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Livre - Page 139

  • Le Ruban blanc, chef d'oeuvre ?

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    Notes panoptiques, décembre 2009

    On use un peu facilement du terme de chef-d’œuvre, en notre période d’eaux basses artistiques et littéraires, et c’est à cette hauteur qu’un compère situe bel et bien Le Ruban blanc du réalisateur allemand Michael Hanecke, que je suis allé voir l’autre soir et dont je ne suis pas sorti avec une impression si marquante. C’est assurément un très beau film, d’une grande rigueur esthétique et dont l’observation, aux marges de la vie ordinaire d’une communauté paysanne, pose des questions sur le Mal et ses multiples modulations, par delà les classes (bien marquées au demeurant) et les âges (c’est devenu un lieu commun de reconnaître que la perversité n’attend pas le nombre des années), mais pas un instant je n’ai eu le sentiment, compte non tenu de sa tenue formelle à tous égards, d’être pris à la gorge et aux tripes comme à découvrir Fanny et Alexandre (s’agissant notamment des rigueurs du puritanisme du père pasteur) d’Ingmar Bergman, ou Scènes de chasse en Bavière de Peter Fleischmann, pour ce qui touche à la culpabilité collective. Si ces deux derniers films ne sont peut-être pas des chefs-d’œuvre ab-so-lus non plus, comme on dit, ils me semblent marqués par un souffle et un « feu » qui manque au Ruban blanc, et qu’on trouve en revanche de part en part dans ce qu’on peut dire un chef-d’œuvre, tel Ikiru (Vivre) d'Akira Kurosawa, entre tant d'autres.

    Flannery.gifJ’ai repensé à ce qui me manque dans Le Ruban blanc, en achevant la (re) lecture de La Sagesse dans le sang de Flannery O’Connor, dont je ne dirai pas que c’est LE chef-d’œuvre de la géniale nouvelliste du Deep South américain (il me semble que son œuvre entière constitue son chef-d’œuvre, où s’incorpore sa correspondance) mais ce roman est imprégné, de sa première à sa dernière page, d’une sorte de fureur sacrée empruntant les multiples aspects du blasphème et du grotesque, de la cruauté et du comique, de la démence mystique et des obscurités de la « volonté divine ». Rien n’a été écrit de plus fort sur le délire puritain et la face sombre du fondamentalisme « positif » ou « négatif », sans que l’auteur ne donne jamais dans la thèse ou l’apologue.
    Bien entendu, il serait sûrement plus pertinent de comparer ce qui peut l’être, en rapprochant alors Hanecke d’un Bresson, mais pour en revenir à la notion de chef-d’œuvre, qui désigne à mes yeux une œuvre-somme, marquant la cristallisation parfaite d’un ouvrage d’art et de pensée, je doute que Le ruban blanc fasse vraiment date avec ses multiples ambigüités, hésitations, conclusions hâtives ou dilatoires, qui n’éclaire vraiment ni les protagonistes ni la communauté particulière, ni n’explique rien en matière de « culpabilité collective ». Ce qui ne revient pas, cela va sans dire,  à réduire à rien sa valeur artistique, tellement au-dessus de la flatteuse vacuité actuelle...

  • Ceux qui déclinent

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    Celui qui se coule dans la foule / Celle qui ne se parfume plus que pour elle-même / Ceux qui restent à la fenêtre pour surveiller le voisinage alors qu’on leur a coupé le téléphone / Celui qui ne lâchera jamais prise en dépit de ses fausses dents / Celle qui accuse des pertes d’équilibre au bas du Chemin du Calvaire / Ceux qui ne distinguent plus les couleurs et en concluent qu’il n’y en a plus / Celui qui cherche la gomme sans se rappeler ce qu’il voulait effacer / Celle qui classe ses souvenirs sensuels sans trop savoir qui lui faisait quoi à quelle époque et comment / Ceux qui pianotent en faisant semblant d’écouter l’aumônier de l’Asile des aveugles où ils font juste office de caresseurs attitrés / Celui qui prend congé de son corps au dam de son âme / Celle qui ramène un Chinois chez elle pour voir enfin comment c’est fait / Ceux qui ont perdu le goût du goût / Celui qui s’oublie de plus en plus tout en restant propre sur lui / Celle qui se perd chaque jour un peu plus de plus en plus loin de la maison d’elle ne sait plus qui mais elle a un bracelet électronique comme les délinquants en liberté conditionnelle alors on la retrouve n’est-ce pas / Ceux qui retombent sur leurs pieds mais à côté de leurs pompes, etc.
    Image: Philipe Seelen

  • Ce que disait le vent

    Onetti3.jpgJuan Carlos Onetti en ses envoûtantes rêveries

     

    L'oeuvre de Juan Carlos Onetti relève de l'univers labyrinthique, à la fois intime et tentaculaire, auquel se rattachent tous ses livres d'une manière ou de l'autre, et dans lequel le lecteur aime à se retrouver et à se perdre comme dans un monde parallèle. Ceux qui se rappellent la ville mythique de Santa Maria, qu'on peut situer entre le Rio de la Plata et les plaines infinies, déjà présente dans La Vie brève, l'un de ses chefs-d'oeuvre (1950), Le Chantier (1961) et Ramasse-Vioques (1964), retrouveront cette ville fictive aussi décatie qu'inspirante, où voisinent les personnages de marginaux plus ou moins canailles et de femmes chers à l'auteur, au premier rang desquels réapparaît Medina, cumulant les «fonctions» de flic et d'artiste peintre, de guérisseur et de sempiternel traîne-patins.

    Même s'il a fallu une quinzaine d'années pour que nous parvienne Laissons parler le vent, ce roman achevé en exil en 1978, à Madrid, et publié un an avant la consécration du Grand Prix Cervantès de littérature, en 1980, n'a rien perdu de sa vivacité et de son charme ténébreux, comme il en va d'ailleurs de tous les livres de ce poète jamais soumis à l'actualité, qui rêva certes de partir en Union soviétique en 1929 et en Espagne en 1936, pour rester finalement dans son modeste coin à exprimer au plus juste, à sa façon, ce qu'il disait «l'aventure de l'homme». Lui qui proclamait volontiers que les trois choses les plus importantes de l'existence sont l'ivresse, les femmes et l' écriture, resta pour ainsi dire couché les quinze dernières années de sa vie, poursuivant un songe artiste hostile à toute ambition sociale et à toute foi («un homme qui croit est plus dangereux qu'une bête qui a faim», remarque son personnage), et se ramifiant cependant en histoires admirablement filées et pleines de véhémence mélancolique.

    Onetti.jpgDans la foulée, rappelons alors que Juan Carlos Onetti, né en 1909 à Montevideo, entra en littérature en 1939 avec Le Puits, dont on a dit qu' était sortie toute la nouvelle littérature latino-américaine, et composa tout un ensemble de petits romans et de nouvelles architecturés comme un tout, avec maintes résonances, échos et passages. Si l'art d'Onetti rompait, initialement, avec le réalisme magique de la génération précédente, ou avec une conception de l'engagement politique au premier degré, son oeuvre n'en est pas moins nimbée de mystère et singulièrement subversive, ainsi que l'illustre Le Chantier (1961), roman kafkaïen qui évoque une entreprise soumise à une paranoïa dont on a dit qu'elle préfigurait les régimes dictatoriaux à venir.

    De ceux-ci, l' écrivain subit d'ailleurs les rigueurs, coffré en 1974 pour immoralisme et pornographie. Or il semble logique, et même juste et bon, qu'un tel poète, irrécupérable assurément du point de vue des conventions, eût à subir la vindicte des «casqués».

    Le monde d'Onetti n'est d'ailleurs guère mieux assimilable selon les normes du libéralisme avancé: c'est aussi bien l'univers d'un Oblomov adonné au whisky et à la littérature, rêvant de dire l'indicible comme Medina aspire à peindre le pur mouvement d'une vague. A l' ère de la publicité et de l'esbroufe, Onetti trouve son bonheur dans la contemplation d'une sorte de kaléidoscope d'images merveilleuses, veillé par quelques femmes bonnes à peindre ou à aimer sans illusions. On pense parfois à Chandler en lisant ses romans trop paresseux et subtils, trop lyriques aussi pour faire des polars à succès. Or sa «réussite» échappe à tous les stéréotypes, et c'est lentement qu'il faut savourer ses fulgurances de rêveur éveillé, bercé par ce que le vent dit en passant...

     

     

    Juan Carlos Onetti, Laissons parler le vent. Traduit de l'espagnol par Claude Couffon. Gallimard, 323 p.

     

     

    En poche: Les Bas-Fonds du Rêve, en Folio, offre une douzaine de nouvelles magnifiques. Le Puits et Les Adieux ont été réunis chez Christian Bourgois, où figurent divers autres titres, dont Quand plus rien n'a d'importance, dernier livre d'Onetti. Autres Pistes: chez Gallimard, Stock et le Serpent à Plumes.

  • L'insoumis

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    …Tu vois ce que je vois Abel ? / Je te vois déjà m’égorger comme l’Agneau - d’ailleurs c’est écrit dans ton regard, et voilà le couteau   / Je ne comprends pas ce que Père attend de moi / Juste que tu me tues, Caïn : ce qui est écrit est écrit / Alors ça mon doux Abel, si tu crois que je vais lui faire ce plaisir : mon œil…

    Image : Philip Seelen

  • La journée de tous les désarrois

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    1 Journée, Le dernier film de Jacob Berger, d’une grande beauté d’image et vibrant d’émotion, nous revient sur petit écran, dimanche soir 20 décembre, à la TSR 2.

    La lugubre beauté des froides architectures de Meyrin, sous la pluie, diffuse immédiatement l’atmosphère à la fois hostile et vaguement enveloppante, un peu comme chez Simenon, du nouveau film de Jacob Berger, magnifiquement composé et tenu, tant du point de vue de l’image (Jean-Marc Fabre) et de l’orchestration des plans que de la musique (Cyril Morin) et du scénario (co-signé par Noémie Kocher et nominé pour le Prix du cinéma suisse) qui développe les divers points de vue des personnages (le père, la mère et l’enfant) en spirales entrecroisées avec autant d’élégance que de sens ajouté.
    La première vision d’1 Journée de Jacob Berger, l’été dernier sur la Piazza Grande, en fin de soirée et pâtissant du seul soir de mauvais temps, avait souffert (en tout cas à nos yeux) de ces mauvaises conditions, s’agissant d’un film intimiste, à la fois très pictural et très musical. A le revoir, un charme plus profond s’en dégage.
    Tout s’y déroule donc en un jour dans l’espace délimité par les barres de Meyrin où habite le trio familial et certaine jolie femme (Noémie Kocher) bien faite pour remplacer en douce l’épouse très lasse, le studio de Radios Suisse Romande La Première où Serge (Bruno Todeschini, nominé à Soleure, dont la présence intense et ravagée marque tout le film) massacre son émission matinale, le Musée Rath où Pietra (Natacha Régnier, qui rend bien aussi le désarroi de son personnage) collabore, l’école du petit et l’aéroport de toutes les fuites même ratées. Un chien au fort symbolisme faufile sa propre errance entre les personnages, blessé le matin par Serge qui culpabilisera tout le jour à l’idée d’avoir tué quelqu’un (il n’a fait que subir le choc sous la pluie), et croisant le chemin de Pietra dans les salles du musée squattées par un certain Hodler, dont il contemple avec elle une toile plus symbolique encore… Cela pourrait être kitsch, comme parfois on pourrait trouver les réparties de l’enfant Vlad (le petit Louis Dussol, d’une présence impressionnant) un peu trop écrites ou adultes ; mais non : il y a là une candeur grave qui est celle de l’enfant, justement, dont le rayonnement affectif, intelligence souffrante et attente conjuguées, se réfracte sur ses parents, plus paumés à vrai dire que lui.
    Bref, comme une lancinante fugue concentrique à variations, 1 Journée en impose à la fois par la tendresse qu’il module et par sa grande beauté.

    9475e02669a6b0467d728e11d0f41036.jpgBruno Todeschini, Louis Dussol, Noémie Kocher et Jacob Berger.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 23 janvier 2008.

  • Ceux qui font peur aux enfants

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    Celui qui se dit le redoutable Nain d’Uppsala / Celle qui a de noires dents / Ceux qui font venir la nuit de la cave / Celui qui jette la terrapène dans le feu de l’eau / Celle qui menace Windsor de le pendre au croissant de lune/ Ceux qui capturent les oiseaux dans leurs sourcils / Celui qui secoue les barreaux du zèbre / Celle qui sourit en dépeçant le souriceau / Ceux qui se fardent les babines au miel amer / Celui qui cloue les cercueils de sa main valide / Celle qui tire la langue à Crochet qui fait semblant de la lui arracher puis se ravise en persiflant / Ceux que Mademoiselle Lupin menace de la caisse à poignards / Celui qui coupe les nez qui dépassent / Celle que terrifie la grosse voix alémanique de l’oncle aux dessus de doigts très velus / Ceux qui ont des trous dans le sourire / Celui qui nous menace de la bouteille à génie / Celle qui fait le tsunami dans le bassin du jardin dont aucun survivant n’est hélas signalé ce soir à notre connaissance / Ceux qui prétendent que les voisins démunis prennent en otages les rejetons des familles aisées du quartier des Oiseaux et va savoir ce qu’ils en font / Celui qui désigne la Porte condamnée et décrit volontiers le sort de ceux qui la forcent, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ciao Bellissima !

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    Susan Boyle à la trace
    Le récit de Susie-la-simple relève autant du roman-photo que du croquis sociologique, dont les péripéties ont défrayé la chronique du début de l’été passé, plus précisément en mai dernier, lorsque Susan Boyle, 47 ans, vécut « le moment le plus important de sa vie » en passant le cap de la demi-finale du Britain’s Got Talent, le plus populaire des concours de variétés du Royaume-Uni,pour se retrouver, tel historique lundi de juin, devant le jury tricéphale de la Finale, défaite et triomphante à la fois…
    Le conte de fée de celle que les méchants taxèrent d’« ange velu », dont la voix toucha des millions de gens, sur Youtube, à proportion inverse de sa dégaine et de sa candeur, que les cyniques persiflèrent, m'a rappelé la formidable scène de cinéma de Bellisima, de Luchino Visconti, durant laquelle un quarteron de producteurs se mettent à rire en assistant à la prestation chantée d’une petite fille dont sa mère (Anna Magnani), issue de milieu modeste, a juré de faire une star de la chanson. Pour différents que soient les contextes, les situations sont tout à fait comparables, qui mettent en jeu les grandes espérances de cœurs simples pris au piège de la gloriole manipulée.
    Ladite situation, dans le cas de Susan Boyle, fille d’ouvrier et chômeuse elle-même, n’a pas manqué de susciter moult analyses plus ou moins marxistes ou chomskyennes, mais ce n’est pas du tout dans cet esprit que l’auteur de Susie-la-simple a conçu son approche biographique du «phénomène», qui évite autant la moquerie facile que la flatterie démago. Alonso Llorente, supposé affilié aux Loups gris italiens par son éditeur le présentant en postface, ne «dénonce» pas tant qu’il observe, presque avec envie, ayant cru comprendre que Susan était beaucoup plus heureuse que lui… Autant dire que la posture rompt avec la feinte générosité de nos grands intellectuels qui concluent d’avance à l’aliénation du peuple. Par ailleurs, plus qu’en enquêteur «sur le terrain», même si le terrain est documenté par diverses images révélatrices (on imagine Marguerite Duras s’exclamer : « dès que j’ai vu la maison de Susan… ») c’est plutôt le jeu de la fiction romanesque qui caractérise la démarche de l’auteur, dans un décor de banlieue écossaise que nous voyons évoluer entre crises économiques et modes musicales, où Susan surnommée «la simple» à 11 ans vit initialement sa vocation à l’église de Notre-Dame de Lourdes, laquelle a l’air d’un hangar propret, avant de la porsuivre d'un karaoké à une fête de famille.
    Ce qu’il y a de beau dans le chemin de «Susie la simple», c’est que ledit chemin est aussi long qu’il est têtu, fondé sur la conviction que c’est son chemin à elle en dépit de son physique de moins en moins glamour, qu'elle assume avec ces sages paroles : «La société moderne juge trop vite les personnes sur les apparences», alors même qu’elle n’aspire pas tant à être une star qu'à « s’avancer dans la lumière et chanter ». Oui-da, long sera le chemin jusqu’à la troisième édition de la célébrissime émission d’ITV, mais c’est sur ce long chemin que Susan a travaillé son oreille (d’abord en écoutant la pluie ou le groupe America) et sa voix, bientôt reconnue dans la paroisse, les concours locaux, les concours régionaux, un premier disque de charité, etc.
    Ainsi que l’a expliqué Alonso Llorente, qui entendit un soir Susan Boyle chanter dans un pub de Bathgate, dans l’indifférence massive des clients, la chanteuse « incarnait dans sa naïveté la dimension sacrificielle des classes populaires à l’ère de la démocratie totale ».
    Alexandre Friederich, éditeur lausannois à l’enseigne d’Art & fiction, n’est pas très précis dans sa postface sur les vacations militantes de son auteur (supposé «fédérer des mouvements» en Angleterre l’année de sa rencontre de visu avec la future célébrité), mais les propos qu’il recueille sur le mécanisme du « jeu de massacre » de l’émission Britain’s Got Talent, consistant, pour la compagnie de production Syco, à sublimer les aspiration légitimes d’une classe sacrifiée en lui offrant une victoire symbolique, ne réduisent en rien la dimension originale de son témoignage, d’un humour radieux quoique au second degré s'entend… Hélas, ceux qui aimeraient rencontrer ce fameux Alonso en seront pour leur frais : il n’aurait laissé en gage de sa présence fugitive, à l’éditeur perplexe, qu’une moustache postiche…

    Susan.JPGAlonso Llorente. Susie la simple ; une biographie de Susan Boyle. Editions Art & Fiction. Lausanne, 86p.

  • Les fugues de Corinne

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    Dès qu’on se met à lire ce premier livre au beau titre , Je voudrais être l’herbe de cette prairie, inscrit en lettres vertes sur la couverture agréablement orangée, après en avoir d’abord coupé les pages à l’ancienne manière civilisée (hélas inconnue des cadres des grands magasins Manor, qui ont renvoyé le stock à l’éditeur en le déclarant «impropre à la consommation ! »), on se trouve saisi par une espèce d’allégresse un peu folle: «Avec les escrocs internationaux et les chevaux, l’herbe partage une caractéristique: elle ne dort jamais, ou très peu. L’hiver l’oublie, le printemps la redresse, l’automne lui retire ses sucs. Elle est là et plus là. Toujours là sous les pieds, dans les rêves. De l’herbe froide affrontée en pyjama trop léger à l’élastique distendu à la taille. Il ne fait ni nuit ni jour. Rien ne s’interpose entre le ciel et ces pieds nus, qui se mettent à courir, pour une balle perdue dans l’herbe, pour la brûlure, pour le plaisir».
    Et l’on serait bien tenté de coudre cent autres citations de la prose fuguée qui constitue les pages de ce livre et celles de son jumeau paru simultanément sous une couverture analogue et avec un titre de tonalité proche (Je suis tout ce que je rencontre) pour faire goûter au lecteur cette écriture à peu près incomparable, n’était à celle du génial Charles-Albert Cingria, certes plus continûment inspiré et profond que sa folâtre disciple, mais partageant avec celle-ci la propension à «la déclaration d’amour, dans une oeuvre où pas une ligne ne parle d’amour». Et cette seconde citation se rapportant justement à Cingria s’impose encore à l’évidence: «Son herbe c’est de l’eau, comme le corps, fragile comme lui, citadine, ce que le rat est au ruisseau invisible, le sanglot à l’amour, la peinture au mur, le café au croissant, la sève au probable, une odeur avant-coureuse, lui qui trouve la paille douce, le fumier violent, le sol tendrement noir. Un raccourci de l’instant présent. Une courbe de santé...»


    De même que Corinne Desarzens distingue «ceux qui dorment avec leur montre et les autres sans», le vénérable essayiste anglais Isaiah Berlin discernait, chez les écrivains, le type du renard et celui du hérisson. Le premier (un Cingria) grappille et produit une oeuvre plutôt baroque à labyrinthes, le second (un Ramuz) stocke une oeuvre solidement «tenue ensemble». Or, les deux ouvrages dont il est ici question réalisent la combinaison de ces deux tendances du lyrisme digressif et de l’accumulation concentrée. La suite fuguée de Je voudrais être l’herbe de cette prairie correspond en effet, tout naturellement, au voyage ferroviaire à travers l’Europe, du Portugal en Russie, que restituent ces récits, tandis que Je suis tout ce que je rencontre se tisse et se déploie par rayonnements concentrique à l’imitation de l’araignée, inspiratrice à la fois très familière et trop méconnue de ce subtil traité.

    Lectrice aux curiosités insatiables, aussi attentive à la déambulation d’une Argiope frelon au plafond de sa cuisine qu’à une partition de Bach (une page qu’il est mortifiant de ne pouvoir citer toute!) ou à l’interprétation d’une scène de théâtre nô, entre mille autres intesections du vivant et de ses transmutations, Corinne Desarzens donne autant qu’elle absorbe, et c’est un bonheur rare que de la suivre en ses impros de musique verbale.

    Corinne Desarzens. Je voudrais être l’herbe de cette prairie. Récits. L’Aire, 144p.
    Corinne Desarzens. Je suis tout ce que je rencontre. Récits. L’Aire, 240p
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  • Notes panoptiques 2005, III

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    Au Devero. JLK, huile sur panneau, 2005. 

    Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’a envoyé Bourgois m’est soudain apparu: La fin de l’impossible ; et trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne aussitôt comme un acte de reconnaissance aux «alliés» occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à «l’étrange acoustique du monde spirituel» dont parle Kierkegaard.
    Tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une «explication avec la vie» passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le «Moi-même moi-mêmisant», pour embrasser «le Tout de la vie», à savoir Romain Gary, Romain Gary que j’ai peu lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit «j’attends la fin de l’impossible», Romain Gary l’écrivain que le philosophe Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski…
    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers «l’étrange acoustique du monde spirituel», les gens dans le train me semblaient plus beaux, ces mots me parlaient: «Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre».
    Et du même coup j’entrevoyais de nouveaux livres à lire, peut-être un nouvel interlocuteur longtemps inaperçu, et me voici ce soir commençant de lire L’angoisse du roi Salomon tandis que l’ombre se fait sur la montagne…
    (A La Désirade, en août)

    medium_Burke.jpgC’est notre ami le linguiste savant, l’autre soir, tandis que les fusées et autres feux d’artifices éclairaient le ciel du 1er août, fête nationale des Helvètes, qui m’a donné l’envie féroce de retrouver James Lee Burke, dont il a commencé à nous raconter le dernier roman traduit, Purple cane road, que je me suis procuré dare-dare pas plus tard qu’hier et dont j’ai lu déjà les trente premières pages. Retrouver le flic alcoolo Dave Robicheaux, beau gosse au grand cœur des bords du lac Pontchartrain, en Louisiane pourrie, est toujours un vieux bonheur, et surtout que cette fois il est touché personnellement du fait qu’un malfrat lui balance comme ça, au passage, que sa mère a été assassinée dans telle et telle circonstance, il y a des années de ça, sa mère qui n’était pas plus du genre sainte que la mère de James Ellroy, à laquelle on pense évidemment dans cet équivalent romanesque du superbe Ma part d’ombre. Mais pourquoi diable James Lee Burke nous manque-t-il tellement de loin en loin? Parce que son dépotoir est beau. Parce que la nature sauvage de sa Louisiane est belle. Parce que ses personnages ont de la gueule. Parce que sa phrase, parce que ses mots, même traduit, ont du chien. Bref et surtout: parce que c’est intéressant.
    Un jour Michel Butor, après la parution de ses mémorables lectures en quatre volumes de Balzac, interrogé par Bernard Pivot sur la raison de cet engouement, lui répondit simplement: parce que Balzac est intéressant. Voilà: Balzac est intéressant. De même que le Philip Roth de Pastorale américaine est intéressant. Christine Angot n’est pas intéressante, ni Frédéric Beigbeder non plus, ni moins encore ce néant imprimé que figure Marc Levy, tandis que Simenon est intéressant, et Michael Connelly dans L’envol des anges, et Ryu Murakami dans Thanatos, et James Lee Burke dans Purple Cane Road.
    Notre ami linguiste, l’autre soir, nous a raconté son étude de l’usage des temps dans le roman policier contemporain, qui lui a fait découvrir la complexité de la narration de Simenon, par opposition aux mécanismes répétitifs et conventionnels d’un Jean-Patrick Manchette, dont je me suis toujours demandé pourquoi il m’ennuyait plus souvent qu’à son tour. N’est-ce pas intéressant cela aussi?

    medium_Houellebecq_kuffer_v1_.jpgLe Triple concerto pour hautbois de Bach accompagne ma rêverie tandis que les nuages rougeoient un peu plus et qu’une dernière effusion d’or laiteux se répand du couchant sur tout le bassin lémanique…
    Tout à l’heure je regardais, d’un œil, le Dalaï-lama aux infos du soir, en même temps que de l’autre je lisais Au secours Houellebecq est de retour!, ce petit livre vite fait et peut-être prématuré, s’agissant d’un livre que personne n’a encore eu l’heur de lire, alors même que l’auteur, Eric Naulleau, stigmatise l’éditeur et les Inrocks pour l’avant-campagne démente menée autour de la chose à venir… Si je partage entièrement sa virulente critique d’un système qui tend de plus en plus à noyer la littérature dans la masse de n’importe quoi, et substituer, à l’approche attentive des livres, le battage médiatique où il n’est plus question par exemple que des goûts culinaires de l’Auteur ou de son penchant pour les chiens, en revanche Naulleau me semble injuste envers l’apport de Michel Houellebecq, tout de même très intéressant par sa façon de mimer la déprime d’époque, au moins symptomatique, et parfois aigu dans ses observations et plus encore par leur modulation, surtout dans Extension du domaine de la lutte. Cela étant, apparu cinquante ans plus tôt, un tel écrivain se serait fondu dans la catégorie des seconds couteaux, cela ne fait pas un pli à mes yeux, tandis qu’aujourd’hui les données conjuguées d’un creux de vague et des moyens de valoriser l’insignifiance à grands coups de publicité en fait un «auteur-phare», selon la formule aussi consacrée que débile…
    Ah mais plus important à l’instant: ces derniers feux de rouge en fusion dans le jour qui s’en va sur les ailes du hautbois…

    medium_gadenne.jpgL’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non: que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand l’un parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentianes, et c’était cela même me disais-je: l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.
    C’est le miracle de la lecture de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler soudain ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps par Hubert Nyssen et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à passé cinquante ans, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans. De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique: une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.
    La prose de Gadenne est d’une beauté de parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.
    Mais bougre que cette descente du Brévent est claquante! Et comme il fait bon alors se tremper dans le torrent glacial qui serpente, de l’autre côté de la vallée, au pied des Drus. C’est là que, dans le sable blanc, j’ai fini Baleine, tandis que les hélicos tournaient à n’en plus finir dans les parages des Drus, du Requin ou du Caïman, peut-être du Fou? Dans la foulée, j’ai pensé qu’il était significatif qu’un requin échoué sur un rivage ne puisse dégager la moindre poésie, pas plus qu’un Caïman d’ailleurs, pour ne pas quitter la formidable nomenclature des Aiguilles de Chamonix…
    Tandis qu’une baleine contient le monde et en décline tous les aspects. Moby Dick, évidemment présent en filigrane, fut une montagne blanche et un monstre biblique, mais je me rappelle soudain qu’aucun de nos écrivains alpins n’a produit trente pages de cette densité qui puissent restituer, des montagnes, ce que certains peintres ont si bien saisi à l’époque romantique, à savoir le mystère, l’odeur de la vie et de la mort, ce contraste de notre légèreté et du poids des choses, la chair d’un chamois qui se décompose dans un pierrier et la grâce d’un enfant sautant de pierre en pierre, le ciel d’été roulant ses myriades d’étoiles au-dessus des parois lugubres, tout ce chaos, et là-haut ces papillons multicolores des parapentes, et sur le sable blanc du torrent aux eaux laiteuses ce lecteur divaguant…

    Les dernières notes datées que j’ai publiées dans mes Carnets de JLK (1414 visites ce mois) m’ont permis de renouer avec une forme de narration-méditation quotidienne déjà pratiquée de loin en loin, nourrie à la fois d’éléments existentiels immédiats et de lectures ou d’observations de toutes sortes, qui correspond à merveille, je crois, à mon absorption de chaque jour et à mon besoin de la mettre en forme. Cette cristallisation, par l’écriture ou par la peinture, est réellement la base de mon rapport actuel avec le réel.

    medium_Czapski.jpgLorsque Czapski m’a dit un jour qu’il bandait pour la couleur, avec une de ces élans juvénils qui semblaient soulever tout à coup sa vieille carcasse repliée comme celle d’un grand oiseau en cage, dans la mansarde à plafond bas de l’Institut polonais, à Maisons-Laffitte, je l’ai pris comme un saillie, c’est le cas de dire, sans me douter alors de ce que le rapport physique avec la peinture pouvait avoir effectivement de sensuel et d’excitant, notamment lorsqu’une forme émerge du chaos des couleurs, et surtout dans la pratique dionysiaque de celles-ci. De fait on n’imagine guère Monsieur Bonnard, debout devant sa toile en cravate, bandant pour la couleur, même si celle-ci est chez lui tous les jours à la fête. Mais Bonnard est un apollinien, comme Cézanne, sauf quand celui-ci caresse ses baigneuses et ses baigneurs.
    A l’opposé, qu’on imagine le plus souvent ivres et virtuellement à poil dans le bordel de leur atelier: Soutine et Bacon, dont les couleurs sont autant de décharges nous touchant «directement au système» nerveux, comme le notait justement Sollers à propos de Bacon.
    C’est le côté sauvage de la peinture, qui ne se résume souvent qu’à une touche ou à une échappée de liberté folle, comme chez Véronèse ou Delacroix la mèche rebelle dépassant sur le côté…
    Peindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l’écriture, mais ce n’est pas tant une affaire d’érection que d’effusion dans le tourbillon des odeurs et des couleurs, de quoi surgit la forme. Paul Gadenne montre, dans Baleine, combien la forme créée est belle, émouvante et paradoxale, et d’autant plus belle, en opposant une partie encore intacte de la dépouille, ailerons et gouvernail, qu’elle nous apparaît au milieu du désordre de chairs retournant au chaos originel. J’avais vu cela en Grèce lorsque je lisais Kazantzakis, tombant soudain le long d’une plage de l’île d’Ios sur un chien ensablé, squelette à tête encore pelucheuse et aux yeux de verre éteint.
    Nietzsche a montré mieux que personne, je crois, et Berdiaev après lui, cette oscillation entre dionysiaque et apollinien, qui ne se réduit pas au dualisme entre physique et spirituel, loin de là, mais renvoie au corps sans limites de certains Chinois et de tous les vrais mystique qui «bandent» pour Dieu - les femmes autant que les hommes, cela va de soi…

    medium_Highsmith17.jpgOn croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux glauques, mais le personnage est beaucoup plus que cela: un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait ou calmé, même au clavecin.
    Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. C’est un peu la version thriller de L’homme sans qualités, dont l’écriture apparemment plate de Patricia Highsmith ne tisse pas moins un arrière-monde aux réelles profondeurs. Ripley l’informe rêve d’art et y accède par tous les biais, y compris le faux (l’invention de Derwatt) et le simulacre - il peint lui-même à ses heures, comme on dit… Ripley est un humilié qui se rachète en douce, comme il peut, un pas après l’autre. C’est un peu par malentendu qu’il commet son premier meurtre, parce qu’un jeune homme l’a blessé, et pour tout le reste qui justifiait cet énervement du moment: tout ce que symbolisait ce fils de pute d’enfant gâté. Ensuite, le premier pas étant franchi, on croit savoir que le meurtre transforme l’homme en meurtrier et que ce nouvel état suppose de nouvelles lois, avec lesquelles Ripley va jouer, parfois pour la bonne cause, comme on dit, comme dans Ripley s’amuse, peut-être le meilleur de la série, qui a inspiré deux beaux films et deux interprétations (Bruno Ganz et John Malkovitch) dont la meilleure n’est pas celle de L’ami américain, il me semble.
    En lisant ces jours Sur les pas de Ripley, je retrouve cette atmosphère de voluptueuse angoisse si particulière, propre à l’auteur, qui m’évoque le besoin de se faire peur des enfants pelotonnés dans leur nid de souris. Il y avait de ça chez la vieille gamine, qui refusait en outre l’ordre des gens dits normaux commettant toutes les saloperies sans froisser rien de leurs costumes de gens au-dessus de tout soupçon.
    Un jour que je lui demandais ce qui motivait selon elle les crimes, Patricia Highsmith m’a répondu que c’était cela presque toujours: d’avoir été humilié, de se sentir rejeté du bon camp, de n’être pas admis au vernissage… Ce dont Ripley tire, sans trop le vouloir, tout à son instinct d’animal dénaturé, le parti qu’on voit…


    Nulle conversation, mais un morne balancement entre mutisme et papotage.

    Le seul contact avec les gendelettres me tue. Ce n’est pas seulement qu’ils ne soient pas intéressants, c’est qu’ils sont gentils, si gentils qu’on n’a pas le cœur de leur dire ce qui est, à savoir que ce sont des casse-pieds.

    L'avantage des rangements tient à cela que nous retrouvons quantité de livres que nous avions oubliés, comme cet Aller retour New York d’Henry Miller, dans la collection de la Petite Ourse de Rencontre qui a ressurgi hier soir d’un Ararat de bouquins empoussiérés et que je me suis mis tout de suite à relire. L’énergie de ce formidable bretteur! Et le rappel d’Alfred Perlès, auquel ce livre est adressé, dont Miller dit que c’était le plus abondant épistolier des terres émergées. Du coup je me suis rappelé qu’il fallait que je fasse un signe à ma chère Asa, qui m’a toujours fait tant de réclame pour Miller, et que je reprenne mon Zambèze d’échange de lettres avec l’impayable Antonin.

    J’ai relevé ce matin, sur le rapport quotidien des visites de mes Carnets de JLK, que j’avais reçu 2071 visites durant cette première quinzaine d’août, et là encore je me suis dit: gare à l’illusion: un clic et tout ça s’évapore comme neige de baleine au soleil assassin…
    N’empêche que l’on y croit, à nos messages à Dieu sait qui et autres bouteilles à la mer. Même de plus en plus isolés les uns des autres, ils s’envoient comme ça des signes, les humains. Sophie nous balance d’ailleurs, ce dimanche matin, un dernier SMS de Damas. Et hier c’était l’ami Nicolas de son île grecque. Et tout à l’heure un autre texto du jeune Bruno rêvant au bord du Rhin.

    Notre grande petite Sophie est revenue hier de Syrie, les bras surchargés de cadeaux. C’est un vrai souk qu’elle a déballé sous nos yeux ébahis. Nous en avons bien ri et j’étais tout songeur en l’entendant raconter que, là-bas, les femmes se baignent tout habillées; et de la voir, sur les photos, engoncée comme en plein hiver, par des chaleurs torrides, m’a fait sourire aussi et me rappeler mon peu d’attirance pour ces pays et ces mentalités si figées dans les conventions pseudo-religieuses, évidemment claniques et toutes sociales. Dieu sait que je ne suis pas dupe des progrès dont nous nous targuons, mais tout de même, tout de même…

    medium_Dantzig.jpgCocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer «le livre des livres», mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui l’épatant Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, lequel me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes dans ce monde d’altruistes déclarés…
    J’aime bien pourtant ce décalage entre le mot qui juge d’avance et ce qu’on découvre qu’il désigne: c’est déjà tout un programme. On verra vite qu’égoïste ici signifie surtout personnel, non pas du tout d’un Moi narcissique mais d’un Je qui s’affirme en absorbant à la fois tous les Nous, dont le dandysme consiste à ne penser comme personne dans les mots de tout le monde.
    Sur le premier mot d’Action, Charles Dantzig se présente avec porte-voix et fauteuil à son nom, hollywoodien metteur en scène «regardant l’infanterie des écrivains qui discute, rit, fume, déambule en attendant la première prise», mais son cinéma à lui ne pratiquera guère la tonitruance de l’effet spécial, plutôt du genre de Martin Scorsese quand il raconte, merveilleusement, son cinéma italien ou son cinéma américain, à l’égoïste là aussi.
    Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans les développements subtils et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre la notion d’un auteur qu’il cite, le génial Baltasar Gracian.

    medium_Citati.jpgPietro Citati se lamente aujourd’hui, dans La Repubblica, en évoquant le saccage progressif des plus beaux sites d’Italie, à propos des petits villages du Tyrol méridional chers à Mahler et Hofmannstahl, et plus précisément de Versciago di Sopra (Obervierschach) qu’on est en train de dénaturer par un développement immobilier intempestif.
    Or c’est le mouvement inverse que nous venons d’observer en découvrant, dans les hauts du val d’Ossola, le parc naturel du Devero dont les grands espaces d’une somptueuse sauvagerie évoquent l’Amérique plus que l’Europe, à cela près que, dans les villages en train de (re) prendre conscience de leur patrimoine, l’effort de résister au nivellement et à l’uniformisation se ressent comme un nouveau sursaut de ces populations alpines à longue mémoire.
    A tous les étages habités du Devero, qu’on atteint par une route très escarpée en bifurquant, sur la route sur Simplon, à quelques kilomètres en aval de Domodossola, l’on est ainsi frappé par le goût des reconstructions à toits de pierre et boiseries dans le style des Walser, autant que, passé le barrage à toute circulation automobile, par la qualité des chemins piétonniers. Le céleste bleu pur du 18 août a fait affluer, de Milan et de partout, une inconcevable procession d’automobiles, toutes garées le long de la route de montagne, sur des kilomètres et des kilomètres. Vision buzzatienne des enfers du XXe siècle que cet interminable scolopendre multicolore, mais au-delà d’un hallucinant tunnel non éclairé traversant la montagne de part en part: halte-là, tout le monde continue pedibus.
    La foule est encore dense sur la moquette de gazon du vaste amphithéâtre du premier val Devero, mais au fur et à mesure qu’on s’élève, par les paliers successifs d’une espèce d’escalier montant vers le ciel à travers les forêts de châtaigniers dominant des lacs vert émeraude, et par d’immenses hauts plateaux de tourbières traversées de ruisseaux d’une traînante limpidité, jusqu’aux citadelles rocheuses découpant là-haut leurs créneaux dentelés, les marcheurs se font plus rares et, en fin de journée, c’est dans une solitude absolue que nous serons redescendus à travers ces jardins suspendus coupés de falaises à pic, de cascades aux eaux fumantes et de vertigineuses vires.
    Ce que nous aurons apprécié le plus, cependant, au terme de cette balade, c’est de retrouver de vrais hôtes à l’italienne, le soir, à l’Albergo della Baita (ce nom signifiant maison), sur l’alpage de Crampiolo, entre la sainte petite chapelle et le torrent; cet accueil jovial et sans chichis, et cette cuisine généreuse et variée, servie sans compter et sans cesser de sourire par les gens de la Signora Rosa: cette Qualité, cette civilisation naturelle, cette vraie culture transmise, cela même que l’esprit de lucre ou le seul souci de rentabilité altèrent un peu partout, mais dont certains retrouvent aujourd’hui la valeur.
    Je trouve juste et bon que Pietro Citati, grand lecteur de Proust et de Kafka, l’exemple à mes yeux de l’honnête homme, prenne à cœur de s’indigner contre l’atteinte, justement, à ce qui a fait la Qualité de ce pays qui est le sien, dans la mesure où la civilisation et la culture englobent l’aspect des maisons et des jardins, la cuisine autant que la conversation, le souci une fois encore de perpétuer ladite Qualité. J’espère seulement ne pas idéaliser celle que j’ai ressentie, n’était-ce qu’en passant, chez les Piémontais de ce haut-lieu du Devero où nature et culture semblent encore en consonance.

