ni idées préconçues, sont rares. Dominique Bourgois nous avait fait découvrir l’un des plus lumineux romans de l’année 2009 avec Lark et Termite de Jayne Ann Phillips, objet d’une critique dans le Passe Muraille no 79, en octobre dernier.
    Aujourd’hui, avec Comment peindre un homme mort de Sarah Hall, l’éditrice peut se réjouir d’être une nouvelle fois à l’origine de l’une des publications les plus époustouflantes de la présente rentrée littéraire, car c’est bien d’un chef-d’œuvre dont il est question ici.
    Quatre personnages interviennent au cours de cette histoire qui s’étend sur trente ou quarante ans, construite avec beaucoup d’habileté et d’élégance, autour d’un thème central : l’art, son fragile équilibre entre la création et la – souvent – banalité du quotidien, puis son glissement progressif vers l’autre face des êtres ou des choses, la réalité intérieure.
    Le récit de Giorgio, Le journal aux bouteilles, situé en Italie dans les années 70 – inspiré par le peintre Giorgio Morandi, selon l’auteur – est raconté à la première personne. Dans son atelier, proche de la mort, il se souvient de ses débuts difficiles dans la période ambiguë des années de guerre, des bouteilles qui représentent son thème artistique favori, ainsi que d’une de ses élèves, la fleuriste Annette Tambroni, atteinte d’une cécité irrémédiable.
    A son tour, aujourd’hui totalement aveugle, capable de voir l’invisible, de déceler ce qui véhicule les corps et les âmes – les sources d’épanouissement ou les terreurs – mieux que ce que les yeux peuvent cerner, cette fleuriste intervient dans l’histoire en Italie et son récit, La vision divine d’Annette Tambroni, se décline à la troisième personne. De même que Le fou sur la colline, celui de Peter Caldicutt, sculpteur désormais célèbre, qui a entretenu dans sa jeunesse une brève correspondance avec Giorgio, qu’il admirait. Tombé dans l’interstice de deux blocs de pierre, de nos jours en Angleterre cette fois-ci, il croit sa dernière heure venue et se remémore les failles de sa vie.
    Enfin, en Angleterre également, résonne la voix de Suzie, la fille de Peter, dans La crise du miroir. Photographe de talent, elle vit un terrible traumatisme depuis la mort accidentelle de son frère jumeau Danny. Son récit à la seconde personne est une invention de l’auteur vraiment originale qui se prête à merveille au personnage le plus bouleversant de ce livre, avec celui d’Annette Tamborini. « Annette voit, à travers la pesante substance des maisons et le corps des arbres, qu’il y a derrière chacun une petite lueur, un tison qui palpite. Une émeraude brille à côté du cyprès, les nuages miroitent d’une luminescence de nacre. Les spirales de fer du portail renferment l’esprit orange de la fonderie. (…) ses frères possèdent chacun un cœur dans lequel l’amour s’épanouit comme une fleur écarlate. »
    Roman choral, l’ouvrage capte l’attention dès les premières lignes, joue avec les apparences, la profondeur et l’interrogation du regard sur l’amour, le désir, la violence, la passion, le désespoir, la perte ou la mort, thèmes universels auxquels Sarah Hall a l’intelligence de ne pas imposer une (trop) juste réponse, mais au contraire suggère indirectement une réflexion chez le lecteur, la possible modification de son angle de vue sur le miroir, sur les autres.
    Au coeur de Comment peindre un homme mort, la quête identitaire et la douleur de la perte réunissent ces quatre personnages dont la destinée, progressivement, s’expose sous nos yeux à la vie, à la lumière, comme une nature morte en cours d’élaboration.
    À l’art revient le dernier mot de ce récit, avec un texte de Cennino d’Andrea Cennini, peintre du Moyen Age, extrait du Livre de l’art, livrant la dernière clef de ce roman exceptionnel : Son titre !

    C.A.
    Sarah Hall, Comment peindre un homme mort. Christian Bourgois, 348p.
    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, No 81, à paraître début mars 2010.

  • Ceux qui affabulent

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    Celui qui s’invente de nouvelles vies à la tête du client / Celle qui a tout dit à son psy de ce qu’il voulait entendre de Jason dont ils se partagent les faveurs sans se l’être jamais avoué / Ceux qui mentent pour ne pas peiner / Celui qui sourit de voir sa sœur Adèle corroborer les inventions de sa chronique familiale dont elle prétend se souvenir des moindres détails / Celle qui se rappelle tout haut ses amours romanesques au fil des conversations en pleine cohue de midi qu’elle tient dans le métro avec son portable éteint / Ceux qui ajoutent des épisodes à leur épopée guerrière qui se rapprochent de plus en plus de la vérité / Celui qui se dit moins menteur que Cendrars en précisant qu’il met Papillon bien plus haut que Moravagine / Celle qui n’a vu qu’une fois la Bonne Marie dans le poirier mais qui n’en parlera qu’à sa sœur laquelle ressortira le fait après son décès brusque en invoquant devant les médias la Vierge du Pêcher / Celui qui prétend que ce qui est vrai pour Martin ne l’est pas pour Justin avant de constater avec surprise que Martine et Justine ont reconnu la même vérité dans les méditations de Ron Hubbard / Ceux qui constatent que toutes les religions mentent sauf la leur / Celui qui ment avec un tel sourire qu’on en redemande / Celui qui prouve qu’il se sous-estime en prétendant ne jamais mentir / Celle qui fait semblant de croire Nathan qui fait semblant de ne pas lui mentir / Ceux qui bourrent le mou des vierges dures / Celui qui ne ment qu’à ses amis sachant que ses ennemis risquent de le croire / Celle qui acquiert une liasse de mensonges épistolaires de Greta Garbo à Drouot qu’elle prétend avoir décroché pour presque rien à son rapiat de milliardaire / Ceux qui jurent de dire LA vérité et RIEN QUE la vérité à ces menteurs de juges, etc.

  • Ceux qui glandent

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    Celui qui se tourne les pouces la moitié du temps dans la Salle de Marché de sa Banque d’affaires (la Crise est passée) et ne fout rien le reste du temps / Celle qui épie son voisin juste séparé d’un canon en espérant qu’il la remarque par la fenêtre entrouverte de sa salle d’eau (elle trouve super de penser « salle d’eau ») avant la prochaine fashion victim / Ceux qui se disent à la masse sur Facebook pendant qu’ils font des heures sup de repos mais ça c top hush / Celui qui se prétend à Courchevel alors qu’il est juste à court de liquide / Celle qui dit à Jean-Patrick qu’elle va se lancer dans la déconstruction sans se douter que ce truc est déjà plus ou moins vintage comme l’objecte son boy friend par ailleurs incapable de lui préciser si Derrida est plus cool que Lacan / Ceux qui téléphonent aux femmes de rupins du quartier des Oiseaux pour leur reprocher leur parasitisme social au nom des principes élémentaires d’égalité qui n’ont rien à voir avec Dieu sait quelle jalousie de bas étage en tout cas en ce qui les concerne / Celui qui a compris que le meilleur endroit du jardin public se situait tout près de la Buvette du Kurde dont l’ensoleillement permettait de stationner presque tout l’après midi à équidistance de la bière et des lycéennes préférant parfois les requérants interdits de travail aux frimeurs séchant les cours de Droit / Celle qui n’ose pas dire à ses camarades de fac qu’elle rêve de sentir sur sa peau de pêche la paluche du Kurde encore luisante de graisse d’agneau / Ceux qui ont toute une théorie sur le droit de ne rien faire tout en se disant qu’ils n’ont pas à se justifier dans une société qui ne les laissera pas de toute façon s’épanouir au niveau spirituel / Celui qui a tergiversé toute la semaine avant de se décider à payer un nouveau piercing à Léa / Celle qui peut passer des heures à la porte du Florida en attendant de rencontrer le beau Fabio par hasard alors qu’il est sorti par la porte de derrière pour dealer avec son cousin Dario / Ceux qui taxent d’improductifs les blaireaux qui n’ont pas compris qu’on peut multiplier le dinar comme les pains de Jésus avec de cette farine bien blanche qui se coupe facile, etc.

  • Ceux qui traversent la Volodina

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    Celui qui apprend en rêve qui sera le Roi des Rues / Celle qui sait la profondeur Du Puits / Ceux qui cartographient les désirs secrets / Celui qui selle le Grand Palindrome / Celle que le désamour fait se replier dans les orbes de la rêverie sans céder pour autant au dépit morne / Ceux qui mangent des livres sans être moines pour autant / Celui qui revêt le scaphandre à conférences lacustres / Celle qui arbore la mine antipersonnelle de la vierge ressentimentale / Ceux qui se méfient des purs du quartier de Bourgeoise Vertu / Celui qu’indigne la pratique de la Loterie à soins urgents / Celle qui connaît le dédale de traboules conduisant aux retraits des étages affectifs / Ceux qui se font masser le cœur par les chamanes sans mains / Celui qui reste réservé à l’approche des anges / Celle qui fréquente les géopsychologues aux pectoraux développés de choristes familiers des archétypes / Ceux qui ont dans les doigts la force de l’anaconda / Celui qui tire sa gaîté d’un bain matutinal dans la partie de la Volodina non contaminée par les pensées ethnocides / Celui qui a toujours pactisé avec les amis de ceux qui se disaient ses ennemis / Celle que l’opinion publique a vainement tenté d’éloigner du Roi des Rues et de sa garde rapprochée de Libres Danseurs / Ceux qui rappellent à l’enfant le conseil du Peintre de fermer les yeux s’il veut voir la mer / Celui qui sait d’expérience que toute honte bue délivre de l’ivresse de se flageller / Celle qui rôde sous les murs de la maison des fous en fixant le cordon de fil Bickford comme elle l’a appris en revoyant plusieurs fois Le Pont de la rivière Kwaï / Ceux qui tirent quelque orgueil pardonnable du fait qu’ils ont ramené le stock utile de pains de plastic d’un lieu secret sis par delà la Volodina / Celui qui rêve qu’explose la maison des fous sans être sûr de se réveiller pour en fuir avec la Volpina qui ne dort jamais que d’un œil sous sa frange de renarde / Celle qui s’impatiente de sentir bouger en elle le Saillant du poète / Ceux qui font une distinction fondamentale entre une virée le long du canal aux ordures et la revitalisante balade sur les rives de la Volodina qui virent tant d’imprudents piétistes tomber sous les balles des snipers des deux bords / Celui qui estime gagner au change en négociant ses dernières dame-jeannes de bière salée contre une seule plume Sheaffer à bec oblique / Celle qui accompagne les déplacements de la Cité Ambulante au titre de cheffe de succion des humeurs délétères / Celui qui prescrit l’ingestion quotidienne de pages de L’Invention des autres jours aux citoyens en déficit de Gai Trobar (joyeuse improvisation, NDLR) / Ceux qui s’agenouillent en silence devant l’ossuaire des moineaux dont ils se serviront pour fabriquer, au moyen des plus fins osselets, des lunettes à mieux voir ce qui est et des éventails pour assistants de clavecinistes, etc.

