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Livre - Page 140

  • Le sel des jours

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    Notes panoptiques, année 2000.

    En mémoire de Walter Benjamin

    «On dirait des marques de derrières», a relevé un employé sur le ton de la blague, puis un expert l’a confirmé devant la commission d’enquête: «Ce sont des marques de derrières». De derrières nus. De jeunes derrières peints. Pour parler clair: des traces de culs d’Indiens.
    Les registres du receveur de l’Etat furent les premiers touchés. Puis ceux de tous les dicastères de l’Administration. Les demoiselles poussaient des cris. Les chefs de service, sommés de sévir, étaient aux abois. Surtout il ne fallait pas que les médias s’en mêlassent.
    Mais les médias s’en mélassèrent. Alors les marques de derrières apparurent sur les morasses des journaux, sur les visages des présentateurs de téléjournaux, aux moments et aux lieux les plus inattendus: partout il y eut des traces de jeunes culs insolents, jusqu’au douzième coup de minuit marquant le changement de millésime, après quoi tout rentra dans l’ordre. (La Désirade, ce 1er janvier 2000)

    La leçon de Georges Simenon qui m’intéresse ces jours porte essentiellement sur l’usage de la langue: renoncer à tout adjectif inutile. Plus encore: à tout clin d’œil référentiel. Le plus de choses dites avec le moins de mots.

    Passer du Je aux autres personnes du singulier et du pluriel. Retrouver la ville en quelque sorte.

    On voit partout, depuis quelque temps, des effigies de condamnés à mort rassemblés en série publicitaire par la firme Benetton. À vomir. Sous prétexte de rappeler l’horreur du monde, on y ajoute le cynisme intolérable de la compassion lucrative.

    Carrère1.jpgÀ la fois intéressé et frustré par L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, ce livre dont «tout le monde parle» et qui me semble passer à côté de l’essentiel, faute d’engagement de la part de l’auteur, pas assez romancier à mon goût, je veux dire: pas assez médium. Au bout de la lecture, on a presque l’impression de mieux comprendre l’assassin que ses victimes ou plus exactement on sent l’auteur plus proche de celui-là que de celles-ci. Surtout: cela manque de détails, de chair et de folie. A un moment donné, un vieux routier des prétoires, au procès, recommande à Carrère de bien regarder Romand, qui présente selon lui la figure d’un fou comme il n’en a jamais rencontré - on pourrait dire atteint de cette folie ordinaire que prophétisait Witkiewicz. Or l’écrivain ne fait pas du tout sentir cette folie, ni n’en remonte même la piste. D’une certaine manière, aussi, l’admiration que Romand voue au romancier paraît troubler celui-ci. La complicité qui s’établit entre eux dès lors que le tueur reprend contact avec lui après avoir lu La Classe de neige, a quelque chose d’assez gênant. Bref, c’était un sujet pour Dostoïevski, et le moins qu’on puisse dire est que l’auteur en reste assez loin malgré le défi très louable de son ouvrage.

    Café des Abattoirs. A la fenêtre ce camion portant l’inscription: Animaux vivants. Et cette enseigne de la charcuterie d’en face: L’Art de la viande.

    Café des Abattoirs ce matin: cette femme qui célèbre le petit roi qu’est Monsieur son fils et le grand con Monsieur son ex, avant de lâcher comme ça qu’elle préfère les voitures aux hommes, tous des salauds. En tout cas elle, elle a son Opel Corsa, qu’elle ne doit à personne.

    Assez touché par le film American beauty, mais exagéré d’en faire un chef-d’oeuvre. Divers types représentatifs de la middle-class américaine, et un bon portrait d’un quidam de notre temps. Pourtant c’est surtout la poésie élémentaire de certaines séquences qui m’a ému, liée précisément à la révélation de la beauté. Ainsi de la scène où le fils, apparemment maniaque et allumé, du militaire nazi, fait voir sa «plus belle vidéo» à la jeune fille qu’il drague: la simple danse, au pied d’un mur de brique orange, d’un sachet de plastique animé par le vent.

    En fin de matinée à Karnak, très vaste site assez chaotique qui donne une forte idée de l’effacement successif des règnes les uns par les autres. Ce qu’on appelle un champ de ruines. Au passage, sous le soleil de plomb, je relève le spectacle de la jeune Japonaise déchiffrant les hiéroglyphes et les transcrivant dans sa langue au milieu de compatriotes a l’air studieux. Ensuite nous nous retrouvons dans le souk arabe où nous nous gorgeons d’images de la rue populeuses et de senteurs fortes, de criailleries et de musiques de toute sorte. Tandis que nous nous restaurons sur la terrasse de Chez Omar, nous voyons défiler une procession de calèches du haut desquelles des touristes filment la rue de loin. Ce qui s’appelle «faire le souk». Pour notre part, après une longue station Chez Omar agrémentée de chansons de Dalida en allemand, nous nous attardons plusieurs heures chez Ashraf Al-Bôni, qui est à la fois instituteur et marchand de tapis. (Louxor, en février 2000).

    Me viennent ce matin ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux: je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps.

    Repris ma lecture de Balzac. Dans La Fille aux yeux d’or, je trouve une analyse des deux sortes de jeunes gens parisiens en vue (ceux qui ont et donnent le ton, et ceux qui n’ont pas mais veulent avoir) qui reste tout à fait valable aujourd’hui.

    Comme disait je ne sais plus qui: on m’attaque, c’est donc que je commence à compter. Dérision, cependant, de tout ça.

    Seul à La Désirade. Le jardin réclame mes soins. Lui balance deux seaux de merde d’âne. Me suis plongé dans la nouvelle Anthologie de la poésie française de la Pléiade. Merveille immédiate du poème de Guillaume d’Aquitaine «sur le néant», écrit en dormant, à cheval.

    Fraîcheur du matin au parc Valency, jardin public au milieu de la ville, pleine de la rumeur de celle-ci, avec la tache orange du trolleybus qui file là-bas entre les massifs bien ordonnés.

    Passé cet après-midi chez Jean Pache, récemment opéré de son cancer de fumeur et de buveur, qui m’accueille assez gentiment dans sa vaste maison décatie sous les arbres, et ne cesse, après m’avoir offert son dernier livre, de tirer sur sa clope et de picoler.

    Cossery1.jpgC’est un drôle de vieux grigou à la mise élégante qu’Albert Cossery, que j’ai retrouvé au Louisiane à l’heure dite, et avec lequel j’ai entamé la conversation (pas facile, car il est pour ainsi dire aphone) en attendant de rejoindre l’Emporio Armani où il déjeune quotidiennement. Mélange de malice et de fureur contre un peu tout (contre l’américanisation de Saint Germain-des-Prés, contre la télévision, contre les gens de la rue, contre les garçons de chez Armani quand nous nous y sommes pointés), il ne m’a pas dit grand-chose de plus, me glissant tout de même un petit papier, à un moment donné, sur lequel il avait écrit: Peut-on écouter un ministre sans rire?

    Place de Clichy. Brasserie Wepler. Commencé de lire les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et les lendemains qui déchantent de l’humanisme.

    Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette, Pralines (10F le sachet), bonbons fins, nougats et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose mon ami Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement, il pleuvote. (Paris, en mai)

    A qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.

    Plus jamais je ne subirai la condescendance de quiconque.

    Bloy.jpgReplongé ce matin dans Sueur de sang de Léon Bloy. Chaque phrase saturée d’énergie et de furieux amour. Très bonne introduction de Pierre Glaudes, à vrai dire indispensable aujourd’hui. De fait, comment un lecteur baignant dans le climat actuel d’humanitarisme pourrait-il tolérer, sans explication, le souhait de Bloy d’une guerre «exterminatrice» sans laquelle rien n’a de sens, ou comprendre que l’imprécateur soit à la fois du côté des sans-grades et contre la «populace» de la Commune?

    Tout faire, désormais, pour échapper à la confusion des sentiments.

    Il faut prendre soin de la vie: de la sienne, de celle des autres, de la vie elle-même sous tous ses aspects.

    Revenir au Sujet. Revenir à La Chose. Revenir aux objets d’une réflexion incarnée. Voilà la base du roman à venir.

    Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.

    Dick1.jpgIl y a des hommes sans défense devant la femme. C’est ce que montre, en tout cas, dans Confessions d’un barjo. La femme en question (Faye Hume, femme du petit entrepreneur Charley Hume dont elle considère tous les biens pour siens, surtout sa maison dans l’arrière-pays de San Francisco) est le type de l’amazone américaine nouveau style, qui refuse toute tâche féminine (elle envoie Charley acheter ses Tampax, ce qui aboutit à leur première scène violente du livre) et transforme ses maris en esclaves en se traitant elle-même de salope - à la fois une intellectuelle progressiste et une hystérique. Charley et le jeune Nat (dont Faye convoite la chair dès qu’elle le voit) incarnent respectivement, quant à eux, l’homme d’entreprise proche de la nature (il aime son cheval, ses moutons et sa basse-cour) et l’intellectuel cultivé mais assez immature et très impatient de faire des expériences. Tous les deux tombent dans le piège de la mante religieuse. Quant à Jack, le frère de Faye, il développe une autre forme de folie où cohabitent la lucidité et une jobardise mystique qui fut celle-là même de l’écrivain. Détail significatif rapporté par le préfacier: que Dick a vécu avec le modèle de Faye pendant cinq ans après avoir achevé son livre, lequel est resté quinze ans sans éditeur…

    Retrouver la constance du faire, l’obsession du faire tout le temps.

    Attention de ne pas retomber dans certain catastrophisme qui était le propre de nos conversations, à L’Age d’Homme, à la fin de mes relations avec Dimitri, de 1992 à 1994. Le monde va mal, comme toujours, et la lucidité nous commande de réagir. Mais ce que je voudrais, pour ma part, c’est éviter le prône et le discours prophétique univoque, au profit d’opinions modulées par des personnages, peut-être très contrastées (très pour ou très contre) mais aussi incarnées. Là est à mes yeux l’intérêt du roman.

    Problème de la compétence. Un peu n’importe qui s’exprime désormais sur n’importe quoi. Vrai aussi dans la critique littéraire, où le bookchat devient une nouvelle norme.

    Fait ce rêve angoissant cette nuit, qui m’a communiqué le sentiment physique de la peur de mourir. C’était la guerre et je me trouvais enfermé avec un groupe d’homme dans une espèce de grange fermée autour de laquelle l’Ennemi avait pris position. A un moment donné, j’entendis distinctement l’ordre, donné d’une voix détachée, en français, d’abattre tel et tel, sans savoir exactement de qui il était question.

     La difficulté d’incorporer la réalité contemporaine dans un roman tient essentiellement, je crois, au type d’immersion que suppose celui-ci. L’échec (échec à mon sens) de beaucoup de romanciers tient à cela qu’ils en restent à une perception journalistique de la réalité. Aucun intérêt à mon sens. Plus intéressé, à vrai dire, par le journalisme honnête que par la romance documentée.

    Les squatters de Prélaz (dix pelés et un tondu) ont été délogés aujourd’hui par une véritable armada policière. Tout cela d’un ridicule achevé. Ridicule de l’Autorité, proportionnée au ridicule des prétendus révolutionnaires. (Lausanne, en juillet)

    Au début d’Ulysse, Stephen Dedalus parle de l’art irlandais comme d’«un miroir fêlé de bonne à tout faire.» Or ce que je me demande à l’instant, c’est à quoi l’on pourrait comparer l’art et la littérature romands d’aujourd’hui? A la morne rêverie d’un enseignant mal dans sa peau? Au reflet embué d’un(e) journaliste impatient de se bricoler un "plus" social ou existentiel ?

    J’ai lu Nietzsche pour la première fois vers dix-huit ans, puis je l’ai repris (Zarathoustra et Le Gai savoir) lors d’un voyage en Grèce, en 1970 je crois, en même temps qu’Au-dessous du volcan. Ne m’en restait rien à vrai dire. Et ce que j’y trouve à présent: tout nouveau pour moi, et gai comme le vrai savoir sensible, sensuel et spirituel.

    Le roman pratiqué comme un exercice constant de décentrage et de connaissance. La multiplication des points de vue comme enrichissement de la perception. Où les personnages seraient à la fois porteurs d’interrogations et de réponses contradictoires. Comme disait Henry James: dans un roman, tous les personnages devraient avoir raison.

    Me détache de toute ambition autre que la plus haute, au sens du roman à faire.

