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Livre - Page 142

  • Ceux qui ont un jardin secret

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    Celui qui s’est bricolé un abri dans les arbres / Celle qui ne boude jamais dans son boudoir / Ceux qui ont le sens de la clairière / Celui qui fuit les estrades / Celle qui relit la Cinquième Promenade du Rêveur solitaire dans la salle d’attente d’une modeste gare de zone industrielle / Ceux qui n’en finissent pas de visiter et de faire visiter l’unique pièce de leur cabane au toit défoncé / Celui qui parle avec émerveillement du mauve intense des landes de bruyère dont la fleur est la préférée de sa mère impotente / Celle qui chantonne en constatant le progrès quotidien de son lupus érythémateux / Ceux qui n’ont jamais tué un lapin et ne le regrettent point / Celui qui ne se sait pas affilié à la société secrète des zélateurs du point-virgule et qui l’est bel et bien / Celle qui remplit son nouveau matelas de laine de mouton sur lequel elle va faire des sauts dont elle se réjouit déjà, ah, ah / Ceux qui redoutent les émanations d’ammoniac / Celui qui croit reconnaître son père enfui dans le portrait de Napoléon le Premier qu’il déniche dans un placard secret de sa mère défunte / Celle qui pouffe tous les matins en retrouvant bien roses ses joues de lolotte dans le miroir ébréché / Ceux qui ont l’air d’anges même quand il se chient dessus / Celui qui se reproche de ne pas être attentifs aux messages personnels du personnel céleste / Celle qui s’est fait à tout sauf aux lazzis de ses collègues téléphonistes de mœurs païennes / Ceux qui se planquent dans le tendre refuge de la poésie de Verlaine / Celui qui sait par cœur Booz endormi et en inflige la récitation à ses neveux insomniaques /   Celle qui se mitonne un lapin en gibelotte / Ceux qui attendent un petit signe du bon Dieu quand ils font le bien et son tout dépités de ne voir Rien / Celui qui raconte ses mécomptes au fils du Comte qui se cure le nez de son index à l’ongle rongé / Celle qui vend des rameaux de buis au magasin Le Bon Berger / Ceux qui portent leur auréole de côté comme un béret / Celui qui achète des romans noirs avec le produits de ses ventes de pains de glace / Celle qui lit Le Chemin de la perfection au milieu des peluches qui la voient travailler la nuit / Ceux qui s’identifient aux héros de Ponson du Terrail / Celui qui porte le nom de Clément Douleur qui en impose à ceux qui savent la triste fin de sa mère écrasée un vendredi 13 par un tram bleu / Celle qui bouchonne le catcheur dont les fesses rebondies ont la consistance de la courge crétoise / Ceux qui savent distinguer la scarole de la frisée et la trévise de la roquette / Celui qui a construit une estrade pour son lit à une place et y adjoindra un baldaquin au moment du deux-places / Celles dont les soupes sont si consistantes que les cuillers s’y tiennent au garde-à-vous / Ceux qui laissent dans l’ancien pavillon de chasse des reliefs de festins et peut-être même d’orgies / Celui qui a connu (au sens biblique)  la chaisière de la paroisse dans la chapelle désaffectée du château Peugeot / Celle qui lit Hérodote en surveillant la chèvre Amandine / Ceux qui aiment leurs enfants presque autant que leurs veaux / Celui qui prend à la glu les oiseaux pillards de son cerisier / Celle qui file des sucres d’orge aux jolis adolescents qui lui feront des choses à l’insu de l’épicier Lasueur / Ceux qui craignent de s’en aller sans avoir connu la griserie du Baptême de l’Air / Celui qui croyait voir le ciel de plus près du sommet de la Tour Eiffel / Celle qui aime jouer de la flûte douce durant la sieste de faucheurs / Ceux qui se voient enfants à la fenêtre alors qu’il s’est remis à pleuvoir sur la prison, etc.

    Image: la cabane de JLK. Cette liste a été établie dans les marges du merveilleux récit de Jean-Louis Ezine, Les Taiseux, paru cet automne chez Gallimard et sur lequel je reviendrai.