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    (Cette liste a été établie en marge de la lecture d’Invention des autres jours, saisissante rêverie poétique de Jean- Daniel Dupuy, parue le 1er mai 2009 aux étditions Attila, avec des dessins piranésiens de Georges Boulard. Fascinant dès le premier regard, ce kaléidoscope onirique et néocritique vaut ensuite d'être lu très attentivement et très annoté dans ses marges spacieuses par le lecteur voyageur en quête de merveilles métasophiques, de topologie affective et d'ethnoscopie pluridirectionnelle)

  • La geste des enfants perdus

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    À propos du premier roman de Sacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour.

    Par Matthieu RUF

    « A quatorze ans, on aime les tortures psychologiques. » Lucide, le narrateur de Mes illusions donnent sur la cour ne nous épargne rien. Il détaille sa vie de fils de riche, qui veut devenir adulte trop tôt, dans un Paris petit-bourgeois où règne le formatage. Un Paris nocturne, où à quatorze ans les filles en soutien-gorge, les garçons défoncés à la coke parlent comme des fantômes, baisent comme des robots.
    A dix-huit ans, Sacha Sperling fait preuve d’une patte d’écrivain étonnante de maîtrise et de cohérence. Malgré la lourdeur de certaines des sentences qui façonnent son style parfois télégraphique, le texte est tenu, lancé au lecteur comme en un seul geste de détresse et de fol espoir mélangés. Il est aussi construit comme une geste, celle, ironique, des exploits d’enfants perdus, orphelins de repères et d’autorité pour les guider. L’éternelle histoire des ados qui croient jouer avec le feu, sans se rendre compte qu’ils y impliquent leurs sentiments, viscéralement.
    Dans le train le ramenant des mornes vacances familiales, Sacha Winter rencontre un garçon de son âge, Augustin. Celui-ci l’emmène voler des jouets à Disneyland et c’est le début d’une sorte de voyage au bout de la nuit, d’une quête du « point où tout disparaît ». Par mimétisme envers Augustin, avec qui il « se sent adulte », Sacha fume des cigarettes et des joints, alors qu’il « n’aime pas beaucoup ça » ; il prend de la coke, il devient alcoolique et courbe les cours, il « sombre » enfin dans une spirale sexuelle avec son compagnon, d’abord secrète puis à demi assumée dans la honte. Mais si les soirées se succèdent où les jeunes de la nuit, « même plus sauvages, quasiment robotiques », reproduisent la mécanique du porno, le sexe avec Augustin devient bientôt tripal, et – avec l’alcool et la drogue – la seule échappatoire de Sacha enferré dans sa solitude, lui qui aimerait tant que ses excès « parlent pour lui ». Et fassent comprendre au monde, en premier lieu à des parents trop faibles, que le fils a besoin d’être aimé, véritablement, et n’aspire qu’à « se retrouver ».
    Le sexe devient amour, mais Augustin est un « vampire » qui prend tout sans rien donner. Le dernier mot est « mensonge » et le texte laisse un goût de désespoir. Sacha Sperling, petit génie ou provocateur facile ? Ni l’un, ni l’autre : un auteur à part entière qui dépeint le mal-être de l’adolescence avec les mots d’aujourd’hui. Et qui sait transformer cette quête de sens en poésie : « Dans l’orage, je ne sais plus si je respire. Je sombre puis je remonte, ivre de sel, bleu comme la glace. »

    Sacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour, Fayard, 2009, 272 p.

    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, au début de mars 2010. Un clic pour accéder à notre site : http://www.revuelepassemuraille.ch/


  • Drôle comme la crise...

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    Sur Les lois de l'économie, de Tancrède Voituriez.

    L'auteur, économiste de pointe, écrit avec un bonheur de trader enfin libéré du stress, qui aurait lu Paul Morand et quelques autres fins stylos de la ligne claire. Son dernier roman, en tout cas, est un pur régal nuancé d'amer chocolat pour dessert. C'est l'histoire au lendemain du crash de la banque d'affaires Lehman Brothers, des tribulations de Julien, qui grappille les millions dans une salle de marché de la Défense, en un moment de la crise où une petite erreur d'appréciation peut coûter son poste au responsable de la bourde, liquidé en moins d'une heure. Cela pour le fil rouge du roman, qui se faufile entre l'histoire de Susanna, belle Romaine qui a lâché le théâtre pour son trader au dam de son père communiste, et celle de Cortès le dramaturge à succès, créchant trois étages en dessous et en train d'achever une pièce qui réunit John Maynard Keynes et Virginia Woolf. La double compétence de Tancrède Voituriez, son autorité présumée dans le traitement du sujet (savoir: ce qui fait que les convictions de Keynes l'ont fait tantôt gagner un max et tantôt se crasher) et sa malice dans le détail des situations et l'observation en finesse des personnages, nous vaut un roman frais et léger sur fond de désastre dont on est tout consolé de vérifier qu'il profite à d'aucuns, merci pour eux.Très brillant de papatte, Tancrède Voituriez ne cesse de nous faire glousser de rire et nous apprend deux trois choses sur les secrets de l'économie, qu'on se fera le même plaisir d'oublier vite fait...
    Voituriez.jpgTancrède Voituriez. Les lois de l'économie. Grasset, 201p.

  • Le vertige de notre époque

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    À propos d'Un roman russe et drôle, de Catherine Lovey

    par Bruno Pellegrino 

    Catherine Lovey est décidément pleine de ressources et de surprises : non contente de s’imposer dès son premier roman, un remarquable Homme interdit (Zoé, 2005, Prix Schiller découverte), suivi en 2008 d’un étrange texte (Cinq vivants pour un seul mort), déroutant et peut-être plus ardu que le précédent, elle publie en ce début d’année Un roman russe et drôle – assurément russe (quoiqu’à sa façon singulière), souvent drôle, et surtout très réussi.
    Valentine Y., Suissesse d’une quarantaine d’années, écrivain, célibataire à multiples amants et sans enfants, s’intéresse de près au sort de l’oligarque russe Mikhaïl Khodorkovski, envoyé dans un bagne sibérien suite à l’affaire Ioukos. À vrai dire, plus que de simple intérêt, c’est de fascination qu’il s’agit ici, fascination de cette femme, narratrice des deux tiers du livre, pour un homme qui aurait pu sauter dans un avion et se la couler douce dans une île privée, et qui a choisi de se laisser emprisonner à proximité de puits d’uranium à ciel ouvert – hautement radioactifs, cela va de soi. « Dans mon regard à moi, le destin de cet homme-là constitue un signe », écrit Valentine.
    Le début du roman installe le lecteur dans une écriture très libre, dont le rythme a quelque chose d’addictif, d’enivrant, orchestrant une multiplicité de voix mêlées sans guillemets, organisées par des marques plus subtiles et plus efficaces que la typographie. Cette impression générale de grande liberté (ce style fluide et jubilatoire, et cette narratrice presque sans attaches, qui peut décider de partir quand bon lui semble) baigne une bonne partie du livre, bernant le lecteur comme il berne Valentine, que ses amis auront pourtant tenté de retenir : « Tout arrive dans un roman », lui dit son ami S. dès les premières lignes, « et si ça se trouve, tu vas faire de ce personnage méprisable, haïssable, un héros ». Elle finit tout de même par s’en aller pour Moscou, où elle fait un séjour que clôt une longue scène hallucinée et mémorable dans les rues de la capitale à la recherche d’une galerie d’art contemporain. La dernière partie du livre est constituée par les mails de Jean à une certaine Ioulia Ivanovna, qui devrait l’aider à retrouver la trace de Valentine, disparue en Sibérie.
    D’une construction en trois parties similaire à celle de Cinq vivants pour un seul mort, Un roman russe et drôle raconte également l’histoire d’un individu qui quitte tout pour un autre pays, et qui s’y perd, qui s’y dilue, au milieu d’une polyphonie moins inoffensive qu’il n’y paraît. Pas de doute, on est chez Lovey : non seulement au niveau de l’histoire (cette façon de jouer avec la fiction et la réalité, d’envoyer le lecteur sur toutes sortes de pistes laissées ensuite en suspens), mais surtout dans ce rythme de la phrase et du récit, cet art de mêler à une intrigue captivante l’observation très fine de certains travers contemporains. Et là, ce dernier livre frappe plus juste et plus fort que les précédents.
    Il y est question de notre époque, des gens, des choses de notre époque, avec sérieux et légèreté, avec beaucoup de pertinence et beaucoup d’humour, sans verser dans l’essai ni la caricature. « Tout a été expérimenté, je dis bien tout, voilà le vertige de notre époque. » On y découvre la Russie comme un pays où « l’absurdité n’appelle aucun commentaire », le pays du « bal triste » d’après 1989, ce « possible de pacotille ». Plus généralement, tout le livre est une sorte de dialogue entre l’avant et l’après, un tissage ironique et mélancolique sur ce qui a changé, pour le meilleur ou pour le pire. Et il devient d’ailleurs bientôt évident qu’il ne s’agit pas vraiment de la Russie, encore moins de Khodorkovski, mais de quelque chose de bien plus large, bien plus universel, une génération qui « se meurt de n’avoir plus aucune raison valable de mourir », « la gabegie en vrai », ce genre de choses.
    Un roman russe et drôle est russe, oui, et drôle, c’est vrai – mais il est aussi, d’une certaine manière, à désespérer : il n’y a ici d’échappatoires, de sursis, de rémissions, que lacunaires et ambigus : « S’en aller sur les routes, le nez baissé ou levé, c’est égal, parce que c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire quand on est vivant. »

    B.P.

