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Livre - Page 136

  • Ceux qui apprennent par coeur


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    Celui qui s’est formé le goût en apprenant Baudelaire par cœur dans la clairière de la forêt jouxtant sa maison natale / Celle qui s’abreuve toujours à La Fontaine / Ceux que j’endormais en leur récitant Booz endormi à treize ans et des poussières / Celui qui s’est rebellé contre ses profs à longs cheveux qui prétendaient que mémoriser de la poésie ne se faisait plus / Celle qui ne cesse de marmonner dans la rue des bribes d’un délire et l’on entend ainsi « l’hiver nous irons dans un petit wagon rose » / Ceux qui ne retiennent rien et sont donc vides / Celui que le goût premier pour Verlaine a lassé et que celui de Rimbaud fait toujours flamber / Celle qui se cachait de ses camarades de l’école de commerce pour se dire de nouveaux vers du vieux Jammes / Ceux qui slament dans le tram / Celui qui savait des stances entières de Saint-John Perse à quinze ans et qui les mit en veilleuse pour lire Lénine dont il a tout oublié alors que lui revient ce vers obscur : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride »… / Celle qui juge de la poésie à sa capacité d’être mémorisée et balance donc les neuf dixièmes de ce qui se fait actuellement au tréfonds de ses oubliettes / Ceux qui contresignent cette note de Marcelin Pleynet dans sa belle et bonne Chronique vénitienne (Gallimard, mars 2010, p.41) : « Le par cœur est un talisman qui incite au voyage » / Celui qui n’a jamais su par cœur que le numéro de son compte en banque, etc.

    Image: Philip Seelen

  • La fuite de Monsieur Mundus

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    Lecture de Train de nuit pour Lisbonne

    Ce roman démarre en coup de vent comme chez le Simenon des destinées subitement en rupture (dont le premier exemple serait La Fuite de Monsieur Monde), puis on s’immerge à la fois très vite et tout en douceur dans une coulée qui relève d’une autre sorte de poésie existentielle, à la fois enveloppante et cultivée, savante et émouvante, qui évoque le Pereira prétend d’Antonio Tabucchi, et plus encore le Livre de l’intranquillité de Pessoa, d’ailleurs cité dans la foulée.
    La fascination pour la langue portugaise, surgie dans la vie du professeur de langues anciennes Raimund Gregorius, surnommé Mundus ou l’Incroyable, à l’occasion d’une péripétie aussi fulgurante que fortuite (une femme qu’il croise sur le pont de Kirchenfeld, à Berne, dont l’intention ambiguë l’a fait se précipiter à son secours), cette fascination née du mot português coulé des lèvres de la femme, et bientôt relancée par la découverte d’un livre dont les phrases l’envoûtent aussitôt, marque la décision soudaine du brave prof, régulier comme une horloge pendant trente ans, de tout plaquer d’un jour à l’autre pour entamer une nouvelle vie.
    Il y a de l’extravagance apparente dans ce départ, qui laissera sans doute pantois les collègues du cher homme, mais sa décision est si profondément juste que ses vrais amis (à commencer par l’ophtalmologue philosophe qui apaise sa terreur de perdre la vue) autant que ceux qu’il rencontrera dans le train puis à Lisbonne, que tout va s’enchaîner dans une sorte de logique poétique sans faille, jusqu’au premier rebondissement majeur du roman, devant une tombe du Cimetière des Plaisirs. C’est là que Gregorius va trouver la première trace tangible de l’auteur du livre qui l’a poussé à apprendre le portugais en une nuit, un certain Amadeu Almeida Prado dont les proses méditatives, largement citées au fil des pages, étincèlent d’une étrange, mélancolique  lucidité. Alors s’amorce la vraie entrée en matière de ce roman limpide et prenant, dont les magnifiques cent premières pages se lisent d’un souffle…
    medium_Mercier2.jpgPascal Mercier. Train de nuit pour Lisbonne. Traduit de l’allemand par Nicole Casanova. Maren Sell, 490p.

  • Le prêtre sans Dieu

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    En lisant Train de nuit pour Lisbonne (2)

    La question «Nous autres hommes, que savons-nous les uns des autres ? », posée dans l’une des pages d’Un orfèvre des mots, le livre posthume d’Amadeu Almeida Prado sur lequel le professeur Gregorius est tombé par hasard à Berne avant d’envoyer valdinguer sa vie habitudinaire de spécialiste des langues anciennes - cette question court comme un fil rouge à travers Train de nuit pour Lisbonne, dont la deuxième partie, intitulée La rencontre, sera marquée, de fait, non seulement par une mais par une série de rencontres, toutes liées à l’enquête du protagoniste sur l’écrivain-médecin disparu dont les mots l’ont immédiatement bouleversé. D’emblée en effet, Gregorius a identifié « un orfèvre des mots dont la passion la plus profonde avait été d’arracher à leur mutisme les expériences silencieuse de la vie humaine ». Et sa folle démarche de constituer la réponse spontanée aux questions existentielles le concernant lui-même : « Etait-il possible que le meilleur chemin pour s’assurer de soi-même passât par la connaissance et la compréhension d’un autre ? Un homme dont la vie s’était écoulée très différemment et avait possédé une tout autre logique que la vôtre ? Comment la curiosité que vous inspirait une autre vie s’accordait-elle avec la conscience que votre propre temps s’écoulait ? »
    La première de ces rencontres est celle d’Adriana, soeur d’Amadeu à l’« incandescence glaciale » et que la ferveur du prof va bientôt apprivoiser au point qu’elle lui ouvrira le sanctuaire du disparu, qu’elle vénère jalousement et dont elle trace un début de portrait. Celui-ci va s’enrichir ensuite auprès du fascinant Joao Eça, vieillard rescapé des chambres de tortures de la police salazariste, qui révèle à Gregorius dans quelles circonstances Amadeu est entré lui-même en résistance – Amadeu qu’il qualifie de « prêtre sans dieu ». Par la suite, poursuivant ses recherches dans les archives d’un journal et auprès de la sœur cadette de Prado, le protagoniste va découvrir, grâce au Père Bartolomeu qui en fut le maître de lycée, quel extraordinaire « aventurier » fut ce « garçon béni » à l’intelligence flamboyante et à l’âme rebelle.
    D’un témoignage à l’autre, avec le constant recoupement des pages tirées du livre d’Amadeu Prado, l’image de celui-ci se modifie et gagne en contrastes et en complexité pour accentuer encore le sentiment de mystère qu’on pourrait dire la substance même du livre de Pascal Mercier, dans laquelle le lecteur s’immerge comme s’il s’agissait d’un grand rêve éveillé. Cette deuxième partie s'achève sur la lecture, dans le lycée désaffecté où Gregorius a tenu à le déchiffrer, parce que c'est là qu'il a été prononcé, du discours final d'Amadeu devant ses professeurs et condisciples, rédigé en latin (p.195-200). Un prodigieux morceau d'anthologie, restituant toute la passion incandescente d'un jeune homme qui a brûlé d'amour pour le Christ et célèbre encore la force poétique de l'Ecriture, avant de se retourner contre la cruauté de la religion et la mauvaise foi de l'Eglise, ici dans ses rapports avec la dictature. D'une éloquence cinglante, quasi cicéronienne, cette invective rebelle concentre toute la révolte d'un garçon dont nous savons déjà quel homme, quel écrivain aussi il deviendra. Or on ne peut se détacher de la lecture de Train de nuit pour Lisbonne, qui est à la fois d'un conteur, d'un philosophe et d'un poète infiniment attachant... 

    Pascal Mercier. Train de nuit pour Lisbonne. Traduit de l’allemand par Nicole Casanova. Maren Sell, 490p.

  • Ceux qui arpentent les parapets

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    Celui qui devine les vraies frontières / Celle qui sent en elle un vieux fonds de Rom indo-européenne / Ceux qui savent les filiations musicales reliant les pays des marches européennes opposées qui n’ont plus en commun que l’enseigne du McDo / Celui qui déjoue les leurres de l’Union Européenne en créant des réseaux parallèles / Celle qui raconte son Portugal terrien à un spécialiste californien des Lusiades respectueux des anciennes mœurs catholiques / Ceux qui se rencontrent à un cours de russe donné à Estoril par le fils d’une amie berlinoise du romancier Vladimir Nabokov / Celui qui va pour perdre les trois kilos de trop que lui reproche sa conquête lisboète avec laquelle il parle avec passion de métempsycose / Ceux qui savent par cœur les vers de T.S. Eliot disant à peu près : « Tu as commis la fornication / mais c’était dans un autre pays / et d’ailleurs la fille est morte ». / Celui qui lit Hésiode dans le train de Cascais / Celle qui écrit une lettre à Andrzej Stasiuk à propos de son livre sur l’Allemagne qu’elle vient de finir au bord du Tage / Ceux qui vivent depuis des années à Oeiras sans se douter que le 99,9 % des habitants de la ville souabe de Schelklingen ignorent absolument l’existence de cette ville du sud du Portugal / Celle qui bosse à l’hôpital de Cascais à cause d’un infirmier slovène qui lui a tapé dans l’œil à Malmö / Ceux qui ont vu le Maltais se risquer tout au bord de la falaise de Cabo da Roca et provoquer une réaction hystérique de sa compagne arguant que c’est lui qui avait les billets de retour et les cartes de crédit et qu’on ne joue pas avec les nerfs d’une Danoise / Celle qui déclare qu’après avoir fait le Portugal en une semaine elle va faire les Baléares en évitant Ibiza qu’on dit un foyer de maladies sexuellement transmissibles par les Espagnols pourtant si attirants / Ceux que l’Atlantique fait rêver au Brésil et qui vont donc prendre un café serré en attendant de rentrer à la maison où ils boivent surtout du café au lait au lit , etc.

    Photo: LK. Dernier soir aux docks d'Alcantara, sous le Pont du 25 avril.

  • Ceux qui hantent les eaux profondes

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    Celui qui a l’air d’une mitaine géante aux nonchalantes nageoires et aux yeux blasés par la si lente évolution des choses en ce bas monde / Celle que son mimétisme distingue à peine du fond vaseux de la soupe originelle / Ceux qui se déplacent en bancs serrés d’inspecteurs des lieux à profils d’apparatchiks sévères / Celui dont chaque mouvement dit qu’il est requin dans l’âme et ne peut en changer / Celle qui apprécie l’ambiance franchement conviviale qui règne en ces zones d’ordinaires massacres et dont on ne sait à quels principes pacificateurs elle obéit – peut-être quelque taoïsme évangélique des eaux / Ceux qui ont l’air d’attendre Godeau / Celui qui fonce droit devant lui comme un maquereau sur un mauvais coup / Celle qui a la grâce ailée d’un papillon des hauts fonds / Ceux qui se déplacent en scintillantes escadrilles et réalisent des figures à la fois ondulatoires et corpusculaires / Celui qui a cette lippe dubitative qui fait dire à Marcel Proust que tel de ses personnages a le profil d’un mérou / Celle qui évoque une inerte dentelle florale et bouge soudain comme un gracile dragon / Ceux qui malgré leur aspect de vieux garçons sont nés femelles et ont viré de bord afin d’aller et de procréer comme c’est recommandé dans la Bible / Celui qui se rend visiblement à un rendez-vous galant avec un brin de corail à la boutonnière / Celle qui brille de tous ses feux bleus / Ceux qui ont la plasticité des montres molles du peintre surréaliste espagnol aux moustaches de poisson-chat et aux branchies attrape-dollars / Celui qui semble maugréer sans cesser de tourner en rond comme un retraité mal luné / Celle qui scintille comme une mantille / Ceux qui évoluent comme dans leur propre rêve / Celui qui sent venir l’heure de la tortore / Celle qui se foutrait à l’eau de désespoir si elle savait ce qui l’attend si on l’en sortait / Ceux qui se laissent porter par de bonnes ondes / Celui qui a l’air d’une pierre ponce et n’en pense pas moins à sa façon postmoderne tendance Sloterdijk Ecumes II / Celle qui joue a loutre espiègle à facéties selon les termes de son contrat d’engagement de pitre nourri-logé / Ceux qui se savent un palier de l’évolution et en louent le Seigneur vu ce qui se passe en surface à ce que disent les journaux / Celui qui se dit que ce doit être bien chiant d’être enfermé derrière ces parois de verre à ne faire tout le temps que photographier à longueur de temps / Celle qui alu une fois Le silence de la mer mais sa réincarnation punitive en murène / Ceux qui se rappellent que le Nazaréen Ieoshuah Ben Iosef a multiplié des poissons pour en faire de la friture, etc.
    Image :Lucienne K.

