À propos de Nabokov et du politiquement incorrect, des femmes qui « s’ » écrivent, et des premiers romans de Philippe Sollers et Sacha Sperling.
À La Désirade, ce samedi 17 avril. – Bonne conversation du matin avec L. Lui parle de ma (re)lecture d’hier soir, d’Une curieuse solitude, premier roman de Philippe Sollers. Lui dit que cette maturité à 21 ans, cette qualité d’écriture sont rarissimes, quasi inexistantes aujourd’hui au même âge. Puis, à propos de ma lecture parallèle des essais et conférences de Vladimir Nabokov, je lui dis mon sentiment que nous vivons dans un monde grossier et dégénérescent, ce qui la fait se cabrer, non sans raison. Me dit qu’elle en a marre des fossoyeurs qui concluent à la nullité de tout ce qui se fait aujourd’hui. Elle convient du fait que nous stagnons ou régressons à beaucoup d’égards, par effet de masse, tout en préférant se concentrer sur les bonnes choses de ce monde et les bonnes volontés qui s’y manifestent; plutôt qu’une décadence elle ressent la période difficile d’une gestation et d’une mutation, à laquelle il faut participer au lieu de tout pousser au noir. Puis elle retourne à sa lecture de Des femmes « s’ »écrivent, traitant des enjeux d’une identité narrative…
Jouant l’emmerdeur-qui-interrompt, je lui lis cependant, un moment plus tard, un bout de la préface de John Updike au volume des Littératures de Nabokov, où il est question de cette oscillation entre adhésion et rejet face à notre époque, et de l’attitude la plus souple à adopter entre deux positions d’excès.
Revenant à Sollers, je me dis aussi que ce début parfait, avec ce beau roman proustien qui fait un peu remake du Diable au corps, manque tout de même de spontanéité et de naturel, de vif et de sauvagerie (le protagoniste à seize ans, l’auteur en a vingt…) et que cela a un côté jeune prodige, avec sentences morales à la française et scènes « à faire » qui vont forcément susciter les applaudissements de la galerie, Mauriac et Aragon en tête. Or, n’est-ce pas trop beau justement ?
Lorsque je compare ce roman au premier roman de Sacha Sperling, paru l’an dernier sous le titre de Mes illusions donnent sur la cour, je vois bien l’abîme qu’il y a entre la texture de ces deux écrits - cachemire fin et t-shirt débraillé -, et l’intelligence littéraire de Sollers, sa conscience immédiate de participer d’une filiation (on sent la référence proustienne à plein nez, entre autres), son élégance et sa « science » des sentiments, sa perception de l’homosexualité féminine qui renvoie là encore à l’Albertine de Proust - tout cela contraste évidemment avec le langage perdu de Sacha Winter, l’ado de Sperling, ses pauvres phrases ou son lyrisme à l’américaine, notamment. Et pourtant. Pourtant je me dis que le petit barbare d’aujourd’hui m’en dit autant que le fils à papa de 1958 sur sa génération et la société qui l’entoure, et que, comme Bret Easton Ellis aux States, avec Informers ou Less than zero, la réfraction émotive de ses carences, affective mais aussi existentielle, nous secoue plus que les sensations surfines du jeune esthète français.
Les « littéraires » n’ont pas manqué de faire la moue devant l’aspect si peu « littéraire », justement, du roman de Sperling. Or c’est, par contraste, l’aspect si terriblement « littéraire » d’ Une certaine solitude qui m’en éloignerait plutôt aujourd’hui, à cela près que c’est l’amorce d’une œuvre où celle-ci s’affirme déjà puissamment à de nombreux signes, tandis qu’il est impossible de dire si Sacha Sperling fera vraiment, lui, plus qu’un premier livre significatif…
Vladimir Nabokov, Littératures. Laffont, coll. Bouquins, 1211p.
Annemarie Trekker. Des Femmes « s’ »écrivent ; enjeux d’une identité narative.coll Histoire de vie et de formation. L’Harmattan, 231p.
Philippe Sollers. Une curieuse solitude. Seuil, 1958.
Sacha Sperling. Mes illusions donnent sur la cour. Fayard, 2009.
Image: photo de LK.