    Catherine Lovey, Un roman russe et drôle, Éditions Zoé, 2010, 289 p.

    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, au début de mars 2010. Un clic pour accéder à notre site:
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  • Ceux qui formatent

     

    Panopticon882.jpgCelui qui tient un  registre journalier des noms de celles et ceux qui vont fumer sur le toit de l’Entreprise / Celle qui écrit à la direction de la Télévision pour se plaindre de la tenue excessivement voyante du présentateur vedette du TJ eu égard à la dignité de sa fonction financée par la et le contribuable à ce qu’on sache / Ceux qui se disent bicurieux au dam de toute identification claire au niveau de la sexualité libérée / Celui qui aligne ses employés pour les féliciter ou leur adresser un blâme collectif / Celle qui ne survivra pas à la levée du secret bancaire dont elle a fait son principe de vie depuis qu’elle gère la fortune d’un milliardaire bavarois devenu son amant malgré son bec-de-lièvre et après un long siège / Ceux qui ont vu des fortunes colossales s’effondrer avec une jouissance secrète bien plus intense que la petite secousse surévaluée d’un orgasme trimestriel / Celui qui surveille les marches arrière du fils du voisin ce crâneur roulant BMW qu’il se réjouirait de désigner à l’attention de la police du quartier /   Celle qui estime que rouler japonais est un début de trahison chez des employés du service public même en voie de privatisation / Ceux qui redimensionnent chaque semaine leur cheptel de clandestins nettoyant les chiottes de l’Entreprise / Celui qui enrage de n’avoir pas encore atteint le format d’un membre viril occidental classique en dépit de traitements plus ou moins onéreux / Celle qui ne se formatise pas des écarts de langage de son neveu Léo que son père pédant tend à tancer / Ceux qui ont un cerveau carré et des pieds plats correspondant aux nouvelles normes globalisées, etc.

    Image: Philip Seelen 

  • Le héraut du neuf

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    À propos de l'autobiographie de J.G. Ballard, La Vie et rien d’autre

     par Jean-François Thomas

    En juin 2006, l’écrivain britannique James Graham Ballard apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate. Sur le conseil de son médecin, il commence en janvier 2007 la rédaction de son autobiographie, qui paraît l’année suivante sous le titre The Miracle of Life. L’écrivain décédera finalement de sa maladie en avril 2009. La Vie et rien d’autre a paru en français à la fin de l’année dernière.

    J. G. Ballard s’était déjà livré à un tel exercice en publiant Empire du soleil (1980), dont Steven Spielberg a plus tard tiré le film éponyme, autobiographie romancée de ses années de jeunesse. Dans la première partie de La Vie et rien d’autre, il revient sur sa peu banale enfance. Né à Shangai en 1930, le jeune Ballard explore cette «grande ville européenne, créée par des entrepreneurs britanniques et français, puis hollandais, suisses et allemands ». Le lecteur le suit comme guide dans une Chine d’autrefois, à l’ambiance Lotus Bleu de Tintin : concession internationale, riches européens méprisants et alcooliques, malheureux chinois exploités, torturés, mourants dans l’indifférence, bars et bordels, violence omniprésente. La vie coloniale dans tous ses fastes et sa cruelle inhumanité. Très vite, Ballard prend conscience qu’il existe deux mondes différents.

    En 1941, sitôt après l’attaque de Pearl Harbor, Shanghai passe sous contrôle japonais. La famille Ballard est enfermée dans un camp d’internement à Lunghua. Le futur écrivain va y vivre son adolescence. Il y connaîtra la faim, le froid, la barbarie des soldats japonais, mais y développera aussi une admiration pour les Américains.

    A seize ans, libéré, il gagne l’Angleterre. Le pays lui apparaît sale, triste, dévasté; vainqueur mais vaincu. Se pose alors pour lui la question de son identité, qui aura une forte influence sur son destin. « Sans doute me poussa-t-elle aussi à devenir un écrivain voué à prédire et, si possible, à provoquer le changement. »

    Grand amateur de cinéma, il découvre avec passion le surréalisme. «J’avais la nette impression, je l’ai d’ailleurs toujours, que la psychanalyse et le surréalisme ouvraient les portes de la personnalité humaine et de la vérité de l’être, mais aussi mes portes personnelles ». Plus tard, l’art moderne rejoindra son univers. Plus que de littérature, d’ailleurs, c’est surtout d’art que Ballard nous parle dans cette autobiographie. Notamment d’une exposition, This is Tomorrov (Londres, 1956), considérée comme l’acte de naissance du pop art.

    Après deux ans d’études de médecine, il gagne un concours de nouvelles (1951) et décide de devenir écrivain. Erre une année en Lettres, avant de vendre des encyclopédies au porte-à-porte puis de s’engager dans l’armée pour devenir pilote, un vieux rêve. En stage au Canada, il découvre la science-fiction américaine, alors en plein essor, dévore les magazines spécialisés et rédige des nouvelles. Il se donne un but : «J’allais intérioriser la science-fiction, à la recherche de la pathologie qui sous-tendait la société de consommation, le paysage télévisuel et la course aux armements nucléaires, vaste continent vierge de possibilités fictionnelles inexplorées». Contrairement aux idées communément admises, Ballard pense en effet que raison et rationalité sont impuissantes à expliquer le comportement humain et que, quelque part au fond de lui, l’homme aime commettre des atrocités. Pour Ballard, la science-fiction doit s’intéresser à l’espace psychologique, ce qu’il nomme « l’espace intérieur». Cette vision non conventionnelle l’empêchera d’accéder aux magazines américains, qui jugent ses textes trop subversifs.

    Sa rencontre, puis son mariage (1955) avec Mary Matthews, eut une influence décisive. En effet, Mary crut dur comme fer, dès le début, que son époux allait devenir un grand écrivain. Il publie sa première nouvelle en 1956. Trouve un travail de rédacteur dans un hebdomadaire, Chemistry & Industry. Trois enfants naissent de leur union : James (1956), Fay (1957) et Beatrice (1959).

    Un nouveau drame l’atteint en 1963, avec la mort de son épouse, des suites d’une infection contractée après une opération de l’appendicite. Ballard devient alors, avant la coutume, un homme au foyer, s’occupant de ses trois enfants. Et il écrit. C’est un homme tranquille, un père aimant, très loin de l’image de l’écrivain provocateur, de l’auteur à scandales de Crash ! et de La Foire aux atrocités, que l’on peut avoir de lui. L’amour que ses parents et ses grands-parents ne lui ont pas donné, il a su le découvrir pour l’offrir à ses enfants.

    Vers la fin des années soixante, il rencontre Claire Walsh, qui deviendra sa seconde épouse et l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie.

    La Vie et rien d’autre porte bien son titre. On ne trouvera pas dans cette autobiographie les secrets d’écriture de l’un des plus grands romanciers de langue anglaise. Bien sûr, Ballard y évoque ses succès littéraires, ses amitiés, et ses déceptions. Mais surtout, on suit l’histoire d’un homme, dont l’optimisme et le bonheur sont présents tout au long de sa vie, en dépit des vicissitudes qui le frappent. Un honnête homme qui conte en mots simples et en phrases sobres, avec souvent le sens de la formule, son parcours à travers le vingtième siècle, en des pages émouvantes et parfois bouleversantes.

    JFT

    J. G. Ballard. La Vie et rien d’autre. Denoël, 291 p.
    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître au début mars. Pour en savoir plus: http://www.revuelepassemuraille.ch