    Juste en dessous du col de l’Albrunn, l’autre jour, avant de débusquer une gargantuesque marmotte au milieu des hauts gazons, je suis tombé sur deux moutons brun grave, absolument seuls dans le pierrier, qui m’ont considéré d’un air vaguement réprobateur tandis qu’une pensée me revenait à propos de ce que dit Charles Dantzig, dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, sur l’incompatibilité entre puritanisme et littérature, mais aussi sur sa détestation de la montagne.
    Charles Dantzig dit ne pas aimer la montagne, où cela manque selon lui de cafés et de cinéma. Invité à passer une nuit à Sils-Maria au titre (si j’ai bien compris) de connaisseur de Nietzsche, il s’est laissé tirer l’oreille avant de renoncer tout à fait, en quoi il a eu tort évidemment, car à Sils-Maria, le long du lac, il eût croisé les spectres cinématographiques à outrance de La montagne magique, à un coup d’aile de la maison natale de Giacometti et de cette autre merveille qu’est le village de Soglio, sur son promontoire annonçant déjà l’Italie, où Rilke a séjourné et Jouve situé Dans les années profondes, le premier récit de La scène capitale.
    Il n’y a peut-être pas de cinémas en montagne, mais il y a du Japon en Engadine et de sévères moutons aux regards de sombres pasteurs bergmaniens sur les roches livides. Or le puritanisme est ce barrage de lourde pierre, semblable à celui qui retient les eaux d’émeraude du Lago di Devero, qu’un écrivain ne peut que se sentir appelé à briser pour lâcher les bondes de ce qui bouillonne en lui, et c’est ainsi que, de Nathanaël Hawthorne à John Cowper Powys ou, au pays de Calvin, à Benjamin Constant et Jacques Chessex, le puritanisme construit ceux-là même qui en feront éclater la gangue. Calvin fut un écrivain autant qu’un épouvantable éteignoir, et nous pouvons jouer avec cela comme les Anglais et les Nordiques, Pasolini dans ses Lettere luterane si contradictoires ou Ramuz et ses propres antinomies de lyrique coincé.
    En ce qui me concerne, je me sens typiquement un puritain qui emmerde le puritanisme, comme les moutons sévères du col de l’Albrunn emmerdent le panurgisme prêté à leur espèce. L’horreur serait qu’il n’y ait plus de barrage, n’est-ce pas, et là je présume que nous nous retrouvons avec Dantzig. C’est d’ailleurs ce que je trouve de plus follement stimulant à la lecture de son livre: que tout ce qu’il dit qui me heurte, m’intrigue, me paraît d’abord extravagant (ce qu’il écrit sur Molière, contre tant de platitudes convenues auxquelles j’ai trop souvent souscrit) en appelle à des retouches de ma part, qui en susciteraient peut-être d’autres de la sienne. Ce livre est une conversation, comme il n’en est plus guère par les temps qui courent sauf, disons, à ces hauteurs, avec un Pietro Citati ou un Marc Fumaroli, si l’on s’en tient aux vivants.
    A son corps défendant j’ai traîné « mon » Dantzig à travers les forêts de mélèzes et les tourbières, sans cesser de resonger à ce qu’il dit de Morand (magnifique et nul à la fois) ou de Vialatte, de Romain Gary (où il fait montre de tant de justesse généreuse) ou de Léautaud (notre passion commune), de Fermina Marquez ou de Montherlant dont il fait le bilan des raisons de la détestation qui le poursuit et celui des motifs de l’admirer quand même.
    Charles Dantzig admire et c’est assez rare par les temps qui courent, mais plus encore il fait l’éloge de la transmission, et c’est ce qui me le rend infiniment proche, quand notre époque d’atrophie répand le nouveau provincialisme dans le temps (dont parlait T.S. Eliot) qui nous fait rejeter tout ce qui nous a précédés. Nous sommes tous contemporains de Lucrèce et de Pascal, de Proust ou de Max Jacob au moment de les lire, tandis que le temps passé dans une page insignifiante est déjà ce qu’on dit un temps mort.
    (Au Devero, en août)

    medium_Kramer.jpgIl a fait ce dimanche le temps le mieux approprié à la lecture de L’Adieu au nord, le nouveau roman de Pascale Kramer, achevé dans un train fuyant le nord, précisément, et l’énorme pluie faisant déborder les rivières et les lacs, après qu’une très vieille dame, droite comme une figure de Beckett, m’eut fait remarquer qu’il n’avait jamais si bien plu cette année, soulignant ensuite que «quand il pleut il pleut»…
    Or il se dégage, de ce dernier livre de Pascale Kramer, et plus encore que les précédents, Les vivants et Retour d’Uruguay, une sensation de malaise voluptueux, si l’on ose dire, qui relève à la fois de l’atmosphère extérieure et de la température des corps des personnages, de l’air et de la peau, de la mer et des humeurs à tout instant changeantes d’Alain, le trentenaire fou de désir à l’approche de la femme-enfant Patricia, et de tous ceux qui gravitent autour de ce couple mal parti, qui m’évoque ces deux amants de L’Enfer de Dante s’accrochant follement l’un à l’autre et s’entraînant mutuellement dans une chute à n’en plus finir.
    C’est l’histoire d’une passion confuse dont le climat rappelle celui du Coup-de-vague de Simenon, avec ce même quelque chose de moite et de sensuel, de tendre et de maladroit, de très physique et d’à fleur de peau où tout est exprimé sans un dialogue, par des gens qu’on pourrait presque dire sans langage mais dont la romancière nous fait ressentir toutes les nuances des sensations et des émotions, de la manière à la fois la plus directe et la plus diffuse, la plus crue et la plus sensible aussi. Cela se passe d’abord dans une espèce de ferme où l’on cultive le cresson, entre terre et mer, puis à Cork où le couple se casse quelque temps, au double sens du terme, enfin retour à la case départ avec un enfant à naître et la conviction croissante d’un gâchis à venir, sans que cela soit sûr.
    Rien n’est jamais sûr dans les romans de Pascale Kramer, sauf qu’on est là et que ça fait mal, surtout ce désir lancinant qu’il y a entre l’homme et la femme et tous les malentendus qui en découlent et l’exacerbent, avec pour Patricia la rage initiale d’échapper à son salaud de père et chez Alain une sorte de «tyrannie masochiste» qui le torture et le pousse à des violences insensées.
    C’est là du vrai roman qui ne veut rien prouver mais qui s’impose par sa chair même, pourrait-on dire, qui fait de chaque phrase et de chaque séquence une suite implacable d’actions, même si ce qu’on appelle l’action se réduit à pas grand-chose d’autre que la vie qui va, comme on dit. Mais quel drame, quand on y regarde de près, quelle affaire que cette guerre des âges et des sexes, quelle douleur que cette passion à n’y rien comprendre, et toute la gamme des sentiments proustiens dans ce trou du cul du monde où la pluie est si mouillée et nous colle les uns aux autres…
    C’est une bête étrange qu’un romancier, et là ça ne fait pas de doute: Pascale Kramer, à l’instinctive et avec une croissante puissance d’expression, qui n’exclut pas ici et là quelque pesanteur, s’impose comme un véritable médium du roman, proche une fois encore du meilleur Simenon mais avec son registre tout personnel doux et dur, tendre et vrai.

    Nous venions de passer à table, hier soir, avec des amis, lorsque Bernard Campiche m’a appris la triste nouvelle de la mort de Horst Tappe, rongé par un affreux cancer dont il a été délivré dimanche dernier, dans le même hôpital du Samaritain où s’est éteint Vladimir Nabokov, dont il avait réalisé de si beaux portraits. Du coup je suis allé en chercher une quinzaine d’autres, de Lobo Antunes et de Patricia Highsmith, d’Ezra Pound et de Picasso, de Nancy Huston et de Judith Hermann, toutes marquées par la même qualité de lumière et de présence, qui caractérisait le grand art de notre ami; et plus tard, nos invités nous ayant quittés, j’ai repensé aux heures passées ensemble avec Horst depuis notre première rencontre, à Saint-Malo, puis à son domicile de Territtet, dans son logis de vieux garçon au visage embellissant quand il se sentait valorisé, où nous nous racontions nos lectures et nos pérégrinations en picolant comme il l’aimait pour s’adoucir la vie. De fait, affligé d’une vilaine gibbosité qui allait s’aggravant, le cher homme, quoique ne se plaignant jamais, devait souffrir de se sentir tenu à distance des femmes, même si deux d’entre elles (les jeunes historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse) l’ont entouré, ces dernières années de prévenances particulières en l’aidant à réaliser plusieurs expositions et ses deux livres consacrés à Nabokov et Kokoschka, jusqu’à la triste fin que lui a valu sa tumeur au visage.
    Certains êtres marqués dans leur chair, comme l’était aussi Flannery O’Connor avec son affreux lupus, trouvent dans leur douleur une énergie productrice de beauté, et c’est ce qui me frappe le plus dans le portraits que nous laisse Horst Tappe, au-delà de tout esthétisme de studio: c’est cette beauté intérieure, liée à l’aura de la personne, qu’il parvenait à restituer. La douceur et la gravité qui se dégagent des portraits de Nancy Huston ou de Judith Hermann, la morgue impériale de vieille tortue d’un Somerset Maugham ou le charme ravageusement mélancolique d’un Antonio Lobo Antunes, entre tant d’autres visages réellement révélés, en disent beaucoup sans doute, aussi, sur la qualité d’un artiste et d’un homme auquel, plus que le prestige des noms et des titres, la relation simple et vraie importait pour l’essentiel. (A La Désirade, ce 24 août)

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  • Ceux qui se tiennent prêts

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    Celui qui récure ce matin le plancher de la vieille cabane puant le crachat d’araignée qui se révèle d’or pur / Celle qui sait maintenant que la seule chose importante pour elle est ce qu’elle ne sait pas / Ceux qui font pèlerinage à la guérite de la garde-barrière béatifiée par le pape montagnard / Celui qui a gardé l’antique respect pour la destination des choses / Celle qui ménage une niche pour le Trésor à venir / Ceux qui croient qu’il y a quelque chose de caché au centre du centre et que tout le reste est du pipeau / Celui qui se sent aussi sûr de lui qu’un élan au bord d’un lac / Celle qui reprise le joli pyjama bleu de son fils de 5 ans sans se douter qu’il deviendra Jessie Killer / Ceux qui sont à la très attentive écoute de leur sang secret / Celui qui sent qu’il doit faire absolument il ne sait quoi qu’il va faire il le sait maintenant / Celle qui achète une cravate phosphorescente au prophète de la Nouvelle Église du Bon Plaisir des Derniers Jours / Ceux qui regardent attentivement la nouvelle émission télévisée durant laquelle des enfants clonés torturent des lapins blancs qui crient HELP en araméen / Celui qui ramasse plein de dollars dans les quartiers riches en prêchant à des sourds avant de tout dépenser au bordel dont les dames le justifient en somme / Celle qui se fait passer pour innocente auprès de celui qui la croit sans le montrer / Ceux qui clignent de l’œil sans qu’on sache s’ils sont messagers ou pas de Qui Vous Savez (ou pas) / Celui qui ne dit mot ni ne consent / Celle qui fait l’âne dans la crèche avec des oreilles de carton qui la grattent / Ceux qui retendent le ciel de jute teinte en bleu nuit d’Orient sur lequel il vont recoller la nouvelle étoile, etc.

  • Sollers à Smolensk


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    De la physique des nuages, de l'homonymie, de l'amitié et de Discours parfait, le nouveau livre de Ph.S.

    Chaque fois ou presque que je me rends à Smolensk en classe busy, ça ne manque pas : je tombe sur Sollers. La semaine dernière encore, alors que j’allais négocier l’achat d’une icône du XVIIe tardif auprès du sous-secrétaire du Métropolite Cyrille, pour le collectionneur qui me fait voyager à l’œil depuis quelques décennies, destination Smolensk ou ailleurs, voilà mon Sollers sur le tarmac avec son énorme porte-documents et son sourire matois si semblable en somme à celui de son homonyme.
    Charles Sollers est un type épatant dont j’aime la conversation, véritable délassement pour l’esprit et la sensibilité fine sur le long parcours de Roissy à Smolensk via Varsovie. Charles n’est pas vraiment un littéraire, jamais je ne suis arrivé à lui faire lire les quelques livres lisibles de son homonyme, mais cet ingénieur atomiste est un bon connaisseur de l’ornithologie et des opéras de Puccini, de la peinture flamande et de la physique des nuages. Nous nous étions entretenus, lors de notre première rencontre, des montagnes de cumulo-nimbus de la plaine tourangelle, qu’il me dit rêver d’escalader un jour, et c’est dès ce premier entretien qu’une connivence poétique nous porta à nous confier mutuellement nos noms : il me livra donc son Sollers, et moi mon Joyaux, ce qui nous rendit tous deux joyeux car il trouvait Joyaux un nom joyeux et moi ce nom de Sollers me faisait rire, le sachant le pseudonyme de Joyaux, mon homonyme.
    Si nous nous entendons si bien, Charles et moi, qui nous arrangeons toujours avec les hôtesses russes pour nous retrouver côte à côte (je prononce mon spassiba avec un accent parfait, et lui coule son kharacho avec la même aisance), c’est à cause de notre goût commun pour les nuages, qui nous surexcite au moment des lentes montées vers l’azur et se poursuit dans nos longues évocations verbales entrecoupées de lampées de Bloody Mary. Il y a là quelque chose de rare, qui fonde une véritable amitié, que je crois indestructible. Ce n’est pas pour autant que j’irais plus souvent à Smolensk, et jamais nous ne nous voyons ailleurs que sur ce vol, Charles et moi. C’est simplement un fait : nous sommes d’incomparables amis, qui nous entendons en matière de nuages et de déserts, d’oiseaux et de mélodies à fendre l’âme. Charles est plutôt Tosca, moi plutôt Bohème, mais attention : ça peut changer. En 1999, lors de notre treizième vol commun, je me suis soudain trouvé en mesure de murmurer le Vissi d’arte, vissi d’amor de Tosca avec un pathétique (je croyais alors que j’avais un mal incurable) qui poigna Charles au point qu’il entonna un Mi chiamano Mimi positivement…
    Les mots me manquent pour dire cette amitié, qu’on n’imaginerait pas avec l’autre Sollers, je ne sais pourquoi mais c’est comme ça: les écrivains sont les écrivains surtout ceux qui se prennent pour les meilleurs ce qui s'avère - parfois. Bref, Charles Sollers m’a d’ores et déjà prié de prendre connaissance des Discours, le dernier mastodonte (918p.) récemment paru de l’autre Sollers, et de le lui résumer lors d’un prochain vol. Je n’y manquerai pas. Charles a cessé de le prendre au sérieux lorsque je lui ai cité les pages de son homonyme concernant les oiseaux,  mais cette fois c'est avec un joli chapitre consacré aux fleurs que l'autre Sollers se lance dans un impétueux Zambèze de considérations sur la Gloire de la Bible et le sexe des Lumières, Baltasar Gracian (Sacré Jésuite !), Freud qui s'échappe et Claudel porc et père, le fusil de Rimbaud et Mauriac grand cru, les dieux de Renoir et la mutation du divin + cent autres sommitaux sujets + Sollers à chaque coin de page qui nous annonce une Nouvelle Renaissance dont on devine qu'il s'intrônise lui-même en personne l'initiateur et le prophète et le pape au risque de faire sourire un peu Charles -  et c'est d'ailleurs le moins qu'on puisse espérer au programme de cette somme à paraître le 5 janvier 2010 à o9ooh. GMT: deux amis qui s’entendent sur les questions fondamentales de physique nuageuse et de tectonique des déserts peuvent bien s’accorder quelque amusement en altitude…

    Image: Ciel de John Constable

  • Ceux qui s'ennuient

    Suisse99.jpgCelui qui se trouve assis silencieux entre sa mère qui lit ELLE et son père qui lit LUI / Celle qui dîne en face de son miroir et s’adresse parfois un regard lourd de sous-entendus  / Ceux qui se sont toujours entendus  sur le fait qu’ils ne s’entendront jamais / Celui qui grimace déjà en se disant que sa conjointe va dire tout à l’heure : chic il fait beau / Celle qui a pris son conjoint en grippe quand elle a compris que le beau temps lui oxydait le moral  / Ceux qui pourraient très bien taper le carton sans cartes ni carton / Celui qui se réjouit toujours de faire ses comptes histoire de savoir s’il tient le cap qu’il s’est fixé sous le portrait de ses parents décédés dans un accident d’automobile postale / Celle qui a trouvé un nouveau détergent pour les chromes de sa Toyota Cressida / Ceux qui ne donnent plus à La Chaîne du Bonheur depuis qu’ils savent ce qu’on sait sur la distribution des collectes en Afrique / Celui qui n’est pas raciste mais reste sur ses gardes / Celle qui essaie de dérider les clients du tea-room La Joie de vivre en racontant la bien bonne dont elle ne se rappelle jamais la fin / Ceux qui font la vaisselle en couple mais c’est à près tout / Celui qui aime rester assis sur le banc d’où l’on voit le virage le plus dangereux du canton sans risquer d’être dérangé en cas d’accident / Celle qui distribue des prospectus de la nouvelle Eglise Sans Jésus à laquelle elle n’est même pas sûre de croire / Ceux qui n’ont plus d’espoir qu’en la prolongation de la vie par des produits nouveaux / Celui que sa retraite n’empêche pas de craindre de passer à côté de quelque chose d’important sans savoir trop quoi / Celle qui téléphone à la Ligne de Cœur pour dire à Etienne qu’elle va mieux depuis qu’il a fini par lui laisser entendre qu’il n’en avait rien à foutre de ses jérémiades à la con alors qu’il y a tant de gens qui en chient un max / Ceux qui tirent sur les ambulances pour se prouver qu’ils ne doivent rien à personne / Celui qui positive à l’envers puisque tout empire à l’endroit / Celle qui éteint toute conversation par sa façon de tout ramener à ses varices et à celles de ses tantes d’un certain âge / Ceux qui se plaignent de ceux qui vont fumer dehors en incriminant les courants d’air que cela occasionne à la fois quand ils sortent et quand ils rentrent dans la Bonne Auberge, etc.   

         

    (Notes prises dans le train de Lucerne où je vais retrouver ma marraine de 90 ans qui pète le feu dans sa Pflegewohnung aux bons soins d’un Congolais super sympa)

  • Le grand fauve à noeud pap

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    La dernière brasse de Corbu

    Nicolas Verdan ne manque pas de culot, ni de souffle non plus. Il en fallait pour se risquer à endosser la peau et se couler dans la psychologie d’un personnage aussi considérable, multiple, paradoxal, à la dépouille duquel Malraux s’est adressé comme à un monument national et que sa « petite mère », à passé nonante ans, continuait à juger et gourmander comme un garnement tout en refusant obstinément de rencontrer sa bru, l’épouse régulière Yvonne, alias « Von », censée ne rien savoir des multiples aventures de son Minotaure et qui aura avalé autant de couleuvres que de verres de trop...

    Or, pour son troisième roman, après Le rendez-vous de Thessalonique, (paru chez Campiche en 2006, Prix Bibliomédia)  affirmant immédiatement un remarquable talent d’évocation, Nicolas Verdan a largement assuré ses arrières documentaires, comme en témoigne la très substantielle bibliographie des ouvrages consultés, pour se lancer à l'eau bonnement à poil, en rupture de chronologie et sans dates arrimant le récit (ce qui complique parfois un peu la tâche du lecteur), dans le sillage d’un jeune vieillard en caleçon de coton descendu, le matin du 27 août 1965, de son cabanon de trois mètres sur trois et des poussières, à Roquebrune-Cap Martin, pour y prendre à neuf heures son dernier bain dont on le retirera mort une heure plus tard.

    Comme on le devine, l’argument narratif tient dans ce temps d’une heure de nage durant laquelle toute une vie défile comme à travers l’esprit, le corps couvert d’yeux et les multiples palpeurs sentifis et cérébraux du poète-artiste-architecte-baiseur-bâtisseur-voyeur-voyant-voyageur. L’élément marin, dans lequel il se fond finalement (« car, pour finir, tout retourne à la mer », aura-t-il d’ailleurs écrit), sera celui-même du texte fluide et voluptueux, moiré, tourbillonnant, qui fait remonter ses paquets de souvenirs en pêle-mêle d’écume de mémoire, sans se diluer pour autant. C’est en effet un texte somptueusement ordonné dans son désordre apparent que Saga Le Corbusier, traçant son sillon avec la dernière énergie de ce grand animal conquérant.

    La position du narrateur relève, dans Saga Le Corbusier, du vrai défi. Le nageur se parle en effet à lui-même et se donne du « vous », ce qui pourrait être pénible pour le lecteur témoin à son corps défendant, ou par le plaidoyer pro domo que cela risquerait d’amener, notamment à propos des zones controversées du personnage courbant successivement l’échine devant les Soviets puis à Vichy où il montrera toutes les complaisances. Il y avait de l’écrabouilleur chez Le Corbusier, de l’égomane surpuissant et du mégalo à l’avenant. Or la réussite surprenant,e dans le récit, tient à faire sentir tout ça de l’intérieur, à fleur de peau et de jarrets, en le jugeant sans le dénoncer ni gommer sa mauvaise foi . Dès la première séquence dans son atelier, avec le jeune Minette posant pour lui sculpteur, alors qu’elles est architecte à Londres et lui donnera la clefs de Chandiragh, le personnage est là en ronde-bosse, vivant et bandant, ne cessant en outre de griffonner et de peinturlurer, de caresser les lumières et les corps.

    Un roman de moins de deux cents pages peut-il se dire saga, se demandera-t-on ? mais pour convenir, en fin de parcours, que c’est une immense vie qu’on a traversée dans un tourbillon kaléidocopique à la fois très concentré et chatoyant, monté comme un film (il y en a déjà un vrai en préparation) et dont la chronologie se reconstitue au fil des chapitres, de l’Inde magnifiquement humée à la lumière d’un nouvel Alger, des échelles célestes de Rio à la Nouillorque al dente de demain faisant la pige aux slums, via les boîtes d’Harlem où il voit le jazz naître et Joséphine Baker l’ensorceler, les putes et les fils de putes rivaux...

    Corbu05.jpgPlus que la saga mathématique d’un architecte, ce livre d’exultation lucide est celui d’un créateur visionnaire tenant son Quichotte dans une poche (relié pleine peau de chien empruntée à son cher Pinceau) et Zarathoustra dans l’autre pour faire bon poids, qui met en balance les ressources et les faiblesses du personnage. « Chez Corbu, écrit Nicolas Verdan en postface, il y a comme une formidable absence de compassion. Un manque absolu d’amour ». Et pourtant le monstre marin irradie, et c’est un poète, c’est un artiste, c’est l’homme nu qu’il cherchait aussi bien.

     Nicolas Verdan. Saga Le Corbusier. Campiche, 191p.

    Corbu01.jpgLe grand fauve à nœud pap

    Un extraordinaire personnage de roman vint au monde le 9 octobre 1887 : un certain Charles-Edouard Jeanneret, qui fut déclaré en ses années de gloire « l’une des 100 personnalités les plus importantes du monde », sous le pseudonyme de Le Corbusier. Un mois plus tôt, à la Chaux-de-Fonds, était né un certain Frédéric-Louis Sauser, devenu célèbre lui aussi sous le nom de Blaise Cendrars. La vie du premier, visionnaire des temps nouveaux et voyageur curieux de tout, déclaré homme de lettre sur son passeport, mais aussi peintre et génial architecte, aurait très bien pu inspirer le second au titre de « grand fauve humain », comme Cendrars appela son Moravagine. 

    Chevalier errant qui savait Don Quichotte par cœur, dont il avait relié son exemplaire avec la peau de son chien Pinceau, Le Corbusier, à côté e ses Œuvres complètes, peut-être approché, sous le double aspect de sa vie et de son œuvre, par une quantité d’ouvrages plus ou moins spécialisés, dont la dernière « somme » de Nicholas Fox Weber, paru chez Fayard en mai dernier, comptant près de mille pages. LE monument du moment…

    Pas moins utiles cependant, trois autres publications récentes « zooment » sur l’œuvre ou sur « l’homme nu », qui nous aident à mieux voir les multiples facettes de ce grand créateur à l’apparence publique souvent solennelle voire glacée – le nœud papillon ne laissant pas deviner le vrai personnage.

    Corbu03.jpgPour illustrer la face lumineuse du Maître en l’une de ses réalisations, le photographe lausannois Matthieu Gafsou est entré en consonance réellement créatrice avec son objet: le patrimoine de Firminy-Vert,  captant les jeux de l’architecte avec la lumière, s’efforçant de « lire la pierre » et de mettre en scène les éléments architecturaux (une cité d’habitation, une Maison de la culture, un complexe sportif et l’église Saint-Jean), et la nature environnante du plus grand site Le Corbusier en Europe, entre Saint-Etienne et Le Puy, à l’échelle du Modulor. 

    Cette unité de mesure « idéale » déterminée par Le Corbusier afin d’harmoniser les proportions de ses édifices à l’échelle humaine, ne donne aucune idée du merveilleux « foutoir » de son atelier virtuel et voyageur dans lequel, en revanche, ses carnets de voyage nous font plonger.

    Plus encore que l’architecte visionnaire, les carnets de Le Corbusier font apparaître le créateur protéiforme en constant exercice de curiosité et d’invention, qui fait son miel de tout ce qu’il découvre et doit bien regarder en le dessinant aussitôt ou en le décrivant dans ses notes. De Rome, dont il met les clichés touristique en miette, à New York (« un événement mondial ») qu’il « vit » avec autant de haine-amour qu’Athènes, en passant par le « bonnet suisse » cossu et même « épais » de nos maisons, la Casbah d’Alger qui a « fait le site », ou la « jouissance mathématique » née de la construction des dunes du désert par le vent, Le Corbusier fait miel de tout, en vue d’une réflexion plus générale sur le mieux-vivre humain.

    Or, sans tomber dans l’anecdote, on aimerait accompagner Le Corbusier plus loin dans son voyage au bout de lui-même. Ce qui se fera par le roman, sous la plume de notre confrère Nicolas Verdan, citant d’autres carnets plus intimes, privés, dont les notes et les dessins, exultant de sensualité, révèlent le grand fauve et ses passions, ses contradictions, les ombres que portent son obsession de la lumière.

    Nicholas Fox Weber. C’était Le Corbusier. Fayard, 976p.

    Matthieu Gafsou, Ce rêve étrange ; Le Corbusier à Firminy, Gallimard, 1004p.  

    Le Corbusier. Croquis de voyages et études. Textes choisis et présentés par Philippe Duboÿ. La Quinaine/vuitton, coélection Voyager avec…, 343p.

  • Ceux qui rêvent à Susie

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    Celui qui a vu l’étoile s’arrêter au-dessus de la maison de briques de Blackburn / Celle qu’un simple nécessaire de toilette mauve a pu faire rêver dès sa treizième année / Ceux pour qui traverser la Manche signifiait : rêver de châteaux en Espagne / Celui qui se console de son statut de magasinier à Bathgate en se disant que les pièces de rechange sortant de son usine iront à des Jaguar et autre Rover / Celle qui voit en la dactylographie une manière de danse à dix doigts / Ceux qui estiment qu’il n’y a pas de sot métier mais que ça aide d’être capitaine d’industrie / Celui qui invite sa petite dernière de dix enfants à renoncer momentanément à l’acquisition d’un pianola / Celle que son bégaiement handicape à la trompette / Ceux que leur bec-de-lièvre ont fait prendre en grippe les paparazzi / Celui qui en tant que catholique pratiquant s’est efforcé d’éloigner ses enfants de la Tentation  représentée par les premiers 45tours des Beatles en les dirigeant vers Cliff Richard le converti du rock’n’roll / Celle qui a toujours pensé que la beauté était surtout un truc intérieur comme l’a d’ailleurs dit Miss Donegal au soir de sa Victoire de Belfast / Ceux qui se sont fait une oreille sûre en écoutant la pluie tomber sur les containers remplis de déchets carnés / Celui qui a entendu l’Appel et s’est aussitôt choisi un nouveau chapeau style évangéliste du Tennessee / Celle qui flaire l’odeur du péché à quinze mètres ce qui l’empêche de jouir de son propre parfum à la vanille / Ceux qui se demandent ce que peut valoir aujourd’hui l’Action God / Celui qui rappelle à son fils Lester que chanter Sugar Sugar Baby du matin au soir ne suffit pas forcément à retenir une jeune fille bien dotée / Celle qui fait les troncs pour se payer de quoi se faire belle pour Le Seigneur /  Ceux qui ont appris à chanter quand ils étaient au fond du trou et en ont perdu le goût maintenant que tout roule / Celui qui prie les trois Personnes divines pour que Susie sa cousine terrasse ses quatre cents concurrents de sa voix pure d’ange sublimant son surpoids avec l’innocence des vraies divas / Celle qui croit que son oncle anglophone la menace quand il lui dit God bless you / Ceux qui sont venus de loin pour entendre Susan Boyle chanter I dreamed a dream (j’ai rêvé un rêve) et qui sont donc revenus le soir d’encore plus loin, etc.

     

    Susan.JPG(Cette liste a été établie  au fil de la lecture de Susie la simple, une biographie de Susan Boyle, établie par Alonso Llorente et agrémentée d’une sémillante postface d’Alexandre Frierich, aux éditions Art&fiction de Lausanne)

     

     

  • Trois histoires de rivière

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    Par Daniel Vuataz

     

    Les époux

     

    Ils avaient quitté père, mère et les cloches battantes du Clos de la Chapelle pour s’enfoncer dans les bosquets, leurs nouvelles bagues à l’annulaire. La rivière coulait lente, charriait d’heureuses promesses. Lui, il ouvrait la marche, écartant pour elle les herbes les plus hautes, lui indiquant sur quelles pierres marcher. Elle, elle remettait de côté sa vaste chevelure rousse, retroussant ses jupes pour ne pas toucher les marécages. Ils trouvèrent du soleil à deux pas d’un pré jaune et posèrent leur en-cas sur un tronc bouturé. De la terrine de lapin. Elle le questionnait sur le cri du lapin, sur son nom, sur le fait que personne ne l’entende jamais, même quand on leur tord le cou.  Sans répondre il posa, sur sa bouche étonnée, son doigt gourd qu’il remplaça rapidement par ses lèvres. Elle trouva le goût musqué, salé, comme celui des grands cerfs, et avant qu’elle ne le remarque, il avait introduit sa langue. Elle lui demanda des yeux s’il l’aimait comme elle l’aimait, s’il ne la laisserait jamais tomber, mais il ne bougeait presque pas, ses paupières closes au soleil, sa langue contre la sienne. Elle se dit qu’il fallait bien s’abandonner à quelqu’un un jour ou l’autre, qu’il fallait bien essayer. Elle tira doucement sur les laçages de sa robe, sans qu’il ne bouge ou ne semble rien remarquer. Quand elle fut nue, elle voulut qu’il prenne un peu de recul pour qu’il la regarde en entier et la désire, mais des nuages passèrent sur la clairière, et quand elle parvint enfin à se décoller de ses lèvres séchée, il sentait déjà le mort. Elle le posa raide et pâle sur l’herbe noire et entama la terrine, vaguement attristée à l’idée qu’il lui faudrait encore attendre un peu pour trouver un mari qui convienne vraiment à sa nature.

     

     L’autre

     

    Le plus grand des trois portait le sac et ce qu’il contenait. Le plus petit des trois fermait la marche en jetant régulièrement des regards derrière lui. Celui du milieu effleurait la surface rapide de la rivière avec un grand jonc, ne faisant presque pas bouger l’eau. Le plus grand des trois changea d’épaule le sac et ce qu’il contenait. Le plus petit essaya de chanter une comptine, mais aucune ne lui vint. Celui du milieu trouva que le ciel était assez inhabituel. Les trois s’arrêtèrent en même temps au bord d’une mare sombre que faisait sur la rive la rivière trop rapide. Le plus grand déposa doucement le sac et ce qu’il contenait sur la berge sablonneuse. Le plus petit chercha des yeux celui du milieu, mais celui du milieu était déjà dans la mare, de l’eau noire jusqu’aux genoux, tremblant et suppliant. Le plus grand lui dit de ne pas tenter de discuter, que ça ne servirait à rien, qu’il n’était pas fait pour cela. Le plus petit répéta exactement les mêmes mots que le plus grands, dans un ordre  légèrement différent. Celui dans la mare commença à sangloter, répétant que ce n’était pas juste. Les deux autres prirent leurs yeux menaçants. Celui dans l’eau se calma, mit sa tête dans ses mains et recula jusqu’à ce que l’eau lui monte aux épaules. Le plus grand sorti le revolver du sac et le pointa sur la tête du garçon dans l’eau, lui disant tout bas qu’ils n’étaient pas du tout obligés d’en arriver là. Le plus petit vérifia que personne d’autre ne les avait suivis. Le plus grand appuya du pouce sur le chien du revolver. Le plus petit se boucha les oreilles mais garda les yeux grands ouverts. Celui dans l’eau plongea d’un coup et disparut sous la surface noire de la mare. Les deux autres observèrent un moment la créature palmée nager en cercles près de la surface de l’étang, sa crête ne faisant presque pas bouger l’eau. Le plus grand désamorça le revolver et dit au petit de le suivre sur le chemin du retour. Le plus petit jeta un dernier regard à la mare immobile. Plus jamais, c’est sûr, ils ne ramèneraient un de ces grands œufs que personne au village n’avait été capable de reconnaître.

     

    Le roi du village

     

    La troupe entière quitta l’église au petit matin, pain, sel et viande séchée répartis dans des sacs. Ils longèrent en cérémonie le Rio du Village en direction du fleuve, dans lequel se jettent toutes les rivières. Comme d’habitude, ils s’arrêtèrent dans un grand bois à chevreuil, là où se trouve la pierre debout. Un type se coiffa d’une couronne de bois mort et se mit debout sur la pierre debout.

    -Vous savez ce qu’ils nous feront s’ils nous trouvent ? dit le type debout sur la pierre debout, tournant le dos à la rivière.

    Les autres types ne répondirent pas.

    -Vous avez une idée de la taille de leurs membres ? repris le même type, la voix de plus en plus sûre.

    Les autres produirent des estimations avec leurs bras, hochant la tête apeurés, consultant du regard les idées alentours.

    -Vous connaissez la vraie différence entre nous et ces autres types ? continua le type, debout sur sa pierre debout, écartant les mains, se voulant important.

    -Nos coutumes ? osa un petit type au fond de la troupe.

    -La civilisation ? ajouta un autre type un peu roux.

    -La technique ? essaya un grand type tout défait.

    -Notre église, nos trésor ? fit un type que le type principal ne put réussir à repérer dans la masse qui se resserrait lentement autour de lui.

    -Vous n’y êtes pas ! lança le type principal. La différence, c’est que nous m’avons moi ! La différence, c’est qu’avec moi vous aurez un guide à suivre et à aimer ! Je suis le roi des types ! Choisissez-moi ! Et il gesticulait debout, sur sa pierre debout.

    Les types de la troupe échangèrent quelques regards, et se penchèrent pour ramasser des pierres. Le roi des types tomba dans l’eau dès la troisième pierre, sans que personne ne sut jamais qui  avait lancé la première, et le courant fut rouge quelques instants. Quelques -uns des types fouillèrent la rive avec des grandes perches. D’autres eurent des jurons généalogiques. Tous les types reprirent les victuailles qu’ils n’avaient pas touchées, et rentrèrent au village en silence. Le jour suivant, encore une fois, il faudrait recommencer. Le danger était bien présent, on ne pouvait plus faire autrement. Les signes finiraient bien par se manifester en faveur de quelqu’un.

     

    Ce triptyque de Daniel Vuataz, 23 ans, étudiant en lettres à l’Université de Lausanne, est à paraître dans Le Passe-Muraille No 80, le 20 décembre 2009.

  • Notes panoptiques 2005

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    L’exclamation qui résume en somme l’égocentrisme de l’homme de lettres: et moi?

    Ce qui pourrait n’être qu’un jeu (mon blog ouvert le 6 juin à l'enseigne de Carnets de JLK) est devenu pour moi une nouvelle stimulation, mais attention à l’obsession. Cela seul est néfaste: qu'on soit occupé et bientôt suroccupé au lieu de rester poreux. Cela est essentiel à mes yeux: rester poreux.

    En surfant sur le blog du Stalker (Dissection du cadavre littérature) je constate tout ce qui me sépare aujourd'hui de ce genre de sainte frénésie. Je ne suis pas un réactionnaire: vraiment pas tu tout.

    Donner en espérant une contrepartie n’est pas donner.

    Mon besoin, ce matin, de matière solide, s’est satisfait à la lecture des premières pages du Cézanne de Philippe Dagen. Il y prône le retour à l’œuvre et l’attention aux intérêts du peintre pour la littérature et toutes lesmedium_Cezanne.2.JPG formes d’interprétation – je dirais: de lecture. Le fait que Cézanne sache La charogne de Baudelaire par cœur est plus important, à ses yeux, que toutes les théories visant à s’approprier Cézanne. Le personnage bougon et entêté, solitaire et saint à sa façon (si peu  artiste en sa posture, me semble-t-il) de Cézanne m’a toujours plu. Ceux qui l’approchent le traitent d’«ours intraitable». Il écrit lui-même: «L’isolement, voilà ce dont je suis digne. Au moins, ainsi, personne ne me met le grappin dessus». Et cela que j’aime bien: «Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi».

    Une fois de plus émerveillé par le côté chinois embrumé des plans successifs qui se structurent autour des bras multiples du lac des Quatre-Cantons, suggérant tout un labyrinthe un peu nordique, genre fjords en plus forestier. Noté ça pour une aquarelle.

    Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelait l’auto-limitation, si contraire à l’esprit du temps…

    En dînant seul à la terrasse du café de la Place, tout en haut de la rue d’Odessa, je songe à mes multiples escales à Paris et à ce que j’aime toujours dans cette ville sans pareille, à sa vie, à son charme et ses beautés – ce soir, ensuite, le bord de la Seine, la grande roue du côté des Tuileries, la tour Eiffel gainée d’une sorte de résille de lumière, puis les terrasses de la rue de Buci, jusqu’à la touffeur molle de la nuit estivale, propre elle aussi à Paris.

    medium_Saint-Sulpice.JPGAu Luxembourg ce matin. Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus. Après avoir salué le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre verte de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave de je ne sais qui se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement la souple, lente et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu, puis j’avise, tout à côté, la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer là, reproduisant en bois et au format une Silver Ghost, conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov et réalisée par le menuisier Boulanger, selon le projet de celui-là de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des fleurs, des lierres, des verdures de toute sorte vont proliférer sur la carène de bois de la Rolls et demain l’automobile disparaîtra sous les follicules et les corolles.

    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout jeune Occidental glabre au jeu du sabre ponctué de cris rauques. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance a été effacée), une autre très vieille dame, plutôt Américaine d’allure, se livre elle aussi à une gestuelle méditative.

    En flânant ensuite le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal dur. Mais de quoi s’agit-il au juste? Sont-ce des paratonnerres? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre? Non: finalement, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée ou peut-être inconnue), me vient l’idée que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons conchieurs. Oui, ce doit être cela: le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée.

    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature naturelle, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grandes photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.
    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades, débarqués aux petites aubes en caravane de 2CV avec notre stock de plasma sanguin destiné aux victimes des forces policières de la Réaction.
    Comme si c’était d’hier, je me rappelle mon immédiate perplexité devant le déferlement de rhétorique selon laquelle la Révolution était bel et bien accomplie, après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant. Or j’avais beau participer apparemment à l’élan général: en mon for intérieur le vieil atavisme terrien me faisait regimber, tout comme regimbe le protagoniste de Ramuz, dans Vie de Samuel Belet, quand son ami le communard l’enjoint de rallier les insurgés…

    Mais voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le petit faune de bronze à la danse comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi: telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous continuons de flâner au Luco dans le soleil candide…
    (A Paris, en juillet)

    Image: les dunes de Marseillan, aquarelle jlk, 2005.

  • Ceux qui s'adaptent

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    Celui qu’on peut légitimement considérer comme un religieux hyper catho pur et doux qui ne témoigne pas moins de sa super foi sur Facebook où pas mal de mécréants le kiffent notamment pour son amitié envers les bêtes et les humains qui en sont d’autres / Celle qui a horreur du jeunisme mais a toujours été très cool avec les kids surtout les plus mal barrés / Ceux que les éteignoirs conspuent en apprenant qu’ils échangent sur Skype alors qu’ils sont pères de famille et d’ailleurs leurs enfants se montrent le cul sur MSN donc vous voyez l’arbre qu’on peut juger à ses fruits que tout ça c’est pourriture et compagnie n’est-ce pas Madame la Doyenne ? / Celui qui revient parfois à son Underwood héritée d’un oncle romancier mort en 1933 tout en préférant son ordi mauvais pour les yeux / Celle qui trouve son statut de chômeuse en fin de droit moins incommode que celui de secrétaire de direction à l’Entreprise qui l’a jetée comme un kleenex souillé par la morve du Boss facho / Ceux qui ne se feront jamais aux nouvelles mœurs scolaires consistant à se rouler des pelles sous l’œil complaisant de la surveillante dont on voit qu’elle aimerait que les grands la pelotent en passant / Celui qui ne s’est jamais adapté à son inadaptation tout en prenant sur lui en sorte d’assurer l’entretien de sa vieille mère acariâtre / Celle qui a passé de la critique artistique très très très politisée au publi-reportage révélant sa vraie nature de diva de la conso / Ceux qui justifient la culture jacuzzi style bouillon fade en prétendant qu’il faut chercher pour trouver un Shakespeare dans le Top Ten de la Fnac donc on fait avec / Celui qui jette un froid dans le groupe de développement personnel en comparant Michel Onfray au Coca Zéro / Celle qui se rappelle ses crises d’amour de l’époque du catéchisme en écoutant Luc Ferry prôner la super entente au niveau de la famille et de la communauté sur un ton tellement soft qu’elle retrouve la confiance en l’humanité et tout le bazar / Ceux qui estiment que tous ceux qui critiquent la cheffe des RH de l’Entreprise ont un problème avec le Pouvoir ce qui nuit à l’équilibre hormonal et risque de les faire mobber grave, etc.
    Image: Philippe Seelen

  • Eros surréaliste

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    Visite à Max Schoendorff, en son atelier de Lyon.