          

     

  • Ceux qui jactent

    Panopticon756.jpgCelui qui ne veut plus « réacter », selon son expression, qu’à ce qui est Top / Celle qui se branche Full Wellness / Ceux qui se font mobber par la taupe des RH / Celui qui cafte par Devoir Citoyen / Celle qui impose son intimité bisexuelle à tout le compartiment du Pendolino/ Ceux qui ont un caisson de silence privatif dans lequel ils se claquemurent de plus en plus souvent / Celui qui s’est fait une réputation de probité en crachant sur tous les livres qu’il n’a pas lus / Celle qui suce celui qui lèche ceux qui rampent / Ceux qui parlent pour dire qu’ils n’en ont rien à secouer de Benoît XVI / Celui qui se congèle de ressentiment sans oser dire à la sous-secrétaire que son mépris le blesse / Celle qui répond de façon exquise à ceux qui la traitent de pétasse grave de leur seul regard de fans de Fogiel / Ceux qui parlent tous en même temps dans le coin fumée de l’Entreprise sans s’aviser du silence prolongé de Marjorie que vient de terrasser une rupture d’anévrisme / Celui qui préfère être au chômage que privé de primes d’excellence / Celle qui lance de faux bruits qu’elle dément pour se faire estimer de ceux qu’elle sciait / Ceux qui se passent de vieux chants de lutte sur leur i-pod en attendant la fin de la pause où il n’est question que des licenciements prochains / Celui va marcher en forêt pour retrouver le sens et la musique du mot clairière / Celle qu’inquiète le fait qu’un Appel hyper-important puisse lui arriver sur son portable dans le casier du vestiaire femmes de la piscine du Creux Bleu où elle fait ses 60 bassins quotidiens / Ceux qui ont compris qu’ils ont avantage à la fermer quand parle celui qui dit Je Parle en les fusillant de son regard de Chef de Projet, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Les collines de Pavese

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    En relisant Travailler fatigue


    De seize à vingt ans ils ont tous rêvé d’Amérique mais seuls quelques-uns sont partis, et, maintenant que le temps a passé, ceux qui sont restés et ceux qui sont revenus voient le pays autrement du fait que ceux qui sont revenus parlent de ce qu’ils ont vu là-bas et du pays dont ils se sont langui avant de le retrouver, et le pays est embelli d’avoir été quitté parce que le pays est vu d’Amérique, un garçon tendre encore voit l’homme dur qu’il admire en secret lui dire que les femmes de là-bas ne valent pas celles de la montagne ici quand le printemps fait bander les gars, et celui qui est revenu pose sa main sur l’épaule du plus jeune et lui murmure que nul pays n’est plus beau que les Langhe les soirs d’été, mais ce qu’il raconte est aussi fait pour chasser le plus jeune de l’ennui de ces collines, fous le camp mon garçon, ne reste pas, réponds à l’appel de la rue, ne reste pas seul avec les vieux, va tenter ta chance, va vivre ta vie…

    Image des Langhe: Jacques Perrin

  • La ballade de tous les exils


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    Prix Médicis à Dany Laferrière et Médicis « étranger » à Dave Eggers. 2009, bon millésime...
    Après le Goncourt à Marie Ndiaye et le Prix Décembre à Jean-Philippe Toussaint, pour La vérité sur Marie, paru chez Minuit, c’est un nouveau « doublé » d’excellent niveau que couronne le Prix Médicis 2009, considéré comme le plus «pointu» des prix littéraires de l’automne parisien. De fait, L’énigme du retour du quinquagénaire haïtien Dany Laferrière, installé depuis 1976 à Montréal et déjà reconnu pour une quinzaine de livres savoureux, dont le premier parut en 1985 sous le titre de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, est un des romans de la rentrée les plus toniques et les plus émouvants, aussi intéressant par sa forme de poème que par sa substance sensible. Trente ans après son exil de fils d’opposant à la dictature, l’écrivain, dès le soir où il apprend la mort de son père dans une chambre de Brooklyn où il se terrait, seul et désespéré, amorce un retour au pays, d’abord imaginaire puis réel, traversé par un souffle puissant et mêlant vitalité et nostalgie. D’une forme inhabituelle, en vers libres et fluides comme une grande ballade rythmée aux images simples et fortes à la fois, L’énigme du retour, deuxième coup d’éclat de Grasset, est un récit autobiographique qui s’inscrit dans le droit fil du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire.
    Pour faire bon poids dans un cercle étroit ( !), l’écurie Gallimard se place également en première place avec le Médicis « étranger » au jeune romancier américain Dave Eggers avec Le grand Quoi, autre roman « épique » marqué par la rencontre de l’auteur américain avec un réfugié des camps éthiopiens en exil aux States d’après le 11 septembre…
    Quant au Médicis de l’essai, il échoit à Alain Ferry pour Mémoire d’un fou d’Emma, consolation des éditions du Seuil…

  • Lévi-Strauss, modeste humaniste

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    Claude Lévi-Straus est mort, samedi 31 octobre dernier, dans sa centième année. Un choix de ses œuvres avait été rassemblé, sous son regard, dans un volume de La Pléiade, paru l’an passé. Révérence à l’écrivain…