  • Ceux qui se cherchent un Agent

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    Celui qui a compris qu’un best seller c’est sujet-verbe-complément et se fait superchier depuis sept mois à faire du sujet-verbe-complément dans la cuisine où son projet ne dérange pas Monique et les jumeaux / Celle qui constate juste que son Eugène est très tendu depuis qu’il écrit le Best qu’il a demandé à son cousin Jean-Paul de gérer en tant qu’Agent pour l’Europe / Ceux qui bossent en atelier d’écriture sur la notion d’Incipit / Celui qui se plaint que tel poète minimaliste à la con ait obtenu des subventions pour son prochain recueil alors que son Best annoncé n’a rencontré que des moues dubitatives des commissions culturelles / Ceux qui savent par cœur le dernier Marc Levy que leur conjointe leur a raconté dans le jacuzzi ou sur l’oreiller / Celle qui se sent moins seule en constatant que toutes les femmes de la rame 12 du TGV Lyria se sont endormies sur leur Marc Levy quelque part dans un lit King Size / Celui qui découvre tout à coup que le sujet-verbe-complément de Marc Levy n’obéit pas au même rythme que celui de Guillaume Musso / Celle qui suggère à son amant Paul de lire L’élégance du hérisson pour qu’il se rende enfin compte qu’une concierge accro à Tchouang-tseu ne relève pas forcément de l’impossibilité bio-sociologique / Celui qui vexe sa colocataire japonaise en lui reprochant de ne lire que des mangas franchement sado-masos / Celle qui kiffe moyen De la grammatologie de Jacques Derrida que son prof lui a dit hyper-important pour comprendre le nouvel enjeu de la théorie littéraire post-moderne sans quoi t’as meilleur temps de faire serveuse dans un Mc Do qu’un Bachelor basique / Ceux qui disent franchement à Eugène qu’ils ne le voient pas en tête de gondole avec de si jolis jumeaux et Monique réellement épanouie / Celle qui écrit à Godard pour lui demander s’il ne pourrait pas le conseiller dans l’écriture d’un thriller déconstruit / Ceux qui entendent dénoncer le néo-fascisme libéral de la Télévision suisse dans le scénario radical qu’ils soumettent au producteur connu pour être une taupe d’ATTAC ou un truc comme ça /  Celui qui se trouve déstabilisé par la remarque de son coach de l’Institut littéraire qui lui conseille de voir tous les Derrick pour mieux objectiver les données socio-psychologique de l’observation fine en Allemagne du Sud / Celui qui se dit prêt à faire des concessions à l’écriture mainstream genre Martin Suter sans préciser que ça l’arrangerait d’éponger ses dettes de poker / Celle qui explique à son auteur qu’un bon roman doit au moins aligner cinq femme dont une fashion victim pour atteindre le minimum de 5000 lectrices sans quoi c’est tant pis pour vous Jean-Gab / Ceux se sont détournés de leur collègue Eugène M. quand ils ont vu son Best en tête de gondole et appris par les libraires qu’il restait tout simple en dépit de son succès phénoménal.

    Image : Philip Seelen      

  • Ceux qui errent dans les étages

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    Celui qui ne sait plus à quel dessein se vouer / Celle qui n’a plus aucune nouvelle de ses enfants diplômés / Ceux qui ne voient plus aucune secte ou société qui puissent les accueillir en leur giron / Celui qui vend à des millions d’exemplaires ses romans de gare qui ne l’intéressent plus ni ses droits d’auteurs non plus sauf qu’ils lui permettront de se retirer au Mont Athos d’où il envisage de lancer une Série Mystique pour public initié / Celle que l’Académicien a casée dans son dernier roman en lui faisant un passé de junkie croate non mais t’imagines la honte / Ceux qui travaillent à un logiciel de narration populaire de qualité / Celui qui écrit un roman porteur d’espoir et clairement orienté du point de vue développement durable / Celle qui recherche un livre propice à son épanouissement à tous les niveaux et qui ne lui demande pas trop de réfléchir / Ceux qui lancent une Association d’Aide aux Traders qu’ils pensent financer par des récoltes auprès des épargnants solidaires / Celui qui explique à sa voisine Sarah que l’antisémite Céline estimait la parole « Aimez-vous les uns les autres » typique de la manœuvre de déstabilisation juive visant à affaiblir l’Occident aryen / Celle qui constate dans un cocktail que le romancier spiritualisant Paulo Coelho n’a du Guerrier de Lumière que le feu des diamants de ses dix bagouzes / Ceux qui commercialisent la pilule du surlendemain à l’usage des femmes oublieuses ou convaincues que deux tu l’auras pas valent mieux qu’un tiens maintenant ça te concerne mon petit / Celui qui estime que le philosophe moustachu Friedrich Nietzsche apparaît aujourd’hui comme le Baptiste annonciateur de  Philippe Sollers le glabre Nouveau Messie français / Celle qui se dit la Vestale du Secret tout en remarquant que sa lutte contre le poil continue / Ceux qui ont la conscience tellement tranquille qu’on se demande si elle est encore mobilisable pour les Nobles Causes genre tri citoyen des déchets non biodégradables, etc.

    Image : Philip Seelen

     

     

  • Ceux qui tutoient Amadeus

    Panopticon54.jpgCelui qui rebondit ce matin bleu comme un lièvre blanc / Celle qui habite à merveille son prénom de Luciole / Ceux qui éteignent la médisance d’un sourire lointain / Celui qui a appris la joie dans les pires difficultés / Celle qui égaie sa mère grabataire en imitant des chants de passereaux de nos pays et environs/ Ceux qui estiment que chaque matin est le premier du monde / Celui qui parle du nez comme un phonographe du temps des 78 tours / Celle qui dit se bien entendre avec la peau de son conjoint Paul-André / Ceux qui se marrent tout seuls dans la foule de l’heure de pointe on ne sait trop pourquoi ni eux non plus / Celui qui parle à Mozart en regrettant qu’il soit mort si jeune mais en l’assurant de ce que sa musique l’aide à positiver au Bureau des réclamations dont il tient le guichet le vendredi / Celle qui se rappelle le crâne sourire de son fils Aurélien quand le Docteur lui a fait comprendre qu’elle le quitterait bientôt / Ceux qui aiment ce monde qui jamais ne fait la gueule / Celui qui a compris que c’est en agressant la toile qu’il en tirerait le portrait de sa Douce / Celle qui conseille à sa fille de ne rien faire à la va-vite et surtout pas l’amour et ses lettres à son père le taulard / Ceux qui sont obligés de voler très bas pour épandre de l’insecticide et risquent ainsi de tomber comme des mouches hélas c’est comme ça / Celui qui hésite à noter dans son mémoire de Master que Faulkner apprécie le fond de culotte des petites filles qui montent dans le poirier / Celle qui s’exclame « faites entrer les fauves ! » quand elle se met à sa table à écrire de romancière mystique sur les bords / Ceux qui considèrent leur enfance comme la seule expérience divine qu’ils ont faite de première main, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Bienvenue à Gestapoland

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    Réponses à Yann Moix (2)

    Moi l’autre : - Donc la Suisse, à en croire Yann Moix, serait un Gestapoland…
    Moi l’un : - Eh mais, là encore, on peut aller plus loin. L’an dernier, paix à son âme, Jacques Chessex a même prétendu que l’origine d’Auschwitz se trouvait à Payerne où eut lieu, c’est vrai, l’immonde assassinat d’un Juif…
    Moi l’autre : - Un Juif pour l’exemple n’était-il pas un livre nécessaire ?
    Moi l’un : - Je ne dis pas le contraire. Mais le marketing qui a entouré ce livre m’a semblé plus douteux. Par ailleurs, il a été largement lu et commenté, par un lectorat qui l’a globalementapprouvé, ce qui met du plomb dans l'aile du Gestapoland. En outre, on ne cesse depuis des années de parler de Chessex comme d’un grand écrivain, en France autant que dans notre pays, alors même que ces nuls de Suisses sont supposés détester les artistes.
    Moi l’autre : - À ce propos, Yann Moix espère être arrêté comme Polanski…
    Moi l’autre
    : - Aucune chance, hélas, même s’il était délinquant sans papiers. Et puis, selon sa logique, il faudrait qu’il ait du talent, puisque c’est ça que nous détestons.
    Moi l’un : - Passons. Mais puisque c’est de Gestapoland que nous parlons, et que Moix nous taxe également de dictature molle (un de nos romanciers, très estimables par ailleurs, nous a déjà fait le coup dans son Soft Goulag), je recommanderais à cet ignare absolu de notre histoire de mettre le nez dans les Entretiens avec Jean-François Bergier (Zoé, 2006), où l’ancien président de la Commission indépendante d’experts suisse et étrangers (dont l’historien Saul Friedlander…) qui ont établi le fameux rapport sur les relations de la Suisse avec l’Allemagne durant la Deuxième guerre mondiale, expose ses incroyables tribulations. Cela ne prendra pas à Moix plus d’une heure de lecture, et c’est intéressant pour tout le monde. On pourra s’en tenir aux pages 59 à 137. On y verra combien l’accusation de Moix, faisant de la Suisse un pays globalement soumis à Hitler, est mensongère. On y verra aussi combien les cas scandaleux de refoulements de réfugiés à nos frontières ont fait l’objet d’études sérieuses et houleuses. On y voit la terrible intrication des intérêts multiples (politiques et économiques, humanitaires ou militaires et diplomatiques), le souci d’établir les faits avec l’aval de la Confédération et l’obligation pour toutes les parties d’ouvrir les archives. On y voit des historiens et des juristes mis sous la pression de l’opinion publique et des médias. On y voit apparaître une accusation accablante, mais tronquée et citée hors contexte, qui a soulevé le débat le plus largement médiatisé : « Les autorités suisse ont contribué – intentionnellement ou non – à ce que le régime national-socialiste atteigne ses objectifs ». Mais dans quelles circonstances précises ? C’est ce dont Moix se fiche évidemment ! Et la population suisse a-t-elle aidé les nazis à « atteindre leurs objectifs ». Moix n’en a que faire, lui que la haine absolue fait aboutir à la même conclusion que ceux qui prônent la destruction d’Israël…
    Moi l’autre : - Là tu y vas fort.
    Moi l’un : - C’est vrai et j’ai tort. Comme ont tort ceux qui réagissent si vivement aux provocations de ce pamphlétaire de carton-pâte. On parle maintenant d’interdire son livre à venir ! Foutaise. Même comédie qu’avec celui de Chessex. Marketing de bas étage…
    Moi l’autre : - Pissat de rat ! S’il savait seulement ce que les vrais écrivains ont écrit sur ce pays…
    Moi l’un : - Tu te rappelles Dürrenmatt balançant ses quatre vérités devant les huiles du pouvoir, en présence de Vaclav Havel ? Comme quoi notre Suisse bien aimée était une prison sans grilles dont les habitants étaient les gardiens…
    Moi l’autre : - Si je me rappelle ! Et là ça a fait vraiment mal, au point qu’aucun des grands politiciens présents ne sont venus lui serrer la main à la sortie.
    Moi l’un : Donc y en a point comme nous pour nous critiquer. Mais là on arrête, sous peine de devenir aussi cons que Moix...