    D'aucuns n'en finissent pas de proclamer la mort de l'art, et certain jeune Lyonnais précoce du nom de Max Schoendorff, au début des années 1950, fut de ceux qui prirent au sérieux Marcel Duchamp lorsqu'il colla des moustaches à la Joconde pour symboliser la table rase qu'il prônait contre tout académisme. Issu d'une génération marquée par le doute et par le sentiment universel de l'absurde (deux guerres monstrueuses y portaient assez naturellement, entre autres), Max le rebelle, fils de professeur de lettres très cultivé, lui-même fou de littérature et de philosophie (dont il poursuivit l'étude jusqu'en khâgne) et manifestement voué à une carrière littéraire, choisit contre toute logique, et malgré son peu de dons naturels en ce domaine, de se consacrer exclusivement à la peinture dès les années 1954-55.
    Un peu moins de cinquante ans plus tard, avec plus de trois cents toiles à son actif, un long compagnonnage auprès de Roger Planchon en son Théâtre National Populaire, et la mise sur pied du Centre international de l'estampe (à l'enseigne de l'URDLA), Max Schoendorff n'a rien pour autant de l'artiste arrivé même si, il y a quelques années, une grande toile de sa composition était présentée à l'Assemblée nationale, au milieu de vingt autres tableaux des peintres français les plus en vue, pour célébrer les cent trente ans de la Commune.
    Dans son extravagant appartement-atelier de la rue Victor-Hugo, tenant de la caverne d'Ali-Baba et du dédale bibliophilique à la Borges, de l'exposition surréaliste (Madame collectionne les objets de piété les plus kitsch au monde, et Monsieur les fouets mécaniques à battre la crème, les boîtes de cigares et les curiosités ramassées aux puces de partout), Max Schoendorff raconte la relation, toujours étonnante et renouvelée, qu'il entretient avec la peinture et, singulièrement, avec chaque toile dont il dit connaître le «prénom».
    «Je peins mes tableaux pour savoir ce qu'ils sont. Etranger à la dispute opposant «figuratifs» et «abstraits», je n'ai jamais vécu, pour autant, la peinture en terme de représentation. A l'origine, la découverte de Max Ernst m'a prouvé qu'on pouvait développer, au sein de la peinture, un propos qui se rattachait d'une certaine manière à la philosophie ou à la poésie. Or, j'ai toujours attendu la même chose de la peinture: cette découverte de ce que je n'arriverai pas à toucher avec la raison. Cette idée que la pensée n'est pas forcément constituée en discours découle du romantisme allemand, en rupture avec la raison latine, et de ces tendances de l'Est et du Nord à lier la compréhension de la matière avec le monde de l'esprit et de l'inconscient.
    «Là-dessus, d'accord avec les surréalistes, j'ai toujours pensé qu'il y avait une unité de la pensée et que le langage est aléatoire.»
    Avec une sorte de candeur, Max Schoendorff n'en est pas encore revenu du fait que sa peinture, non seulement soit reconnue comme telle par les autres, mais puisse toucher ceux-ci.
    «Quand on est convaincu de l'inanité des choses, comme je l'étais dès ma jeunesse, et dans l'absence totale de critères transcendants, la question se pose de savoir ce que ça peut vouloir dire encore de parler, de faire des gestes, de marcher. C'est la question même de Beckett. Dans la peinture, qu'est-ce qui fait que l'idée d'ajouter une forme à l'autre, une couleur à l'autre, puisse encore signifier? Il y aurait beaucoup de raisons pour que cette succession de gestes qui se font plus ou moins à l'aveugle aboutisse à une accumulation chaotique qui ne dise rien d'autre. Or, ça répond bel et bien à des nécessités et à des lois. Pour ma part, je suis en dialogue perpétuel avec toute l'histoire de l'art de tous les temps et tous les pays. Mais aussi, chaque tableau veut dire autre chose. A part les données initiales que vous posez, c'est le tableau qui vous dit de faire ceci ou cela, jusqu'au moment où il vous fait comprendre que c'est fini.»


    Cette référence de Max Schoendorff à un processus organique commandant à sa peinture se retrouve, à l'évidence, dans la substance même de ses tableaux, dont chacun se constitue en «corps» de chair ou de rêve.
    «On a toujours parlé de ma peinture comme fortement érotique, mais je n'ai jamais voulu figurer les actes du sexe. En revanche, je n'ai jamais envisagé le rapport avec le tableau autrement que dans l'amour physique. Donc je n'ai jamais cessé de vivre la peinture comme un désir, non tant par le sujet que par la tension des formes, des couleurs et du mouvement.»

  • Notes panoptiques, 2005

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    La plupart des téléfilms actuels relèvent du feuilleton, comme la plupart des romans à succès actuels. Il y suffit d’une histoire bien ficelée, mais il y manque un style. Last seduction que j’ai vu ce soir est à la limite d’être un film intéressant, mais cela reste une caricature. C’est le portrait d’une femme prédatrice qui se venge des hommes, d’une manière qui conforte l’idée que j’ai de la mère castratrice à l’américaine, mais il y a là-dedans des simplifications et des outrances, les personnages masculins sont faibles ou inintéressants et le fait d’apprendre (dans une interview complémentaire du DVD) que c’est l’actrice elle-même qui a construit son personnage en accumulant tout ce que les hommes lui disaient de pire sur les femmes, m’explique assez qu’on n’est plus dans un processus de compréhension mais de surcharge polémique.

    Pour se purifier de toute rancœur et de tout ressentiment, une bonne méthode consiste à modifier la focale de son regard. Tâcher de voir celui qui nous fait mal dans le plan général de sa vie et de la vie, pour se rappeler la juste proportion de tout ça.

    Ce que dit Edmond Jaloux à propos de la meilleure façon de lire Proust, comme à vol d’oiseau, en ne cessant de considérer à la fois le détail et l’ensemble de la topographie, rejoint ce que je me disais tout à l’heure à propos des accrocs de la vie, que ma sensibilité particulière tend à grossir trop souvent.

    Evoquant la «contemplation du temps» à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit «qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-même pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de quoi était fait ce vertige». Cela me fait penser à mes anciens amis, que je tiens pour morts parce qu’ils se sont comportés, avec moi, comme des morts, ou plus exactement: de façon moins vivante que des morts, car mes morts, mon père, Reynald, Edouard, ma mère, mes chers morts, eux, vivent.



    medium_Ganz_kuffer_v1_.jpgEn une dizaine d’heures, j’aurai vu deux films et une pièce de théâtre aujourd’hui, à savoir La chute, Alexandre et Lenz. En ce qui concerne le film consacré à Hitler, je ne comprends absolument pas qu’il ait déchaîné une telle polémique, d’abord en Allemagne et surtout en France, alors qu’il décrit sans complaisance l’effondrement du Reich. Le personnage du Führer, magistralement interprété par Bruno Ganz, n’est pas du tout édulcoré et moins encore flatté par le film: c’est un visionnaire allumé, tel qu’il apparaît déjà dans Mein Kampf, et un hystérique dont l’hybris culmine jusqu’à l’immolation. Après ce choc, car on est sonné par un tel déchaînement de bruit et de fureur, l’Alexandre d’Oliver Stone m’a paru se limiter aux dimensions d’une fresque assez kitsch, avec des beaux moments tout de même (le tour de force d’une immense bataille), et la restitution là aussi d’une vision propre au conquérant - tout cela me semblant cependant se diluer dans une histoire où la psychologie freudienne (les rapports d’Alexandre et de sa mère) et certains traits lourdement soulignés (la bisexualité d’Alexandre dont l’ami Hephaistion fleure vraiment trop le gay à l’américaine…) ne font qu’enliser le récit, d’ailleurs sans style personnel ni poésie. Après cela, l’adaptation de Lenz par une théâtreuse cousue de marxisme et visiblement convaincue d’en savoir plus que Büchner sur ses intentions, aurait dû m’achever, mais une bonne discussion à propos de La chute, au bar du théâtre, m’a finalement requinqué...


    Kenig3.JPGLa découverte d’un nouvel écrivain est toujours excitante, mais il est rare, par les temps qui courent, que l’intérêt perdure au-delà de l’attaque d’un style neuf, et c’est exactement ce qui se passe avec Camping Atlantic d’Ariel Kenig, incarnant par excellence le jeune écrivain qui en veut, dont la forme épate sans que le fond ne se distingue par une bien grande originalité, sinon la primauté d’une certain pureté révoltée. Du moins ce garçon sort-il de la platitude ambiante, et je vais souligner la singularité de ce premier livre, mais y en aura-t-il un deuxième?

    Partagé, en lisant Calaferte, entre l’adhésion et la réserve. Il y a chez lui de l’écrivain authentique et du ronchon caractériel qui m’intéresse tout en me déplaisant parfois par l’aigreur que j’y trouve.


    D’où viennent les frustrations? D’où vient le ressentiment? D’où viennent les pulsions meurtrières? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith.



    Vallotton.jpgBien m’a pris de faire escale à l’exposition Vallotton, dont les couleurs irradient puissamment de salle en salle. Quelle fulgurance et quelle liberté, quelle poésie douce et dure à la fois, glaciale et brûlante. Vallotton est aussi suisse et fou qu’un Hodler, en plus ornemental parfois (ou disons en autrement ornemental, car il y a aussi de l’ornement de circonstance chez Hodler) mais en aussi débridé dans ses visions, et notamment dans ces crépuscules incendiaires jamais tournés au cliché.



    medium_Witkacy1.JPGLever de soleil d’hiver sur fond de ciel pervenche, tandis que "ça" se couvre. Voix de ma bonne amie. Jappements du chien Filou. Fumet du café. Zoiseaux en nombre au McDo de la Désirade. Toute cette bonne vie à côté de laquelle l’agitation intellectuelle, les débats essentiel» et autres controverses exacerbées, émaillant Une seule issue de mon cher Witkacy, me semblent un peu vains... S’il avait d’extraordinaires dons naturels, Witkiewicz, apôtre de la forme pure, n’aurais jamais pu, et c’est tant mieux, les utiliser qu’à son corps défendant, pour aboutir à ce qu’on pourrait dire une forme de l’informe. Logiquement il aurait du culminer en peinture, alors que c’est dans le roman fourre-tout, qu’il prétend un genre hybride et mineur, qu’il a manifestement donné le meilleur. Il se voulait essentiellement philosophe, alors qu’il est essentiellement artiste ou plutôt médium d’une société chaotique.


    Judith Hermann écrit Rien que des fantômes, et moi je pense: peut-être des anges ?

    Judith Hermann a en elle un puits de larmes.


    A certains moments il n’y a que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même: une ligne après l’autre.



    Hermann0001.JPGJe suis tout à fait saisi et même plus: hanté par les atmosphères et la substance affective des nouvelles de Judith Hermann. Il y a là-dedans quelque chose, une mélancolie, une tristesse que je n’ai rencontrées nulle part ailleurs à cet état de densité et de clarté.
    Cela me fait  penser à tant de lieux et à tant de gens. Je pense au journal d’une communauté que j’avais retrouvé dans ma trappe des Escaliers du Marché et qui racontait tant de pérégrinations de lieu en lieu, d'utopies et de chamailleries. Je pense au jeune Américain du lac de Trasimène qui lisait Lucrèce à poil dans les roseaux. Je pense à l’humanité des aires d’autoroutes. Je pense à Raymond Carver dont les thèmes de nouvelles foisonnaient dans ma propre vie. Je pense à mes rêves de maisons – au Grand Chemin sur mer, à la coursive des Escaliers, aux chambres en enfilade  du square du Roule avec les danseurs de Béjart. Je pense au Pakistanais ressentimental de Locarno et à Patricia Highsmith le lendemain. Je pense à mon frère jamais vraiment rencontré. Je pense aux enfants insupportables de mes amis de la gauche caviar. Je pense au poney surgissant dans la salle de lecture de la bibliothèque. Je pense à ce type qui faisait les poches de ses amis: «J’avais pensé que Phil était le type à faire les poches de ceux qu’il approchait, et je ne m’étais pas trompé; d’ailleurs c'est comme ça qu’il agit aujourd’hui encore, de manière plus compliquée». Je pense à Monica toujours déçue par les mecs. Je pense au fils de l’Américaine de Sankt Anton qui me jouait contre sa mère à la merci d'un psy. Je pense au fait de cohabiter avec quelqu’un sans partager vraiment son intimité. Je pense à ce qui unit les peaux. Je pense à ce qui brise les liens. Je pense à ce qui fonde l’intimité à fleur de peau. Je pense à Marjo et à son fils crapaud. Je pense au pasteur du camping d’Yvonand nous apportant une bouteille de whisky et la reprenant parce que nous ne l'avions sifflée qu'à moitié. Je pense à mon incapacité de vivre en groupe. Je pense au café Florianska de Cracovie un demi-siècle trop tard. Je pense à l’enthousiasme hystérique de certaines femmes et de certains jeunes poètes. Je pense aux manigances socio-sexuelles de la poétesse Unetelle. Je pense aux lettres que j’ai envie d’écrire à un fils imaginaire. Je pense à la phrase de D. sur la grande déprime des militants. Je pense à la tyrannie de B. le photographe d'éphèbes, et à son petit ami fleuriste ne sachant pas où situer le Moyen Âge. Je pense à ce ces années où les gens criaient - un soir j’avais dit que Sartre était indéfendable sur ses positions touchant à la bande à Baader, et du coup la nouvelle amie de Carlo s’était mise à crier.» Etc.


    «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». (Louis Calaferte».

    «Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». (Louis Calaferte)


    Il neige à poings fermés, et je remonte de la «maison basse», comme Freud appelait le subconscient, en murmurant de nouveaux débuts de phrases. (Ce 19 février)


    Le prof à sa fenêtre qui se demande s’il ne devrait pas manifester avec les jeunes gens massés dans la rue, etc. La part mélancoique du politiquement correct.


    Reprenant ce matin Millenium people de J.G. Ballard, je me disais que l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes, nos bureaux et nos journaux, est d’ordre psychologique. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes, et pas dans celles des gens les plus démunis ou atteints. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol de la classe moyenne lié à la perte du sens de son existence et à l’ennui que ressentent de plus en plus de gens de plus en plus «libres». Chacun de nous est devenu beaucoup plus fragile, à ce qu’il semble, tout en vivant une vie plus objectivement facile que ne l’était celle de nos parents.


    Saisi et même émerveillé, ce soir, par la représentation de la Recherche que Charles Tordjman a réalisé pour le théâtre, que j’ai vue tout à l’heure à Vidy. Avec un seul acteur, mais prodigieux (Serge Maggiani), cette plongée dans la rêverie proustienne est à la fois une immersion dans la poésie si merveilleusement évocatrice de cette oeuvre et une illustration du caractère effectivement théâtral du livre, avec ses scènes, ses dialogues, sa bouffonnerie et ses trémolos, son comique et sa gravité.


    Je note, en parcourant le courrier des lecteurs de 24Heures, qu’on délire à propos du tsunami (300.000 morts) en lequel un abruti voit la punition de Dieu.


    Zinoviev2.jpgTombant sur le dernier numéro du magazine Lire, qui n’a plus une once de crédibilité à mes yeux, je découvre un entretien avec Alexandre Zinoviev qui me semble plus mégalomane et paranoïaque, injuste et négatif que jamais. C’est l’aigreur égocentrique à son point de fusion, voire de fission. Le pauvre AZ prétend avoir tout inventé, tout dit, tout prévu, tout conclu. Hélas on ne veut plus de ses livres, et surtout des derniers qui sont évidemment les plus importants pour l’Humanité. Tant pis donc pour l’Humanité: qu’elle crève… Quand je pense aux efforts que j’ai fait pour me convaincre que cet auteur était ce que lui-même prétendait être, et qui le fut bel et bien avec Les Hauteurs béantes et plus encore avec L'Avenir radieux, avant que le volcan ne retombe comme un soufflé boursouflé...


    Vernet6.JPGThierry Vernet: « Le beauté est ce qui abolit le temps »». Et cela qui me semble si juste aussi: « Une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé »». On ne sait pas trop ce que cela veut dire, mais il y a du vrai.

    En lisant un livre de Gérard Vincent je relève cette phrase presque involontaire et fortuite (entre parenthèses) qui lui tombe sous la plume: «Les oiseaux n’écoutent pas la radio», tout en me rappelant que c’est aussi notre porosité, et donc notre capacité d’écouter la radio, qui nous fait humains.

     

  • Un enfant du siècle

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     À 18 ans, Sacha Sperling compose un roman des dérives adolescentes d'une fulgurante lucidité, dans la foulée d'un Bret Easton Ellis.

     

    «Tes plaisirs sont des trêves, faciles et rapides », écrit Sacha, 14 ans. « Tu as tout et pourtant tu te retrouves peu à peu le cœur vide et la tête pleine d’images violentes qui seules peuvent te rappeler que tu es en vie ».

    D’une implacable acuité, le regard que Sacha porte sur lui-même vaut pour les enfants pourris-gâtés de son âge et les adultes. Or, il est le premier à ne pas se ménager : « Si vous me regardiez au moment où je vous parle, vous ne verriez rien. Rien d’intéressant». Mais tout de suite il faut le préciser : que Sacha Winter, narrateur du livre, 14 ans, n’est pas identifiable à Sacha Sperling, 19 ans aujourd’hui, qui a écrit Mes illusions donnent sur la cour et se défend d’avoir vécu les situations extrêmes ponctuant la dérive  de son protagoniste.

    Le Sacha du roman a des bleus au cœur, non sans raisons. Il y a chez lui du type de l’enfant de divorcés immatures qui fuit dans la musique abrutissante  et la défonce à l’alcool, ou à l’herbe, puis à la coke, les baises confuses, les frasques et les provocations signifiant autant d’appels au secours. Pas plus que ses parents largués, ni les kyrielles de psys qu’on lui colle depuis l’âge de quatre ans, ni les profs ne lui apportent ce qu’il demande au fond : une vie plus intense et plus vraie, de l’amitié et de l’amour peut-être, comme il les trouve chez un son alter ego Augustin. Comme les Kids de Larry Clark ou les « zombies » de Bret Easton Ellis, le Sacha du roman incarne une adolescence à la fois blasée et sûre de rien, qui couche avant d’échanger ses prénoms et en souffre « quelque part », oscille entre vague bisexualité individuelle  et conformiste homophobie de groupe, sait tout par internet et patauge dans son bouillon d’inculture.

    Tout cela que Sacha Sperling a lui-même vécu lui-même ou par contact social et affectif, tout en récusant l’identification de son personnage à l’auteur. Bien plus que le prof observateur d’Entre les murs, l’auteur de Mes illusions donnent sur la cour est en phase avec les ados qu’il observe. Mais ce qui stupéfie est la maturité avec laquelle, par la voix du Sacha de 14 ans, il module ses constats. Or son entourage, et sa propre éducation, y sont évidemment pour quelque chose.

    Issu de milieu artiste et cultivé, Sacha Sperling est en effet le fils de  Diane Kurys, comédienne et réalisatrice de premier plan (Prix Delluc pour Diabolo menthe), dont le dernier film est consacré à… Françoise Sagan, et d’Alex Arkady, réalisateur très en vue lui aussi, notamment du Coup de sirocco, de Pour Sacha ( !) et d’Avoir vingt ans dans les Aurès.

    Cela étant, comme Sacha Sterling aime à le relever : c’est depuis qu’il a publié son livre, chaleureusement accueilli par ses parents par ailleurs, qu’on lui fait le coup du « fils de» ! Or, sans donner dans le paradoxe, nous pourrions nous demander si ce si jeune auteur n’a pas tout contre lui pour être pris au sérieux : trop doué, trop indépendant d’esprit (rien du « bon jeune » dans sa perception de la douleur autant que dans son ironie féroce), trop joli garçon aussi. Pour ce qui nous concerne, en attendant son prochain livre, nous y voyons une valeur sûre de la relève du roman français actuel, qui en a tellement besoin…

     

     


    Le trop grand poids
    du monde

    À la fin du récit de Sacha Winter, narrateur de Mes illusions donnent sur la cour, le romancier le vire gentiment pour s’adresser au lecteur: "Sachez que ce qu'il vous a raconté est probablement faux puisque la vérité l'a toujours effrayé. Il est plus facile pour lui de romancer une réalité médiocre".

    Or, si la réalité ressaisie ici est effectivement "médiocre", comme tant de confessions juvéniles  imbibées de sexe, de drogue et de rock'n'roll, la modulation littéraire de ces thèmes, le "montage" du roman, et plus encore la vérité de celui-ci, les sentiments qu'il filtre avec une incomparable attention, les dialogues qui en découlent avec tant de justesse, sont d’un véritable écrivain.

    On ne criera pas au chef-d'oeuvre, mais les coups de sonde dans le coeur humain et l’observation des mécanismes sociaux de ce premier roman dénotent une pénétration aiguë chez le jeune auteur. Enfin il faut signaler la poésie profonde de ce livre, et ses échappées de lyrisme urbain : "Les jeunes aux yeux vermillon se sont arrêtés. Ils regardent le ciel avec angoisse. Un instant on peut sentir le poids du monde sur leurs épaules. Le trop grand poids du monde. À l'heure où tout devient plus sombre, il nous faut rapidement nous regarder en face."

                                                                         

     

    Sacha Sperling. Mes illusions donnent sur la cour. Fayard, 265p.

     

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24 Heures du 5 décembre 2009

     

     

     

     

     

  • Chappaz l'émerveillé

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     Le dernier livre, posthume, de Maurice Chappaz

     

    « Je dis ma disparition… », écrit Maurice Chappaz dans le dernier livre qu’il écrivit entre juin 2008 et janvier 2009, interrompu par sa mort , le 15 janvier 2009, et dont 3 chapitres sur 5 viennent de paraître chez Fata Morgana, intitulés Le roman de la petite fille.

    « Voici une heure que je rédige des lettres à des camarades dans l’existence. Sur une enveloppe j’écris le nom d’un ami qui dort au cimetière.

    « Pour un peu je mettrais l’adresse du cimetière.

    « Ce qu’on fait avec plus d’intelligence quand on prie ».

    Maurice Chappaz ou l’intelligence faite poésie : le même pour l’essentiel à passé nonante ans qu’à son premier écrit septante ans plus tôt, intitulé Un homme qui vivait couché sur un banc, je veux dire : le même qui prie et fume, dans la prose la moins fumeuse qui soit : nette et fluide, dansante d’image en image, candide et poreuse, fondue dans le murmure de la nature en laquelle le poète voit partout Dieu. On le retrouve d’abord «à quelques pas de sa maison natale qu’on appelle l’Abbaye », écoutant « avec une joie secrète » l’eau d’une fontaine. « On dirait des diamant qui chantent », notera-t-il tout à l’heure sur une des enveloppes qui lui serviront de papier brouillon où écrire ce livre : « Ce sont les paroles des grandes forêts sombres où se cachent les sources ».

    Le tout vieil homme se sait « vers la fin de sa vie », comme on le sentait déjà en tourbillon dans La pipe qui prie et fume, et ressaisit tout ce qui a été dans tout ce qui est et sera, subissant certes un « séisme » physique et mental mais qui « dépasse le désespoir car on s’aperçoit que la vie est un inconnu où l’on va disparaître et se fondre. Ou peut-être s’accomplir tant la vie dépasse toujours la vie ». Et ceci qui traduit si bien son esprit d’enfance inaltéré : « C’est ça la vieillesse : on s’y noie comme dans un berceau. »

    Chappaz.jpgÀ la toute fin de sa vie, le vieil homme  subit des crises d’asthme, soulagées par une médication miracle que ne connut pas sa seconde  épouse Michène, atteinte de ce mal vers sa troisième année. Michène se relevant la nuit pour le soulager, lui raconte ainsi ce souvenir d’enfance, et, de fil en aiguille, son enfance et sa mère, le Québec et sa tribu,: voici donc le roman de la petite fille à travers ses aïeux – les Albert et les Rivière, figures quasi mythiques - , le roman de Michène à fines touches et méandres, comme ceux d’un fleuve. On partira de la Grande Guerre et de migrations, d’entreprises humaines et de fâcheries puis de réconciliations, pour  arriver aux tribulations de la mère et de l’enfant, entre pénurie et jeux enfantins. « Ma vie va finir. Ces jeux qui balancent le premier âge de mon épouse servent de rame à mes derniers jours. Je me suis embarqué ».

    Comme dans toute l’œuvre, les images scintillent et sonnaillent en roue libre : « Le tram musiquait dans les rues avec son petit bruit de ferraille et de porte-monnaie. »  Comme dans La pipe qui prie et fume, le texte respire la vie bonne : « La mort qui s’approche donne déjà à notre vécu cette dimension inconnue. Il y a de quoi être émerveillé et effrayé d’avance. On fait sa provision d’éternité sans s’en rendre compte. Tous les jours »

    Comme une lettre du Paradis écrite les pieds sur terre  et qui nous retombe du ciel en pluie vivifiante de mots radieux…

     

     

    Maurice Chappaz. Le roman de la petite fille. Fata Morgana, 65p. Et pour mémoire : La pipe qui prie et fume, Revue Conférence.

     

    Image: Maurice Chappez et Michène, sa seconde épouse, en Laponie.

  • Notes panoptiques 2004, II


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    Je reviens à Gombrowicz. Longtemps il ne m’a « rien dit », ou seulement ici et là, dans le Journal ou par le théâtre, mais jamais de manière sérieuse et suivie, tandis que j’y reviens comme à une confrontation décisive, ici et maintenant, dont l’apport dépend, je crois, de ma propre évolution. Jusqu’à maintenant je n’étais pas vraiment attiré, pas plus que, des années durant, je n’ai été attiré par Kafka, alors qu’à présent je me ses réellement attiré par Gombrowicz (et par Kafka), comme par un aimant psychique et physique à la fois. Jusque-là ce type de transposition ne convenait pas vraiment à ma complexion. J’entrais tout naturellement, très directement et très intensément, chez Witkacy, tandis que mes essais de lecture de Bakakaï ou de Ferdydurke ont toujours tourné court — je ne sais trop pourquoi.

    medium_Gombrowicz.jpgLa base de l’oeuvre littéraire de Gombrowicz n’a pas été fragilisée mais au contraire stimulée par l’exil. Ce qu’il dit de la polonitude, et sa façon de s’en débarrasser en la vivant jusqu’à la folie, et ce qu’il dit du monde littéraire, sa façon de forger sa légende en réinventant une forme et une langue qui lui soient propres, sont à mes yeux de précieux exemples.

    En jetant un coup d’oeil dans l’Histoire de la littérature polonaise de Czeslaw Milosz, je suis stupéfié (mais à vrai dire pas stupéfié du tout) par la façon du grand prof nobélisé de réduire Gombrowicz aux dimensions d’un provocateur paradoxal, comme il rogne les ailes de tous ses contemporains, de Ladislas Reymont, traité avec une morgue dédaigneuse réellement déplaisante, à Mrozek ou Witkiewicz. Vraiment le pontife qui se « penche » sur ses pairs, qui a tout compris certes mais ne semble rien aimer. Mais peut-être est-ce le genre de ces histoires littéraires monumentales qui veut ça?

    Je relève un nouvel emballement médiatique, ces jours, à propos des ignobles sévices infligés à certains prisonniers irakiens par une poignée de gardiens américains ou anglais. La correspondante aux Etats-Unis du Matin-Dimanche compare cette péripétie à Hiroshima et Nagasaki. C’est de la pure imbécillité, mais ça passe comme une lettre à la poste.

    En lisant Le danseur de maître Kraykowski, la première nouvelle de Bakakaï, de Gombrowicz, je regimbe d’abord devant ce genre de bouffonnerie, assez proche de Kafka en plus burlesque, puis je me rappelle l’âge de l’auteur (22 ans) pour conclure enfin à l’évidence du génie. La même évidence s’accentue dans Le banquet et crève les yeux dans Ferdydurke puis dans
    Trans-Atlantique.

    En y songeant, je me dis qu’il n’y a pas plus, à mes yeux, d’absolu de l’amitié qu’il n’y a d’absolu de l’amour. Il y a des amitiés et des amours qui résistent plus ou moins à l’épreuve du temps et aux circonstances de la vie, et tout le reste est de la rhétorique.

    Achevé tout à l’heure ma lecture des Grands moments du XIXe siècle français de Ramuz, qui m’a impressionné par sa hauteur de vue et sa pénétration critique de toutes les oeuvres approchées, qu’elles soient littéraires ou artistiques, de Chateaubriand à Cézanne ou de Balzac à Verlaine, de Flaubert à Debussy.

    En reprenant tout à l’heure la lecture du Journal (1954) de Gombrowicz, à propos du Mariage, je suis saisi par le fait qu’il dit exactement ce que je ressens, par rapport à la réalité et à la forme, et bien plus encore puisqu’il s’agit, dans son cas, de la forme  actuelle du monde et de la forme de l’art à venir. A propos encore de Gombrowicz, j’ai également été frappé, l’autre jour, par la lecture du texte de Napoléon Murat consacré au Retiro, qui me renvoie à tout ce que j’y ai personnellement recherché et observé, à savoir une espèce de sauvagerie juvénile à l’état d’innocence, à la fois grisante et toujours plus ou moins entachée de culpabilité ou d’abjection — tout cela qu’il décrit de manière burlesque et pénétrante à la fois dans Trans-Atlantique, et sur quoi je reviendrai moi aussi d’une façon ou de l’autre.

    Czapski, témoignant à propos de Gombrowicz, dit exactement ce que je disais avant de celui-ci et ce que je dis à présent, mélange d’agacement de surface et puis d’intérêt profond, de croissante tendresse aussi au fur et à mesure qu’on apprend à le mieux connaître, notamment par le Journal.

    Ramuz.jpgPlus j’avance dans la lecture intégrale de Ramuz et plus je suis impressionné par la tenue de cette oeuvre, dont Le règne de l’esprit malin me semble cependant marqué par certain artifice. Il y a là-dedans quelque chose d’une fable moralisante qui ne me convainc pas tout à fait, pas plus que l’élément fantastique qui déroge à sa ligne réaliste. Certaines de ses nouvelles m’avaient déjà paru plus faibles que d’autres de ce fait même, mais la dimension du roman rend la chose beaucoup plus perceptible et, à mon sens, réellement pénible.

    Jeté, cet après-midi, les premières notes utiles à l’élaboration de mes Dames de coeur, dont je ne sais si elles s’incarneront sous forme de roman ou dans le théâtre. Il s’agit donc de trois femme âgées, qui ont traversé le siècle. Il y a Marieke, 88 ans, Clara, 86 ans et Lena, 83 ans. Marieke a été bousculée par l’Histoire mais est restée très éveillée et avide d’en savoir toujours plus. Clara s’est réalisée dans un cercle plus étroit, avec son conjoint qui l’a quittée vingt ans plus tôt, sans qu’elle ne s’en remette jamais. Lena, pour sa part, n’a fait que compenser des manques, dans le service, un peu comme une Lina Bögli. Marieke est une espèce de philosophe, Clara plutôt une moraliste et Lena une soignante. Toutes ont, à leur façon, des idées de réparation.

    medium_CarnetsJLK3.JPGGrand vent de mer par ciel de traîne. Je viens d’achever la lecture de La guérison des maladies, qui ne m’a pas du tout convaincu. Je trouve ce roman laborieux et plus encore: téléphoné. Son symbolisme « métaphysique » me semble artificiel et vieilli. Une partie est bonne tout de même, qui a trait à la petite martyre, et puis l’auteur connaît son métier. Pourtant on le sent tirer à la ligne, on a l’impression qu’il se force, on a le sentiment pénible parfois qu’il « fait du Ramuz » ses images et ses métaphores tournent même au kitsch ici et là. Bref, et comme il en va du Règne de l’esprit malin, ce roman me semble marquer une évolution fâcheuse dans l’évolution de cette oeuvre si remarquable jusque-là, et si régulièrement en expansion, alors qu’il me semble qu’elle recule plutôt en l’occurrence.
    (Cap d’Agde, en mai)

    Je viens d’achever la lecture du deuxième volume des Oeuvres complètes de C.F. Ramuz, sur un sentiment à vrai dire mitigé. Après les sommets de Vie de Samuel Belet et de La Guerre dans le Haut-Pays, l’inspiration du romancier me semble tourner à vide dans Le règne de l’esprit malin et La guérison des maladies, et le texte de l’ Histoire du soldat me paraît assez platement moralisant.

    On n’est juste en aquarelle qu’en étant libre d’esprit et léger, comme en poésie je crois.

    Cendrars7.jpgRepris ce soir le Journal de Gombrowicz. A chaque page, presque à chaque paragraphe une réflexion et une observation qui m’intéressent. Les thèmes (Moi, La Pologne, Moi et la Pologne) sont parfois un peu répétitifs en ces années, mais leur modulation est passionnante. Très ému en outre, cet après-midi, par la lecture de J’ai saigné de Blaise Cendrars. Enfin j’ai lu la moitié de Devenir Cendrars, l’intéressante thèse de notre amie Christine Le Quellec, qui amène une quantité d’informations inédites sur les débuts de ce cher affabulateur, et se distingue par son respect de l’écrivain, contrairement à tant de savantasses persuadés d’en savoir plus que l’auteur qu’ils honorent de leur Commentaire. Cela restant plutôt scolaire par ailleurs, très encadré et ne décollant jamais. La petite bonne femme qui range ses pots de confiture.

    Ce que relève Gombrowicz à propos de la critique (1954, VIII, p. 137) recoupe exactement ce que j’ai vécu récemment: à savoir que, sous couvert de liberté de parole et de démocratie, n’importe qui se croit habilité à se prononcer sur des matières dont il n’a aucune connaissance. Il note les mots d’arrogance et d’incurie hâtive, qui correspondent exactement au constat que j’ai fait moi-même avec mes foutriquets.

    PaintJLK94.JPGDernière aube au soleil levant sur la mer, après quoi nous gagnons la Provence où nous passerons encore trois jours. Dès que nous sommes arrivés dans le Vaucluse, je me suis senti vibrer comme en Toscane, du fait de l’incomparable harmonie qui règne en ces lieux ou de multiples verts très doux se combinent aux lignes du paysage ponctué par les petites flammes noires des cyprès ou par les petites boules noires des pins. Le vert est ici comme assourdi et parfaitement accordé aux ocres et aux gris de la terre et des chemins. Après notre arrivée à Murs, par Joucas, j’ai refait le chemin de Gordes et suis tombé sur un vestige de borie que j’ai aquarellé dans une tonalité beaucoup trop jaune, alors que la pierre est d’un gris ocré si subtil. Ensuite mieux inspiré par le village de Murs semblant posé au bord du ciel.

    medium_Floristella0001.2.JPGMagnifique journée sur la Provence, où le mistral a cessé de souffler. Je me sens en état de pleine réceptivité. En balade solo du côté de Saint Saturnin-les-Apt, me dis cependant que la recherche du motif ne peut se faire comme ça. Le ressens comme une espèce de tourisme, qui ne me convient pas par conséquent. Toute convention me disconvient. Je ne cesse d’ailleurs de me le dire en sillonnant ce pays trop parfait, trop léché, où l’on retrouve de plus en plus, et partout, les mêmes boutiques écoeurantes, dégageant les mêmes effluves Typiquement Provence, à l’enseigne des Créateurs de Senteurs.

    Ce qu’on appelle culture est désormais à 95% Loisirs & Commerce. L’appellation même de notre rubrique sur le site internet de 24Heures: Loisirs. Le saut que j’ai fait en m’apercevant. Mais EUX sont déjà là-dedans jusqu’au cou tout en croyant surnager.

    Je me demande, en parcourant la Provence, à quoi rime aujourd’hui ce que nous appelons la culture. D’un village à l’autre on retrouve tous les clichés de la Provence typique, à quoi participent événements culturels et gastronomiques, expositions et défilés de mode ou concerts de claquettes. En passant dans les rues de Gordes, nous entendons telle tenancière de boutique soupirer qu’en ces lieux le rêve est désormais hors de propos, sous-entendu: rien que le commerce, point barre. Du moins certaine beauté survit-elle en ces lieux, de l’architecture des villages et plus encore des paysages.
    (Cette fin d’après-midi, face à la colline de Bonnieux)

    medium_Coetzee3.JPGIl est sept heures du matin, un petit lapin courate entre les lignes de lavandes et j’ai repris la lecture d’ Elizabeth Costello, le dernier roman de J.M. Coetzee. Je me trouve au Mas du Loriot, dans le Lubéron, le type de l’établissement Parfait pour gens Parfaits. L’accueil y est Parfait, comme l’entretien des Planchers et des Plafonds, la Décoration et la composition du petit déjeuner. Ma compagne (parfaite) repose encore à mes côtés et je songe à ce chapitre de ce roman que je viens de lire en ce lieu (parfait).
    Il s’agit de deux soeurs qui se retrouvent en leur vieil âge. L’une est cette Elizabeth Costello, fameuse romancière australienne, et l’autre Blanche son aînée devenue religieuse après avoir accompli des études de lettres poussées, et qui a invité sa soeur au Zululand à l’occasion de la remise d’un prix qui doit la couronner, elle la religieuse, pour un ouvrage qu’elle a consacré au problème du sida en Afrique. Cette histoire, lue en ce lieu, me fait penser à ma propre soeur aînée, qui tient dans les Asturies une maison d’hôtes aussi Parfaite que le Mas du Loriot, mais la controverse qui oppose les deux soeurs, incarnant d’une part la source grecque et d’autre la Vérité Unique du christianisme, ne risque pas de nous opposer…
    (Au Mas du Loriot, ce 30 mai)

    Depuis que j’ai commencé de lire Elizabeth Costello, je n’ai cessé de me trouver sollicité par les Questions que pose ce livre. Telle est la Littérature Vivante telle que je l’entends, qui nous pose des Questions ou plus exactement: qui incarne certaines positions humaines qui montrent à quel point poser une question, ou y répondre, est encore loin de la vie. Le mérite de Coetzee est de tourner autour des gens qui se Posent des Questions et de nous montrer combien répondre à une question peut-être en contradiction avec la vie ou la pensée réelle de la personne qui répond. Ici, la Conviction inébranlable de Blanche dresse un Mur entre elle et sa soeur, laquelle souffre de cette situation. Pourtant on découvre, au fil d’un récit qu’elle amorce dans une lettre à sa soeur, sans oser aller jusqu’au bout, qu’elle est capable de compassion autant que la sainte femme. Plus précisément, elle raconte comment elle a été poussée par Blanche à s’occuper d’un vieil homme, peintre à ses heures, auquel elle a offert quelques « gâteries » en supplément bien propres à choquer les belles âmes alors qu’elles relèvent plutôt de l’élémentaire bonté humaine. Or c’est cette tendresse, cette empathie un peu bougonne, pudique mais d’autant plus vraie qu’elle n’a rien de sucré ou d’ostentatoire, que j’apprécie dans ce livre comme dans les autres romans de J.M. Coetze.

    La question que se pose Coetzee dans Le problème du mal touche au risque encouru, par le romancier, de se trouver contaminé par le mal qu’il décrit — en l’occurrence, la reconstitution panique de l’exécution des conjurés réunis par Stauffenberg. Or ce qui me semble original et significatif, en l’occurrence, c’est que la question soit posée par une femme vieillissante et non par un auteur en pleine possession de ses moyens.
    me laisser engluer au moment où je me sens rebondir dans l’écriture.

    Trouvé hier soir, dans ma boîte aux lettres, un chaleureux message d’Alain Cavalier où il me dit que mes Passions partagées sont à côté de son lit et qu’elles lui font du bien. Tant mieux.
    (Ce 2 juin)

    En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

    medium_Joyce3.jpgJe redécouvre bonnement Ulysse grâce à la médiation de Frank Budgen, et ça tombe pile. Je n’avais jamais entendu parler de ce livre qui est à la fois une approche de Joyce au naturel (l’auteur, peintre, l’a fréquenté presque tous les jours entre 1918 et 1919, à Zurich, avant de le revoir plus tard à Paris) et une véritable exploration, tout à fait éclairante, du fameux roman.
    Ce que dit Frank Budgen à propos de l’autoportrait, qu’il prétend d’essence picturale, et non sculpturale comme le sera le portrait complet, m’intéresse énormément. Le portrait de Stephen Dedalus serait ainsi un portrait pictural, tandis que celui de Bloom seul serait sculptural, en ronde-bosse en quelque sorte.