    Au printemps 1941, entre le 25 mars et le 20 avril, Claude Lévi-Strauss et André Breton se retrouvèrent sur le même bateau à destination de la Martinique, « une boîte de sardines sur laquelle on aurait collé un mégot », dixit Victor Serge, chargé de quelque deux cents passagers fuyant le nazisme. Evoquant cette traversée, Lévi-Strauss décrit André Breton, au début de Tristes Tropiques, qu’on peut dire aujourd’hui son chef-d’œuvre. sous les traits d’un voyageur « fort mal à l’aise sur cette galère » en précisant que, « vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu »…

    Claude Lévi-Strauss, qui deviendrait l’un des plus grands anthropologues du XXe siècle, magnifique écrivain par ailleurs et digne centenaire de l’Académie française, n’était alors qu’un jeune ethnologue « américaniste » revenu de deux expéditions chez les Indiens bororo et au Mato Grosso avec ses première collections et observations. De douze ans son aîné, André Breton faisait déjà figure de « pape » du surréalisme, taxé d’«agitateur dangereux » par la France de Pétain. Une même passion pour l’art, la littérature et la politique (Lévi-Strauss avait un passé de socialiste actif) allait cependant rapprocher les deux hommes, qui converseraient durant ce voyage par lettres et de vive voix.

    Or le lecteur retrouvera, dans Regarder écouter lire, le dernier des sept livres des Œuvres de Claude Lévi-Strauss réunis (par celui-ci) dans la Bibliothèque de la Pléiade, un aperçu du débat qui les opposait alors. Breton y défend, notamment, le « spontanéisme » de l’art, le plus vrai dans son jet brut, tandis que Lévi-Straus, plus classique, rappelle l’importance du métier et de l’élaboration « secondaire » de l’œuvre. Plus tard, L’Art magique de Breton suscitera d’autres objections plus fondamentales de Lévi-Strauss, et pourtant, avec le recul, les passions communes et les œuvres de ces deux grands écrivains se rejoignent dans leur apport respectif à la connaissance de l’homme par la littérature et à travers les arts. Tous deux sont des « bricoleurs » de génie, qui pratiquent par collages. Tous deux sont de grands explorateurs de la créativité humaine, attentifs à ses mythes et pratiquant le même décentrage par rapport à l’Occident.

    Dans sa remarquable préface aux Œuvres de Lévi-Strauss, Vincent Debaene rappelle que « l’étude de l’homme est, par essence, littérature », non du tout au seul sens du « beau style » mais au sens d’un approfondissement de la connaissance qui « exige réflexion, lenteur et confrontation patiente aux données empiriques », à laquelle l’anthropologie peut être d’un grand apport. Sans narcissisme ni fétichisation du style, Lévi-Strauss développe, poursuit Debaene, « une écriture majestueuse qui fait songer à Chateaubriand pour la posture et à Bossuet pour le rythme ». Formules un peu solennelles cependant, à nuancer à la lecture de Tristes Tropiques, d’un ton souvent très direct et d’une mélancolie fleurant le XXIe siècle (la mémorable conclusion, en hommage à la beauté des choses), mais qui inscrivent bel et bien l’anthropologue dans la filière classique des grands voyageurs-naturalistes-essayistes, tel un Montaigne, notamment, dans cette posture qui est de déférence envers le monde et l’homme nu, tranchant avec l’avidité contemporaine…

    Taxé d’«astronome des constellations humaines » Lévi-Strauss fut un grand lecteur des cultures conçues comme un ensemble de systèmes symboliques. Laissant les textes scientifiques les plus ardus, dégagées de la « mode » structuraliste, Ses Œuvres réunies ici visent le public cultivé mais non spécialisé. Avec Tristes Tropiques, captivant parcours sur le terrain et fondation des thèses structurales, Le Totémisme aujourd’hui et La pensée sauvage, suivie des trois «Petites Mythologiques » (La potière jalouse, La voie des masques et Histoire de lynx), celui qui se dit « humaniste modeste » a voulu retracer son parcours personnel sous son double aspect scientifique et littéraire, dont la conclusion de Regarder Ecouter Lire marque le point de fusion du savant et de l’artiste.