  • La Suisse n'existe pas

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    Réponses à Yann Moix (1)

    Moi l’autre : - Donc Yann Moix prétend que la Suisse est un pays inutile…
    Moi l’un : - Je lui donne pleinement raison. De même que la poésie est inutile et que la musique est inutile et que le reflet des montagnes dans le lac est inutile, là-bas au bout de notre jardin suspendu. Mais Yann Moix ne va pas assez loin… 
    Moi l’autre : - Comment l’entends-du ?
    Moi l’un : - Yann Moix, de toute évidence, ne sait pas de quoi il parle. S’il le savait, il ne perdrait pas une seconde à en parler, tant il est vrai que La Suisse n’existe pas. Le constat date de l’Exposition universelle de Séville de 1992, et le concept, devenu cher aux fonctionnaires de la culture helvétique, toujours en veine de marketing, avait été fixé par le fameux slogan du graphiste Ben, dont l’inexistence rayonne depuis lors. Mais l’idée, la conviction que la Suisse n’existe pas s’étaient bel et bien répandus, déjà, depuis quelque temps... Probablement depuis le temps où quelque chose d’assez inexistant, qui se veut une sorte de ministère de la culture, a commencé de croire qu’il existait.
    Moi l’autre : - Yann Moix prétend, aussi bien, que la culture suisse n’existe pas. Selon lui, pas un génie littéraire ne serait apparu depuis Rousseau, que les Suisses ont pour ainsi dire annexé à son insu. 
    Moi l’un : - Yann Moix est excusable, car il ne sait rien. On pourrait évoquer Benjamin Constant, ou Cendrars, ou Ramuz, ou Walser, ou Frisch et Dürrenmatt, entre quelques autres pointures de dimension européenne (on citera Rougemont dans la foulée), rien que pour la littérature, mais à quoi bon ? La culture commence  ou finit le préjugé grossier, et tout ce que dit Yann Moix relève de ce sous-produit. Un Henry Miller, un Céline, un Buzzati furent ramuziens à outrance, bien avant que Ramuz n’entre dans La Pléiade. Mais Ramuz n’existe pas pour qui ne  l’a pas lu, et inversement. Donc Yann Moix n’existe pas…
    Moi l’autre : - Cependant Roman Polanski existe.
    Moi l’un : - Certes, puisqu’il a raffolé du Jean-Luc persécuté de Ramuz, comme il me l'a dit lui-même. C’était un soir au coin du feu, à Gstaad, le soir même où Ludmila lui a filél sa recette du vin chaud…
    Moi l’autre : - Parce qu’il faut dire que Polanski adore la Suisse…
    Moi l’un : - Ne nous égarons, mon cher, pas dans les platitudes à la Yann Moix…
    Moi l’autre : - Mais que penser alors de la décision policière d’arrêter Polanski ?
    Moi l’un : - Bah, tout a été dit à ce propos. Pour ma part, je l’ai trouvée judiciairement logique, mais humainement lamentable. Yann Moix s’en prend à « la Suisse » sans voir que « la Suisse » allait recevoir Polanski en toute bonne foi et lui rendre hommage, par l’entremise du chef de l’Office fédéral de la culture, Jean-Frédéric Jauslin , alors que « la Suisse »  policière préparait un jeu de menottes aux ordres de la justice internationale. Or quand Yann Moix en appelle aujourd’hui à « la Suisse » afin qu'elle se lève comme une seule pour « libérer » Roman Polanski, il montre plus que son ignorance crasse des rouages de la démocratie : sa stupidité de  démagogue simplificateur. De fait cette Suisse qu'il fantasme n'existe pas...
    Moi l’autre : - Mais « pourquoi tant de haine », comme on dit chez les jeunes filles bien élevées ?
    Moi l’un : - Pour vendre son prochain livre, darling.
    Moi l’autre : - Et n’y a-t-il pas du vrai, malgré tout, dans ce qu'il dit sur la Suisse et les Juifs pendant la guerre, la Suisse et les Américains, la Suisse et la Libye, entre autres graves accusations ? 
    Moi l’un : - Il y a  plus que du vrai mais cette vérité véritable, avec ses multiples aspects, lui échappe complètement. Sa haine est celle de l’ignorance imbécile. Podium, signé Yann Moix,  en est la preuve. Podium est d’abord un livre inepte, ensuite un film inepte, qui situent le niveau mental de Yann Moix. Malgré le charmant Benoît Pelvoorde, on n’est pas chez les Belges et Yann Moix n’est pas Baudelaire. Je peux te dire, moi, que telle  année, sous l’uniforme de commandant en chef de l’armée suisse, le général Guisan rédigea une note selon laquelle il fallait désormais considérer les Juifs comme des ennemis de l’intérieur. Cette note m’a sidéré et attristé. Par ailleurs, des Juifs ont été refoulés à nos frontières: on le sait. Mais la Suisse fut aussi un refuge salvateurs, pour beaucoup de Juifs aussi. La politique générale de Guisan ne fut pas d’un sous-ordre d’Hitler, contrairement à ce que prétend Yann Moix. Cela étant,   cette période a suscité une révision critique approfondie, qui a produit ce qu’on appelle le Rapport Bergier. Ledit rapport sur la Suisse pendant la seconde guerre mondiale est disponible dans une version simplifiée « pour les écoles », mais je me demande si elle est accessible à un Yann Moix…
    Moi l’autre : - Autre chose ?
    Moi l’un : - Non, cela ira pour ce soir. Mais peut-être demain. Si tu me lances sur la Suisse…

  • Le tout bon type

    n1058222313_30176484_674.jpg…Quand on a sorti le Léonide de la tourelle refroidie l’était comme un rôti oublié au four, n’en restait que du noir, que du charbon dans les orbites, ça sentait encore le grillon brûlé malgré que c’était un Renault à blindage renforcé, en tout cas rien à montrer à la veuve, donc ce qui était enterré là-dessous on ne sait pas trop, mais le médaillon, ça, ça reste tout Léonide avec son air de bon gars qu’on a tant regretté à l’Amicale de l’Avenir…
    Image : Philip Seelen

  • Magies d'un ange cabossé

     

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    Rencontre avec Jean-Jacques Schuhl. Paris, janvier 2010.

     

    Dix ans après le Goncourt à Ingrid Caven, l’écrivain revient avec

    un essai de roman noir tournant à l’autofiction à facettes.  

     

     

    Ange ou démon ? Telle est la question que vous vous posez après une heure passée chez cet étrange Monsieur qui éclate une dernière fois de son grand rire caverneux et vous lance comme ça :  « Je suis si romanesque, n’est-ce pas, si romanesque ! »

    L’exclamation traverse d’ailleurs son nouveau roman, Entrée des fantômes, de part en part. Et de fait, comment ne pas trouver romanesque un personnage logeant en marge du roman du monde, entre voitures noires de gens de pouvoir et paillettes. Juste à côté, rue de Varenne, à Paris (France), d’une plaque commémorant le passage sur terre d’un certain Talleyrand, diable boiteux de la politique survivant dans la même rue sous les masques du Premier ministre et de ses sbires. Et les paillettes ? C’était hier soir, au Ritz, avec Kate Moss.

             Quoi, Monsieur ? LE Ritz de Proust ? LA Kate Moss du gang  Depp&Doherty ? Ah mais, le petit Marseillais juif alsacien fils d’Ashkénazes ne fabule-t-il pas pour le journal suisse ? « Je suis si romanesque ! », se défend-il en levant les yeux vers les antennes paraboliques de la nouvelle Russie plantées sur l’immeuble voisin. Et le Goncourt 2000 de suivre notre regard vers la vitrine aux reliques où jouxtent les tirage de tête d’  Ingrid Caven et sa traduction allemande à l’effigie de sa compagne : « Ingrid est ces jours à Berlin. » Lectrice infaillible de ses manuscrits, à ce qu’il précise : «Tout à l’oreille, à la fois actrice et musicienne, ne m’en passe pas une ! ». Or lui aussi, pour la musique, est à sa plus fine pointe dans son Entrée des fantômes. Pas tant jazz que Satie, d’ailleurs. Comme en peinture, se réclamant des artistes pop à la Rauschenberg plus que des « collages » qu’on lui colle.

    Du côté des clichés, c’est d’ailleurs sa fête ses jours dans certains journaux parisiens : trop Parisien justement, trop glamour recyclé, dandy flapi et autres amabilités. Mais lui, du geste  princier d’écarter les vilains, comme il écarte l’air dégoûté le soupçon qu’il puisse écrire sur « ordi » et se « connecter » sur Facebook, de renvoyer à son livre : « Et puis, par la suite c’est allé trop vite, la trashlangue, le zapping, le rap, le verlan, le digital, l’électronique. J’ai plus cherché à m’adapter, au contraire, j’ai parlé de plus en plus lentement, avec de plus en plus de heu…heu ».

    Or Jean-Jacques Schuhl, qu’on croit branché frimeur, serait plutôt du genre discret à protection bidon: « Le gens gagnent à être connus, ils y gagent en mystère. » Même pas un coin de voile levé, pour le journal suisse, sur une enfance difficile ou facile ? Essayé pas pu. Un « produc » s’y essaie sans plus de succès dans le roman : « Et si on f’zait l’scénar avec ta biogr ?! »

    Rire caverneux et retour au romanesque de la première partie se la jouant roman noir avec une simili Kate Moss et un cardinal : essayé pas pu, à son tour. Et la suite ou le biographique devient romanesque à délices à l’approche de cet écrivain qui refuse mordicus de se faire opérer des hanche. « Peur de guérir ? », hasarde le journal suisse.  Alors l’homme blessé de se faire plus grave : « Crainte surtout de ne pas me réveiller… »

                                                  

    Autant dire : lui défendre de rêver éveillé ! À lui qui dit ne pas aimer raconter d’histoires : l’en empêcher pour de bon ! À lui qui dit ne pas aimer le théâtre : lui interdire de jouer le plus vilain des vilains, M. le maudit ou Richard III de Shakespeare ! À lui qui dit ne pas aimer l’harmonie : l’obliger à marcher droit…

    Une oasis de poésie

    Baudelaire (le poète, pas la marque de produits de beauté) qualifiait ce bas monde en ces termes: « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui », et le baudelairien Jean-Jacques Schuhl ne dit pas autre chose en bricolant son oasis de beauté et de musique dans le désert de la laideur et du boucan : « Aujourd’hui presque plus de rêve face à cette trop forte réalité ».