    Ma bonne amie, au téléphone, me raconte sa journée où elle sera alternativement la Petite Fille de toujours (sa crainte de présenter cet après-midi son Travail), la Mère Protectrice (notre fille Julie qui s’en va passer son écrit de maths du bac), et l’Adulte Responsable de la Formation d’Adultes Responsables.

    medium_Pauvert.jpgJean-Jacques Pauvert m’a fait l’impression d’un personnage assez balzacien, à la fois stylé et voyou sur les bords, les yeux plissés d’un filou mais encore très solide en dépit de ses 78 ans, très vif d’esprit et bon compère. Plus libre encore à l’oral qu’à l’écrit: traitant ainsi Gaston Gallimard de « vraie crapule », mais lui concédant la qualité de grand éditeur, tandis que son fils Claude est réduit à la dimension d’un crétin, très en dessous de l’actuel Antoine qui pourrait s’il voulait — bref. Malgré tout cela l’impression qu’il se considère plus important aujourd’hui que les auteurs de son catalogue. Donc lui aussi mégalo à sa façon sarcastique et qu’on sent joyeusement désabusé, mais joyeusement je le répète, s’en foutant plutôt en fin de compte il me semble. Autant dire: pas tout à fait mon genre, trop Franco-Français tout de même, mais plutôt agréable compère pour une heure de tchatche. A propos de Dimitri, regrette sa dureté croissante. A propos de Claude Frochaux, regrette de l’avoir perdu de vue et m’apprend que l’idée des tranches noires de la collection Libertés c’était justement Claude. A propos d’Ulysse trouve inutile une autre traduction. Etc.
    Jacques Aubert tout autre personnage: le grand joycien velouté, voix veloutée, mains veloutées, futal de coton velouté, citant Lacan et Foucault mais très intéressant au demeurant, courtois, exquis, précis, poli.

    Godard1.jpgDe Notre musique de Jean-Luc Godard, la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent par trop « du Godard », avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich pontifie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le cinéma est néanmoins somptueux et certaines séquences sont touchées, me semble-t-il, par une espèce de grâce. (Dans le jardin de l’église Saint Germain-des-Prés)

    A la télévision cette jeune actrice qui dit comme ça que les metteurs en scène la « transcendent ». L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende vachement. Tu vois ce que j’veux dire ? »

    Dans le rue je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face cuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genoux sur Libération comme Bloom qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre… ça ne s’invente pas. Dans la rue pas mal de types à chiens, nouvelle pratique de la cloche.

    A la TV ce matin, deux présentateurs blets à faces sans relief (faces de sans fesses) et costumes bleus qu’on dirait sortis de la penderie (on les pend la nuit dans un placard réfrigéré), évoquent avec dégoût-amusement ce journal underground chic où il n’est plus question que de morpions, de merde et de déchets. Et les hommes-tronc (on les pose la nuit sur un placard) de souligner que ça fait quand même « prendre conscience », mais foutre de quoi?

    Le mythe d’Ulysse est lié à sa quête d’une totalité. Comme il en va de La Divine Comédie ou de Don Quichotte.

    Juste ce que dit Godard dans Notre musique: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin. Ferme des célébrités.

    Celui qui fait tous les colloques / celle qui gère les émotions de sa fille / ceux qui rêvent de passer à Tout le monde en parle.

    Sur un banc dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis 1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Vais-je lui envoyer mes Passions et lui écrire pour briser ce silence? J’en suis tenté. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vu tant qui restaient en plan. A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture, monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchés sur une enfant de pauvre tandis que la mère, le dos tournée, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. Et cette autre inscription à l’entrée du square. Le jardin sera fermé en cas de tempête. (Square Boucicaut)

    Ezra Pound me semble manquer de sens commun. Mais Nabokov a-t-il raison de le taxer de charlatan? Pour ma part ne suis jamais entré vraiment dans ses Cantos, et son essai sur l’usure me semblait nébuleux.

    Le parti de l’intelligence ne devrait jamais oublier le sens commun, la sensation, tout le saint-frusquin corporel et tripal. Or voici précisément le mérite d’Ulysse : tout cela rassemblé, compacté et resservi.

    Note que Joyce jouait au Labyrinthe avec sa fille Julia, un jeu qu’il avait acheté au magasin Franz Carl Weber de la Bahnhofstrasse.

    Ulysse est en somme le premier roman virtuel du siècle.

    Michaux parle (dans Ecuador) de ces Indiens qui, lorsqu’il se saoulent, le font à fond, de sorte à devenir complètement noirs, pas pendant une ou trois nuits mais pendant trois semaines, et ce sont leurs femmes qui les bourrent, l’essentiel étant qu’ils se retrouvent finalement sur le carreau: vaincus. Michaux est un bon viatique à trois heures du matin.

    Le bon usage de Joyce ne signifie pas sa vénération passive à genoux. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite. L’oeuvre de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle.

    On n’est plus à l’heure de la montée de l’insignifiance, selon le mot de Castoriadis, mais bien à son étalage dans toutes les largeurs.

    Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri primal monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres! Ce qui m’a, aussitôt, rempli de force, alors qu’au réveil je me sentais pantelant de faiblesse. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat ppour nous encourager tous deux contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Bounine et nous en avons bien ri.
    (Dans le train de Genève, ce jeudi 17 juin).

    Je resongeais hier à ma lecture d’Ulysse et je me demandais ce qui tout de même me manque là-dedans, pour constater: l’émotion et la simplicité. Le Livre Total est une espèce de Tour de Babel où l’on risque de prendre froid.
    de médiocrité ou de bassesse, sans manifester pour autant aucun mépris.

    Marcher plus régulièrement, pour se préparer à mieux bondir.

    Faire place nette. Ordre dans l’Atelier.

    Copier les Maîtres pour mieux devenir son propre maître.

    Trier les interlocuteurs. Ne garder que les bons. Fuir les médiocres et les futiles.

    Se forcer (s’efforcer) d’être toujours juste.

    Compenser la hideur générale par la beauté.

    Ne plus bavarder.

    La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.

    La préface de Jacques Aubert à l’édition de la Pléiade d’Ulysse est vraiment magistrale. Avec autant d’érudition que de hauteur de vue, le préfacier rappelle l’origine du projet de Joyce, son expérience fondamentale de l’épiphanie et son ancrage dans la vie. Ulysse est préféré à Faust, et Homère à Dante, pour leur humanité. Joyce disait que le « soleil » de Dante l’éblouissait. Tout à fait ce que je ressens aussi. Et Faust n’est pas l’homme complet, ni Don Quichotte non plus, contrairement à Ulysse qui est à la fois fils et père, époux et amant, soldat et artiste, revenu de tout et roi d’Ithaque.

    Les réactions aux défaites de l’Euro-Foot, en Italie et en Allemagne, participent d’une véritable hystérie collective, qui se traduit par des termes tels que « deuil national » ou de « tragédie des tirs au but » C’est l’envers du chauvinisme délirant qui se manifeste dans les rues à coups d’avertisseurs, qui font accroire que chaque conducteur de voiture « en a » au moins autant que les buteurs de « son » équipe. Ce qui est rigolo, c’est que lesdits buteurs gagnent des millions à longueur d’années, au service d’autres nations dont il sont les mercenaires. Cela étant, c’est un bien beau match qu’ont joué ce soir les Portugais contre les Anglais.

    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.

    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.

    Mon roman Dames de coeur sera placé sous le signe de l’énonciation très douce d’énoncés très durs, à savoir du côté de Tchékhov et de Trevor. Autrement dit: du côté de l’émotion, du côté de la parole incarnée et donc de la vie et du parler des gens. Je vais mener ce livre tout tranquillement et surtout lucidement, en soignant chaque phrase et chaque mot.

    Le tronc de mon activité est dans mes carnets. Mes livres en sont les grosses branches. Mes articles les rameaux et ramures.

    Lecture de Michaux. Le tonique qu’il me fallait ce matin. Curieux que je ne le cite pas plus souvent, alors qu’il m’accompagne depuis l’époque du gymnase. Je lis ce matin la transcription de sa conférence de 1936 sur la poésie et j’y trouve exactement les griefs que je fais aux sectes poétiques du moment, entre autres discours prétentieux et ampoulés. Il y a chez Michaux l’humour dont manquent tant nos mages et nos abbesses de la Poësie, et cette langue, cette découpe, ce tonus et ce jarret, cette rosée enfin de la parole qui fait tant de bien à la bête.

    Très cuité ce soir après les libations offertes par nos amis grecs fêtant la victoire de leur équipe en demi-finale de l’Eurofoot. J’ai néanmoins assuré l’édition de trois pages plus l’hommage à Marlon Brando (un édito) plus deux autres articles. Bref j’ai payé de ma personne et me réjouis d’autant plus de me retrouver, dès lundi, dans ma position de franc-tireur. (
    A la rédaction)

    Dès les premiers récits du jeune Tchékhov, on sent, sous forme bouffonne, une protestation contre la grossièreté et la muflerie de la vie russe. Or j’ai autant d’observations à faire autour de moi sur la grossièreté et la muflerie de mes contemporains, à cela près que les modulations en ont changé. La vulgarité actuelle se couvre de termes accommodants, style relax, etc.

    J’ai lu ce soir, dans le Cahier de L’Herne consacré à Joyce, le terrible portrait qu’en fait André Suarès, qui voit en lui un pédant infatué et mal élevé, une sorte de monstre de vanité dont la visite ne lui a pas fait grande impression mais auquel il reconnaît pourtant du génie. De la même façon, il réduit Ulysse à un ouvrage essentiellement pédantesque, sans rien de la santé ni de la bonté qu’on trouve chez un Rabelais. Or curieusement, j’éprouve moi aussi quelque chose de cet ordre, tout en restant intéressé et parfois saisi par la prouesse littéraire de ce diable d’homme.
    Cela étant, il est également certain que Suarès exagère en donnant d’Ulysse une image aussi dégradée, presque aussi sévère que le jugement sans appel du catholique Claudel, pour lequel ce livre est une abomination blasphématoire. En fait, Suarès est lui aussi une espèce d’agité du bocal, qui pratique avec véhémence la loi restrictive de « mon verbe contre le tien ».

    Vu ce soir The Force of Evil d’Abraham Polonsky, avec John Garfield. Très belle fable sociale relançant le thème de Caïn et Abel dans l’univers de la spéculation bancaire, à la fin des années 3o. Remarquable scénario, beaux personnages et superbes acteurs. Le cinéma américain de cette époque relève décidément du grand art.

    medium_Goncourt.jpgJe me suis bien amusé, hier soir et ce matin, à lire L’indiscrétion des frères Goncourt de Roger Kempf, qui raconte en détail les réactions suscitées de leur vivant par les deux concierges de la République des lettres, selon lui plus dignes de reconnaissance que de mépris pour le document sans pareil qu’ils nous ont laissé sur la société de l’époque, autant que pour leurs romans. La matière du Journal est certes faite de beaucoup de clabaudage, mais cela reflète bien ce qu’est la société artistique ou littéraire — ce qu’on appelle justement la foire aux vanités. Au passage, j’ai relevé ce qui est dit des pillages systématiques de Zola, qui me rendent le personnage encore moins sympathique que je ne l’ai jamais trouvé, et des quantités d’observations restent pertinentes et intéressantes un siècle après leur notation. Bref, et fût-ce avec un grain de sel, je refuse de me ranger à l’avis des Rinaldi et consorts qui pensent que les Goncourt ne sont que d’indignes bousiers de la littérature

  • Notes panoptiques, 2004


    medium_Hodler3.jpg

    La vue ce matin, de La Désirade, se réduit à peu près à rien, n’étaient les branches dépouillées des arbustes du premier plan, comme dessinés à l’encre de Chine sur le fond gris et blanc du brouillard et de la neige.
    Tôt réveillé, j’ai commencé l’année en la souhaitant bonne à ma moitié, à laquelle j’ai amené son café, avant de lire Berthollet, excellente nouvelle de Ramuz évoquant le désespoir d’un homme qui, après avoir perdu sa femme, a résolu de se jeter à la Sarine, dont il est retiré une première fois, ensuite consolé et ragaillardi par un pasteur aux grandes qualités de coeur, et qui s’y rejette ensuite sans avoir trouvé le moindre réconfort, ni même le moindre accueil auprès du jeune ministre qui a succédé au précédent. Sans un mot de trop, Ramuz saisit à la fois la détresse d’un homme à qui tout a été arraché par Dieu et ce que représente la vraie charité d’un bon pasteur par opposition à la froideur de certains fonctionnaires du culte.
    (Ce 1er janvier)

    Un homme
    perdu dans le brouillard, de Ramuz, rend admirablement le sentiment métaphysique de vertige et d’angoisse procédant d’une sensation liée à un égarement purement physique; et dans Mousse l’auteur évoque l’indifférence cruelle que les paysans de montagne manifestent à l’égard d’un animal « inutile », ce pauvre Mousse qu’un jeune armailli va jeter dans une faille et que tout le monde entend agoniser avec « amusement » des jours durant. Or ma bonne amie, très sensible à la charge émotionnelle des mots, ne supporte pas que je lui évoque, cette triste fin de Mousse, et je lui épargne par conséquent le récit de l’abominable sort réservé au cheval du sceautier, dans la nouvelle du même nom, aussi poignante que celle de Tolstoï.

    medium_Ramuz.2.jpgJe suis arrivé au bout, ce matin, des Nouvelles et morceaux de Ramuz, avec deux évocations du paradis, dans Le pauvre vannier et La paix du ciel, qui traitent la même idée que celle de Chute d’un saint de Dino Buzzati, à savoir le regret qu’un homme peut éprouver dans ce lieu saint et parfait, où l’on n’a plus rien à faire qu’à chanter des cantiques et où le charme des misères est dissipé… Ce qui me frappe aussi, en notamment en songeant à l’âge de l’écrivain (trente ans quand il publie ce recueil, en 1919), c’est le mélange de noirceur et d’attention compassionnelle qui se dégage de l’ensemble des romans et des nouvelles publiés jusque-là.

    Très intéressé, malgré ce qu’il y a là-dedans d’un peu trop grave à mon goût, par la lecture d’ Aimé Pache, qui se trouve maintenant à Paris. L’affection qui lie la mère et le fils est émouvante, et Ramuz fait bien sentir la grande solitude du créateur, sans doute à son image. On est ici bien loin du Paris des artistes et des écrivains dans cette peinture d’un garçon sérieux comme un pape qu’on sent juste de passage et plus souvent au Louvre qu’au bistrot. Il serait intéressant, cependant, de voir qui hantait Montparnasse en ces années.
    En lisant Aimé Pache peintre vaudois je retrouve, à travers les tribulations du jeune artiste à Paris, mes propres tâtonnements, et les incertitudes, les doutes et les avancées souvent inaperçus qui ont marqué ma vie pendant des années. J’ai été moins seul et moins concentré sur La Chose que le personnage de Ramuz, qui force lui aussi le trait par rapport à lui-même, et pourtant il me semble qu’il a bien rendu là une certaine mentalité romande dans son rapport ambigu avec Paris, qui n’a guère changé dans les grandes largeurs, en tout cas pour moi et la plupart des écrivains romands. Surtout: je partage son exigence, fondamentale à mes yeux, par rapport à la sincérité.

    Je suis assez éberlué, en recopiant mes notes de 1985, de constater à quel point j’ai tourné autour du pot, s’agissant de mon nouveau livre à venir. Je ne me doutais pas, alors, que Le coeur vert ne paraîtrait qu’en 1993, avant qu’en quelques années paraissent six livres de suite. Je n’avais alors aucun recul par rapport à mon travail, et le moins que je puisse dire est que la relation avec Dimitri n’arrangeait pas les choses. Pourtant je me garderai de reporter la responsabilité de mon improductivité sur lui, même si son ascendant avait quelque chose d’écrasant, comme l’ont prouvé maints autres exemples. Je crois cependant que je me trouvais, alors, dans une période d’absorption, et que mes difficultés tenaient aussi à mon type de perception et au très large éventail de mes virtualités expressives. Par ailleurs, je n’ai jamais cessé d’écrire et de publier, et j’avais sous les yeux trop de livres inutiles pour m’impatienter d’y ajouter.

    En rentrant de la piscine, regardé Des épaules solides d’Ursula Meier. Très impressionné par la finesse des observations de ce film. La scène d’amour entre les deux adolescents est insoutenable, où le garçon comprend que la fille a couché avec lui pour que, l’engrossant, il lui permette d’augmenter ses performances d’athlète au prochain championnat. Particulièrement impressionnant s’agissant de gosses de quinze ou seize ans. M’a rappelé les scènes de Lars Noren. De telles observations me semblent importantes aujourd’hui.

    Aimé Pache, peintre vaudois me semble réellement un grand livre. Le retournement final, du fils ingrat revenant aux siens et se rachetant, jusqu’à la merveilleuse scène des deux frères dansant ensemble la valse devant les villageois, est à la fois un beau geste romanesque et une sorte d’acte fondateur de l’écrivain Ramuz décidé à écrire en ce pays, avec et pour les gens de ce pays.

    medium_Grossman.2.JPGEn reprenant en outre Vie et destin, de Vassili Grossman, j’ai relu les pages consacrées aux feuillets d’Ikonnikov et y ai trouvé, en substance, la base même de la morale de mes parents et des parents de mes parents, que je perpétue à ma façon plus irrégulière. C’est aussi les figures de Juste et de Monsieur Loup, de Vie de Samuel Belet, que j’ai retrouvés en ces pages sur la bonté « sans idées », avec le relief nouveau que mes expériences personnelles donnent à cette conception modeste du bien. Enfin j’ai reconnu, dans celle-ci, la morale de toute une Suisse flétrie aujourd’hui par une clique de profiteurs et de démagogues.

    Très frappé hier soir par l’émission de télé consacrée aux agissements prolongés d’un corbeau dans un village jurassien, qui a poussé une famille traînée dans la boue à se défendre des années durant jusqu’à la découverte du coupable — ou plus précisément de la coupable. Je me suis dit d’abord (comme beaucoup de gens évidemment) que c’était beaucoup de bruit pour quelques lettres juste bonnes à être jetées au panier, puis m’est apparu le caractère réellement sournois et vil, je dirais même: satanique, de ces lettres envoyées à la fois au couple visé et à d’autres gens auxquels on faisait croire que les conjoints en question les vilipendaient de par le village. Or voyant cette famille lumineuse aux nombreux enfants, avec un père travaillant en ville et une mère écrivant des contes pour enfants, on conçoit mieux quelle jalousie mauvaise, et d’autant plus odieuse qu’anonyme a pu nourrir ces lettres au langage ordurier, d’une profonde abjection. C’est là, me semble-t-il, l’usage le plus bas de l’écriture, et j’y vois un péché plus grave que le vol et peut-être même que le meurtre par amour.

    Ma bonne amie, lisant la copie de mes carnets de 1981-1982, relève le changement qui s’opère dans le ton de ceux-ci entre mes années de solitude et les suivantes, et la confiance « aveugle » que nous nous sommes aussitôt vouée l’un à l’autre, n’écoutant que notre intuition respective. La vie a fait le reste. Or, c’est de cette vie même qu’est tissé mon nouveau livre, plus fait « avec la vie » qu’aucun autre, sauf peut-être L’Ambassade du papillon, mais Les passions partagées me tient plus à coeur dans la mesure où je porte ce livre depuis plus de vingt ans et qu’il représente un bien plus grand effort de transposition.

    En lisant Louise Amour de Christian Bobin, je me sens partagé entre l’horreur et la tendresse, à l’image de ce que j’ai éprouvé à Lourdes, dans le bric-à-brac de superstition et de douleur si bien acclimatées par la religion catholique. Il y a là quelque chose de très particulier que le bon sens protestant, qui plus est calviniste et vaudois, ne gobera jamais, trop peu porté à quelque forme que ce soit d’idolâtrie. Quant au livre de Bobin, il se tient sur une arête très fine, à tout instant menacé de tomber dans le kitsch, mais l’écriture l’en préserve finalement même si je suis loin d’être réellement touché.
    Il en va tout autrement d’Une destruction de W.G. Sebald, qui nous fait renouer avec le sérieux de la littérature. Relevant de l’essai plus que de ses narrations habituelles, ce livre évoque le tabou qui a frappé, en Allemagne, les destructions massives subies, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par les grandes villes dont les populations civiles ont été massivement rasées. Autant Bobin fait dans le sublime, et jusqu’à l’écoeurement, autant Sebald nous rappelle dans quel monde nous vivons et quelle responsabilité est la nôtre.

    medium_Zinoviev.2.jpgQu’est-ce qui, en fin de compte, distingue l’idéologie du jeu des idées? Zinoviev prétendait lutter contre l’idéologie, alors qu’il y était empêtré jusqu’au cou, de même que Dimitri. De la même façon, lorsque je relis mes carnets de toutes ces années, jusque vers 1993-1994, je constate que j’ai été moi-même prisonnier de ce carcan de l’idéologie, à la fois dans ses incidences religieuses et politiques. Il me semble que j’en suis désormais libéré, du moins en grande partie. Est-ce à dire que je ne crois plus à rien? Tout au contraire.

    En lisant ce matin Vie de Samuel Belet, j’ai retrouvé, dans l’altération de la relation de Samuel avec Duborget, sous l’effet de la passion partisane, ce que j’ai personnellement ressenti par rapport à l’idéologie et à l’esprit doctrinaire, que ce soit à l’époque des Jeunesses progressistes ou quand Dimitri a basculé dans le nationalisme. En évoquant les discours de Duborget, Samuel remarque que « ça ronflait terriblement » mais « c’était le creux du tambour ». Samuel se reconnaît en outre « le goût des bases », et je partage cette position de terrien. Celle-ci suffit à pondérer tout élan relevant de la rhétorique ou de l’enthousiasme tournant à vide.

    Entrepris ce matin la lecture d’Adieu à beaucoup de personnages, où l’on voit Ramuz passer de la pleine pâte romanesque à la partie plus méditative de son oeuvre, que je suis très curieux de (re) découvrir.

    C’est aujourd’hui, à midi précise, que j’ai mis le point final aux Passions partagées, sur le mot de « beauté » . Aussitôt j’en ai averti mon cher éditeur, ma bonne amie et quelques amis. L’aboutissement de ce livre est important pour moi, car il marque à la fois un bilan de trente ans de vie plus ou moins bonne et la constitution d’une nouvelle base du point de vue de mon travail d’écrivain. (Ce 11 février)

    medium_Amos_kuffer_v1_.4.jpgUne histoire d’amour et de ténèbres d’Amos Oz me semble aussitôt un livre d’envergure. Il s’agit d’une vaste chronique familiale où l’on rencontre, sur l’arrière-fond d’Israël au début des années 50, les personnages de lettrés hauts en couleurs constituant l’entourage de l’enfant. Il y a d’abord le père, érudit et polyglotte, mais confiné dans un poste de bibliothécaire, puis il y a le grand-oncle Yosef Klausner, savant et vénéré dans les plus hautes sphères du pays, la grand-mère Shlomit obnubilée par la présence des microbes en ces terres « asiatique », le grand-père Alexandre vivotant de petits négoces mais toujours tiré à quatre épingles et se donnant de grands airs — et c’est toute une société composite qui apparaît en même temps, où l’on apprend que les kibboutzim, héros du jeune garçon sont en revanche très mal vus par une partie plus traditionaliste de la population, à laquelle ils apparaissent comme des révolutionnaires aux moeurs dissolues. Bref, tout ça vit et vibre dans un ample mouvement de remémoration.

    La lecture de quelques pages de la revue L’infini, signées Philippe Sollers et Gabriel Matzneff, ne me fait pas très bonne impression. Parlant du voile ou d’Epicure, Sollers me paraît assez plat et toujours fat. Quant à Matzneff, les bavardages narcissiques de son journal intime se diluent dans son insondable vanité. Monsieur est tellement content de lui-même. Mais suffit-il que Monsieur nous dise qu’il a couché avec X. mardi matin, Y. mardi soir et Z. le lendemain pour nous intéresser? Ce n’est pas mon sentiment.

    Ce que j’appelle l’état chantant, le Nô l’appelle la fleur.

    Ceci de Balzac: « Le monde est un bourbier. Tâchons de rester sur les hauteurs ».

    medium_Leautaud4.2.jpgDans In memoriam de Paul Léautaud, chaque phrase et juste et bonne, chaque détail à sa place, dans un mélange très singulier de cynisme et d’émotion. J’aime vraiment beaucoup cette ironie douce-amère. La phrase que je préfère est celle-ci: « Toutes les dix minutes, je me levais, allais dans la chambre, prenais la bougie sur la cheminée, et, l’approchant du visage de mon père, je le regardais décéder encore un peu plus». Je trouve cela vraiment épatant. Je voudrais être capable de cette netteté et de cette sécheresse émue, si j’ose dire. J’aimerais dire ainsi, ne serait-ce qu’à moi-même, ce que c’est par exemple que de se sentir vieillir et de se sentir à la fois plus faible et plus fort. A l’instant précis, à côté de petits enfants tout gais (la petite fille chantait tout à l’heure « vive la vie », je vois mon reflet dans la vitre du TGV, et j’y décèle un peu de mon père dans l’affaissement des traits, avec le sentiment intérieur d’être resté une espèce de jeune homme, n’étant jamais devenu le Monsieur que mon père fut dès ses jeunes années, portant cravate et costume décent.
    A propos des petites filles du compartiment voisin, une certaine nostalgie me prend au souvenir des si belles années que j’ai passées avec Sophie et Julie durant leurs premières années.

    Tout à fait juste ce que dit je ne sais plus quel personnage d’Amos Oz: que ce n’est qu’en soignant ses relations sociales qu’on progresse en société — cela même que je ne sais pas et ne saurai probablement jamais faire.

    Réveillé tôt ce matin, dans cet hôtel des Ardennes aux fenêtres donnant sur la forêt, et c’est avec intérêt que j’ai regardé un long reportage télévisé, sur Arte, consacré à la longue marche de François Mitterrand. Cela m’a rappelé que je n’avais jamais manifesté le moindre enthousiasme à l’égard du socialisme français — jamais vibré pour le peuple de gauche -, alors que le personnage me faisait plutôt horreur au commencement (son air mielleux de mandarin à chapeau mou) pour m’intéresser en revanche dès lors qu’il commença d’être détesté… Très français en somme, froid et dur, comme je ne les aime pas, l’homme de droite qui a appris le parler socialiste pour conquérir le Pouvoir et marquer l’époque de son empreinte. De fait, il y aura eu le Années Mitterrand, comme il y a eu les Années de Gaulle, alors qu’on ne parlera jamais d’années Giscard ou d’années Chirac. (Belgique, en mars)

    Au Royal Windsor. Plus feutré tu meurs. 6 euros le sachet de cacahouètes. N’aime pas du tout ça. Ni d’ailleurs les hôtels de luxe en général. Visité ce matin l’exposition Khnopff, dont les paysages (de la région parcourue avant-hier) me touchent profondément. Exactement le rapport de verts et de gris qui trouvent en moi le plus vibrant écho. Egalement une lumière, une matière d’une infinie délicatesse — notamment un sublime paysage sous la pluie.

    Expo Rimbaud à Bruxelles. Très intéressante. Emouvant de voir qu’après le coup de pistolet dont il a été la cible, Arthur retire sa plainte contre Verlaine, qui sera poursuivi d’office, Très malheureuse histoire, qu’on sent pleine d’amour et d’excès, d’alcool et de folies, de passion et de désespoir. Ensuite au Musée d’Ixcelles, où nous avons découvert, avec émerveillement, les dessins de Munch. Rarement le sentiment que chaque trait vit et vibre à ce point-là. Seule réticence à l’égard d’une certaine littérature symboliste. Mais de vraies fulgurances, par exemple avec ces dessins de chantier (Construction de la mairie) qui m’évoquent l’univers magique d’un Buzzati.

    Me sens un peu partagé à la lecture de Nostalgie de l’absolu de George Steiner, qui resitue les trois grands idéologies de la modernité (marxisme, freudisme et structuralisme) dans une même mouvance post-théologique héritée de la tradition biblique. Marx descend d’Esaïe, Freud de Moïse et Lévi-Strauss est lui aussi une espèce de prophète dont l’Apocalypse serait l’image dans le tapis… Or il est certain qu’il y a du vrai là-dedans, mais une fois de plus je sens l’auteur tirer la « couverture » au peuple élu, qui serait l’unique dépositaire de la Parole et du Livre, parangon de l’humanité choisie et sacrifiée par Dieu, enfant chéri et génial comme aucun, Kafka über Alles en quelque sorte…

    Il est clair que l’amour est une affaire de peau, mais c’est ne rien comprendre que d’en déduire qu’il est alors épidermique ou superficiel. Ce qu’il faut reconnaître au contraire, c’est la profondeur que révèle la peau.

    Le spectacle de nos congénères n’est pas toujours édifiant, selon les lieux que nous hantons. Ainsi de l’humanité des supermarchés ou des restoroutes.

    On dit parfois trop commodément qu’il ne faut pas juger. Et s’il le fallait parfois, justement?

    Le printemps revient, avec ce qui semble une embellie propre à débarrasser la montagne de sa vieille neige. A Vilnius commence le procès de Bernard Cantat, dont le beau visage irradie la peine, en contraste avec la face verrouillée par la haine de la mère Trintignant, busquée par esprit de vengeance et cherchant la publicité des hyènes médiatiques.
    (Ce 16 mars)

    Les troubles ont repris au Kosovo. Rien d’étonnant à cela: rien n’a été pacifié. Après la chape du communisme, la chape de l’OTAN n’est pas une meilleure solution à long terme, et l’on va forcément vers de nouveaux déplacements de population — cela semble inévitable. Dans la foulée, je lis cinq pages terribles, dans Le Nouvel Observateur, sur Srebrenica, où sont détaillés les témoignages de ceux qui l’ont ordonné et exécuté. Cette fois ce ne peut plus être de la propagande: ce sont les faits. Ce fut un massacre ignoble, et je suis triste que ceux que je disais mes amis le nient ou le justifient. Puissé-je ne jamais l’oublier.

    medium_Bush.jpgLa seule face de George W. Bush, de poulet de batterie en costume de ville, suffit à me convaincre de l’imbécillité du gouvernement actuel des Etats-Unis. Comme un Carter paraît humain, sympathique et intéressant, à côté d’une telle nullité. Ce qui est tout dire…

    J’ai lu ce matin, dans Le Temps, l’interview de ce professeur et essayiste tunisien, Abdelwahab Meddeb, qui m’a saisi par sa bonne foi et la justesse de sa position, absolument nette et intransigeante à l’égard des intégristes et, surtout, de toute la dérive islamiste fondée sur le ressentiment, l’humiliation et le rejet de toute responsabilité sur l’Occident. Rarement j’aurai ressenti, comme à « entendre » cette voix, le sentiment d’avoir affaire à un ami possible et pas à un ennemi larvé comme si souvent avec les intellectuels musulmans, à commencer par Tariq Ramadan, nommément mis en cause par Meddeb comme « crypto-islamste »

    Assez intéressé par le nouveau livre de Michel Layaz, La complainte de l’idiot, qui marque un remarquable progrès de l’auteur en dépit de la lourdeur de certaines phrases et de certains détails fleurant encore la niaiserie juvénile.

    Il a reneigé sur les fleurs. La saison nous pèse. Mais je m’amuse, ce matin, en lisant De l’onanisme du fameux Dr Tissot. Dans sa préface de cuistre, Christophe Calame parle de la « grande modération » du toubib, alors que celui-ci attaque aussitôt le « crime abominable » de la masturbation. Calame argue du fait que Tissot se réclame, plus que du puritanisme chrétien, de la mesure des Romains, contre la fureur de l’obsédé sexuel, mais ça n’y change rien: le discours du toubib est lui aussi furieux, qui décrit les maux abominables découlant de toute perte de semence, non seulement par masturbation mais au fils des pollutions nocturnes et finalement de tout rapport sexuel. Au nombre des « châtiments » qui menacent le criminel, plus que l’opprobre divin, Tissot dénombre avec délices la consomption dorsale et l’affaiblissement général, la gangrène du pied et la perte de la vue, le rejet de matières calcaires et autres misères non moindres. Et c’est ça que notre calamiteux préfacier taxe de modération…

    Achevé La guerre dans le Haut-Pays. Très belle variation montagnarde sur le thème de Roméo et Juliette. Ramuz avait 35 ans. La Grande Guerre suivit. Au conflit succède la paix sous l’indifférence du ciel au bord duquel fleurit une gentiane bleue.

    medium_Cavalier.jpgJ’ai regardé ce matin plusieurs des Portraits réalisés par Alain Cavalier, qui me plaisent beaucoup. Il y a la matelassière au beau visage lumineux et aux mains toutes déformées, qui dit tranquillement que son travail a été sa vie. Son mari ne fichait rien. Elle a élevé seule ses cinq enfants sans aide sociale. Elle ne se plaint pas pour autant. Ensuite il y a la fileuse qui prépare une copie de la tapisserie de Bayeux. Elle prépare elle-même les teintures de sa laine. On la voit extraire la garance de l’arbuste, puis un certain violet d’un coquillage. Elle a un visage de Rembrandt dans le clair-obscur. Elle cite la Bible à propos de certains mélanges de matériaux déconseillés. Puis il y a Mauricette la trempeuse, qui réalise des pétales de fleurs artificielles en soie, en coton ou en mousseline. Elle exerce son « métier de fleurs » depuis la guerre. Ell a « appris la fleur » à Paris. Je pourrais entendre un artisan me parler de son travail des heures et des heures durant. Alain Cavalier prête une attention réellement religieuse à ces dames.

    Très intéressé, ces jours, par la lecture de Jésus après Jésus de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, où il est question des origines du christianisme. La démarche est remarquable, qui consiste à soumettre les écrits bibliques à une douzaine d’exégètes de toutes tendances avant d’en tirer un commentaire suivi, avec ses oppositions et ses variantes. J’ai sous la main les épisodes consacrés principalement à la vocation de Paul et, ensuite, aux phrases terribles contre les juifs qu’on lui prête dans son épître aux Thessaloniciens. Les auteurs montrent bien comme l’histoire sainte s’est racontée « couche après couche », des sept épîtres de Paul, qui sont les plus anciens écrits du christianisme, aux Actes datant de 80 ou 90. Ils rappellent qu’aucun évangéliste n’a connu le Christ de son vivant, que Marc écrit le premier (vers 70), que Luc et Matthieu reprennent et corrigent avant que Jean donne la dernière main (vers 90 ou 100). Tout cela ne cesse de me conforter dans le sentiment que l’histoire du Christ est celle que l’homme, inspiré par l’esprit saint, se raconte à lui-même pour devenir meilleur que lui-même, sans échapper à ses contradictions et à ses tentations d’être meilleur que les autres et de leur en imposer la conviction…

    Si j’en reviens à présent à l’essai de Béla Grunberger, Narcissisme, christianisme et antisémitisme, c’est pour mieux percevoir, malgré le réductionnisme de cet essai, ce qu’il apporte d’intéressant par rapport à l’hybris personnel et national. Il est certain que la tendance extatique liée au narcissisme est une constante, mais à celle-ci ne se limite pas le christianisme, qui est aussi une religion de fraternité et une eschatologie. Le travail des exégètes me passionne, parce qu’il rompt avec l’illusion d’une parole tombée du ciel et qui ne se discute pas. Mon ami Gérard continue de le croire en ânonnant ses convictions établies une fois pour toutes, mais c’est un oreiller de paresse — il ne veut pas savoir, comme on dit, et c’est pourquoi la conversation est devenue bien difficile entre nous.

    Je suis touché par la qualité de présence de certains êtres. Tel Alain Cavalier en son portrait filmé par Jean-Pierre Limosin, qui me fait penser que notre rencontre comptera plus que d’autres. Il y a, dans son approche du monde et des gens, quelque chose de profondément religieux. Il vit tout simplement dans un lieu qui se vide peu à peu de ses objets, et l’on sent qu’il n’y a rien d’affecté (comme ce l’est chez un Chessex) dans ce progressif désencombrement. On sent que c’est quelqu’un de concentré. A un moment donné, il se trouve dans la rue, à Montparnasse, et il désigne toutes ses choses, qu’il trouve « magnifiques » mais qu’il lui est impossible de filmer, parce qu’il y a trop de tout. Comme je comprends cela. Sa façon, en outre, d’approcher les femmes de ses portraits en dit long sur sa richesse intérieure et la générosité de son accueil. J’aime beaucoup sa façon égale d’approcher la maître-verrier et la dame-lavabo férue de Verdi. L’une et l’autre sont belles sous son regard, aussi intéressantes l’une que l’autre. Il filme la vilaine lampe qui éclaire le sous-sol de la dame-lavabo et qu’elle appelle son soleil, et vraiment c’est un soleil à ce moment précis, sur une espèce de plante verte. Il filme avec amour la rémouleuse qui a une dégaine à la Léautaud, et le fait qu’il la filme dans un studio bleu, avec sa guimbarde à pédale, au lieu de la suivre dans les rues populaires où elle accoutume de se livrer à son commerce, n’est pas du tout artificiel pour autant. Elle lui dit tranquillement qu’elle a roulé sa première cigarette à treize ans et que telle petite pince, dans son nécessaire, lui permet de couper son petit bouc. Cavalier a le sens et le goût du détail, souvent traduit par des mots précis. Lorsque la bistrote parle de sa mitrailleuse (un système de préparation des apéritifs), il enregistre illico. C’est une espèce d’écrivain à sa façon, et c’est un poète de l’image à n’en pas douter.

    Les montagnes toutes sculptées dans le blanc de la neige sur fond bleu laiteux. Je poursuis la lecture de Raison d’être en redécouvrant la vigueur féconde de cette autocritique du Vaudois aboutissant à une recherche d’un nouveau départ sur sa terre.

    Cookie Allez me disait l’autre soir qu’elle aime les gens, et c’est aussi mon cas. Je partage en outre son point de vue selon lequel les écrivains se divisent en deux catégories: les généreux et les autres.

    medium_Cezanne7.jpgEn lisant L’exemple de Cézanne, je me dis que ce pèlerinage aux sources du peintre est pour Ramuz un repérage de sa propre situation, de sa solitude et d’une même ambition inaperçue, nimbée de silence. Il y a ceux, d’un côté, qui ont leurs stèles et leurs bustes, et puis il y a Cézanne qui se fond dans le pays de Cézanne, Cézanne qui s’est agrandi par son oeuvre aux dimensions d’un pays, Cézanne que Ramuz retrouve partout dans ce pays qui est lui-même comme un agrandissement de son pays à lu

    Je me dis ce matin que Dieu doit se sentir aussi seul que moi, avant les premiers chants d’oiseaux. Le monde est si froid avant les premiers chants d’oiseaux…

    Je regarde ensuite d’autres Portraits d’Alain Cavalier, dont la seule vision m’apaise. J’ai tenu à revoir La rétameuse en entier, si beau personnage de la femme du peuple par excellence, puis j’ai découvert La brodeuse, un peu plus bourgeoise évidemment. Or ce qui me touche le plus chez toutes ces femmes est l’attachement qu’elles manifestent à leur métier et la classe de chacune, procédant de ce qu’on appelle l’aristocratie naturelle. Il y a en outre, dans ces portraits, des images évoquant les grands peintres, que ce soit Rembrandt, Vermeer ou Georges de La Tour.

    Dans le TGV de Paris. Le jour se lève sur l’arrière-pays enveloppé de brume. Nuages roses sur le Jura mauve foncé. Douces courbes des chemins le long des pentes ascendantes du Jura. Je quitte mon pays. Et lisant le Jésus après Jésus de Prieur et Mordillat que je vais rencontrer demain, j’en viens à me demander s’il est conciliable de pratiquer l’exégèse et de garder la foi.

    Me rappelant tant de voyages à Paris, je me dis aussi que jamais je n’aurai cherché à y percer d’aucune façon. J’aurais pu me pousser au Magazine littéraire et chez les éditeurs, mais jamais je n’en ai eu envie. Dimitri me le recommandait mais non: jamais cela ne m’a semblé un parcours qui me conviendrait. Et d’ailleurs il en va de même en Suisse romande pour ce qui touche aux relations utiles que j’aurais pu me faire: jamais je ne les ai soignées ni entretenues.

     Toujours une certaine excitation à retrouver la grande ville, et plus précisément Paris, dont j’aime les rues et la population. Je me suis toujours senti à l’aise au Quartier latin, et maintenant plus que jamais, même si je m’y pointe de plus en plus rarement faute de rencontres vraiment intéressantes qui s’offrent désormais.(Au Luxembourg).

    Passé la matinée avec Alain Cavalier, à une table du Mondrian, juste en face de la librairie polonaise du boulevard Saint-Germain. L’homme est exactement tel qu’il apparaît dans le portrait de Jean-Pierre Limosin, en plus simple encore et plus direct, avec dix ans de plus mais il me semble que nous avons presque le même âge. En outre, j’ai découvert un excellent connaisseur de littérature et un passionné de Simenon, qu’il connaît sur le bout du doigt. Bref, il me semble que nous pourrions devenir des amis. Après avoir longuement parlé de son travail, il a montré autant d’intérêt spontané pour les jeunes cinéastes dont je lui ai parlé que pour mon livre à venir. Pas trace chez lui de pose ni de tricherie. Un vrai comme je les aime. Je vais tâcher de cultiver cette relation dans le sens d’une amitié. (ce 1er avril)

    Parlé ce matin, avec Alain Cavalier, de ce que dit l’un des personnages de Lettre à mon juge, l’un des romans de Simenon qu’il aurait aimé adapter au cinéma, à propos de l’alcool, représentant une sorte de recherche d’un autre monde moins dur et moins insensé que le nôtre, et il m’a alors raconté que lui aussi avait passé par là il y a une dizaine d’années.