    Œuvres de Claude Lévi-Strauss préface de Vincent Debaene ; édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff. Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2062 p., 64 €

     

  • Le grand Goncourt de la petite dame


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    PRIX LITTERAIRES. Avec Trois femmes puissantes, Marie Ndiaye fera date dans l’histoire du prix. Mais le Renaudot de Beigbeder est plus convenu...
    Le Prix Goncourt 2009, attribué à Marie Ndiaye pour Trois femmes puissantes, roman aussi remarquable par sa densité humaine que par son écriture, publié chez Gallimard et déjà plébiscité par le public (près de 150.000 exemplaires à ce jour), échappe pour une fois aux soupçons de « combines ». Le fait que Marie Ndiaye soit une femme a-t-il pesé dans le choix du jury, alors qu’aucune romancière n’avait plus été récompensée depuis Paule Constant, en 1998, pour un roman très moyen (Confidence pour confidence) que le critique Jérôme Garcin avait dit le symbole de la « chute des prix » ? Ce n’est pas impossible. De la même façon, la double origine de la romancière (née à Pithiviers en 1967, de mère française et de père sénégalais) et son choix de vivre à Berlin avec son conjoint (le romancier Jean-Yves Cendrey) et ses enfants, l’apparentent à une nouvelle génération d’auteurs multiculturels qui amènent du sang neuf à une littérature française un peu raplapla. Enfin, la prestigieuse enseigne de Gallimard aura sans doute « aidé ». Cela étant, l’œuvre de Marie Ndaye était déjà appréciée largement des connaisseurs pour sa qualité et son originalité, avant d’accéder au grand public avec Rosie Carpe, consacré par le Prix Femina 2001, alors que son théâtre la faisait également connaître titre de seule dramaturge vivante jouée à la Comédie-Française.
    Mais l’essentiel est ailleurs, qui tient à la substance même de Trois femmes puissantes, où s’entrecroisent trois destinées de femmes et de divers personnages masculins, observés avec beaucoup d’acuité et de pénétration, échappant aux poncifs du « politiquement correct ». Si Marie Ndiaye n’a abordé que tardivement l’Afrique de ses origines, elle sait rendre admirablement les tensions qui résultent de l’arrachement à un sol ou une culture et à la difficulté de s’adapter à un autre monde, note finement les séquelles de comportements machistes ou patriarcaux, entre autres liens gâchés par l’envie ou l’égoïsme, sans que les caractéristique de race ou de genre soient déterminants – si l’on excepte la ténacité « réaliste » des femmes. De fait, les personnages de Marie Ndiaye sont d’abord des individus complexes, dont on se souvient des prénoms comme il en va souvent des romans qui nous marquent en profondeur. On se rappelle ainsi la rancune de Norah envers son père écrabouilleur, le charme maléfique de son conjoint Jakob, la veulerie douloureuse de Rudy le raté ou la force indomptable de Khady Demba en butte à toutes les avanies. Bref, attentive au monde qui nous entoure et aux vies souvent cabossées, Marie Dniaye fait honneur à la meilleure littérature en restant accessible à tout lecteur.
    Marie Ndiaye. Trois femmes puissantes. Gallimard, 316p.

    beigbeder.jpgLe Renaudot « pipole »

    de Beigbeder le branché

     

    Est-il permis d’être un « pipole » parisien aussi répandu que feu Edgar Schneider et un véritable écrivain, un chroniqueur de magazines de coiffeurs et un styliste crédible ? Ce qui est sûr, c’est que Frédéric Beigbeder se le permet, et qu’il y réussit parfois. Son dernier récit autobiographique, Un roman français, en est la plus récente preuve, qui lui a valu hier le « Poulidor » des grands prix littéraires d’automne – ce Prix Renaudot qui consacra tout de même, en d’autres temps, Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline et Les choses de Georges Perec…

    Si la « confession » de Beigbeder ne caracole pas à ces hauteurs, elle procède cependant de la meilleure veine de ce chroniqueur des temps qui courent assez caractéristique de sa génération, enfant de divorcés  en bourgeoisie peu rêveuse, môme sans mémoire et ado mécontent de son faciès, dandy un brin canaille qui entra en littérature à 25 ans avec ses Mémoires d’un jeune homme dérangé, se fit « jeter » de la boîte de pub où il était surpayé après avoir décrit son job dans 99 francs, succès fracassant (plus de 400.000 exemplaires) pas loin de la manière Houellebecq (dont il fut l’éditeur) et adapté au cinéma.

    Le « cinéma » mondain de Beigbeder est trop connu pour qu’on y revienne, alors que son réel talent mérite d’être rappelé. Pas tant celui du romancier de Windows on the World, évocation peu mémorable du 11 septembre vu de Paris, mais bien plutôt des Nouvelle sous ecstasy ou d’autres variations plus libres et plus personnelles sur l’époque, dans la postérité d’un Bernard Frank ou du Weyergans « goncourtisé » de Trois jours chez ma mère.    

