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Livre - Page 140

  • Entre noirceur et rédemption

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    Entretien avec Eric-Emmanuel Schmitt

    NOUVELLES Concerto à la mémoire d’un ange réunit quatre histoires « à méditer »…

    Le dernier livre d’Eric-Emmanuel Schmitt aborde des questions liées à la perversion criminelle (L’empoisonneuse), au sentiment qu’un homme éprouve d’avoir loupé la relation avec ses enfants (Le retour), au ressentiment lié à une faute de jeunesse (Concerto à la mémoire d’un ange) et aux mensonges privés d‘un couple public (Un amour à l’Elysée). La noirceur humaine y est interrogée autant que les voies de possibles « réparations »

    - Quelle est à vos yeux la source du mal ? Ya –t-il, selon vous, des êtres foncièrement mauvais ?
    - La racine du mal me semble l’égoïsme. En tant qu’êtres biologiques, nous sommes tous égoïstes. Même s’il n’y a pas d’intention de faire le mal, dans l’être humain, le mal radical dont parle Kant est là, jamais désiré comme tel mais soumis à la domination de notre désir et de notre plaisir. Chez mon empoisonneuse, c’est le plaisir de dominer la vie et la compensation de ses frustrations.
    - Quel est l’apport du romancier aux questions que pose le philosophe ?
    - C’est essentiellement l’expression de la complexité. La philosophie procède par axiomes et coule dans le bronzes des principes et des aphorismes. Ce qui m’intéresse dans le roman, c’est la folie de la vie et de ses personnages. Le philosophe pose les têtes de pont d’un début et d’une fin, mais le roman lui-même va où il veut et les personnages donnent le vrai rythme de l’histoire et de l’écriture.
    - Vos personnages émanent-ils parfois de faits divers ?
    - Je suis passionné par tous les aspects du comportement humain, tels qu’ils apparaissent notamment dans les tribunaux, mais je ne sais pas trop d’où sort un personnage de fiction. Je sens juste quand il envahit le terrain et commence d’agir à place. Je me dis qu’il y a une chance que ça soit bon quand l’écriture m’échappe. Or, le travail de l’écrivain consiste à préparer cette grâce que constitue l’arrivée du personnage.
    - A propos de grâce, vous montrez, dans la nouvelle éponyme, qu’un don éclatant peut se transformer en son contraire…
    - Oui, c’est une question que je me pose : quand devenons-nous fils de nous-mêmes ? Cette histoire évoque celle de Caïn et Abel, avec un coupable (Chris, l’ami qui n’a pas secouru son compère accidenté) et une victime (Axel, survivant paralysé), mais il y a un retournement qui fait que la victime peut basculer du côté du mal. Je crois que l’homme mûr est l’enfant du jeune homme. Dans tout le livre apparaît, cependant, le fait que nous pouvons surmonter nos failles par la pensée. Mon empoisonneuse, et le curé arriviste qu’elle manipule, sont trop accrochés à leurs rails pour participer à la moindre rédemption.
    - Croyez-vous à la puissance rédemptrice de la maladie ?
    - Je crois qu’il y a une logique de la maladie mortelle qui humanise souvent les êtres. Cette épreuve morale et l’urgence qui nous fait nous concentrer sur le plus importante qu’il nous reste à vivre, peut en effet nous transformer. Comme on le voit dans Un amour à l’Elysée.
    - Pensez-vous qu’il y ait une justice divine ?
    - Je ne crois pas à la justice divine, pas plus qu’à aucune justice immanente - trop commodes échappatoires. Je crois en Dieu, mais il est caché comme le Dieu de Pascal. Je crois, en revanche à la justice des hommes, à leur liberté, même relative, et à leur responsabilité.
    - Comment vos lecteurs reçoivent-ils vos livres ?
    - C’est variable selon les pays. Aux Etats-Unis, je passe pour l’écrivain européen par excellence, qui pose des questions existentielles ou philosophiques en restant léger et facile à lire. En Allemagne, où mes livres ont un retentissement tout particulier, une tradition de réflexion et de débat se reconnaît dans ce mélange que je propose d’idées incarnées, d’expériences contradictoires et d’interrogations existentielles touchant chacun.

    Nouvelles
    du monde
    L’art de la nouvelle est exigeant, qui convient au dramaturge exercé au dialogue et à la construction claire et ramassée. Concision, netteté, tranchant : le scalpel du philosophe isole des situations qui évoquent le magma des tabloïds, que le narrateur étoffe. Le recueil s’ouvre sur le portrait grinçant d’une empoisonneuse de province, avec un épisode carabiné de corruption de confesseur, digne d’Hitchcock. Les deux nouvelles centrales touchent à des questions plus intimes et fines, où le manque d’amour (Le retour) et le repentir refusé (Concerto à la mémoire d’un ange) résonnent en profondeur. La dernière nouvelle nous invite à l’Elysée, où l’auteur raille les coulisses du pouvoir et se risque pourtant à situer une belle histoire d’amour. Tout cela parfois un peu « téléphoné », mais ne faisons pas la trop fine bouche…

    Eric-Emmanuel Schmitt. Concerto à la mémoire d’un ange. Albin Michel, 229p.

    En dates

    1960 Naissance à Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône)
    1980-85 Ecole normale supérieure. Agrégé de philo.
    1989 Expérience mystique dans le désert. Décisive pour son entrée en écriture.
    1991 Première pièce, La nuit de Valognes.
    1994 Trois Molière pour Le visiteur.
    2000-2001 La pièce Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran fait un tabac. En prose, L’Evangile selon Pilate, et La part de l’autre (uchronie autour d’Hitler) sont bien reçus par la critique et le public.
    2002 Oscar et la dame en rose. Schmitt s’installe à Bruxelles.

    2006 Odette Toulemonde et autres histoires. L’adaptation au cinéma sort en 2007.
    Grand Prix du théâtre de l’Académie française.
    2010 L’œuvre d’Eric-Emmanuel Schmitt est traduite en 43 langues. Le total de ses ventes s’élève à 11 millions d’exemplaires.



     

  • En sept lettres vives

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    Un livre fraternel de Pascal Rebetez

    L’art épistolaire est souvent apprécié pour le naturel et la spontanéité qu’il suppose, et cela vaut pour les correspondances les plus « écrites » autant que pour celles qui furent rédigées « en courant ». Le genre peut d’ailleurs se traiter comme tel, «à froid», et garder tout son intérêt, lié naturellement au contenu et au ton de la lettre. La meilleure preuve en est donnée par Pascal Rebetez, quinqua en crise affective qui, pour son seizième livre, rassemble sept textes «commandés» par la Radio suisse romande – Espace 2, plus précisément sept lettres dont on se moque à vrai dire de savoir si elles ont bel et bien été envoyées et reçues, tant elles sont substantielles et vivantes à la fois – tant elles sonnent juste à tout coup.
    Leurs destinataires (l’ex-compagne de l’auteur, un enfant à venir, sa mère, sa fille, un ami artiste, son père et un voleur qui lui a fauché un tableau) déterminent à la fois le ton et le contenu de chacune de ces missives, toutes accordées par le même besoin de vérité sans fard. Les circonstances et le décor dans lesquels chaque lettre a été écrite comptent aussi beaucoup. Les mots à vif de la première, à la femme perdue, écrits à Hanoi City, sont à la fois aiguisés et relativisés par le décor du Vietnam toujours plombé par le souvenir de la guerre, comme l’évocation du même lieu fera contraste avec celle du petit monde propre-en-ordre de la mère qu’il dit « championne du monde de l’assurance, du contrôle de l’hygiène et des bonnes manières ». Au passage, on notera que la vivacité assez « rosse » de la lettre à la mère est tempérée par la grande tendresse du fils, largement partagée à l’endroit du paternel défunt ou de sa fille danseuse à laquelle il écrit depuis le festival du film de Locarno.
    Sans peser jamais, Pascal Rebetez se livre beaucoup, dans ces lettres lestées d’expérience existentielle, qui ont à la fois valeur d’autoportrait et de messages à ses frères humains. De fait, c’est avec autant de gravité tendre qu’il s’adresse au « petit dragon » qui fera bientôt de lui un grand-père en dépit de sa dégaine d’éternel gamin, qu’à son père le Jurassien frondeur en lequel il reconnaît sa propre fibre rebelle. La singulière dernière lettre à l’anonyme voleur d’une œuvre d’art (volée…), marque d’humour et de dérision cette quête du présent-passé que l’écriture ressaisit comme elle peut, sans trop savoir si elle sera vraiment reçue. Bouteille à la mer... Tu vois ce que je veux dire de ce qui n’a pas (tout à fait) disparu ?

    Pascal Rebetez. Je t’écris pour voir. Editions de L’Hèbe, 153p.

  • Ceux que la mémoire perd

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    Celui qui te demande trois fois qui tu es avant de te raconter des détails inédits de ta plus tendre enfance / Celle qui se dit perdue dans un champ d’interrogations d’ordre herméneutique sans se rappeler ce que diable cela peut signifier / Ceux qui ne savent plus mettre de noms sur certains visages et s’en trouvent affligés à l’idée de blesser la personne ainsi détruite / Celui qui est parti ce matin de chez lui où il se retrouve pourtant à l’instant avec deux oignons dont il se rappelle juste que les peler risquerait de le faire pleurer / Celle qui est troublée par le bel abbé qui l’enjoint de confesser ses péchés d’hier et même d’avant-hier / Ceux qui ont probablement vécu plusieurs vies dont pourraient témoigner diverses épouses assermentées mais lesquelles encore ? / Celui qui constate que la moitiés des partitions qu’il savait par cœur se sont effacées de sa mémoire avec son numéro de plaques et le nom de l’orchestre dont il était le Chef / Celle qui croise une tortue dans l’escalier dont la seule vue au bord d’une marche la précipite dans la mélancolie / Ceux qui s’introduisent par inadvertance dans le Labyrinthe des appartements aux portes ouvertes où des miroirs les attendent / Celui qui se voit passer dans la rue sans oser se héler crainte d’être importun / Celle qui n’oubliera jamais aucune de ses robes de mariage alors que ses conjoints successifs se fondent dans la même effigie de Clark Gable l’invitant à monter dans la Chevy blanche qui les emportera elle ne sait plus où / Ceux qui longent plusieurs avenues parallèles genre Montevideo mais à des époques différentes / Celui qui demande au violoniste Morel (ou Sorel, ou Borel ?) de lui rejouer certaine sonate émouvante de ce Verneuil (ou Merteuil ?) qu’il interprétait avec grâce avant la Grande Guerre / Celle qui cherche au cimetière la tombe de l’amant inconnu / Ceux qui te regardent fixement par le Judas sans savoir si tu es vraiment celui que l’œilleton trahit / Celui qui commence chaque matin un nouveau roman dont l’incipit se passe de suite / Celle qui a noté toutes ses coordonnées sur des billets disposés dans la doublure de son chapeau sans préciser où elle oublierait ledit chapeau et comment la reconnaître sans chapeau / Ceux qui ont oublié la magique formule qui permet de se rappeler les formules magiques, etc.