    Tout est vivifiant de ce qui participe du rayonnement de la personne, et les autres y tiennent un rôle primordial.

    C’est un film écoeurant que La passion du Christ, que je n’ai pas eu la force, ce soir, de regarder jusqu’au bout. Tout y est centré sur la violence, représentée avec une complaisance bonnement sadique. Les Juifs sont aussitôt caricaturés, de Judas le traître cupide au grand-prêtre Caïphe, en passant par l’assemblée du Sanhédrin et par toute la foule grimaçante et grotesque. Je me rappelle à l’instant ces prêtres, et même des rabbins, qui tâchent de se rassurer en prétendant que ce film n’est pas antisémite. Or si rien n’y est dit à la lettre en ce sens, tout y est montré et les images parlent, les images vocifèrent. Seulement, n’est-ce pas, en période de rapprochement des communautés, il serait désobligeant de monter en épingle l’antisémitisme de cette version, qui est celle-là même du christianisme séculaire, des pères de l’Eglise à Luther sans oublier le catholicisme dogmatique… Pour ma part, je suis rentré complètement abattu à l’hôtel, où j’ai eu bien de la peine à trouver le sommeil.

    Alain Cavalier, à propos de ce film, me disait qu’il lui semblait impossible de mimer la douleur au cinéma. Dès qu’il voit du sang, il pense à l’accessoiriste qui en rajoute une giclée.

    A propos de Cézanne, j’ai trouvé ce matin, chez Gibert Jeune, ce petit recueil de propos au nombre desquels je note aussitôt ceci que je contresigne, sur le travail qui est « le seul refuge où l’on trouve le contentement réel de soi ».
    (A Paris, en mars)

    C’est en France que le discours politique me semble le plus terriblement cela: du vent, et qui ne soulève que de la poussière.

    Les prêtres, ou ce qu’il en reste, voudraient conserver la haute main sur l’espace Dieu. Qu’on leur laisse cette consolation bonnement administrative. Eugen Drewermann les a bien nommés: fonctionnaires de Dieu.

    Je me force un peu à dire du bien d’Ensemble c’est tout, le dernier pavé d’Anna Gavalda (plus de 600 pages…) qui me semble tout de même un peu téléphoné. Cependant je crois la bonne dame honnête, contrairement à tant de faiseurs au goût du jour, et je préfère l’attention amicale qu’elle manifeste aux gens ordinaires, dont elle observe si bien les comportements et capte si finement le parler, aux stories creuses qui envahissent les rayons des librairies ou à la littérature blanche n’intéressant que les profs et les critiques exsangues.

    Dans Le grand printenps de Ramuz, une page sur la souffrance « à distance » de la Suisse me fait bondir. Cette façon de suggérer que les Suisses ont autant souffert, moralement, que ceux qui étaient au front, me paraît indigne de lui. Tout à fait l’attitude stigmatisée par Pankowski dans Le thé au citron, que j’ai citée dans Les passions partagées.

    Impressionné, ce matin, à la lecture du Paul Cézanne d’Elie Faure. En trente pages tout est dit. Dit bien la jeunesse sensuelle dans une Provence à l’antique, avec Zola et d’autres compères. Puis l’essai de Paris, non concluant pour lui, et le retour. Le père banquier, et contre celui-ci le choix de l’art. A l’école de Pissaro, toute la peinture de l’époque revécue, compagnon de route des impressionnistes et ensuite le chemin solitaire, revenu en Provence en 1870. Alors la vision de quelque chose qui s’ébauche enfin loin de tous, à partir d’une relation terre à terre: «Il y avait en lui-même de si profonds, de si confus désirs, que le bruit environnant l’empêchait de les entendre. La solitude seule pouvait le renseigner en lui permettant de regarder jusqu’au fond du propre mystère qu’il promenait autour de lui dans le mystère universel.»
    Or, en lisant cette histoire de retour au vrai pays, qui est celui de la poésie et de l’art, je vois mieux ce que j’ai perçu en lisant il y a quelque temps L’exemple de Cézanne, Ramuz ayant fait le même aller-retour à trente ans d’intervalle.

    Ce que nous savons du rabbi juif Iéshoua est peu de chose. Une biographie tenant en moins d’une page, disait déjà Bultman. Quelques paroles qu’on suppose avérées, et c’est à peu près tout. A part quoi le portrait du personnage, son message, ses actes et ses enseignements reposent à peu près entièrement sur des logia et autres témoignages de seconde main, contradictoires sur des points fondamentaux. L’ensemble des écrits du Nouveau Testament comporte 360.000 variantes. Et pourtant tel exégète juif le disait bien : il y a là-dedans une voix unique…

    La (re)lecture du Maître et Marguerite me fait retrouver la joie des grandes lectures où l’esprit est à la fête autant que tous les registres de la sensibilité et de l’imagination, avec la satisfaction sous-jacente qu’une grande cause est quichottesquement défendue. Me donne envie de revenir au roman et à la satire, impatient de brocarder l’asile de fous dans lequel nous vivons.

    Je repense au sens de cette série télévisée consacrée à L’Origine du christianisme, dont j’ai regardé hier soir les deux derniers épisodes. Cela débouche sur la tendance chrétienne à s’affirmer le Verus Israël et sur les débuts de la construction, dans la littérature chrétienne, d’un Juif imaginaire. Mais le christianisme se réduit-il à cela? Bien sûr que non. La difficulté, pour nous autres qui tâchons de nous y retrouver par delà les images du Christ et du christianisme qui se sont superposées à travers les siècles, consiste à dégager le sens de tout cela et ce qui nous en reste aujourd’hui. Qu’est-ce que le christianisme par rapport au judaïsme? C’est, à mes yeux, l’élargissement de la loi biblique, jusque-là réservée à un peuple, à tous les peuples du monde, et l’émancipation de la personne par rapport au Père, à la tribu et à la nation. Le mérite de l’exégèse est de revenir au texte et à sa formation, dont l’examen est rarement serein. Il suffit que je parle avec certains amis croyants (Gérard, Alain) pour constater que les textes du Nouveau Testament (et notamment en ce qui concerne les miracles ou les phénomènes surnaturels tels que la conception virginale du Christ ou sa résurrection) ne sont pas abordés avec la même objectivité que lorsqu’il s’agit des prodiges de l’Ancien Testament. On peut être croyant tout en étant convaincu que le Déluge et l’ouverture des eaux de la mer Rouge sont des métaphores poétiques, alors que la marche du Christ sur les eaux ou la multiplication des pains sont revendiqués comme des faits réels. Cette attitude procède, à mes yeux, d’un matérialisme à coloration mystique. Tout un courant du catholicisme est fondé sur cette base à mes yeux païenne, et le mérite de l’exégèse est de montrer que cela n’est qu’une interprétation d’un courant du christianisme, alors qu’il en est d’autres.
    En écoutant hier soir les savants s’exprimer à propos des conséquences de la destruction du Temple, et plus précisément de l’émancipation du mouvement spécifiquement chrétien, je me disais qu’à un moment donné l’on se perdait, entre les tenants originels de cette histoire, disons jusqu’à Paul et Jean évangéliste, et les aboutissants des églises et autres confessions contemporaines, dans un labyrinthe inextricable dont seules quelques trajectoires, déclarées les seules et uniques par les uns et les autres, nous apparaissent aujourd’hui dans leur continuité. La trajectoire catholique romaine. La byzantine. La rupture protestante. Toutes trois mêlées à l’histoire, avec son lot d’affrontements plus ou moins meurtriers, tandis que le judaïsme rabbinique se développait en retrait, si l’on peut dire.
    Je vois bien, pour ma part, ce que j’ai hérité de bon de tout ça. Le Christ a représenté, pour nous autres protestants de naissance, une image du Bien. C’est le Sauveur. C’est l’Ami. Le Fils de Dieu, à savoir une personne à notre hauteur, mais également revêtu d’une cuirasse divine le protégeant de toute corruption. Une espèce de super-Pasteur au sens biblique du berger. Le Bon Berger. Vignettes d’école du dimanche. Mais au quotidien cette figure nous tenait lieu de repère par ses actes et ses conseils. Le Sermon sur la montagne évidemment, que j’ai longtemps cru l’invention de Iéshouah, alors qu’il relance le Lévitique. Et les paraboles.
    Un besoin d’idéologie, à un moment donné, m’a porté vers le catholicisme. Mais rien ne m’en reste. Premier étonnement: ce prêtre qui me dit que la conversion pouvait se résumer à une discussion dans un bar. Auto-dérision ou méfiance à l’égard d’un élan jugé peu fondé de ma part? Je ne sais. En tout cas jamais, de la part de cet abbé, le moindre signe de compréhension ni le moindre intérêt réel à l’égard de ce que je vivais, sauf au plus bas étage du trouble narcissique. Là d’ailleurs une piste vers l’hybris personnel…
    L’orthodoxie aussi m’a attiré à un moment donné, mais de manière purement intellectuelle et littéraire, sous l’influence surtout de Florenski. Or lisant Rozanov, je me rends compte que l’imprégnation locale, les odeurs, les chants dans l’église font bien plus que les dogmes ou les doctrines. La religion dépendrait-elle alors surtout du climat moral et mental dans lequel nous avons baigné? Je suis tenté de le penser de plus en plus. Un autre père et une autre mère, d’autres grands-parents et ma religion eût surement été tout autre…

    Lisant tout à l’heure les notes biographiques et historiques en marge de l’édition critique du Maître et Marguerite, mon coeur s’est serré au rappel de tout ce qu’a subi Mikhaïl Boulgakov. Et dire que, dans de si terribles conditions, il a eu encore la force de mener à bien la composition de cet extraordinaire roman… Inversement, nous sommes libres et repus et vivons dans un véritable désert spirituel, où la littérature fait au mieux figure de noble ornement, le plus souvent de divertissement ou de faire-valoir social.

    Après avoir appris, ce matin, que Georges Haldas était le lauréat 2004 du prix Edouard-Rod, ce qui m’amuse fort quand je me rappelle les vilenies que Chessex m’écrivait à propos de notre ami, j’ai rendu hommage à celui-ci dont je n’ai plus parlé depuis des années, étant également en pétard avec lui, par sa seule faute. Il est probable que jamais nous ne nous reverrons, mais je lui reste très reconnaissant pour son oeuvre, dont je parle à maintes reprises dans
    Les passions partagées.

    Le maelström du Maître et Marguerite me fascine d’autant plus qu’il est essentiellement sous le texte. Le texte est chatoyant et délirant tout en restant totalement maîtrisé dans son expression, mais on sent dessous une guerre beaucoup plus rigoureusement engagée. Il y a là réellement une grande intelligence et un sens artistique exceptionnel.

    Ne jamais se laisser entamer par le découragement bête. N’attendre rien de personne. Travailler pour le plaisir.

    J’envie Lawrence Durrell d’avoir trouvé, en Henry Miller, un véritable interlocuteur littéraire et un ami de longue durée. J’ai de bons répondants affectifs ou amicaux, avec ma bonne amie, Bernard et quelques amis, mais je n’ai point d’interlocuteur qui me suive et me résiste, me stimule et me relance et que je puisse stimuler et relancer.

    L’écriture est le seul lien profond et continu de ma vie réelle. Tout le reste appartient à une sorte de pseudo-réalité, que la plupart des gens considèrent comme la réalité la plus réelle.

    Très intéressé par ce que dit Ramuz de l’aspiration religieuse de Baudelaire. Me sens immédiatement touché par cette réflexion, alors que les phrases anti-religieuses d’un Raoul Vaneighem, l’autre soir, m’ont tout de suite paru si creuses et si plates.

    Je pense à un roman possible que je pourrais intituler Les bonnes âmes, parce que c’est essentiellement de cela qu’il s’agirait. Il s’agirait de trois femmes incarnant la générosité, la fidélité et la douceur, contre le magma de bruit et de fureur du monde actuel. Une île de sérénité dans l’océan de laideur et d’agitation. Un livre que je voudrais baigné de la tranquillité songeuse des lumières des portraits d’Alain Cavalier. Je vois un livre de rencontres avec trois femmes que j’ai aimées « sous le regard de Dieu ». Ce sont les trois grâces et les trois parques, si l’on veut: celle qui donne la vie, celle qui tricote et celle qui coupe le fil, mais bien d’autres choses encore.
    (Mardi 27 avri)l.

  • Ceux qui ricanent

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    Celui qui tire sur tout ce qui bouge / Celle dont le visage porte la marque du sarcasme / Ceux qui ont toujours trouvé tout enthousiasme suspect / Celui qui grince en se voulant grinçant / Celle qui insinue en phrases serpentueuses et mord en bavant son fiel sur sa robe Sonia Rykiel / Ceux qui ont tout compris sans savoir rien / Celui qui pétille de méchanceté / Celle qui ravale toujours ses compliments de crainte de paraître faible / Ceux qui sont convaincus que toute critique favorable est un deal à tant d'euros / Celui qui ne rit jamais de bon cœur / Celle qui ne supporte pas l’haleine poussiéreuse (dit-elle) de sa nièce qui répète à tout moment qu’elle lit comme elle respire / Ceux qui enragent dès qu’ils entendent du Bach dont le rythme (prétendent-ils) est celui d’une vieille machine à coudre Singer trop bien huilée / Celui qui jubile chaque fois que son cousin Fabien le romancier se fait éreinter dans les journaux du canton / Celle qui préfère avorter que de mettre au monde un enfant qui lui rappellerait la gueule d’un de ses amants plus nuls l’un que l’autre / Ceux qui se retrouvent au bar Chez Perrette où ils se trouvent à l’aise pour dénigrer le nouveau team directeur des Laiteries réunies / Celui qui se targue d’être infréquentable alors qu’il est juste chiant et demi / Celle qui tourne tout en dérision sauf sa dérisoire tendance à se foutre de tout ce qui n’est pas elle / Ceux auxquels tu conseilles volontiers la lecture du Docteur Faustus de Thomas Mann où il est montré que le Malin est l’inspirateur mondial du ricanement, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Notes panoptiques, 2003

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    Dans le train, j’observe le manège d’un père et de ses deux enfants. Sans doute un père divorcé qui les a eu “sur le dos” ce début de week-end et les ramène à leur mère, ou peut-être est-il allé les chercher à Berne et les ramène-t-il àFribourg ce soir pour les subir ce soir et les ramener demain ? Ce qui est sûr est qu’il n’a pas l’air content, le regard verrouillé et l’air de s’ennuyer ferme, repoussant la petite visiblement très en manque de lui, tandis que le garçon n’en finit pas d’aller et de venir d’un compartiment à l’autre sans tenir compte aucun de ses reproches. Triste vision.

    Repris ce matin mes notes sur Les humeurs de la mer, de Volkoff, dont je ne me rappelais pas vraiment l’ampleur et la richesse. Il est vrai que ce qu’il m’en reste tient à quelques observations et, surtout, à un grand débat sur le bon usage du mal qui me paraît, aujourd’hui, un peu téléphoné - comme si tout était jugé d’avance, et c’est bien au fond la limite du romancier soumis à une idéologie.

    Jedem Tierchen sein Plaisirchen. Le populaire dit simplement: prendre son pied. Mais sa vie durant Amiel en fera tout un plat. Quant à moi je verrais plutôt la chose en stoïcien: déjouer l’obsession par une bonne séance, etc.

    A quoi rime l’invasion du sexe sur le réseau des réseaux ? Ce n’est pas un petit coin réservé mais un déferlement pléthorique de la même chose. Multiplication exponentielle de la même chose. Jusqu’aux scènes de bestialité qui nous arrivent en Spam sur nos écrans, tous les jours que Dieu fait. La blonde qui se fait prendre en levrette par un chien; la brune, par un cheval. Und so weiter.

    Me rappelle que, vers l’âge de 17 ans, je me suis soudain affranchi de la foi chrétienne, au chagrin de ma mère. Mais sa façon de me dire sa peine m’aurait plutôt poussé à en rajouter, comme si je devais résister à un chantage. Le même problème avec la mère américaine. Mais pourquoi ce rejet de ma part à ce moment-là, et pourquoi le retour plus tard à la religion avec le besoin d’une forme plus rigide, telle que l’offre le catholicisme ? Mon virage à droite était-il plus fondé et réel que le retour ultérieur à la gauche ?

    Grunberger cite cette croyance selon lequel le Dieu le plus ancien était un être d’une méchanceté sans bornes. A ce propos, revenir à l’Histoire du méchant Dieu de Pierre Gripari. Pour ma part la conviction que Dieu n’aura jamais été que la projection des hantises, des peurs et des besoins, puis des aspirations de la misérable et divine humanité. Celle-ci en est en effet devenue plus divine à certains égards, et plus misérable que jamais.

    L’Eternel a brouillé les cartes du langage pour faire pièce à la volonté de puissance unanime des hommes.

    L’image de la vierge ne m’a jamais inspiré. Qui plus est immaculée de conception. Autrement dit: la femme niée jusqu’à l’état d’ectoplasme. Et je me demande aujourd’hui: qui croit vraiment réellement, sincèrement à cela ? Sûrement pas moi. Autant dire que je reste protestant à cet égard. Aucun goût pour le Saint Esprit non plus, ou plus exactement: plus du tout aujourd’hui. Le nom de Dieu m’apparaît plutôt comme un chiffre, à la manière juive, par conséquent imprononçable.

    Le nom de fanatique vient, étymologiquement, de l’expression: serviteur du temple.

    D'après Bela Grunberger, le judaïsme est fondé sur le principe de réalité, auquel s’oppose le christianisme et l’islam. Plus qu’une religion le judaïsme est une morale. Règne et pivot de la Loi. Le judaïsme est oedipien-pragmatique, tandis que le christianisme vise à la sublimation et à la pureté. Pas d’au-delà juif: pas de ciel. L’interprétation divergente du mythe édénique est significative à cet égard. Pour les juifs, l’Arbre de la connaissance symbolise le privilège exclusif de Dieu, alors que le péché originel des chrétiens est d’ordre pulsionnel. Le serpent assimilé à un symbole phallique. (en lisant Grunberger)

    Plus je vais, plus je lis, plus j’écris et plus je me sens essentiellement écrivain. Je suis certes intéressé par la lecture de telle thèse de psychanalyse (le passionnant et très dérangeant ouvrage de Bela Grunberger) ou telle étude philosophique (je ne cesse de lire Wittgenstein ou Nietzsche, et ces jours Paul Ricoeur), mais tout travail intellectuel qui ne passe pas aussi par un travail sur la langue me semble pécher d’une manière ou de l’autre. Je suis fondamentalement attaché à ce que j’ai toujours appelé la musique qui pense, dont les meilleurs exemples me semblent donnés par un Cingria ou par un Rozanov.


    Les souvenirs d’Anne Atik sur Beckett, intitulés Comment c’était, me surprennent et me passionnent. On y découvre un homme extrêmement attentif à la poésie, et dans toutes les langues, doublé d’un être attachant, bon et généreux. Egalement emballé par la relecture de La panne, de Friedrich Dürrenmatt, dont le climat restitue merveilleusement le ton de la Suisse moyenne. Et ce ne sont que deux livres parmi la foison de mes lectures de ces jours, où les essais de Mallarmé voisinent avec les Remarques mêlées de Wittgenstein et le pavé de Béla Grunberger sur le narcissisme.

    Ne pas se laisser gagner par la morosité ambiante. Jamais. La lecture de Comment c’était, évoquant la vie de Beckett, m’est ces jours précieuse. Présence constante de la poésie dans cette vie, et son manque dans la mienne. Pas assez acharné à défendre et à illustrer le chant du monde. Cela que je dois relancer dans Les passions partagées et sans discontinuer. Cela qui m’a toujours tenu ensemble et ramené à la joie.

    Rozanov3.jpgPas mal de délire russe et d’époque (sur l’Eglise et la Révolution) dans les Feuilles tombées de Rozanov, mais l’essentiel qui m’importe est ailleurs: dans l’intimité et dans la beauté de l’aveu. Or je vois mieux à présent ce qu’il y a, là-dedans, de péniblement idéologique, et ce qui s’en dégage en chant d’amour, et notamment grâce à la présence de celle qu’il appelle “maman” ou “l’amie”, et que moi j’appelle “ma bonne amie”.
    amie.

    Je me disais ce matin que j’aurais besoin d’un exergue pour Les Passions partagées, sur quoi je prends un livre au hasard, En vivant en écrivant d’Annie Dillard, je l’ouvre et voici la première phrase que je lis: “Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ?” Et cet après-midi, après avoir dormi (très fatigué que j’étais par les deux bouteilles de Corbières d’hier soir), j’ai repris Comment c’était, le livre d’Anne Atik évoquant le souvenir de Samuel Beckett et j’ai pensé que l’exclamation initiale de Fin de partie, “Encore une journée divine !”, ferait également un exergue possible (il m’en faudra trois) pour Les passions partagées.

    Le sentiment que l’Eternel est injuste est très présent dans l’Ancien Testament. “Le chemin du Seigneur n’est pas équitable”, dit Ezéchiel (18, 25). Et ceci de parlant: “Les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les enfants qui ont les dents rongées”.

    L’idée de la rétribution concerne la nation (Israël, peuple élu) dans l’Ancien Testament et devient ensuite un enjeu personnel. Pari de Pascal, etc.

    Toute conversation sur Dieu sonne de travers à mes oreilles. Comme si l’on parlait toujours d’autre chose. Je pourrais dire avec Flaubert que ceux qui veulent prouver Dieu me sont aussi étrangers que ceux qui le nient.

    Verdier6.gifJe lis Passagère du silence de Fabienne Verdier avec beaucoup d’intérêt et de reconnaissance. Il y a une grande humilité et une formidable ténacité chez cette sacrée bonne femme. Elle raconte en outre un tas de belles histoires comme il en regorge en effet dans la tradition taoïste. Celle par exemple de l’apprenti resté longtemps près d’un Maître, et qui pense qu’il en a fini. “je sens que je serais capable de traverser un mur”, dit-il ainsi à son maître. Et lui: “Alors vas-y”. Et lui de se lancer contre un mur, qu’il traverse en effet. Puis de s’en aller tout faraud. Et de se vanter à sa femme qu’il va traverser tel autre mur de leur maison. Sur lequel il se casse évidemment le nez. Pas de meilleure illustration de l’hybris. Ce que dit en outre à Miss Fa son maître Huang: “Il faut trouver le juste milieu pour saisir la vie. Tout est dans la juste mesure des opposition”. Me conforte absolument dans ma règle personnelle visant au parcours d’arête.

    Image: Fabienne Verdier

  • Notes panoptiques, 2002, II

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    J’ai toujours été attiré par la tristesse. Non seulement j’ai le don des larmes, mais j’en ai le goût. Rien là-dedans cependant de la morbidezza. Mais une mélancolie radieuse.

    Ce cauchemar, cette nuit, des brouettes de fonte pesant si lourd que les prisonniers du camp ne peuvent les déplacer que vides, me rappelle, je ne sais pourquoi, les saucisses d’Auschwitz.
    Je m’attendais à voir quelques baraquements de bois: pas à cette vaste installation industrielle, à ces hauts bâtiments de brique, à ces usines à tuer.
    J’avais bien vu, dans Nuit et brouillard, les monceaux de chaussures et les monceaux de jouets, mais je ne m’attendais pas à ces regards des milliers de photos le long des couloirs qui, eux, semblaient nous attendre et nous murmurer tranquillement: «Alors ?»
    Alors nous n’avions pas échangé un mot, mon compagnon et moi. Seulement, je me rappelle le petit stand ambulant, là-bas, où se débitaient des saucisses, et dont nous nous étions éloignés avec dégoût en dépit de notre faim.

    Il y a, dans Austerlitz de W.G. Sebald, un caractère d'absolue nécessité qu’on ne trouve plus souvent dans la littérature actuelle. Je ne le trouve, à vrai dire, que rarement chez les auteurs français contemporains, sauf peut être du côté des poètes ou des purs prosateurs. Je l’avais trouvé tout jeune chez Cingria et chez Witkiewicz, mes premiers dieux littéraires, ou chez Cendrare et Ramuz. Je l’ai trouvé encore, très fort, chez Thomas Bernhard, mais pas partout. Je le trouve par bribes à chaque page d’Annie Dillard. Je le trouve chez Haldas. Je le trouve partout chez Maurice Chappaz. Je le trouve chez un V.S. Naipaul ou chez le Philip Roth de Patrimoine et de ce qui suit. Je le trouve à chaque page de Seule la mer d’Amos Oz.

    Le Nobodaddy de William Blake. Celui que j’appelle Monsieur Dieu et que les Juifs affublent d’un masque de consonnes. Le Père de l’ancêtre de mes couilles. Le papa poule de la poule de Colomb. Ce nom de Dieu de Dieu qui faisait dire à Wells que les blasphèmes de Joyce prouvaient sa foi. Or valsez saucisses philologues...

    Rêve érotique cette nuit, avec la sensation de me noyer dans une mare de foutre, l’écoeurante odeur m’étouffant comme une espèce de gaz sirupeux - réellement à vomir.

    Je n’aime guère les antagonismes figés par la représentation de la guerre des sexes, et pourtant cela existe: il y a bel et bien, comme on le voit dans Au nord du capitaine, dernier roman de Catherine Safonoff, deux clans qui s’opposent et s’exacerbent mutuellement dans une certaine forme de passion mimétique - je l’ai moi-même vécu avec G. et je sais que certaines femmes et certains hommes le vivront toujours ainsi.

    Des gens qui ne peuvent pas concevoir le don. Qui se sentiraient diminués par le don. Or je vis tout le contraire: augmenté par le don. Pas affaire de bonne conscience mais de justice.

    Joyce.jpgJames Joyce était en littérature comme en religion, disons dans le cabanon des lettres à égale distance du couvent et du bordel. Avec cette ferveur iconoclaste qui n’a pas trompé Wells: vous crachez sur la mitre avec une passion qui vous trahit. Mais vraiment religieux ? Je ne sais pas. Mon sentiment actuel serait: plutôt mystique que religieux, avec un côté kabbaliste.

    Proust, Joyce et Céline comme horizon. Cela écume à l’horizon. Me rappelle La Guadeloupe aux vaches solitaires et aux herbages horizontaux, à la frange lointaine desquels la mer des Caraïbes brasillait doucement.

    Cézanne disait qu’il ne faut pas rêver de peinture sans une palette à la main; et de même, je pense qu’il ne faut pas songer à l’écriture sans une plume à la main.

    Quelque chose de Raymond Guérin dans le nouveau livre de Jacques-Etienne Bovard, Le pays de Carole, lié au mélange là-dedans de dur et de doux, d’âpre et de sensible, de très viril et de vulnérable à la fois.

    Bovard4.jpgAchevé hier soir la lecture et la prise de notes du Pays de Carole, qui me semble un beau roman de maturation, où l’auteur accomplit une avancée importante, pour son oeuvre, tout en apportant, à ce pays, quelque chose que peu de nos écrivains actuels lui donnent: un sol physique. Ce qui me saisit peut-être le plus, dans ce roman fortement enraciné dans une terre nommée, c’est qu’il impose les noms de celle-ci avec la même aura légendaire qui émane des noms de l’Irlande du sud de John McGahern ou de la Prusse orientale de Günter Grass. Ramuz n’ose même pas, si je ne m’abuse, nommer Lausanne dans Circonstances de la vie, ou alors juste en passant, sans que la ville n’atteigne aucune espèce de consistance. C’est d’ailleurs pareil dans Le pays de Carole, mais on sent Bovard prêt, désormais, à parler de n’importe quelle partie de ce pays, ou de n’importe quelle classe sociale, avec la juste distance. Ce qui manque certes encore à Bovard, c’est la dimension épique, ou la plus large vision historique, enfin la folie russe pourrait-on dire. Mais une certaine dimension obscure se fait jour, très prometteuse, dans les parties les plus intéressantes de ce livre, qui sont aussi les plus troublantes (la scène finale du nettoyage de Carole) ou les plus proches de l’animalité. La perception du sexe, chez le protagoniste apparemment assez conventionnel dans son machisme (je bande donc je suis), est beaucoup plus subtile en réalité qu’il n’y paraît, et le rapport masculin-féminin est rendu par l’auteur dans sa complexité.
    Aussi j’aime la densité physique de ce livre, et dans sa perception de tous les éléments. L’arrière-pays du Haut-Jorat n’a jamais été campé avec autant de simple vigueur (même si Roud et Chessex se situent quelques étages au-dessus question langue et pure émotion), le lac est d’une présence en mouvement que je n’ai jamais ressentie avec autant d’intensité lyrique (André Guex, c’est du journalisme ou de la poésie Club Alpin), les ambiances d’abattage ou de cueillette de champignons ne font jamais morceaux choisis mais se fondent naturellement dans la totalité symphonique d’un tableau juste une fois encore. Enfin on a l’impression curieuse de «voir» physiquement chaque personnage, et pas du tout par l’artifice de la photo. Bref, tout ça fait un livre qui fera probablement sourire de travers nos éminences bondieusardes et bourdieusardes de la critique romande, alors qu’un pays peut s'y reconnaître.

    Plus je vais et moins il y a de décalage entre passé et présent. Tout mon effort des Passions partagées vise à restaurer mon unité intérieure réelle, sans tricher pour autant. Tout à fait capable de retrouver des sensations ou des sentiments vécus il y a vingt ou trente ans de ça.

    En somme je n’ai pas envie de «parler religion» avec quiconque, et surtout pas avec un spécialiste. Pas envie d’ailleurs de parler avec aucun spécialiste, sauf peut-être un spécialiste d’ornithologie qui parlerait des oiseaux comme Annie Dillard parle de la danseuse à l’éventail à propos de la nature. Personne ne vit ce que je vis comme je le vis. Seule ma bonne amie peut me ressentir au jour le jour. Quant à moi je n’y fais pas attention, sauf lorsque j’écris. Personne ne peut écrire ce que j’écris. Je le dis sans vanité particulière: comme une évidence qui m’engage.

    Travailler beaucoup plus sur l’objet. Pour la lecture, ce sont les notes. Pour la nature, c’est la nature. In vivo et in situ. La danseuse et l’éventail, telle qu’en parle Annie Dillard dans Pèlerinage à Tinker Creek. L’observation et tout ce qui s’ensuit, avec à l’esprit la conscience même vague du principe d’indétermination.

    Je me sens, intérieurement, tout à fait icononclaste, et cela s’accentue avec le temps, du moins pour ce qui concerne la photographie. De la même façon, le fond sonore de l’époque m’apparaît de plus en plus comme un terrible dissolvant. Au plus haut niveau de la représentation, je suis contre l’esthétisme à la Winckelmann. Au plus profond, n’ai plus aucun besoin de musique. Les arts plastiques d’aujourd’hui: on n’en parle même pas, sauf quelques peintres des siècles passés, tels Nicolas de Staël, Bacon ou Czapski.

    En ce qui concerne Etre sans destin, dont j’ai maintenant (re)lu les deux tiers, je me dis que jamais je n’avais vu la douleur se raconter ainsi, d’une façon aussi candide et pure, sans trace jamais de pathos ou de révolte, sans aucune haine apparente, alors même que se multiplient les détails propres à susciter l’horreur, la compassion et la révolte du lecteur. Surtout, il me semble que l’auteur s’adresse à moi…

    Réveillé cette nuit en sursaut, à quatre heures du matin, par le passage, scandé par des tambours, d’un centaine de cavaliers à pèlerines et casques argentés défilant sur le boulevard Saint-Germain. On aurait dit une armée de cuirassiers Destouches. Une parade célinienne en pleine nuit: formidable vision ! Et pas la moindre explication - je me suis donc rendormi tout en me promettant de ne pas manquer mon rendez-vous de ce matin, comme je venais de le faire dans un rêve...
    (Paris, en novembre)

    Kertesz9.JPGMidi, Tour des Lois de la Bibliothèque nationale François Mitterrand. Il y a une demi-heure que nous attendons Imre Kertesz, en présence d’une foule importante (environ deux cents personnes) où Français et Hongrois se mêlent. Tout à l’heure, je songeais aux années de dèche et de dépression vécues par l’écrivain qui se voit maintenant adulé et accueilli partout, sommé de se prononcer sur tout et n’importe quoi. Or le voici paraître à l’instant, entouré de Françoise Nyssen et de Bertrand Py, ses éditeurs français d’Actes Sud, littéralement assailli par toute sorte de dames bien mises et de messieurs qui doivent appartenir à la bonne société hongroise de Paris. L’homme lui-même a des gestes étrangement lents, comme s’il était gêné, et lorsqu’il s’est assis, je remarque le tremblement de sa main droite qu’il tient, sous la table, appuyée à son genou. Après une brève introduction du remplaçant du directeur de la Bibliothèque nationale, annoncé pour plus tard (si Garcia Marquez avait été l’invité, nul doute qu’il eût trouvé le temps de l’accueillir lui-même...), Martina Wachendorff, responsable de l’édition des oeuvres de Kertsez en français, a très brièvement remercié celui-ci avant de céder la parole au public, au premier rang duquel s’est levé l’historien François Fejtö, immédiatement ovationné. Entre autres formules de politesse à la manière mitteleuropéenne, Fejtö a remercié son compatriote d’avoir revivifié si merveilleusement leur langue commune, ensuite de quoi les questions et les réponses se sont succédées. Le mufle de service (un confrère de la télévision) n’a pas manqué de lui demander si, «lui qui était un résistant», il n’avait pas été tenté de refuser le Nobel comme l’avaient fait d’autres lauréats, et non des moindres ? Mais Kertesz a l’habitude de la mauvaise foi sous tous ses aspects - il suffit de lire Le refus pour s’en convaincre -, et il a très gentiment désamorcé la question en affirmant qu’il avait eu la chance de travailler des années durant sans être connu, que certes il aurait su que faire de l’argent du Nobel entre trente et cinquante ans, mais qu’en somme il avait échappé aux retombées négatives de cette élection telles que les ont subies Pasternak ou Brodski. Alors que plusieurs voix soulignaient l’incroyable «naïveté» du protagoniste d’Etre et destin, j’ai cru bon de dire, pour ma part, que cette apparente naïveté allait de pair avec un apprentissage d’autant plus terrible et, pour le lecteur, aboutissait à une «leçon de vie» qui faisait de lui-même, comme par retournement, une espèce d’enfant démuni. C’est d’ailleurs exactement en ces termes que le garçon, revenant à Budapest, désigne ceux qui l’interrogent, qui lui semblent réagir de manière puérile à ses explications de vieillard avant l’âge... Ensuite de quoi j’ai demandé à Kertesz lui-même de s’expliquer sur ce qu’il entend, à la fin du journal intitulé Un autre, quand il parle de la conception de la mort de l’homme moderne, désormais toujours plus ou moins liée à Auschwitz. Sans aucun pathos, il m’a alors répondu qu’il avait vécu la mort de deux façons à Buchenwald, d’abord en voyant les autres mourir, ensuite en éprouvant sa propre fin toute proche, et tout aussitôt je me suis rappelé Les révélations de la mort de Chestov que j’ai tant lues et relues...

    Me serais-je trouvé plus à l’aise à vivre mes jeunes années dans la première moitié du XXe siècle, à l’époque de Proust et de Cendrars, de Claudel et de Cingria, que dans cette période qu’il faut bien dire du déclin de la littérature ? En vérité, et cela m’est de plus en plus évident: que c’est tout ce qui est encore à venir qui m’intéresse aujourd’hui, convaincu que je suis que la vie qui vient nous donnera encore matière à pas mal de livres. Depuis une année, j’ai découvert les oeuvres d’Annie Dillard, de W.G. Sebald et d’Imre Kertesz, dont je sens qu’elles vont m’accompagner durant un bon bout de chemin. Pas un écrivain français ne m’a apporté ce que ceux-là m’ont donné, mais nous en sommes exactement là: au temps d’une basse époque de la littérature française, compensée par la vitalité de nombreux auteurs «étrangers», tels Philip Roth ou Amos Oz, V.S. Naipaul ou Antonio Lobo Antunes, entre autres.

    Ciel gris. Froideur mouillée sur Paris. Jambes très douloureuses au réveil, mais tout de suite je m’éloigne de mon corps en me rappelant le corps supplicié du garçon de Buchenwald et celui de la petite Louise. En fin de matinée, le retour des tambours sous mes fenêtres, et l’apparition des hussards en grande tenue, encadrant un corbillard qui ne pouvait qu’être celui d’Alexandre Dumas, transporté de je ne sais où au Panthéon, m’a fait sourire tandis que je bouclais mes valises. A l’ère de Beigbeder et de Loana, double face de la même catin médiatique, la France honore encore un écrivain, et s’y exerce même la nuit - rien n’est donc perdu.

    Imre Kertesz dans Un autre: «N’oublie pas le rêve qui t’a fait renaître (...) N’oublie pas la promesse que cette vie contient». Où la littérature devient (rêve de Wittgenstein) absolument littérale. Plus rien que des objets de clarté. Ma répulsion naturelle et de toujours envers toute forme d’ésotérisme ou de Kabbale - toujours fui toute société secrète et tout langage chiffré, de René Char dont j'étais fou à dix-huit ans aux mystiques de tous les siècles (à l’instant j’écris à la table du Relais-Odéon où François crayonnait ses portraits, un soir de 1994, jusqu’au moment où nos regards se sont croisés).

    Me vient l’idée que tout ce qui est industriel pour rien, mort pour rien, plaisir pour rien, participe du plan d’Auschwitz. En cela qu’Auschwitz est fondateur et inimitable. En cela qu’Auschwitz se distingue absolument du Goulag.

    Je lis La douleur de Marguerite Duras, récit de l’attente, du retour puis de la lente résurrection de Robert Antelme, père de son premier enfant mort-né et figure dominante de toute son existence, auteur en outre de L’Espèce humaine, dont j’ai entendu parler pour la première fois l’autre matin, par un interlocuteur d’Imre Kertesz, où le déporté fait le bilan de ce qu’il a vécu à Dachau et à Buchenwald. Curieux de voir comment, depuis quelque temps, Auschwitz me revient en pleine gueule - le moment aussi de lire enfin Etty Hillesum.

    Un texte en appelant un autre, et cherchant ce soir Les Révélations de la mort de mon cher Léon Chestov, donc farfouillant dans la pagaille de ma bibliothèque théologico-philosophique non classée, je suis retombé sur L’Affaire Jésus de cette vieille ganache d’Henri Guillemin, aussitôt relu de part en part. Or mes notes actuelles recoupent à peu près exactement mes notes initiales (vers 1984-1985), et je m’aperçois que mes positions sont quasiment les mêmes que celles de notre chrétien jacobin. Me revient du coup le souvenir (qu’il m’a lui-même raconté) de Fred Lambelet, grand-père militariste (il était commandant instructeur à l’armée) et fasciste de ma bonne amie et vivant dans la même belle demeure neuchâteloise que l’historien, qui crachait à chaque fois qu’il le croisait...

    Hitler3.jpgJ’ai (re)commencé ce soir de lire sérieusement Mein Kampf, et je regrette de ne pas l’avoir fait plus tôt car j’aurais eu, alors, des arguments pour étayer mon sentiment que le personnage d’Hitler, montré par Tabori, est exagérément caricatural et faible, jamais vraiment inquiétant en tout cas. Or il en va tout autrement du véritable auteur de Mein Kampf, dont l’intelligence volontariste, à la fois bornée et résolue, distille page après page une haine croissante qui, elle, a de quoi faire froid dans le dos. C’est véritablement là que s’observe la genèse et le développement d’un ressentiment érigé en ligne de vie. A l’origine, Adolf est un jeune homme qui s’est opposé très tôt à son père, qu’il vénère par ailleurs (notera-t-il en tout cas après la mort du vieux), et qui prétendait faire de lui un fonctionnaire. Sa mère (bien-aimée) prendra le relais, mais il n’aura pas à lui faire de peine longtemps puisqu’elle meurt à son tour, laissant tout seul un garçon sûr de lui, très porté déjà sur les palabres et les balades par monts et vaux, adepte de la vie saine et tôt imbu de nationalisme allemand. Avant même qu’il ne débarque à Vienne (à seize, dix-sept ans) son thème est là: Allemand d’Autriche, il enrage de voir les Habsbourg laisser se «dégermaniser» l’Autriche au profit des Slaves, et ne jure que par l’empereur d’Allemagne. Après qu’il a raté son examen à l’Académie des beaux-arts de Vienne, première expérience du doute sur soi-même à son propre aveu, où on lui explique qu’il aurait de meilleures dispositions pour l’architecture que pour la peinture (à moins que ce ne soit lui qui essaie de s’en persuader), il va travailler sur des chantiers et c’est là qu’il découvrira le «peuple» et ceux qui essaient,selon lui, de l’abuser par leurs sophismes, à savoir les sociaux-démocrates et, en sous-main, les juifs.
    Hitler est loin d’être l’imbécile hystérique et grossier qui apparaît dans l’interprétation de John Arnold. C’est un type plutôt conventionnel et même assez rigoureux, du point de vue moral, qui est en quête d’une humanité saine, laquelle doit être conduite, sous peine de s’égarer, par un véritable Chef honnête et vertueux.