     

     

  • Ceux qui voyagent dans le voyage

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    Celui qui a aménagé un petit jardin suspendu dans le dédale des hauts toits de l’Alfama / Celle qui affirme que la seule bonne action du Dr Salazar est d’avoir freiné le développement des quartiers populaires de Lisbonne qui forment aujourd’hui la plus grande vieille ville vivante dont les touristes de l’Union Européenne trouvent l’insalubrité tellement pittoresque et authentique / Ceux qui se lavent toujours aux bains publics du quartier et votent encore communiste / Celui qui dit aimer le beau désordre des villes du sud mais apprécie un peu moins le chaos des horaires des trams mythiques célébrés par le Guide du Routard surtout le 15 et le 28 / Celle qui descend le matin en robe de chambre à la boulangerie et se fout des regards étonnés des Américaines dont le matriarcat est encore tâtonnant / Ceux qui fuyant les lieux touristiques se retrouvent partout où confluent ceux qui fuient les lieux touristiques / Celui qui se perd dans les rues perdues de l’Alfama / Celle qui prépare se guitare avec des soins maternels / Ceux qui ont une douce pensée à la mémoire de Valéry Larbaud en faisant usage de la machine à visiter la Lune / Celui qui découvre de nouvelles nuances de couleurs appariées en détaillant les couleurs de Lisbonne en fin de matinée / Celle qui n’aime guère l’Œdipe de Francis Bacon qu’elle découvre à Belem dont il est convenu de dire du bien comme de toutes les pièces de la collection Gerardo ou Berardo du nom de ce millionnaire qui a fait fortune en Afrique on ne sait trop comment / Ceux qui trouvent à Lisbonne un rese de poésie que l’effort général tend à massacrer comme partout / Celui que tous les clichés poétiques liés à cette ville font éprouver un début de réelle nausée / Celle qui trouve au Centre culturel de Belem un air de temple antique d’une civilisation morte et vaguement menaçante comme en ont rêvé un Buzzati ou un Kadaré / Ceux qui lézardent sur les pelouses de Belem en essayant d’identifier la nationalité du porte-avions qu’on voit là-bas comme un rappel d’une autre réalité / Celui qui a l’air d’un joli jeune homme fade sur la pochette de son premier disque de fado (la gloire dans le quartier) et qu’on retrouve à l’épicerie voisine en quadra empâté qui achète un plein sac en plastique de fraises / Celui qui note dans le Guide du Routard que la vie nocturne se concentre dans les Docks de Santos où il découvre quelques entrepôts transformés en clubs de remise en forme de luxe ou en restaus branchés comme il y en a dans toutes les anciens ateliers industriels d’un monde qui se cherchait encore dans un travail aliénant alors qu’à présent c’est partout la fête / Celle qui en pince pour le joueur du Benfica qui marque le deuxième penalty contre Liverpool / Ceux qui auraient pu se retrouver au Mozambique à la grande époque du FRELIMO et qui font le bilan de tout ça au très convivial Pois Café quarante ans plus tard sans trop savoir comment ça va en Angola au jour d’aujourd’hui ni d’ailleurs au Portugal dont les gens au moins sont restés plus cools que plus au nord t’es pas d’accord / Celui qui préserve sa joie de l’euphorie / Celle qui cherche un endroit pour dessiner / Ceux qui ont rendez-vous avec eux-mêmes, etc.

  • Ceux qui vont voir ailleurs

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    Celui qui se sent déjà le pied léger / Celle qui fume une dernière clope sur le tarmac / Ceux qui se distraient de l’angoisse de l’avion en lisant des thrillers limite gore / Celui qui a pris place dans la Business Class avec l’air de qui représente notoirement la catégorie Top du genre humain / Celle qui apprend avec soulagement à la Une de son journal financier que tout va mieux pour les Junk Bonds / Ceux qui du ciel repèrent avec un serrement de cœur leur maison natale tout là-bas à la lisière de la forêt / Celui qui se signe à la première turbulence de la tempête annoncée / Celle qui lit le dernier roman de Javier Marias sans retirer les lunettes noires qui lui donnent un air d’intellectuelle divorcée de sensibilité exacerbée comme on en trouve chez Lobo Antunes / Ceux qui n’ont plus revu le Prado depuis la mort de Franco / Celui qui retrouve dans son carnet commencé à Delft en 2008 des notes sur le voyage dans le voyage qu’il vivait alors en lisant Vertiges de Sebald évoquant une pérégrination de Stendhal et le dernier voyage de Kafka alors même que le jeune passager de la rangée de derrière dans l’Airbus destination Madrid arbore une casquette au logo Franz Kafka et lit Le Mur de Jean-Paul Sartre / Celle qui étouffe entre un Indien parfumé et une matrone aux chairs débordant de son siège / Ceux qui entament une vraie conversation sur l’étourdisssante joie du vieux Bach qu’ils se promettent de continuer le même soir par courriel malgré le décalage horaire entre Lisbonne et l’Argentine / Celui qui retombe sur cette note prise à Camperduin : « L’univers est la pharmacie de l’univers où les corps lumineux guérissent » / Celle qui accompagne le ténor extra qui chante ce soir une réduction de Carmen au Teatro Real de Salamanque / Ceux qui échangent leur e-mails à des fins vraisemblablement érotiques / Celui qui a la physionomie de Gabriel Garcia Marquez, dit Gabo, mais n’a jamais composé que des numéros de téléphone / Celle dont les oreilles ont encore embelli depuis le dernier voyage du couple à Rome en mai 2009 / Ceux qui se retrouvent à la Casa Antica Pessoa de Lisbonne et sourient en voyant le vieux Jorge préparer leurs soles meunières avec le même soin et la même componction que leur ont évoqués leurs amis lisboètes / Celui qui se sent tout de suite chez lui à Lisbonne du fait du ton sud-américain des avenues et des arrière-plans superposés et des couleurs pastel des façades et du baroquisme de la gare du Rossio et des petits pavés de calcaire presque blanc et des kiosques popus et de l’air d’empire décati de tout ça tellement plus Sud et naturel que Vienne (Autriche) et autres cités has been liftées non moins qu’aigries voire méchantes, etc.
    (Liste établie à Lisbonne ce 30 mars 2010)

     

     

  • Ceux qui se rappellent deux trois petites choses

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    Pour L.

    Celui qui de sa panoplie de chef de gare de 5 ans préférait la palette qui lui permettait de donner le signal du départ au train dit La Flèche rouge / Celle qui a découvert les lettres enluminées de l’Alphabet dans un livre de sa grand-mère reçu à un Noël de l’autre siècle / Ceux qui ont gardé le plumier fleurant l’encre de leur première année d’école / Celui qui les fins d’après-midi de pluie allait ramasser des escargots dans la haie de l’Asile des aveugles / Celle qui ne prêtait pas le bébé mouilleur de sa poupée Agathe aux longs cils mobiles / Ceux qui allaient glaner dans les champs de blés moissonnés du haut du quartier actuellement barré par trois tours de vingt étages / Celui qui se rongeait les ongles et dont sa tante dure conseilla à ses parents de lui tremper le bout des doigts dans une substance orange et poisseuse qu’ils ne lui appliquèrent qu’une fois tant elle puait / Celle qui se fit savonner la langue à sept ans pour un mot réellement ordurier qu’elle avait emprunté à l’oncle Victor ce rustre / Ceux qui remontaient la rivière aux écrevisses en craignant un peu les attaques-éclair des voyous de la Maison de redressement / Celui qui montrait sa boutique aux écoliers traversant le matin le parc Mon-Repos / Celle qui échangeait volontiers les vignettes de footballeurs que son frère lui cédait contre des portraits d’actrices (Doris Day, Ava Gardner) et d’acteurs (Tony Curtis, Errol Flynn) qui enrichissaient sa collection fleurant l’odeur de cannelle d’un chewing gum de marque oubliée / Ceux qui avaient de la poudre de limonade dans leur musette qui les rendait assez populaires aux courses d’école / Celui qui convoitait des patins de hockey style canadien au lieu de ses minables lames à visser lui attirant lazzis et horions / Celle qui possédait la seule télévision du quartier et permettait aux enfants de voir Lassie Chien fidèle moyennant la somme de quatre sous pour l’Oeuvre des missions / Ceux qui se levaient avant l’aube pour aller voir le montage du cirque Knie avant l’arrivée des animaux / Celui qui aimait les randos improvisées dans l’arrière-pays dont on revenait parfois à point d’heures / Celle qui lisait James Oliver Curwood sous les couvertures sans risque d’empêcher sa soeur encore analphabète de dormir / Celui auquel sa mère reprochait de prêter trop d’attention aux publicités de la Gaine Scandale / Celle qui avait déjà pas mal de bois devant la maison à douze ans seulement / Ceux qui avaient des pères avocats ou médecins auxquels l’instituteur Duflon montrait plus d’intérêt qu’à la piétailles des fils de magasiniers ou même de prolétaires le plus souvent socialistes et portés à boire / Celui qui osa enfin demander le modèle réduit du Forrestal pour l’anniversaire de ses neuf ans en l’année dite des réfugiés hongrois / Celle que l’impératrice Sissi faisait rêver à dix ans et qui n’a pas tellement évolué depuis lors de ce point de vue malgré sa présence au groupe Femmes du séminaire pédagogique / Ceux qui aimaient le goût des tiges de rhubarbe / Celui qui fut impressionné à l’apparition de la première courtilière que son père déterra et coupa en deux de son fossoir en la traitant de fléau du potager / Celle qui écossait les pois en compagnie de sa mère adoptive et d’une autre orpheline du quartier / Ceux qui gardaient les Italiens du quartier à l’œil et déconseillaient à leurs enfants de s’attarder chez eux / Celui qui s’est fait traiter de fille manquée pour avoir tricoté une écharpe de laine écrue / Celle qui a brodé au point de croix une Joconde dont tu pourras chercher longtemps le sourire énigmatique / Celle qui aimait présenter le bidon de lait familial au laitier dont les bras nus et roses avaient quelque chose d’un peu troublant / Ceux qui chantonnaient les catholiques c’est des bourriques à la sortie des futurs communiants de la salle de paroisse papiste / Celui qui se tenait à bonne distance de sa danseuse au redoutable tango / Celle qui aura porté le premier soutien-gorge à bonnet de la classe de Mademoiselle Python / Ceux qui n’ont aucune espèce de nostalgie au ressouvenir de leur enfance aussi platement ordinaire que délicieuse par le détail, etc.
    Image: Philippe Seelen

  • Les liens secrets


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    À propos du dernier roman de Rose-Marie Pagnard.

    C’est une espèce de rêve éveillé que le dernier roman de Rose-Marie Pagnard, autant et plus encore que les précédents, tels Dans la forêt la mort s’amuse, Revenez chères images, revenez et Le conservatoire d’amour, où la frontière entre réalité terre à terre et projections imaginaires, personnages apparemment ordinaires et créatures de fantaisie s’estompait déjà sur fond de dramaturgie frottée d’onirisme, parfois au bord du fantastique.
    Or, ces composantes se trouvent encore accentuées dans Le motif du rameau et autres liens invisibles, dont la stylisation « japonaise » accentue le mélange d’étrangeté et de grâce, dans un climat visuel d’une constante proximité avec l’atmosphère des peintures de René Myrha. L’exposition Revenez chères images contribue évidemment à prolonger ce rapprochement à la lecture du roman, mais jamais les thèmes de la romancière (la filiation difficile, l’humiliation, la culpabilité, l’injustice, l’amour et ses ombres de jalousie ou de vertige, ou ses antidotes créateurs) ne s’étaient projetés de manière si plastique, dans une substance à la fois très physique et sublimée, stylisée, en fusion poétique, évoquant à tout moment les « événements » picturaux de Myrha. Tout dans le roman est ainsi comme théâtralisé et comme en suspension, les personnages y courent sur d’invisibles fils de funambules et l’on passe de lieux en lieux et d’une situation à l’autre avec la même fluidité qu’on passe du trivial à l’épuré ou des sentiments les plus délicats aux gestes les plus brusques. Une douce folie préside à ce très étrange opéra visuel où le chant, la danse et les images comptent autant que les mots – mais c’est par les mots que le roman s’arrime bel et bien au sens et à l’intelligible.
    Rien en effet là-dedans de gratuit ou de « surréaliste » au sens d’une bizarrerie que le kitsch trahirait vite : en poète, avançant elle-même sur un fil tendu au-dessus de sa table noire (la même que celle de Ben Ambauen, l’écrivain du roman), elle chorégraphie un drame qui est à la fois une méditation sur les pouvoirs et les devoirs de la littérature – mais venons-en aux faits puisque faits il y a, histoire au moins de rassurer l’éditeur également présent dans le roman (du genre grand plantigrade accroché au réel) et le lecteur en mal d’ « intrigue ».
    Quant aux faits, l’histoire est simple et subtile à la fois. C’est l’histoire d’un amour absolu en proie au relatif, qui se ramifie entre réalité et fiction. Elle se passe dans la tête de Ben et à Tokyo, dans le ciel de la fiction et au cœur du lecteur.
    Un écrivain, auteur de deux romans jusque-là (dont les maîtres revendiqués sont Calvino, Hella Hasse ou Nabokov, notamment) tombe littéralement du ciel sur le lit d’une chambre du château de Bergue, accueilli par la nuit qui lui demande doucement qui il est (« Ben Ambauen, quarante ans, héritier, à votre service ») et pourquoi il s’efforce d’atteindre le jour », à quoi Ben répond : « pour attraper la femme que j’aime ». Plus exactement, comme cette Béatrice, cette Laure, cette Dulcinée idéale se trouve présentement mariée, avec le minuscule juriste Ennry Pinkas (1 mètre cinquante à tout casser), et à Tokyo, pour les affaires de celui-ci, Ben Ambauen va l’ «attraper» en écrivant ce qu’il sait et ne sait pas d’elle. Entretemps le lecteur apprend quel enfant rêveur a été et reste Ben et quel début d’amour poétique et sensuel l’a lié à Ania, elle aussi de l’espèce des enfants songeurs et affabulateurs, que deux personnages hors normes (l’énorme Maman Reinhold et son conjoint bordeline Leonard) ont adoptée et que lui-même à aidée à sortir du Foyer des enfants spéciaux. On comprend dans la foulée que la magie des noms compte plus que le détail anecdotique des faits : tel Foyer des enfants spéciaux dégage ainsi une aura de menace et de mystère qui suffit à marquer le fond de détresse d’Ania – sa part de douleur en constante tension avec sa part de bonheur amoureux. De la même façon, un mélange de malédiction et de grâce marque les autres personnages, à commencer par Ennry que poursuit une injustice faite à son père.
    Le Tokyo de Rose-Marie Pagnard culmine dans le réalisme magique, dont l’étrangeté stylisée des lieux se trouve admirablement ressaisie, entre la gare Shibuya propice à une colère folle d’Ania, et le Musée national aux figures hiératiques, telle pâtisserie Aux douceurs de France ou tel marché, la folle alternance des sentiments d’Ania et d’Ennry, tous deux hypersensibles, jusqu’à l’exacerbation folle. Comme tout ce qui est apparent émane de l’invisible, les liens de celui-ci recomposent un univers où l’attente d’un enfant et sa mort possible, le souci de protéger l’autre et le risque d’empiéter sur sa liberté, la quête de beauté et ses écueils, l’amour et ses ramifications infinies résonnent comme dans la conque translucide d’un conte de partout et de toujours.
    LirePagnard3.JPGRose-Marie Pagnard, Le motif du rameau et autres liens invisibles. Editions Zoé, 220p.