    La pensée du roman ne cesse de m’habiter, nourrie de tout ce que je vis au jour le jour et même si je n’ai pratiquement rien écrit depuis plus d’une semaine. Tout me devient «bon pour le roman» et ma vie s’est à la fois recentrée et comme égayée. C’est cela même: je suis de nouveau gai. Voici la bonne nouvelle qui me fait reprendre à la fois distance et contenance. Toutes mes lectures et autres rencontres de ces prochains temps (hier encore, une très longue conversation avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, bientôt mes rendez-vous à Paris avec Michael Ondaatje et Ahmadou Kourouma), plus la fréquentation quotidienne de l’Amigo, plus ma vie avec mes beautés, tout cela devrait alimenter la même bonne source et la faire bouillonner. (A La Désirade, en septembre)

    Ricard1.jpgJe suis impressionné, et même ému par la lecture de L’infini dans la paume de la main, le dialogue du moine bouddhiste Matthieu Ricard et de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Alors que les entretiens du catholique Jean Guitton et des frères Bogdanov m’avaient laissé perplexe, fleurant l’alliance contre nature, cet échange convainc au contraire de la proximité indéniable des intuitions du bouddhisme et des observations de la physique en ses derniers tâtons. Cette double approche de la réalité, de surcroît, m’aide à me libérer, personnellement, d’un long malentendu philosophico-religieux que je tâcherai d’élucider dans mon roman.

    Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.

    Le bouddhisme, selon Matthieu Ricard, tend d’une part à la recherche de la sérénité, par rapport à tout ce qui nous trouble et nous enténèbre, ainsi qu’à la pratique de la compassion, qui nous rappelle que le christianisme n’a rien inventé à cet égard. Je découvre en outre, ce matin, la nouvelle théorie des cordes, expliquée par Trinh Xuan Than et qui me parle aussitôt. Même si cela relève de la métaphysique, voire de la science fiction (rien ne peut en être vérifié expérimentalement, pour le moment, tant les dimensions des objets sont infinitésimaux, comparables à la taille d’un arbre par rapport à la taille de l’Univers), et pourtant quelque chose me séduit là, qui évoque une sorte de pure «musique» originelle.

    Je ne sais plus qui disait (je crois que c’est Enesco) que Jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.

     La poésie saute une idée sur deux.

    Une fois de plus ma distinction de vieux bon sens terrien: ceux qui parlent et ceux qui font. Ma réponse à la rhétorique: cause toujours mon lapin, etc.

    Nietzsche.jpgCaptivé par la lecture de la biographie intellectuelle de Nietzsche par Rüdiger Safranski. Sa façon de raconter l’élaboration de l’œuvre en suivant l’évolution de la vie est la meilleure que je connaisse dans le genre, si délicat s’agissant d’un philosophe. Par ailleurs m’apparaît de mieux en mieux le génie tragique, profondément vécu, jusqu’au fond du corps et au tréfonds de l’esprit, au fond des corps (jusqu’au fond du corps du caillou ou de l’amibe, du léopard ou de la vierge) de ce grand contempteur de l’illusion et du mensonge - ce grand démaquilleur.

    Ce que Nietzsche dit du respect de soi: la base d’une vraie mesure de la qualité. Attention, à cet égard, de ne plus jamais manifester aucun mépris à quiconque. Respecter les autres par respect de soi.

    Perplexe en revanche à l’égard de sa défiance envers la compassion ou la charité. Pas convaincu par sa vision d’une compassion masquant un désir de vengeance. Sûrement vrai dans certains cas, mais pas absolu du tout. Pas sûr qu’il ait assez vécu et rencontré assez de grands hommes (Wagner pas du tout un grand homme à mes yeux; mesquinerie de Wagner à son endroit, qui refusait de lire Humain, trop humain par crainte de constater un égarement du pauvre ami philosophe; mesquinerie proportionnée à sa boursouflure, si sensible dans sa musique grandiloquente…) pour en parler avec les nuances requises.

    Celui (celle, souvent) qui refuse toute controverse. Qui conclut, impatient de voir une conversation s’enflammer, à la masturbation intellectuelle. Tout effort d’intelligence ramené à de l’onanisme.

    Frochaux3.jpgEntendu Claude Frochaux hier soir à la radio. Le type du bavard touche-à-tout. Son livre, le monumental Homme seul, m’a certes beaucoup intéressé, mais relève tout de même de l’autodidactisme branlant. En tout cas, pas d’accord avec sa conclusion, selon laquelle la culture occidentale s’achèverait dans les années 60. S’il y a là-dedans du vrai, et qu’on a besoin de Cassandre pour réagir, j’ai l’impression que le manque de curiosité et de vitalité de l’auteur compte aussi pour beaucoup là-dedans. Et puis en l’entendant parler, me revient le sentiment qu’il m’a toujours donné, de l’insatiable parleur.

    Heidegger ne m’a jamais parlé, tandis que Nietzsche me saisit immédiatement et me touche, me secoue, parfois me contrarie, jamais ne me laisse indifférent ou ennuyé.

    Ces gens qui magnifient l’amitié pour mieux en camoufler toutes les compromissions et la médiocrité.

    Salvayre.jpgLydie Salvayre me parlait, à juste titre, de ceux-là qui pillent, dans le domaine de la création romanesque, qui pillent la vie sans se laisser traverser par elle. Pareil partout. Ceux-là qui ne pensent qu’à prendre. Pour qui tout doit rapporter. Plus du tout la notion de service ou de plaisir gratuit. Plus que le souci de l’effet (par l’image diffusée de soi) et du profit. Mentalité de rapaces et de spéculateurs.

    Terrible scène à la radio. Un reporter, à Gaza, vient de parler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et être heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Trois minutes après, sous les yeux du même reporter, le gosse est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif: et voici les dernières nouvelles de la route, rien à signaler, etc.

    Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait en somme l’intellectuel toujours mal fichu.

    Repris la lecture, cette nuit, des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Très intéressé par de nouveaux détails, et toujours impressionné par la solidité et la vitalité, la beauté de cette langue si dénuée apparemment de génie.

    Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.

     Le personnage dont les fausses dents se font la malle (mauvaise colle). Me rappelle Miss Lonelyhearts (le personnage qui a tant de prothèses qu’il ne sera bientôt plus qu’un automate) et mon Grossvater (les dents reposant dans leur verre, à la salle de bain), mon père et mon dentiste antisémite que je ne pouvais contredire, cloué que j’étais à ma chaise et la bouche pleine de ses putains d’instruments.

    Très belle préface de Marc Fumaroli à L’Art de la pointe de Baltasar Gracian. Evoque notamment ces oeuvres qui nous ont l’air de disparates (tels Les Essais de Montaigne, La Patience du brûlé de Guido Ceronetti, ou les Notizen de Ludwig Hohl) et qui sont en réalité des synthèses-éclair

    Plus je vois le caractère dérisoire de mes petits travaux par rapport au ballet des galaxies, et plus je me sens libre, responsable et soucieux de les accomplir au mieux.

    Je me dis in petto que je me trouve bien partout.

    Pense sans cesse à de nouveaux personnages et aux liaisons entre eux.

    Mes personnages comme autant de problèmes humains.

    Lire et relire Tchékhov.

    Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.

    Vermeer1.jpgIl y a à peu près trente ans que je suis venu à Amsterdam, dont je ne me souvenais d’à peu près rien sauf de l’ambiance enfumée (fumée de joints) du Paradiso et de l’aspect pittoresque des rues et des canaux. Je souris un peu en resongeant au garçon noué que j’étais alors, bourré de complexes et de préjugés, ne voyant guère les choses et souffrant de ne pas mieux vivre. En tout cas, quel chemin parcouru depuis lors… Et quel bonheur aussi de me retrouver ici avec mes beautés, quelle enrichissante présence aussitôt que celle du jeune Laurens, ami de Katia dont les diplômes en philosophie ne font pas un cuistre pour autant. Il m’effraie un peu, lors de notre première balade, par un début de monologue sur «sa» philosophie (il travaille sur les ruines de la métaphysique), puis je le sens plus proche en parcourant les salles du musée d’art moderne où je sens qu’il sent que je sens. Nous ressentons la même émotion devant un bœuf écorché de Soutine (il me parle de Rembrandt et je lui retrace la filière Goya-Soutine-Bacon) et le même rejet des œuvres tautologiques de la pauvre expo contemporaine de l’étage supérieur, avant la purification du regard que nous vaut le cher Van Gogh. Ensuite découvrons de vieux bistrots à la belle patine, où nous mangeons en continuant de parler dans le brouhaha des dîneurs (il me fait un tableau sans complaisance de la littérature néerlandaise), tandis que, de l’autre côté de la table, Julie et ma bonne amie forment une paire émouvante aux têtes reposant l’une contre l’autre, la mère et la fille au café brun à la flamande.

    Il pleut mouillé sur Amsterdam. Toute l’histoire de l’humanité résumée dans les autoportraits et les scènes gravées de Rembrandt. Très touché aussi par la musique tout intérieur de la Jeune fille à la lettre de Vermeer. L’incroyable matière de celui-ci, qu’on dirait la sublimation incarnée. Egalement remarqué le peu de motifs et l’infinité des reprises chez Rembrandt.

    Ne plus entretenir aucune agressivité non contrôlée, à l’égard de qui que ce soit. En revanche ne rien passer, ne rien jamais passer aux fâcheux.

    La télévision hollandaise aussi stupide que les autres. (Amsterdam, en octobre)

    Le Christ purifie et délivre, tandis que le diable disperse et défait.

    Voiler les miroirs.

    Il ne s’agit pas d’être sage ou pas sage: il s’agit de ne pas être dépendant.

    O'Connor.jpgTrès intéressé par Le dernier des Iroquois de Joseph O’Connor, qui a quelque chose d’un Werther punk. Toujours ce sens du détail et de l’humour des Irlandais, avec un mélange de détresse et d’humour gouailleur, de désespoir et d’énergie qui traverse les générations. Le petit héros (musicien accro des Sex Pistols débarquant à Londres avec l’intention de briller au ciel de la gloire) a vingt-cinq ans mais ses désarrois, ses phobies et ses élans sont tout pareils à ceux de n’importe quel individu à la dégaine moins branchée. La jeune fille sur laquelle il a vomi pendant la traversée, et qui l’engueule et le caresse en moins de deux («Elle le branla avant même de savoir son nom») est également un personnage de petite provinciale qui vibre de sensibilité sous son air un peu godiche.

    13h.30. Bulletin de France-Info: on attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert», +++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris. (A La Désirade, en novembre)

    Ce que j’abhorre: les gens de lettres.

    La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez, surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils de bourgeois. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.

    Ramuz fait partie, à n’en pas douter, de l’école non institutionnelle du vrai.

    Repris, avec un bonheur immédiat, la lecture d’Alexis Zorba. Je ne me rappelais pas la profonde sagesse qui filtre de chaque ligne et donne leur résonance profonde à des tableaux si vivants, si savoureux et si sensuels - si sains de corps et d’esprit.

    Aube27.jpgL’aube pure, bleue et rose, que n’altère aucun nuage, se lève, du dernier jour de l’année, du siècle et du millénaire. Je me sens très serein, très au milieu de moi-même et de nouveau tout proche de ma bonne amie, au bord d’un nouveau cycle que j’espère fécond. (A La Désirade, ce 31 décembre)

  • Notes panoptiques

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    En quoi consiste le plus de la fiction? En cela: la magie du conte, qui est un transit et une sphère. La formule-sésame en est: il était une fois. Tout ce que nous savons plus ou moins est repris autrement et pour tous. Tous nous savons ce que c’est que d’être en proie au malheur ou au doute, de perdre un ami ou un enfant, de craindre la maladie ou la mort. Mais l’art suppose une transposition. L’autoportrait de Rembrandt résume cent, mille visages, alors que la confession à l’émission de Delarue est aussi grise et fade qu’un photomaton.

     

    Je ne dirai plus: j’ai le temps, mais je suis le temps.

     

    X. prétend que la dépression n’existe pas. Le sempiternel: je ne veux pas savoir. Le même qui ne peut pas comprendre qu’une femme de 50 ans retourne à l’université. Platitudes de parvenu.

     

    Le format est un état à atteindre, puis à dépasser. Du savoir-père à l’invention-fils. De l’information-mère à la connaissance-fille. Ce flux de la filiation me parle mille fois plus que la vérité-bunker des pères dans laquelle se claquemurent les vieux birbes.

     

    Scène combien significative de Brodeuses: la mère qui ne voit pas l’enfant que porte sa propre fille, alors que son amie aînée, mère d’adoption en somme, l’a deviné dès son premier regard.

     

    Il m’arrive certes d’occulter certains souvenirs, mais je ne les renie pas pour autant: je les pousse un peu de côté pour mieux voir ce qui m’importe, mais ils sont là, dans l’ombre, comme la ville contient ses bas-fonds ou ses simples retraits. Je sais bien que certains voudraient me ramener à les considérer au détriment du reste, mais je n’en ai cure.

     

    Le temps coule autour de nous et en nous. Le temps nous tisse. Les hommes savent le temps et le fertilisent. La culture est notre façon de tisser le temps qui nous tisse.