    Image: Philip Seelen

  • L'imagier du vécu magnifié

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    Avec son prénom quasi mythique et sa dégaine de grand diable hirsute à l’air vaguement gitan, son sourire craquant et son regard chaleureux, Germinal Rohaux dégage une immédiate sympathie que son travail de photographe et de cinéaste ont déjà marqué d’une espèce d’aura. Si son œuvre est encore mince en dépit d’un premier succès d’estime, la « patte » de Germinal accuse un regard sur la vie et les gens qui saisit à la fois par son humanité et la beauté de ses images. Sensibilité tendre et vive, netteté et honnêteté, qualité de la perception et de l’expression en exclusif noir et blanc: des ados qu’il observe aujourd’hui aux cabossés de la vie qu’il a longtemps approchés, l’imagier témoigne et magnifie à la fois, sans flatter. Même difficile ou fragile, la vie sous son regard est émouvante et belle. Or, cette valeur ajoutée n’est pas qu’une affaire de talent. Il y a là derrière un individu, un apprentissage, des blessures et l’effort de les surmonter, autant dire un premier scénario existentiel…
    C’est l’histoire d’un petit garçon un peu fragile, à tous égards, que ses parents (le père est cuisinier, d’origine française, et la mère infirmière, à formation de sage-femme) ont choisi de confier à l’école Steiner, dont il ne dit aujourd’hui que du bien : douze ans avec les mêmes camarades, des chances données à chacun de se réaliser, plus de créativité, une véritable « école de l’amitié » à son dire. Nul en allemand, il se fait virer de la classe en question, mais un prof l’encourage à monter un atelier de photo, qui l’intéresse déjà, autant que le cinéma. Pour « chef-d’œuvre » de fin de scolarité, il réalise ainsi, au Burkina-Faso où il séjourne un mois, un premier « docu » d’école sur la désertification. Peu après, avec son meilleur ami d’enfance, prénom Julien, le voici parti à dix-huit ans pour un périple africain de 7 mois. Les deux compères sont encore « de vrais gamins », qui échappent de justesse à des pirates de la route, en Mauritanie, mais ils font le plein d’observations et d’expériences.
    Ce début de film d’une vie va se trouver marqué, cependant par un drame bouleversant: la mort accidentelle de Julien, après son retour en Suisse, qui révèle à Germinal que nous sommes mortels, que la vie est précieuse et nous est comptée, que l’enfance est finie et qu’il va falloir donner désormais un sens à « tout ça ».
    Autodidacte en photo et en cinéma, Germinal Roaux va suivre alors, dix ans durant, la « meilleure école » que représente la rubrique Vécu de L’Illustré, où l’occasion lui est donnée de se colleter à ce qu’il appelle les « grands brûlés de la vie ». C’est au fil de cette série qu’il rencontre le jeune trisomique Thomas Bouchardy auprès duquel, 8 mois durant, il va vivre et préparer son premier film, intitulé Des tas de choses. D’une rare délicatesse dans son approche humaine, et d’une beauté de poème visuel, ce film fait avec des bouts de ficelles séduit aussitôt Jean Perret, directeur du Festival Visions du réel, où il est présenté, autant que Gérard Druey et Jean-Louis Porche de Cab Productions, qui lui commandent illico un court métrage de fiction - ce sera l’étincelant Icebergs, primé à Locarno et à Soleure – et le scénario d’un premier « long », dont le tournage pourrait démarrer cette année encore.
    Capter le mélange de violence et de fragilité, de grâce et d’âpreté de ce qu’on appelait naguère l’âge tendre, en moins d’un quart d’heure : c’est ce qu’a réussi Germinal Roaux dans ce bijou consacré à l’adolescence, qui se prolonge aujourd’hui dans ses portraits d’ados sous le titre « panique » de Never young again…
    À en croire Germinal, l’adolescence que nous avons connue serait en train de disparaître. « À treize, quatorze ans, la plupart ont fait l’expérience du sexe et de la drogue, mais ils restent désarmés devant la réalité. Cela a quelque chose d’assez inquiétant pour l’avenir…». Rien évidemment d’un regard de censeur, chez Germinal Roaux, mais le simple effet, conséquent, d’une lucidité qui va de pair avec la tendresse et l’angoisse qui l’habitent depuis que son ami Julien lui a révélé la fragilité et le prix de la vie…

    Les images de Germinal Roaux sont à voir ces jours au club Le Romandie, à Lausanne, place de l'Europe. Never young again...

    (ce portrait est à paraître lundi 22 mars dans les colonnes de 24Heures)

  • Ceux qui rampent

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    Celui qui cherchera toujours à voir les qualités inhérentes aux défauts des cadres supérieurs de l’Entreprise / Celle qui préfère une DG fascisante à pas de DG du tout / Ceux qui constatent que le néo-cynisme lubrifie les rouages de l’Entreprise avec plus de fluide efficace que l’éthique de gauche ou même de centre droite / Celui qui s’est fait marginaliser pour son refus de participer aux sorties échangistes des cadres du marketing / Celle qui estime qu’un geste équivoque d’un employé doit être signalé aux RH sans l’ombre d’une hésitation surtout s’il s’agit d’un ressortissant de cultures genre Brésil / Ceux qui se surveillent mutuellement avec un zèle croissant en période de prétendue crise / Celui qui se couche avant que les circonstances ne l’y obligent / Celle qui a trouvé dans la political correctness un cadre existentiel qui lui permet de faire coïncider son idéal d’ancienne cheftaine scoute surnommée Loutre vigilante et les reliefs de son engagement de représentante syndicale acquise aux nouveaux codes d’une écologie libérale socialement consciente / Ceux qui s’abaissent pour mieux écraser un jour / Celui que la proximité d’un Conseiller a toujours mis dans un état second et fait dire à tout coup le contraire de ce qu’il ressentait au point de le faire passer pour un type fiable/ Celle qui est arrivée au sommet de l’Etat à la force du piolet / Ceux qui inspectent les mains de leurs ouvrières avec des airs empruntés à la haute hiérarchie militaire / Celui qui souffre à chaque licenciement d’avoir un collègue de moins à critiquer / Celle qui essaie de comprendre la logique de la progression des limaces en terrain découvert sans y parvenir / Ceux qui en ont eu assez d’entendre que les derniers seraient les premiers dans l’autre monde et qui en ont conclu qu’il valait mieux s’inscrire au parti dominant et suivre un plan de carrière sans états d’âme enfin on se comprend / Celui qui détourne la tête quand il sent qu’on va lui demander publiquement son avis sur Borel dont il préfère parler à la déléguée des RH en aparté quitte même à excuser ce sacré looser pour mieux l’enfoncer / Celle qui appelle serviabilité ce que ses collègues intellectuelles appellent servilité mais là faudrait s’entendre / Ceux qui ont toujours opiné du chef sans rien perdre des réactions du sous-chef, etc.
    Image : Philipe Seelen

  • Les ailleurs d'Olivier Rolin

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    Dans Bakou, derniers jours, l’écrivain voyageur revisite, avec mélancolie et malice, le lieu de sa mort annoncée.

     

    Olivier Rolin revient-il de l’enfer ? De quel cul du monde nous arrive-t-il avec sa dégaine de damné ? Et quels sont donc ces « derniers jours » qu’annonce le titre de son nouveau récit déjà plombé par le nom de Bakou, sur la couverture duquel l’écrivain baroudeur s’est photographié lui-même devant une porte close, mal rasé et mal fringué, l’air de porter le poids du monde et de nous le reprocher avec son air de catastrophe ?

    À l’air du look et des images «cultes», cette mise en scène pourrait faire conclure à la « posture » complaisante, genre Rimbaud au Harrar ou Camus à la sèche, encore accentuée par les divers portraits de Rolin insérés dans le livre, en Afghanistan ou au bord de la mer des Khazars et même en boxer dans sa chambre d’hôtel, à 62 balais, « pas si mal ! » selon lui.  Or, on ne lui en fera pas le reproche dans la mesure où la démarche  de ce récit s’inscrit dans un retour sur soi de l’homme vieillissant qui reste, avec un grain de sel, extraordinairement poreux et curieux de tout. Olivier Rolin a « payé », pourrait-on dire d’une formule. Il a beaucoup vécu et bourlingué, beaucoup lu et rencontré ses semblables, beaucoup écrit là-dessus. Dans tous ses livres, en outre, la part de l’Histoire intervient à tout moment, comme dans les premières pages consacrées ici à Bakou qui le font évoquer la « frise de têtes coupées » ponctuant les régimes successifs de cette ville très convoités, ou les menés de révolutionnaire-gangster du jeune Staline qui lui inspirent une sympathie accordée à ses propres souvenirs de leader gauchiste.  De la même façon, la lecture du monde, très nourrie de bouquins,  passe par maintes rencontres significatives, comme celle de la jeune Sabina qui rêve de devenir businesswoman en Suisse ou de l’ancien officier de l’Armée rouge qui semble avoir a perdu son âme en Afghanistan. Or, on peut rappeler, en passant, que Rolin a sillonné le monde, aussi, au titre de grand reporter.

    Cela étant, c’est bel et bien une idée d’écrivain jouant avec la fiction qui est à l’origine de son retour à Bakou. Ayant en effet imaginé, dans un récit (Suite à l’hôtel Crystal) datant de 2004, qu’il se suiciderait en 2009 dans un hôtel de la capitale mondiale du pétrole, d’une balle de pistolet Makarov 9mm, l’écrivain y revient six ans après sa première escale. Hélas (ou tant mieux ?), l’Hôtel au nom presque mythique (Apchéron, au lieu d’Achéron, le fleuve infernal) a disparu et le fameux suicide différé « pour de vrai », au jour même où un forcené perpétue un massacre dans une université – et le réel de revenir au galop !

    Jeu d’ailleurs constant que celui de la réalité et de la fiction, dans ce livre lesté de mélancolie autant que d’humour, où l’écrivain revisite certains de ses livres, comme L’Invention du monde (Seuil, 1993) où il s’était donné pour contrainte de raconter la planète en la même journée d’équinoxe printanière du 21 mars 1989. Au passage, il rappellle que Guy Debord, qui disait qu'on ne peut bien écrire que si l'on a bien lu et bien vécu avant cela, n'a pas raté, lui son suicide. Et de se contenter d'ajouter avec un clin d'oeil: "Moi, j'ai vieilli"...

     

    Manière noire

    Si la mode des « étonnants voyageurs » sacrifie parfois l’écriture à l’anecdote plus ou moins exotique, Olivier Rolin fait partie, comme un Nicolas Bouvier, de la catégorie des stylistes, avec un ton et une poésie à lui. Sa patte unique marque autant ses récits de pérégrinations (En Russie, La Havane, Voyage à l’Est) que ses roman, dès Phénomène futur (son premier livre, en 1983) jusqu’à Un chasseur de lions (2008) en passant par Bar des flots noirs ou Port-Soudan, entre autres.

    Comment qualifier le style de Rolin ? Par un mélange de vigueur épique et de lyrisme, d’acuité concrète et de solidité presque rocailleuse dans l’usage des mots, à quoi s'ajoutent de constantes pépites d'érudition joyeuse, le tout baignant  dans une sensualité à pointes d'angoisse. Il y a chez lui du poète, autant dans ses descriptions très détaillées  de lieux construits (dès les premières pages de Bakou, la ville est physiquement là, avec ses vieux quartiers et ses horizons industriels décatis) que dans celle qu’il consacre à la nature.  On pense en outre, à la lecture de son dernier livre, qu’il émaille de photos en noir et blanc à la manière du grand écrivain allemand  W.G. Sebald, à la « manière noire » chers à certains graveurs, qui tire une beauté souvent inattendue de visions rebutantes au premier regard.

    Voir Bakou et mourir ? "Ce qui serait vraiment mourir (...), ce serait de comprendre soudain qu'on n'a pas fait d'oeuvre - que tout ça, tous ces jours, ces nuits sous la lampe, ces miliers de pages, c'est rien, pour rien"...

    Rolin02.jpgOlivier Rolin, Bakou, derniers jours. Seuil, collection Fiction & Cie, 173p.  