  • Magiciens en symbiose

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    Exposés ensemble à Neuchâtel: le peintre René Myrha et la romancière Rose Marie Pagnard multiplient les consonances.

    Sous le titre d’un des livres de Rose-Marie Pagnard, Revenez chères images !, une très belle exposition se tient en ce début d’année au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, à l’initiative du conservateur Walter Tschopp, qui vise à confronter, il faudrait plutôt dire : révéler les consonances des œuvres respectives de la romancière et de son conjoint artiste René Myrha. L’hommage à celui-ci est éclatant, qui se décline en plusieurs grandes salles en enfilade dans toutes les dimensions et à travers tous ses modes et techniques d’expressions, de la toile au décor d’opéra en passant par la sculpture et le dessin. Aux œuvres du peintre font écho des citations des romans de Rose-Marie Pagnard reproduites sur les murs, au gré d’une véritable scénographie poétique et plastique à la fois.

     Parallèlement à cette exposition à valeur rétrospective, une présentation substantielle des travaux plus récents de René Myrha est à découvrir aux cimaises de la galerie Ditesheim, en vieille ville, aux bons d’un galeriste attaché depuis des années à l’artiste.

    François Ditesheim excelle d’ailleurs à situe l’univers de René Myrha et les questions qu’il nous pose : « Dans quel monde l’artiste nous plonge-t-il, d’où viennent ces créatures à la fois ludiques et inquiétantes ? Quelle vie ont-elles, quelle durée, dans quel espace se meuvent-elles et où vont-elles disparaître ? Tel un magicien, le peintre, le sculpteur, le dessinateur crée un véritable théâtre bdu monde dans lequel cohabitent des figures somptueuses, de rares animaux sveltes et élégants, monde dangereusement exubérant. Cependant le feu menace, le végétal est absent et la catastrophe rôde, Le jour et le nuit s’entremêlent, l’innocence cohabite avec le savoier, la joie avec la peur, et peut-être la vie avec la mort. Un domaine invisible et étrange se cache derrière des couleurs vives et peut-être trompeuses ».

    Or nous retrouvons, et plus que jamais avant dans le rêve éveillé du dernier roman de Rose-Marie Pagnard, Le motif du rameau et autres liens invisibles, cet univers d’inquiétante et ludique étrangeté, avec de constants échos aux « événements » picturaux de Myrha, et plus encore à l’atmosphère de son monde enchanté. Tout dans le roman est ainsi comme théâtralisé et comme en suspension, les personnages y courent sur d’invisibles fils de funambules et l’on passe de lieux en lieux et d’une situation à l’autre avec la même fluidité qu’on passe du trivial à l’épuré ou des sentiments les plus délicats aux gestes les plus brusques.

    Une douce folie préside enfin, dans les deux œuvres mises en relation, à une sorte d’opéra visuel et littéraire où  la magie et l’effroi, la beauté du monde et l’angoisse cohabitent et communiquent.

     

     

    Myrha13.JPGNeuchâtel. Musée d’art et d’histoire, jusqu’au 16 mai 2010.

    Mardi-dimanche 11h-18h. Mercredi entrée libre. Renseignements : www.mahn.ch

    Neuchâtel, Galerie Ditesheim, rue du Château 8. René Myrha, Peintures et œuvres sur papier. Jusqu’au 3 avril 2010.  Www.galerieditesheim.ch

     

     

     

     

     

  • La Suisse des storytellers

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    La littérature alémanique « de pointe » passe par Paris

    Le phénomène n’est pas tout à fait nouveau, mais il s’est fort accentué ces dernières années : c’est désormais par  les éditeurs français que les lecteurs romands découvrent la fine fleur de la littérature alémanique, non sans retard. Trois décennies après la création de la collection CH, censée rapprocher les quatre littératures helvétiques au nom de  la collaboration confédérale, le déclin de ladite collection et d’autres composantes ont complètement changé la donne, à commencer par le potentiel international d’un certain nombre d’auteurs alémaniques de l’après-Frisch&Dürrenmatt, plébiscités en Allemagne autant qu’en Suisse alémanique. À  noter, au passage qu’un auteur alémanique de qualité a plus de chance d’être immédiatement reçu par la critique et le public germanique que son homologue francophone. Par ailleurs, les grands succès se négocient à la Foire de Francfort où les chances des éditeurs romands sont minimes par rapport à la concurrence française.

    C’est ainsi que le Mars de Fritz Zorn nous est arrivé, en 1979, par Gallimard, et que la plupart des auteurs alémaniques de pointe, tels Martin Suter ou Peter Stamm (chez Christian Bourgois), ont suivi la même trajectoire. Bien entendu, le succès d’un livre n’est pas toujours gage de qualité littéraire, mais le fait est que la Suisse n’a pas à rougir des plus de 2 millions d’exemplaires vendus par un Martin Suter. Conteur de grand talent, la « star » de Diogenes est plus qu’un faiseur lisse et son formidable Small World a sans doute marqué un tournant dans la réception international de notre littérature.

    Plus récemment, plusieurs romans alémaniques, tous publiés à Paris, ont connu un retentissement également notable, avant que Matthias Zschokke, publié chez Zoé pour sa part, décroche un Prix Femina très mérité et sans doute lié à cette heureuse mouvance créatrice, éditoriale et médiatique : il s’agit du mémorable Train de nuit pour Lisbonne, de Pascal Mercier, paru en 2006 chez Maren Sell,  du non moins remarquable Un garçon parfait, de Claude Alain Sulzer et, l’an dernier, du somptueux Melnitz de Charles Lewinsky, paru chez Grasset et consacré par divers prix. 

    Tout récemment enfin, c’est aussi via Paris que nous aurons découvert le quadra le plus décoiffant de la nouvelle littérature alémanique, en la personne de Christian Kracht, dont la très savoureuse uchronie, intitulée Je serai alors au soleil et à l’ombre, paraît chez Jacqueline Chambon. L’auteur lui-même fait figure de drôle d’oiseau dans la volière littéraire helvétique : né à Saanen en 1966, il a fait ses études aux Etats-Unis, collaboré au Spiegel pour lequel il fut correspondant en Asie, et vit actuellement en Argentine avec son épouse la cinéaste allemande Frauke Finsterwalder. On ajoutera que le narrateur de son troisième livre, après deux premiers titres (Faserland et 1979)  traduits en quatorze langue, est commissaire politique de la République soviétique de Suisse et qu’il est originaire du Mozambique – excellent camarade confédéré au demeurant !

      

    Kracht2.jpgSoviets suisses

    On se régale à la lecture de l’uchronie de Christian Kracht, qui nous transporte, aujourd’hui même, dans une Suisse ravagée par cent ans de guerres entre la République soviéique de Suisse (fondée par Lénine en 1917)  et les puissances fascistes allemandes et anglaises, entre autres belligérants mondiaux. L’Afrique est devenue l’arrière-pays de Neu-Bern, où la fondue se fait à la banane, et le narrateur, commissaire politique originaire du Mozambique est un bon Helvète de la nouvelle tradition, qui impressionne la divisionnaire Favre, lectrice du Y-king. Malgré les vues « humanistes » des Soviets suisses, la guerre va reprendre avec un nouveau bombardement boche du Réduit national, formidable forteresse à la Piranèse. Le protagoniste fuit alors plein sud, vers le Tessin suave et son Afrique natale. Pleine de malice et de trouvailles, cette fable, psychédélique sur les bords (on y croise le peintre Roerich), vaut plus  par sa verve narrative que par ses vues historico-politiques, mais une sorte de rêverie mélancolique s’en dégage, imprégnée de poésie drôle-acide.

    Christian Kracht, Je serai alors au soleil et à l’ombre, Traduit de l’allemand par Gisèle Lanois. Jacqueline Chambon, 142p.

     

    Lewinsky2.jpgLewinsky  genre «noir»

    Deux ans après la révélation de Melnitz, vaste et prenante chronique des tribulations d’une communauté juive dans sa « réserve » suisse, au tournant du XIXe siècle, Charles Lewinsky nous revient avec un ouvrage antérieur, qui obtint un prix Schiller en 2000. Le roman met en scène un étranger qui débarque d’Allemagne  dans un village assoupi de la province française où, après une déception amoureuse, il espère recouvrer sa paix intérieure.

    Dans un univers confiné dont les dimensions sont annoncées dès la première phrase du roman, qui sera la dernière aussi bien  (« Le monde fait mille pas de long »), l’auteur tisse une toile serrée dans laquelle il capte le moindre soupir, le moindre geste des habitants de Courtillon où tous semblent vivre au ralenti et s’observer. Comme on s’en doute, cet environnement ne va pas apaiser l’étranger de passage mais l’impliquer lui-même dans une vie communautaire dont la paix n’est qu’apparence, où le drame couve, et qui lui tend un miroir. Tout l’art de l’auteur tient alors à la progressive implication de personnages très finement dessinés, comme dans Melnitz, au fil d’un roman qui grouille bonnement d’histoires…

    Charles Lewinsky. Un village sans histoires, traduit de l’allemand par Léa Marcou. Grasset, 380p. 

     

    Stamm.jpgPeter Stamm au scalpel

    Peter Stamm s’est fait connaître du lecteur francophone par une suite de romans aussi subtils de psychologie que finement ciselés, du point de vue de l’écriture, qui laissent le souvenir d’une sorte de sismographie des sentiments sur fond de décors et d’atmosphères comptant eux aussi pour beaucoup, où le mal de vivre rôde le plus souvent.

    Les surprises du manque d’amour, pourrait-on dire, sont  au cœur de son dernier ouvrage, d’une âpreté contrastant avec la brillante apparence de son cadre (la bourgeoisie munichoise battante) , où l’on assiste à la rencontre du jeune et bel Alexander, crâne architecte parfaitement accordé à la jeune et belle Sonia, dans une relation problématique avec Iwona, la Polonaise sans papiers et sans qualités saillantes non plus, mais plus fragile et surtout plus vibrante : plus capable simplement d’aimer.

    Par l’acuité de son regard et sa façon de confronter ses personnages, englués dans leur médiocrité sans cesser d’être vaguement attachants, subissant en outre le temps qui passe et les use, Peter Stamm évoque parfois, en plus esthète, les scannages existentiels d’une Patricia Highsmith. Doux et dur à la fois, terrible comme la vie…

    Peter Stamm. Sept ans, traduit de l’allemand par Nicole Roethel. Christian Bourgois, 272p.

     

     

  • Le Temps d'une île perdue

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    Par Damien Personnaz

    Je t'écris d'une île des antipodes que tu détesterais.

    Tu connais mon attirance pour les îles lointaines. Celles qui sentent les embruns, rythmées par les marées, isolées au milieu d'océans insensés où vivent des insulaires reclus.

    Tu ne comprenais pas mon attirance pour ces oasis des mers « Il n'y a rien, là-bas. Pourquoi partir si loin pour ne rien voir?. » Je répliquais « horizons lointains ».

    Car je fais partie de cette secte des adorateurs des îles isolées, ces oasis de terre, au centre de la mer, où le téléphone portable ne passe pas.

    Mais aujourd'hui, je doute. Ma fascination pour ces îles perdues vacille. Je t'écris sur une table bancale balayée par les vents venus de l'Antarctique. C'est l'été austral et il fait froid. Mon aérogramme désuet pompe l'air marin. Un chien orphelin sommeille à mes pieds.

    J'éclate de solitude sur cette île Chatham, à 800 kilomètres à l'est de la Nouvelle-Zélande. Pendant dix jours, les insulaires m'ont snobé, indifférents à ma présence et à mes questions. Tu avais raison: «Pourquoi aller si loin pour ne rien voir? ». Quelle amère ironie, tu ne trouves pas? Je voulais voyager jusque dans les limbes de l'hémisphère sud, dans le sillage des albatros, déterrer le rêve de l'adolescent. Et voilà : c'est réussi.