     

    Ce qui peut sembler lieu commun, dans les observations de Michel Serres, est en effet lieu de rencontre commune, lieu d’intersection dans le temps, lieu de jonction de l’amont et de l’aval.

     

    Commencé de lire Cantique des plaines de Nancy Huston et L’Incandescent de Michel Serres. Tous deux évoquent, chacun à sa façon, la coulée du temps et notre insertion dans le grand récit. En outre reçu une carte de Nancy avec une émouvante figure de Christ.

     

    Le passage sur les enfants, au début de 1984, qui fait dire au narrateur que « presque tous les enfants étaient horribles  me rappelle ce garçon mou de seize ou dix-sept ans remarqué hier à la gare, la chevelure relevée en chignon et le pantalon de survêtement lui tombant sur le bas des hanches, pour ne pas dire aux genoux, évoquant un laisser aller et un « rien à foutre » en contraste frappant avec l’allure d’un groupe d’écoliers, treize quatorze ans, tout frais et tout vifs, l’oeil clair, bien sapés, évoquant avec malice leur premier cours d’éducation sexuelle à venir. Au demeurant impossible de dire de notre monde que les enfants y sont horribles. Au plus: certains ont de la peine, certains illustrent la piètre éducation reçue, certains flottent, certains surnagent, tandis que d’autres pratiquent déjà toutes les nages bien mieux que nous à leur âge, etc.

     

    En reprenant la lecture de 1984, je vibre de nouveau, et d’abord du fait que cette charge, visant initialement le totalitarisme stalinien, vaut aujourd’hui aussi pour tout ce qui concerne le double langage, la schizophrénie et la paranoïa des temps qui courent. On dit amour quand il s’agit d’indifférence, éthique quand il n’est question que de masquer son cynisme, et ainsi de suite.

     

    En comparant cette merveille aux « romans » de Zinoviev, je comprends mieux maintenant où réside le défaut majeur de ceux-ci: monomanie et mégalomanie, égocentrisme et paranoïa. Par orgueil délirant, Zinoviev a pris ses visions, d’abord pertinentes et ensuite gonflées à l’excès, pour la réalité. Jamais il n’aura vu les nuances de celle-ci. Même aveuglement que chez les professeurs de désespoir. Sauf dans L’Avenir radieux et dans Un homme de trop, la complexité humaine n’y est guère, ou alors de moins en moins, au fur et à mesure que la grenouille enflait pour nous prouver quel boeuf elle était. Complexe éternel du génie court sur pattes. Dimitri voyait en Les hauteurs béantes le premier livre du XXIe siècle, mais le communisme soviétique a implosé avant la fin du XXe siècle et ni l’un ni l’autre ne semblent en avoir tiré de réelle conséquence.

     

    medium_Pervers4.jpgIl ne faut pas piler son mil avec une banane trop mûre. (Proverbe bantou)

     

    « L’éléphant se laisse caresser, pas le pou » (Lautréamont) 

     

    « Le prophète est un homme qui se souvient de l’avenir » 

     

    « Qui sait raser le rasoir saura effacer la gomme». (Michaux) 

     

    C’est en écrivant le roman qu’on écrit le roman. C’est pour lire le roman qu’on écrit le roman. C’est pour savoir ce qu’il y a dans le roman qu’on le remplit. Ainsi de suite.

     

    Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande émotion poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, restitué par Jacques Roman. Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant qu’intellectuellement et spirituellement, par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’une puissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement bouleversé. (Au théâtre, ce 5 novembre)

     

    Ils se replient sur le magot les boutiquiers. Ils se claquemurent en sifflant contre l’Etranger voleur. Ils ne veulent plus rien quant à soi que soi.

     

     « Les idées comme des boucs étaient dressées les unes contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire, l’enfant fut poussé à mordre. Le monde était tout drapeau (Michaux).

     

    Je tends non pas à l’assiette mais au fil du couteau.

     

    Nous restons en vie mais pas pour longtemps.

     

    Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.

     

    Celui qui gère son savoir sans penser à le dispenser. Le type du vieux schnock. Le savoir utilisé comme un pouvoir. Je vous en ferai voir, etc. Relire à ce propos ce qu’en écrit Michel Serres dans Rameaux.

     

    Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire.

     

    La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.

     

    Celui qui classe ses livre sans les lire. Celle qui gère sa garde-robe. Ceux qui balisent leur vie. 

     

    Henri Michaux signe le raccourci, mais avec un clin d’oeil jamais perceptible chez un Char.

     

    medium_Tchekov2.2.jpgCe que Tchékhov disait à son Olga à la veille de la représentation des Trois sœurs: ceux qui ont vraiment souffert ont pris le parti de siffloter au lieu d’étaler leur désespérance et d’embêter tout le monde. Mais non, ne gémissons pas: sifflotons.

     

    Relu ce matin Les braves gens de courent pas les rues de Flannery O’Connor. La terrifiante histoire du Désaxé, incarnation du mal, qui laisse sa trace sur la terre en annihilant une famille, y compris l’insupportable vieille peau qui n’a quasi pas cillé à la mort de ses petits enfants… Ensuite poursuivi Du côté des Guermantes, qui repique soudain avec l’inénarrable colère de Charlus, Achille de salon qui humilie le Narrateur tout en le draguant plus ou moins, avec cette agressivité hyper affective des invertis.

     

    Charlus remarque que ce qui compte n’est pas qui l’on aime mais d’aimer, et ce fut toujours ma propre position.

     

    Le thème de Sodome et Gomorrhe n’est pas tant l’homosexualité que la passion amoureuse sous ses multiples formes.

     

    Evoquant sa première extase sexuelle, à 12 ans, Voisard en fait, dans une page, une chose belle et même sacrée. On sent là la base d’un véritable érotisme poétique.

     

    Ce à quoi j’aspire est d’échapper à la platitude, à la mesquinerie, à la fumisterie, à l’esprit grégaire de l’époque.

     

    A propos du film Anatomie de l’enfer, de Catherine Breillat, que j’ai regardé hier soir, j’ai noté en vrac: de la solitude, du sexe tournant à vide, du blanc du corps de la femme et du noir velu d’où monte la trique de l’homme, de la queue à tête de noeud, de la force, de la bestialité, du cercle serpentueux de l’homosexualité qui se mord la queue, de la peur de la femme, du besoin d’humilier, de la puissance brandie, du désir de tuer, de la faiblesse effective et de la force prétendue - sempiternel motif de la guerre des sexes -, de la prétention (peut-être vaine) de montrer ce qui n’est pas montrable, du parti pris d’obscénité, crucifix et stigmates de la femme, tampon imbibé de sang mis à infuser comme un sachet de tisane, aubergine-gode dans la chatte et la queue du mec qui s’y plonge pour en ressortir dégoulinante de la chair du double fruit, jute de la femme et pulpe du légume, patati patata. 

       

    Ce que j’aime chez William Trevor, c’est l’indulgence. Plus qu’un Tchekhov, il pardonne à la vie, pourrait-on dire. Tchekhov est noir. Pas Trevor. Il y a chez Tchekhov un indéniable goût du noir et crescendo: comme un goût du pire qui s’accentue et me semble préfigurer Beckett, alors que Trevor reste essentiellement du côté des nuances de la vie. Pour autant je ne saurais jouer l’un contre l’autre.

     

    Je suis redevable aux mesquins, cette année, de s’être montrés si mesquins qu’ils m’ont donné la force de m’arracher à jamais à leur emprise. Je me ris désormais des mesquins. Je les ignore. Chaque fois que j’aurai affaire à l’un d’eux, je lui répondrai, sans lui répondre justement: je t’ignore. Mais cela surtout: ne plus répondre. Et ne plus être, soi, jamais mesquin non plus.

     

    medium_ken-park.jpgKen Park de Larry Clark, évoquant la vie de quelques ados californiens et de leurs parents, après le suicide d’un jeune skater de leur connaissance, au milieu de la piste de jeux, est un film à la fois tendre et dur, doux et violent, d’une totale honnêteté par le regard qu’il pose sur la vie, y compris ce qui passe pour choquant à l’ordinaire. D’aucuns y ont vu, bien entendu, de la pornographie, mais il n’en est rien. Ce sont des gens qui vivent ce que tout le monde vit, jusque dans la solitude et la détresse, l’idiotie ou la misère sexuelle. Le manque d’amour y est omniprésent sous diverses formes, comme il en va de ce père bodybuilder qui essaie d’abuser de son fils auquel il reproche d’être « une fiote », de ce père sri lankais qui châtie sa fille à coup de Bible alors qu’il rêve, troublé par sa ressemblance avec la mère défunte, de l’épouser, ou du pauvre garçon casé par ses parents chez ses adorables grands-parents, qu’il massacre à coups de couteau parce qu’ils l’embêtent. Ce que le réalisateur montre en somme, c’est que les adultes sont aussi immatures que leurs enfants, qu’ils perturbent en les associant à leurs désirs et leurs fantasmes, etc.

     

    Ce qui m’intéresse chez William Trevor est sa façon de restituer toutes les nuances de la réalité, sans aucune espèce de préjugé. Il est à l’écoute, mais ce n’est pas un écouteur neutre pour autant: c’est une oreille sensible, liée à une vieille expérience humaine, une intelligence paisible des situations et un cœur généreux.

     

    La Une du Matin de ce jour était consacrée à la comparaison de la longueur des verges des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour pièce à conviction.

    Les nouvelles de William Trevor sont à lire et relire. Relisant ainsi A meeting in Middle Age, l’évocation de cette horrible rencontre d’une femme vieillissante qui paie un homme pour feindre l’adultère, histoire d’embêter son mari qui la délaisse, et du type en question, du genre effacé et prudent, mais qui s’est laissé prendre au piège pour toucher le chèque, m’apparaît sous un autre jour car j’avais oublié, faute de le noter, le détail d’un souvenir commun qui relie fugacement ces deux personnages se vomissant l’un l’autre à tous égards. A la fin de leur parodie de nuit d’amour, elle demande à son complice, par pure méchanceté, quel genre de fleurs il aimerait sur sa tombe. Et lui de répondre, sans réfléchir, qu’il aimerait du cerfeuil sauvage, car il en garde le souvenir de ses excursion dans la campagne, durant son enfance. Or le cerfeuil sauvage évoque les mêmes images innocentes à cette femme qui, du coup, se trouve toute décontenancée et réduite au silence, comme si la poésie était finalement plus forte que la mesquinerie – et c’est exactement ce que je pense ces jours en accomplissant ma servitude à l’édition du journal: que la poésie du monde est plus forte que la mesquinerie de tel et tel.

     Comme Balzac, Trevor est intéressant. Cela que je retiens essentiellement: Trevor est intéressant. Chacune de ses histoires développe un point de vue révélateur sur une situation intéressante, et rétablit une vérité. Une vérité ou une justice.

     A ceux qui te charrient sur ton âge, tu n’as qu’à citer Picasso qui disait qu’il faut des années pour devenir jeune, c’est-à-dire se débarrasser de la crasse des préjugés puérils, des a priori stupides, de la paresse adolescente et de l’arrogance idiote de la jeunesse biologique…

     

    On voudrait écrire juste, mais le plus souvent ce n’est qu’à peu près ou à côté – j’entends dans l’expression des sentiments délicats ou des idées complexes.

     

    Ceci de Georges Perros: « Il faut écrire pendant que c’est chaud ». A quoi j’ajouterai qu’il faut écrire pour se tenir chaud.

     

    Les Français ont le sexe froid et méchant. Sade en est la meilleure preuve. Très peu d’auteurs français sont réellement sensuels et chaleureux dans leur érotisme, sauf peut-être un Restif de la Bretonne?

     

    Perros semble exclure la naturel du journal intime, mais je ne crois pas. Je pense que le naturel peut être, sinon toujours tenu, au moins approché dans ces carnets…

     

    Perros orthographie: l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables. Par amitié tricherais-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?

     

    J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.

     

    Il y a chez William Trevor ce qu’on pourrait dire l’objectivité à l’anglo-saxonne, qu’on observe également chez un Somerset Maugham ou un Paul Bowles, mais je lui trouve plus de cœur qu’à ces deux-là, et une puissance de développement plus ample également.

     

    Je suis ma meilleure preuve de l’existence de Dieu, et avant moi: ma bonne amie et mes parents, nos filles et nos aïeux.

     

     Le travail est une joie ou alors n’est pas ce qu’il devrait être. Le vrai travail dégage une énergie radieuse, productrice elle-même de beauté. Le vrai travail est à mes yeux travail d’art. J’entends cela pour moi, tout en étant conscient du fait que les formes du travail sont multiples et pas moins « nobles » les unes que les autres. Le travail du maçon, le travail du menuisier ou le travail de l’agriculteur sont aussi nobles que celui du professeur ou du poète.