     

     

     

     

     

  • Ceux qui ne se laissent pas avoir


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    Celui qui travaille réellement / Celle qui sent la nuance entre ce qui compte et ce qui ne compte pas au regard de son éternité personnelle / Ceux qui restent conséquents / Celui qui prend la vie plus au sérieux depuis la mort accidentelle de son meilleur ami de jeunesse / Celle qui recommence à peindre des anémones sur fond blanc genre Morandi en plus sobre / Celui qui est devenu son propre scribe auquel il dicte d’un air apparemment détaché mais méfiez-vous des êtres doubles / Celle qui reste consciente des grands espaces amérindiens en dépit de l’exiguïté de son balcon sur cour / Ceux qui laissent parloter leurs invités en regardant ailleurs / Celui que son bon sens bassement paysan a préservé du nihilisme du parti philosophique dominant / Celle qui se dit la rose contradictoire de son poète / Ceux dont le silence pèse mais qui s’efforcent de sourire aux imbéciles accablants qui les entourent en aggravant d’autant leur cas jugé plus ou moins irrécupérable du point de vue socio-économique / Celui que son indépendance narquoise fait de plus en plus détester / Celle qui entoure son postier retraité de mille prévenances tout en réservant le meilleur de ses soins à la rocaille qui a établi sa réputation dans le quartier et les magazines spécialisés / Ceux qui ont cru faire le deuil de leur jeunesse en renonçant au marxisme léninisme - mais voyons camarade / Celui qui s’en est longtemps tenu aux Classiques français du XVIIe avant d’en revenir aux Grecs et à Tintin / Celle qui a toujours fait la part chez son jeune écrivain de la Bête et du bêta / Ceux qui répondent de plus en plus poliment aux raseurs qu’ils envoient promener / Celui qui s’est fait une réputation de mauvais coucheur pour pouvoir dormir debout / Celle qui n’attend plus rien que l’homme de sa vie au bout du quai / Ceux qui ne savent plus où ils ont égaré leur plan de carrière mais on s’en bat l’œil n’est-ce pas / Celui qui espère aller sur Mars avant sa retraite ce qui lui permettrait de caler le prix du voyage sur sa dernière note de frais / Celle qui ne veut plus des onguents à la gelée royale de ce Monsieur Pillard à perruque flottante qui la regarde comme si c’est lui qui l’avait aidée au temps ou tout allait de travers / Ceux qui s’attendent au pire et se contentent par conséquent du meilleur, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Entre douleurs et merveilles

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    Rencontre de Rose-Marie Pagnard, romancière.

    Il y a ces jours une lumière magique, sur ces hauts enneigés des Franches Montagnes, qui a quelque chose d’épuré et de transparent évoquant étrangement le Japon. On y est à la fois bien sur cette terre jurassienne, dans une grande maison de belle pierre grise dont les larges fenêtres, jadis propices aux fines finitions de l’horlogerie, s’ouvrent sur le pâturage au bord du ciel; et cependant, comme dans le dernier roman de Rose-Marie Pagnard, qui oscille entre sortilèges montagnards et Japon de rêve, on sent ici des fantaisies et des métamorphoses possibles à tous les étages. La grange de naguère en est le symbole, devenue lumineux atelier, où sont nés d’étranges tableaux qui peuplent la maison de figures de rêves poétiques et fantastiques à la fois, signés René Myrha, né Pagnard, conjoint de la romancière.
    Or, l’une de ces toiles ouvre son jaune éclatant à la lumière zénithale tout en rappelant le deuil de l’enfant perdu, qu’un portrait de belle jeune fille remémore également au-dessus de la grande table noire à écrire. Ainsi, des résonances se multiplient-elles dans ce havre, d’une double vie créatrice en symbiose. Comme dans l’actuelle exposition en double hommage, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, où les mots de l’écrivain et les visions de l’artiste s’appellent et se répondent. Comme dans la vie de Rose-Marie Pagnard, où le clair et l’obscur, le limpide et le mystérieux s’entremêlent.

    La vie de Rose-Marie elle-même a été marquée, de naissance, par ce mélange de lumière et d’ombre. Troisième enfant survivant après deux petits frères morts en très bas âge, elle fut un cadeau pour ses parents, simples gens à Delémont. Devenue très âgée, sa mère lui racontera toujours ses rêves mêlés de souvenirs hantés par des enfants en danger, ayant vu passer en outre le cercueil de son père fauché par la grippe espagnole; et Rose-Marie aussi commencera, très tôt, de raconter des histoires mêlant angoisses et merveilles, sur fond de musique.
    Car la musique, si présente dans les livres de Rose-Marie Pagnard, fut une des passions de ses jeunes années, avant l’écriture. La danse l’attira d’abord, dont elle négocia des cours en proposant à sa maîtresse de réciter des poèmes (notamment de La Fontaine ou Prévert) aux autres élèves, en guise d’écolage. « Cela me semblait merveilleux de pouvoir ainsi créer de la beauté rien que par la grâce du mouvement»; et le violon ensuite, à l’imitation de sa mère, dans le petit orchestre du collège. C’est d’ailleurs au temps du collège qu’elle a commencé de lire, « un peu tout », puis à écrire, « surtout des poèmes ».
    Mais voici, à dix-huit ans, que l’enfance s’achève alors que la vie lui offre un double cadeau : l’Amour et l’Enfant. Avec René Pagnard, Myrha pour l’art (du nom d’une rue de Montmartre), et l’enfant Cléo, on s’installe à Bâle, où l’artiste déjà reconnu pourra s’épanouir. De son côté, Rose-Marie aime son rôle de mère, relancé l’année suivante avec Géraldine. Et dès ce moment-là, aussi, Le Démocrate lui propose une chronique bâloise quotidienne, qu’elle va assumer dix ans durant. En phase avec « son » peintre, elle participe à l’intense vie culturelle bâloise, écume les galeries et se fait une culture «sauvage ». La littérature l’attirant de plus en plus, elle parle de livres dans ses chroniques, comme elle le fera des années durant dans l’hebdo Coopération et le quotidien Le Temps, où elle distillera son goût pour les auteurs du Nord profond.
    Et l’écriture là-dedans ? Elle émanera de la vie même, de ses questions, de ses douleurs, de ses cadeaux aussi. En 1985 paraît un premier recueil de nouvelles, Séduire, dit-elle, que suivront une dizaine de romans, dont La Période Fernandez, Prix Dentan 1988, plein du fantôme de l’immense Borges, et Dans la forêt, la mort s’amuse, prix Schiller 1999. En perspective cavalière, aujourd’hui : une dizaine de titres qui suffisent à donner le ton, la musique, la douce folie d’un univers fascinant, qui vit et vibre, exorcise le poids du monde et en célèbre les beautés et les liens profonds…


    Dates de Rose-Marie Pagnard
    1943 Naissance à Delémont, le 16 septembre.
    1961 Rencontre de René Myrha, artiste peintre.
    1963 Naissance de Cléo. Installation à Bâle. Début d’une collaboration au Démocrate, pour des chroniques quotidienne qui dureront dix ans.
    1964 Naissance de Géraldine.
    1985. Premier livre, Séduire, dit-elle, nouvelles, à L’Aire.
    1988. La Période Fernandez, roman, chez Actes Sud. Prix Dentan.
    1992. Mort de Cléo.
    2005. Revenez chères images, revenez, aux éditions du Rocher. Prix de littérature du canton de Berne.

    Vient de paraître : Le Motif du rameau, et autres liens invisibles. Roman. Zoé, 2010, 219p.

    Une importante exposition marque la rencontre des œuvres de Rose-Marie-Pagnard et de René Myrha, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, jusqu’au 16 mai 2010. Les oeuvres récentes de René Myrha sont également exposées à la Galerie Dietesheim, dans le vieux bourg de Neuchâtel.

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  • Un très léger vertige


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    Par Rose-Marie Pagnard

    Il faut savoir que tout homme voué à un art particulier (le poète, le musicien, le fildefériste jongleur, pour ne citer que ceux-là parmi la troupe étrange des rêveurs et des chercheurs) peut à chaque instant se trouver abandonné par l’étincelle intérieure, être privé de son sixième sens ascendant et vital.
    L’homme – un peintre – que nous voyons marcher en direction du Grand Théâtre vivait précisément un de ces états privatifs. Et cela au moment où, dans ce théâtre, on attendait de sa part une invention, un décor à couper le souffle ! Un décor qui envelopperait comme un gant de lumière l’interprétation d’une histoire et ferait de celle-ci un spectacle… programmé, par une conjuration diabolique, à une date si rapprochée que le peintre, le temps d’un vertige, s’imagina que cette date était déjà passée, que les prodiges qu’on avait exigés de lui s’étaient depuis longtemps détachés de leurs rôles et que, tels des oiseaux rappelé au-delà de la ligne théâtrale des cintres, ils avaient atteint un point de non-retour, un statut de choses faites et approuvées ! En vérité, la tâche était devant lui et elle attendait. Des images-choc, du réel ! avait insisté le metteur en scène (un ancien facteur brouillé avec le mystère des lettres et tombé sous la tyrannie du réel .

    Sous le ciel gonflé, repoussant sur la ville sa lumière avide d’images animées, les passants mordaient dans de larges tartines de viande rouge. Des guêpes oscillaient parmi les étalages de raisin fraîchement cueilli, affairées comme si elles aussi devaient produire sur le champ quelque chose, extirper de l’air une forme, des couleurs, un système complet et irrationnel de correspondances mentales, des architectures cosmiques expérimentales. Des enfants plongés dans la manipulation de petits jeux électroniques bloquaient les passages des galeries marchandes, obligeant la foule à des ralentissements précautionneux. Le peintre avançait dans le labyrinthe des rues, sans parvenir à formuler en lui aucune pensée en rapport avec sa tâche. La nécessité (l’urgence !) de prendre son envol poétique se heurtait à la réalité ambiante qui, par toutes sortes de parodies de créations rapides, semblait vouloir le maintenir fermement sur terre.

    Il s’égara, traversa des vapeurs d’un blanc verdâtre et se trouve soudain dans le parc municipal, parmi les arbres. Levant les yeux, il vit leurs superstructures d’un vert profond dériver imperceptiblement, s’éloigner millimètre par millimètres, voguant vers une destination secrète, vers un monde sans doute apparenté aux songes – mais ceux-ci encore si faibles, embryonnaires avec leurs minuscules plumets d’or !

    Comme il se remettait en marche, il sentit une vive douleur dans le talon gauche, la sensation d’une aiguille dans la chair. Je vais enlever ma chaussure et me reposer, pensa-t-il, et au même instant une petite chaise enfouie sous la couronne gigantesque d’un orme lui fit signe.

    Il avait lustré les verres de ses lunettes (sa vue s’étant un peu voilée dans l’ombre de l’arbre) et s’était assis, quand subitement son imagination s’éveilla. Et tandis qu’au-dessus de sa tête le cerveau de l’arbre bruissait d’un incessant dialogue neuronal et chimique, il se représenta le théâtre et se figura qu’il y entrait, et le voilà qui arrive sur la scène, se déchausse et se met à voler. Un prodige ? Impossible ! dit le réaliste que nous savons. Le peintre étouffe un rire dans son écharpe rouge, maintenant il voit point par point dans son esprit le décor à construire, l’étincelle s’est remise à briller.

    Il survole la scène où des hommes s’activent, certains écrivent, d’autres dessinent ou cherchent une phrase musicale. (Certains se sont débarrassés de la raison comme d’un vieil accessoire, dans les coulisses.) Nous ignorons le sens de notre tâche et poursuivons notre tâche avec ardeur, semblent-ils dire, chacun pour soi. Un chœur (cinq jardiniers portant des scies à moteur) traverse l’ombre scintillante de la scène : taillons du neuf, du neuf et du vert ! Le peintre approuve, il voit tant d’images nouvelles ! Peut-être ces images sont-elles très proches de la musique ? Il a vraiment l’air de battre la mesure de son pied déchaussé, assis sur cette petite chaise, dans l’axe du monde ».