    C'est vrai, j'ai échangé bribes et banalités avec des anonymes. Je leur ai donné des surnoms. Il a «Yéti, ma logeuse, énorme femme poivre et sel et des jambes grosses comme des jambons. Et puis « Dents jaunes » causant avec sa copine « Foulard mauve », laquelle n'en peut plus de son homme « qui pète au lit et sent le poisson ».

    Ces insulaires ont perdu l'espérance; ils sont d'abord et avant tout profondément seuls, dans l'incapacité de choisir leur travail, leur conjoint, leur destin. Leur liberté se résume à ce dilemme: partir et perdre son âme, rester et écarter ses illusions.

    Ils trouvent la vie rude dans les îles et dure dans les villes. Au moins, ici, ils sont chez eux, claquemurés et rassurés. Ils connaissent les quatre coins de leur repaire et sa kyrielle de rituels. Avec moi, ils pratiquent le jeu du « nous » et des « autres », si fréquent dans les endroits isolés, que ce soit une île ou une vallée reculée de nos cantons.

    Je suis venu frapper à leurs portes. Personne ne m'a ouvert. Les gens d'ici sont écossais de caractère: austères, courtois et indifférents; farouches aussi, à l'image du climat et du paysage.

    Oui, tu détesterais Chatham. Ses plages infinies s'effilochent dans le ciel bas. Le Pacifique ne l'est pas. Des requins blancs irascibles sillonnent ses criques. Des autoroutes de barbelés dégoulinants ceinturent des prés d'herbe jaune piquetés de vaches noires. Son lagon gris s'étiole dans la brume. Je te vois froncer les sourcils: un lagon gris? Oui, à Chatham, le lagon est gris.

    Alors, je ravale mon orgueil et je t'avoue que ma Foi d'adorateur des îles isolées est ébranlée. « Qu'est-ce que je fiche ici? ». Faute d'interlocuteur, j'ai sans cesse posé cette question à mon jumeau dans le rétroviseur de la voiture et dans le miroir de la salle de bain.

    J'ai douté, c'est vrai. Pourtant, je suis heureux d'être dans cette île des confins. Le voyage est un exil provisoire généreux. Faute de gens à qui parler, il m'a donné le Temps.

    Le chien s'ennuie. Je vais aller marcher sur la plage vide. Hormis penser à tous ceux que j'aime, je n'ai que ça à faire. J'ai tout le temps.

    D.P.


    Cette lettre est à paraître sous la rubrique de L'épistole du journal littéraire Le Passe-Muraille, dont la nouvelle livraison, No 81, sort ces jours. On peut rejoindre Damien sur son site personnel: http://ileslointaines.blogs.courrierinternational.com/

  • Lumière des mots

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    …Ce que je veux dire, c’est qu’il y a quelque chose de sacré dans certaines inscriptions, et là tu te dis que c’est exactement ça : que c’est le trottoir qui t’ouvre le ciel, que c’est quelqu’un qui s’est agenouillé pour écrire ça et qui pense, ça fait pas un pli, que tu vas voir le ciel sans lever les yeux…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se la jouent facile

    310119212.JPGCelui qui ne rend jamais les livres / Celle qui regrette l’argent de tous les cadeaux qu’elle fait / Ceux qui n’aiment pas le manioc / Celui qui épile son fils Bob / Celle qui a mangé un chardon / Ceux qui pensent que même un cheveu a son ombre / Celui qui se demande à qui profite l’économie boursière / Celle qui s’envoie des baisers dans le miroir / Ceux qui aiment les mots rares / Celui qui patine dans le peloton / Celle qui fait chaque jour ses longueurs au bocal (dit-elle) / Ceux qui se rappellent qu’on appelait un chat un greffier / Celui qui se tape des gommes sur le lavabo (dit-il) / Celle qui aime faire de la peau de phoque la nuit / Ceux qui se font pincer dans le gyrobus / Celui qui chope un rhume en allant voir le match de son chum / Celle qui se trouve un trop gros pétard / Ceux qui mégotent sur le salaire des employés de couleur / Celui qui naît avec des pieds de chèvre / Celle qui speede à mort sur sa Kawa (dit-elle) / Ceux qui lavent les noyés à la morgue / Celui qui prend un en-cas dans sa valise de commercial / Celle qui demande un vibromasseur pour Noël / Ceux qui oublient leur chien dans la voiture / Celui qui dit que le sida ça fait pas de cadeau / Celle qui rêve de passer au Jeu du Millionnaire / Ceux qui avaient vingt ans en 1967 / Celui qui sait par cœur la composition de la palette de Paul Cézanne / Celle qui gère la déprime de son ami albinos / Ceux qui se mettent la ceinture (disent-ils) / Celui qui a un ticket avec la serveuse de L’Oriental / Ceux qui se font un câlin les dimanches soir sans Julie Lescaut / Celui qui a mangé toute la confiote (dit-elle) / Celle que le repassage rend toujours furieuse (dit-il) / Ceux qui trouvent que la France baisse / Celui qui ne remettra plus jamais les pieds à Vienne / Celle que Brad Pitt a déçue en changeant de meuf / Ceux qui ont renoncé au port des bretelles / Celui qui a rencontré la femme de sa vie dans une épicerie de Guyaquil / Celle qui cultive des asphodèles sur son balcon / Ceux qui ont tout le temps, etc.

    Image JLK: une sculpture de Mario del Sarto, artiste brut de Carrare.

     

  • Entre noirceur et rédemption

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    Entretien avec Eric-Emmanuel Schmitt

    NOUVELLES Concerto à la mémoire d’un ange réunit quatre histoires « à méditer »…

    Le dernier livre d’Eric-Emmanuel Schmitt aborde des questions liées à la perversion criminelle (L’empoisonneuse), au sentiment qu’un homme éprouve d’avoir loupé la relation avec ses enfants (Le retour), au ressentiment lié à une faute de jeunesse (Concerto à la mémoire d’un ange) et aux mensonges privés d‘un couple public (Un amour à l’Elysée). La noirceur humaine y est interrogée autant que les voies de possibles « réparations »

    - Quelle est à vos yeux la source du mal ? Ya –t-il, selon vous, des êtres foncièrement mauvais ?
    - La racine du mal me semble l’égoïsme. En tant qu’êtres biologiques, nous sommes tous égoïstes. Même s’il n’y a pas d’intention de faire le mal, dans l’être humain, le mal radical dont parle Kant est là, jamais désiré comme tel mais soumis à la domination de notre désir et de notre plaisir. Chez mon empoisonneuse, c’est le plaisir de dominer la vie et la compensation de ses frustrations.
    - Quel est l’apport du romancier aux questions que pose le philosophe ?
    - C’est essentiellement l’expression de la complexité. La philosophie procède par axiomes et coule dans le bronzes des principes et des aphorismes. Ce qui m’intéresse dans le roman, c’est la folie de la vie et de ses personnages. Le philosophe pose les têtes de pont d’un début et d’une fin, mais le roman lui-même va où il veut et les personnages donnent le vrai rythme de l’histoire et de l’écriture.
    - Vos personnages émanent-ils parfois de faits divers ?
    - Je suis passionné par tous les aspects du comportement humain, tels qu’ils apparaissent notamment dans les tribunaux, mais je ne sais pas trop d’où sort un personnage de fiction. Je sens juste quand il envahit le terrain et commence d’agir à place. Je me dis qu’il y a une chance que ça soit bon quand l’écriture m’échappe. Or, le travail de l’écrivain consiste à préparer cette grâce que constitue l’arrivée du personnage.
    - A propos de grâce, vous montrez, dans la nouvelle éponyme, qu’un don éclatant peut se transformer en son contraire…
    - Oui, c’est une question que je me pose : quand devenons-nous fils de nous-mêmes ? Cette histoire évoque celle de Caïn et Abel, avec un coupable (Chris, l’ami qui n’a pas secouru son compère accidenté) et une victime (Axel, survivant paralysé), mais il y a un retournement qui fait que la victime peut basculer du côté du mal. Je crois que l’homme mûr est l’enfant du jeune homme. Dans tout le livre apparaît, cependant, le fait que nous pouvons surmonter nos failles par la pensée. Mon empoisonneuse, et le curé arriviste qu’elle manipule, sont trop accrochés à leurs rails pour participer à la moindre rédemption.
    - Croyez-vous à la puissance rédemptrice de la maladie ?
    - Je crois qu’il y a une logique de la maladie mortelle qui humanise souvent les êtres. Cette épreuve morale et l’urgence qui nous fait nous concentrer sur le plus importante qu’il nous reste à vivre, peut en effet nous transformer. Comme on le voit dans Un amour à l’Elysée.
    - Pensez-vous qu’il y ait une justice divine ?
    - Je ne crois pas à la justice divine, pas plus qu’à aucune justice immanente - trop commodes échappatoires. Je crois en Dieu, mais il est caché comme le Dieu de Pascal. Je crois, en revanche à la justice des hommes, à leur liberté, même relative, et à leur responsabilité.
    - Comment vos lecteurs reçoivent-ils vos livres ?
    - C’est variable selon les pays. Aux Etats-Unis, je passe pour l’écrivain européen par excellence, qui pose des questions existentielles ou philosophiques en restant léger et facile à lire. En Allemagne, où mes livres ont un retentissement tout particulier, une tradition de réflexion et de débat se reconnaît dans ce mélange que je propose d’idées incarnées, d’expériences contradictoires et d’interrogations existentielles touchant chacun.

    Nouvelles
    du monde
    L’art de la nouvelle est exigeant, qui convient au dramaturge exercé au dialogue et à la construction claire et ramassée. Concision, netteté, tranchant : le scalpel du philosophe isole des situations qui évoquent le magma des tabloïds, que le narrateur étoffe. Le recueil s’ouvre sur le portrait grinçant d’une empoisonneuse de province, avec un épisode carabiné de corruption de confesseur, digne d’Hitchcock. Les deux nouvelles centrales touchent à des questions plus intimes et fines, où le manque d’amour (Le retour) et le repentir refusé (Concerto à la mémoire d’un ange) résonnent en profondeur. La dernière nouvelle nous invite à l’Elysée, où l’auteur raille les coulisses du pouvoir et se risque pourtant à situer une belle histoire d’amour. Tout cela parfois un peu « téléphoné », mais ne faisons pas la trop fine bouche…

    Eric-Emmanuel Schmitt. Concerto à la mémoire d’un ange. Albin Michel, 229p.

    En dates

    1960 Naissance à Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône)
    1980-85 Ecole normale supérieure. Agrégé de philo.
    1989 Expérience mystique dans le désert. Décisive pour son entrée en écriture.
    1991 Première pièce, La nuit de Valognes.
    1994 Trois Molière pour Le visiteur.
    2000-2001 La pièce Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran fait un tabac. En prose, L’Evangile selon Pilate, et La part de l’autre (uchronie autour d’Hitler) sont bien reçus par la critique et le public.
    2002 Oscar et la dame en rose. Schmitt s’installe à Bruxelles.

    2006 Odette Toulemonde et autres histoires. L’adaptation au cinéma sort en 2007.
    Grand Prix du théâtre de l’Académie française.
    2010 L’œuvre d’Eric-Emmanuel Schmitt est traduite en 43 langues. Le total de ses ventes s’élève à 11 millions d’exemplaires.



     

  • En sept lettres vives

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    Un livre fraternel de Pascal Rebetez

    L’art épistolaire est souvent apprécié pour le naturel et la spontanéité qu’il suppose, et cela vaut pour les correspondances les plus « écrites » autant que pour celles qui furent rédigées « en courant ». Le genre peut d’ailleurs se traiter comme tel, «à froid», et garder tout son intérêt, lié naturellement au contenu et au ton de la lettre. La meilleure preuve en est donnée par Pascal Rebetez, quinqua en crise affective qui, pour son seizième livre, rassemble sept textes «commandés» par la Radio suisse romande – Espace 2, plus précisément sept lettres dont on se moque à vrai dire de savoir si elles ont bel et bien été envoyées et reçues, tant elles sont substantielles et vivantes à la fois – tant elles sonnent juste à tout coup.
    Leurs destinataires (l’ex-compagne de l’auteur, un enfant à venir, sa mère, sa fille, un ami artiste, son père et un voleur qui lui a fauché un tableau) déterminent à la fois le ton et le contenu de chacune de ces missives, toutes accordées par le même besoin de vérité sans fard. Les circonstances et le décor dans lesquels chaque lettre a été écrite comptent aussi beaucoup. Les mots à vif de la première, à la femme perdue, écrits à Hanoi City, sont à la fois aiguisés et relativisés par le décor du Vietnam toujours plombé par le souvenir de la guerre, comme l’évocation du même lieu fera contraste avec celle du petit monde propre-en-ordre de la mère qu’il dit « championne du monde de l’assurance, du contrôle de l’hygiène et des bonnes manières ». Au passage, on notera que la vivacité assez « rosse » de la lettre à la mère est tempérée par la grande tendresse du fils, largement partagée à l’endroit du paternel défunt ou de sa fille danseuse à laquelle il écrit depuis le festival du film de Locarno.
    Sans peser jamais, Pascal Rebetez se livre beaucoup, dans ces lettres lestées d’expérience existentielle, qui ont à la fois valeur d’autoportrait et de messages à ses frères humains. De fait, c’est avec autant de gravité tendre qu’il s’adresse au « petit dragon » qui fera bientôt de lui un grand-père en dépit de sa dégaine d’éternel gamin, qu’à son père le Jurassien frondeur en lequel il reconnaît sa propre fibre rebelle. La singulière dernière lettre à l’anonyme voleur d’une œuvre d’art (volée…), marque d’humour et de dérision cette quête du présent-passé que l’écriture ressaisit comme elle peut, sans trop savoir si elle sera vraiment reçue. Bouteille à la mer... Tu vois ce que je veux dire de ce qui n’a pas (tout à fait) disparu ?