     

    En reprenant la lecture de La tyrannie du plaisir de Jean-Claude Guillebaud, je m’avise une fois de plus du fait que l’opinion répandue se repaît de préjugés et de contre-vérités, s’agissant notamment de l’origine de la répression en matière sexuelle. Le lieu commun veut que celle-ci découle du judéo-christianisme, alors qu’il est avéré que les Grecs et les Romains étaient aussi méfiants, envers la chair, que les chrétiens ou les juifs, tout en appliquant d’autres critères dans la distribution des interdits. La virilité de l’homme libre et le souci de la filiation commandaient dans les grandes largeurs. Guillebaud montre bien que tous les cas de figure personnels existaient comme aujourd’hui, mais que la société antique avait des règles aussi sévères, voire parfois bien plus cruelles que de nos jours. Ainsi une matrone romaine qui se faisait violer avait-elle l’obligation absolue de se suicider. Etc.

     

    Le sentiment de la pudeur, l’opposition de la vertu et de la licence, de la pulsion et de la répulsion, du désir et de sa sublimation ne sont pas des inventions chrétiennes mais existent dans toutes les sociétés humaines, et notamment dans l’Antiquité occidentale. Lorsque Diogène se branle la verge en public, il le fait contre l’usage d’Athènes et le prendre en exemple de la liberté des Grecs en la matière est un contresens. L’honnête homme grec ou romain fait l’amour dans l’obscurité, la femme restant souvent à moitié vêtue. Aristote et Platon décrient la femme bien plus que le Christ. L’Antiquité est obsédée par la virilité, non pour des raisons psychologique mais par souci d’ordre social et de filiation, une fois encore. N’est véritablement homme que celui qui bande et domine. Ainsi de suite.

     

    C’est bien avant sa conversion au christianisme, dès l’an 200, que Rome devient répressive en matière sexuelle, et pour des motifs purement sociaux. Pour le citoyen, la sexualité est avant tout un mode de domination.

     

    Celui qui pratique l’amour anonyme. Celle que révulse les publicités aguichantes. Ceux qui se retrouvent en couples dans certains appartements.

     

    Trop de bruit et trop de tout : voilà ce que nous nous disions hier avec Freddy Buache, et c’est ce que je me rappelle tous les jours en essayant de retrouver mes marques. Or ce n’est pas facile, tant on est sollicité tous les jours et de tous côtés. La question est alors : qu’est-ce qui est vraiment important ?

    « Nous ignorons à quel point nous sommes morts dans ce que nous appelons nos vies» (Christiane Singer)

     

    « Se connaître est la démangeaison des imbéciles «  (Bernanos)  

     Image initiale: Philip Seelen.

  • Ceux qui crèvent d'envie

     

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    Celui qui enrage à l’idée que son neveu Ponge soit cité dans le magazine Jardins et Loisirs pour sa prétendue excellence en matière de bouturage que ce faisan tient essentiellement de lui qu’on ne cite pas / Celle qui répand le bruit que sa collègue Gladys a une double vie depuis qu’elle l’a vue en ville avec le masseur cachemirien Kevin Tantra qu’elle lui a  conseillé pour son bien sans se douter qu’elle abuserait / Ceux qui aimeraient bien encore mais qui ne peuvent plus / Celui qui se fait un petit cadeau par jour au sens où l’entend le philosophe Peter Sloterdijk qui vient lui-même de se payer une Vespa jaune / Celle qui voit avec mélancolie sa fille Lola multiplier les relations féminines professionnellement utiles / Ceux qui prétendent qu’ils ont trouvé leur voie alors qu’ils en ont leur claque de douiller pour l’Eglise de scientologie sans pouvoir se taper aucune adepte en tout cas jusque-là/ Celui qui épie son voisin Katangais en espérant trouver un motif de plainte policière fondée genre il emboutit une voiture au parking de la rue des Mules avec son 4x4 obscène / Celle qui se paie un vase Mascagni du style qu’elle a vu chez son amie Flora mais encore plus chéro / Ceux qui ont eu la même idée d’offrir à Carla ce bracelet Morganne Bello qu’elle n’a pas l’air d’apprécier autrement / Celle qui sent que les ingrédients anti-âge de la ligne Riche Crème 30 huiles végétales lui font un max de bien / Ceux qui ont envie ce matin de deux croissants au beurre et merde pour la Ligne ressortissant de toute façon à une idéologie aliénante voire crypto-fasciste / Celui qui ne sait pas qu’offrir à son nouveau boyfriend portugais et ne lui offre donc rien qu’une vague promesse de lui trouver un job de modèle à l’essai / Celle qui fait un caca nerveux monstre à la caisse de la Coopé après avoir glissé l’élan de peluche Sven dans le caddy à l’insu de Maman  / Ceux qui pensent sérieusement que le nouveau parfum POUR LUI est pour eux / Celui qui a envie ce soir de faire la peau d’une fiote choisie au hasard à la sortie de la boîte gay Chouchou / Celle qui s’est travestie ce soir en gay craquant et se fait agresser à 350 mètres de Chouchou par un probable homophobe qu’elle fait détaler d’un simple coup de genou dans les précieuses/ Ceux qui ont envie de monter une dernière fois au Septième Ciel avant de se quitter en toute amitié et tous comptes réglés au revoir et merci, etc.

     

    Image : Philip Seelen

  • De foutres états d’âme

    Thea22.JPGMarina di Carrare, Hôtel Margherita, ce mercredi 18 novembre. – Pas très bien ce matin. L’impression d’être égaré : à côté de la plaque. Ensuite un solide café m’a remis les idées en place, puis j’ai rejoint notre amie la Professorella, qui a pourtant bien d’autres préoccupations ces temps avec la santé du Gentiluomo, mais  nous avons essayé de travailler le reste de la matinée sur le manuscrit de L’Enfant prodigue. Elle m’a fait deux ou trois remarques pertinentes sur les première pages du livre, que j’ai aussitôt corrigées, et j’y suis revenu seul l’après-midi dans ma chambre d’hôtel, où une espèce de dégoût m’a repris et réellement accablé. Ma chère amie a beau me dire que c’est mon meilleur livre à ce jour et que je n’ai à peu près rien à y changer : il m’a fallu me retenir pour ne pas le foutre par la fenêtre, puis ce mot foutre m’a rappelé que le cher Queneau, sur l'oeuvre duquel la Professorella vient précisément de publier un essai (*) au sous-titre réjouissant, Le pouvoir incendiaire du rire, estimait que le mot foutre est l’un des plus beaux mots de la langue française, qui signifie jeter, « mais avec plus de vigourosité », et du coup la vigourosité m’est revenue - ciao Professorella, ciao Avvocato, tante grazie a tutti e due !

     

    Aquarelle de JLK: l'irrésistibe Thea, chienne de la Professorella et du Gentiluomo...

    (*) Anne Marie Jaton, Queneau - Le pouvoir incendiaire du rire. Editions In Folio, coll. Illico,158p.

     

     

  • De la réparation

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    Florence, à la Villa Camerata, ce mardi 17 novembre. Je suis ici pour lutter contre le faux : c’est ce qui m’apparaît au réveil, ce matin à six heures pile. Je suis ici pour lutter contre tout effet et toute rhétorique creuse. Je suis ici pour retrouver le mot juste. Je suis ici pour regarder le travail que j’ai accompli ces derniers mois et en évaluer les qualités et les défauts. Quel sens tout cela a-t-il ? Ai-je maîtrisé la composition de L’Enfant prodigue ? N’y a-t-il pas, encore, trop de mots, zuviel Wörter – too many words and words ?

     

    °°°

     

    Comme le disait Ponge, le poète prend les choses cabossées dans son atelier, pour les réparer. Mais pour ma part, c’est moi que je devrais commencer à réparer - à coups de masse…

    Image: Philip Seelen.

  • "Ma" Toscane égarée

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    Florence, à la Villa Camerata, ce lundi 16 novembre. -   Passablement éreinté, ce soir, après une demi-journée d’errance, et même d’aberrance, qui m’a d’abord conduit sur les traces de mon grand tour en vélociède de 1974, direction Arezzo, dont j’ai perdu la route à je ne sais quelle bifurcation en me dirigeant sur Forli, dans une méchante vallée ne ressemblant en rien à « ma » Toscane. Ensuite, rebroussant chemin. J’ai été effrayé de retrouver « ma » Toscane tellement dégradée, trente-cinq ans après, au fond de cette vallée industrialisée et chaotique qui conduit bel et bien à Arezzo, où l’on ne cesse de buter sur des feux rouges et, hors des agglomérations, de se faire menacer par des chauffards passant allègrement les lignes blanches. Bonnement exténué par ces désagréments, j’ai fui direction Sienne mais sur un itinéraire ne ressemblant en rien non plus à « ma » Toscane, à travers d’interminables forêts de chênes dont je ne suis sorti que pour voir la nuit tomber sur « ma » chère cité ou, au moins, j’aurai passé deux belles heures sur le Campo, à écrire à ma bonne amie et à un jeune compère. Mais ensuite, quelle descente affolante, encore, pour rejoindre Florence à dix heures du soir, quelle fatigue et quelle déception, mais aussi quelle expérience révélatrice de  l’évolution de notre drôle de monde…

     

     

  • Entre rêverie et démence

     

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    Florence, Villa Camerata, ce dimanche 15 novembre. – Le ciel était tout gris ce matin sur Florence, mais ce  gris ne faisait à vrai dire que rehausser les flamboiements d’or et de pourpre des collines de Fiesole, sur les hauts desquelles je suis monté tout à l’heure, jusqu’aux crêtes forestières de Maiano. Une fois de plus me saisit, du paysage toscan, l’accord si bien équilibré de la nature et de la culture, qui se prolonge dans l’architecture sans architectes des maisons particulières et des bourgs. À ce moment de l’arrière-automne, l’intensité des couleurs contraste avec l’harmonie plus sourde, parfois à la limite du sfumato, des autres saisons – mais il ne faut pas que j’oublie que je ne suis pas là pour m’abandonner à la contemplation… Retour, par conséquent, à la table et au manuscrit, puisque telle est la raison de ma présence à la Villa Camerata.

     

     (Soir) - C’est une scène digne des Enfers du XXe siècle de Buzzati que j’ai vécu ce soir après avoir pris livraison, à l’aéroport de Florence, d’une petite Panda qui me permettra, ces jours prochains, de me royaumer par les crêtes siennoises et toute cette contrée de hautes terres que j’aime tant, entre Sienne et Asciano ou, de l’autre côté de la plaine, vers Cortone et Pérouse.  

    Or, à peine avais-je trouvé, non sans peine déjà, la sortie de l’immense parc à voitures, que je me sentis littéralement happé dans une sorte de mouvement précipité dont l’immédiate frénésie me stressa tellement que je me lançai dans une première série de fautes d’itinéraires qui me déroutèrent bientôt, à l’opposé du CENTRO de Florence, vers je ne sais quelles localités plus encombrées les unes que les autres par la circulation, traversant ici la foule d’un marché dominical et, fuyant celui-ci, me retrouvant ensuite dans le cul-de-sac d’un val à terrains vagues et feux de campements gitans. Mais où me trouvais-je donc ? Ce qui était sûr, c’est que je n’avais que le choix de rebrousser chemin et de me diriger vers ce qui me semblait la lueur d’une grand ville, que peut-être j’avais meilleurs temps de rallier par l’AUTOSTRADA, nouvelle erreur. Car bientôt, jeté d’une voie à l’autre, et sans voir jamais l’indication de FIRENZE, je glissai le long d’un toboggan qui me sembla se diriger vers la mer, et l’inscription de LIVORNO s’imposa tout à coup dans un éclair de lumière, puis celles de ROME et de BOLOGNE m’incitèrent à bifurquer et m’engager dans un flot plus frénétique et klaxonnant que le précédent, avant de me tromper une nouvelle fois de voie pour me retrouver sur celle de PISA, tout à l’opposé de Florence que je m’impatientais de retrouver, mais voici que le cher nom de SIENA m’invitais à une sortie par un viaduc au bout duquel un nouvel écheveau de voies me fit me perdre et me retrouver sur celle d’un évitement s’achevant dans un nouveau terrain vague à voitures calcinées et silhouettes hagardes. Mais où donc allais-je finir la nuit ? À vrai dire je ne me doutais pas que le pire m’attendait, quand j’eus enfin retrouvé la direction de FIRENZE et le nom béni entre tous de FIESOLE. Car traverser Florence, un dimanche soir, pour gagner la colline de Fiesole, comme l’eût fait tranquillement, en calèche, un poète romantique du XIXe siècle, relève aujourd’hui de la démence automobile, exacerbée par le fait que l’essentiel de ce trajet, qui m’aura pris trois heures, se fait quasiment à l’état immobile, au pas camarade  - camarade que je vomis, paese di merda, encore un mauvais tour de cet enfoiré de Berlusconi - et voilà que je deviens aussi nul que lui…   

     

  • De la difficulté d’écrire

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    Florence, Villa Camerata, ce samedi 14 novembre. – Je me suis installé, hier, dans une espèce de cellule monacale donnant sur de grands jardins, au pied de la colline de Fiesole, invité en ces lieux  par notre ami le Gentiluomo, grand avocat de Carrare et Président Très Honorable de l'Association des Auberges de jeunesse italiennes, pour y travailler à la révision de mon dernier livre avec le regard extérieur de notre amie la Professorella, conjointe de mon bienfaiteur, que je rejoindrai ensuite à Marina di Carrare.