    Ce texte constitue l’ouverture de la nouvelle livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, Numéro 81, à paraître fin mars.

    La peinture illustrant ce texte est une oeuvre de René Myrha. Une importante exposition se tient actuellement au Musée d'Art et d'Histoire de Neuchâtel, intitulée Revenez chères images ! et marquant la confrontation des deux conjoints, avec les mots de la romancière et les images du peintre. Les oeuvres récentes de celui-ci sont présentées, en outre, à la Galerie Dietesheim de Neuchâtel.

  • Ceux qui lévitent (ou l'évitent)

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    Celui qui déjoue le leurre des heures / Celle qui voit partout des tableaux d’elle / Ceux qui sourient dans leur cercueil roulant capitonné tout cuir de Russie / Celui qui rêve qu’il ne dit mot et consent sans savoir pourquoi / Celle qui se confie à ceux à qui celui qui la leur a confiée se fie / Ceux qui surmontent leurs montagnes de problèmes avec la grâce des cumulo-nimbus de l’arrière-pays préalpin vers la fin avril / Celui qui marche sur les eaux dans une dimension spatio-temporelle où le miracle est à la portée du premier messie un peu exercé / Celle qui brade la fortune du mandarin distrait / Ceux qui font du trafic de vocables rares / Celui qui a pas mal joué avec sa cousine de sept ans dont les bajoue actuelles lui évoquent le fameux Edward. G. Robinson hélas décédé / Celle qui fait parquer la Bentley du cardinal à la hauteur du petit bois dans lequel elle a connu ses premiers émois physiques et même métaphysiques n’est-ce pas Monseigneur ? / Ceux qui sont à cheval sur les principes et même debout sur le cheval au garde-à-vous / Celui qui aurait tellement aimé connaître les petites Bretonnes du temps d’Apollinaire et jusque dans les années 50 / Celle qui se fortifiait à la musculine Bichon au dam du curé des Batignolles qui la destinait plutôt à l’Epoux / Celui qui a toujours déploré le matérialisme un peu dégoûtant des miracles / Celle qui aime bien les Parisiens sauf en boîte ou au camping / Ceux qui font la lecture de la Loi d’Archimède au condamné avant de le pousser du haut de la falaise d’une chiquenaude / Celui qui a fait sa crise mystique comme tout le monde avant de jeter son uniforme de postier aux orties ce qui semble contradictoire mais pas tant si l’on y réfléchit à deux fois / Celle qui croyait purger ses colères à Lourdes sans s’attendre aux files d’attente / Ceux à qui Paul (l’apôtre) fait dire que « tous les saints les saluent » et qui le prient de leur rendre la pareille de la part de tous les Corinthiens et compagnie / Celui qui léviterait volontiers pour la chaîne catholique sauf qu’il est sous l’eau avec des semelles de plomb indispensables à l’entretien de la station de forage norvégienne / Celle qui t’écrit ce matin par SMS qu’on peut « à tout instant user du pouvoir d’aimer ses ennemis, accepter l’échec, la calomnie ou la douleur de la perte, ou encore endurer la torture », et à qui tu réponds fissa de ne pas oublier sa prise matinale d’Aspirine Cardio + et de saluer les enfants de ta part/ Ceux qui estiment que l’absolu est à la portée de tous à tout instant sans en tirer d’autre enseignement ce matin que la jouissance particulière ce matin de se taper un Continental Breakfast géant sur une tour de Macao, etc.

     

    Image : Philip Seelen      

  • Ceux qui n'en font pas un plat

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    Celui qui s’est retrouvé nu aux mains de cette femme qui le tenait pas les pieds comme un lapin et l’enjoignait de crier comme un goret sans s’aviser de cela que l’instituteur Habib ne pouvait l’avoir informé déjà des spécialités de ces compères animaux alors même que la représentation populaire de la Nativité s’en tient à l’âne benoît et au boeuf bougon / Celle qui dit à sa sœur Madeleine qu’y a un Jésus qu’est né chez les voisins basanés et qu’y faudra qu’on se cotise pour un cadeau pas qu’on prétende encore que les sœurs Duras sont racistes / Ceux qui remarquent qu’avec trois dieux en un ça simplifie et fera de l’économie vu que le pigeon St-Esprit pourra faire du buzz pour les Congrès de la Paix / Celui qui dit qu’il y tout dans la Bible sans l’avoir jamais ouverte sauf pour la poussière / Celle qui a la foi du chardonneret / Ceux qui aimaient tant la France qu’ils lui ont donné leur fille aînée qu’est devenue cheffe de réseau chez Telecom / Celui qui a compris que la vie était un péché mortel mais que ça se soignait / Celle qui s’occupe de la pub du groupe de rap catho Les Nouveaux Croisés / Ceux qui constatent qu’il y a tellement encore à découvrir dans la France des campagnes qu’ils en oublient de regarder la Ferme Célébrités quand ils rentrent le soir vannés mais contents de leur rando en vélo / Ceux qui fondent la secte des antisectes / Celle qui te serre la main si violemment pour te remercier d’exister qu’elle te fait péter la cicatrice du stigmate de ta paume droite / Ceux qui te prennent pour ce que tu es à savoir à peu près rien qu’un être humain entre plusieurs milliards dont chacun est unique et irremplaçable (en gros) comme ta femme en train de feuilleter le magazine Chapeaux et Jardins / Celui qui se lève du bon pied qu’il brise hélas sur le verglas du chemin du Calvaire mais comme c’est à côté du CHU on le reçoit aux urgences où il tombe amoureux d’une jeune Portugaise qui a le bras dans le plâtre / Celle qui prend la vie du bon côté quel que soit celui de la tartine qui morfle / Ceux qui aiment la vie comme elle va et même comme elle ne va pas mais faudrait pas trop pousser / Celui qui estime que ne penser qu’à lui est insuffisant aussi pense-t-il aussi à l’entretien de sa Toyota Cressida / Celle qui se demande s’il n’y a pas encore une petite place pour elle dans le cœur de Francis Cabrel et qui lui envoie donc une lettre romantique avec le timbre pour la « raiponce » / Ceux qui ont lu tout Michel Onfray pour mieux « cerner le problème » / Celui qui te reproche de n’avoir aucune sensibilité en espérant te vexer à mort mais sans s‘aviser de cela le pauvre que ton manque de sensibilité terrible va t’empêcher de ressentir quoi que ce soit ainsi que l’avait prévu Darwing dans son fameux opus sur la lutte des espèces et tout ça / Celle qui fume sa première clope sous la neige dans son manteau de tsarine avec cet air pensif qui t’émeut toujours après 27 ans de mariage le plus souvent non fumeur / Ceux qui font l’inventaire des choses qui ne se font pas sans tirer d’orgueil particulier de celles qu’ils ont faites juste « pour voir » ou par malice réelle va savoir, etc.


    Image : Philip Seelen

    (Li
    ste établie en regardant d’un œil La Flûte enchantée des sieurs Mozart et Bergman qui conserve son incomparable candeur musicale et visuelle)

  • Sollers sans aveu

    Philippe Sollers admirable, imbuvable, insaisissable, ambigu, inaperçu, mouvant - Sollers22.jpgémouvant ?

    Dialogue schizo


    En marge de la lecture de Discours parfait, de Passion fixe et des Voyageurs du temps. Approximations et contrepoints.

    Moi l’autre : - Et alors ? Toujours épaté par la (re) lecture de Sollers ?
    Moi l’un : - De plus en plus… et de moins en moins : de plus en plus intéressé, mais de moins en moins ébloui, je dirai, ce qui est bon signe je crois. Je l’ai dit et répété : c’est un merveilleux lecteur et c’est par celui-ci, via La guerre du goût et Eloge de l’infini que j’y suis revenu. Une vie divine est une lecture de Nietzsche qui flamboie de prose heureuse. Aussi, je l'apprécie en crescendo parce que le Sollers prosateur lumineux et fluide du tout début juvénile repique depuis Femmes et ses successives défrocations, que le Sollers écrivain heureux frondeur solipsiste s’épanouit dans sa nature, que le Sollers poseur jamais posé ne cesse de rebondir ailleurs et de bonifier, mais cet étourdissant phraseur aux vrais moments de grâce ne me comble jamais vraiment tout à fait pour autant, je dirai comme Rousseau ou comme Genet, Rimbaud me comblent, et c’est probablement bon signe…
    Moi l’autre : - Mais en quoi donc ?
    Moi l’un : - En cela que ce très et trop brillant sujet n’est pas intéressant à mes yeux pour sa virtuosité et son érudition ni même par sa maestria de styliste autant dire : pour ses performances. C’est sa faiblesse qui m’intéresse, et cela fait signe vers une oeuvre à venir. J’attends la folie. J’attends la faille. J’attends la première maladresse du tireur qui se dit d’élite et nous en met plein la vue. J’attends le premier aveu du faraud jeune homme – car il reste l’éternel jeune homme que Dieu doit casser – ou rien ne se passera. Mais le Destin l’attend comme le cheval de Nietzsche, ou tout cela n’aura jamais été que littérature presque d'imitation. Tandis que si ça casse, c’est là que l’on verra vraiment à qui on a affaire. Pour le moment il croit qu'il met en plein dans la cible, il jette tous ses feu, il est au milieu du milieu, il a tout compris, tout prévu, Jésus l’a pressenti, Dante l’annonçait, Nietzsche et Rimbaud le portent en avant : il rutile, c’est le Paon qui s’aime tant qu’il s’est inventé une aura supplémentaire d’opprobre et de malédiction, il est honni, aussi vilipendé que Maistre, Céline et Artaud réunis, c’est le fils à maman absolu.
    Moi l’autre : - Comme tu y vas…
    Moi l’un : - J’y vais un peu au bluff, mais s’agissant d’un personnage qui ne fait que bluffer, disons que je reste dans le ton.
    Moi l’autre : - Et que veux-tu dire alors ? Que te manque-t-il chez lui ?
    Moi l’un : - Une seule chose, une seule : l’émotion. Je ne parle pas de l’émotion esthétique ou de toutes les formes d’intuition les plus délicates. Je parle de l’émotion. Je parle du cœur. Je parle du regard sur autrui. Je ne parle pas de la Schwärmerei qui lui fait horreur après Nietzsche, d’un sentimentalisme baveux, mais je parle de l’émotion. Je parle de la faiblesse, et pas seulement de la faiblesse de Maman (Ma Maman), mais de la faiblesse. J’ouvre l’horrible Bloy et la voilà : la femme pauvre, la femme qui pleure, c’est ça qui me manque chez Sollers. Aucune charité. Aucun pleur.
    Moi l’autre : - Il va te ressortir la névrose du christianisme…
    Moi l’un : - C’est ça : qu’il la sorte, je l’emmerde.
    Moi l’autre : - Il va te traiter de fiote protestante.
    Moi l’un : - Il aura tout à fait raison, je viens de donner à la Croix-Rouge pour Haïti.
    Moi l’autre : - Enfin tu arrêterais de le lire pour autant ?
    Moi l’un : - Absolument pas : au contraire, je suis très curieux de le voir évoluer encore. On pourrait être surpris. Peut-être va-t-il être atteint un jour dans sa chair ? Je ne le lui souhaite pas, mais ça compte. Il est pour l’heure heureux et ravi de faire des jaloux, trônant dans son corps, mais demain ? Et puis il y rossignol : il ya tout de même tout ce qu’il y a chez lui d’une musique vivante et sans cesse renouvelée, qui n’est pas rien. Je l’ai dit et le répète : c’est un passeur vivifiant. C'est un putain d'écrivain...
    Moi l’autre : - Tu le crois croyant ?
    Moi l’un : - Je ne sais pas. Je m’en fous autant que lui. C’est une affaire top secrète. Je crois qu’il a le sens du secret du monde mais encore trop d’orgueil. Il se croit au parfum suprême – d’où la gnose. Mais est-ce qu’on sait ? En attendant, il est d’une prétention qui lui fait du tort. Et puis cette histoire d'Eglise, de Fille aînée, cette vaticanerie carnavalesque tu sais combien l'huguenot guenilleux que je suis la vénère...
    Moi l’autre : - Mais enfin c’est un écrivain.
    Moi l’un : - C’est un écrivain. Et de plus en plus. Et là plus de triche ni de pose : c’est l’enfant Sollers ingénu qui bondit à travers le jardin en s’exclamant : je sais lire, je sais lire ! C'est la merveille de lire et d'écrire ! Et hier je notais ce qu'il écrivait hier matin comme demain: que la lumière fait signe. Mais surtout ça qu'il me racontait l'autre jour: à trois ans courant vers sa mère: Je sais lire ! Je sais lire !
    Moi l’autre : - My God mais tu as les larmes aux zyeux…
    Moi l’un : C’est l’émotion, qu’est-ce que tu veux…

  • Le mentir vrai de Régis Jauffret

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    Régis Jauffret revisite l’affaire Stern en se coulant dans la peau de la meurtrière. Paradoxalement, la fiction sonne ici plus vrai que les faits étalés.