    Non sans charme, parfois touchant de réelle sincérité, notamment dans l’évocation de ses relations privilégiées avec son grand-père, l’écrivain a un ton à lui que module la « ligne claire » de notre langue.

    Frédéric Beigbeder. Un roman français. Grasset.

  • Le Vieux Sage

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    ILS croient qu’ils m’ont eu, mais ils se fourrent le doigt dans l’œil, et là j’ai au moins la paix, tout aux cirons et autres charançaons qui sont mille fois moins intrusifs que ces espèces de paparazzi que représentent les écolos mystiques de l’Arbre et autres poétesses naturopathes, bref mon cher Thoreau, je me la coule douce et je pense bien à toi au coin de mon bois…
    Image : Philip Seelen

  • Clic-Clac

    PanopticonBB5.JPG…La présente image fixe exactement ce moment-clef de la métaphysique ambulatoire que Blaise Pascal (penseur notoirement en butte à la migraine aiguë à force de prises de tête) situe entre ce qu’il appelle les Deux Illusions, j’veux dire : les deux silhouettes qu’il y a là se croient immortelles, mais ce sont deux ombres, et fugaces, à peine se disent-elles: chouette on est là, qu’elles n’y sont plus, même avec un nouveau compact Panasonic Lumix GFI à retardateur numérique intégré t'y coupes pas : tout passe…


    Image : Philip Seelen

  • Marie Ndiaye goncourtisée

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    Romancière pur-sang du quarté final, elle a dominé la rentrée avec ses Trois femmes puissantes.

    Cette petite bonne femme a l’étoffe d’une grande romancière, se dit-on en lisant Trois femmes puissantes, huit ans après Rosie Carpe qui lui valut le Prix Femina 2001, un début de notoriété publique et l’indépendance financière. Ecrivain de race dès son premier livre, cette bonne élève de mère française et de père sénégalais entra à dix-huit ans dans la prestigieuse écurie de Jérôme Lindon, aux éditions de Minuit, avec un livre intitulé Quant au riche avenir et cousu d’une seule phrase, plus chic tu meurs. Neuf ouvrages, fictions et théâtre, suivirent à la même enseigne, ses pièces (vues en nos régions) entrèrent au répertoire de la Comédie-Française et, surtout, l’écrivain évolua sans discontinuer, se fit moins « littéraire », plus en phase avec le monde et le traduisant de plus en plus librement avec un grand art de « médium ».
    Son dernier roman, à cet égard, saisit par la pâte humaine de ses personnages et l’empathie profonde avec laquelle elle en retrace les destinées, sur fond de déracinement et d’humiliations vécues par des femmes et des hommes de notre temps. On pense à l’immense V.S. Naipaul, Nobel de littérature 2001, en lisant Trois femmes puissantes, et parfois à la Duras « annamite» ou au Simenon « africain », pour son écriture ou pour ses atmosphères et ses coups de sonde dans la psychologie conflictuelle des protagonistes. Une certaine magie, des oiseaux plus ou moins inquiétants et des dérives au bord des gouffres de la folie et du meurtre imprègnent en outre le roman de leur inquiétante étrangeté, dont on ressort ému et « sonné ».
    La première histoire de ce triptyque marque les retrouvailles de Norah, Sénégalaise devenue avocate à Paris, convoquée par son père despote (et non moins déchu) à Dakar où elle est censée défendre son frère qui s’accuse du meurtre de sa belle-mère et amante. Mais la vérité, manipulée par le terrible patriarche déchu, reste à démêler…
    Non moins retors, Rudy Descas, le prof blanc du lycée Mermoz de Dakar, qui a séduit la jeune Fanta et lui a fait miroiter un avenir meilleur en France, se retrouve là dans la peau d’un déclassé minable, entre sa femme dépitée qui le rejette et sa mère fondue en mystique débile.
    Enfin, le plus triste sort est vécu par Khady Demba, entr’aperçue dans la première histoire et retrouvée dans une accablante suite d’épisodes au fil desquels, après la mort prématurée de son conjoint la laissant sans enfant, elle va vivre le calvaire des « damnés de la terre » en quête de lendemains qui chantent.
    Or, sans préjugés politiquement corrects, remarquable par sa façon de percevoir les moindres mouvements affectifs de ses personnages, en relation avec leurs démêlés économiques, Marie Ndiaye brosse des portraits qui saisissent par leur caractère quasi symbolique et par leur vibration personnelle. Avec des vues pénétrantes sur le chantage affectif à base de calcul, la tyrannie douce ou le charme destructeur, notamment, la romancière justifie implicitement son titre en suggérant que la vraie puissance est, plus que force imposée: confiance inébranlable en soi et en la vie…
    Marie Ndiaye. Trois femmes puissantes. Gallimard, 316p.