    Or, en reprenant la lecture de L’Enfant prodigue, je me dis qu’il y a là une musique et un rythme que je voudrais préserver absolument, tout en les épurant et les affinant plus encore. Je voudrais que chaque mot sonne juste, comme une note dans l’ensemble de la partition, mais aussi : dise juste.  C’est un  travail de haute précision, et dont je me demande à l'instant s’il n’est pas vain, tant j’ai ces jours de doutes sur ce texte que j’ai tellement aimé écrire et auquel je reviens sans plus trop savoir ce qu’il contient…

     

    Viaggio6.jpgImage: la Villa Camerata, à Fiesole, et mon cabanon à écrire.

     

     

  • Retour en Toscane

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    Dans le Cisalpino, ce vendredi 13 novembre. – Grand ciel clair ce matin pour mon départ en Toscane, où je vais passer quelques jours à réviser mon Enfant prodigue. Je suis encore un peu rétamé après la nuit blanche de mercredi à jeudi et pas mal d’émotions récentes (dont la sourde crainte d’un licenciement, au journal dont je ne suis d’ailleurs plus qu’un lointain électron), mais la perspective d’un bon travail et d’une semaine entière vouée à l’écriture, dans ce pays que j’aime, ne laisse de me revigorer. Ce sera, de surcroît, un exercice intéressant que de passer une semaine hors-connexion, alors que celle-ci est devenue quasiment invasive dans ma vie récente, même nocive à certains égards, tant physiques - avec une assez lancinante fatigue oculaire -, que psychiques, sous l’effet d’une espèce de parasite obsessionnel.

    °°°

    Une fois de plus, et dès après le passage du Simplon, la perception du sud, d’abord sec et minéral, à pierriers et hameaux abandonnés, puis à cactus et palmiers, ensuite radouci par les couleurs des murs, me ramène à un monde que je préfère à celui du nord, dont la Toscane représente à mes yeux le meilleur équilibre à tous points de vue, comme le Midi de la France, entre la Drôme de Jaccottet et le Lubéron de Giono, la Sorgue de Char et la Montagne Sainte-Victoire de Cézanne…

  • Ceux qui diffusent une aura

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    Celui qui lit une partition de Schubert debout dans la dernière rame de métro de ce soir de la Toussaint / Celle qui tient son violon comme un enfant au milieu des ouvriers rétamés / Ceux qui cherchent UN livre dans les milliers de librairies du quartier de Kanda et sourient comme au premier matin d’une nouvelle ère quand LA libraire nattée le leur déballe de son enveloppe de papier de soie à consistance d’ailes de libellule / Celui qui se baigne nu dans la vasque d’eau chaude où frémissent les feuilles de cerisier sauvage / Celle qui laisse sa fenêtre ouverte et sa lampe allumée au cas où quelque Roméo passerait cette nuit par la ruelle au pavé tiède / Ceux qui irradient quand ils entonnent la cantilène sacrée / Celui qui rend visite à sa vieille amie aveugle qui devine qu’il s’est fait tout beau rien que pour elle / Celle qui retient le garçon laitier Philidor pour lui becqueter au moins ses joues roses de mec assez recherché des harpistes / Ceux qui écrivent des vers très libres qui scandalisent délicieusement les catéchumènes de la paroisse des Oiseaux / Celui que les cours de philosophie du Dr Friedrich N. ont rendu plus attentif aux choses de la vie les plus simples comme l’odeur de la poire quand on la pèle avec un couteau à manche de bois dur / Celle qui resplendit depuis que le jeune trompette de la fanfare Les Mutins la lutine / Ceux qui aiment regarder les chiens sans colliers qu’ils recueillent dormir en soupirant comme des bienheureux / Celui qui se console d’une enfance dure et d’un veuvage encore plus dur en s’adonnant à la peinture sur porcelaine àl'écoute des confessions touchantes de la Ligne de Coeur / Celle qui prie Sainte Marie Madeleine Pécheresse de lui consentir un petit retour de libido / Ceux qui estiment que les seins des ambassadrices peuvent être de bons ambassadeurs dans certains pays / Celui que son premier poème imprimé dans une revue norvégienne remplit d’une joie printanière / Celle que pourrait avoir peinte un Vermeer dans ce coin de ZUP qu’elle transfigure en se coiffant de ses doigts de princesse de terrain vague / Ceux qui marchent lentement dans les allées ocellées de lumière sous-marine de la Forêt des Sources, etc.

    Peinture. Thierry Vernet. Venise, café Florian, huile sur toile. 

  • Ceux qui tancent la Sénégaloise

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    Celui qui propose un label AOC de l’écriture spécifiquement française de souche prouvée par l’ADN national / Celle qui rappelle qu’il n’y a pas que Miss France à devoir se bien tenir à table / Ceux qui recommandent la burqa blanche aux écrivaines de couleur / Celui qui rappelle que toute l’œuvre d’Aimé Césaire est un pastiche de Maurice Barrès en plus relâché / Celle dont le roman La Puissance des femmes a probablement été retravaillé par son conjoint blanc / Ceux qui invoquent la loyauté politique du Camembert / Celui qui a vu le Ministre de la Culture peloter le fils illégitime du Cardinal Pommard dans une backroom socialiste / Celle dont les pièces sont jouées à l’Académie Française ce qui prouve quand même qu’il y a des bulles dans l’eau de Vichy / Ceux qui estiment qu’un écrivain qui écrit a des responsabilités civiques envers un lecteur qui lit / Celui qui va déposer une motion visant à introduire le Fils du Président dans le jury du Goncourt / Celle qui a relevé des irrégularités peu françaises dans la façon dont le roman La Puissance des femmes évoque le travail du vendeur de cuisines / Ceux qui en savent beaucoup plus qu’on ne pourrait croire sur le passé racial de l’autrice de La Puissance des femmes / Ceux qui prétendent que le titre du Prix Goncourt 2009 est une incitation subliminale à la consommation du viagra avec tout ce qui s’ensuit de déséquilibre économique profitant aux Allemands / Celui qui dit clairement à l’auteuse de La Puissance des femmes : « Retourne à Berlin ! » / Celle qui dit écrire avec le drapeau comme sainte Jeanne et Marianne elle-même / Ceux qui estiment que les futurs candidats au Goncourt devraient subir un examen de traçabilité généalogique sur au moins trois générations / Celui qui déclare que de toute façon la Puissance des femmes n’est qu’un conglomérat de trois nouvelles et encore pas dans les règles française établies par François d’Ormessier et Jean Nourisson sous le président Giscon d’Escarre / Celle qui se demande s’il ne faudrait pas retirer leurs enfants aux romanciers connus peu capables de s’en occuper avec tous ces plateaux télé et ces signatures à la Fnac / Ceux qui se disent que si tous les nègres se mettent à gagner des prix littéraires la France de demain n’aura plus d’auteurs véritables genre Marc Musso ou Guillaume Levy, etc.  

    Image: Philip Seelen.             

  • Un Candide walsérien

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    Le dernier livre de Matthias Zschokke, Maurice à la poule. Prix Femina "étranger" 2009. Formidable coup de pouce aux éditions Zoé !


    Maurice s’ennuie ferme dans son bureau de la banlieue au nord de Berlin. Il ne fait rien, a horreur de parler, même à ses amis, écoute les notes d’un violoncelle à travers le mur de la maison voisine, se demande qui est à l’origine de ces notes douces, mais ne voudrait surtout pas le savoir pour de bon : la simple perspective d’apprendre des faits l’effraie. Un curieux personnage pour un étrange roman. Maurice à la poule conte sa vie, mais elle est insignifiante, ce dont il a conscience, et d’ailleurs il préfère fréquenter les gens ennuyeux. Il écrit à son associé Hamid : « la seule chose qui m’occupe, c’est de ne pas laisser monter la panique et de m’habituer peu à peu à cette façon vaine et molle de ramper d’un jour à l’autre. » Là réside tout l’enjeu du roman : l’absence de sens.
    Les « contacts sociaux sont une exigence éhontée », les êtres humains ne changent pas, et aucun jeu n’en vaut la chandelle. Maurice estime que rien n’est digne d’être discuté lors d’une conversation avec un vieil ami, et certainement moins encore les problèmes de la banlieue. Tout dialogue avec un ami doit évacuer la politique. Maurice ne changera pas le monde, il ne s’engagera pas. Mais le roman lui, ne refuse pas la description de la société en termes économiques et sociologiques, avec une ironie assez subversive. Les phrases ne retiennent que les faits, sans adoucir aucunement la réalité, et cette brutalité comporte un effet comique. Le tout garde une distance amusée par rapport à l’anthropologie et à la sociologie : « J’aime beaucoup aussi écouter les Noirs ou les Esquimaux quand il parlent de leurs histoires. Ou les pingouins, les ours polaires et les gnous. Tous, ils parlent de rituels, d’habitudes, de coutumes, de réflexions qui ont cours chez eux et qui sont inimaginables pour moi. »
    En plus de débiter son récit sur Maurice et de peindre la banlieue avec ironie, le narrateur joue avec son lecteur, brise régulièrement l’illusion romanesque en prétendant par exemple qu’il ne maîtrise pas ses personnages, et ne se refuse pas quelques digressions. Alors que Matthias Zschokke rompt la linéarité du récit, et omet les faits saillants et les événements héroïques alors qu’il favorise les détails et les personnages insignifiants, il rappelle le besoin fondamental de l’homme pour le récit : « nous voudrions avoir un destin, une histoire, un bon gros fil rouge ». Sans récit pas de sens. Et la vie dans Maurice à la poule en paraît bel et bien privée, si ce n’est qu’il finit sur un sourire, un sourire sur le bonheur des petits riens.

    Laurence de Coulon

    Matthias Zschokke, Maurice à la poule, traduit de l’allemand par Patricia Zurcher, Genève, Zoé, 2009

    Cet article a paru  dans Le Passe-Muraille, No 78, de juin 2009.

  • Antonio Tabucchi ou le Temps décliné

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    Sur Le Temps vieillit vite.
    Que peuvent bien se dire une petite fille qui en sait un peu trop et un ancien militaire lisant l’avenir dans les nuages ? C’est ce que nous apprend Antonio Tabucchi dans l’une des plus belles histoires de son dernier livre, qui en compte neuf, liées ensemble par le fil d’or du temps et de ce qu’il fait de nous. Picasso disait qu’il faut toute une vie pour devenir jeune, et Brassens que « le temps ne fait rien à faire ». Pour Tabucchi, l’ «affaire » est plus compliquée, qui dépend autant de nos artères que de nos amours, de nos relations filiales ou amicales, entre autres composantes extérieures, dont la « faute à pas de chance » ou un régime politique plus ou moins dangereux selon votre idée de la justice ou le degré de votre opportunisme.
    A l’école, l’adolescente de Nuages, qui trouve chic de dire « singulier » au lieu de « super», a appris que le Coca et les McDo’s sont « la ruine de l’humanité », et lorsque le militaire en retraite lui apprend que notre espèce a passé des siècles à construire, grâce aux architectes, et à détruire, à cause des militaires, la jeune Isabel lui répond qu’heureusement il y a « les idéaux ». Sur quoi son interlocuteur, fort de son expérience, lui objecte que le Coca et les McDo’s n’ont jamais conduit personne en camp de concentration, contrairement à certains idéaux. Alors l’enfant de lui confier gravement que la psychologue lui a décelé certains « trouble de l’âge évolutif »…Et le vieillard de la rassurer avant de lui parler de la néphélomancie, science poétique qui consiste à lire l’avenir dans les nuages, ramenant la petite à l’âge de s’émerveiller.
    Pleins d’humanité pensive et d’humour aussi, les neuf récits de ce recueil « bougent » et s’accordent comme les piécette d’un kaléidoscope. Observant de loin une petite cancéreuse en chaise roulante qui s’exclame quelle telle chose est «la plus belle du monde », un vieillard maladif constate qu’il n’a jamais été capable d’imaginer « la chose la plus belle », avec la même mélancolie qui fait penser à telle femme encore jeune qu’elle est passée, faute d’enfants, à côté de la vie. L’histoire tragique du XXe siècle est très présente aussi dans ces vies, qui rappellent celle de Pereira (dans Pereira prétend, mémorable roman de Tabucchi), comme dans Les morts à table où l’on suit un ancien flic de la Stasi chargé de la surveillance de Brecht, ou dans Entre généraux, où un officier hongrois, sauvé en 1956 par son homologue ennemi, le revoit quarante ans plus tard, à Moscou, pour lui manifester sa gratitude.
    Tout au jeu de miroir de ce qu’on a vécu et de ce qu’on imaginait, de la réalité apparente (parfois filmée avec une caméra sans pellicule…) ou d’une fiction plus riche en vérité, Antonio Tabucchi, après l’admirable Tristano meurt, poursuit ainsi sa méditation-rêverie qui s’achève ici sur une fine merveille intitulée Contretemps et suggérant, par le truchement d’une bifurcation brusque de la trajectoire du protagoniste, qu’il n’est jamais trop tard pour donner un sens à sa vie, ou pour en rêver comme d’une belle histoire...
    Antonio Tabucchi. Le Temps vieillit vite. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. Du Monde entier, 181p.