    Jean Ziegler me disait l’autre jour qu’il pensait que les partis politiques («des machines électorales complètement incapables de produire un sens collectif») ne servent plus à rien aujourd’hui, et que les institutions de l’armée et de l’église ne sont plus elles aussi que des outres vides, et je suis à peu près de cet avis dans les grandes largeurs, tout en étant conscient que notre vie se joue dans les petites largeurs et que c’est par ces institutions-là, aussi, pour le moment en tout cas, que va se faire la refondation du monde ou ce qui pourrait en tenir lieu.

    medium_Bernhard.jpgRetour à Thomas Bernhard, auquel est consacrée tout un cahier du style de L’Herne; et tout de suite je me retrouve partagé entre l’intérêt et l’agacement, notamment à la lecture d’un long entretien au Braünerhof, où il ne cesse de contredire et de malmener son interlocuteur, qui me semble un bien grand imbécile de subir de telles insultes - quitte à déclarer, dans le post-scriptum de son «exclusivité», que TB faisait ainsi du Thomas Bernhard «sur commande». Est-ce le prix du génie ? Je ne crois pas. Je crois que Proust était très courtois avec ses interlocuteurs, et Céline lui-même ne se permettait pas d’être mufle. Par ailleurs, je ne pense pas que TB soit un génie. Un talent fou, sans doute, et un personnage certes émouvant et pur, dans son intransigeance, mais un raseur, aussi, à bien des égards. Un type «qui a souffert» est-il automatiquement justifié de tout piétiner ? Je ne crois pas. Ce côté Schopenhauer me rebute, comme chez Antonin. Cette façon puérile de piétiner ses jouets. Non, je ne veux pas, je ne veux rien, na: tu es vilain, tout est vilain, na. Non: ça ne passe pas. Des claques.

    En lisant Tracteur de Heiner Müller, que j’avais fort mal jugé sur la première pièce que j’ai vue de lui, La mission, il y a de ça une dizaine d’années, l’écrivain m’apparaît de plus en plus comme un poète important, qu’on pourrait dire de la face sombre de notre époque. Des moments saisissants dans cette évocation de l’immédiat après-guerre, ou de jeunes machinistes sont invités à tracer les sillons de demain dans des champs encore pleins de mines. J’ai toujours senti quelque chose d’équivoque chez Müller, qui a tout de même pactisé avec un Etat totalitaire (ce qui ne semble pas gêner du tout nos têtes pensantes), mais en même temps il y a chez lui une authentique vision tragique et cela me touche.


    medium_Wittgenstein.jpgTrès instructif de voir comment, dans les deux préfaces aux Remarques mêlées de Wittgenstein, messieurs les spécialistes s’évertuent à écarter le lecteur non diplômé ès philosophie, affirmant que ces pages ne peuvent être lues sans référence obligatoires à l’ensemble de l’oeuvre. C’est tout simplement se moquer de l’honnête homme, car celui-ci trouvera là-dedans de quoi faire son miel à propos de mille sujets intéressants (la musique et la religion, le travail et la compréhension, la poésie et la religion, ainsi de suite) et sans qu’il lui soit besoin d’étudier les ouvrages techniques du logicien. 

    Place des héros de Thomas Bernhard, sa grande pièce scandaleuse, ne me fait pas, à vrai dire, une impression bien profonde. Un professeur juif autrichien s’est suicidé, on l’enterre et la parole est donnée à sa gouvernante - la personne qui comptait vraiment pour lui -, ses filles et son frère, autre professeur à la fois plus radical et mieux fait pour survivre dans ce triste monde. Bien entendu, la charge contre l’Autriche, intégralement nazie, et l’Europe, intégralement nazie, contre les socialistes autrichiens, intégralement nuls, et contre tous les autres partis autrichiens, évidemment pires que le parti socialiste, contre Vienne qui pue et contre le monde entier qui schlingue, la charge donc est virulente, mais une fois de plus je me dis que cette accumulation d’invectives finit par se diluer dans l’insignifiance, conformément à la pensée de je ne sais plus qui selon laquelle toute exagération est insignifiante. Mais peut-être suis-je injuste ? De fait, TB dit tout de même des choses là-dedans, et surtout il filtre des sentiments et des émotions qui s’incarnent peut-être, sur scène, mieux qu’à simple lecture ? J’attends de voir...

    C’est aujourd’hui l’anniversaire de maman, et la première fois que je ne puis le lui souhaiter. J’y pense avec mélancolie et vais me lancer, ces jours, dans la composition de la préface aux Passions partagées, qui racontera ses derniers jours et amorcera ma grande remémoration à partir de scènes de la vie qui nous fut commune.
    La première phrase m’en est venue l’autre soir dans le parking souterrain de la gare, que j’ai notée sur un bout de papier: «C’était une belle nuit d’été, la cathédrale semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des toits de la ville, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée.»
    Oui, ce sera quelque chose de ce genre, dans une forme à la fois simple et coulante, qui marquera bien l’appel de tout le livre. Je voudrais un texte de la musicalité intérieure de Tous les jours mourir, qui fût à la fois une introduction à mes lectures du monde et une sorte de douce remémoration de nos naissances et de nos renaissances.

    Il y a chez Wittgenstein une pensée continue dont je me sens proche, parce qu’elle est à la fois une musique dans le temps, ce qui n’est pas le cas de Ludwig Hohl. Il y a cela aussi chez Rozanov et chez Buzzati, de même qu’on le trouve chez Annie Dillard: il y a chez ces écrivains une sorte de basse continue qui marque la présence d’une intimité fondamentale, et ce n’est pas autre chose que je cherche pour ma part à faire résonner.

  • Notes panoptiques, 2002


    medium_CarnetsJLK7.JPG

    Il n’y a plus besoin de se forcer pour accéder au fantastique: il suffit de décrire précisément le monde qui nous entoure. La télévision en donne la plus hallucinante représentation, qui module bonnement la folie ordinaire prophétisée par Witkiewicz.
    Terrible chose qu’un samedi soir de télévision, entre la comédie débile de la Star Ac', une émission américaine consacrée aux animaux (le cochon à deux têtes, la tortue à deux queues et huit pattes ou le chien qui vocalise dans les EMS...) et autres talk shows à la Thierry Ardisson. Je l’ai remarqué cent fois, mais une de plus ne sera pas de trop pour souligner la totale aliénation de ce divertissement de masse. Vraiment c’est en masse qu’on se crétinise; vraiment on est en asile de fous (lire Achterloo
    de Dürrenmatt).

    Pour se consoler, il y a cependant Il se fait tard, de plus en plus tard d’Antonio Tabucchi. Rien à voir avec ce qu’en dit un jeune sot dans Le Temps, qui décrie le pessimisme de l’auteur. Évidemment, on ne saurait dire que Tonio «positive». Mais peut-être est-il difficile aujourd’hui, pour un lecteur de moins de 40 ans, de comprendre la mélancolie et l’humour de ces lettres d’un homme au bord du gouffre.

    En relisant ce matin quelques papiers que j’ai commis il y a une trentaine d’années (notamment une présentation de Je ne joue plus de Miroslav Krleza), je suis surpris par la clarté et la sûreté de ma perception et de mon expression à ce moment-là. J’ai énormément engrangé depuis lors, mais la pointe était déjà là.

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu...
    Comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi, Il se fait tard, de plus en plus tard, et cela ne rime assurément pas avec espoir.

    Le sentiment à la fois physique et méta de me trouver au fond d’un gouffre et sans personne, même si je sais quelqu’un à mes côtés et si je me sais aussi quelqu’un. Mais quelle vacuité partout et quel désastre dans les grandes largeurs. Une fois de plus je me sens dans le monde accompli des prémonitions de Witkacy, tout en sachant qu’une plus grande catastrophe encore est envisageable à ce degré de folie.

    Très partagé à la lecture de Rapport aux bêtes de la jeune Noëlle Revaz, dont la langue me semble par trop recherchée et même tarabiscotée, sans fonder un langage poétique original pour autant ni réussir la mise en place d’un univers parallèle à la Lovay. Pas un instant on ne croit au personnage principal (un paysan réellement monstrueux de machisme et d’archaïsme), et pourtant il y a là-dedans un quelque chose, un je ne sais quoi qui laisse une certaine empreinte.

    Me reproche de perdre du temps à la lecture de Bernard Werber (L’Ultime secret), et en même temps m’intéressent les ressorts d’un tel livre, pour tâcher de comprendre ce qui séduit tant le public. Rien de mystérieux au demeurant: de la philosophie à la petite semaine frottée de vulgarisation scientifique, des intrigues de feuilleton et des personnages stéréotypés, avec une ou deux lignes de force plus solides qui relèvent d’une imagination plus originale et même d’une certaine vision de conteur, je dirais: à la Pierre Gripari.

    Me dis ces jours que j’aimerais sombrer dans la peinture, comme on le dit du sommeil ou de la folie.

    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

    medium_Desirade.JPGDominique de Roux me disait qu’on ne pouvait pas être dupe du monde après accouché d’un enfant - ce qui faisait selon lui la supériorité de la femme -, et de même je me dis qu’on ne peut être dupe devant l’immensité de la nature, et par exemple devant ces montagnes multimillénaires qui se reflètent dans le grand fleuve immobile du lac semblable lui-même à un ciel. Là devant, je me dis, une fois de plus, qu’il est tout faux de penser que nous avons dominé la nature; d’abord nous sommes loin d’avoir maîtrisé la maladie et que jamais nous ne dominerons la mort, à moins de changer de nature précisément.

    Toute idéologie qui conclut au fameux «après nous le Déluge» me semble fausse a priori, je dirai: physiquement parlant. Il est évident qu’à partir de quarante ans, c’est la conclusion que chacun est tenté de faire, mais c’est justement alors qu’on passe de l’état de nature à l’état de culture, en se dressant contre l’évidence de sa propre déchéance. La civilisation est faite de cet oubli de soi.

    Repris la lecture de Féerie pour une autre fois de Céline. Me remet les mots en bouche, et le besoin de mâcher du langage me revient du même coup, avec l’envie de lire Cendrars et Audiberti en même temps que Joyce et Proust.

    Périodes creuses, comme on dit. Et parfois nécessaires, comme au carreau de terre son temps de repos. Et laisser faire le temps alors, justement, sans cesser de veiller «au grain»...

    Achevé tout à l’heure Glace noire de Michael Connelly, l’un des rares auteurs de romans noirs dont j’apprécie à la fois les enquêtes socio-policières, les personnages et le climat, comme aussi sa façon de camper l’environnement de ses romans, qui nous donne envie d’y aller voir. Il me semble connaître Los Angeles, à travers ses livres, autant que par mon souvenir de quelques jours passés sur place.

    La lecture des livres d’André Glucksmann m’a toujours passablement rasé, mais cette fois, avec Dostoïevski à Manhattan, l’ennui le cède à l’éberluement et à l’impatience. Le type est vraiment à côté de la plaque, qui réduit les terroristes à des nihilistes à la manière russe, comme s’ils n’avaient point d’histoire propre ni de culture, de foi ni de révolte même absolument indéfendable. Premier très mauvais signe: son expression filandreuse, épouvantablement emphatique et le caractère décousu de ses enchaînements. Le malheureux redécouvre la littérature avec autant d’enthousiasme que de niaiserie. Il en arrive à remarier Emma Bovary au pharmacien Homais. C’est émouvant.


    Passé tout l’après-midi et la soirée à lire les 500 pages du Poète de Michael Connelly. De la très belle ouvrage vraiment: c’est captivant et plein d’observations passionnantes, mais en même temps je n’ai qu’une envie et c’est de retourner à Dostoïevski et Proust, qui sont quand même d’une autre épaisseur et d’une autre fibre du point de vue littéraire.

    Brouillard ce matin sur la Plaza Mayor. Très étrange phénomène en de tels lieux. Un sorte de voile glacial au-dessus duquel on sent le soleil et le ciel bleu. Après avoir tourné autour de la statue de Balzac, qui trône ces jours au milieu de la place, et dont j’ai découvert pour la première fois les multiples visages (de jeune homme romantique, d’ange de pierre, de vieil homme endormi, de créature préhistorique, de gouverneur du monde), je ne me suis guère attardé dans la rue, tant le froid me transperçait les tympans, comme de deux aiguilles. Je suis donc allé finir la lecture d’Une tache sur l’éternité de James Lee Burke, qui me semble l’auteur de polar le plus noir et le plus riche à la fois de virtualités humaines et artistiques que j’aie rencontré jusque-là. Dans l’après-midi, regardant CNN, effaré par le discours christo-fasciste de Pat Robertson, qui distille tranquillement la haine de l’islam la plus caractérisée, je me suis dit que l’Europe des cultures avait plus que jamais sa raison d’être, et nous raison de la défendre...

    C’est aujourd’hui l’anniversaire des deux cents ans de la naissance de Victor Hugo, que salue un confrère du journal local dans un petit article gentiment conventionnel. Cela me frappe d’ailleurs, comme je l’ai observé au Portugal: il y a dans ces régions un ton provincial et docte, qui me rappelle le ton provincial et docte qui sévit encore dans les pays de l’Est. On se croirait cinquante ans en arrière, ce qui ne me dérange aucunement d’ailleurs, mais doit provoquer de drôles de failles dans les mentalités, car dans les journaux de Madrid ou à la télévision le ton est tout autre.

    Les Espagnols sont rogues au premier abord, et je comprends le désarroi de Sophie dans les premiers jours, mais je me sens bien plus proche de ces gens un peu farouches, qu’on peut dérider cependant et s’attacher bientôt, que des Allemands et des Autrichiens, des Nordiques ou des Anglais. Je me sens décidément Latin bien plus que germanique.
    (A Salamanque, en février)

    Ségovie nous est d’abord apparue comme posée sur un haut plateau de gazon, dans une belle lumière déclinante, puis nous avons découvert ses divers aspects de ville-promontoire, juchée comme Fribourg sur une falaise dominant un canyon, avant de déboucher sur la charmante Plaza Mayor, très bourg de province avec son Ayuntamento à petits clochers et son Teatro. Nous sommes descendus dans un immense hôtel désuet, fleurant les années 50, à la fois très confortable et un peu sinistre, hanté par des ressortissants de la classe moyenne espagnole de plus de 50 ans - tous membres du Club Casino.

    Hauts plateaux de Castille. N’ont cessé de me rappeler les poèmes de Machado, dont j’ai visité la maison à charmante petite cour intérieure gardée par un chat tout mité.

    Ce qui m’en imposera toujours, c’est l’aplomb des monte-en-selle. Ce culot dynamique, cette effronterie et plus encore: cette souriante muflerie que prolonge un sourd trépignement d’impatience, le regard fixé sur l’horizon radieux du plan de carrière.

    Eloge de la faiblesse d’Alexandre Jollien. Un dialogue émouvant entre ledit Alexandre et son ami Socrate, auquel il raconte sa vie d’infirme moteur cérébral devenu étudiant en philosophie. A petites touches, il évoque la vie en institution et ses combats, ses humiliations, ses joies quotidiennes, et tout ce que représente le fait d’être handicapé dans le monde qui est le nôtre.

    Passionné par la lecture de Ravelstein de Saul Bellow, qui combine un formidable portrait d’Allan Bloom et une sorte d’histoire d’amitié, comme on pourrait parler d’une histoire d’amour. Surtout, j’apprécie la complète liberté avec laquelle, mine de rien, Bellow traite son sujet (portrait d’un homme et mesure d’une pensée) dans le mouvement de la vie.

    Le polar ne sera jamais vraiment de la littérature qui tienne la route des siècles, il y a là-dedans trop de standards, mais quelques auteurs me semblent aujourd’hui bien plus intéressants dans le genre que des kyrielles d’écrivains cataloguée «littéraires», je pense à Simenon et James Ellroy, plus encore à Michael Connelly et surtout à James Lee Burke que je viens de découvrir et qui me fait perdre-gagner de bonnes heures.

    En ville cet après-midi avec la petite Anna, à laquelle j’ai offert un petit vélo. Les yeux d’un enfant comblé...

    Très belle et limpide aube de printemps, ce matin à La Désirade, où nous parlons des mouvements des petits nuages se faisant et se défaisant au-dessus des crêtes encore enneigées de Savoie, avec ma bonne amie en train de les observer entre deux chapitres de La Méthode d’Edgar Morin.

    medium_Simenon2.jpgDe mon côté, je suis très épaté par le Portrait-souvenir que trace Simenon de Balzac. En une trentaine de pages claires et concentrées (écrites à Echandens en 1960, probablement d’une traite, en un jour), Simenon dit l’essentiel de ce qu’il faut retenir de l’auteur de La Comédie humaine que rien, en somme, ne prédisposait à aligner un chef-d’oeuvre après l’autre et à donner au monde cette somme extraordinaire - le sommet incontestable, à mes yeux, du roman de langue française, bien au-dessus de Flaubert et même de Proust -, conquise contre la frustration affective initiale et la patauderie de l’enfant-éléphant, la difficulté de vivre et de survivre, la maladie chronique (Simenon formule une hypothèse clinique précise, ) et les ennuis de toute sorte, jusqu’à ses dernières tribulations, à travers la Russie et l’Europe, avec cette chère dame Hanska...

    En resongeant à ce que j’écrivais au jeune Matthieu à propos des limites du thriller, j’ai fait hier soir, en reprenant la lecture de Mirgorod de Gogol, l’expérience de ce qui distingue fondamentalement la grande littérature des genres dits mineurs, finalement à juste titre. A lire dix pages de La brouille des deux Ivan, immédiatement j’ai ressenti cette espèce de douce folie, mélange de dilatation de tous les sens et de clairvoyance accrue qui donne soudain au récit, au décor et aux personnages de cette histoire apparemment banale, un relief et une densité, un sens immédiatement perceptible et une forme qui est à la fois celle d’un tableau et d’un début de légende, d’une blague d’auberge et d’une fable.

    Au briefing du journal ce matin, à vrai dire interminable du fait de la présence du responsable du marketing, qui nous parle trend et challenge sans que réellement je n’écoute rien. A un moment donné certains mots n’atteignent plus mon entendement. Le refus psychologique de les entendre se traduit en ordre physiologique, et je me sens physiquement devenir un bloc verrouillé, comme une huître qui s’est refermée.

    Toutes mes lectures de ces derniers jours m’ennuyaient, et voici que je tombe sur le dernier roman de Mario Varga Llosa, La fête au bouc, qui me passionne tout aussitôt. Il y est question du règne et de la chute du dictateur dominicain Rafael Trujillo, dans un récit à plusieurs voix et à plusieurs temps qui multiplient les points de vue sur le personnage et les divers aspects de sa dictature. Au début, cependant, au fil du récit donné de la journée du Chef lui-même, je me dis que ce portrait est trop avenant et trop léché. En recherchant quelques renseignements précis sur le web, le seul fait de voir la photo de Trujillo, qui a une gueule de grand animal sinistre, tenant du plantigrade et du rongeur prédateur, me fait ressentir plus concrètement cet écart entre le personnage pommadé de Vargas Llosa et le dictateur «en réalité». Au fil des pages, cependant, la dimension monstrueuse du personnage et de ses sbires apparaît de mieux en mieux par recoupement, mais on est loin du sentiment de saleté qu’on éprouve, par exemple, en lisant Dostoïevski.

    Il est difficile de parler aux autres, mais tout aussi délicat de se parler vraiment à soi-même. La prière me semble la meilleure façon de se parler à soi-même, en s’adressant à cette personne absolue qu’on appelle Dieu et qui nous est, disent les mystiques, plus intime que nous-même. Mais savoir quand on prie vraiment...
    Ou bien il y a cette parole involontaire que j’ai toujours cherché à privilégier, à l’image d’un Rozanov, dans son marmonnement unique, ou d’un Cingria quand il s’abandonne à son inspiration - cette parole qui porte elle aussi au-delà des mots, captée en deça de tout discours et modulant ce qu’on pourrait dire à la fois l’indicible et le tout-dire

    Moments de réalité absolue selon mon expérience: la vision de mon père mort, juste après... l’heure précédant la venue au monde de Sophie, et l’aube de ce jour, les couleurs de l’aube de ce jour... la présentation de Julie encore ensanglantée, arrachée aux entrailles de ma bonne amie... la présence de la petite Louise crucifiée sur son lit de torture - cette dernière situation concrétisant à mes yeux l’aporie de la réalité - le réel impensable et intolérable réduit à une sensation ou à un cri.

    En ce qui me concerne ce n’est pas: ou bien... ou bien, mais tout à la fois. Ainsi de la narration et de la spéculation, du lyrisme et de la sociologie, de la sensibilité et de la sensualité, du cru et du cuit, de la lecture et de l’écriture.

    Il n’est, en observant ce qui se passe au Loft et ce qui se dit à ce propos, que d’en rire, mais sans cesser d’observer ce miroir de l’époque, de son vide et de sa chiennerie. C’est le reflet d’une société égarée par le désir de paraître. Or ce n’est pas tant aux gens qui se précipitent sur ce miroir aux alouettes que j’en veux, qu’aux cyniques qui les manipulent.

    La génération qui balise. La génération pour qui les soixante-huitards sont des dinosaures encombrants. Une génération qui a envie de vivre et qui manque d’aventures. Elle fait alors la fête, elle fait des mousse-parties, elle pratique des sports extrêmes, elle aime les films à effets spéciaux. Elle s’est reconnue dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq.

    Le réalisme de Perec. Dans la filiation de Balzac, de Flaubert et Jules Romains, continué aujourd’hui par Houellebecq.

    Rozanov a l’air d’écrire sur des feuilles d’air.

    Très intéressé par la lecture du premier roman de Perec, Les choses, qui me semble l’une des meilleures évocations existantes de la génération du début des années 60. C’est un roman behaviouriste et très marqué par certaines références (l’usage rhétorique des temps et le pastiche du Flaubert des Comices agricoles sont un peu trop voyants à mon goût), mais le tableau d’ensemble est remarquable et le récit de la déconfiture du couple, dès l’épisode tunisien, est tout à fait saisissant.

    Ce soir vu Basic instinct. Somptueuse saloperie qui se réduit à l’apologie de la baise et de la violence efficace. Plus trace de sentiments délicats, en dépit de tous les raffinements. Typique à mes yeux du puritanisme de l’empire. La baise ainsi trustée par les plus beaux et les plus riches, et le troupeau juste bon à pisser le dinar avant de rentrer queue basse à l’étable.

    medium_Ayme2_kuffer_v1_.jpgCe bon, cet excellent Marcel Aymé m’est une mesure, au même titre en somme que Léautaud, en peut-être plus complet, en plus riche aussi, en plus largement ouvert à la vie et aux gens, en plus pénétrant et en plus rond à la fois. En plus noir et en plus fraternel.

    Marcel Aymé me passionne sans me combler à vrai dire. M’intéresse toujours mais toujours quelque chose me manque avec lui, qui ne me manque jamais avec Tchekhov. Pourtant avec Tchekhov me manque ce qui ne me manque jamais avec Dostoïevski.

    En lisant divers textes liés à Fernando Pessoa, je songe avec nostalgie à un monde social où la passion pour la littérature réunirait tout un monde, puis je me dis que c’est probablement une chimère: que les milieux littéraires qui nous semblent si poétiques à distance (je pense par exemple au Montparnasse de Cendrars et compagnie, ou à l’aventure des Cahiers vaudois) ne nous apparaissent ainsi que par le rayonnement postérieur des oeuvres et les effets de la légende. Tout de même il y a avait bel et bien une société, qui s’est perdue aujourd’hui dans la masse et le chaos, mais l’intérêt de notre propre aventure n’est-il pas, alors, dans la résistance que nous menons ?

    Les mots d’Amos Oz comme une pensée et comme une musique, touchant au-delà des mots. Les relations qu’il établit, dans ce livre poème admirable qu’est Seule la mer, entre la réalité quotidienne et la sphère mythique, voire mystique, me replonge à tout instant dans ma songerie de toujours. C’est là de la poésie comme je l’entends. C’est cela même que je voudrais revivre et faire vivre au lecteur dans
    Les Passions partagées.

    Avec Tchekhov c’est à la vie que je reviens, tout simplement, à la vie observée et traduite avec autant de vérité que d’équité, de justesse et de bienveillante attention. Relevé, sous sa plume, de dures paroles contre Rozanov, et qui ne m’étonnent guère de sa part. De telles natures sont difficilement conciliables en effet, mais il m’appartient d’accueillir l’un et l’autre. Ma position de gardien de zoo. Aussi attentif à la survie du serpent que du serpentaire, etc.


    medium_Tchekov2.jpgLecture de Tchekhov. Dans Ennemis, qui met en scène un médecin venant de perdre son enfant, dérangé la nuit par un homme lui jurant que sa femme est en train d’agoniser, qui finit par le suivre dans la nuit pour découvrir que son client a été abusé par sa femme infidèle, et qui se retourne alors contre lui, l’insultant sans chercher à le comprendre, comme si la douleur d’un homme trompé n’était rien du tout. Et la nouvelle de s’achever sur le jugement implicite du docteur Tchekhov, non pas contre ceux qui dérangent les médecins pour rien, mais contre les médecins qui estiment plus important le respect qui leur est dû que la considération d’une douleur seulement morale.

    Il fait tout gris mais tout chante à mes yeux ces jours, je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça, ce doit être la remontée de la vie et le réveil de tous les chimismes amoureux.

    Lecture de Queneau ces jours. Pas très convaincu par ces romans plaisantins et un peu dispersés, où le jeu cérébral et linguistique compte pour beaucoup trop je trouve. De la littérature pour profs et bibliothécaires, mais la langue est certes excellente. Quant à le comparer à un Céline, c’est de la rigolade. Une page de Céline et tout ce petit château de pages s’effondre dans un bruissement de feuilles sèches.

    L’après-midi à la prison avec Katia, qui me parle de la vie, de sa solitude, des arbres, de son fils, de ses petites-filles qu’elle rêve d’emmener en Toscane, de ma voix (qui s’est posée à l’en croire - et je la crois), de sa fille (dont je l’ai rapprochée dit-elle), avec sa sincérité et sa justesse coutumières. Au parloir de la prison, notre cher taulard nous dit l’épreuve que constitue la visite pour beaucoup de prisonniers, généralement abattus après cette rupture de leur train-train.

    Ma bonne amie très mal ces jours. Son air de gisant de pierre quand elle est allongée dans la pénombre. Son air de reine mongole sous sa yourte.

    Besoin de plus de densité et de simplicité, à quoi me porte ma lecture de Tchekhov. C’est vraiment le médecin au milieu des hommes de tout acabit, et d’une vigueur, d’une lucidité, d’une énergie intérieure qu’on oublie trop souvent, ou qu’on ne repère même pas, ne voyant en lui que l’auteur de La dame au petit chien.

    Au festival des Etonnants voyageurs. Mais plus beaucoup de voyageurs, ou alors vieillissants: plutôt de «grands vendeurs» (un Arto Passilinna rubicond de suffisance ou un James Crumley boudiné dans sa chemise hawaïenne noire à grandes fleurs roses et jaunes), choisis sans doute en fonction de leur tirage, et d’autres qui avaient l’air de se demander ce qu’ils foutaient là (un André Brink ou un Vidosav Stevanovic) et qu’on a fait se presser sur le podium du Café littéraire, tout à l’heure, pour les sommer de dire deux ou trois mots avant que le directeur Michel Le Bris, ruisselant de suavité autosatisfaite, s’en vienne pérorer à qui mieux mieux. Aussi, l’évolution de la manifestation dans le sens du parisianisme ne me plaît guère. L’impression que le festival Etonnants Voyageurs est en train de perdre son âme se vérifie à maints égards en dépit de la faveur croissante du public. On joue le jeu des noms connus et la masse afflue, bruyante et hagarde.
    (Saint-Malo, en mai)

    Remis ce soir le nez dans les Notizen de Ludwig Hohl. Toujours très intéressant quoique trop revêche à mon goût. Le type manquait de rondeur et d’amour à mon goût. Trop génial «a priori»... Trop systématique aussi et en vue d’on ne sait trop quoi, comme un système pour lui-même ou pour les adeptes de la même congrégation de spécialistes, mais laquelle ?

    Il faut se renseigner à fond avant de se prononcer sur quoi que ce soit. Tout ce que nous disons sur les drames qui affectent, jour après jour, l’humanité proche et lointaine, n’est que rarement fondé sur une connaissance exacte. C’est en tout cas ce que je me dis et me répète en lisant des gens comme V.S. Naipaul ou Lieve Joris, à propos de l’islam ou de l’Afrique, qui ont pris la peine de se rendre sur les lieux et de parler avec les intéressés. Lieve Joris, en particulier, montre bien les tenants et les aboutissants de la gabegie africaine, durant la période significative de la transition d’un régime dictatorial (la fin de Mobutu) à une prétendue libération (l’arrivée de Kabila), qui ne tarde à perpétuer l’arbitraire. Ce qui m’impressionne à la lecture de Danse du léopard, c’est la position de l’auteur, d’une équanimité et d’une honnêteté intellectuelle qui n’empêchent nullement des réactions personnelles parfois vives et une capacité d’observation quasi illimitée.

    Je retrouve, à la lecture de Danse du léopard de Lieve Joris, mon enthousiasme d’il y a vingt ans, quasiment inentamé. Il y a chez elle un souci de vérité, de justesse et d’honnêteté qui répond entièrement à ma propre exigence. Elle ne s’en laisse pas conter. Elle pose de bonnes questions et veut les réponses, non pour juger mais pour savoir.

    Comme son livre est menacé d’être saisi par la justice française, je me suis dépêché de lire, cet après-midi, La rage et l’orgueuil d’Oriana Fallaci, qui m’a paru à la fois sensé et insensé. Ce qui est défendable, assurément, mais c’est enfoncer une porte ouverte, tient à sa critique véhémente du fanatisme islamiste et à tout ce qui en découle de révoltant, notamment pour les femmes. Ce qu’elle dit en outre contre le double jeu de certains Etats, à commencer par l’Arabie saoudite, me semble également fondé et bon à répéter. En revanche, à partir d’un certain moment, la fureur semble aveugler la diva claquemurée dans son bunker de Manhattan et lui faire dire n’importe quoi, sur un ton qui vire bientôt à la grossièreté et à l’injure méprisante. C’est dommage, mais en somme assez typique d’une certaine catégorie de gens qui, par aigreur personnelle (cela se lit sur son visage), par orgueil ou plutôt par vanité blessée, se crispent sur des positions qui se veulent radicales et excluent toute discussion, nuisant finalement à leur cause plus qu’ils ne la servent. Dimitri me semble tombé dans le même piège.

    Cette attitude de fermeture de la Fallaci me choque d’autant plus que je suis en train de lire Lieve Joris qui, tout à l’opposé, s’efforce à tout moment de comprendre les autres avant de les juger ou de les condamner.

    Je n’ai pas besoin d’aller bien loin pour savoir ce que sera la Suisse de demain: il me suffit d’ouvrir la fenêtre et de regarder les gens d’en face. Il y a là des Bosniaques et des Antillais, des Noirs et des Jaunes, des gens qui frayent et d’autres qui vivent en vase clos, des gens probablement honnêtes et d’autres qui vivent de trafics plus ou moins douteux comme le Chinois de l’épicerie voisine d’à côté aux portes ouvertes tard dans la nuit...
    Pour ma part je regarde cela sans en conclure rien de négatif ou de positif, je suis persuadé que l’intégration d’une communauté étrangère représente un apport, mais n’en suis pas moins conscient qu’une partie de cette communauté ne veut pas s’intégrer, que certains individus ne sont là que par avidité ou même pour des motifs criminels qui suffisent à discréditer les autres.

    A la fin de Danse du léopard, Kinshasa se transforme en camp retranché où tout autre est qualifié de rebelle ou de barbare, comme dans le livre de Coetzee, explicitement cité d’ailleurs. Or c’est cela aussi qu’il faut craindre chez nous: que n’importe quel autre en vienne à incarner la barbarie et soit combattu sans même pouvoir dire ou montrer qui il est.

    Monté ce matin à l’hôtel des Chevreuils, dans les hauts de Lausanne, où Lieve Joris m’attendait. Pas vraiment chaleureuse au premier abord. Mais la complicité s’est vite établie entre nous, nous sommes partis en voiture, avons passé par les corniches du Lavaux puis sommes montés jusqu’au col de Jaman, d’où nous avons marché un bon bout du côté de la chaîne des Gais Alpins, nous racontant mutuellement nos parcours. C’est là-haut qu’elle m’a fait le récit circonstancié de sa visite à V. S. Naipaul à Trinidad, ensuite de quoi nous avons mangé sur la terrasse de Sonloup. Très intéressante et très attachante personne. Famille nombreuse de la campagne des Flandres belges. Elle très proche de sa grand-mère, la soeur de l’oncle du Congo, en fait le grand-oncle. Un frère aîné tourné voyou et mort d’overdose. Beaucoup d’observations communes, elle à propos de l’Afrique et des Arabes, moi à propos de la guerre en Yougoslavie. Ensuite l’ai conduite à Genève où elle avait une rencontre avec ses lecteurs. M’a fait une très belle dédicace par laquelle elle m’accueille dans la tribu des anti-tribalistes…

    medium_Dillard.jpgIl m’arrive, ces jours, de ne plus trouver de saveur à rien. Ce soir, la seule palpitation me vient à la lecture d’ En écrivant d’Annie Dillard, et ma joie a repiqué. C’est cela même: que je suis un être de joie.

    Je suis épaté par l’effort que tant d’auteurs consacrent à de si vains ouvrages, qui constituent la masse de la production des temps qui courent - vraiment cet effort de ne rien dire est impressionnant.

    Ce soir au Val Fex. Ne me lasse pas de contempler ce fond de val que je me retiens de dire idyllique, qui porte naturellement à la contemplation et à l’élévation. Je ne sais trop à quoi cela tient mais c’est à la fois intime et ouvert, bruissant de vie et comme sublimé, avec quelque chose de Cézanne dans la vibration des jeunes et des ocres sur un fond très doux de multiples vertes, et ces lignes si délicates, qui donnent sa profondeur au tableau, des sentiers et des torrents.

    Pas du tout d’accord avec Daniel de Roulet qui affirme que Dürrenmatt est un auteur de la guerre froide, en somme dépassé aujourd’hui. Me semble au contraire que Dürrenmatt est toujours plus pertinent au contraire, et d’autant plus qu’il a toujours échappé aux mots d’ordre momentanés des idéologues et des partisans. Le problème de Daniel de Roulet justement: son côté idéologue et partisan. Le type de gauche aux aguets. Me rappelle comment il épinglait un auteur du Groupe d’Olten (Olivier Sillig) en le taxant de «politiquement suspect». J’imagine alors ce qu’il doit penser de moi…

    Naipaul est à la fois impliqué et détaché, apparemment froid et en tout cas distant, ou discret, comme l’était aussi un Dürrenmatt, par rapport aux complications psychologiques, affectives ou sexuelles de la vie. Ce sont des romanciers à types, sans qu’on puisse leur reprocher de réduire la complexité humaine à des schémas.

    Repris depuis hier la lecture d’Une maison pour Monsieur Biswas, de Naipaul, qui m’enchante bonnement. C’est l’écrivain du déracinement et de la réadaptation, de la dignité bafouée et reconquise. Ce qui me passionne dans Une maison pour Monsieur Biswas est la quantité et la qualité des détails qui font de cette histoire du fin fond des îles une histoire de partout et de toujours. C’est à la fois drôle et poignant, on y sent la rage de celui qui a été humilié et qui prend se revanche, ou plus exactement celle de son père puisque M. Biswas est Naipaul père.

    Il y a souvent quelque chose de totalitaire chez l’écrivain, à tout le moins d’égocentrique et de despotique, qui peut s’expliquer chez les plus grands par la totalité de leur engagement à l’oeuvre. C’est notamment le cas d’un Naipaul, qui n’hésite pas à envoyer au diable les critiques mal préparés à sa rencontre et va jusqu’à rudoyer ses interlocuteurs les mieux disposés.

    Repris ce matin la lecture de Montaigne; et tout, alors, se recentre par rapport à des références plus rares et plus fondamentales, comme les Romains à ses yeux - et je ressens le même sentiment de soudaine relativisation qu’ en lisant Pound l’autre jour (Sur la lecture) à propos de la littérature française, qui ne retient que François Villon et quelques autres...

    Très intéressé, tous ces jours, par le petit livre regroupant les quatre leçons au Collège de France de Jean-François Billeter, sur le philosophe chinois Tchouang-tseu. Cette méditation sur l’articulation des langages philosophique et poétique, dans la zone de l’apprentissage humain qui touche à la fois à la parole et à l’acquisition des gestes culturels (geste de l’artisan, geste de l’artiste) recoupe mes réflexions dans la foulée d’un Ludwig Hohl ou d’une Annie Dillard.

    Parfois je me demande à quoi tout ça peut bien rimer, pourquoi et pour qui faire des livres ? Ce soir par exemple je trouve tout ça plutôt vain, considérant les milliers de livres qui m’entourent et dont je ne distinguerais même pas les titres sans mes lunettes. D’où je suis, dans la pile la plus proche, je lis: Jehanne la Pucelle, Le bâton d’Euclide, La crise du capitalisme mondial, Qui sont les drogués, Le russe vivant, etc. Je lis Ben Laden la vérité interdite ou Chants de Mihyar le Damascène. Je lis PETIT Small Cigars Sumatra 100% Tobacco E. Nobel, je lis Pas de pardon et je pense au jeune type qui me demandait de l’argent avant-hier soir (la énième fois que je le rencontre ces temps) et auquel je n’ai pas répondu pour une fois, me détournant carrément. Je vois une pile du numéro 53 du Passe-Muraille et je me dis que maintenant il faut préparer le numéro 54 pour qu’il y ait un numéro avant le 55. Cela ne se fait pas de publier le numéro 53 puis le 55 puis le 66.

    Je sens qu’à tout moment notre corps décide de vivre ou de mourir. Souvent une partie du corps est déjà morte quand la partie «physique» renonce à vivre. Cette histoire du corps nous ramène à une certaine Chine qui considère que le corps total est une âme et que mieux on habite son corps plus on est esprit, et inversement quand on est tout esprit on manie la serpe et la flûte comme un dieu.

    Fight club pose bien la problématique du non-engagement de la nouvelle génération, ou plus exactement de son dédoublement schizophrène entre le consentement et l’individualisme anarchisant.

    Le côté Mark Twain de Naipaul, avec son petit personnage entêté dans sa révolte et plongeant dans les abysses de la magie et du désespoir (l’épisode de la première cabane vaincue par les éléments et la fureur des ouvriers) avant de refaire surface en découvrant enfin sa vraie vocation, à Port of Spain, puis en établissant sa position.

    J’étais en train de travailler à l’herbe quand s’est pointé, ce matin, un jeune type semblant chercher son chemin, et qui me cherchait à vrai dire pour une démarche qui avait l’air de le gêner. M’a dit s’appeler Ivan et avoir lu L’Ambassade du papillon. Lui ai fait du café et avons parlé plus de deux heures d’un peu tout - surtout du monde actuel - avant qu’il ne retourne à sa voiture pour y chercher trois carnets qu’il voulait me faire lire. M’a dit qu’il espérait que je ne le prenne pas pour un fou. Lui ai promis de lui dire strictement ce que je pensais, comme je le fais toujours. Au cours de la conversation, comme il parlait de son père, fondateur de la Ligue marxiste révolutionnaire, m’a raconté qu’un soir, après une longue discussion contradictoire entre eux, le paternel en question lui a désigné la bibliothèque, pleine des écrits de Marx, de Lénine et consorts, avant de lui dire qu’il ne pourrait connaître la vérité qu’après avoir lu les livres de ces gens-là. Estime en outre qu’il n’a jamais rencontré de gens aussi intolérants que dans le milieu de ses parents, et je lui dis que c’est à cause de cela même que j’ai quitté les jeunesses progressistes après une année seulement de militantisme.
    Quant au contenu de ses carnets, que j’ai feuilletés après son départ, ce sont des propos assez naïfs, qu’on dirait notés par un garçon de seize ans (il en a trente-cinq) sur les maux de ce monde et la manière d’y remédier. En fait, Ivan se présente comme celui qui a décidé crânement de prendre la place vacante de «Celui qui viendra», selon les termes de la prophétie biblique, il a l’air d’être convaincu de représenter le nouveau Messie dont le monde a besoin et je me demande bien comment je vais lui répondre. Ses observations sont d’un jeune idéaliste que l’injustice et le mal révoltent, ce sont pour lui des vérités qu’il croit être seul à reconnaître et je partage pas mal de ses opinions, mais je ne puis évidemment le suivre dans sa vocation «mondiale» et «publicitaire», pour user de son vocabulaire, et il faudra bien que je le lui dise en prenant soin de ne pas le froisser...