    Il y a tout juste cinq ans de ça, le 1er mars 2005, le richissime banquier Edouard Stern, figure du gotha international, fut retrouvé mort à Genève, le corps gainé d’une combinaison de latex, ligoté et criblé de quatre balles. Identifiée comme la coupable de ce meurtre sordide en milieu chic, Cécile Brossard, «secrétaire sexuelle» quadra du milliardaire, fut jugée et condamnée à 8ans et demi de prison. Elle en sort ces jours…
    Au procès assistait le romancier français Régis Jauffret (déjà connu pour une œuvre noire, notamment marquée par Clémence Picot, Asiles de fous - Prix Femina 2005 - ou Microfictions), qui en rendit compte dans Le Nouvel Observateur, comme l’avait fait Emmanuel Carrère, lui aussi romancier de premier rang, d’un autre procès mémorable, du faux médecin mythomane Jean-Claude Romand qui massacra sa famille.
    Or le rapprochement lance évidemment la question: en quoi le roman permet-il d’aller «plus loin» que le seul reportage? Avec L’Adversaire (Gallimard 2002), Carrère avait répondu par une véritable immersion dans le milieu fréquenté par le tueur, qu’il avait approché personnellement. Tout autre est la démarche de Régis Jauffret, qui se coule littéralement dans le personnage de la criminelle (jamais nommée, pas plus que Stern) dont il raconte les tribulations au fil de la longue fugue, jusqu’en Australie, qui suit immédiatement son meurtre avant qu’elle ne se livre à la police. Dans la foulée, on revit une aventure passionnelle immédiatement marquée par la personnalité très ambivalente du banquier, mélange de dominateur cynique passionné d’armes et de fils à maman blessé se pelotonnant auprès de sa maîtresse en lui confessant sa «peur des loups». Le mari, aussi malin que falot, admet que sa conjointe devienne son «chéquier vivant» avec son rival qui l’humilie, mais la relation triangulaire se complique encore avec les enfants du banquier que la double vie glauque de leur père traumatisera. La narratrice les comprend d’autant mieux que sa propre enfance a été une horreur, violée qu’elle fut à 12 ans par un ami de sa mère et terrorisée par un père violent et lubrique.
    Au demeurant il y eut aussi de beaux moments dans cette passion, représentant plus qu’une banale relation tarifée. «Il était le seul homme à m’avoir à ce point voulue», remarque-t-elle ainsi, et lui dit à un moment donné qu’il aimerait un enfant d’elle, puis lui offre 1 million en guise de «bébé» de substitution, dont il lui refuse finalement la garde. Et les coups, les cadeaux, la goujaterie d’alterner: «Il exigeait que je le maltraite. C’était un ordre. Une prérogative de son pouvoir absolu. De la dominatrice, il a toujours été le maître.»
    Dans son préambule, Régis Jauffret affirme que «la fiction éclaire comme une torche», mais aussi que «la fiction ment». Le romancier fait parfois violence à la logique pour fouiller la déraison humaine. Il en résulte un roman net et cinglant, qui n’excuse personne mais diffuse une réelle empathie - non sentimentale.

    Obscure passion
    De quel droit Régis Jauffret parle-t-il au nom de la meurtrière qui crache son histoire dans Sévère? Pas un instant on ne se le demande en commençant de lire ce récit mené à la cravache. «Je l’ai rencontré un soir de printemps» sonne comme «il était une fois», et c’est parti pour le conte noir. Onze lignes sèches pour dire comment tout s’est précipité après que le banquier a repris le million de dollars que sa maîtresse lui a extorqué: «Je l’ai abattu d’une balle entre les deux yeux. Il est tombé de la chaise où je l’avais attaché. Il respirait encore. Je l’ai achevé. Je suis allée prendre une douche…»
    Schlague des mots. Cela s’est-il passé exactement comme ça? On s’en fout. Régis Jauffret a suivi tout le procès Stern, dont il connaît les détails, mais ici, le fait divers devient mythe. Pas trace du voyeurisme moralisant des médias. On croit cette femme: dure pour en avoir bavé dès l’enfance, et qui rêve encore du prince charmant, richissime pauvre type, dominateur et perdu. Et la vie de s’en mêler: l’obscur de la passion humaine, la société et ses embrouilles…
    Le noir a toujours marqué les romans de Régis Jauffret, parfois jusqu’au morbide. Or, curieusement, le plus saturé de réalité «réelle» d’entre eux, le plus limpide aussi, sonne le plus vrai, grâce à la fiction…

    Régis Jauffret, Sévère. Seuil, 160p.

  • Supplément

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    …Quant à la pesée d’âme, ce n’est pas à notre Bureau des Patriotes qu’elle s’effectue mais au bout du couloir, chez le Révérend Donahue - voici le Formulaire à remplir et son timbre de 500 $...


    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se croient malins

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    Celui qui croit se grandir en crachant sur un peu tout / Celle qui se dit constructiviste pour se distinguer de son maître de thèse clairement déconstructiviste mais auquel elle rend hommage dans certaines de ses notes en pied de page / Ceux qui ne connaissent des noms de fleurs alpestres que ceux que la pub a boostés / Celui qui tire l’essentiel de sa philosophie des journaux gratuits / Celle qui est sûre d’avoir tout appris de ce qui lui sera utile dans sa nouvelle vie d’épouse de prophète évangéliste urbain / Ceux qui se gaussent de l’impatience de leur aïeul à leur rappeler qu’il a encore connu une télé humainement digne par exemple avec Léon Zitrone ami des chevaux qu’il a connu au Lavandou / Celui qui a fait mettre sous verre son diplôme de Plus Bel Athlète des cantons du Sud-Ouest et qui se marre en voyant aujourd’hui ses biscotos fondus comme des endives / Celle qui faisait tellement confiance à l’Abbé Corneille qu’elle s’endormait sur le siège du passager de sa Volkswagen après qu’il l’avait cueillie à la sortie des ateliers d’Altshom où elle portait comme qui dirait sa croix au titre d’ouvrière modèle (on devait être vers 1967 si Corneille roulait déjà coccinelle) et de vierge probable / Ceux qui ont passé des heures et des heures dans ce qu’ils appellent le train de la vie et qui se plaignent ce matin qu’ils n’y ont rien vu sauf les chutes du Zambèze et encore / Celui qui montre à son petit-fils Jason arrivé de Boston un voyageur de peau foncée sur le quai de la gare de Savannah en lui glissant « regarde le négro » alors que le garçon n’en a qu’à une femme à turban jaune et grand derrière qui tient à la main une cage de rotin dans laquelle glousse une poule de soie / Celle qui se demande si les jeunes noirs qui fument de l’herbe dans la cour de derrière ne vont pas tourner la tête à son pupille trisomique et si c’est pas nocif pour leur santé à eux dont on ne sait même pas ce qu’ils font de leurs journées / Ceux qui peignent des faons dans des clairières en pensant à l’ornement des cuisines modestes et qu’une mode soudaine propulse au top du marché de l’art mais pas pour longtemps les enfants / Celui qui a fait le tour du monde de la photo de mode puis le tour du monde de la pub tous azimuts puis le tour du monde des sites de rencontres virtuelles et qui te dit comme ça que tout ça est merdique et qu’il va en faire un roman comme on en a jamais vu et qui cartonnera au dam des Houellebeder et autres Beigbecq forcément jaloux à mort / Celle qui t’avoue qu’elle rêve dans son bain moussant de passer une fois ou l’autre chez Michel Drucker / Ceux qui ont gardé au cul la marque voluptueuse du divan de Michel Drucker / Celui qui fréquente le même gymnase que PPDA et trouve qu’il est resté tellement simple / Celle qui se met de la Scientologie pour se rapprocher au moins spirituellement de Tom Cruise / Ceux qui ont perdu plusieurs parents dans le sacrifice du Temple Solaire et qui attendent la Révélation Magnétique avec d’autant plus de ferveur effarée / Celui qui a changé d’Eglise mais pas de fureur homophobe à l’instigation de l’apôtre Paul dans sa fameuse Lettre aux Romains ou aux Athéniens il ne sait plus trop / Celle qui dit à la battue des coulpes du vendredi soir qu’avant le trottoir était son seul horizon alors que désormais les dons des Sœurs et des Frères la font survivre et que les extras ne sont que pour le plaisir / Ceux qui ricanent à l’observation des crédules tout en vouant un culte au dieu Dollar absolument lucide et scientifiquement contrôlé / Celui qui est persuadé que le nouveau clip du groupe Fuck the Bimbo va exploser la situation du rap limousin / Celle dont le Malin se sert pour détourner l’employé Nestor Dubonchemin de son bon chemin / Ceux qui font de tout un oratoire perso même un quai de métro genre station Denfert à l’heure de pointe, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Au Lecteur

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    Un échange de ce matin, avec Fabien Dubois de Nevers...

    [ Je me suis toujours demandé à qui s’adressaient les écrivains – tous ceux qui depuis bien longtemps font profession d’écrire. Ont-ils la prétention de s’adresser au monde entier et à l’humanité toute entière et à travers le temps ? Cela n’est-il pas quelque part un peu délirant ? Se sont-il jamais posé la question ? Aussi… ]

    Le problème que je dois résoudre ou contourner est bien celui-là : à qui donc est-ce que je m'adresse ? Qui es-tu, cher lecteur ? Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère...

    Je m'adresse à toi qui est là présent pour moi, toi l'être semblable qui toujours me surprend, toi qui me dépasses par ta différence : toi qui est à l'image et à la ressemblance de la présence intérieure qui me questionne.

    Car c'est bien toi qui est là présent pour moi, et non moi qui suis là pour toi : je ne t'apparais que sous la forme d'un livre, je ne suis donc pas à proprement parler une personne, je ne suis qu'un peu d'encre sur du papier. Moi-même, je ne suis pas véritablement là, ma seule existence, c'est-à-dire ma seule présence devant toi, ma seule conscience, c'est toi qui me la donne. Tu me lis donc je vis.