    Tabucchi contre Berlusconi & Co

    En 2008, Antonio Tabucchi prit publiquement le parti, dans L'Unita, d'un journaliste attaqué en justice par le président du Sénat. Cela lui vaut d'être à son tour attaqué par ce proche de Berlusconi, qui lui réclame 1,3 million d'euros. Or la presse transalpine ne s'émeut guère de cette affaire. Le 7 mai dernier, c’est ainsi dans un parfait silence médiatique que l’écrivain a été jugé en première audience. «En ce moment je dois me défendre contre une plainte du sénateur berlusconien Renato Schifani, explique-t-il au journal Il Manifesto, pour atteinte à son image. Mais Schifani n’a pas porté plainte contre le journal qui a rapporté mes propos : il s’en prend à un individu isolé.»
    Renato Schifani, avocat, berlusconiste de la première heure, est un élu de la Sicile. Or, depuis mai 2008, Schifani doit affronter la bronca de journalistes et d’intellectuels tel Dario Fo, Nobel de littérature qui l’attaque sur ses amitiés maffieuses. Soutenant ce mouvement, Tabucchi sonne depuis longtemps le tocsin contre le berlusconisme: « J’ai l’impression que l’Italie va à la dérive, avec un gouvernement à fort pourcentage d’ex-fascistes et un Premier ministre à la tête d’un empire économique dont la provenance n’a jamais été révélée ». Ecrivain respecté et populaire, Antonio Tabucchi n’a jamais varié de sa profession de foi de 1999 sur le rôle de l’intellectuel : « Mon rôle est d’inquiéter, s’instiller le doute. La faculté de douter est très importante chez l’homme. Si nous cessons de douter, nous sommes perdus ! ».

    Info : à signaler sur Mediapart : un entretien récent de Tabucchi avec Sylvain Bourmeau :
    http://www.mediapart.fr/


    tabucchi.jpgEn dates
    1943 – Naissance à Pise, fils unique d’un marchand de chevaux.
    1962 – Vient étudier la littérature à Paris. Découvre Pessoa et le Portugal avec passion.
    1987-1990 – Dirige l’institut italien de Lisbonne.
    1987 – Prix Médicis du meilleur livre étranger. Une vingtaine de ses livres ont été traduit en français, chez Christian Bourgois, au Seuil et chez Gallimard. A signaler que la bibliographie du présent ouvrage ignore les pulbications de Bourgois ! 
    1994 – Prix européen Jean Monnet.
    2009 - Enseigne actuellement la littérature portugaise
    à l’université de Sienne.

  • Noëlle Revaz au débotté

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    Son premier livre, Rapport aux bêtes, inspire un film. Et son nouveau roman, Efina, court pour le Prix Femina.

    La plus en vue des romancières romandes « risque », lundi prochain, de décrocher le Prix Femina, l’un des consécrations de l’automne littéraire parisien. Son deuxième roman, Efina, bien en place sur les listes des meilleures ventes, le mériterait d’ailleurs amplement. C’est en effet une histoire d’amour singulière qu’Efina, marquée par la rencontre à épisodes, de coups de gueule en coups de coeur, d’une passionnée de théâtre et d’un grand comédien, aussi compliqués l’un que l’autre. Très largement saluée pour l’originalité de son écriture, Noëlle Revaz l’avait été, déjà, à la parution de Rapport aux bêtes, son premier roman paru chez Gallimard en 2002. Depuis lors, la romancière a touché au théâtre avec brio, mais c’est au cinéma que ressurgit Rapport aux bêtes, dans une adaptation de Séverine Cornamusaz, intitulée Cœur animal, à laquelle elle n’a pas collaboré.
    - Y a-t-il un fil rouge liant vos deux romans ?
    - Il y en a un évident : c'est le couple, et le questionnement sur l'attachement : qu'est-ce que l'amour? C'était très visible dans Rapport aux bêtes, où le paysan s'interrogeait sur son lien avec sa femme, en le niant et le refusant, ce qui produisait l'effet contraire. Dans Efina, les deux personnages ne cessent aussi de s'interroger sur la nature de ce qui les réunit, sans bien réussir à le comprendre et à le vivre. Je vois aussi un autre motif commun, c'est la question de la place de l'homme et de la femme l'un face à l'autre. Dans les deux romans l'homme semble prendre presque toute la place, mais la femme demeure au centre de ses pensées.
    - Quel a été le déclencheur de Rapport aux bêtes, et celui d’Efina ?
    - L'idée de départ de Rapport aux bêtes était la vision d'un couple dont la femme s'appellerait Vulve. Efina est né d'une réflexion, au théâtre, sur l'apparence et les faux-semblants. C'est un livre sur les illusions et la réalité, sur la vie qu'on rêve, qu'on poursuit, qu'on aimerait idéale, et la vie telle qu'elle est vécue.
    - Qu’est-ce qui vous intéresse dans la passion liant Efina et T ?
    - Ce qui m'intéresse c'est: peut-on entrer en contact avec l'autre, peut-on vivre quelque chose avec lui? Efina et T sont, en fin de compte, des personnages solitaires.
    - L’image de l’amour que vous donnez dans Efina peut sembler anti-romantique, voire cynique. Comment vos lecteurs le prennent-ils ?
    - Au contraire, je trouve qu'Efina est un livre romantique, qui affirme que l'amour est important et durable et que les sentiments ne faiblissent pas, et résistent au temps, à tout. Il n'y a rien de plus romantique! Mes lecteurs apprécient peut-être cette histoire d'amour parce qu'elle reste ce qu’elle est avec ses errances et ses imperfections.
    - Travaillez-vous beaucoup sur la phrase ? Et pourquoi supprimer le point d’interrogation ?
    - Je l'ai supprimé, car ces interrogations sont à mi-chemin entre la pensée et la question, elles sont mentales et ne sont pas prononcées. Je ne voulais pas ralentir et hacher la phrase. Et de fait, je travaille beaucoup le rythme de la phrase et des paragraphes.
    - C’est aussi un roman qui fait beaucoup rire. Qu’est-ce pour vous que le comique ?
    - J'ai souvent un regard ironique ou amusé sur les choses. C'est important pour moi qu'il y ait toujours de l'humour dans mes textes. C'est comme un lien que j'établis avec le lecteur parce que je sais que là où je ris, il va rire aussi. C'est un clin d'oeil que je lui fais, une manière de se mettre en tant qu'auteur de façon légère dans le texte, de faire sentir sa présence...
    Noëlle Revaz, Efina. Gallimard, 300p. 
    Noëlle Revaz signera son roman à la librairie Payot, à Nyon, ce samedi 7 novembre.

  • Ceux qui ont un jardin secret

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    Celui qui s’est bricolé un abri dans les arbres / Celle qui ne boude jamais dans son boudoir / Ceux qui ont le sens de la clairière / Celui qui fuit les estrades / Celle qui relit la Cinquième Promenade du Rêveur solitaire dans la salle d’attente d’une modeste gare de zone industrielle / Ceux qui n’en finissent pas de visiter et de faire visiter l’unique pièce de leur cabane au toit défoncé / Celui qui parle avec émerveillement du mauve intense des landes de bruyère dont la fleur est la préférée de sa mère impotente / Celle qui chantonne en constatant le progrès quotidien de son lupus érythémateux / Ceux qui n’ont jamais tué un lapin et ne le regrettent point / Celui qui ne se sait pas affilié à la société secrète des zélateurs du point-virgule et qui l’est bel et bien / Celle qui remplit son nouveau matelas de laine de mouton sur lequel elle va faire des sauts dont elle se réjouit déjà, ah, ah / Ceux qui redoutent les émanations d’ammoniac / Celui qui croit reconnaître son père enfui dans le portrait de Napoléon le Premier qu’il déniche dans un placard secret de sa mère défunte / Celle qui pouffe tous les matins en retrouvant bien roses ses joues de lolotte dans le miroir ébréché / Ceux qui ont l’air d’anges même quand il se chient dessus / Celui qui se reproche de ne pas être attentifs aux messages personnels du personnel céleste / Celle qui s’est fait à tout sauf aux lazzis de ses collègues téléphonistes de mœurs païennes / Ceux qui se planquent dans le tendre refuge de la poésie de Verlaine / Celui qui sait par cœur Booz endormi et en inflige la récitation à ses neveux insomniaques /   Celle qui se mitonne un lapin en gibelotte / Ceux qui attendent un petit signe du bon Dieu quand ils font le bien et son tout dépités de ne voir Rien / Celui qui raconte ses mécomptes au fils du Comte qui se cure le nez de son index à l’ongle rongé / Celle qui vend des rameaux de buis au magasin Le Bon Berger / Ceux qui portent leur auréole de côté comme un béret / Celui qui achète des romans noirs avec le produits de ses ventes de pains de glace / Celle qui lit Le Chemin de la perfection au milieu des peluches qui la voient travailler la nuit / Ceux qui s’identifient aux héros de Ponson du Terrail / Celui qui porte le nom de Clément Douleur qui en impose à ceux qui savent la triste fin de sa mère écrasée un vendredi 13 par un tram bleu / Celle qui bouchonne le catcheur dont les fesses rebondies ont la consistance de la courge crétoise / Ceux qui savent distinguer la scarole de la frisée et la trévise de la roquette / Celui qui a construit une estrade pour son lit à une place et y adjoindra un baldaquin au moment du deux-places / Celles dont les soupes sont si consistantes que les cuillers s’y tiennent au garde-à-vous / Ceux qui laissent dans l’ancien pavillon de chasse des reliefs de festins et peut-être même d’orgies / Celui qui a connu (au sens biblique)  la chaisière de la paroisse dans la chapelle désaffectée du château Peugeot / Celle qui lit Hérodote en surveillant la chèvre Amandine / Ceux qui aiment leurs enfants presque autant que leurs veaux / Celui qui prend à la glu les oiseaux pillards de son cerisier / Celle qui file des sucres d’orge aux jolis adolescents qui lui feront des choses à l’insu de l’épicier Lasueur / Ceux qui craignent de s’en aller sans avoir connu la griserie du Baptême de l’Air / Celui qui croyait voir le ciel de plus près du sommet de la Tour Eiffel / Celle qui aime jouer de la flûte douce durant la sieste de faucheurs / Ceux qui se voient enfants à la fenêtre alors qu’il s’est remis à pleuvoir sur la prison, etc.

    Image: la cabane de JLK. Cette liste a été établie dans les marges du merveilleux récit de Jean-Louis Ezine, Les Taiseux, paru cet automne chez Gallimard et sur lequel je reviendrai.