    Dans la première partie d’Entrée des fantômes, qui se la joue roman noir d’anticipation, avec un mannequin téléguidé et un cardinal, une histoire se cherche, qui rappelle les contes oniriques de Borges et Onetti, silhouettés dans le vague somnambulique et hyperprécis à la fois. Puis s’ouvre La nuit des fantômes, avec ses personnages en quête de l’Auteur qui les rêve, toupie au bord d’un abîme et ciselant ses formules, du genre : « Il n’y a rien de plus vide qu’une piscine vide ».

    Pour consoler le cardinal du début, celui-ci se réincarne en poisson d’ornement, alors que réapparaît le stylo à minuscule lanterne magique du mannequin initial.  Dans la foulée, on a passé par une pharmacie élyséenne où « dialoguent » les vocables de la maladie et de la beauté : Nalbuphine fait de l’œil à L’Oréal et Dolosal à Kapanol. Côté poids du monde, un Docteur a trouvé que les radios de l’Auteur avaient l’air disloqué des peintures de Bacon. On répare ? Des clous: L’Auteur, quitte à lui faire la pige,  jouera de ses effets très spéciaux à lui pour exorciser l’horreur et l’ennui.

     

    Jean-Jacques Schuhl. Entrée des fantômes. Gallimard, collection. L’Infini, 142p.

     

     

     

     

         

  • La dernière provoc de Jacques Chessex

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    Maître de style à son apogée, l’écrivain célèbre la liberté de l’artiste et fait la pige à la mort dans son roman posthume. En Suisse, le livre sera vendu sous cellophane par crainte de suites judiciaires. Sacré coup de pub.

     

    Le démon de l’écriture aura hanté Jacques Chessex jusqu’au dernier mot de son dernier roman. En quatre lettres de feu et de glace : le mot de mort. Ce mot est tiré de deux vers du poète romantique Eichendorff que cite à la fin du livre une « rose doctoresse » de la clinique lausannois La Cascade (cherche la clef à sa source, gentil lecteur…) assise sur le muret jouxtant la Tour Haldimand et tenant sur son ventre le crâne de ce M. de Sade qu’on appela le « divin marquis », tenu pour le Diable par l’Eglise et dont la mâchoire semble bouger encore: « Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? »

    La réponse foudroya prématurément Jacques Chessex, au soir du 9 octobre 2009, mais la question demeure, qui traverse Le dernier crâne de M. de Sade et cristallise en figure de contemplation que des siècles d’art et de littérature ont appelée Vanité : crâne exhumé de la tombe de Yorick, devant lequel Hamlet psalmodie son «être ou ne pas être », têtes de mort peintes ou moulées que le mortel contemple avec mélancolie.

     Sexe à mort

    La mort et le sexe, plus précisément ici le sexe à mort dont le plaisir est torture, constituent la substance explosive du dernier roman de Jacques Chessex dont la fascination pour Sade, athée absolu, contredit absolument son propre « désir de Dieu » maintes fois réaffirmé et donnant son titre à l’un de ses plus beaux livres.

    Le dernier crâne de M. de Sade relate les derniers mois de la vie du philosophe, de mai à décembre 1814, à l’hospice des fous de Charenton où il est enfermé depuis onze ans en dépit de son « âme claire ». Donatien-Alphonse François de Sade est alors âgé de 74 ans.  Son corps malade est brûlé dedans et dehors, « et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle ». Il n’en continue pas moins d’assouvir ses désirs fous. Or, « un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».

    Lesdites « scène sales » se multiplient avec la très jeune Madeleine,  engagée dès ses douze ans, fouettée, piquée avec des aiguilles et qu’il force à dire « ceci est mon corps » quand elle lui offre ses étrons à goûter. Et de se faire sodomiser par la gamine en poussant d’affreux cris. Et de la payer à grand renfort de  « figures », comme il appelle sur son Journal les espèces sonnantes qui suffisent à calmer la mère…

    Pour faire bon poids de perversité et de sacrilège, le « vieux fou » exige du jeune  abbé Fleuret  qui le surveille, autant que de ses médecins, de ne pas autopsier son cadavre et de ne pas affliger sa tombe d’aucune « saloperie de croix ». Et de conchier enfin la « sainte escroquerie de la religion »…

    Un saint « à l’envers »

    Mais pourquoi diable Jacques Chessex est-il si fasciné par l’extravagant blasphémateur dont il compare le crâne à une relique, et dont il dit qu’il y a chez lui « la sainteté de l’absolu ». Le démon de l’écriture, et le défi à la mort, sont sans doute les clefs de ce quasi envoûtement, qu’il fait passer à travers son fétichisme personnel (vois, gentille lectrice, les obsessions du Chessex peintre…) et ses fantaisies baroques.

    « M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses », écrit Jacques Chessex par allusion évidente à sa propre liberté d’artiste, maître de style souvent éblouissant en ces pages, et à sa propre approche de l’absolu.

    Jacques Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade. Grasset, 170p.

        Chessex18.jpg

    Chessex2009.jpgUn écrivain hanté par le sacré

    Du premier récit significatif de Jacques Chessex, La confession du pasteur Burg, à ses deux derniers livres parus, Le dernier crâne de M. de Sade et La vie nouvelle, les figures de Dieu, du sexe et de la mort ne cessent de se croiser dans cette œuvre foisonnante et cohérente jusque dans ses contradictions. Quelques titres pour nourrir le débat…

    J Serge Molla, Jacques Chessex et la Bible,  Labor et Fides, 2002.

    En perspective cavalière, le pasteur vaudois montre à quel point l’œuvre de Chessex est « travaillée » par les thèmes et les figures du judéo-christianisme. « J’écris des romans parce qu’il y a Dieu le Père. Ou son absence. Ou la toute-présence du Père. Ou la décision, l’intuition de le fuir »… Un bel essai dialogué ou se ressent, aussi, l’omniprésence de la luxure et de la mort.

    J Jacques Chessex, L’économie du ciel. Grasset, 2003.

    Les personnages de Burg et de Jean Calmet, entre autres pécheurs en butte au conformisme social, resurgit dans la figure d’un père abuseur et, peut-être, assassin. Au cœur d’une dramaturgie personnelle jamais exorcisée.

    J Jacques Chessex, Le Désir de Dieu. Grasset, 2005.

    En première personne, dans ce qui pourrait lui tenir lieu de testament spirituel, l’écrivain décline les multiples aspects de son rapport avec la transcendance, mais aussi, et peut-être plus encore, avec la création à tous les sens du terme. 

    J Jacques Chessex, Avant le matin. Grasset, 2006.

    Dans les bas-fonds de Fribourg, le plus bel exemple du mélange, pas vraiment convaincant en l’occurrence, de la sexualité tarifée et d’une improbable sainteté. Les personnages y manquent hélas… de chair !

    J Jacques Chessex, Pardon mère. Grasset, 2008.

    Sans doute l’un des plus beaux livres du « mauvais fils », dont sa mère n’aimait pas les romans, et qui s’en excuse sans promettre qu’il ne rempilera pas. Aurait-elle ainsi apprécié Le dernier crâne de M. de Sade ? C’est douteux…

    J Jacques Chessex et Michel Moret, Une vie nouvelle. L’Aire, 2009.

    Le sacré, pour le poète, était partout, et c’est peut-être cette part de l’œuvre, tissée d’émerveillements, de malice, de coups de cœur ou de gueule, qui nous l’attache le plus, comme dans ses nouvelles ou ses proses limpides de promeneur curieux. Les lettres qu’il écrivit entre janvier et Pâques 2005, en marge de la composition du Désir de Dieu, sont enluminées par ce regard grappilleur.

     

     

    Signe du destin ?

    « La conduite d’un homme avant sa mort a quelque chose d’un dessin au trait aggravé », écrit Jacques Chessex dans son dernier roman. «Il y  acquiert un timbre à la fois plus mystérieux et plus explicite de son destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut  ignorer entièrement la proximité, chacune des ses paroles, chacun de ses actes résonne plus fort, de par la cruauté du sursis».

    À lire ces mots, la dernière scène du « roman » que constitua la vie de l’écrivain résonne étrangement, prolongeant les analogies entre la fin pressentie de Sade, à 74 ans, et la mort subite de Chessex à 75 ans.

    Rappelons alors que, venu à Yverdon-les-Bains au soir du 9 octobre 2009 pour y parler en public de La Confession du pasteur Burg, histoire d’une jeune fille abusée par un homme de Dieu, Jacques Chessex fut soudain interpellé par un auditeur de la causerie à propos du viol commis par Roman Polanski  sur la personne d’une adolescente, qu’il avait réduit dans les médias à « une affaire minime ». Le rapprochement n’est-il pas oiseux ? Nous y avons pensé cependant en lisant le dernier roman de Maître Jacques, marqué par ce qu’on pourrait dire l’humour dingue de la vie. Et serait-ce si fou, dans la logique des poètes, d’y voir un signe du destin ?

    Ces articles ont paru dans l'édition du quotidien 24Heures du 31 décembre 2009.