  • Du Livre à la Toile

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    À écouter: l'émission Médialogues de Martine Galland et Alain Maillard: http://www.rsr.ch/la-1ere/medialogues

    La critique des livres perd sa place dans la presse, la trouvera-t-elle sur internet?

     "De toute évidence, une société littéraire est en train de disparaître", écrit le journaliste, écrivain et blogueur Jean-Louis Kuffer dans son éditorial du Passe Muraille N0 79 d'octobre 2009.

    "Le déplacement sur la Toile va-t-il s'amplifier et se recentrer, ou au contraire se vaporiser dans une nébuleuse de parlotte?" L'avis de Jean-Louis Kuffer.

     Avec la participation de Dominique Antoine, président d'un club littéraire parisien. Mandaté par France Télévision pour développer la place laissée aux écrivains sur le Net, il produit "Interlignes", sur "curiosphère.tv", la webtv éducative de France 5.

    Avec également les commentaires de Slobodan Despot, directeur des éditions Xénia, premier éditeur en Suisse romande à faire paraître certains de ses titres en version numérique.

     ENVERS ET CONTRE TOUT

    Edito

     

    À quoi ressemblera la scène littéraire dans vingt ans ? Qu’en sera-t-il de la littérature française ?  Y aura-t-il encore des éditeurs romands ? Les médias de la prochaine génération parleront-ils encore de livres ? Un journal littéraire tel que Le Passe-Muraille aura-t-il survécu, sous cette forme, à tout ce que nous observons au seuil de l’année 2010 ?

    Ces questions se posent une nouvelle fois au vu de la dernière rentrée littéraire d’automne, marquée par la prolifération de livres parus dont seule une minorité sera remarquée et commentée, dans une aire de légitimation (surtout médiatique) de plus en plus restreinte. De toute évidence, une société littéraire est en train de disparaître, dont on ne sait ce qui la remplacera. Les revues et les journaux spécialisés de naguère, les rubriques et tous les vecteurs de la critique littéraire sont-il d’ores et déjà condamnés, où le discours sur le livre se redéployera-t-il sous d’autres formes ? Le déplacement déjà bien perceptible de sa migration sur la Toile va-t-il s’amplifier et se recentrer, ou au contraire se vaporiser dans une nébuleuse de parlote ?

    D’aucuns, non sans Schadenfreude, concluent à la fin de la culture en général, et de la littérature en particulier. Plus rien ne se ferait, selon eux, qui fût digne d’attention ; et de ne plus faire attention à rien  de ce qui se fait.

    Or, à ce catastrophisme inattentif, Le Passe-Muraille se propose de résister encore et encore par un regain, précisément, d’attention à ce qui se fait malgré la massification et la montée de l’insignifiance. Transmettre et découvrir, renouer les liens entre passé et présent, rendre justice aux œuvres oubliées, accueillir les écritures d’avenir, et qu’importe que ce soit par le Papier ou la Toile - envers et contre tout !

     

         Les carnets de JLK: http://carnetsdejlk.hautetfort.com/livre

  • Ecrits et chuchotements

    PanopticonE04.jpgEntièrement d’accord avec vous, cher confrère, il est vrai que les écrits restent et que c’est le meilleur de ce que nous fûmes, au sens où Marcel Proust le suggère dans le fameux passages des livres de Bergotte aux ailes déployées dans la vitrine de la librairie, après sa mort, et quant au mot de Saint-John Perse selon lequel un livre est la mort d’un arbre, je vous rappelle le vrai nom du poète de La Guadeloupe, enfin je vous en prie: Alexis  Léger…

    Image : Philip Seelen

  • Songerie

    PanopticonE03.jpg…Ils disent que les gens de la terre, comme ils disent (ils disent : les gens de la terre, tu t’imagines…), pensent avec leurs mains, mais tu vois les gens du coin se lever le matin avec l’idée qu’ils vont penser avec leurs mains, tu vois ça, toi, et tu les vois, toutes ces mains du soir, s’il leur fallait encore penser qu’elles pensent -allez le philosophe: allons voir ce que vaut la vendange de cette année…