          

     

  • Ceux qui jactent

    Panopticon756.jpgCelui qui ne veut plus « réacter », selon son expression, qu’à ce qui est Top / Celle qui se branche Full Wellness / Ceux qui se font mobber par la taupe des RH / Celui qui cafte par Devoir Citoyen / Celle qui impose son intimité bisexuelle à tout le compartiment du Pendolino/ Ceux qui ont un caisson de silence privatif dans lequel ils se claquemurent de plus en plus souvent / Celui qui s’est fait une réputation de probité en crachant sur tous les livres qu’il n’a pas lus / Celle qui suce celui qui lèche ceux qui rampent / Ceux qui parlent pour dire qu’ils n’en ont rien à secouer de Benoît XVI / Celui qui se congèle de ressentiment sans oser dire à la sous-secrétaire que son mépris le blesse / Celle qui répond de façon exquise à ceux qui la traitent de pétasse grave de leur seul regard de fans de Fogiel / Ceux qui parlent tous en même temps dans le coin fumée de l’Entreprise sans s’aviser du silence prolongé de Marjorie que vient de terrasser une rupture d’anévrisme / Celui qui préfère être au chômage que privé de primes d’excellence / Celle qui lance de faux bruits qu’elle dément pour se faire estimer de ceux qu’elle sciait / Ceux qui se passent de vieux chants de lutte sur leur i-pod en attendant la fin de la pause où il n’est question que des licenciements prochains / Celui va marcher en forêt pour retrouver le sens et la musique du mot clairière / Celle qu’inquiète le fait qu’un Appel hyper-important puisse lui arriver sur son portable dans le casier du vestiaire femmes de la piscine du Creux Bleu où elle fait ses 60 bassins quotidiens / Ceux qui ont compris qu’ils ont avantage à la fermer quand parle celui qui dit Je Parle en les fusillant de son regard de Chef de Projet, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Les collines de Pavese

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    En relisant Travailler fatigue


    De seize à vingt ans ils ont tous rêvé d’Amérique mais seuls quelques-uns sont partis, et, maintenant que le temps a passé, ceux qui sont restés et ceux qui sont revenus voient le pays autrement du fait que ceux qui sont revenus parlent de ce qu’ils ont vu là-bas et du pays dont ils se sont langui avant de le retrouver, et le pays est embelli d’avoir été quitté parce que le pays est vu d’Amérique, un garçon tendre encore voit l’homme dur qu’il admire en secret lui dire que les femmes de là-bas ne valent pas celles de la montagne ici quand le printemps fait bander les gars, et celui qui est revenu pose sa main sur l’épaule du plus jeune et lui murmure que nul pays n’est plus beau que les Langhe les soirs d’été, mais ce qu’il raconte est aussi fait pour chasser le plus jeune de l’ennui de ces collines, fous le camp mon garçon, ne reste pas, réponds à l’appel de la rue, ne reste pas seul avec les vieux, va tenter ta chance, va vivre ta vie…

    Image des Langhe: Jacques Perrin

  • La ballade de tous les exils


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    Prix Médicis à Dany Laferrière et Médicis « étranger » à Dave Eggers. 2009, bon millésime...
    Après le Goncourt à Marie Ndiaye et le Prix Décembre à Jean-Philippe Toussaint, pour La vérité sur Marie, paru chez Minuit, c’est un nouveau « doublé » d’excellent niveau que couronne le Prix Médicis 2009, considéré comme le plus «pointu» des prix littéraires de l’automne parisien. De fait, L’énigme du retour du quinquagénaire haïtien Dany Laferrière, installé depuis 1976 à Montréal et déjà reconnu pour une quinzaine de livres savoureux, dont le premier parut en 1985 sous le titre de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, est un des romans de la rentrée les plus toniques et les plus émouvants, aussi intéressant par sa forme de poème que par sa substance sensible. Trente ans après son exil de fils d’opposant à la dictature, l’écrivain, dès le soir où il apprend la mort de son père dans une chambre de Brooklyn où il se terrait, seul et désespéré, amorce un retour au pays, d’abord imaginaire puis réel, traversé par un souffle puissant et mêlant vitalité et nostalgie. D’une forme inhabituelle, en vers libres et fluides comme une grande ballade rythmée aux images simples et fortes à la fois, L’énigme du retour, deuxième coup d’éclat de Grasset, est un récit autobiographique qui s’inscrit dans le droit fil du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire.
    Pour faire bon poids dans un cercle étroit ( !), l’écurie Gallimard se place également en première place avec le Médicis « étranger » au jeune romancier américain Dave Eggers avec Le grand Quoi, autre roman « épique » marqué par la rencontre de l’auteur américain avec un réfugié des camps éthiopiens en exil aux States d’après le 11 septembre…
    Quant au Médicis de l’essai, il échoit à Alain Ferry pour Mémoire d’un fou d’Emma, consolation des éditions du Seuil…

  • Lévi-Strauss, modeste humaniste

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    Claude Lévi-Straus est mort, samedi 31 octobre dernier, dans sa centième année. Un choix de ses œuvres avait été rassemblé, sous son regard, dans un volume de La Pléiade, paru l’an passé. Révérence à l’écrivain…

    Au printemps 1941, entre le 25 mars et le 20 avril, Claude Lévi-Strauss et André Breton se retrouvèrent sur le même bateau à destination de la Martinique, « une boîte de sardines sur laquelle on aurait collé un mégot », dixit Victor Serge, chargé de quelque deux cents passagers fuyant le nazisme. Evoquant cette traversée, Lévi-Strauss décrit André Breton, au début de Tristes Tropiques, qu’on peut dire aujourd’hui son chef-d’œuvre. sous les traits d’un voyageur « fort mal à l’aise sur cette galère » en précisant que, « vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu »…

    Claude Lévi-Strauss, qui deviendrait l’un des plus grands anthropologues du XXe siècle, magnifique écrivain par ailleurs et digne centenaire de l’Académie française, n’était alors qu’un jeune ethnologue « américaniste » revenu de deux expéditions chez les Indiens bororo et au Mato Grosso avec ses première collections et observations. De douze ans son aîné, André Breton faisait déjà figure de « pape » du surréalisme, taxé d’«agitateur dangereux » par la France de Pétain. Une même passion pour l’art, la littérature et la politique (Lévi-Strauss avait un passé de socialiste actif) allait cependant rapprocher les deux hommes, qui converseraient durant ce voyage par lettres et de vive voix.

    Or le lecteur retrouvera, dans Regarder écouter lire, le dernier des sept livres des Œuvres de Claude Lévi-Strauss réunis (par celui-ci) dans la Bibliothèque de la Pléiade, un aperçu du débat qui les opposait alors. Breton y défend, notamment, le « spontanéisme » de l’art, le plus vrai dans son jet brut, tandis que Lévi-Straus, plus classique, rappelle l’importance du métier et de l’élaboration « secondaire » de l’œuvre. Plus tard, L’Art magique de Breton suscitera d’autres objections plus fondamentales de Lévi-Strauss, et pourtant, avec le recul, les passions communes et les œuvres de ces deux grands écrivains se rejoignent dans leur apport respectif à la connaissance de l’homme par la littérature et à travers les arts. Tous deux sont des « bricoleurs » de génie, qui pratiquent par collages. Tous deux sont de grands explorateurs de la créativité humaine, attentifs à ses mythes et pratiquant le même décentrage par rapport à l’Occident.

    Dans sa remarquable préface aux Œuvres de Lévi-Strauss, Vincent Debaene rappelle que « l’étude de l’homme est, par essence, littérature », non du tout au seul sens du « beau style » mais au sens d’un approfondissement de la connaissance qui « exige réflexion, lenteur et confrontation patiente aux données empiriques », à laquelle l’anthropologie peut être d’un grand apport. Sans narcissisme ni fétichisation du style, Lévi-Strauss développe, poursuit Debaene, « une écriture majestueuse qui fait songer à Chateaubriand pour la posture et à Bossuet pour le rythme ». Formules un peu solennelles cependant, à nuancer à la lecture de Tristes Tropiques, d’un ton souvent très direct et d’une mélancolie fleurant le XXIe siècle (la mémorable conclusion, en hommage à la beauté des choses), mais qui inscrivent bel et bien l’anthropologue dans la filière classique des grands voyageurs-naturalistes-essayistes, tel un Montaigne, notamment, dans cette posture qui est de déférence envers le monde et l’homme nu, tranchant avec l’avidité contemporaine…

    Taxé d’«astronome des constellations humaines » Lévi-Strauss fut un grand lecteur des cultures conçues comme un ensemble de systèmes symboliques. Laissant les textes scientifiques les plus ardus, dégagées de la « mode » structuraliste, Ses Œuvres réunies ici visent le public cultivé mais non spécialisé. Avec Tristes Tropiques, captivant parcours sur le terrain et fondation des thèses structurales, Le Totémisme aujourd’hui et La pensée sauvage, suivie des trois «Petites Mythologiques » (La potière jalouse, La voie des masques et Histoire de lynx), celui qui se dit « humaniste modeste » a voulu retracer son parcours personnel sous son double aspect scientifique et littéraire, dont la conclusion de Regarder Ecouter Lire marque le point de fusion du savant et de l’artiste.


    Œuvres de Claude Lévi-Strauss préface de Vincent Debaene ; édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff. Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2062 p., 64 €

     

  • Le grand Goncourt de la petite dame


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    PRIX LITTERAIRES. Avec Trois femmes puissantes, Marie Ndiaye fera date dans l’histoire du prix. Mais le Renaudot de Beigbeder est plus convenu...
    Le Prix Goncourt 2009, attribué à Marie Ndiaye pour Trois femmes puissantes, roman aussi remarquable par sa densité humaine que par son écriture, publié chez Gallimard et déjà plébiscité par le public (près de 150.000 exemplaires à ce jour), échappe pour une fois aux soupçons de « combines ». Le fait que Marie Ndiaye soit une femme a-t-il pesé dans le choix du jury, alors qu’aucune romancière n’avait plus été récompensée depuis Paule Constant, en 1998, pour un roman très moyen (Confidence pour confidence) que le critique Jérôme Garcin avait dit le symbole de la « chute des prix » ? Ce n’est pas impossible. De la même façon, la double origine de la romancière (née à Pithiviers en 1967, de mère française et de père sénégalais) et son choix de vivre à Berlin avec son conjoint (le romancier Jean-Yves Cendrey) et ses enfants, l’apparentent à une nouvelle génération d’auteurs multiculturels qui amènent du sang neuf à une littérature française un peu raplapla. Enfin, la prestigieuse enseigne de Gallimard aura sans doute « aidé ». Cela étant, l’œuvre de Marie Ndaye était déjà appréciée largement des connaisseurs pour sa qualité et son originalité, avant d’accéder au grand public avec Rosie Carpe, consacré par le Prix Femina 2001, alors que son théâtre la faisait également connaître titre de seule dramaturge vivante jouée à la Comédie-Française.
    Mais l’essentiel est ailleurs, qui tient à la substance même de Trois femmes puissantes, où s’entrecroisent trois destinées de femmes et de divers personnages masculins, observés avec beaucoup d’acuité et de pénétration, échappant aux poncifs du « politiquement correct ». Si Marie Ndiaye n’a abordé que tardivement l’Afrique de ses origines, elle sait rendre admirablement les tensions qui résultent de l’arrachement à un sol ou une culture et à la difficulté de s’adapter à un autre monde, note finement les séquelles de comportements machistes ou patriarcaux, entre autres liens gâchés par l’envie ou l’égoïsme, sans que les caractéristique de race ou de genre soient déterminants – si l’on excepte la ténacité « réaliste » des femmes. De fait, les personnages de Marie Ndiaye sont d’abord des individus complexes, dont on se souvient des prénoms comme il en va souvent des romans qui nous marquent en profondeur. On se rappelle ainsi la rancune de Norah envers son père écrabouilleur, le charme maléfique de son conjoint Jakob, la veulerie douloureuse de Rudy le raté ou la force indomptable de Khady Demba en butte à toutes les avanies. Bref, attentive au monde qui nous entoure et aux vies souvent cabossées, Marie Dniaye fait honneur à la meilleure littérature en restant accessible à tout lecteur.
    Marie Ndiaye. Trois femmes puissantes. Gallimard, 316p.

    beigbeder.jpgLe Renaudot « pipole »

    de Beigbeder le branché

     

    Est-il permis d’être un « pipole » parisien aussi répandu que feu Edgar Schneider et un véritable écrivain, un chroniqueur de magazines de coiffeurs et un styliste crédible ? Ce qui est sûr, c’est que Frédéric Beigbeder se le permet, et qu’il y réussit parfois. Son dernier récit autobiographique, Un roman français, en est la plus récente preuve, qui lui a valu hier le « Poulidor » des grands prix littéraires d’automne – ce Prix Renaudot qui consacra tout de même, en d’autres temps, Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline et Les choses de Georges Perec…

    Si la « confession » de Beigbeder ne caracole pas à ces hauteurs, elle procède cependant de la meilleure veine de ce chroniqueur des temps qui courent assez caractéristique de sa génération, enfant de divorcés  en bourgeoisie peu rêveuse, môme sans mémoire et ado mécontent de son faciès, dandy un brin canaille qui entra en littérature à 25 ans avec ses Mémoires d’un jeune homme dérangé, se fit « jeter » de la boîte de pub où il était surpayé après avoir décrit son job dans 99 francs, succès fracassant (plus de 400.000 exemplaires) pas loin de la manière Houellebecq (dont il fut l’éditeur) et adapté au cinéma.

    Le « cinéma » mondain de Beigbeder est trop connu pour qu’on y revienne, alors que son réel talent mérite d’être rappelé. Pas tant celui du romancier de Windows on the World, évocation peu mémorable du 11 septembre vu de Paris, mais bien plutôt des Nouvelle sous ecstasy ou d’autres variations plus libres et plus personnelles sur l’époque, dans la postérité d’un Bernard Frank ou du Weyergans « goncourtisé » de Trois jours chez ma mère.    

    Non sans charme, parfois touchant de réelle sincérité, notamment dans l’évocation de ses relations privilégiées avec son grand-père, l’écrivain a un ton à lui que module la « ligne claire » de notre langue.