    Pascal Rebetez. Je t’écris pour voir. Editions de L’Hèbe, 153p.

  • Ceux que la mémoire perd

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    Celui qui te demande trois fois qui tu es avant de te raconter des détails inédits de ta plus tendre enfance / Celle qui se dit perdue dans un champ d’interrogations d’ordre herméneutique sans se rappeler ce que diable cela peut signifier / Ceux qui ne savent plus mettre de noms sur certains visages et s’en trouvent affligés à l’idée de blesser la personne ainsi détruite / Celui qui est parti ce matin de chez lui où il se retrouve pourtant à l’instant avec deux oignons dont il se rappelle juste que les peler risquerait de le faire pleurer / Celle qui est troublée par le bel abbé qui l’enjoint de confesser ses péchés d’hier et même d’avant-hier / Ceux qui ont probablement vécu plusieurs vies dont pourraient témoigner diverses épouses assermentées mais lesquelles encore ? / Celui qui constate que la moitiés des partitions qu’il savait par cœur se sont effacées de sa mémoire avec son numéro de plaques et le nom de l’orchestre dont il était le Chef / Celle qui croise une tortue dans l’escalier dont la seule vue au bord d’une marche la précipite dans la mélancolie / Ceux qui s’introduisent par inadvertance dans le Labyrinthe des appartements aux portes ouvertes où des miroirs les attendent / Celui qui se voit passer dans la rue sans oser se héler crainte d’être importun / Celle qui n’oubliera jamais aucune de ses robes de mariage alors que ses conjoints successifs se fondent dans la même effigie de Clark Gable l’invitant à monter dans la Chevy blanche qui les emportera elle ne sait plus où / Ceux qui longent plusieurs avenues parallèles genre Montevideo mais à des époques différentes / Celui qui demande au violoniste Morel (ou Sorel, ou Borel ?) de lui rejouer certaine sonate émouvante de ce Verneuil (ou Merteuil ?) qu’il interprétait avec grâce avant la Grande Guerre / Celle qui cherche au cimetière la tombe de l’amant inconnu / Ceux qui te regardent fixement par le Judas sans savoir si tu es vraiment celui que l’œilleton trahit / Celui qui commence chaque matin un nouveau roman dont l’incipit se passe de suite / Celle qui a noté toutes ses coordonnées sur des billets disposés dans la doublure de son chapeau sans préciser où elle oublierait ledit chapeau et comment la reconnaître sans chapeau / Ceux qui ont oublié la magique formule qui permet de se rappeler les formules magiques, etc.

    Image: Philip Seelen

  • L'imagier du vécu magnifié

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    Avec son prénom quasi mythique et sa dégaine de grand diable hirsute à l’air vaguement gitan, son sourire craquant et son regard chaleureux, Germinal Rohaux dégage une immédiate sympathie que son travail de photographe et de cinéaste ont déjà marqué d’une espèce d’aura. Si son œuvre est encore mince en dépit d’un premier succès d’estime, la « patte » de Germinal accuse un regard sur la vie et les gens qui saisit à la fois par son humanité et la beauté de ses images. Sensibilité tendre et vive, netteté et honnêteté, qualité de la perception et de l’expression en exclusif noir et blanc: des ados qu’il observe aujourd’hui aux cabossés de la vie qu’il a longtemps approchés, l’imagier témoigne et magnifie à la fois, sans flatter. Même difficile ou fragile, la vie sous son regard est émouvante et belle. Or, cette valeur ajoutée n’est pas qu’une affaire de talent. Il y a là derrière un individu, un apprentissage, des blessures et l’effort de les surmonter, autant dire un premier scénario existentiel…
    C’est l’histoire d’un petit garçon un peu fragile, à tous égards, que ses parents (le père est cuisinier, d’origine française, et la mère infirmière, à formation de sage-femme) ont choisi de confier à l’école Steiner, dont il ne dit aujourd’hui que du bien : douze ans avec les mêmes camarades, des chances données à chacun de se réaliser, plus de créativité, une véritable « école de l’amitié » à son dire. Nul en allemand, il se fait virer de la classe en question, mais un prof l’encourage à monter un atelier de photo, qui l’intéresse déjà, autant que le cinéma. Pour « chef-d’œuvre » de fin de scolarité, il réalise ainsi, au Burkina-Faso où il séjourne un mois, un premier « docu » d’école sur la désertification. Peu après, avec son meilleur ami d’enfance, prénom Julien, le voici parti à dix-huit ans pour un périple africain de 7 mois. Les deux compères sont encore « de vrais gamins », qui échappent de justesse à des pirates de la route, en Mauritanie, mais ils font le plein d’observations et d’expériences.
    Ce début de film d’une vie va se trouver marqué, cependant par un drame bouleversant: la mort accidentelle de Julien, après son retour en Suisse, qui révèle à Germinal que nous sommes mortels, que la vie est précieuse et nous est comptée, que l’enfance est finie et qu’il va falloir donner désormais un sens à « tout ça ».
    Autodidacte en photo et en cinéma, Germinal Roaux va suivre alors, dix ans durant, la « meilleure école » que représente la rubrique Vécu de L’Illustré, où l’occasion lui est donnée de se colleter à ce qu’il appelle les « grands brûlés de la vie ». C’est au fil de cette série qu’il rencontre le jeune trisomique Thomas Bouchardy auprès duquel, 8 mois durant, il va vivre et préparer son premier film, intitulé Des tas de choses. D’une rare délicatesse dans son approche humaine, et d’une beauté de poème visuel, ce film fait avec des bouts de ficelles séduit aussitôt Jean Perret, directeur du Festival Visions du réel, où il est présenté, autant que Gérard Druey et Jean-Louis Porche de Cab Productions, qui lui commandent illico un court métrage de fiction - ce sera l’étincelant Icebergs, primé à Locarno et à Soleure – et le scénario d’un premier « long », dont le tournage pourrait démarrer cette année encore.
    Capter le mélange de violence et de fragilité, de grâce et d’âpreté de ce qu’on appelait naguère l’âge tendre, en moins d’un quart d’heure : c’est ce qu’a réussi Germinal Roaux dans ce bijou consacré à l’adolescence, qui se prolonge aujourd’hui dans ses portraits d’ados sous le titre « panique » de Never young again…
    À en croire Germinal, l’adolescence que nous avons connue serait en train de disparaître. « À treize, quatorze ans, la plupart ont fait l’expérience du sexe et de la drogue, mais ils restent désarmés devant la réalité. Cela a quelque chose d’assez inquiétant pour l’avenir…». Rien évidemment d’un regard de censeur, chez Germinal Roaux, mais le simple effet, conséquent, d’une lucidité qui va de pair avec la tendresse et l’angoisse qui l’habitent depuis que son ami Julien lui a révélé la fragilité et le prix de la vie…

    Les images de Germinal Roaux sont à voir ces jours au club Le Romandie, à Lausanne, place de l'Europe. Never young again...

    (ce portrait est à paraître lundi 22 mars dans les colonnes de 24Heures)

  • Ceux qui rampent

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    Celui qui cherchera toujours à voir les qualités inhérentes aux défauts des cadres supérieurs de l’Entreprise / Celle qui préfère une DG fascisante à pas de DG du tout / Ceux qui constatent que le néo-cynisme lubrifie les rouages de l’Entreprise avec plus de fluide efficace que l’éthique de gauche ou même de centre droite / Celui qui s’est fait marginaliser pour son refus de participer aux sorties échangistes des cadres du marketing / Celle qui estime qu’un geste équivoque d’un employé doit être signalé aux RH sans l’ombre d’une hésitation surtout s’il s’agit d’un ressortissant de cultures genre Brésil / Ceux qui se surveillent mutuellement avec un zèle croissant en période de prétendue crise / Celui qui se couche avant que les circonstances ne l’y obligent / Celle qui a trouvé dans la political correctness un cadre existentiel qui lui permet de faire coïncider son idéal d’ancienne cheftaine scoute surnommée Loutre vigilante et les reliefs de son engagement de représentante syndicale acquise aux nouveaux codes d’une écologie libérale socialement consciente / Ceux qui s’abaissent pour mieux écraser un jour / Celui que la proximité d’un Conseiller a toujours mis dans un état second et fait dire à tout coup le contraire de ce qu’il ressentait au point de le faire passer pour un type fiable/ Celle qui est arrivée au sommet de l’Etat à la force du piolet / Ceux qui inspectent les mains de leurs ouvrières avec des airs empruntés à la haute hiérarchie militaire / Celui qui souffre à chaque licenciement d’avoir un collègue de moins à critiquer / Celle qui essaie de comprendre la logique de la progression des limaces en terrain découvert sans y parvenir / Ceux qui en ont eu assez d’entendre que les derniers seraient les premiers dans l’autre monde et qui en ont conclu qu’il valait mieux s’inscrire au parti dominant et suivre un plan de carrière sans états d’âme enfin on se comprend / Celui qui détourne la tête quand il sent qu’on va lui demander publiquement son avis sur Borel dont il préfère parler à la déléguée des RH en aparté quitte même à excuser ce sacré looser pour mieux l’enfoncer / Celle qui appelle serviabilité ce que ses collègues intellectuelles appellent servilité mais là faudrait s’entendre / Ceux qui ont toujours opiné du chef sans rien perdre des réactions du sous-chef, etc.
    Image : Philipe Seelen

  • Les ailleurs d'Olivier Rolin

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    Dans Bakou, derniers jours, l’écrivain voyageur revisite, avec mélancolie et malice, le lieu de sa mort annoncée.

     

    Olivier Rolin revient-il de l’enfer ? De quel cul du monde nous arrive-t-il avec sa dégaine de damné ? Et quels sont donc ces « derniers jours » qu’annonce le titre de son nouveau récit déjà plombé par le nom de Bakou, sur la couverture duquel l’écrivain baroudeur s’est photographié lui-même devant une porte close, mal rasé et mal fringué, l’air de porter le poids du monde et de nous le reprocher avec son air de catastrophe ?

    À l’air du look et des images «cultes», cette mise en scène pourrait faire conclure à la « posture » complaisante, genre Rimbaud au Harrar ou Camus à la sèche, encore accentuée par les divers portraits de Rolin insérés dans le livre, en Afghanistan ou au bord de la mer des Khazars et même en boxer dans sa chambre d’hôtel, à 62 balais, « pas si mal ! » selon lui.  Or, on ne lui en fera pas le reproche dans la mesure où la démarche  de ce récit s’inscrit dans un retour sur soi de l’homme vieillissant qui reste, avec un grain de sel, extraordinairement poreux et curieux de tout. Olivier Rolin a « payé », pourrait-on dire d’une formule. Il a beaucoup vécu et bourlingué, beaucoup lu et rencontré ses semblables, beaucoup écrit là-dessus. Dans tous ses livres, en outre, la part de l’Histoire intervient à tout moment, comme dans les premières pages consacrées ici à Bakou qui le font évoquer la « frise de têtes coupées » ponctuant les régimes successifs de cette ville très convoités, ou les menés de révolutionnaire-gangster du jeune Staline qui lui inspirent une sympathie accordée à ses propres souvenirs de leader gauchiste.  De la même façon, la lecture du monde, très nourrie de bouquins,  passe par maintes rencontres significatives, comme celle de la jeune Sabina qui rêve de devenir businesswoman en Suisse ou de l’ancien officier de l’Armée rouge qui semble avoir a perdu son âme en Afghanistan. Or, on peut rappeler, en passant, que Rolin a sillonné le monde, aussi, au titre de grand reporter.

    Cela étant, c’est bel et bien une idée d’écrivain jouant avec la fiction qui est à l’origine de son retour à Bakou. Ayant en effet imaginé, dans un récit (Suite à l’hôtel Crystal) datant de 2004, qu’il se suiciderait en 2009 dans un hôtel de la capitale mondiale du pétrole, d’une balle de pistolet Makarov 9mm, l’écrivain y revient six ans après sa première escale. Hélas (ou tant mieux ?), l’Hôtel au nom presque mythique (Apchéron, au lieu d’Achéron, le fleuve infernal) a disparu et le fameux suicide différé « pour de vrai », au jour même où un forcené perpétue un massacre dans une université – et le réel de revenir au galop !

    Jeu d’ailleurs constant que celui de la réalité et de la fiction, dans ce livre lesté de mélancolie autant que d’humour, où l’écrivain revisite certains de ses livres, comme L’Invention du monde (Seuil, 1993) où il s’était donné pour contrainte de raconter la planète en la même journée d’équinoxe printanière du 21 mars 1989. Au passage, il rappellle que Guy Debord, qui disait qu'on ne peut bien écrire que si l'on a bien lu et bien vécu avant cela, n'a pas raté, lui son suicide. Et de se contenter d'ajouter avec un clin d'oeil: "Moi, j'ai vieilli"...