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se disent en recherche

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    Celui qui trouve bien plus qu’il ne cherche / Celle qui cherche la petit bête chez ses frères de l’Aréopage d’Harmonie rétifs à boire leurs propres larmes / Ceux qui ont écumé toutes les communautés spirituelle où ils pouvaient se poser quelque temps dans  un gîte si possible rural / Celui qui se dit en recherche pour en imposer aux jeunes filles diaphanes / Celle qui trouve dans la poterie tournée une similitude physique et métaphysique avec l’ivresse des derviches /Celui qui a disparu un jour du Bureau du Contentieux et qu’on aurait vu trois ans plus tard dans une tribu de Pygmées couvert de peintures d’un assez bel effet /  Celle qui vomit beaucoup avant sa première ingestion de purée de Datura et qui s’exclame WOUAOU quand elle voit enfin La Fleur s’ouvrir / Ceux qui prétendent que les stigmates de Natuzza lui viennent du canif ébréché de son beau-frère Mauro qui tient la buvette de la Colline Sainte, ingresso 2000 Lire / Celui qui regrette de n’avoir pas pu photographier l’entrée à cheval du thaumaturge Gurdjieff dans l’église de fameuse mémoire / Celle qui s’est efforcée de refaire une santé de la pauvre poétesse anorexique Kathleen Mansfield à grand  renfort de phosphate / Ceux qui  se sont mariés dans la secte de Révérend Moon avant d’opter pour la polygamie genre Mormons / Celui qui affirme que ses trois fils peuvent kiffer Benoît XVI en toute liberté pourvu qu’ils restent discrets aux réceptions de la famille Du Perron  / Celui qui te sourit de la typique façon béate des fumeurs d’herbe de la communauté de 72 dont quelques membres cultivent encore quelques plants dans leur jardin privatif de cadres moyens voire supérieurs / Celle qui impute le manque de vibes spirituelles que manifeste son amie Prune au refus de se laisser caresser sous le voile / Ceux qui pensent que quelque part Jésus le Galiléen était une sorte de chaman avant la lettre / Celui qui réécrit le Sermon sur la Montagne façon rap / Celle qui cherche la paix et la trouve dans les bras de son amant auquel elle n’aurait même pas l’idée de suggérer se brancher viagra / Ceux qui parlent à Dieu dans la forêt d’automne sans en répandre le bruit, etc.

    Image: Philip Seelen

     

  • Le poids du monde

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    …On n'imagine pas ce que peuvent peser ces oiseaux-là, c’est vraiment pas croyable, ça a l’air poids plume tellement c’est transparent mais c’est plus lourd que tout le chagrin de tous les temps, ça a l’air léger comme du cerf-volant et c’est pourquoi les enfants se pressent de les ramasser pour la pièce, mais les enfants deviendraient vite vieux à porter longtemps ces oiseaux-là…
    Repro : Philip Seelen

     

  • Lady L. remet ça...

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    Où les dernière huiles sur toile de la compagne légitime de JLK, dite Lady L., qui a commencé de peindre cet été et n'a cessé depuis lors d'aggraver son cas, n'est pas sans susciter chez lui un début de jalousie - mais de bonne jalousie cela va sans dire...

     

     

     

     

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  • Peinture fraîche

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    Où JLK salue le talent soudain révélé de cette Lady L. dont il partage la vie depuis 27 ans et qui s'est mise à la peinture cet été. Ce que Ramuz eût sévèrement désapprouvé.


    À La Désirade, ce mardi 28 juillet. - Très touché, comme par une espèce de grâce, de voir ma bonne amie se mettre à la peinture, et y réussir aussitôt, avec ce goût instinctif et très sûr qu’elle a toujours montré dans son approche de l’art ou de la littérature. Première huile sur toile : un parapluie vert. Elle travaille avec un tablier de jardinier. Pour enchaîner avec une nature morte que je trouve très vive, et un paysage dont je devrais être jaloux et qui me ravit plutôt, à l’opposé de l’affreux Ramuz qui, dès leur mariage, interdit à sa femme peintre d’exercer son art pour se concentrer sur des travaux plus typiquement féminins…

    PS. La nature reproduite ci-contre est le premier essai pictural de Lady L. Les paysages reproduits ci-dessous évoquent les Préalpes savoyardes faisant face à La Désirade (Cornette de Bise et Grammont) et les dunes de Camperduin, aux Pays-Bas.  

     

     

     

     

     

     

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  • Le Passe-Muraille nouveau

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    Une revue littéraire, du papier à la Toile

     ° La 79e livraison du Passe-Muraille vient de paraître. L'ouverture en est consacrée à un témoignage de Charles-Henri Favrod, grand voyageur lui-même, fondateur du Musée pour la photographie de l'Elysée, à Lausanne, et proche de la grande dame de Chandolin. René Zahnd présente l'exposition permanente installée à Chandolin (le plus haut village d'Europe) dans la chapelle Sainte-Barbe, et le dernier livre paru chez Zoé, rassemblant les reportages d'Ella Maillart, Envoyée spéciale en Mandchourie.