     

     

  • La littérature et les cuistres

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    Reconnaissance

    à Tzvetan Todorov

    Tzvetan Todorov est un grand lettré que sa nature puissante et douce à la fois ne pousse pas aux vociférations pamphlétaires, et pourtant son dernier livre, La littérature en péril, mène un combat très ferme aux arguments à la fois nuancés et clairs qui ouvrent un vrai débat sur la littérature française contemporaine, et plus précisément son enseignement et sa transmission, loin des polémiques parisiennes éruptives qui renvoient les uns et les autres dos à dos sans déboucher sur rien .
    Que dit Tzvetan Todorov d’important ? Que la découverte de soi et du monde que vivifie (notamment) la littérature par la lecture et le débat se transforme aujourd’hui en discours de spécialistes « sur » la littérature et plus encore : sur la critique, et plus encore : sur certaines approches critiques réduisant la littérature à tel ou tel objet ou segment d’objet. Ainsi les élèves d’aujourd’hui apprennent-ils « le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux ».
    Cette approche est-elle à proscrire ? Nullement, sauf à constater qu’elle devient, sous prétexte de scientificité, la seule recevable et l’arme d’un nouveau dogmatisme scolastique qui fait obstacle au libre accès des textes.
    « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification) risque, lui, de nous conduire dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature ».
    Voici prononcée l’obscène formule : « l’amour de la littérature ». Horreur horrificque, qui s’oppose absolument aux « perspectives d’étude » qu’annonce le Bulletin officiel du ministère de l’Education nationale, cité par Todorov qui a siégé lui-même au Conseil national des programmes: « L’étude des textes contribue à former la réflexion sur : l’histoire littéraire et culturelle, les genres et les registres, l’élaboration de la signification et la singularité des textes, l’argumentation et les effets de chaque discours sur les destinataires ». Ainsi les études littéraires ont-elles «pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent », ajoute Todorov : « Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. »
    Tel est la première observation de Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui commence très loyalement par expliciter sa trajectoire personnelle, du structuralisme « dur » de ses débuts, à l’enseigne duquel il a donné ses premiers travaux de spécialiste du formalisme russe, notamment, dans les années 60 et le compagnonnage de Barthes ou de Genette, jusqu’au moment où, au milieu des années 70, son goût pour les méthodes de l’analyse littéraire, s’est atténué au profit d’une vision beaucoup plus large des textes et du rapport à ceux-ci, qui l’ont conduit à ces grands livres à valeur anthropologique que sont La conquête de l’Amérique, Face à l’extrême ou, tout récemment,
    Les Aventuriers de l’absolu.
    A cet égard, il serait ridicule d’incriminer le « passé » du spécialiste pour dauber sur ses positions actuelles, alors que toute son évolution procède de la même ouverture au monde et du même approfondissement du sens de la littérature, qui se donne en toute simplicité et surtout en toute humilité : « Nous, spécialistes, critiques littéraires, professeurs, ne sommes, la plupart du temps, que des nains juchés sur les épaules des géants », affirme-t-il ainsi, avant d’écrire ceci qui paraîtra d’un « plouc humaniste » aux gardiens du temple doctrinaire et me semble, à moi, l’émanation même d’une passion à partager: «Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles; plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de la concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains : nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain ».
    Le contenu polémique de La littérature en péril paraîtra trop vague ou trop général à d’aucuns, mais cela tient au fait que Todorov considère essentiellement une grande idée de fond, dont il constate les effets actuels et qui l’amène ensuite à en scruter les origines.
    L’idée centrale est que l’idéologie dominante, dans le milieu littéraire et académique français actuel, consiste à nier le lien de la littérature avec le monde, lequel est soit noirci par les professeurs de désespoir, soit confiné dans le solipsisme et l’autofiction. Tout cela est évidemment contredit pas une quantité de livres, mais Todorov indique une tendance, et comment la nier ? Quel grand roman français accomplit, sur la période de 1945 à nos jours, le travail de ressaisie de la réalité effectué aux Etats-Unis par tant d’auteurs, à commencer par Philip Roth dans sa Trilogie américaine, et avant lui Saul Bellow, ou le Tom Wolfe du Bûcher des vanités, pour ne citer que quelques astres d’une constellation qui ne cesse de se renouveler jusque, récemment, avec Richard Powers ou William Gass ?
    medium_Constant.jpgOr ce que montre aussi l’auteur de La littérature en péril, c’est que cette idée du découplage de la littérature, par rapport à la réalité, ne date pas d’hier. Et de refaire son historique, du temps où l’art parfait, selon Aristote, était celui qui imiterait le mieux la nature, jusqu’au temps où se ferait jour la conception d’un « art pour l’art », dont l’expression apparaît pour la première fois sous la plume de Benjamin Constant. Celui-ci affirme pourtant, avec Madame de Staël, que la littérature est liée au monde à tous points de vue : « La littérature tient à tout. Elle ne peut être séparée de la politique, de la religion, de la morale. Elle est l’expression des opinions des hommes sur chacune de ces choses. Comme tout dans la nature, elle est à la fois effet et cause. La peindre comme un objet isolé, c’est ne pas la peindre ».
    medium_Baudelaire.jpgSi, pour les Lumières, la littérature reste une connaissance du monde, Baudelaire le super-esthète hyper-réaliste va plus loin encore, qui dit dans une lettre à Toussenel que « l’imagination est la plus scientifique des facultés parce qu’elle seule comprend l’analogie universelle », ou encore que « L’imagination est la reine du vrai ». Soit dit en passant, l’on relèvera que Maurice G. Dantec ne dit pas autre chose quant il exalte la fiction « plus-que-réelle »…
    Baudelaire, donc, aspire encore à une vérité de dévoilement, qui reste entée sur le monde réel, tandis que la volonté de créer une beauté ex nihilo marquera la rupture. Cela a commencé avec l’esthétisme d’un Winckelmann et fera florès dès le début du XXe siècle avec les formalistes russes, entre autre. Ainsi Khlebnikov revendiquera-t-il le « verbe autonome » ou le « mot comme tel ». Cela préludant à une dérive qui aboutira au byzantinisme critique contemporain où les doctes feront la pige aux créateurs, les techniciens réductionnistes la nique aux artisans du verbe.
    Après l’hommage de Freud à la littérature, Tzvetan Todorov détaille, exemples émouvants à l’appui (celui de John Stuart Mill sauvé de la dépression par la lecture des poèmes de Wordsworth, ou de Charlotte Delbo trouvant réconfort dans sa prison grâce aux livres), en quoi la littérature nous est aussi vitale que l’air que nous respirons. « Quand je suis plongé dans le chagrin, je ne peux que lire la prose incandescente de Marina Tsvetaeva, tout le reste me paraît fade », écrit-il.
    medium_Sand.jpgLa force de la littérature, qui nous fait participer au sort commun, tient à nous aider à «penser en se mettant à la place de tout autre être humain », selon l’expression de Kant dans la Critique de la faculté de juger. Et c'est vrai aussi pour le dialogue entre écrivains. Dans le dernier chapitre de La littérature en péril, Tzvetan Todorov, citant les lettres échangées par George Sand et Flaubert, montre que deux positions très différentes, voire opposées, peuvent se compléter pour la défense d’une littérature échappant au dogmatisme. « Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le Faux », écrit Flaubert dont l’œuvre ne saurait pour autant, et Sand le sait mieux que quiconque, se réduire à une affaire d’assonances ou de répétitions. Entre Flaubert qui dit avoir « la vie en haine », et Sand qui aime chaque jour un peu plus le présent de la vie, l’échange reste possible car tous deux aspirent à la même connaissance par d’autres chemins – tous deux vivent la littérature sans la réduire à des schémas, et qui dirait que Sand a plus raison que Flaubert ou vice versa ?
    Ennemi du didactisme en littérature, mais non moins attaché à une littérature liée organiquement à la vie, Benjamin Constant écrivait que « la passion imprégnée de doctrine, et servant à des développements philosophiques, est un contresens sous le rapport artiste ». Ce n’est pas, pour autant, condamner les techniques internes et externes d’approche des textes, mais simplement remettre chaque chose à sa place et le poète, le romancier, le critique, le professeur, le linguiste, le sociologue à la leur, en ramenant finalement le lecteur à l’essentiel : le sens d’un texte, sa beauté, sa polysémie, sa musique, ses échos à n’en plus finir.
    medium_Romilly.jpgJe me rappelle à l’instant une belle conversation avec Jacqueline de Romilly, qui me disait la reconnaissance de nombreux anciens étudiants non-littéraires auxquels les « humanités » avaient donné une assise intellectuelle et affective, morale ou spirituelle que les seules connaissances jugées « utiles » ne leur auraient jamais procurée. Des Médecins, des scientifiques, des juristes, des politiciens, un chorégraphe, tous se réjouissaient d'avoir souffert sur leur version latine ou grecque...
    Tzvetan Todorov ne dit pas autre chose : « Quelle meilleure introduction à la compréhension des conduites et des passions humaines qu’une immersion dans l’œuvre des grands écrivains qui s’emploient à cette tâche depuis des millénaires ? Et du coup : quelle meilleure préparation à toutes les professions fondées sur les rapports humains ? Si l’on entend ainsi la littérature et si l’on oriente ainsi son enseignement, quelle aide plus précieuse pourrait trouver le futur étudiant en droit ou en sciences politiques, le futur travailleur social ou intervenant en psychothérapie, l’historien ou le sociologue ? Avoir comme professeurs Shakespeare et Sophocle, Dostoïevski et Proust, n’est-ce pas profiter d’un enseignement exceptionnel ? »
    Ces vues sembleront simplistes, voire simplettes, aux spécialistes ès littérature dont les recherches se nourrissent des recherches de chercheurs payés pour chercher ce que d'autres chercheurs citeront dans leurs recherches. Or c’est avec reconnaissance, pour ma part, que j’ai lu La littérature en péril après avoir constaté à quel point, jusque dans une publication destinée au plus large public, le nouvel esprit « scientifique » pouvait desservir, voire dénaturer, asphyxier  la littérature vivante.
    medium_Ramuz.4.jpgJe veux parler des commentaires introductifs aux Œuvres complètes de C.F. Ramuz, en cours d’élaboration aux éditions Slatkine, à Genève, dont un seul échantillon donnera le ton, propre à éloigner tout lecteur non initié aux six fonctions de Jakobson ou aux six actants de Greimas. Cela se trouve dans le paragraphe de l’Introduction sous-intitulé Au rythme de la vie et traite de l'aimable roman-reportage ethno-littéraire intitulé Le village dans la montagne: « Un survol des et de l’écriture ramuzienne conduit à deux constats. La récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité; en même temps, cette instance apparaît comme débordée par les événements, à la fois omniprésente et impuissante donc. Dans ce contraste entre subjectivation de l’énonciation et retrait dans l’organisation, la figure du narrateur du Village dans la montagne se construit comme celle d’un anti-démiurge. »
    Pauvre Ramuz dont on casse ainsi le « rythme de la vie ». Et qui oserait dire que la littérature n’est pas en péril, quand on la réduit à ces résidus de cuistrerie ?
    Tzvetan Todorov. La Littérature en péril. Flammarion, coll. Café Voltaire, 94p.
    C.F. R amuz. Nouvelles et morceaux, Tome 1. Oeuvres Complètes, vol V. Slatkine, 528p.