    Réveillé par ma conscience à vif. Ce moment d’avant l’aube où, dans le corps que le sommeil enténèbre encore plus ou moins, l’esprit aiguise déjà ses couteaux.

    L’idée qu’on puisse être un tueur sans avoir levé la main sur quiconque: ma conviction qu’on tue parfois les gens de leur vivant.

    Les écrivains de l’aura. Essentiellement (pour moi) Cingria, Audiberti, Buzzati, Gomez de La Serna, Rozanov, à des degrés très divers.

    Des romans conçus pour faire passer le temps. D’autres pour transformer son pollen en miel.

    Achevé ce matin la lecture d’Une maison pour Monsieur Biswas. Ce qu’on peut dire tranquillement un chef-d’oeuvre, même sans en goûter la version originale. C’est à la fois le livre du père et de l’humiliation sublimée, qui décrit admirablement le passage d’une époque et d’une culture à une autre.

    Si j’écris avec la vie, je peins avec le temps. La reprise, qui paraît artificielle en littérature, mais qui peut donner lieu à un réexamen décisif (base même de la première partie des Passions partagées), est toute naturelle avec la peinture, «montée» par strates. Ce qui m’insatisfait aujourd’hui pourrait être révélé demain. Cette toile qui était hier un champ de blé est aujourd’hui un couchant flamboyant sur le lac et les montagnes.

    Au total, et très concrètement, mes notes journalières, de 1974 à 2000, représentent cinquante-deux carnets noirs, tenus sans discontinuer quoique de façon irrégulière jusque dans les années 90 où j’ai commencé à noter tous les jours quelque chose.

    Pluies diluviennes ces derniers jours. Poursuivi la lecture d’A la courbe du fleuve, de Naipaul, dont chaque page m’intéresse et me fait penser aux personnages d’un roman possible, confrontés en Suisse à ce que vit Salim en Afrique, à savoir le choc des cultures et l’effet, sur les individus, des bouleversements d’une société.

    Très intéressante réflexion sur l’eudémonisme de Proust. Son goût du plaisir. Presque: sa religion. Mais plaisir poétique englobant, sa délectation de la reprise plus que l’hédonisme à la petite semaine. Souvenir cependant de sa façon dont il évoquait son plaisir solitaire d’adolescent, avec je ne sais quel jeune correspondant (Halévy, me semble-t-il, qui en était choqué), défendant avec insolence son droit à jouir en dépit de la morale des familles.

    A l’instant, sortant du musée Hermann Hesse et me retrouvant à la terrasse jouxtant l’arrêt de la poste, ma bonne amie m’apprend, sur mon portable, que maman a été victime ce matin d’une hémorragie cérébrale. Elle est tombée en se lavant et ma soeur l’a trouvée vers midi, avant d’appeler l’ambulance. Elle est depuis lors dans un coma que les médecins disent irréversible, et ses heures semblent comptées. J’annule aussitôt mon voyage en Bretagne et je rentre. Le sommelier doit se demander quel chagrin d’amour me fait ainsi chialer sur mes trois décis de Merlot.

    Ma petite mère qui regarde, me suis-je dis tout de suite, du côté de son amoureux dont elle est séparée depuis presque vingt ans. Ma petite maman de samedi dernier dans sa robe bleue et avec ses cheveux coupés courts, comme jamais elle avait osé, et qui lui allaient si bien. Ma petite innocente qui va rejoindre son innocent...
    (Montagnola, ce 18 août)

    Pascal disait que l’homme du futur aurait le choix entre la foi et le chaos. Or, on en est actuellement au simulacre de foi, qui ajoute au chaos.

    J’ai ces temps deux amis occultes qui m’aident à tenir et me stimulent: ce sont V.S. Naipaul et Marcel Proust. Deux amoureux du détail. Deux écrivains qui ont tout donné.

    Thème important chez Naipaul: le retour à la brousse. Que je développerai pour ma part en désignant les formes de la régression contemporaine, du bruit à l’aberration sexuelle.

    «Il faut vous attendre à ce que ça se prolonge», me dit-on l’air compatissant. Ainsi la formule «elle risque de mourir» devient «elle risque de vivre». Mais je me sens ces jours comme hors du temps, ou dans un temps déplié come une carte du ciel, où nous sommes si petits.
    (Au CHUV)

    Passé vers elle avec Julie. Celle-ci très impressionnée, lui a dit tendrement adieu. Car je pense que c’est la dernière fois.
    (Au CHUV)

    A son chevet une fois de plus. Respire un plus précipitamment, son pouls bat la chamade, et j’ai l’impression que la délivrance approche. Mais elle respire, et toute la nature avec elle.

    Mon travail pour le journal m’a occupé et distrait depuis la mort de maman, mais ce soir le chagrin, le tout gros chagrin m’a assailli sur l’autoroute, au point que je ne voyais plus où j’allais.
    (26 août)

    Où est-elle maintenant ? Où est celle qu’on appelait maman ou grand-maman ? Est-elle tout entière disparue ou survit-elle d’une manière ou de l’autre ? Sera-t-elle réduite à cette poignée de cendres que nous allons déposer en terre à côté de la poignée de cendres de son cher et tendre, ou ce qu’on appelle leur âme poursuit-elle quelque part une existence différente, à part leur existence survivant en nous ?

    Rêve dantesque la nuit dernière, à la fois plastique et très signifiant, m’évoquant aussi les Délices à la Jérôme Bosch. Nous étions d’abord perdus en campagne, à proximité d’une forêt où l’on nous recommandait de ne pas aller. Nous y allions tout de même et pour découvrir, bientôt, des tombes fraîches par dizaines, puis par centaines, les unes petites et les autres plus grandes, et des voitures aux vitres fumées stationnaient ça et là dans un climat de terrible menace. Nous cherchions donc à fuir, puis nous arrivions dans une espèce de grand parc de jeux où se mêlaient enfants et adultes, la plupart des messieurs à lunettes en costumes d’employés gris dont certains étaient accouplés à des enfants et les besognaient ou mimaient l’acte sexuel - tout restant très «habillé». La scène avait quelque chose de silencieux et de banal, rien de cruel ni de lubrique, mais une sorte de jeu morne effrayant tout de même qui nous poussait à fuir une fois de plus, et nous arrivions au pied d’un bâtiment monumental, évoquant à la fois un palais babylonien et un bunker, dont on ne voyait du bas que les milliers de marches s’élevant vers les hauteurs comme dans un labyrinthe topologique à la Piranèse ou à la Escher. On était attiré par la montée de ces marches, mais soudain un petit chariot dévalait la rampe attenante, dans laquelle un petit personnage inquiétant, à face de papier mâché ou de viande boucanée, nous posait des questions de culture générale genre Trivial Pursuit. Nous comprenions que de bonnes connaissances nous permettraient de nous élever à bord de ce chariot. Mais déjà nous étions dans une nuit glaciale et de nouveau très angoissante, peuplée d’ombres longeant de hautes clôtures de barbelés, le long desqelles patrouillaient des soldats aux allures d’escadrons de la mort. A un moment donné, des barrières s’ouvraient et la foule se précipitait vers cette percée, mais bientôt on apprenait qu’il faudrait tuer si l’on voulait passer de l’autre côté, et je ne suis pas sûr que j’y allais, mais je ne suis pas sûr du contraire non plus, à vrai dire le rêve posait implicitement ce cas de conscience, Il me semble que je n’y allais pas. Ou plus exactement il me semble que j’étais très attiré par la curiosité de tuer, mais que je n’y allais pas.

    Cette idée de nouvelle qui me vient sur le quai de la gare où je vais prendre le train pour Saint-Gall: les deux personnages qui se voient depuis des années, sans se connaître, qu’une sorte de complicité lie à la longue, et qui se retrouvent un jour autour d’un café, mais ne trouvent rien à se dire.

    medium_Roth.jpgDans le train, je lis La Tache de Philippe Roth, aussitôt emballé. L’histoire d’un vieux prof de langues anciennes, devenu doyen de l’université qu’il a complètement réformée (au prix de pas mal de rancunes, on s’en doute) et qu’un mot malheureux, à propos de deux étudiants jamais présents (et noirs, ce qu’il ignore), livre à la vindicte des obsédés du politiquement correct, relancée au moment où l’on découvre sa liaison de vieillard indigne avec une jeune femme de ménage. Tout cela est drôle, plein d’humanité et de tendresse «à travers le temps», tout à fait à la hauteur et dans le même genre que le Ravelstein de Saul Bellow. A ce propos, il est curieux de voir comment les écrivains de l’époque, et parmi les meilleurs, s’éloignent peu à peu du roman pour s’impliquer eux-mêmes dans la trame du récit et jouer avec les faits et la fiction. C’était déjà le cas de Proust avec ses trois angles de narration (le narrateur, Marcel et le romancier), c’est le cas de Céline aussi, et plus près de nous de Thomas Bernhard, de V.S. Naipaul, de Sebald ou de Hella S. Haasse, entre beaucoup d’autres.

    Me disais ce matin que j’étais heureux de ne pas être prof, obligé que j’aurais été, comme tous les jours, de me pointer à la séance de ce terrible tribunal qu’est une classe; et je me disais que je devrais me montrer plus indulgent envers les faiblesses, voire les tares des profs, parfois si décevants, si mesquins, si ladres, si routiniers, si amortis, en me rappelant cette épreuve quotidienne que doit constituer, pour beaucoup, la comparution devant une classe.


    Toujours pensé que le corps débordait ses frontières, comme un fleuve à l’orage.

    La femme africaine qui rentre de nuit au village pour ne pas être suivie.

    Les écrits qui stimulent l’esprit. Pascal et Sénèque. Valéry. Ludwig Hohl. Et les écrits de l’aura. Le Buzzati d’En ce moment précis, Rozanov, Oblomov , Walser ou Cingria.

    Dualité de la civilisation (culture et cruauté).

    L’homme civilisé a besoin à la fois de l’esclave et de la reconnaissance. D’où son double langage. Ne suffit pas d dénoncer le double langage. Plus important de saisir à quoi il tient.

    L’écriture, comme la peinture, a besoin d’un fond. Ensuite on brasse la matière et tout à coup se dégage une forme. Pas du tout d’opposition entre ce qu’on appelle fond et forme.

    Des gens qui pensent qu’ils ne sont rien sans avoir été «publiés» d’une manière ou de l’autre. L’obsession d’écrire à peu près égale à celle de percer à la Star Ac'.

    Très intéressé par la lecture d’Un ami parfait de Martin Suter. Avec une restriction cependant: trop propre, trop lisse. De l’horlogerie à vrai dire. Tout y est précis, intelligent et sensible. Mais limité. De la littérature ? Oui tout de même, je crois. Parce rien n’est simplifié des psychologies, si l’histoire elle-même est un peu téléphonée - un peu trop habilement faite.

    Paul Veyne parle de l’aura de Sénèque, et c’est vrai que la Lettre à Lucilius est une climat avant tout, une immersion et une certaine lumière, plus encore qu’une suite de pensés articulées. La voix y est essentielle, comme chez Rozanov.

    Dans Les Passions partagées, il s’agit de dégager, de chaque écrivain, ce qui compte vraiment: ce que chacun m’a donné d’unique et d’irremplaçable. Cingria ou le chant du monde. Witkacy ou la perception du mystère de l’être et l’expression de l’inassouvissement. Buzzati ou la mélancolie. Chesterton ou le bon sens radieux. Walser ou la rêverie sensible. Thomas Bernhard ou la saine colère. Thomas Wolfe ou la nostalgie. Ainsi de suite.

    Bonne conversation, ce matin, avec Martin Suter, qui me semble un type sérieux, à la fois doux et solide, pas vraiment à la hauteur (ou au niveau de profondeur) de Dürrenmatt, mais meilleur romancier que celui-ci, ou disons plus efficace conteur.

    Il n’y a pas, selon moi, de légitimité aux droits démocratique sans prise de responsabilité simultanée. Je crois même que les devoirs assumés nous rendent plus libres que les droits.

    Lecture de Poids léger d’Olivier Adam. En effet: poids léger, pour ne pas dire poids plume, et finement tenue, ladite plume, parmi les meilleures des nouveaux venus, mais qui laissera quelle trace durable ?

    Reportage, ce soir à la TV, sur les libertariens. Détestable idéologie, à mon goût, qui en revient à la loi de la jungle. Contre toute forme d’Etat, ces gens-là prônent la privatisation de l’enseignement, de la police et de la justice, tout étant réduit à une forme de commerce, et par conséquent tout gouvernement devenant celui de l’argent.

    Une expression qui me paraît ridicule avant tout examen: la success story...

    Malgré tout le bien que je pense réellement d’Un ami parfait, ce genre de littérature ne compte pas vraiment pour moi. J’ai écrit que Suter pouvait se situer dans la foulée d’un Dürrenmatt, mais il n’y en a pas moins une énorme différence de coffre et d’amplitude. Car le moindre trait de Dürrenmatt grince et fait mal, tandis que la critique à la manière de Suter, même virulente, reste en somme conditionnée. J’admire cependant le conteur. J’admire la performance...

    Lutter contre toute forme d’intoxication, et par exemple celle de la sentimentalité. Mais gare au cynisme cependant. Exactement le travers de Sollers, qui en arrive à rire de tout, avec son air supérieur, soucieux de son seul plaisir. Autant dire que tout ce qu’il y a de tragique au monde lui échappe, et que toute compassion lui est étrangère. Or cela le juge: il n’est que léger.

    Notre chère Katia, frappée à son tour par une attaque cérébrale, a l’air de s’en être remise Ma bonne amie l’a rejointe avec Sophie à Maastricht, d’où elles reviendront en deux étapes. Repense à mon projet de livre où deux vieilles dames se raconteraient mutuellement - ma mère et celle de ma bonne amie... (19 septembre)

    Relu ce soir Le thé au citron de Marian Pankowski. Toujours très touché par ce mélange de douleur et de mordant. Et comme elle reste vraie, cette histoire des deux anciens déportés polonais qui se retrouvent par hasard sur un bateau du lac Léman, et qui ont entendu des Suisses leur dire que, certes, ce qu’ils avaient vécu était terrible, mais que ce qu’eux, les Suisses, avaient enduré pendant la guerre était tout aussi pénible dans la mesure où ils avaient à imaginer le malheur des autres sans le vivre eux-mêmes.

    Mon papier sur L’Etoile des amants, le dernier livre de Philippe Sollers, est assez carabiné, à proportion du chiqué qui me semble le caractériser. J’aurais pu me montrer plus cool, comme on dit, mais le fait de lire Annie Dillard (Pèlerinage à Tinker Creek) en même temps m’a fait ressentir, avec une acuité particulière, le côté fabriqué, posé, voulu, et en somme très cuistre, du Sollers redécouvrant par exemple la nature à travers les noms d’oiseaux. Une chose est d’énoncer les noms pittoresques de ceux-ci, et tout autre chose de parler de ceux-là en connaissance de cause, comme le fait Dillard. Bien entendu, je dois paraître lourdaud à m’en prendre ainsi à cet élégant, mais peu me chaut.

    Très touché par la lecture de W.G. Sebald, dont Les émigrants cristallisent une forme proche de celle de L’Enigme de l’arrivée de Naipaul. Il y a là un mélange tout à fait original de récit personnel et de fiction, qui tient à la fois de la méditation sur la vie et du poème en prose. On retrouve aussi cela chez Hela S. Haasse dans
    Viser les cygnes.

    La chasse aux pédophiles est en train de se transformer en sinisre opération de délation, dont le nauséeux Matin se fait le premier exécuteur. Un papier de ce matin, sous la signature de je ne sais qui, détaille la vie d’un directeur des écoles de Bulle, qui vient d’être mis à pied on ne sait trop sous quel prétexte puisqu’on n’est même pas sûr qu’il ait commis d’autre délit que d’avoir visionné un film porno pour adultes. Cela n’empêche pas notre confrère de décrire un personnage à l’«air taciturne» qui vit dans une maison un peu isolée où on ne lui sait guère de visites que celle de sa soeur, alors qu’on a remarqué son habitude de se promener avec deux chiens. Tout, dans la rhétorique de ce sale article, trahit cette nouvelle forme d’abjection qu’on voit se répandre de plus en plus dans les médias, et dont j’ai l’impression qu’elle n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Je suis un peu rassuré, au demeurant, par la réaction immédiate de nos confrères de la radio, qui parlent déjà de chasse aux sorcières, et je sens bien que de tels dérapages ne passeront pas dans notre pays où le bon sens et les réflexes démocratiques restent solidement ancrés.

    Crépuscule, ce soir, d’une sauvage splendeur assez rare dans nos contrées, avec un couchant orange vif se déployant en traînées violettes et indigo, sur le fond duquel se détachent les premiers plans vert foncé et bleu sombre du val. Noté aussi la consistance, comme de la mousse spongieuse bleu terne, d’un immense nuage en suspension au-dessus de la croupe mauve du Jura. Hélas pas eu le temps de rien aquareller, ou peut-être pas osé...

    En lisant, ce matin, un long article sur la nidification des oiseaux, je me retrempe dans cette espèce d’attention pure qui était la mienne, dans mon enfance et plus tard, pour la nature et ses merveilles, et que je retrouve aujourd’hui à la lecture d’Annie Dillard. En découvrant la cohabitation des jacamars et des termites, en apprenant que la sterne fuligineuse de l’île Midway se contente de creuser dans le sable de corail pour y faire son nid, ou que les moineaux républicains se construisent de véritables habitations mitoyennes contenant jusqu’à soixante chambres, je retrouve ce lien profond avec la nature qui m’a fait inscrire cette composante dans mon premier livre sous la forme de la passion que nourrit le narrateur pour l’observation des fourmis (laquelle est pure invention, soit dit en passant), et qui resurgit comme un leitmotiv plus ou moins insistant dans tous mes autres livres.

    A propos d’envie, je me demandais ce matin, en lisant L’Adieu à l’automne où il en est question, qui je pourrais bien envier aujourd’hui ? A vrai dire je crois que je n’envie personne, sachant que je suis seul à vivre ce que je vis comme je le vis, et connaissant trop bien l’envers de toute envie, satisfaite ou pas.

    medium_Witkacy2.jpgPoursuivi ce matin la lecture de L’Adieu à l’automne, dont je n’avale plus tout, aujourd’hui, comme il y a trente ans de ça. Je trie, mais il m’en reste encore beaucoup d’observations et d’idées très intéressantes, notamment sur l’évolution de l’art dans la société et la montée de l’insignifiance liée à la poursuite et à l’établissement du bien-être généralisé.
    Et puis il y a ce sentiment-sensation, fondamental chez Witkacy, d’un vertige métaphysique découlant de la conscience angoissée du mystère de l’être et d’une insatisfaction à caractère diffus et spécifique, collectif et individuel, esthétique et philosophique, affectif et sexuel, éthique et existentiel, que je ressens toujours violemment pour ma part.


    Une image saugrenue m’est venue, il y a quelque temps, en lisant le dernier livre de Sollers, dont l’hédonisme affiché m’agace, et c’est celle de la limace juchée sur un étron d’âne que je venais d’observer sur le chemin conduisant au nid d’aigle. Cette limace avait quelque chose de pur, et je pense qu’il en va de même de Sollers, pourtant il m’exaspère quand il fait son romancier du plaisir.
    Au vrai, je ne suis pas du tout un matérialiste au sens de cette idéologie limitative, qui enferme le corps dans les limites d’un étron ou d’une limace. Je trouve chez les Chinois une vision bien plus ample, qui fait déborder le corps et préfère à la limace l’escargot dans sa coquille nacrée - l’escargot aux fines antennes clitoridiennes et à la trace argentée rappelant la traîne de communiante. Le matérialisme selon ma doctrine ne s’oppose pas du tout au spiritualisme: il l’incarne véritablement comme la vague élance l’esprit de l’eau sur la nageuse en costume de bain imitant le derme d’otarie. A tout instant Dieu seul passe dans la limace afin de lui donner cette grâce de se sentir exister et de mordre plus résolument dans la conglomération chocolatée de l’étron d’âne, mais que pouvons-nous en dire de plus que n’en disait Voltaire, qu’on prétend un peu vite irréligieux ? Je pense quant à moi qu’il faut reconsidérer d’A à Z notre rapport au monde ou avec, donc au double sens technique et poétique. Les enfants nous y aideront. En tout cas je repense avec une nostalgie gourmande aux cacas bien moulés de mes filles lorsque je les vois se dandiner dans la foule estivale et lancer des oeillades aux Kosovars et autres Péruviens.

    Seul à La Désirade depuis hier. Commencé de lire un livre très intéressant sur les origines plurielles de la foi chrétienne, du théologien américain Gregory J. Riley. J’y apprends que les notions dualistes Dieu-Diable ou Ame-Corps ne sont pas des inventions d’Israël mais viennent des Perses et des Grecs, intégrées dans le judaïsme après l’exil à Babylone. On n’est pas là sur le terrain des recherches sur l’historicité de Jésus: on s’interroge sur ce qui, dans le personnage de Jésus, puis dans ce qui est devenu sa personne, a tant attiré les gens au point de susciter tant de sacrifices et de bouleverser l’histoire de l’Occident, désormais partagée en deux périodes de l’avant et de l’après. Riley montre bien que nous avons une perception très faussée des premiers temps du christianisme, où cohabitaient de multiples formes de croyances proches de ce qui allait devenir cette religion-synthèse, sans l’élément fondamental qu’a représenté la figure même du Christ, héritier des héros demi-dieux de la tradition indo-européenne et grecque et transformé en Messie-tout-le monde, si j’ose dire, qui retourne toutes les valeurs et les conceptions autoritaires de la Tradition juive pour devenir le Dieu de chacun et la personne plus intimes à nous-même que nous, à la fois notre père et notre fils, notre colombe et notre poisson.

    En lisant je me retrouve dans une aura. C’est peut-être cela que je cherche, depuis le temps - je ne sais pas. En lisant, du plus loin que je me souvienne, je me retrouve dans la maison de notre enfance, et c’est notre mère qui nous lit les histoires d’Amadou, de Papelucho ou de Londubec et Poutillon. En lisant je me retrouve dans cette chambre en enfance où nous sommes protégés de tout, et pourtant lire me sera bientôt la plus belle aventure. En lisant je me retrouverai bientôt sur l’île au Trésor ou à Nijni Novgorod avec Michel Strogoff, vingt mille lieues sous les mers ou sur la lune - il me suffit d’écrire ces mots à l’instant pour retrouver l’aura que je retrouve en lisant.

    Plus les années passent et mieux je vois, avec une sorte de reconnaissance lancinante, la beauté de ces forêts d’automne, comme aujourd’hui de notre balcon en proue sur la mer de brouillard engloutissant le lac et les terres jusqu’à la hauteur des pâturages encadrés de pentes boisées dont les moires rousses tachetées d’or flamboient sur le fond gris étain de la brume et du ciel couché, au-dessus de quoi semblent flotter les montagnes de Savoie qu’on dirait plus lointaines et plus élevées, plus pensives qu’à l’ordinaire.

    Image: Vue de la Désirade, aquarelle JLK.

  • La pénétrante

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    … Moi je te dis qu’avec le péril vert faut être hyper vigilant, d’abord y te la joue Byzance, ça a l’air de rien, y te la joue Taj Mahal et tout ça, et déjà t’as les arabesques et ça sent bientôt la mosquée, c’est tout le monde en chaussettes, et pour finir t’es sûr, mon vieux qu’on va te voiler ta mouquère et que t’auras le minaret dans l’dôme…

  • Notes panoptiques, 2001

    medium_CarnetsJLK80001.JPG

    Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec la réalité et les gens. Il ne doit pas être plus intelligent. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

    Gore Vidal: «Il n’y a qu’à propos de l’argent qu’on ne nous mente pas aujourd’hui.»


    Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par les danses de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?

    medium_Cendrars4.jpgMe réveille ce matin sur la page de Moravagine consacrée à la Révolution russe et au règne de la femme - règne essentiellement du masochisme selon le narrateur. En fait confond (selon moi) guerre des sexes et amour, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou Gripari plus près de nous) mais cette vision du monde est néanmoins pathologique. C’est sûrement la loi de la vie qu’il énonce, mais ce qui nous intéresse est tout ce qui, dans l’ordre humain, la transgresse et la sublime, même si c’est pour aboutir au chaos.

    «Je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle», écrit Cendrars dans Moravagine.

    Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre. Ces gens sont à la fois adorables (elle surtout) et un peu sur leur garde (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante. En écoutant Philippe Jaccottet, je me disais qu’en somme tout devient égal avec l’âge, sauf l’essentiel. Je note cela sur la table d’un restauroute du type standard où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac passable. A une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, le cinéma actuel) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements au repas. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou...
    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ? (A Grignan, en janvier)

    Comme chez Balzac, on apprend des tas de choses en lisant Gauche et droite de Joseph Roth. Et plus que tout on se dit: c’est intéressant. Je ne comprends pas très bien le titre, car il n’est guère question de gauche ni de droite là-dedans. Il y a de l’extrémisme avec Théodore, type du nationaliste raciste et antisémite par compensation à sa médiocrité, mais on ne saurait dire qu’il incarne la droite, et moins encore que Paul, son frère ennemi, n’incarne la gauche. Il n’y a à vrai dire qu’un seul personnage là-dedans qui incarne les idéaux de gauche, et c’est le Dr König dont Paul Bernheim aime à se faire le contradicteur. Mais on ne saurait dire pour autant que le roman mette en scène l’antinomie gauche-droite. C’est plutôt une typologie de l’arrivisme sous tous ses aspects. Le plus intéressant est celui du sauvage Brandeis, le plus minable celui de Théodore Bernheim. Au reste, Joseph Roth ne s’en tient pas à des types représentatifs: il montre bel et bien des hommes et des femmes, avec leurs faiblesses et leurs aptitudes. On n’en aime vraiment aucun, mais on est intéressé parce qu’ils sont vrais. Surtout on éprouve de la compassion. Non sentimentale et bien réelle cependant. Compassion pour des êtres fragiles, prompts à s’abuser (sauf Brandeis, sans doute le plus libre d’entre eux) et qui se débattent dans un monde hostile, sombre et froid.


    Complètement écoeuré, ce matin, en lisant les nouvelles liées aux mesures de sécurité invraisemblables qui entourent le World Economic Forum de Davos. J’en aurais presque honte d’être suisse, si je ne me disais pas que non: que la Suisse, que les Suisses ne peuvent être réduits à ces lécheurs de bottes.

    Très intéressé ce matin, par tout ce que me raconte Antonio de sa trajectoire de saisonnier en Suisse, avec tout ce que cela suppose d’humiliations et de tribulations, puis je rencontre deux personnages singuliers: un Tessinois proche de la soixantaine, costaud et méfiant, ancien capitaine de la marine marchande qui vit dans une belle villa gardée par un boxer surnommé König. Très raciste et monté contre les gens de l’Est, il assène ses opinions avec une sorte d’aplomb viril à la fois inquiétant et triste. M'invite finalement à revenir avec une femme, mais belle et Suisse, pas «une de ces catins russes»...
    De retour dans le quartier d’Antonio, celui-ci me conduit chez une voisine dont il me dit que son témoignage peut être intéressant. De fait. Mimy Medernach, Luxembourgeoise septuagénaire, a vécu en 1999 un drame atroce. Durant la nuit de l’éclipse, un Noir armé d’un couteau a pénétré dans sa maison et l’a agressée, dont elle pense qu’il voulait la saigner. Elle s’est battue comme une lionne sans pouvoir l’empêcher, cependant, de lui déchirer le bas du visage à coups de dents. Elle en porte encore les cicatrices et reste traumatisée. Comme elle est un peu pressée, nous en restons là, mais il m’a semblé plonger, en un quart d’heure, au coeur d’un des problèmes que rencontre aujourd’hui le Portugal, confronté à l’émigration sauvage de milliers de sans -papiers. (Albufeira, en février)

    Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Besoin de fraîcheur, de fraîcheur et de grâce, de grâce et de nouveauté, de nouveauté et de gaîté. Marre de la mauvaise humeur et des chimères noires. Marre de la contention et du tétanisme.

    De la nécessité de tourner la page.

    Vision, avant la descente sur Bilbao, des Pyrénées crevant les nuages comme de hautes vagues aux crêtes de sucre glace. Ensuite, vision buzzatienne de la grand ville ouvrière serrée entre de hautes collines. L’aérogare style futuriste transi, prélude à l’architecture de la grand coquille vide du musée Guggenheim, apothéose de la culture vendue à l’argent. A part quelques «oeuvres» minimalistes de Sol Lewitt et autres stars du marché international, c’est le vide absolu qui me fait tituber et presque m’effondrer. Encore heureux que la cafétéria, où l’on place les gens au compte-goutte, comme dans un sanctuaire, ait une cuisine un peu moins nulle... (Bilbao, en février)

    Beau temps ce matin sur la Costa verde. Le pays m’évoque une sorte de Suisse océanique. Et cette vision de fin d’après-midi: des herbages du haut des falaises troués ici et là et par où monte le tonnerre des vagues. Par là, me dit Ramon, que les paysans jetaient naguère le bétail malade.

    Journal inutile de Paul Morand. Très sec, parfois embêtant (mondanités, relations sociales, etc.) mais plein de choses assez corsées, parfois abjectes. Grand seigneur méprisant, l’écrivain supérieur à l’homme.

    Repris ce matin la lecture des Légataires de Michel Layaz. Le personnage du père, premier à s’exprimer et en pleine crise existentielle, est vraiment peu convaincant. Non seulement on n’est pas touché par ce qu’il raconte, mais on n’y croit guère. Des phrases pénibles, qui trahissent un manque total de sensibilité à la langue et à la forme, du genre de cette horreur: «J’écoute des voix enfantines jouer aux fléchettes sur ma poitrine.» Vraiment... Et je suis censé lire cela jusqu’au bout ?

    Nécessité de tout transformer. Leçon de Teilhard dans Le Milieu divin. Tout ce qui monte converge. Ne prêter le flanc à rien de bas.

    Belle matinée de soleil printanier au marché provençal de Sanary-sur-Mer, où j'achète un petit oranger à ma bonne amie. En passant je souris à une vieille dame qui dit à sa commère: «Il me faut maintenant une sole bien dodue et bien charnue». Cela me rappelle le «haricot bien gras» de Molière.

    Timothy Findley, auquel je rends visite à Cotignac, me répète ce que lui a dit Thornton Wilder lorsqu'il lui a fait lire sa première pièce «Tiffy, tu écris sur les sommets, nous ne t’entendons pas, il te faut redescendre jusqu’à nous pour que nous t’entendions »…

    Période de noir. Il faut que je m’en sorte, et je ne m’en sortirai qu’en réparant ma relation aux mots et aux choses. Je dois dire aussi la folie du monde - la folie ordinaire. Je dois travailler à la réparation mais avec la distance de l’humour.

    Très intéressé par le nouveau roman de Nancy Huston, Dolce Agonia. Un livre de la cinquantaine plein d’observations que je pourrais contresigner.

    Je me suis levé pour fermer les persiennes de l’autre pièce où je trouvais qu’il y avait trop de jour, un instant j’ai regardé à travers les fentes des persiennes le type d’en face en dessus du coiffeur qui a toujours l’air aux aguets à la fenêtre entrouverte de sa salle de bain, j’ai vu le Bosniaque de la maison d’à côté qui passe des heures à scruter la rue en maillot de corps, j’ai vu le coiffeur désoeuvré sur son seuil, j’ai vu d’autres passants dont les gestes évoquaient autant de bribes de vie, je me suis vu derrière ces persiennes et je me suis dit que c’était la meilleure chose que je pouvais faire à ce moment-là et je suis resté comme ça toute la journée dans la pénombre, après avoir cueilli n’importe lequel des livres qui traînaient par là, et c’était Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau. (Lausanne, en mars)

    «Tu ne sais pas aimer ceux que tu aimes jusqu’au jour où ils disparaissent brutalement. Alors tu comprends comme tu restais subtilement à distance de leur souffrance, comme tu te protégeais souvent, comme tu avais rarement le coeur disponible, tout à tes réseaux de donner-et-prendre.»

    Body Art de Don DeLillo. Cela commence par le petit déj’ d’un homme et d’une femme observés comme sous un verre grossissant. A un moment donné, la femme découvre un cheveu sur ses lèvres qui n’est ni de lui ni d’elle, et songe alors au trajet de ce cheveu. Une espèce d’hyperréalisme qui me plaît assez. Ce à quoi j’aspire de mon côté, d’une certaine façon. Une attention extrême pour les choses. Don DeLillo explore l’intimité des deux personnages en parlant de ce dont personne ne parle, qui a rapport au rapport des objets et des corps, âmes comprises cela va sans dire.

    «Cette façon mystérieuse qu’elle avait toujours de rendre émouvantes les choses les plus ordinaires.»

    «Et puis si quelque chose vous ennuie, vous êtes libre de partir. A mon avis, on a oublié deux choses dans la Déclaration des droits de l’homme: le droit de se contredire et le droit de s’en aller.» (Jean Eustache)

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    Proust est vraiment le sommet de l’artifice et de l’art, mais je ne puis lire Du côté de Guermantes qu’à raison de quelques paragraphes à la fois. Au-delà je suis comme saturé. J’ai besoin ces temps d’une littérature plus rapide et plus dure, qui me rende mon souffle et ma gaieté.

    Commençant L’Outlaw de Simenon je me dis: voilà, c’est cela, le roman, il n’y avait personne et tout à coup il y a des personnages, il y a Paris et la dèche, le travail des hommes et les odeurs de la vie.

    Faites-moi confiance de Donald Westlake est une bonne satire du journalisme putassier genre tabloïds, et finalement un éloge du vrai journalisme, ce qu’on prendra avec un grain de sel.

    Une nouvelle lucidité m’est venue ces derniers temps à l’égard des livres. En piochant l’autre jour dans ma bibliothèque française, je me disais «non, pas celui-ci», puis «celui-là m’embête», jusqu’au moment où je suis tombé sur Ces Merveilleux nuages de Sagan. Et là, oui, là j’ai retrouvé ce «quelque chose» de vivant et de vrai (et de surprenant à chaque épithète) que je trouve si rarement dans les livres actuels, et de moins en moins dans mes relectures, sauf chez un Simenon, dont la phrase est cependant moins électrique que celle de Sagan.

    Un peu vanné, je pêche cinq ou six livres que j’«essaie» alternativement. Seul le premier chapitre de Bonjour tristesse de Françoise Sagan trouve grâce. Et c’est l’expression juste: cette drôle de bonne femme a de la grâce. Ce qui est tout de même différent du fait d’avoir la grâce.

    A la TV, reportage sur les animaux abandonnés à la SPA. Les regards de ces chiens: celui qui a le cou littéralement scié (plaie ouverte sur tout le pourtour par une laisse en fil de fer) ou le petit clebs tremblant comme une feuille, rendu fou par on ne sait quoi ou qui, entre autres victimes de l’impitoyable sentimentalité humaine, tout cela me rend triste.

    Je vais aller maintenant, et revenir en somme, mais bien plus loin, à ma liberté.

    (Trois jonquilles naines, quand je vais chercher du bois, m’apparaissent comme des signes de persévérance... ah mais, v'là que j'fais du Jaccottet).

    Retrouver le temps et le prendre.

    Cézanne: «Maman me donne la force de ne pas voir que par elle, car je sais que la mort n’est pas une absence et que la nature n’est pas anthropomorphique.»

    Rodin: «La nature a besoin d’être vue et respirée simplement et continuellement».

    De retour a casa, je reprends les livres de Philippe Sollers pour voir si je ne me suis pas trompé à son égard en me montrant parfois si sévère à son égard, mais non: Paradis est vraiment un galimatias, Logiques et Lois sont réellement illisibles, et nous allons maintenant vers autre chose...

    Assez touché par les personnages d’Intérieurs de Woody Allen. Surtout intéressant par cette douce horreur: l’insupportable mère qui arrange l’appart de sa fille et de son gendre en fonction de «ce qui se fait de mieux». La lancinante dictature du bon goût. Très bien un moment, puis cela tourne au sentimentalisme psychanalysant, style Bergman à la juive new yorkaise.

    Décrire une journée entièrement vide. Une journée d’aujourd’hui.

    Il faut donner des réponses physiques aux questions de la vie.

    Cézanne: «Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse».

    Devenir ignorant de soi-même - tendre à cela tout le temps.

    Cézanne: «Les galvaudeux à médailles et décorations que c’est à faire suer.»

    Romance de Catherine Breillat. Totale indigence de cette société-là (les intellos français) et de ce regard sur le monde. Pas de milieu entre la frigidité et le désir de crever de plaisir. Aucune liberté réelle, sauf celle de dire queue et con à l’écran et de les montrer. Mais la liberté est autre chose, qui implique le regard entier.

    Sans humilité: rien; sans amour: rien.

    Reprenant la lecture de Proust (Le Côté de Guermantes) je me dis que c’est là le génie à l’état de fusion, où bouillonnent l’intelligence et la sensibilité, la connaissance et l’intuition, la musique et le délire maîtrisé.

    Me dis à l’instant que l’écriture doit redevenir le centre nerveux de toutes mes journées, à quoi tout rapporter. A tout instant le texte en cours est en instance d’être complété. Il n’est plus question alors de travail calculé ou de paresse dès lors qu’on est attentif. Mille tableaux à chaque instant. grand Jeu.

    Il faut reprendre, tous les matins, la chasse aux dieux.

    Très touché par la lecture de La Colombe assassinée de Pietro Citati, qui constitue la plus fine et la plus belle approche que je connaisse de l’univers de Marcel Proust.

    Nietzsche: «Je remercie le ciel à chaque instant pour ce vieux monde pour lequel les hommes n’ont pas été assez simples ni assez silencieux.»

    De Mallarmé: «Qu’une moyenne étendue de mots, sous la compréhension du regard, se range en traits définitifs, après quoi le silence.»

    Lorsque Mallarmé, trois mois avant sa mort, reçoit la première édition de Rimbaud, il s’exclame: «Le voici, l’incomparable livre, l’aérolithe chu de quels espaces.»

    En lisant la préface à La guerre du goût, je comprends mieux ce qui me dérange tout de même chez Philippe Sollers, qui tient à sa prétention de se tenir au centre du centre (à Paris, coeur de la France et donc du monde) et au top du top. J’apprécie ce qu’il défend quand son amour est plus fort que sa vanité, mais celle-ci est trop souvent envahissante, qu’on ne trouve ni chez Proust ni chez Céline, lesquels savent simplement ce qu’ils valent. Il y a chez lui comme la conscience d’un manque, et sans doute faut-il le chercher dans son manque total de génie romanesque. C’est un grand commentateur mais pas du tout un créateur. Il sait ce qui est création chez Rimbaud ou chez Proust, mais il ne peut lui même que citer ou mettre en rapport - il ne peut pas ajouter. Ni Femmes, qu’il trouve lui-même si révolutionnaire, ni moins encore Portrait du joueur ou Paradis n’ajoutent quoi que ce soit au roman contemporain. C’est un écrivain du discours critique et de style classique, mais en rien un fondateur de style au sens où l’ont été un Proust ou un Céline, un Joyce ou un Ramuz, un Faulkner ou un Thomas Bernhard.

    En lecteur de Proust, Pietro Citati (dans La colombe poignardée) est plus intéressant que Philippe Sollers. Ce qu’il dit par exemple de l’attention à autrui que manifeste Proust, qui ne s’aime pas lui-même et n’est pas du tout le Narcisse qu’on a dit parfois, est très éclairant et juste ce me semble: «Il y a quelque chose d’abyssal dans l’amour que voue Proust à l’inimitable unicité d’une personne». Ou cela: «Aucun écrivain, peut-être, ne ressentit comme lui l’absolue altérité de l’autre, la soif en l’autre, l’échec de cette métamorphose, puis la capacité de représenter, dans son art, tant ce succès que cet échec.» Me rappelle qu'Angelo Rinaldi a dit pis que pendre de ce livre de Citati, par jalousie crétine évidemment.

    Il y avait ce matin, au milieu du paysage tout enneigé aux formes indistinctes, un merle chanteur juché à la pointe du plus haut sapin, qui m’a rempli de gaieté. (A La Désirade, en avril)

    Ma première pensée de ce matin va aux enfants cancéreux. Ma première pensée à tous ceux qui se réveillent avec la conviction que la mort approche. Ma première pensée à cette pensée en moi de plus en plus constante et de plus en plus tonique aussi d’une certaine façon: que la mort est donneuse de vie.

    Sur le tram est écrit:
    Ceci est un tram.

    L’égocentrisme n’est tolérable qu’à la mesure de Proust, c’est à savoir total si le don correspondant est total. Où la tyrannie est retournée par un absolutisme artiste. Mais évitons le raseur...

    Proust ou l’enfant despote.

    A 54 ans, Proust est déjà mort depuis trois ans...

    Apprendre à ne plus se cabrer devant la difficulté, mais l’affronter en claire connaissance de cause, comme un mur de grimpe.

    Très intéressé par le Poète tragique d’André Suarès, même si quelque chose m’agace aussitôt, qui tient à l’emphase lyrique de l’auteur. Pourtant que d’observations justes et nouvelles dans ce qu’il dit de Shakespeare.