    Frédéric Beigbeder. Un roman français. Grasset.

  • Le Vieux Sage

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    ILS croient qu’ils m’ont eu, mais ils se fourrent le doigt dans l’œil, et là j’ai au moins la paix, tout aux cirons et autres charançaons qui sont mille fois moins intrusifs que ces espèces de paparazzi que représentent les écolos mystiques de l’Arbre et autres poétesses naturopathes, bref mon cher Thoreau, je me la coule douce et je pense bien à toi au coin de mon bois…
    Image : Philip Seelen

  • Clic-Clac

    PanopticonBB5.JPG…La présente image fixe exactement ce moment-clef de la métaphysique ambulatoire que Blaise Pascal (penseur notoirement en butte à la migraine aiguë à force de prises de tête) situe entre ce qu’il appelle les Deux Illusions, j’veux dire : les deux silhouettes qu’il y a là se croient immortelles, mais ce sont deux ombres, et fugaces, à peine se disent-elles: chouette on est là, qu’elles n’y sont plus, même avec un nouveau compact Panasonic Lumix GFI à retardateur numérique intégré t'y coupes pas : tout passe…


    Image : Philip Seelen

  • Marie Ndiaye goncourtisée

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    Romancière pur-sang du quarté final, elle a dominé la rentrée avec ses Trois femmes puissantes.

    Cette petite bonne femme a l’étoffe d’une grande romancière, se dit-on en lisant Trois femmes puissantes, huit ans après Rosie Carpe qui lui valut le Prix Femina 2001, un début de notoriété publique et l’indépendance financière. Ecrivain de race dès son premier livre, cette bonne élève de mère française et de père sénégalais entra à dix-huit ans dans la prestigieuse écurie de Jérôme Lindon, aux éditions de Minuit, avec un livre intitulé Quant au riche avenir et cousu d’une seule phrase, plus chic tu meurs. Neuf ouvrages, fictions et théâtre, suivirent à la même enseigne, ses pièces (vues en nos régions) entrèrent au répertoire de la Comédie-Française et, surtout, l’écrivain évolua sans discontinuer, se fit moins « littéraire », plus en phase avec le monde et le traduisant de plus en plus librement avec un grand art de « médium ».
    Son dernier roman, à cet égard, saisit par la pâte humaine de ses personnages et l’empathie profonde avec laquelle elle en retrace les destinées, sur fond de déracinement et d’humiliations vécues par des femmes et des hommes de notre temps. On pense à l’immense V.S. Naipaul, Nobel de littérature 2001, en lisant Trois femmes puissantes, et parfois à la Duras « annamite» ou au Simenon « africain », pour son écriture ou pour ses atmosphères et ses coups de sonde dans la psychologie conflictuelle des protagonistes. Une certaine magie, des oiseaux plus ou moins inquiétants et des dérives au bord des gouffres de la folie et du meurtre imprègnent en outre le roman de leur inquiétante étrangeté, dont on ressort ému et « sonné ».
    La première histoire de ce triptyque marque les retrouvailles de Norah, Sénégalaise devenue avocate à Paris, convoquée par son père despote (et non moins déchu) à Dakar où elle est censée défendre son frère qui s’accuse du meurtre de sa belle-mère et amante. Mais la vérité, manipulée par le terrible patriarche déchu, reste à démêler…
    Non moins retors, Rudy Descas, le prof blanc du lycée Mermoz de Dakar, qui a séduit la jeune Fanta et lui a fait miroiter un avenir meilleur en France, se retrouve là dans la peau d’un déclassé minable, entre sa femme dépitée qui le rejette et sa mère fondue en mystique débile.
    Enfin, le plus triste sort est vécu par Khady Demba, entr’aperçue dans la première histoire et retrouvée dans une accablante suite d’épisodes au fil desquels, après la mort prématurée de son conjoint la laissant sans enfant, elle va vivre le calvaire des « damnés de la terre » en quête de lendemains qui chantent.
    Or, sans préjugés politiquement corrects, remarquable par sa façon de percevoir les moindres mouvements affectifs de ses personnages, en relation avec leurs démêlés économiques, Marie Ndiaye brosse des portraits qui saisissent par leur caractère quasi symbolique et par leur vibration personnelle. Avec des vues pénétrantes sur le chantage affectif à base de calcul, la tyrannie douce ou le charme destructeur, notamment, la romancière justifie implicitement son titre en suggérant que la vraie puissance est, plus que force imposée: confiance inébranlable en soi et en la vie…
    Marie Ndiaye. Trois femmes puissantes. Gallimard, 316p.

  • Du Livre à la Toile

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    À écouter: l'émission Médialogues de Martine Galland et Alain Maillard: http://www.rsr.ch/la-1ere/medialogues

    La critique des livres perd sa place dans la presse, la trouvera-t-elle sur internet?

     "De toute évidence, une société littéraire est en train de disparaître", écrit le journaliste, écrivain et blogueur Jean-Louis Kuffer dans son éditorial du Passe Muraille N0 79 d'octobre 2009.

    "Le déplacement sur la Toile va-t-il s'amplifier et se recentrer, ou au contraire se vaporiser dans une nébuleuse de parlotte?" L'avis de Jean-Louis Kuffer.

     Avec la participation de Dominique Antoine, président d'un club littéraire parisien. Mandaté par France Télévision pour développer la place laissée aux écrivains sur le Net, il produit "Interlignes", sur "curiosphère.tv", la webtv éducative de France 5.

    Avec également les commentaires de Slobodan Despot, directeur des éditions Xénia, premier éditeur en Suisse romande à faire paraître certains de ses titres en version numérique.

     ENVERS ET CONTRE TOUT

    Edito

     

    À quoi ressemblera la scène littéraire dans vingt ans ? Qu’en sera-t-il de la littérature française ?  Y aura-t-il encore des éditeurs romands ? Les médias de la prochaine génération parleront-ils encore de livres ? Un journal littéraire tel que Le Passe-Muraille aura-t-il survécu, sous cette forme, à tout ce que nous observons au seuil de l’année 2010 ?

    Ces questions se posent une nouvelle fois au vu de la dernière rentrée littéraire d’automne, marquée par la prolifération de livres parus dont seule une minorité sera remarquée et commentée, dans une aire de légitimation (surtout médiatique) de plus en plus restreinte. De toute évidence, une société littéraire est en train de disparaître, dont on ne sait ce qui la remplacera. Les revues et les journaux spécialisés de naguère, les rubriques et tous les vecteurs de la critique littéraire sont-il d’ores et déjà condamnés, où le discours sur le livre se redéployera-t-il sous d’autres formes ? Le déplacement déjà bien perceptible de sa migration sur la Toile va-t-il s’amplifier et se recentrer, ou au contraire se vaporiser dans une nébuleuse de parlote ?

    D’aucuns, non sans Schadenfreude, concluent à la fin de la culture en général, et de la littérature en particulier. Plus rien ne se ferait, selon eux, qui fût digne d’attention ; et de ne plus faire attention à rien  de ce qui se fait.

    Or, à ce catastrophisme inattentif, Le Passe-Muraille se propose de résister encore et encore par un regain, précisément, d’attention à ce qui se fait malgré la massification et la montée de l’insignifiance. Transmettre et découvrir, renouer les liens entre passé et présent, rendre justice aux œuvres oubliées, accueillir les écritures d’avenir, et qu’importe que ce soit par le Papier ou la Toile - envers et contre tout !

     

         Les carnets de JLK: http://carnetsdejlk.hautetfort.com/livre

  • Ecrits et chuchotements

    PanopticonE04.jpgEntièrement d’accord avec vous, cher confrère, il est vrai que les écrits restent et que c’est le meilleur de ce que nous fûmes, au sens où Marcel Proust le suggère dans le fameux passages des livres de Bergotte aux ailes déployées dans la vitrine de la librairie, après sa mort, et quant au mot de Saint-John Perse selon lequel un livre est la mort d’un arbre, je vous rappelle le vrai nom du poète de La Guadeloupe, enfin je vous en prie: Alexis  Léger…

    Image : Philip Seelen

  • Songerie

    PanopticonE03.jpg…Ils disent que les gens de la terre, comme ils disent (ils disent : les gens de la terre, tu t’imagines…), pensent avec leurs mains, mais tu vois les gens du coin se lever le matin avec l’idée qu’ils vont penser avec leurs mains, tu vois ça, toi, et tu les vois, toutes ces mains du soir, s’il leur fallait encore penser qu’elles pensent -allez le philosophe: allons voir ce que vaut la vendange de cette année…

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se disent en recherche

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    Celui qui trouve bien plus qu’il ne cherche / Celle qui cherche la petit bête chez ses frères de l’Aréopage d’Harmonie rétifs à boire leurs propres larmes / Ceux qui ont écumé toutes les communautés spirituelle où ils pouvaient se poser quelque temps dans  un gîte si possible rural / Celui qui se dit en recherche pour en imposer aux jeunes filles diaphanes / Celle qui trouve dans la poterie tournée une similitude physique et métaphysique avec l’ivresse des derviches /Celui qui a disparu un jour du Bureau du Contentieux et qu’on aurait vu trois ans plus tard dans une tribu de Pygmées couvert de peintures d’un assez bel effet /  Celle qui vomit beaucoup avant sa première ingestion de purée de Datura et qui s’exclame WOUAOU quand elle voit enfin La Fleur s’ouvrir / Ceux qui prétendent que les stigmates de Natuzza lui viennent du canif ébréché de son beau-frère Mauro qui tient la buvette de la Colline Sainte, ingresso 2000 Lire / Celui qui regrette de n’avoir pas pu photographier l’entrée à cheval du thaumaturge Gurdjieff dans l’église de fameuse mémoire / Celle qui s’est efforcée de refaire une santé de la pauvre poétesse anorexique Kathleen Mansfield à grand  renfort de phosphate / Ceux qui  se sont mariés dans la secte de Révérend Moon avant d’opter pour la polygamie genre Mormons / Celui qui affirme que ses trois fils peuvent kiffer Benoît XVI en toute liberté pourvu qu’ils restent discrets aux réceptions de la famille Du Perron  / Celui qui te sourit de la typique façon béate des fumeurs d’herbe de la communauté de 72 dont quelques membres cultivent encore quelques plants dans leur jardin privatif de cadres moyens voire supérieurs / Celle qui impute le manque de vibes spirituelles que manifeste son amie Prune au refus de se laisser caresser sous le voile / Ceux qui pensent que quelque part Jésus le Galiléen était une sorte de chaman avant la lettre / Celui qui réécrit le Sermon sur la Montagne façon rap / Celle qui cherche la paix et la trouve dans les bras de son amant auquel elle n’aurait même pas l’idée de suggérer se brancher viagra / Ceux qui parlent à Dieu dans la forêt d’automne sans en répandre le bruit, etc.

    Image: Philip Seelen

     

  • Le poids du monde

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    …On n'imagine pas ce que peuvent peser ces oiseaux-là, c’est vraiment pas croyable, ça a l’air poids plume tellement c’est transparent mais c’est plus lourd que tout le chagrin de tous les temps, ça a l’air léger comme du cerf-volant et c’est pourquoi les enfants se pressent de les ramasser pour la pièce, mais les enfants deviendraient vite vieux à porter longtemps ces oiseaux-là…
    Repro : Philip Seelen

     

  • Lady L. remet ça...

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    Où les dernière huiles sur toile de la compagne légitime de JLK, dite Lady L., qui a commencé de peindre cet été et n'a cessé depuis lors d'aggraver son cas, n'est pas sans susciter chez lui un début de jalousie - mais de bonne jalousie cela va sans dire...

     

     

     

     

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  • Peinture fraîche

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    Où JLK salue le talent soudain révélé de cette Lady L. dont il partage la vie depuis 27 ans et qui s'est mise à la peinture cet été. Ce que Ramuz eût sévèrement désapprouvé.


    À La Désirade, ce mardi 28 juillet. - Très touché, comme par une espèce de grâce, de voir ma bonne amie se mettre à la peinture, et y réussir aussitôt, avec ce goût instinctif et très sûr qu’elle a toujours montré dans son approche de l’art ou de la littérature. Première huile sur toile : un parapluie vert. Elle travaille avec un tablier de jardinier. Pour enchaîner avec une nature morte que je trouve très vive, et un paysage dont je devrais être jaloux et qui me ravit plutôt, à l’opposé de l’affreux Ramuz qui, dès leur mariage, interdit à sa femme peintre d’exercer son art pour se concentrer sur des travaux plus typiquement féminins…

    PS. La nature reproduite ci-contre est le premier essai pictural de Lady L. Les paysages reproduits ci-dessous évoquent les Préalpes savoyardes faisant face à La Désirade (Cornette de Bise et Grammont) et les dunes de Camperduin, aux Pays-Bas.  

     

     

     

     

     

     

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