  • Ceux qui vont au trou d'un bon pas

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    Celui qui essaie d’attirer Jennifer hors de la party de l’ambassade pour lui faire admirer le ciel de Carthage / Celle qui laisse crever son mainate après avoir été repoussée par le bel et cruel Brésilien / Ceux qui prétendent que Joao n’est pas le meilleur coup du Studio 77 / Celui qui ne se doute pas que l’Engadine est aussi une région du Wisconsin / Celle qui a une langue trop acerbe et un esprit trop vif pour ses partenaires de badminton accros de Barbara Cartland / Ceux qui changent de marque d’eau gazeuse pour repartir à zéro d’un bon pas / Celui qui connaît une ascension foudroyante dans l’immobilier belge et met de l’argent de côté pour sa retraite à Zandvoort tandis que sa future veuve claque le magot avec le président du club de canasta du quartier liégeois d’Outre-Meuse / Celle qui révèle à ses cousines bretonnes que sa devise est depuis toujours En Avant ! / Ceux qui affirment que leur vie est faite désormais de mesures d’urgence / Celui dont le dernier chien Caramel dénichait des morilles même par temps sec / Celle qui estime que l’instabilité du monde actuel incite un couple économe et rangé à la location d’un MobilHome au camping Loin des méchants / Ceux qui remarquent que l’ablation de sa verrue faciale a rendu la fondée de pouvoir de l’Entreprise nettement moins acariâtre à l’endroit des coursiers les plus sexy / Celui qui montre l’exemple d’une bonne humeur communicative en entonnant chaque matin un chant des Joyeux Routiers, genre Marchons dans le Vent / Du matin levant / Celle qui se considère comme une médiocre mais se garde de le divulguer / Ceux qui ont survécu à la grande déprime des militants de la fin des années 70, pour se retrouver au Lyon's Club, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Survie des lucioles

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    (Dialogue schizo)


    Première rencontre avec Philippe Sollers. De la Survivance des lucioles et de La merditude des choses. Paris, ce 29 janvier 2010.

    Moi l’autre
    : - Et Alors ?
    Moi l’un : - Alors je suis ému, je suis touché, je suis soufflé.
    Moi l’autre : - On se reprend une Margarita ?
    Moi l’un : - Margarita, Porto flip, ce que tu veux, mais ne me parle plus de bière après La merditude de choses. Et quelle émotion pourtant !
    Moi l’autre :- Une espèce de Bukowski flamand, tu ne trouves pas ?
    Moi l’un : - C’est vrai, mais en moins égocentrique et en plus tendre. C’est ça qui m’a réellement touché et soufflé : c’est l’immense tendresse que dégage ce film en nous traînant dans ce merdier. Et la luciole…
    Merditude3.jpgMoi l’autre : - Le gosse ? C’est vrai qu’il dégage une lumière miraculeuse. Et la grand-mère Courage. Et les quatre cavaliers de l’Apocalypse merdique… Des airs de vieux hippies beatniks freaks ringards, et des anges « quelque part », comme on dit…
    Moi l’un : - La lumière des lucioles, j’te dis. En lisant Survivance des lucioles, le dernier essai de Didi-Huberman, juste avant de voir le film, les lucioles de L’Enfer de Dante, que Pasolini reprend comme un motif d’espoir et de désespoir, en se rappelant les lucioles de sa jeunesse et en prophétisant leur disparition dans le monde actuel, je me suis rappelé ce que Sollers, une heure avant, me disait de la « petite troupe » qui continue à cheminer, selon le mot de Voltaire, et voilà la luciole dans ce monde merdique…
    Moi l’autre : - Ya qu’un Flamand ou un Belge, aujourd’hui, qui peut faire ça.
    Moi l’un : - C’est vrai. Et ça pourrait être un Anglais ou un Suisse allemand. Enfin, je ne suis pas sûr que les Suisses alémaniques aient des chansons salaces aussi fruitées. Mais ce qui est certain, c’est que ça vient d’en bas, du peuple qu’aimait Pasolini et qui est aussi mal en point et rejeté que le vrai peuple italien.
    Moi l’autre : - À l’honneur près. Parce que la tribu Strobbe a des principes…
    Moi l’un : - Jawohl. Et ça déteint sur le gosse. L’amour du père et du fils est une luciole autant que l’amour du fils et de sa grand-mère protectrice, qui soude tout ce monde sans moufter ou quasi pas…
    Moi l’autre : Bref, c’est un film d’amour. Un peu jeté du point de vue de la forme…
    Moi l’un : - Pas tant que ça ! T’as entendu la bande-son ? T’as entendu ce chœur de lucioles ? Tu crois que ça vient par hasard ce fond de musique plus ou moins sacrée et ces airs de musique ancienne ? Et ces plans tournoyants incroyables ! Là pas besoin de Dogma : ça s’écrit dans le mouvement.
    Sollers36.jpgMoi l’autre : - Et Sollers là-dedans ?
    Moi l’un : - Pas si loin que ça, au fond du fond, à cause des lucioles justement et de la « petite troupe »…
    Moi l’autre : - Quelle impression t’as fait cette première rencontre ?
    Moi l’un : - J’ai été surpris par la solidité de ses attaches et sa présence immédiatement péremptoire et autoritaire, s’affinant extrêmement selon le sujet. Avant de l’interroger sur Discours parfait, je lui ai proposé une dizaine de mots et de noms sur lesquels improviser (Amateur, Apprendre, Intimité, Jardin, Adversaire, Tragique, Pensée, année zéro, Marthe et Clara, quelques autres, ce genre de thèmes tirés de ses livres) et j’ai vu son visage irradier quand je lui ai proposé JARDIN : luciole ! Enfin je suis sorti de là avec un entretien substantiel, je crois, mais pas fait que de mots. J’ai bien regardé son visage. J’ai bien regardé le livre d’images de son bureau. J’ai bien regardé ses yeux aux reflets moirés et son regard et ses traits très mobiles. Frappé par sa masse et ce qu’on pourrait dire sa tonne, et j’ai vu le mot Condottiere. Rien à voir avec Suarès, évidemment, mais prince lettré dont l’extraordinaire suffisance apparente peut exaspérer si l’on oublie que c’est à la fois l’extraordinaire suffisance de la France et l’extraordinaire suffisance de Paris et de sa Littérature qui prétend toujours donner le ton alors que Céline rappelait que la France n’avait pas plus de rayonnement aujourd’hui que je ne sais quel département, mais Sollers parle de Céline avec une finesse pourtant extraordinaire, et Sollers est tout humble « quelque part » devant le Jardin du monde…
    Moi l’autre : - Tu l’as pourtant conspué diverses fois…
    Moi l’un : - C’est vrai. Et je m’en repentirai quand il se repentira de quoi que ce soit, donc ce ne sera pas demain…
    Moi l’autre : Tu as écrit que Paradis n’était que de la frime sous-joycienne…
    Moi l’un : Je n’y suis toujours pas entré. Il m’a dit qu’il fallait l’écouter le lire…
    Moi l’autre : - Tu as conspué deux ou trois de ses romans…
    Moi l’un : - Là, je suis prêt à revoir ma copie après la lecture récente de Passion fixe, qui me botte et me bluffe.
    Moi l’autre : - Nous y voilà : tu as longtemps confondu le bluff apparent de Sollers avec le bluff de Paris et d’un certain milieu parisien que tu as toujours détesté…
    Moi l’un : - Je persiste et signe, sauf que j’ai découvert l’extraordinaire lecteur qu’est aussi Sollers, et l’écrivain, la musique de l’écrivain, la grâce fluide de l’écrivain et sa poésie inscrivant sa ligne dans les multiples lignes de la poésie du Jardin - sa poésie dès ses premiers livres de jeune prodige mais ensuite encombrée par la théorie, et sa prétention de tout quadriller puis désencombrée à travers les années, jusqu’à cette trilogie de lectures du monde dont il me dit qu’elle sera bientôt tétralogie, et les romans à venir dont il dit d’ailleurs que c’est de la même étoffe, et c’est vrai, d’ailleurs je vais lire Les Voyageurs du temps que j'ai loupé à sa parution. Alors voilà, quand même…
    Moi l’autre : - Lucioles !
    Moi l’un : - Lucioles !

    DidiHuber.jpgGeorges Didi-Huberman, Survivance des lucioles. Minuit, 141p.
    La merditude des choses, de Felix Van Groeningen. Actuellement, à Paris, au cinéma de la rue Saint André-des-arts
    Philippe Sollers. Discours parfait. Gallimard, 912p.