    Pratiquer la lecture comme un déchiffrement continuel, à la fois intense et très sélectif. Tout n’est pas bon à lire (surtout aujourd’hui où se publie n’importe quoi) mais tout peut être relevé en passant, comme cette observation sur l’émission Loft Story, constituant une métaphore de la tautologie contemporaine: je vis ce que je vois que je vis.

    Désaccord parfait, de Philippe Muray, m’intéresse et m’agace à la fois. Il y écrit pas mal de choses pertinentes mais sur le ton du prophète absolutiste et péremptoire à la Bloy, ou plutôt à la Nabe (disons en dessous de Bloy, mais au-dessus de Nabe) qui tourne au catastrophisme et à cet après-moi-le-délugisme qui me fatiguait chez Dimitri. Plus que les nuances, qui sont peu de mise dans le pamphlet, c’est la bonne humeur qui me manque là-dedans, ou plus exactement l’humour, la verve d’un Marcel Aymé, qui disait des choses carabinées sans se prendre au sérieux pour autant.

    Tout à coup des idées d’histoires affluent. Des histoires d’aujourd’hui. L’histoire du type amoureux de sa différence. L’histoire du type piercé à mort. L’histoire du loft infecté. Une histoire d’atelier d’écriture. Des histoires d’enfants abandonnés. Des histoires de faites ce que je dis et pas ce que je fais. Une histoire de nopédo. L’histoire de la maison aux volets fermés. Une histoire de combats de chiens. Des histoires atroces et belles. De histoires qui parleraient du monde dans lequel nous vivons. Des histoires qui diraient la folie de l’époque. Des histoires qui nettoieraient à la fois la langue et les têtes. Des histoires qui feraient office d’exutoire et d’exorcisme. D’abord et surtout: des stories…

    Bernanos: «La Civilisation Mécanique finira par promener autour de la terre, dans un fauteuil roulant, une Humanité gâteuse et baveuse, retombée en enfance et torchée par des Robots.»

    Malgré son ton catastrophiste qui m’agace encore ici et là (me rappelle tellement nos vaticinations avec Dimitri), Après l’Histoire de Philippe Muray est quand même un formidable travail de repérage de la déréalisation contemporaine. Toutes ses observations, je les avais faites, mais il a le mérite de les rassembler et d’en nourrir une réflexion suivie.

    Il y a ce soir, dans le ciel azuré, un grand poisson rose et gris.

    Finalement étonné par le dernier roman de Michel Layaz, Les Légataires, dont les trois premières parties m’ont paru faibles, et qui se trouve comme réordonné et formellement ressaisi par la quatrième. Il s’agit d’un quatuor familial dont chaque déposition entre en jeu avec les autres. Or, celle du père, de la fille et du fils sont comme écartelées entre le mal-être et une sorte de pose artiste commune, tandis que le témoignage de la mère, seul, dégage une sorte de bonté unificatrice. Jamais je n’avais vu un livre ainsi sauvé in extremis, et je me demande seulement si c’est volontaire, mais non: sûrement pas.

    Il ne faut pas ajouter au malheur de la pauvre humanité, et je l’entends à tous les sens du terme, car il y a une moquerie qui ajoute, une haine qui ajoute tandis que l’humour vise plutôt à la guérison, l’humour et à la rigueur la bonne ironie, disons de Candide. Il ne faut plus se laisser prendre au piège de la hargne, qui est elle-même fille de la haine. Il faut être bon, non pas sentimental ni jobard mais bon.

    Coming out est l’histoire d’un jeune ahuri qui a décidé d'assmer sa différence, comme on dit. Une manie régressive (il s’est découvert le goût prononcé d’être langé et torché) l’a poussé à rejoindre les rangs de ceux qui vont affirmant leur différence. Or il ne tarde à s’apercevoir du fait que sa différence à lui n’est pas acceptable par ceux qui ne trouvent bonne que la leur. Il en sera naturellement rejeté mais poussera l’obstination jusqu’à accomplir bel et bien son coming out, non sans découvrir au passage divers aspects de la société actuelle, des baisoirs parisiens aux galeries exposant des tampons de menstrues. L’événement important, au demeurant, reste pour lui la rencontre de Loula, à l’émission de télé Les nouveaux parias, à laquelle il a eu accès et où il rencontre également le coupeur de tresses, qui sera leur ami de noces. Cette histoire connaît donc un happy end, bien mérité certes par le protagoniste. (Projet de nouvelle)

    L’Italie est tombée aux mains d’un magnat souriant et corrompu, sans que nul ne bronche.
    (15 mai)

    Philippe Muray n’est pas plus romancier que Philippe Sollers. Même problème aussi chez Nabe. Ces gars-là sont très bons en matière de constats, d'analyses et de discours polémique. Mais quant à faire vivre un roman et ses personnages, c’est une autre affaire. Ce sont des gens de l’explication et non de l’implication.

    En lisant César Birotteau, je me rends compte à quel point j’ignore les mécanismes précis de la société, et à quel point aussi ceux-ci sont ignorés de la plupart des écrivains contemporains. Tout ce que Balzac décrit en matière de nouvelles moeurs économiques, et notamment sur les pratiques de la Spéculation (c’est lui qui met la majuscule), ou ce qu’il montre des conséquences d’une faillite et des moyens d’y échapper, paraît d’un véritable expert et sans que le roman ne devienne jamais un reportage trop pesant. On parle de Balzac à propos de Simenon, mais je ne vois pas cela chez Simenon, à quelques exceptions près sans doute (tel Le Bourgmestre de Furnes), en tout cas pas avec cette précision (sauf pour le détail des métiers et des lieux) et cette conscience organique et morale, politique et même religieuse de la vie de la société. En voyant souffrir Birotteau, je me suis rappelé qu’en effet certains êtres souffrent d’être plongés dans le déshonneur social, alors que ma génération s’est est plutôt flatté.... Mon père avait encore un honneur de ce côté-là, mon père et mes grands-pères, à n’en pas douter. Cela n’accusait pas forcément un conformisme à dédaigner, mais le subsistance d’un respect que, trop souvent, et pour notre malheur, nous avons perdu.

    Je viens d’achever la lecture de César Birotteau avec un sentiment rarement éprouvé à la fin d’un livre, sauf peut-être à la fin du Père Goriot, et qui correspond peut-être au sentiment qu’une vie est achevée et rachetée en même temps dans une sorte de saint retournement. Oui, c’est assez curieux: il me semble qu’il y a comme une aura de sainteté qui flotte sur la fin de ce livre admirable, qu’on présente souvent comme le symbole d’une ascension sociale et d’une faillite, alors que j’y vois plutôt, pour ma part, le grand livre de l’ambition naïve, du déshonneur et du rachat.

    Après César Birotteau, j’enchaîne avec La Maison Nucingen, en me régalant du monologue de Bixiou-Balzac. Heureuse époque que celle où le bonheur du jeune homme bien était codifié, jusque dans l’ordonnance de ses plaisirs et l’administration de ses vices. Heureux temps où la société était encore un grand corps tenu ensemble et pas ce magma indistinct qu’elle est devenue par les temps qui courent.

    medium_Trevor.2.jpgAchevé Les péchés originels d’Edward Tripp de William Trevor, qui est décidément un écrivain selon mon coeur, plus encore peut-être qu’un Philip Roth, même s’il ne brasse certes pas aussi large. Cette nouvelle raconte l’histoire de deux vieux enfants, la soeur et le frère, deux quadragénaires qu’on dirait bien plus âgés à vrai dire et qui partagent une douce folie religieuse. Déjà la première nouvelle de ce dernier recueil paru (Très mauvaises nouvelles) m’avait beaucoup plu, racontant la revanche d’un type qui fut toujours humilié en son enfance, notamment en se faisant exclure de tous les jeux amoureux entre garçons, et qui, adulte, est devenu gay et, invité in extremis à une réunion des anciens de sa classe et leurs femmes (d’habitude il n’était pas convié), sème la panique en révélant ses moeurs aux enfants et en racontant ce que leurs pères faisaient entre eux...

    Très mauvaises nouvelles de WilliamTrevor, l’un des seuls écrivain contemporains qui me fasse penser à l’exclamation de Cézanne: «Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse.» Par exemple ces Amourettes de bureau, qui relatent la conquête d’une jeune gourde, fraîchement arrivée dans une nouvelle place, par un Don Juan spécialisé dans le déniaisage de pauvres filles.

    J’aime la passion mais pour autant qu’elle serve un dessein. La passion pour la passion, l’ambiance de la passion ne m’intéresse plus.

    Pourquoi suis-je particulièrement touché par William Trevor et Joseph O’Connor, Philip Roth ou John MacGahern. Pourquoi n’y a-t-il pas le moindre auteur français qui m’intéresse autant que ceux-là à l’heure qu’il est ? Lorsque je lis Philippe Sollers ou Philippe Muray, qui sont tous deux de bons critiques mais de piètres romanciers, je ne fais que vérifier mes observations sur ce qui oppose ou distingue l’explication et l’implication. Les écrivains français de cette époque s’impliquent très peu, tandis que «mes» Anglo-saxons ne font que cela. Je deviens plus écrivain à lire William Trevor ou Philip Roth, surtout je deviens plus humain, parce que ces écrivains m’apportent de nouveaux détails qui relèvent à la fois de la réalité et de leur médiation. Je ne sais pas un grand médium dans la littérature française contemporaine, tandis que Philip Roth et William Trevor, ou Joseph O’Connor, John McGahern en sont à l’évidence.

    Expression du moment: «Il faut que vous affirmiez votre position citoyenne».

    Il fait ces jours des soirs aux dégradés de couleurs si doux qu’on dirait parfois du Poussin, oui il me semble que c’est ce type de douceur. Devant ce paysage je suis le plus souvent enclin à penser que la vie a un sens et que nous ne sommes pas ici par hasard, que nous avons une mission personnelle et particulière et que cela compte ou sera compté d’une manière ou de l’autre. Je sais bien qu’il me suffit d’ouvrir un journal ou de prêter l’oreille à la rumeur chaotique du monde pour que tout ce sens prêté à la vie et à notre existence soit remis en question et paraisse une trop belle illusion. Rien que de penser à la mort d’un enfant ou aux Dayaks coupeurs de têtes dont je lisais tout à l’heure le récit des massacres de ces derniers jours, et nos tranquilles convictions se trouvent réduites à néant. Je sais tout cela, et qu’il me reste la sagesse stoïque au lieu du désabusement, du désespoir ou de la tristesse. Et pourtant la tentation du sens ne m’a pas lâché, et moins encore le besoin de donner du sens. Et si le seul sens était, précisément, de donner du sens. Je ne sais pas, et ce si beau soir moins que jamais...
    (A La Désirade, en juin).

    Trouvé ceci dans une nouvelle de William Trevor: «Pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret ? - Parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».

    Je ne sais trop ce que j’aime particulièrement dans les nouvelles de William Trevor, mais je crois que c’est simplement la vie, c’est à dire la vérité singulière de la vie incarnée par tel être ou mise en évidence par telle situation, la vie médiocre et chère à la fois, non pas tant ce qu’on voudrait mais ce qui est et qui vaut aussi par référence à ce qu’on aurait voulu, ce qui est à la fois triste et qui fait sourire, ce qui nous fait dire communément que «c’est la vie»... Il y a de la mélancolie et du rire dans ce regard. Il y a de l’attention et de l’indulgence, mais également une certaine cruauté proportionnée à celle de la vie, une fois encore, et que pondère l’humour et la tendresse de l’écrivain. Trevor ne dore jamais la pilule, mais il ne noircit pas non plus. Il sourit à la vie même noire et nous en fait sourire.

    Ce qui m’intéresse essentiellement, chez William Trevor, ce sont les détails.

    En lisant Le Livre d’images d’Alberto Manguel, je me dis que c’est très bien, vraiment intéressant et d’une érudition vécue, puis je lis une page du Songe d’un homme ridicule, et c’est alors pour être saisi à la gorge. D’un bel essai cultivé, l’on passe au feu de dieu de la littérature. De l’explication plate à l’implication.

    Je dois lutter moi aussi contre le sentiment de l’homme ridicule que tout est égal. Une vraie diablerie là-dedans. L’histoire même de Monsieur Tout-le-monde. Il écoute les gens parler et se rend compte que pour certains tout est égal. Pour ma part je suis parfois tenté, mais je lutte contre cela. En regardant ma fille cadette je constate son souci et cela me fortifie. Même souci chez ma fille aînée et chez ma bonne amie. Ces bonnes volontés contre la résignation ou la désespérance.

    Peut-être la désinvolture est-elle encore pire que l’indifférence ?

    Cette phrase essentielle dans Le songe d’un homme ridicule: «Je concevais clairement que la vie et le monde semblaient maintenant dépendre de moi.» Ou cela encore: «Sur notre terre, nous ne pouvons véritablement aimer que par la souffrance et seulement à travers cette souffrance.»

    La vérité qui se dégage du Songe d’un homme ridicule, et que je sens profondément en moi, est que l’homme a tout souillé. «Le fait que je... que je les ai tous débauchés !»

    «Quand ils sont devenus méchants, ils ont commencé à parler de fraternité et d’humanité, et ils ont compris ces idées.»

    Je considère vraiment très peu d’écrivains aujourd’hui comme des gens sérieux, qui aillent vraiment au fond des choses. Dès que je lis Dostoïevski, tout le reste me paraît fade. Pareil avec Faulkner, mais Dostoïevski passe avant Faulkner, parce qu’il préfigure le démon de notre temps.

    Tchékhov est un maître de l’émotion, mais il me paraît trop fin et trop sensible, trop intelligent et pas assez tout par rapport à Dostoïevski, qui est vraiment tout. Tolstoï est tout d’une façon souveraine, tandis que Dostoïvski est tout à genoux, se traînant dans la ruelle comme le dernier des derniers alors qu’il est le premier des premiers.

    Le type qui ne se laisse démonter par rien. Qui est tout à fait sûr de son bon droit. Qui pense par exemple que rêver est une chose importante, enfin ce qu’il appelle rêver: en réalité observer la nature. Qui aime chanter avec sa soeur. Qui n’est pas du tout un spécialiste mais un amateur, un amateur de chansons et un amateur de couleurs, un amateur d’objets et de travaux bien faits (pour cela que je dédie la nouvelle à mon père), un amateur de poésie qui s’ignore. (Sur Le maître des couleurs, recueil de nouvelles en chantier)

    Je ressens une angoisse physique dès mon réveil, que les médicaments calment un peu. Mais il y a autre chose: il y a une force délétère, sûrement liée à l’alcool, mais qui traduit physiquement une autre tendance morbide en moi, qu’il me faut combattre à tout instant. Or il m’a suffi, ce matin, de lire une page d’Annie Dillard pour en venir à bout.
    (A La Désirade, en juillet)

    La distribution des couleurs, j’en suis convaincu, est une affaire de sentiments. Mais cela peut passer par les mots ou les sons. Chaque langage dit la même chose. Toutes les langues disent la même chose autrement.

    Lu ce matin une douzaine de pages du Kafka de Pietro Citati. Il y a chez celui-ci une mélodie continue, très rare chez les essayistes, et que je retrouve chez Annie Dillard. Il est poète en parlant de Proust, de Felice ou de Katherine Mansfield, bien mieux que tant de poètes et plus que maints romanciers.

    Songe à la notion de reprise dont il est question chez Anne Dillard et qui est également un moment important de ma propre démarche. Reprendre et pousser plus loin.

    Plus je le lis et le relis, plus je me rends compte quel maître du direct est Bukowski. Droit aux tripes et au coeur avec les mots les plus usuels.

    Mon idée, avec Le Maître des couleurs, est de faire le portrait d’un homme bon. Avec Le Violoniste du treizième, c’est d’une femme de qualité que je voudrais parler. Avec L’Indien, c’est d’un ange adolescent que je parle. Avec L’enfant du Nil, c’est de la jeunesse éternelle, et avec A la vie à la mort, c’est du profond aujourd’hui. Voilà ce que devrait être, pour l’essentiel, ce livre que je voudrais pur de tout effet.

    Le protagoniste du Maître des couleurs est un personnage que je pourrais situer entre mon père et moi. C’est à la fois un régulier et un extravagant, un sage et un fol, un type d’hier et un type de demain...

    Je me sens tout à coup plus sûr de moi, comme si quelque chose s’était déclenché hier, en écrivant deux nouvelles nouvelles. Tout à coup j’ai commencé à raconter dans la masse et, comme jamais je crois, je me suis mis à écrire très sûrement et très vite, avec bonheur et jouissance. A croire que je viens, à ma façon de casser le morceau, ou disons une nouvelle gangue d’écorce. Tout à coup je me suis mis à écrire avec la fluidité et l’intensité, la précision et la justesse que j’envie tellement à Bukowski et qui va me permettre de donner enfin ma mesure.

    J’ai structuré, cet après-midi, le recueil de nouvelles que j’intitulerai probablement Le maître des couleurs, et dont j’aimerais donner le tapuscrit à Bernard Campiche vers le 30 août. Sur l’ensemble des histoires en projet, j’en ai retenues 11, alternant les longues et les plus brèves: une longue, une brève, etc. Les longues comptent environ 20 pages dactylographiées, les brèves la moitié. L’ensemble représente donc à peu près 170 pages tapuscrites, soit 340.000 signes, soit environ 250 pages imprimées.

    Vu ce soir un reportage assez écoeurant de la BBC, consacré au réseau pédophile Wonderland, qui a été traqué sur Internet et momentanément démantelé. J’y vois une image symbolique de la régression contemporaine et du vice spécialisé. Ma bonne amie me dit que ce genre de perversions a toujours existé, mais je n’en suis pas aussi sûr. En tout cas, je ne crois pas qu’on ait pratiqué, en réseau, des sévices à caractère sexuel sur des bambins de moins de cinq ans et même des nourrissons. Il y a sûrement eu des ogres ici et là, mais ce qui frappe ici est que ces abominations se commettent par Monsieur Tout-le-monde.

    Le terme de conséquence désigne, je crois, l’un de mes thèmes majeurs.

    Repris ce matin Balzac, avec Splendeur et misère des courtisanes, où je ne m’attendais pas à retrouver Lucien de Rubempré. Très frappé, dans la préface, de tomber sur une observation liée à la sexualité délétère, visant notamment les petites filles. Le monde de Wonderland avant la lettre. Comme nous en parlions justement avec ma bonne amie, qui me disait que tout cela n’était pas nouveau, j’ai été intéressé de lire ce que raconte Balzac à propos des petits rats (dix, douze ans) de l’opéra que les beaux messieurs se plaisaient à dépraver. Reste que cet exemple est lié à un milieu étroit, babylonien en somme, tandis que la pédophilie de masse a quelque chose de beaucoup plus pathologique, me semble-t-il, relevant de la régression bien plus que des vices raffinés.

    Malgré la multiplication de mes personnages, tout me devient comme un seul grand monologue dans
    Le Maître des couleurs.

    Repris hier Loin d’eux de Laurent Mauvignier, dont on a dit grand bien et qui a obtenu le Prix des libraires. Or je ne pourrai lire ça jusqu’au bout, même si le ton en est assez attachant. Mais les personnages, le contenu de ce livre me semblent très convenus, vus et revus. Un garçon un peu glandeur (vague à l’âme) est parti de chez les siens pour Paris, où il se suicide. On ne sait trop pourquoi, les voix alternent pour se le demander, c’est un peu confus et parfois mal rythmé, on ne comprend finalement pas trop l’enjeu de tout ça, et disons que c’est l’écriture qui devrait sauver la mise, qu’on a dite en phase avec la parole des gens sans écriture justement. Pour ma part, je sens cependant l’artifice à plein nez, et ne trouve pas que cette écriture soit vraie. Bref, c’est à mes yeux une fausse révélation comme il y en a eu tant et plus à travers les années.

    La lecture du Journal de Katherine Mansfield me fait un bien étrange, un peu comme la lecture de Rozanov, mais je ne sais plus où j’ai laissé Feuilles tombées et il y a chez Mansfield une dimension affective et artiste qui m’est plus proche que la psychologie parfois si tordue de Rozanov.

    Très impressionné par la fermeté intérieure qui se perçoit dans les petits récits (Le vent souffle) de Katherine Mansfield. «Il faut avoir un écran de fer devant le coeur», disait-elle, comme le rapporte Pitro Citati qui évoque la formidable haine dont était capable cette fée clochette...

    Tout est recentré dans l’équilibre. Ce que j’ai toujours dit par rapport à la voie médiane, bonnement la seule de celui qui parcourt les arêtes.

    En resongeant à mes dérives alcooliques, je me dis que peut-être j’ai besoin de cela comme Baudelaire avait besoin de la boue et du ruisseau. Je m’en détache progressivement et pourtant je constate, quoi qu’il se passe (et il ne se passe quasi rien) que je reste toujours tout sourire. C’est d’ailleurs ce que j’essaie d’exprimer avec Le maître des couleurs et
    Le violon du treizième.

    Au Buffet de la Gare, j’entends parler ce que je crois des psychologues d’entreprises. Ils parlent d’affects et de ressources. A un moment donné, j’ai le sentiment d’assister à une scène de séduction, de la part du plus ferré, qui flatte l’autre et lui explique combien il attend de lui. Tout ce que dissimule ce langage pseudo-technique.

    En reprenant la lecture de Lolita, je souris comme le loup dans le buisson qui voit trembloter la chevrette.

    Me trouve à l’instant au Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre à la responsabilité des Américains. Ceux-ci, selon lui, ne s’intéressent dans la monde qu’au pétrole, et n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père (que j’ai d’abord pris pour son client, à cause de son air un peu pute) que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»... (Paris, ce 11 septembre)


    Curieusement, la terrible réalité des attentats qui viennent de frapper les Etats-Unis se trouve aseptisée par les médias, à commencer par les Américains. On ne parle pas de morts (il doit y en avoir plusieurs milliers) mais de «disparus», et l’on n’a pas vu une image de blessés graves ou de cadavres.
    Ce soir à la télévision, c’est une autre réalité qui nous a été montrée: de l’incroyable rigueur des talibans à Kaboul. Ainsi avons-nous pu voir une série d’exécutions en public, dans un stade bondé. Une femme voilée a été abattue d’une balle dans la tête, un homme a été égorgé comme un porc et un autre pendu. Autant d’images de cauchemar, et combien réelles, dont procède immédiatement la réalité des inimaginables attentats de mardi dernier.

    medium_Chessex3.jpgUne page entière, dans Le Temps de ce week-end, est consacrée aux gens qui se font des ennemis dans le milieu littéraire. Je comprends maintenant pourquoi certaine consoeur a tenté de me joindre mercredi passé. Il y est en effet longuement question de la polémique qui m’a opposé à Maître Jacques, lequel s’étale de long en large sur les raisons qui lui valent, selon lui, des ennemis. Sa façon de plastronner, et de poser même au saint, me paraît du plus éminent ridicule, et je suis ravi de n’avoir pas été atteignable l’autre jour. Par ailleurs, la journaliste responsable de la page a bien choisi la citation de L’Ambassade du papillon où je rive son clou à Chessex, notant que le prétendu renard a une grave marque de collier au cou. Tout cela m’indiffère complètement cependant: ma bonne amie m’en a fait la lecture fragmentaire, mais je n’ai même pas regardé la page...


    Commencé la journée en lisant des pages des Caractères de la Bruyère, puis abordé les écrits de jeunesse de Flaubert. Le besoin de français qui me reprend, et de nouvelles expériences dans notre langue. Très peu de choses intéressantes aujourd’hui de ce point de vue-là. A peu près personne qui m’intéresse vraiment à cet égard.

    Le type, communiste dans les années 70 (même stalinien à ce qu’on m’a dit), actuellement rédacteur en chef d’un de nos grands quotidiens, et qui s’inquiète gravement, au petit écran, de ce que la majorité des journalistes actuels, en Suisse, soient de gauche, ne reflétant donc pas forcément l’opinion de la population. Mais quelle délicatesse... Or, ce qu’il faudrait préciser, pour le rassurer, c’est que la plupart de nos confrères ne sont pas de gauche, mais simplement bien pensants.

    Nouvelle dénomination pour les pompes funèbres: l’Espace funétique...

    L’alcool pour pallier le froid du monde et la platitude de tout.

    Tout regarder sans discontinuer. Le poète-marcheur derrière le gommier, les lesbiennes soleuroises ou le jeune homme au regard de Fayoum.

    La littérature selon Robbe-Grillet me semble essentiellement un jeu basé sur de possibles combinatoires de formes, et toujours à côté de ce qui me paraît l’essentiel, à savoir l’émotion et le sens.

    Les jeunes gens d’affaires, dans le TGV, qui parlent entre eux sans quitter des yeux les colonnages de chiffres et de formules qu’ils font défiler sur leurs écrans respectifs. En seraient presque à communiquer par mails d’un bout de compartiment à l’autre...

    Grand beau sur Paris ce matin. La rencontre et l’entretien avec Jean-Claude Guillebaud, dans son bureau du Seuil, se sont passés au mieux, de même que l’heure et demie en compagnie du sémillant Jean d’Ormesson, à la fois flatteur et intéressant. Ce qui m’a le plus amusé, c’est de l’observer avant notre rencontre, à un carrefour de la rue Marceau où au feu, rouge, un conducteur handicapé bloquait toute une file. Or le plus excité était le petit homme en costard bleu dans sa Mercedes sport, que j’ai retrouvé quelques instants plus tard chez Laffont. A cela je ne m’attendais pas: que ce grand séducteur fût un si petit homme, disons 1,65m.
    (Paris, en octobre)

    Nouvelle possible: de ces rencontres à la manière de certaine short story de Kureishi, les corps la nuit et sans visages. Le sexe tout à fait à fleur de peau et même pas forcément de sexe. Peut-être juste un rituel simulacre. Me rappelle ce qu’en disait Jouhandeau, comme un hommage du corps au corps.

    Baiser les yeux ouverts sur l’admirable peau. Faire jouir est meilleur que jouir (sentiment de Pascal Ferret dans Le viol de l'ange
    )

    Aragon: «Au fur et à mesure que je perdais ma sauvagerie, le miracle s’étendait sur ma vie comme le pétrole sur l’eau».

    Rêvé, la nuit dernière, que je baisais une chèvre. Mon côté pâtre grec...

    C’est aujourd’hui que, jour pour jour, il y a un an, Bernard m’a annoncé que la petite était perdue. Il me l’a rappelé ce matin, en me racontant plus en détails par quels affres il a passé, m’avouant pour la première fois que, sans Line et François, il aurait sans doute mis fin à ses jours.
    (Lausanne, 8 novembre)

    Il n’y a rien de grand dans la littérature française contemporaine. Rien du tout de grand, si l’on se rappelle Proust, Claudel ou Bernanos, Céline ou Aragon.

    La traversée de Paris en métro, qui me rappelle mes premières observations de 1974, est toujours une épreuve salutaire en cela qu’elle relativise terriblement tout ce que nous pouvons nous représenter à propos de notre situation dans la monde. Nous sommes à peu près rien à la mesure de la foule, et chacun de nous est cependant quelqu’un et, comme l’écrivait Charles-Albert, «il suffit qu’il y ait quelqu’un ».

    medium_Gerber_kuffer_v1_.jpgAlain Gerber me dit qu’il n’a pas voulu d’enfant par crainte d’avoir, à ses côtés, «une pendule» qui lui rappelle à tout moment l’heure de sa mort. Il a compris que nous allions mourir dès l’âge de la maternelle, frappé par l’évidence, à un moment donné, que tous les parents qui l’entouraient seraient morts lorsqu’il aurait atteint leur âge... Cela me frappe d’autant plus que, pour ma part, je n’ai pris conscience de la réalité de la mort qu’à la naissance de Sophie.

    Nous avons aussi parlé, avec Alain Gerber, des écrits de Paul Morand, qu’il a découvert récemment après l’avoir longtemps considéré comme infréquentable. Me dit qu’il serait content d’avoir écrit Venises ou New York, et ce n’est pas moi qui vais le contredire.

    Nous en parlions d’ailleurs ce matin avec Jacques Lassalle: il y a eu un miracle avec la littérature française, qui court à travers les siècle, éclate au XIXe et se déploie jusqu’à Proust et Céline, Claudel et Aragon, après quoi la vague retombe. Il me semble évident qu’une grande époque s’achève avec Julien Gracq et, un étage en dessous, François Nourissier et Jean Dutourd, Michel Déon et Jean d’Ormesson. Mais quelque chose est reparti avec le Nouveau Roman et s’affirme à travers Le Clézio ou Butor, plus récemment avec Michel Houellebecq et Maurice G. Dantec, quoique par les thèmes plus que par l’écriture.


    Très touché par le roman, sur son triple deuil, de Janine Massard, dont il émane une étonnante force morale et un humour pour le moins inattendu. Sacrée bonne femme!


    Deuxième visite à notre taulard, à la table voisine de celle d’un grand Noir radieux condamné pour génocide au Rwanda, qu’enlace longuement sa jeune femme et autour duquel dansent de très jeunes enfants. Mon regard croise parfois le sien, mais je ne sais ni ce que je ressens ni ce que je pense. A vrai dire je n’ai pas du tout l’impression d’être en face d’un assassin, et j’ai même quelque doute à ce sujet. Flop me dit que le type est très aimé de tous. Lui-même semble aussi bien accepté par la communauté des détenus, après un différend qui l’a opposé à un pédophile collant, et menacé par les autres, qu’il est parvenu à faire changer de bâtiment pour son propre bien.
    (Prison de Bellechasse, en novembre)

    medium_Guibert_kuffer_v2_.jpgLes Carnets d’Hervé Guibert ressemblent tout à fait à ce bel écrivain, le type du chéri de tout le monde que marque cependant une espèce de sceau, disons le sceau du don, du talent et d’une certaine grâce intérieure - d’une évidente pureté. Quelque chose là-dedans qui me rappelle aussi Le poids du monde de Peter Handke.

    Les auteurs vivants qui m’importent réellement ne sont pas très nombreux. Quels sont-ils ? Disons qu’un J.M. Coetzee ou qu’un V.S. Naipaul, un Philip Roth ou un Ismaïl Kadaré, m’importent à coup sûr, qui sont pourtant bien loin de ma langue. Dans ma langue, aujourd’hui, je crois bien qu’à part un Quignard ou un Modiano, un Le Clézio ou un Butor, un Maurice Chappaz plus près de nous, ou un Philipe Jaccottet, personne ne m’importe beaucoup. Une page de Cingria, de Léautaud, de Morand ou d’Aragon, et je sais à quoi m’en tenir.

    Le titre du dernier film de Kubrick, Eyes wide shut, me rappelle une préoccupation lancinante de ma jeunesse, liée à mon refus d’obtempérer. Toujours j’ai pensée que trop de gens vivaient ainsi eyes wide shut, les yeux largement fermés, avec une capacité prodigieuse de s’aveugler.

    La mesure de Léautaud est assurément nécessaire, et non moins insuffisante à mes yeux. Trop sèche pour mon goût, et nous privant en somme de tout ce que Charles-Albert, longuement, a si justement détaillé. De fait Léautaud nous prive de l’Orient et du cinéma suédois, des Indiens d’Amazonie et des paysans du Donegal, des chansons siciliennes et du plain-chant gégorien, ainsi de suite...

    Le voyage d’automne de François Dufay relate très précisément le périple qui a conduit un groupe d’écrivains français (dont Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau et Ramon Fernandez), en 1941, sous la conduite d’un jeune Sonderführer dont Jouhandeau était toqué, à travers l’Allemagne hitlérienne, de Cologne à Weimar où ils étaient censés participer à un congrès d’écrivains européens. Dieu sait que je n’aime guère les procès à retardement, mais les faits sont tellement incroyables, en l’occurrence, qu’ils méritaient en effet d’être rappelés au lecteur. L’ouvrage fait la part du génie littéraire et de la vanité des gens de lettres. Or, ce sont les plus talentueux, en l’occurrence, Chardonne et Jouhandeau, qui méritent ici les plus grands blâmes. La capacité de Jouhandeau à tout magnifier atteint ici des sommets, qui touchent à la fois au sublime et au sordide. Icônes de chiottes.

    Remarqué hier, dans une vitrine (et ensuite vérifié au miroir) que le lard accumulé ces derniers temps (six kilos de trop) me fait ressembler à mon frère, ce qui m’incline à la fois à chagrin et tendresse. Mon frère que j’ai si mal rencontré, avec lequel je n’ai jamais vraiment parlé et qui s’en est allé bouche cousue, sans se confier à quiconque, même pas à son fils - surtout pas à son fils.

    De plus en plus conscient, et à tout moment, du côté néant de toutes nos petites entreprises. Mais là, précisément, dans la tension de cette conscience, que faire devient réellement intéressant et je dirai presque: facile. En tout cas sensé et motivant. Et cela compte à cette époque de démission et de consentement massif. Retrouver le sens de sa vie, ou plus exactement: retrouver le sens de LA vie en redonnant un sens à SA vie.

    medium_Jouhandeau2.jpgMarcel Jouhandeau à 89 ans, chez Jacques Chancel, il y a quelques années de ça. Murmure suave et péremptoire à la fois, qui nous affirme tranquillement que des écrivains tels Voltaire ou Rousseau ne s’élèvent pas à la hauteur de Racine, La Fontaine ou Pascal. Et comment ne pas être d’accord. Mais alors ? Que penser de la littérature du XXe siècle si celle du XVIIIe est ainsi mise au rebut ?

    Me replongeant dans L’Inassouvissement de mon cher Witkiewicz, je vois mieux, à présent, ce qu’il y a là-dedans de toujours intéressant pour nous, aujourd’hui, et ce qui me rebute au contraire. Je ressens toujours la folle acuité de tout ça, et j’en aime le mélange de vivacité et de beauté très étrange, de puissance créatrice et de révolte, tout en laissant à l’auteur ce qui n’est bon que pour lui. Dans cette optique, j’aime à me rappeler, en lisant Witkiewicz, que Cingria me touche tout autant, qu’on peut situer à son extrême opposé, et que nul des deux ne me fait douter de l’autre. Le chant du monde à l'opposé du poids du monde.

  • Découverte de Sacha Sperling

     

    Sacha3.jpgEn lisant Mes illusions donnent sur la cour. Dans la filiation de Bret Easton Ellis...

    Un compère me parlait avant- hier soir d’un jeune écrivain de dix-huit ans qu’il fallait lire absolument, LE phénomène du moment, une espèce de Sagan au masculin, dont il était question l’autre matin sur France-Culture.

    Or, je me méfie de ce genre de « révélations», surtout que Beigbeder y serait déjà allé de son coup de clairon, mais je vais voir sur la grille de France-Culture, sans rien y trouver. Puis mon compère l’identifie en librairie hier après-midi: son nom est Sacha Sperling, et le titre de son roman: Mes illusions donnent sur la cour. Du coup, je lui dis de l’acheter, et dès son retour à La Désirade  je commence de lire Mes illusions donnent sur la cour, beau titre à la Carver, dont la première page me rappelle, par sa netteté mélancolique et son objectivisme sensible, les premières pages de Moins que zero de Bret Easton Ellis. Puis cela devient autre chose : cela devient un récit personnel au ton unique, délicat et subtil, précis et poreux, très mûr de perception émotive et pour ainsi dire implacable par son regard et ses constats, comme un regard d’enfant découvrant l’énormité fragile du monde et que quelque chose va basculer dans sa vie; et de fait on est bientôt pris par ce qui se passe, d'un constat à un autre constat, dans ce roman de Sacha Sperling qu’on sent aller, de phrase nette en phrase nette, avec une espèce de tendre et lancinante honnêteté, vers la vie comme elle est quand on y entre - et maintenant, réellement pris, comme on dit: scotché par le premier roman de ce grave gamin, après avoir noté cette phrase de la page 31, «Un jour j’ai arrêté de considérer ma mère comme ma mère. Je ne sais pas comment ça s’est fait. Ce jour-là, j’ai véritablement commencé de l’aimer… », j'ai poursuivi ma lecture, achevée tout à l'heure.

    Il ne faut pas oublier, dès la première phrase de ce livre, que s'y exprime un adolescent de  14 ans: "Je n'avais aucune idée de la mélancolie que pouvait m'inspirer un ciel d'été, si bleu soit-il. Le silence est trop lourd quand on attend quelqu'un, certain que cette personne ne viendra pas, ou pas vraiment.

    Un gosse de 14 ans peut-il s'exprimer ainsi ? Un adolescent peut-il dire "certain que cette personne ne viendra pas, ou pas vraiment ?" La question implique aussitôt la vraisemblance psychologique de cette confession d'un enfant du siècle, qui traite d'une matière vécue par Sacha Winter à 14 ans et que transcrit Sacha Sperling à 18 ans, en indiquant précisément, à la fin du roman, que le récit de Sacha Winter est peut-être un "mensonge" qui lui permet d'affronter sa vie. 

    Ladite vie pourrait  être résumée à la dérive d'un jeune en mal d'amour, plus ou moins rejeté par un père qui a raté son Mai 68 sans réussir à assumer sa paternité, et qui n'entrera jamais dans la vie de Sacha, et une mère adorable qui lui donne tout, à commencer par une affection sans bornes, sans l'empêcher de s'enfoncer peu à peu dans l'angoisse nihiliste, puis dans la coke et l'autodestruction. Un seul appui existentiel permet à Sacha Winter d'affronter la réalité: sa complicitié amicale, puis amoureuse, avec son alter ego Augustin, qui flotte comme lui entre fêtes et baises confuses, plaisirs improbables et nuits magnétiques scandées par la drogue et la violence musicale.

    Dans les grandes largeurs, le roman évoque le milieu et les comportements des Kids de Larry Clark, avec une scène qui rappelle presque photographiquement la dernière séquence de sexe "innocent" de Ken Park où les deux garçons se partagent la même fille. Le même climat d'innocence acide et de déspérance baigne d'ailleurs Mes illusions donnent sur la cour, rappelant aussi les nouvelles d'Informers, premier recueil de Bret Easton Ellis traduit sous le titre de Zombies, dont on retrouve notamment les observations portées par le narrateur sur ses relations avec son père.

    À la fin du récit de Sacha Winter, le romancier le vire gentiment pour se retrouver avec le lecteur auquel il dit ceci: "Sachez que ce qu'il vous a raconté est probablement faux puisque la vérité l'a toujours effrayé. Il est plus facile pour lui de romancer une réalité médiocre".

    Or, si la réalité ressaisie par le romancier est effectivement "médiocre", comme tant de confessions de jeunes écrivains déballant leur feuilleton imbibé de sexe, de drogue et de rock'n'roll, la modulation littéraire de ces thèmes, l'écriture à proprement parler, le "montage" du roman, et plus encore la vérité de celui-ci, les sentiments qu'il filtre avec une incomparable attention, les dialogues qui en découlent avec tant de justesse, et le point de vue de Sacha (Sacha Winter autant que Sacha Sperling) sur le monde, l'expression du manque d'amour de toute une prime jeunesse riche et frustrée à la fois, inassouvie en dépit de sa liberté, formatée pour jouir mais trop souvent à vide - toutes ces composantes sont ressaisies avec une rigueur et une justesse, du point de vue de l'expression formelle, qui impressionne et réjouit.

    On ne criera pas au chef-d'oeuvre, crainte de ne pas être juste, précisément. Sacha Sperling n'est pas le nouveau Radiguet ni le nouveau Sagan non plus, même si ses coups de sonde dans le coeur humain et les mécanismes sociaux dénotent une pénétration aussi aiguë que ces deux autres romanciers si précoces. Il est à espérer qu'il résiste au succès plus que probable de son livre, mais le sérieux de son travail, sans une fausse note me semble-t-il,  fait augurer de la meilleure évolution. 

    Enfin il faut signaler la poésie profonde de ce roman, et ses échappées de lyrisme urbain, rappelant là aussi quelques Américains, tels Raymond Carver ou John Cheever, en plus fragile évidemment: "Les jeunes aux yeux vermillon se sont arrêtés. Ils regardent le ciel avec angoisse. Un instant on peut sentir le poids du monde sur leurs épaules. Le trop grand poids du monde. À l'heure où tout devient plus sombre, il nous faut rapidement nous regarder en face.".

    Or ce  "regarder en face", sur un ton plus cassant, lui fera dire un peu plus loin: "Tes plaisirs sont des trêves, faciles et rapides. Tu as tout et pourtant tu te retrouves peu à peu le coeur vide et la tête pleine d'images violentes qui seules peuvent te rappeler que tu es en vie".

    Et quelle force, quelle finesse et quelle justesse une fois encore, notamment dans la déchirante évocation finale de l'amer constat de tout ce qui sépare désormais Sacha et Augustin, sur fond de veulerie et de drogue, d'enfance fracassée. Au demeurant, si Sacha Winter en tire l'amer constat: "Devenir adulte, c'est admettre qu'on va mourir, non ?", il n'est pas certain (d'ailleurs rien n'est certain dans ce roman de l'hésitation) que ce soit le dernier mot de Sacha Sperling, qui n'a jamais quitté le "côté de la vie"...

    Sacha5.jpgSacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour. Fayard, 265p.