    Tu es désormais ma seule incarnation ici-bas et c'est pour cela que je souffre de ne pas être lu et compris. Je rêve d'être lu et relu afin que celui qui me lit atteigne à la substantifique moelle que la présence qui est en moi a la prétention de vouloir exprimer. Cher lecteur, comprends-tu bien ce que j'entends par là et sauras-tu lire entre les lignes pour me comprendre ? Sauras-tu déceler entre les détritus les lueurs que j'aurais réussi, malgré tout, malgré Moi, à laisser apparaître ? Car en disant cela, je ne me vante pas d'être profond (lire entre les lignes... n'importe quoi !) ni d'être riche en moelle (pour qui se prend-t-il ?) ; j'ai simplement vu quelque chose de grand et de beau que j'aimerais essayer d'exprimer, et c'est parce que je doute fort d'y arriver que je suppose qu'il te faudra peut-être plusieurs lectures, pour que tu parviennes à y lire ce que je n'aurai pas réussi à écrire.

    C'est donc toi qui fait tout le travail et tu me fais aussi vivre au sens propre du terme (de cette absence, je souffre aussi) car c'est toi qui m'achètes et ainsi tu me nourris, tu paies mon loyer et mes impôts. C'est donc justice de rendre l'avantage au lecteur.

    Gloire au lecteur ! Honte à l'auteur qui se sucre au passage !

    Fabien Dubois.

    Lecteur89.jpgJLK: Que la lecture est une rencontre...

    À mes yeux, cher Fabien, c'est beaucoup plus simple - donc infiniment plus subtil et compliqué, comme la vie, une pomme ou la pomme de Cézanne, le jardin d'à côté ou le Paradis de Dante. Bien entendu il n'y a de livres dignes d'être lu que les Personnes, car les livres sont des personnes ou ne sont rien. Pas des personnages de plateau de télé mais des personnes uniques et irremplaçables qu'on reconnaît à un grain de voix ou à un rythme de leur parler/écrire. Tout écrivain qui ne se prend pas pour Homère, les yeux fermés et en se foutant de la caméra, ne fera rien. Un écrivain qui ne se prend pas pour la Nature entière ne fera rien. Un écrivain qui se demande s'il va être lu ne fera rien. Quant à la question de savoir si le plus imporrtant est l'Auteur, le Lecteur, le Tier inclus ou tutti altri, c'est de la faribole. L'important est le miracle d'une rencontre, dont se dégage une énergie inouïe. Je suis en train, cher Fabien, de lire les nouvelles complètes de Flannery O'Connor, qui riait toute seule en se lisant et trouvait ses nouvelles formidables. Moi aussi je les trouve formidable, comme tant d'autres. Mais à qui apartiennent-elles ? Elle découlent du regard délirant porté par une femme pétrie d'humanité et de poésie, à qui on ne la faisait pas. Tu es l'un de ses personnages, Dutroux en est un autre, un Nègre aux tempes blanches portant un saphir à son doigt, un gosse mal embouché et son aïeul impatient de lui faire détester les Noirs, Silvio Berlusconi à plat ventre devant une bimbo en string, le frère Marie-Maximilien dans son cloître plein de chats et de gueux, ma bonne amie et nos deux filles et les lascars qui nous les ont volées, Pascal, la dépouille de Nabokov hisant sous mes fenêtres, tutti quanti.
    Il faut s'arracher absolument à la pensée binaire - spécialité française, et s'exercer à l'humour de la vie, via Shakespeare (qui était-ce seulement ?), et à la merveille tissée d'épouvante. Ah mais quel beau jours se lève ! Quelle belle journée à lire, à tous les sens que tu voudras !

    Lecteur3.jpgEric Poindron:

    Cher Fabien,
    Courageux de prendre ainsi la plume et de s'interroger. Je partage le beau commentaire de l'ami JLK...

  • L'exclu

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    …FOR YOU, Paulo, toi qui sais le rosbif, ça veut dire quoi, FOR YOU ? Quoi ? ça veut dire POUR TOI ? Alors là, tu m’étonnes ! Tu vois bien qu’y en a que pour toi, rien que pour les instruits, Paulo, même à ras le pavé et sur fond rose y a rien POUR MOI !...
    Image : Philip Seelen

  • Ceux pour qui la vie continue

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    Le départ d’Ewa

    Celui qui ne s’attendait pas à ce qu’Ewa se défende / Celle qui l’a aidée à faire valoir ses droits / Ceux que se détermination a sidérés / Celui qui a changé de tactique quand il a compris qu’elles étaient prêtes à dénoncer ses trafics d’organes en dépit de sa position de force / Celle qui savait qu’elle reviendrait de là-bas d’où elle assurerait pendant quelque temps la survie de l’enfant et de sa mère à elle / Ceux qui estimaient que la prétendue agression intime n’était pas un motif justifié pour sa décision de démissionner de son poste de nouvelle cheffe de clinique et de se faire réengager comme aide-soignante dans une autre division où elle fut accueillie avec sollicitude par les anciennes victimes du Manchot / Celui qui fut tellement bluffé par la détermination d’Ewa qu’il fut d’abord tenté de faire la peau du Manchot et ensuite de la reconquérir en jouant sur sa gueule d’ange et le fait qu’il restait le père de l’enfant / Celle qui comme sa mère comprit le désir d’Ewa de changer de ciel et d’en préparer un autre à son enfant / Ceux qui pensaient à l’époque qu’elle avait renoncé à tout espoir / Celui qui rapporta au Manchot la rumeur d’un règlement de comptes qui se préparait contre lui dans la bande de l’ex d’Ewa très au fait de ses menées illicites et résolu à lui donner une leçon pour cette affaire privée / Celle qui fut chargée par Ewa de dire à Jegor qu’elle ne désirait point revoir celui qui lui avait ordonné de faire passer l’enfant avant de l’abandonner / Ceux qui lui ont souhaité bonne chance à la verrée des aide-soignants / Celui qui lui a trouvé un poste de gouvernante dans la périphérie de Vienne / Celle qui était avec elle et sa mère quand Ewa a serré l’enfant à l’étouffer / Ceux qui auraient aimé l’accompagner à la gare ce matin d’hiver mais auxquels elle s’est contenté de dire : la vie continue, etc.

    Image extraite d'Import/Export d'Ulrich Seidl.

  • Ceux qui visent haut


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    Celui qui ne voit de tragique que Le Tragique AOC de la Tragédie Grecque et si possible en VO / Celle qui prétend n’enseigner que les Tout Grands et si possible à un public dûment épuré / Ceux qui parlent de « clients » en désignant leurs élèves de l’ancien Collège classique rebaptisé Unité d’Enseignement B4 / Celui qui décrie l’élitisme de l’enseignante Z. par ailleurs catho fan de Benoît XVI non mais tu rêves ? / Celle qui dit avoir beaucoup appris en matière de politique et de caractère humain à lire les pièces de Shakespeare (William) / Ceux qui vocifèrent à la cafétéria du Département Littérature à propos des Lettres de Céline que les uns refusent de voir figurer dans les rayons libre accès de la Biblio et que les autres proposent de faire lire à une commission ad hoc mais qu’aucun n’a vraiment lues jusque-là sauf ce facho de Muri / Celui qui préfère le paysan Louison qui te récite par cœur des tripotées de fables de La Fontaine aux spécialistes dix-septiémistes pratiquant le tourisme international des Colloques & Congrès / Celle qui se sait trop coquine pour devenir sainte mais assez courageuse pour faire une martyre potable malgré les injonctions de sa mère qui lui fait valoir qu’une fille de 10 ans est en âge de balancer ces fariboles aux orties et de penser Avenir / Ceux qui se font fait un programme de dépassement de leur lascivité naturelle et en deviennent indistinctement meilleurs ou pires tant les Voies du Seigneur sont impénétrables en ces matières à moins qu’ « Il » ne s’en fiche pas mal au fond du fond / Celle qui s’excuse de n’avoir pas lu Freud / Ceux qui cherchent un équivalent homo de la légende de Roméo et Juliette dont la structure thématique mène forcément à du feuilleton genre Love Story / Celui qui kiffe Nicolas Ray tout en sachant que c’est de la daube molle / Celle qui n’attache aucune importance à son habillement et qui se révèle d’une élégance folle aux douches de la Piscine de Pontoise / Ceux qui attendent assez impatiemment le Coming Out de la professeure Z. dont le mystère total de la vie intime fait problème au niveau de la transparence collégiale, etc.

  • Un geste partagé pour les Haïtiens


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    Afin de faire bon accueil aux Histoires cueillies pour Haïti

    « Parfois la terre est si meurtrie / qu’y poussent seulement des cris », note Carole Zalberg dans Veillées d’âmes, sous le titre d’Un cauchemar, immédiatement suivi d’Un geste évoquant « la déclaration rêvée : /il s’approcherait de lui/ après des nuits et des nuits / à regarder sa solitude laide / et il dirait : « Je vous aide ».
    Depuis le 20 janvier 2010, des nuits et des nuits ont passé, mais le cauchemar continue pour beaucoup, que le geste de ce livre à vingt voix voudrait conjurer à sa façon par des mots - ces pauvres mots, le meilleur de nous aussi, qui disent à leurs multiples façon la fraternité et l’espoir, le poids du monde et le chant du monde, comme d'un seul qui écrirait pour se faire le scribe de tous, selon la belle image d’Arnauld Pontier.
    Le malheur frappe à l’aveugle et se mêle à toutes nos heures, et nous sommes frappés quand les autres le sont, au nom de la ressemblance humaine, mais celle-ci même veut que toutes les voix réunies ici fassent usages de toutes les couleurs de la parole humaine et pulsent à tous les rythmes, comme la syncope poétique de Garp scande que « l’horreur gronde ronge /trépigne et piétine / s’acharne sculpte et grave /L’Enfer à l’échelle de Richter », autant de voix de nos contrées ou de là-bas (avec JP Christophe Malitte qui ce 12 janvier-là se promenait « du côté de la caserne Dessalines ») tandis que Thierry Desaules rappelle qu’il y en aura pour tout le monde au Mégastore mondialisé entre Fashion Week et Suffering Week...
    Dans la foulée d’un autre Jesus, Bernadette Marie-Orgeval retient « un cri dans la gorge », Mathieu Cupelin se demande ce qu’il arrivera au Petit Prince du port, tandis que Jean-Noël Sciarini nous remémore ce qui arriva un autre jour au petit Josue parmi les soldats, en cette même terre d’Haïti...
    Ils sont, ainsi, une vingtaine à avoir répondu à l’invite de Jean-Noël Sciarini, précisément, pour la réalisation de ce recueil d'Histoires cueillies pour Haïti, dont les mots sont comme aiguisés par le drame à la fois lointain et proche, sans commisération larmoyante. Bref, le gest collectif est à partager maintenant plus largementl, pour les Haïtiens.

    Histoires cueillies pour Haïti a été réalisé à l’enseigne de TheBookEdition.com., à l’initiative de Jean-Noël Sciarini. Y ont participé Ãnanda Safo / Carole Zalberg / Arnauld Pontier / Barbara Israël / Caroline Capossela / g@rp / JP Christopher Malitte / Maïa Brami / Jean-Louis Kuffer / Christine Féret-Fleury / Valérie Zenatti / Arnaud Huber / Thibaut de Saint-Pol / Rodolphe Massé / Thierry Desaules / Bernadette Marie-Orgeval / Mathieu Cupelin / Patrick Bénard / Jean-Noël Sciarini / Max Monnehay.