     

    Manière noire

    Si la mode des « étonnants voyageurs » sacrifie parfois l’écriture à l’anecdote plus ou moins exotique, Olivier Rolin fait partie, comme un Nicolas Bouvier, de la catégorie des stylistes, avec un ton et une poésie à lui. Sa patte unique marque autant ses récits de pérégrinations (En Russie, La Havane, Voyage à l’Est) que ses roman, dès Phénomène futur (son premier livre, en 1983) jusqu’à Un chasseur de lions (2008) en passant par Bar des flots noirs ou Port-Soudan, entre autres.

    Comment qualifier le style de Rolin ? Par un mélange de vigueur épique et de lyrisme, d’acuité concrète et de solidité presque rocailleuse dans l’usage des mots, à quoi s'ajoutent de constantes pépites d'érudition joyeuse, le tout baignant  dans une sensualité à pointes d'angoisse. Il y a chez lui du poète, autant dans ses descriptions très détaillées  de lieux construits (dès les premières pages de Bakou, la ville est physiquement là, avec ses vieux quartiers et ses horizons industriels décatis) que dans celle qu’il consacre à la nature.  On pense en outre, à la lecture de son dernier livre, qu’il émaille de photos en noir et blanc à la manière du grand écrivain allemand  W.G. Sebald, à la « manière noire » chers à certains graveurs, qui tire une beauté souvent inattendue de visions rebutantes au premier regard.

    Voir Bakou et mourir ? "Ce qui serait vraiment mourir (...), ce serait de comprendre soudain qu'on n'a pas fait d'oeuvre - que tout ça, tous ces jours, ces nuits sous la lampe, ces miliers de pages, c'est rien, pour rien"...

    Rolin02.jpgOlivier Rolin, Bakou, derniers jours. Seuil, collection Fiction & Cie, 173p.  

     

     

     

     

     

  • Ceux qui ne se laissent pas avoir


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    Celui qui travaille réellement / Celle qui sent la nuance entre ce qui compte et ce qui ne compte pas au regard de son éternité personnelle / Ceux qui restent conséquents / Celui qui prend la vie plus au sérieux depuis la mort accidentelle de son meilleur ami de jeunesse / Celle qui recommence à peindre des anémones sur fond blanc genre Morandi en plus sobre / Celui qui est devenu son propre scribe auquel il dicte d’un air apparemment détaché mais méfiez-vous des êtres doubles / Celle qui reste consciente des grands espaces amérindiens en dépit de l’exiguïté de son balcon sur cour / Ceux qui laissent parloter leurs invités en regardant ailleurs / Celui que son bon sens bassement paysan a préservé du nihilisme du parti philosophique dominant / Celle qui se dit la rose contradictoire de son poète / Ceux dont le silence pèse mais qui s’efforcent de sourire aux imbéciles accablants qui les entourent en aggravant d’autant leur cas jugé plus ou moins irrécupérable du point de vue socio-économique / Celui que son indépendance narquoise fait de plus en plus détester / Celle qui entoure son postier retraité de mille prévenances tout en réservant le meilleur de ses soins à la rocaille qui a établi sa réputation dans le quartier et les magazines spécialisés / Ceux qui ont cru faire le deuil de leur jeunesse en renonçant au marxisme léninisme - mais voyons camarade / Celui qui s’en est longtemps tenu aux Classiques français du XVIIe avant d’en revenir aux Grecs et à Tintin / Celle qui a toujours fait la part chez son jeune écrivain de la Bête et du bêta / Ceux qui répondent de plus en plus poliment aux raseurs qu’ils envoient promener / Celui qui s’est fait une réputation de mauvais coucheur pour pouvoir dormir debout / Celle qui n’attend plus rien que l’homme de sa vie au bout du quai / Ceux qui ne savent plus où ils ont égaré leur plan de carrière mais on s’en bat l’œil n’est-ce pas / Celui qui espère aller sur Mars avant sa retraite ce qui lui permettrait de caler le prix du voyage sur sa dernière note de frais / Celle qui ne veut plus des onguents à la gelée royale de ce Monsieur Pillard à perruque flottante qui la regarde comme si c’est lui qui l’avait aidée au temps ou tout allait de travers / Ceux qui s’attendent au pire et se contentent par conséquent du meilleur, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Entre douleurs et merveilles

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    Rencontre de Rose-Marie Pagnard, romancière.

    Il y a ces jours une lumière magique, sur ces hauts enneigés des Franches Montagnes, qui a quelque chose d’épuré et de transparent évoquant étrangement le Japon. On y est à la fois bien sur cette terre jurassienne, dans une grande maison de belle pierre grise dont les larges fenêtres, jadis propices aux fines finitions de l’horlogerie, s’ouvrent sur le pâturage au bord du ciel; et cependant, comme dans le dernier roman de Rose-Marie Pagnard, qui oscille entre sortilèges montagnards et Japon de rêve, on sent ici des fantaisies et des métamorphoses possibles à tous les étages. La grange de naguère en est le symbole, devenue lumineux atelier, où sont nés d’étranges tableaux qui peuplent la maison de figures de rêves poétiques et fantastiques à la fois, signés René Myrha, né Pagnard, conjoint de la romancière.
    Or, l’une de ces toiles ouvre son jaune éclatant à la lumière zénithale tout en rappelant le deuil de l’enfant perdu, qu’un portrait de belle jeune fille remémore également au-dessus de la grande table noire à écrire. Ainsi, des résonances se multiplient-elles dans ce havre, d’une double vie créatrice en symbiose. Comme dans l’actuelle exposition en double hommage, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, où les mots de l’écrivain et les visions de l’artiste s’appellent et se répondent. Comme dans la vie de Rose-Marie Pagnard, où le clair et l’obscur, le limpide et le mystérieux s’entremêlent.

    La vie de Rose-Marie elle-même a été marquée, de naissance, par ce mélange de lumière et d’ombre. Troisième enfant survivant après deux petits frères morts en très bas âge, elle fut un cadeau pour ses parents, simples gens à Delémont. Devenue très âgée, sa mère lui racontera toujours ses rêves mêlés de souvenirs hantés par des enfants en danger, ayant vu passer en outre le cercueil de son père fauché par la grippe espagnole; et Rose-Marie aussi commencera, très tôt, de raconter des histoires mêlant angoisses et merveilles, sur fond de musique.
    Car la musique, si présente dans les livres de Rose-Marie Pagnard, fut une des passions de ses jeunes années, avant l’écriture. La danse l’attira d’abord, dont elle négocia des cours en proposant à sa maîtresse de réciter des poèmes (notamment de La Fontaine ou Prévert) aux autres élèves, en guise d’écolage. « Cela me semblait merveilleux de pouvoir ainsi créer de la beauté rien que par la grâce du mouvement»; et le violon ensuite, à l’imitation de sa mère, dans le petit orchestre du collège. C’est d’ailleurs au temps du collège qu’elle a commencé de lire, « un peu tout », puis à écrire, « surtout des poèmes ».
    Mais voici, à dix-huit ans, que l’enfance s’achève alors que la vie lui offre un double cadeau : l’Amour et l’Enfant. Avec René Pagnard, Myrha pour l’art (du nom d’une rue de Montmartre), et l’enfant Cléo, on s’installe à Bâle, où l’artiste déjà reconnu pourra s’épanouir. De son côté, Rose-Marie aime son rôle de mère, relancé l’année suivante avec Géraldine. Et dès ce moment-là, aussi, Le Démocrate lui propose une chronique bâloise quotidienne, qu’elle va assumer dix ans durant. En phase avec « son » peintre, elle participe à l’intense vie culturelle bâloise, écume les galeries et se fait une culture «sauvage ». La littérature l’attirant de plus en plus, elle parle de livres dans ses chroniques, comme elle le fera des années durant dans l’hebdo Coopération et le quotidien Le Temps, où elle distillera son goût pour les auteurs du Nord profond.
    Et l’écriture là-dedans ? Elle émanera de la vie même, de ses questions, de ses douleurs, de ses cadeaux aussi. En 1985 paraît un premier recueil de nouvelles, Séduire, dit-elle, que suivront une dizaine de romans, dont La Période Fernandez, Prix Dentan 1988, plein du fantôme de l’immense Borges, et Dans la forêt, la mort s’amuse, prix Schiller 1999. En perspective cavalière, aujourd’hui : une dizaine de titres qui suffisent à donner le ton, la musique, la douce folie d’un univers fascinant, qui vit et vibre, exorcise le poids du monde et en célèbre les beautés et les liens profonds…


    Dates de Rose-Marie Pagnard
    1943 Naissance à Delémont, le 16 septembre.
    1961 Rencontre de René Myrha, artiste peintre.
    1963 Naissance de Cléo. Installation à Bâle. Début d’une collaboration au Démocrate, pour des chroniques quotidienne qui dureront dix ans.
    1964 Naissance de Géraldine.
    1985. Premier livre, Séduire, dit-elle, nouvelles, à L’Aire.
    1988. La Période Fernandez, roman, chez Actes Sud. Prix Dentan.
    1992. Mort de Cléo.
    2005. Revenez chères images, revenez, aux éditions du Rocher. Prix de littérature du canton de Berne.

    Vient de paraître : Le Motif du rameau, et autres liens invisibles. Roman. Zoé, 2010, 219p.

    Une importante exposition marque la rencontre des œuvres de Rose-Marie-Pagnard et de René Myrha, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, jusqu’au 16 mai 2010. Les oeuvres récentes de René Myrha sont également exposées à la Galerie Dietesheim, dans le vieux bourg de Neuchâtel.

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  • Un très léger vertige


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    Par Rose-Marie Pagnard

    Il faut savoir que tout homme voué à un art particulier (le poète, le musicien, le fildefériste jongleur, pour ne citer que ceux-là parmi la troupe étrange des rêveurs et des chercheurs) peut à chaque instant se trouver abandonné par l’étincelle intérieure, être privé de son sixième sens ascendant et vital.
    L’homme – un peintre – que nous voyons marcher en direction du Grand Théâtre vivait précisément un de ces états privatifs. Et cela au moment où, dans ce théâtre, on attendait de sa part une invention, un décor à couper le souffle ! Un décor qui envelopperait comme un gant de lumière l’interprétation d’une histoire et ferait de celle-ci un spectacle… programmé, par une conjuration diabolique, à une date si rapprochée que le peintre, le temps d’un vertige, s’imagina que cette date était déjà passée, que les prodiges qu’on avait exigés de lui s’étaient depuis longtemps détachés de leurs rôles et que, tels des oiseaux rappelé au-delà de la ligne théâtrale des cintres, ils avaient atteint un point de non-retour, un statut de choses faites et approuvées ! En vérité, la tâche était devant lui et elle attendait. Des images-choc, du réel ! avait insisté le metteur en scène (un ancien facteur brouillé avec le mystère des lettres et tombé sous la tyrannie du réel .

    Sous le ciel gonflé, repoussant sur la ville sa lumière avide d’images animées, les passants mordaient dans de larges tartines de viande rouge. Des guêpes oscillaient parmi les étalages de raisin fraîchement cueilli, affairées comme si elles aussi devaient produire sur le champ quelque chose, extirper de l’air une forme, des couleurs, un système complet et irrationnel de correspondances mentales, des architectures cosmiques expérimentales. Des enfants plongés dans la manipulation de petits jeux électroniques bloquaient les passages des galeries marchandes, obligeant la foule à des ralentissements précautionneux. Le peintre avançait dans le labyrinthe des rues, sans parvenir à formuler en lui aucune pensée en rapport avec sa tâche. La nécessité (l’urgence !) de prendre son envol poétique se heurtait à la réalité ambiante qui, par toutes sortes de parodies de créations rapides, semblait vouloir le maintenir fermement sur terre.

    Il s’égara, traversa des vapeurs d’un blanc verdâtre et se trouve soudain dans le parc municipal, parmi les arbres. Levant les yeux, il vit leurs superstructures d’un vert profond dériver imperceptiblement, s’éloigner millimètre par millimètres, voguant vers une destination secrète, vers un monde sans doute apparenté aux songes – mais ceux-ci encore si faibles, embryonnaires avec leurs minuscules plumets d’or !

    Comme il se remettait en marche, il sentit une vive douleur dans le talon gauche, la sensation d’une aiguille dans la chair. Je vais enlever ma chaussure et me reposer, pensa-t-il, et au même instant une petite chaise enfouie sous la couronne gigantesque d’un orme lui fit signe.

    Il avait lustré les verres de ses lunettes (sa vue s’étant un peu voilée dans l’ombre de l’arbre) et s’était assis, quand subitement son imagination s’éveilla. Et tandis qu’au-dessus de sa tête le cerveau de l’arbre bruissait d’un incessant dialogue neuronal et chimique, il se représenta le théâtre et se figura qu’il y entrait, et le voilà qui arrive sur la scène, se déchausse et se met à voler. Un prodige ? Impossible ! dit le réaliste que nous savons. Le peintre étouffe un rire dans son écharpe rouge, maintenant il voit point par point dans son esprit le décor à construire, l’étincelle s’est remise à briller.

    Il survole la scène où des hommes s’activent, certains écrivent, d’autres dessinent ou cherchent une phrase musicale. (Certains se sont débarrassés de la raison comme d’un vieil accessoire, dans les coulisses.) Nous ignorons le sens de notre tâche et poursuivons notre tâche avec ardeur, semblent-ils dire, chacun pour soi. Un chœur (cinq jardiniers portant des scies à moteur) traverse l’ombre scintillante de la scène : taillons du neuf, du neuf et du vert ! Le peintre approuve, il voit tant d’images nouvelles ! Peut-être ces images sont-elles très proches de la musique ? Il a vraiment l’air de battre la mesure de son pied déchaussé, assis sur cette petite chaise, dans l’axe du monde ».