    Le meilleur de moyen de commander l'ouvrage est de passer par ce lien :
    http://www.thebookedition.com/histoires-cueillies-pour-haiti-collectif-p-33937.html
    A partir de ce lien, la possibilité s'offre de commander l'ouvrage soit en PDF (téléchargeable directement sur son ordinateur), soit en version physique.

  • Chers fantômes (re)venants

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    Sur L'Horizon, nouveau roman de Patrick Modiano

    On se retrouve dans l’univers de Patrick Modiano qu’on reconnaît les yeux fermés en respirant son « air » très particulier, comme nimbé de mélancolie, à la fois intime et vaguement étranger, dans un temps décalé, parcouru d’ombres douces. Tel est Bosmans, qui doit avoir passé la soixantaine et rassemble des bribes de scènes de sa lointaine jeunesse, où très vite apparaît le nom de Margaret, collègue de bureau à Paris d’un certain Mérovée et d’une certaine Bande Joyeuse à laquelle il ne tenait pas trop à se mêler, fréquentant à part «la Boche », selon le mot de Mérovée - cette Margaret Le Coz née à Berlin (?) et qui fut gouvernante à Lausanne un temps. Un amour de jeunesse ? Probablement, même si tout a « bougé » entre les faits et leurs réfractions parfois notés sur de petits cahiers.

    En ce temps-là ils se seront trouvés comme deux naufragés, lui maltraité par sa mère aux cheveux rouge et flanqué d’un défroqué, le pourchassant en quête d’argent; elle flottant un peu d’une place à l’autre, poursuivie par un drôle de type à manies et couteau. Et quarante ans après ? Bosmans revisite un décor changé, retrouve des personnages à peine reconnaissables, et pourtant...reconstruit une histoire qu’il aimerait ressusciter à Berlin avec Margaret qui s'y trouve peut-être, mais l’éternel retour est-il au programme ? Ce qui est sûr c’est que la fiction marque, chez Modiano comme chez Proust, autant sinon plus que ce qu’on dit le réel, et que la nostalgie de Bosmans gagne à son tour le lecteur, d'un passé restant peut-être à venir ?
    Patrick Modiano, L’Horizon. Gallimard, 171p.

  • Ceux qui perdent pied

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    Celui qui sent le sol se dérober sous son pas de moins en moins pesant au demeurant / Celle qui reste silencieuse devant ses patiences / Ceux que le bruit fait s’écarter de la Place de la Victoire / Celui que toute forme de violence même minime désarme / Ceux que la masse invisible mais omniprésente écrase / Celui que tout déçoit sauf les enfants en dessous de sept ans et les otaries au jeu / Celle qui diffuse encore un peu de lumière mais plus beaucoup / Ceux qui reviennent à la grabataire pour l’entendre chantonner contre le mur / Celui qui reprend son tour du bourg en se répétant qu’il est le Kant du canton et doit cette présence fidèle à l’Être Supérieur / Celle qui se dit que sa rage désespérée reste une façon d’espérer / Ceux qui égrènent des chapelets comme d’autres alignent des pages de sudaku / Celui qui se dit en recherche sans se souvenir de quoi et qui trouve pourtant sans savoir expliquer quoi / Celle qui va pour se jeter sous le train mais qu’un retard de celui-ci empêche d’arriver à ses fins donc elle rentre à la maison pour demander à sa fille au téléphone si les enfants vont bien / Ceux qui se croient aimés pour leur argent alors qu’ils sont ruinés et seuls à l’ignorer / Celui qui reprend la lecture régulière des journaux gratuits pour les faits divers abracadbrants qu’on y trouve comme l’histoire de la jeune fille qui a retenu son père cloîtré dans un cellier insalubre et gardé par un chien policier depuis qu’il lui a mis la main au sein et dit de sales choses sur sa mère demeurée mais bonne / Celle qui pouffe en songeant au dernier tête-à-tête de Chopin et de George Sand bottée et coiffée d’une bombe de fan de cheval / Ceux que l’humour irrésistible de la Vie en tant que telle dispose à la bonne humeur des scouts dits « malgré tout », tel Chef Lapin Fragile affligé de naissance d’une jambe torse et d’un bec-de-lèvre dont il défie les handicaps en sifflant des airs du genre Hello le soleil brille en sautillant sur sa canne de noisetier, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui foncent


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    Celui qui va dans le mur la tête en avant et sans casque / Celle qui s’est fait une silhouette aérodynamique de battante en dépit de ses oreilles délicatement ourlées / Ceux qui affichent l’Excellence à tous les niveaux du programme accéléré / Celui qui booste les plus méritants en louchant vers le scribe Bartleby / Celle qui pense efficacité jusque dans ses échanges affectifs triés par niveau de pouvoir / Ceux qui diligentent les rapports de rentabilité des nouvelles normes scolaires en milieu favorable / Celui qui défie les marqueurs de succès de sa seule présence molle à la Bartleby le scribe / Celle qui a un rôle impactant dans le team de tête / Ceux qui menacent la cohérence de la dynamique gagnante / Celui qu’on pressent le prochain maillon faible et qu’il s’agit de traiter en conséquence avant la procédure de décision sur la cure transgénique en matière d’énergies positives / Celle qui annonce le chiffres du Malus du mois dernier de la même voix blanche que lorsqu’elle annonce un décès non prévu / Ceux qui exigent un coming out explicite de la part de l’employé Raoul entrevu dans un fast food hallal tendance bi / Celui qui ne peut savourer pleinement la saison des jonquilles d fait du léger fléchissement des résultats les plus récents de la Maison mère de San Diego / Celle qui demande à sa fille Monique d’affronter le mois de mars 2010 avec une détermination tueuse / Ceux qui optimisent leur potentiel de manchots / Celui qui brûle ses vaisseaux à s’en faire péter la veine cave / Celle qui en pince pour le scribe Bartleby et lui demande s’il veut bien lui passer le raifort et à laquelle il répond « Je ne préfèrerais pas », Marylou…

    (Liste établie en feuilletant le volume IV des romans de Melville contenant notamment Bartleby le scribe, Billly Budd, marin, Benito Cereno et L’escroc à la confiance, qui vient de paraître dans la Bibliothèque de la Pléiade).

    Image: Philip Seelen

  • Les lectures de Rantanplan


    Quand Philippe Djian se mélange les papattes…
    Flash back en 2005. Avant le désastreux Incidences qui vient de paraître.


    Parce qu’il se présente comme un acte de reconnaissance manifesté aux écrivains qui ont changé sa vie entre sa vingtième et sa trentième année, le livre commis par Philippe Djian sous le titre d’Ardoise suscite aussitôt la sympathie. En évoquant ses grandes émotions formatrices, il lui vient une formule qui dit assez le caractère physique, tout instinctif, de son rapport à la lecture - et plus tard à l’écriture: «Je pense à une blessure qui aurait quelque chose d’amical, d’où le sang continuerait de couler avec douceur pour vous rappeler que vous êtes en vie et même bien en vie et capable d’éprouver une émotion qui vous honore et vous grandit».
    Passons sur cette « blessure qui aurait quelque chose d’amical », parce que c’est ensuite que ça se gâte vraiment…

    Après s’être présenté comme un «sauvage» de la passion littéraire, «hirsute et sanguinolent», Djian note, à propos du premier choc qu’a représenté la lecture de L’attrape-coeurs de J.D. Salinger: «Je pensais que les livres étaient une source de savoir: Je ne savais pas encore qu’ils parlaient d’autre chose». Et de parler de la «voix» particulière de Salinger, et de la question du style, en termes qui en sont hélas cruellement dénués: «Accoucher d’un style (...) n’est pas une promenade de plaisir. Car non content de tailler sa propre voie dans la jungle, au risque de s’y engloutir, il faut assumer sa différence»...

    Avec Céline, qu’il limite à Mort à crédit et chez lequel il ne voit que le style («Céline ne m’a rien apporté sur le plan humain»), Philippe Djian accumule un nombre de sottises qui laissent pantois. Taxant Céline d’«Ange exterminateur» et d’«écrivain du Mal», il explique son antisémitisme par le seul ralliement au conformisme de l’époque («Et peut-être que certains juifs faisaient vraiment chier, comme aujourd’hui certains cathos font vraiment chier»...) en reconnaissant pourtant que Céline «éblouissait le chemin» et que son oeuvre reste «une sorte de déclaration d’amour en forme de cassage de gueule». Vous voyez ça ?

    Sur Jack Kerouac dont la lame fouaille ses chairs («Non, Jack, arrête...») ou Faulkner (Tandis que j’agonise, dont il conseille d’arracher la préface de Valéry Larbaud, et ne dit à peu près rien du roman lui-même), Hemingway, Miller, Brautigan (qui «peut faire tenir une tragédie grecque dans un dé à coudre») ou Carver, Philippe Djian n’apporte à peu près rien non plus d’original.

    Sa sincérité est moins en cause, on s’en doute, que son discernement, dont le défaut le ramène finalement aux mêmes sortes de vénérations convenues des «vieilles carnes» de la critique qu’il stigmatise. Retournons donc à (certains de) ses romans...

    Philippe Djian. Ardoise. Julliard, 127p.


  • Ariel passant

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    ...C’est quelqu’un qui disparaissait dès qu’il se sentait aimé, et c’est quelqu’un dont on ne pouvait qu’aimer la douceur et l’attention délicate qu’il manifestait à tout un chacun ou chacune, plutôt chacune et les enfants et les animaux venant naturellement à lui - et ses fugues même ne pouvaient que lui valoir plus d’attachement, tant il était présent par ses absences sans qu’il n'y fût pour rien, sauf de n’être là que d'y rester pour y être passé…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui restent attentifs

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    Celui qui ouvre les yeux pendant la prière / Celle qui se retourne tout le temps par acquit de conscience / Ceux qui notent tout au fur et à démesure / Celui qui remarque l’enfant pauvre dans la rue où sa gouvernante le promène en laisse / Celle qui évite son oncle réduit à l’état d’homme-sandwich dans le quartier des théâtres au déplaisir de leur famille proche du Margrave / Ceux qui ont découvert la Malaisie et le centre de la Terre sous leurs couvertures / Celui qui rêve que la ville sur la colline se trouve inondée par les eaux noires de la lune / Celle qui sait maintenant de quels balcons tombent les jattes meurtrières / Ceux qui ont appris la puissance de la nature en observant les grands éboulements qui ont emporté les fabriques de briquets multicolores / Celui qui étouffe au milieu des meubles couverts de housses / Celle qui relit la 5e Promenade du rêveur solitaire dans son fauteuil à oreilles / Ceux qui ont un tendre souvenir des journées bordéliques de Summerhill / Celui qui cesse de prendre des notes quand le professeur nihiliste passe de la mort de l’homme à la pensée qui danse et ces trucs de vioques qui cherchent à renouer avec le rap / Celle qui n’a jamais été dupe de l’excessive considération que lui manifestait Pierre Bourdieu en sorte de lui prouver qu’il comprenait le peuple et même une coiffeuse de la rue des Etuves / Ceux qui se font cirer les pompes par Habib le Sage dans la médina de Tanger en échangeant des propos doctes sur la pléthore du signifié dans l’Ulysse de Joyce / Celui qui constate avec des sentiments mêlés que les jours grandissent tandis que sa mère décline / Celle que déprime la progression de la délinquance gratuite dans les bourgs cossus / Ceux qui ne font pas attention à la marche et ne s’en relèvent pas toujours ça dépend des cas, etc.  
    Image: Philip Seelen

  • Un grand roman choral

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    À propos du magnifique dernier roman de Sarah Hall, Comment peindre un homme mort, nouvelle découverte de Dominique Bourgois.

    par Claude AMSTUTZ

    Les moments de vrai bonheur en littérature, sans arrière-pensées ni idées préconçues, sont rares. Dominique Bourgois nous avait fait découvrir l’un des plus lumineux romans de l’année 2009 avec Lark et Termite de Jayne Ann Phillips, objet d’une critique dans le Passe Muraille no 79, en octobre dernier.
    Aujourd’hui, avec Comment peindre un homme mort de Sarah Hall, l’éditrice peut se réjouir d’être une nouvelle fois à l’origine de l’une des publications les plus époustouflantes de la présente rentrée littéraire, car c’est bien d’un chef-d’œuvre dont il est question ici.
    Quatre personnages interviennent au cours de cette histoire qui s’étend sur trente ou quarante ans, construite avec beaucoup d’habileté et d’élégance, autour d’un thème central : l’art, son fragile équilibre entre la création et la – souvent – banalité du quotidien, puis son glissement progressif vers l’autre face des êtres ou des choses, la réalité intérieure.
    Le récit de Giorgio, Le journal aux bouteilles, situé en Italie dans les années 70 – inspiré par le peintre Giorgio Morandi, selon l’auteur – est raconté à la première personne. Dans son atelier, proche de la mort, il se souvient de ses débuts difficiles dans la période ambiguë des années de guerre, des bouteilles qui représentent son thème artistique favori, ainsi que d’une de ses élèves, la fleuriste Annette Tambroni, atteinte d’une cécité irrémédiable.
    A son tour, aujourd’hui totalement aveugle, capable de voir l’invisible, de déceler ce qui véhicule les corps et les âmes – les sources d’épanouissement ou les terreurs – mieux que ce que les yeux peuvent cerner, cette fleuriste intervient dans l’histoire en Italie et son récit, La vision divine d’Annette Tambroni, se décline à la troisième personne. De même que Le fou sur la colline, celui de Peter Caldicutt, sculpteur désormais célèbre, qui a entretenu dans sa jeunesse une brève correspondance avec Giorgio, qu’il admirait. Tombé dans l’interstice de deux blocs de pierre, de nos jours en Angleterre cette fois-ci, il croit sa dernière heure venue et se remémore les failles de sa vie.
    Enfin, en Angleterre également, résonne la voix de Suzie, la fille de Peter, dans La crise du miroir. Photographe de talent, elle vit un terrible traumatisme depuis la mort accidentelle de son frère jumeau Danny. Son récit à la seconde personne est une invention de l’auteur vraiment originale qui se prête à merveille au personnage le plus bouleversant de ce livre, avec celui d’Annette Tamborini. « Annette voit, à travers la pesante substance des maisons et le corps des arbres, qu’il y a derrière chacun une petite lueur, un tison qui palpite. Une émeraude brille à côté du cyprès, les nuages miroitent d’une luminescence de nacre. Les spirales de fer du portail renferment l’esprit orange de la fonderie. (…) ses frères possèdent chacun un cœur dans lequel l’amour s’épanouit comme une fleur écarlate. »
    Roman choral, l’ouvrage capte l’attention dès les premières lignes, joue avec les apparences, la profondeur et l’interrogation du regard sur l’amour, le désir, la violence, la passion, le désespoir, la perte ou la mort, thèmes universels auxquels Sarah Hall a l’intelligence de ne pas imposer une (trop) juste réponse, mais au contraire suggère indirectement une réflexion chez le lecteur, la possible modification de son angle de vue sur le miroir, sur les autres.
    Au coeur de Comment peindre un homme mort, la quête identitaire et la douleur de la perte réunissent ces quatre personnages dont la destinée, progressivement, s’expose sous nos yeux à la vie, à la lumière, comme une nature morte en cours d’élaboration.
    À l’art revient le dernier mot de ce récit, avec un texte de Cennino d’Andrea Cennini, peintre du Moyen Age, extrait du Livre de l’art, livrant la dernière clef de ce roman exceptionnel : Son titre !

    C.A.
    Sarah Hall, Comment peindre un homme mort. Christian Bourgois, 348p.
    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, No 81, à paraître début mars 2010.

  • Ceux qui affabulent

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    Celui qui s’invente de nouvelles vies à la tête du client / Celle qui a tout dit à son psy de ce qu’il voulait entendre de Jason dont ils se partagent les faveurs sans se l’être jamais avoué / Ceux qui mentent pour ne pas peiner / Celui qui sourit de voir sa sœur Adèle corroborer les inventions de sa chronique familiale dont elle prétend se souvenir des moindres détails / Celle qui se rappelle tout haut ses amours romanesques au fil des conversations en pleine cohue de midi qu’elle tient dans le métro avec son portable éteint / Ceux qui ajoutent des épisodes à leur épopée guerrière qui se rapprochent de plus en plus de la vérité / Celui qui se dit moins menteur que Cendrars en précisant qu’il met Papillon bien plus haut que Moravagine / Celle qui n’a vu qu’une fois la Bonne Marie dans le poirier mais qui n’en parlera qu’à sa sœur laquelle ressortira le fait après son décès brusque en invoquant devant les médias la Vierge du Pêcher / Celui qui prétend que ce qui est vrai pour Martin ne l’est pas pour Justin avant de constater avec surprise que Martine et Justine ont reconnu la même vérité dans les méditations de Ron Hubbard / Ceux qui constatent que toutes les religions mentent sauf la leur / Celui qui ment avec un tel sourire qu’on en redemande / Celui qui prouve qu’il se sous-estime en prétendant ne jamais mentir / Celle qui fait semblant de croire Nathan qui fait semblant de ne pas lui mentir / Ceux qui bourrent le mou des vierges dures / Celui qui ne ment qu’à ses amis sachant que ses ennemis risquent de le croire / Celle qui acquiert une liasse de mensonges épistolaires de Greta Garbo à Drouot qu’elle prétend avoir décroché pour presque rien à son rapiat de milliardaire / Ceux qui jurent de dire LA vérité et RIEN QUE la vérité à ces menteurs de juges, etc.

  • Ceux qui glandent

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    Celui qui se tourne les pouces la moitié du temps dans la Salle de Marché de sa Banque d’affaires (la Crise est passée) et ne fout rien le reste du temps / Celle qui épie son voisin juste séparé d’un canon en espérant qu’il la remarque par la fenêtre entrouverte de sa salle d’eau (elle trouve super de penser « salle d’eau ») avant la prochaine fashion victim / Ceux qui se disent à la masse sur Facebook pendant qu’ils font des heures sup de repos mais ça c top hush / Celui qui se prétend à Courchevel alors qu’il est juste à court de liquide / Celle qui dit à Jean-Patrick qu’elle va se lancer dans la déconstruction sans se douter que ce truc est déjà plus ou moins vintage comme l’objecte son boy friend par ailleurs incapable de lui préciser si Derrida est plus cool que Lacan / Ceux qui téléphonent aux femmes de rupins du quartier des Oiseaux pour leur reprocher leur parasitisme social au nom des principes élémentaires d’égalité qui n’ont rien à voir avec Dieu sait quelle jalousie de bas étage en tout cas en ce qui les concerne / Celui qui a compris que le meilleur endroit du jardin public se situait tout près de la Buvette du Kurde dont l’ensoleillement permettait de stationner presque tout l’après midi à équidistance de la bière et des lycéennes préférant parfois les requérants interdits de travail aux frimeurs séchant les cours de Droit / Celle qui n’ose pas dire à ses camarades de fac qu’elle rêve de sentir sur sa peau de pêche la paluche du Kurde encore luisante de graisse d’agneau / Ceux qui ont toute une théorie sur le droit de ne rien faire tout en se disant qu’ils n’ont pas à se justifier dans une société qui ne les laissera pas de toute façon s’épanouir au niveau spirituel / Celui qui a tergiversé toute la semaine avant de se décider à payer un nouveau piercing à Léa / Celle qui peut passer des heures à la porte du Florida en attendant de rencontrer le beau Fabio par hasard alors qu’il est sorti par la porte de derrière pour dealer avec son cousin Dario / Ceux qui taxent d’improductifs les blaireaux qui n’ont pas compris qu’on peut multiplier le dinar comme les pains de Jésus avec de cette farine bien blanche qui se coupe facile, etc.

  • Ceux qui traversent la Volodina

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    Celui qui apprend en rêve qui sera le Roi des Rues / Celle qui sait la profondeur Du Puits / Ceux qui cartographient les désirs secrets / Celui qui selle le Grand Palindrome / Celle que le désamour fait se replier dans les orbes de la rêverie sans céder pour autant au dépit morne / Ceux qui mangent des livres sans être moines pour autant / Celui qui revêt le scaphandre à conférences lacustres / Celle qui arbore la mine antipersonnelle de la vierge ressentimentale / Ceux qui se méfient des purs du quartier de Bourgeoise Vertu / Celui qu’indigne la pratique de la Loterie à soins urgents / Celle qui connaît le dédale de traboules conduisant aux retraits des étages affectifs / Ceux qui se font masser le cœur par les chamanes sans mains / Celui qui reste réservé à l’approche des anges / Celle qui fréquente les géopsychologues aux pectoraux développés de choristes familiers des archétypes / Ceux qui ont dans les doigts la force de l’anaconda / Celui qui tire sa gaîté d’un bain matutinal dans la partie de la Volodina non contaminée par les pensées ethnocides / Celui qui a toujours pactisé avec les amis de ceux qui se disaient ses ennemis / Celle que l’opinion publique a vainement tenté d’éloigner du Roi des Rues et de sa garde rapprochée de Libres Danseurs / Ceux qui rappellent à l’enfant le conseil du Peintre de fermer les yeux s’il veut voir la mer / Celui qui sait d’expérience que toute honte bue délivre de l’ivresse de se flageller / Celle qui rôde sous les murs de la maison des fous en fixant le cordon de fil Bickford comme elle l’a appris en revoyant plusieurs fois Le Pont de la rivière Kwaï / Ceux qui tirent quelque orgueil pardonnable du fait qu’ils ont ramené le stock utile de pains de plastic d’un lieu secret sis par delà la Volodina / Celui qui rêve qu’explose la maison des fous sans être sûr de se réveiller pour en fuir avec la Volpina qui ne dort jamais que d’un œil sous sa frange de renarde / Celle qui s’impatiente de sentir bouger en elle le Saillant du poète / Ceux qui font une distinction fondamentale entre une virée le long du canal aux ordures et la revitalisante balade sur les rives de la Volodina qui virent tant d’imprudents piétistes tomber sous les balles des snipers des deux bords / Celui qui estime gagner au change en négociant ses dernières dame-jeannes de bière salée contre une seule plume Sheaffer à bec oblique / Celle qui accompagne les déplacements de la Cité Ambulante au titre de cheffe de succion des humeurs délétères / Celui qui prescrit l’ingestion quotidienne de pages de L’Invention des autres jours aux citoyens en déficit de Gai Trobar (joyeuse improvisation, NDLR) / Ceux qui s’agenouillent en silence devant l’ossuaire des moineaux dont ils se serviront pour fabriquer, au moyen des plus fins osselets, des lunettes à mieux voir ce qui est et des éventails pour assistants de clavecinistes, etc.

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    (Cette liste a été établie en marge de la lecture d’Invention des autres jours, saisissante rêverie poétique de Jean- Daniel Dupuy, parue le 1er mai 2009 aux étditions Attila, avec des dessins piranésiens de Georges Boulard. Fascinant dès le premier regard, ce kaléidoscope onirique et néocritique vaut ensuite d'être lu très attentivement et très annoté dans ses marges spacieuses par le lecteur voyageur en quête de merveilles métasophiques, de topologie affective et d'ethnoscopie pluridirectionnelle)