    Ce texte constitue l’ouverture de la nouvelle livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, Numéro 81, à paraître fin mars.

    La peinture illustrant ce texte est une oeuvre de René Myrha. Une importante exposition se tient actuellement au Musée d'Art et d'Histoire de Neuchâtel, intitulée Revenez chères images ! et marquant la confrontation des deux conjoints, avec les mots de la romancière et les images du peintre. Les oeuvres récentes de celui-ci sont présentées, en outre, à la Galerie Dietesheim de Neuchâtel.

  • Ceux qui lévitent (ou l'évitent)

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    Celui qui déjoue le leurre des heures / Celle qui voit partout des tableaux d’elle / Ceux qui sourient dans leur cercueil roulant capitonné tout cuir de Russie / Celui qui rêve qu’il ne dit mot et consent sans savoir pourquoi / Celle qui se confie à ceux à qui celui qui la leur a confiée se fie / Ceux qui surmontent leurs montagnes de problèmes avec la grâce des cumulo-nimbus de l’arrière-pays préalpin vers la fin avril / Celui qui marche sur les eaux dans une dimension spatio-temporelle où le miracle est à la portée du premier messie un peu exercé / Celle qui brade la fortune du mandarin distrait / Ceux qui font du trafic de vocables rares / Celui qui a pas mal joué avec sa cousine de sept ans dont les bajoue actuelles lui évoquent le fameux Edward. G. Robinson hélas décédé / Celle qui fait parquer la Bentley du cardinal à la hauteur du petit bois dans lequel elle a connu ses premiers émois physiques et même métaphysiques n’est-ce pas Monseigneur ? / Ceux qui sont à cheval sur les principes et même debout sur le cheval au garde-à-vous / Celui qui aurait tellement aimé connaître les petites Bretonnes du temps d’Apollinaire et jusque dans les années 50 / Celle qui se fortifiait à la musculine Bichon au dam du curé des Batignolles qui la destinait plutôt à l’Epoux / Celui qui a toujours déploré le matérialisme un peu dégoûtant des miracles / Celle qui aime bien les Parisiens sauf en boîte ou au camping / Ceux qui font la lecture de la Loi d’Archimède au condamné avant de le pousser du haut de la falaise d’une chiquenaude / Celui qui a fait sa crise mystique comme tout le monde avant de jeter son uniforme de postier aux orties ce qui semble contradictoire mais pas tant si l’on y réfléchit à deux fois / Celle qui croyait purger ses colères à Lourdes sans s’attendre aux files d’attente / Ceux à qui Paul (l’apôtre) fait dire que « tous les saints les saluent » et qui le prient de leur rendre la pareille de la part de tous les Corinthiens et compagnie / Celui qui léviterait volontiers pour la chaîne catholique sauf qu’il est sous l’eau avec des semelles de plomb indispensables à l’entretien de la station de forage norvégienne / Celle qui t’écrit ce matin par SMS qu’on peut « à tout instant user du pouvoir d’aimer ses ennemis, accepter l’échec, la calomnie ou la douleur de la perte, ou encore endurer la torture », et à qui tu réponds fissa de ne pas oublier sa prise matinale d’Aspirine Cardio + et de saluer les enfants de ta part/ Ceux qui estiment que l’absolu est à la portée de tous à tout instant sans en tirer d’autre enseignement ce matin que la jouissance particulière ce matin de se taper un Continental Breakfast géant sur une tour de Macao, etc.

     

    Image : Philip Seelen      

  • Ceux qui n'en font pas un plat

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    Celui qui s’est retrouvé nu aux mains de cette femme qui le tenait pas les pieds comme un lapin et l’enjoignait de crier comme un goret sans s’aviser de cela que l’instituteur Habib ne pouvait l’avoir informé déjà des spécialités de ces compères animaux alors même que la représentation populaire de la Nativité s’en tient à l’âne benoît et au boeuf bougon / Celle qui dit à sa sœur Madeleine qu’y a un Jésus qu’est né chez les voisins basanés et qu’y faudra qu’on se cotise pour un cadeau pas qu’on prétende encore que les sœurs Duras sont racistes / Ceux qui remarquent qu’avec trois dieux en un ça simplifie et fera de l’économie vu que le pigeon St-Esprit pourra faire du buzz pour les Congrès de la Paix / Celui qui dit qu’il y tout dans la Bible sans l’avoir jamais ouverte sauf pour la poussière / Celle qui a la foi du chardonneret / Ceux qui aimaient tant la France qu’ils lui ont donné leur fille aînée qu’est devenue cheffe de réseau chez Telecom / Celui qui a compris que la vie était un péché mortel mais que ça se soignait / Celle qui s’occupe de la pub du groupe de rap catho Les Nouveaux Croisés / Ceux qui constatent qu’il y a tellement encore à découvrir dans la France des campagnes qu’ils en oublient de regarder la Ferme Célébrités quand ils rentrent le soir vannés mais contents de leur rando en vélo / Ceux qui fondent la secte des antisectes / Celle qui te serre la main si violemment pour te remercier d’exister qu’elle te fait péter la cicatrice du stigmate de ta paume droite / Ceux qui te prennent pour ce que tu es à savoir à peu près rien qu’un être humain entre plusieurs milliards dont chacun est unique et irremplaçable (en gros) comme ta femme en train de feuilleter le magazine Chapeaux et Jardins / Celui qui se lève du bon pied qu’il brise hélas sur le verglas du chemin du Calvaire mais comme c’est à côté du CHU on le reçoit aux urgences où il tombe amoureux d’une jeune Portugaise qui a le bras dans le plâtre / Celle qui prend la vie du bon côté quel que soit celui de la tartine qui morfle / Ceux qui aiment la vie comme elle va et même comme elle ne va pas mais faudrait pas trop pousser / Celui qui estime que ne penser qu’à lui est insuffisant aussi pense-t-il aussi à l’entretien de sa Toyota Cressida / Celle qui se demande s’il n’y a pas encore une petite place pour elle dans le cœur de Francis Cabrel et qui lui envoie donc une lettre romantique avec le timbre pour la « raiponce » / Ceux qui ont lu tout Michel Onfray pour mieux « cerner le problème » / Celui qui te reproche de n’avoir aucune sensibilité en espérant te vexer à mort mais sans s‘aviser de cela le pauvre que ton manque de sensibilité terrible va t’empêcher de ressentir quoi que ce soit ainsi que l’avait prévu Darwing dans son fameux opus sur la lutte des espèces et tout ça / Celle qui fume sa première clope sous la neige dans son manteau de tsarine avec cet air pensif qui t’émeut toujours après 27 ans de mariage le plus souvent non fumeur / Ceux qui font l’inventaire des choses qui ne se font pas sans tirer d’orgueil particulier de celles qu’ils ont faites juste « pour voir » ou par malice réelle va savoir, etc.


    Image : Philip Seelen

    (Li
    ste établie en regardant d’un œil La Flûte enchantée des sieurs Mozart et Bergman qui conserve son incomparable candeur musicale et visuelle)

  • Sollers sans aveu

    Philippe Sollers admirable, imbuvable, insaisissable, ambigu, inaperçu, mouvant - Sollers22.jpgémouvant ?

    Dialogue schizo


    En marge de la lecture de Discours parfait, de Passion fixe et des Voyageurs du temps. Approximations et contrepoints.

    Moi l’autre : - Et alors ? Toujours épaté par la (re) lecture de Sollers ?
    Moi l’un : - De plus en plus… et de moins en moins : de plus en plus intéressé, mais de moins en moins ébloui, je dirai, ce qui est bon signe je crois. Je l’ai dit et répété : c’est un merveilleux lecteur et c’est par celui-ci, via La guerre du goût et Eloge de l’infini que j’y suis revenu. Une vie divine est une lecture de Nietzsche qui flamboie de prose heureuse. Aussi, je l'apprécie en crescendo parce que le Sollers prosateur lumineux et fluide du tout début juvénile repique depuis Femmes et ses successives défrocations, que le Sollers écrivain heureux frondeur solipsiste s’épanouit dans sa nature, que le Sollers poseur jamais posé ne cesse de rebondir ailleurs et de bonifier, mais cet étourdissant phraseur aux vrais moments de grâce ne me comble jamais vraiment tout à fait pour autant, je dirai comme Rousseau ou comme Genet, Rimbaud me comblent, et c’est probablement bon signe…
    Moi l’autre : - Mais en quoi donc ?
    Moi l’un : - En cela que ce très et trop brillant sujet n’est pas intéressant à mes yeux pour sa virtuosité et son érudition ni même par sa maestria de styliste autant dire : pour ses performances. C’est sa faiblesse qui m’intéresse, et cela fait signe vers une oeuvre à venir. J’attends la folie. J’attends la faille. J’attends la première maladresse du tireur qui se dit d’élite et nous en met plein la vue. J’attends le premier aveu du faraud jeune homme – car il reste l’éternel jeune homme que Dieu doit casser – ou rien ne se passera. Mais le Destin l’attend comme le cheval de Nietzsche, ou tout cela n’aura jamais été que littérature presque d'imitation. Tandis que si ça casse, c’est là que l’on verra vraiment à qui on a affaire. Pour le moment il croit qu'il met en plein dans la cible, il jette tous ses feu, il est au milieu du milieu, il a tout compris, tout prévu, Jésus l’a pressenti, Dante l’annonçait, Nietzsche et Rimbaud le portent en avant : il rutile, c’est le Paon qui s’aime tant qu’il s’est inventé une aura supplémentaire d’opprobre et de malédiction, il est honni, aussi vilipendé que Maistre, Céline et Artaud réunis, c’est le fils à maman absolu.
    Moi l’autre : - Comme tu y vas…
    Moi l’un : - J’y vais un peu au bluff, mais s’agissant d’un personnage qui ne fait que bluffer, disons que je reste dans le ton.
    Moi l’autre : - Et que veux-tu dire alors ? Que te manque-t-il chez lui ?
    Moi l’un : - Une seule chose, une seule : l’émotion. Je ne parle pas de l’émotion esthétique ou de toutes les formes d’intuition les plus délicates. Je parle de l’émotion. Je parle du cœur. Je parle du regard sur autrui. Je ne parle pas de la Schwärmerei qui lui fait horreur après Nietzsche, d’un sentimentalisme baveux, mais je parle de l’émotion. Je parle de la faiblesse, et pas seulement de la faiblesse de Maman (Ma Maman), mais de la faiblesse. J’ouvre l’horrible Bloy et la voilà : la femme pauvre, la femme qui pleure, c’est ça qui me manque chez Sollers. Aucune charité. Aucun pleur.
    Moi l’autre : - Il va te ressortir la névrose du christianisme…
    Moi l’un : - C’est ça : qu’il la sorte, je l’emmerde.
    Moi l’autre : - Il va te traiter de fiote protestante.
    Moi l’un : - Il aura tout à fait raison, je viens de donner à la Croix-Rouge pour Haïti.
    Moi l’autre : - Enfin tu arrêterais de le lire pour autant ?
    Moi l’un : - Absolument pas : au contraire, je suis très curieux de le voir évoluer encore. On pourrait être surpris. Peut-être va-t-il être atteint un jour dans sa chair ? Je ne le lui souhaite pas, mais ça compte. Il est pour l’heure heureux et ravi de faire des jaloux, trônant dans son corps, mais demain ? Et puis il y rossignol : il ya tout de même tout ce qu’il y a chez lui d’une musique vivante et sans cesse renouvelée, qui n’est pas rien. Je l’ai dit et le répète : c’est un passeur vivifiant. C'est un putain d'écrivain...
    Moi l’autre : - Tu le crois croyant ?
    Moi l’un : - Je ne sais pas. Je m’en fous autant que lui. C’est une affaire top secrète. Je crois qu’il a le sens du secret du monde mais encore trop d’orgueil. Il se croit au parfum suprême – d’où la gnose. Mais est-ce qu’on sait ? En attendant, il est d’une prétention qui lui fait du tort. Et puis cette histoire d'Eglise, de Fille aînée, cette vaticanerie carnavalesque tu sais combien l'huguenot guenilleux que je suis la vénère...
    Moi l’autre : - Mais enfin c’est un écrivain.
    Moi l’un : - C’est un écrivain. Et de plus en plus. Et là plus de triche ni de pose : c’est l’enfant Sollers ingénu qui bondit à travers le jardin en s’exclamant : je sais lire, je sais lire ! C'est la merveille de lire et d'écrire ! Et hier je notais ce qu'il écrivait hier matin comme demain: que la lumière fait signe. Mais surtout ça qu'il me racontait l'autre jour: à trois ans courant vers sa mère: Je sais lire ! Je sais lire !
    Moi l’autre : - My God mais tu as les larmes aux zyeux…
    Moi l’un : C’est l’émotion, qu’est-ce que tu veux…

  • Le mentir vrai de Régis Jauffret

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    Régis Jauffret revisite l’affaire Stern en se coulant dans la peau de la meurtrière. Paradoxalement, la fiction sonne ici plus vrai que les faits étalés.

    Il y a tout juste cinq ans de ça, le 1er mars 2005, le richissime banquier Edouard Stern, figure du gotha international, fut retrouvé mort à Genève, le corps gainé d’une combinaison de latex, ligoté et criblé de quatre balles. Identifiée comme la coupable de ce meurtre sordide en milieu chic, Cécile Brossard, «secrétaire sexuelle» quadra du milliardaire, fut jugée et condamnée à 8ans et demi de prison. Elle en sort ces jours…
    Au procès assistait le romancier français Régis Jauffret (déjà connu pour une œuvre noire, notamment marquée par Clémence Picot, Asiles de fous - Prix Femina 2005 - ou Microfictions), qui en rendit compte dans Le Nouvel Observateur, comme l’avait fait Emmanuel Carrère, lui aussi romancier de premier rang, d’un autre procès mémorable, du faux médecin mythomane Jean-Claude Romand qui massacra sa famille.
    Or le rapprochement lance évidemment la question: en quoi le roman permet-il d’aller «plus loin» que le seul reportage? Avec L’Adversaire (Gallimard 2002), Carrère avait répondu par une véritable immersion dans le milieu fréquenté par le tueur, qu’il avait approché personnellement. Tout autre est la démarche de Régis Jauffret, qui se coule littéralement dans le personnage de la criminelle (jamais nommée, pas plus que Stern) dont il raconte les tribulations au fil de la longue fugue, jusqu’en Australie, qui suit immédiatement son meurtre avant qu’elle ne se livre à la police. Dans la foulée, on revit une aventure passionnelle immédiatement marquée par la personnalité très ambivalente du banquier, mélange de dominateur cynique passionné d’armes et de fils à maman blessé se pelotonnant auprès de sa maîtresse en lui confessant sa «peur des loups». Le mari, aussi malin que falot, admet que sa conjointe devienne son «chéquier vivant» avec son rival qui l’humilie, mais la relation triangulaire se complique encore avec les enfants du banquier que la double vie glauque de leur père traumatisera. La narratrice les comprend d’autant mieux que sa propre enfance a été une horreur, violée qu’elle fut à 12 ans par un ami de sa mère et terrorisée par un père violent et lubrique.
    Au demeurant il y eut aussi de beaux moments dans cette passion, représentant plus qu’une banale relation tarifée. «Il était le seul homme à m’avoir à ce point voulue», remarque-t-elle ainsi, et lui dit à un moment donné qu’il aimerait un enfant d’elle, puis lui offre 1 million en guise de «bébé» de substitution, dont il lui refuse finalement la garde. Et les coups, les cadeaux, la goujaterie d’alterner: «Il exigeait que je le maltraite. C’était un ordre. Une prérogative de son pouvoir absolu. De la dominatrice, il a toujours été le maître.»
    Dans son préambule, Régis Jauffret affirme que «la fiction éclaire comme une torche», mais aussi que «la fiction ment». Le romancier fait parfois violence à la logique pour fouiller la déraison humaine. Il en résulte un roman net et cinglant, qui n’excuse personne mais diffuse une réelle empathie - non sentimentale.

    Obscure passion
    De quel droit Régis Jauffret parle-t-il au nom de la meurtrière qui crache son histoire dans Sévère? Pas un instant on ne se le demande en commençant de lire ce récit mené à la cravache. «Je l’ai rencontré un soir de printemps» sonne comme «il était une fois», et c’est parti pour le conte noir. Onze lignes sèches pour dire comment tout s’est précipité après que le banquier a repris le million de dollars que sa maîtresse lui a extorqué: «Je l’ai abattu d’une balle entre les deux yeux. Il est tombé de la chaise où je l’avais attaché. Il respirait encore. Je l’ai achevé. Je suis allée prendre une douche…»
    Schlague des mots. Cela s’est-il passé exactement comme ça? On s’en fout. Régis Jauffret a suivi tout le procès Stern, dont il connaît les détails, mais ici, le fait divers devient mythe. Pas trace du voyeurisme moralisant des médias. On croit cette femme: dure pour en avoir bavé dès l’enfance, et qui rêve encore du prince charmant, richissime pauvre type, dominateur et perdu. Et la vie de s’en mêler: l’obscur de la passion humaine, la société et ses embrouilles…
    Le noir a toujours marqué les romans de Régis Jauffret, parfois jusqu’au morbide. Or, curieusement, le plus saturé de réalité «réelle» d’entre eux, le plus limpide aussi, sonne le plus vrai, grâce à la fiction…

    Régis Jauffret, Sévère. Seuil, 160p.

  • Supplément

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    …Quant à la pesée d’âme, ce n’est pas à notre Bureau des Patriotes qu’elle s’effectue mais au bout du couloir, chez le Révérend Donahue - voici le Formulaire à remplir et son timbre de 500 $...


    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se croient malins

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    Celui qui croit se grandir en crachant sur un peu tout / Celle qui se dit constructiviste pour se distinguer de son maître de thèse clairement déconstructiviste mais auquel elle rend hommage dans certaines de ses notes en pied de page / Ceux qui ne connaissent des noms de fleurs alpestres que ceux que la pub a boostés / Celui qui tire l’essentiel de sa philosophie des journaux gratuits / Celle qui est sûre d’avoir tout appris de ce qui lui sera utile dans sa nouvelle vie d’épouse de prophète évangéliste urbain / Ceux qui se gaussent de l’impatience de leur aïeul à leur rappeler qu’il a encore connu une télé humainement digne par exemple avec Léon Zitrone ami des chevaux qu’il a connu au Lavandou / Celui qui a fait mettre sous verre son diplôme de Plus Bel Athlète des cantons du Sud-Ouest et qui se marre en voyant aujourd’hui ses biscotos fondus comme des endives / Celle qui faisait tellement confiance à l’Abbé Corneille qu’elle s’endormait sur le siège du passager de sa Volkswagen après qu’il l’avait cueillie à la sortie des ateliers d’Altshom où elle portait comme qui dirait sa croix au titre d’ouvrière modèle (on devait être vers 1967 si Corneille roulait déjà coccinelle) et de vierge probable / Ceux qui ont passé des heures et des heures dans ce qu’ils appellent le train de la vie et qui se plaignent ce matin qu’ils n’y ont rien vu sauf les chutes du Zambèze et encore / Celui qui montre à son petit-fils Jason arrivé de Boston un voyageur de peau foncée sur le quai de la gare de Savannah en lui glissant « regarde le négro » alors que le garçon n’en a qu’à une femme à turban jaune et grand derrière qui tient à la main une cage de rotin dans laquelle glousse une poule de soie / Celle qui se demande si les jeunes noirs qui fument de l’herbe dans la cour de derrière ne vont pas tourner la tête à son pupille trisomique et si c’est pas nocif pour leur santé à eux dont on ne sait même pas ce qu’ils font de leurs journées / Ceux qui peignent des faons dans des clairières en pensant à l’ornement des cuisines modestes et qu’une mode soudaine propulse au top du marché de l’art mais pas pour longtemps les enfants / Celui qui a fait le tour du monde de la photo de mode puis le tour du monde de la pub tous azimuts puis le tour du monde des sites de rencontres virtuelles et qui te dit comme ça que tout ça est merdique et qu’il va en faire un roman comme on en a jamais vu et qui cartonnera au dam des Houellebeder et autres Beigbecq forcément jaloux à mort / Celle qui t’avoue qu’elle rêve dans son bain moussant de passer une fois ou l’autre chez Michel Drucker / Ceux qui ont gardé au cul la marque voluptueuse du divan de Michel Drucker / Celui qui fréquente le même gymnase que PPDA et trouve qu’il est resté tellement simple / Celle qui se met de la Scientologie pour se rapprocher au moins spirituellement de Tom Cruise / Ceux qui ont perdu plusieurs parents dans le sacrifice du Temple Solaire et qui attendent la Révélation Magnétique avec d’autant plus de ferveur effarée / Celui qui a changé d’Eglise mais pas de fureur homophobe à l’instigation de l’apôtre Paul dans sa fameuse Lettre aux Romains ou aux Athéniens il ne sait plus trop / Celle qui dit à la battue des coulpes du vendredi soir qu’avant le trottoir était son seul horizon alors que désormais les dons des Sœurs et des Frères la font survivre et que les extras ne sont que pour le plaisir / Ceux qui ricanent à l’observation des crédules tout en vouant un culte au dieu Dollar absolument lucide et scientifiquement contrôlé / Celui qui est persuadé que le nouveau clip du groupe Fuck the Bimbo va exploser la situation du rap limousin / Celle dont le Malin se sert pour détourner l’employé Nestor Dubonchemin de son bon chemin / Ceux qui font de tout un oratoire perso même un quai de métro genre station Denfert à l’heure de pointe, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Au Lecteur

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    Un échange de ce matin, avec Fabien Dubois de Nevers...

    [ Je me suis toujours demandé à qui s’adressaient les écrivains – tous ceux qui depuis bien longtemps font profession d’écrire. Ont-ils la prétention de s’adresser au monde entier et à l’humanité toute entière et à travers le temps ? Cela n’est-il pas quelque part un peu délirant ? Se sont-il jamais posé la question ? Aussi… ]

    Le problème que je dois résoudre ou contourner est bien celui-là : à qui donc est-ce que je m'adresse ? Qui es-tu, cher lecteur ? Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère...

    Je m'adresse à toi qui est là présent pour moi, toi l'être semblable qui toujours me surprend, toi qui me dépasses par ta différence : toi qui est à l'image et à la ressemblance de la présence intérieure qui me questionne.

    Car c'est bien toi qui est là présent pour moi, et non moi qui suis là pour toi : je ne t'apparais que sous la forme d'un livre, je ne suis donc pas à proprement parler une personne, je ne suis qu'un peu d'encre sur du papier. Moi-même, je ne suis pas véritablement là, ma seule existence, c'est-à-dire ma seule présence devant toi, ma seule conscience, c'est toi qui me la donne. Tu me lis donc je vis.

    Tu es désormais ma seule incarnation ici-bas et c'est pour cela que je souffre de ne pas être lu et compris. Je rêve d'être lu et relu afin que celui qui me lit atteigne à la substantifique moelle que la présence qui est en moi a la prétention de vouloir exprimer. Cher lecteur, comprends-tu bien ce que j'entends par là et sauras-tu lire entre les lignes pour me comprendre ? Sauras-tu déceler entre les détritus les lueurs que j'aurais réussi, malgré tout, malgré Moi, à laisser apparaître ? Car en disant cela, je ne me vante pas d'être profond (lire entre les lignes... n'importe quoi !) ni d'être riche en moelle (pour qui se prend-t-il ?) ; j'ai simplement vu quelque chose de grand et de beau que j'aimerais essayer d'exprimer, et c'est parce que je doute fort d'y arriver que je suppose qu'il te faudra peut-être plusieurs lectures, pour que tu parviennes à y lire ce que je n'aurai pas réussi à écrire.

    C'est donc toi qui fait tout le travail et tu me fais aussi vivre au sens propre du terme (de cette absence, je souffre aussi) car c'est toi qui m'achètes et ainsi tu me nourris, tu paies mon loyer et mes impôts. C'est donc justice de rendre l'avantage au lecteur.

    Gloire au lecteur ! Honte à l'auteur qui se sucre au passage !

    Fabien Dubois.

    Lecteur89.jpgJLK: Que la lecture est une rencontre...

    À mes yeux, cher Fabien, c'est beaucoup plus simple - donc infiniment plus subtil et compliqué, comme la vie, une pomme ou la pomme de Cézanne, le jardin d'à côté ou le Paradis de Dante. Bien entendu il n'y a de livres dignes d'être lu que les Personnes, car les livres sont des personnes ou ne sont rien. Pas des personnages de plateau de télé mais des personnes uniques et irremplaçables qu'on reconnaît à un grain de voix ou à un rythme de leur parler/écrire. Tout écrivain qui ne se prend pas pour Homère, les yeux fermés et en se foutant de la caméra, ne fera rien. Un écrivain qui ne se prend pas pour la Nature entière ne fera rien. Un écrivain qui se demande s'il va être lu ne fera rien. Quant à la question de savoir si le plus imporrtant est l'Auteur, le Lecteur, le Tier inclus ou tutti altri, c'est de la faribole. L'important est le miracle d'une rencontre, dont se dégage une énergie inouïe. Je suis en train, cher Fabien, de lire les nouvelles complètes de Flannery O'Connor, qui riait toute seule en se lisant et trouvait ses nouvelles formidables. Moi aussi je les trouve formidable, comme tant d'autres. Mais à qui apartiennent-elles ? Elle découlent du regard délirant porté par une femme pétrie d'humanité et de poésie, à qui on ne la faisait pas. Tu es l'un de ses personnages, Dutroux en est un autre, un Nègre aux tempes blanches portant un saphir à son doigt, un gosse mal embouché et son aïeul impatient de lui faire détester les Noirs, Silvio Berlusconi à plat ventre devant une bimbo en string, le frère Marie-Maximilien dans son cloître plein de chats et de gueux, ma bonne amie et nos deux filles et les lascars qui nous les ont volées, Pascal, la dépouille de Nabokov hisant sous mes fenêtres, tutti quanti.
    Il faut s'arracher absolument à la pensée binaire - spécialité française, et s'exercer à l'humour de la vie, via Shakespeare (qui était-ce seulement ?), et à la merveille tissée d'épouvante. Ah mais quel beau jours se lève ! Quelle belle journée à lire, à tous les sens que tu voudras !

    Lecteur3.jpgEric Poindron:

    Cher Fabien,
    Courageux de prendre ainsi la plume et de s'interroger. Je partage le beau commentaire de l'ami JLK...