    ° Une page du numéro est consacrée au dernier recueil d'essais de Pietro Citati, grand critique italien dont a paru récemment Le mal absolu; au coeur du roman du XIXe siècle, chez L'Arpenteur. En Italie, c'est La Malattia dell'infinito, consacré à la littérature du XXe siècle, qui vient d'être publié chez Mondadori et que commente notre collaborateur Fabio Ciaralli.

    ° Un hommage, en dernière page, est rendu à Louis Calaferte par Antonin Moeri, évoquant la part vertigineuse  de l'oeuvre, sous l'aspect de l'érotisme.

    ° La rentrée littéraire 2009 fait l'objet de nombreux articles et chroniques, notamment sur Jayne Anne Phililps, Colum McCann, Carlos Ruiz Zafon, Noëlle Revaz, David Fauquemberg, Pascal Janovjak, Marie-Hélène Lafon, Rafik ben Salah, Joëlle Stagoll, etc.

    ° Un hommage est également rendu à Jacques Chessex.

    ° À découvrir: le nouveau site du Passe-Muraille, et ses blogs, aux bons soins de Mark Pralsky (webdesigner) et de l'équipe du journal, dont Nasma Alamir , Sophie Kuffer et Marie-Christine Pasche. Après dix-sept ans d'existence, notre revue compte d'importantes archives, notamment avec sa collection d'inédits d'auteurs du monde entier, et avec autant d'entretiens. Elles seront peu à peu rendues disponibles, à commencer par les derniers numéros. En outre, une partie de ceux-ci seront consultables en accès direct. Enfin et surtout, l'interactivité permettra à nos lecteurs d'entrer en contact avec nos collaborateurs et de nourir un débat vivant. Plus: un espace dévolu à la création, à l'enseigne de L'Echappée, sera ouvert aux textes  d'auteurs débutants ou confirmés.

    ° À porté d'un clic: http://www.Revuelepassemuraille.ch

     

     

  • Le cousin de Fragonard


    Sapience et saveurs de Patrick Roegiers. Que Charles Sigel reçoit aujourd'hui àl'enseigne de Comme il vous plaira, sur Radio Suisse romande Espace 2, de 13h.30 à 16h. À ne pas manquer...

    Les mots sont à la fête dans le dernier roman de Patrick Roegiers, écrivain des plus singuliers dont la folle érudition pourrait nous assommer d’ennui si, débarqué de Belgique surréaliste au passé flamand plein de génies biscornus, de Jérôme Bosch à James Ensor, il n’alliait à sa curiosité amoureuse des saveurs et des savoirs de maîtres anciens, un humour profond souvent mâtiné d’imperturbable délire, enfin une façon de puiser au trésor des mots, des étymologies et de toutes les ressources de notre bonne langue française, qui ferait les délices d’un certain Alcofribas Nasier, toubib à Chinon sous le nom de Rabelais. Or voici que, dix ans après Hémisphère nord, mémorable évocation du romantisme allemand et du métier de peintre (le protagoniste évoquait le visionnaire Caspar David Friedrich), c’est le siècle de Diderot et de Rousseau que Roegiers (prononcez Roudgirs) revisite avec Le cousin de Fragonard, en lequel cohabitent un aperçu de ce que le siècle des Lumières avait d’obsessions exploratrices, une métaphore éloquente de la fonction résurrectionnelle de l’artiste et le constat de sa fréquente non-reconnaissance sociale. De fait, tout semblait vouer l’existence d’Honoré Fragonard à l’obscurité, et ses œuvres à l’oubli. Cousin pataud d’un peintre adulé, né à Grasse dans la famille d’un gantier-parfumeur qui espérait en faire son successeur avant que la passion des batraciens ne l’amène aux « dissections exquises » et celles-ci à l’anatomie sous la férule du chirurgien Lemoignon, lequel se réjouit de le voir « penser avec les mains » avant un grand Européen du XXe siècle, Honoré le taiseux solitaire grimpa bel et bien dans une hiérarchie, mais sans lustre, ralliant l’école vétérinaire d’Alfort où sévissait celui qui deviendrait son ennemi intime : le cancrelat humain portant le nom de Bougrelat. Or on serait dans l’erreur de déduire de sa passion un goût morbide : « C’est de l’horreur du trépas que naissait la beauté de ses travaux de recherche menés dans un but artistique, qui visaient à l’union du pinceau et du scalpel, de l’art et de l’anatomie ».
    La danse des vifs
    Le paradoxe revigorant du Cousin de Fragonard tient aussi bien à magnifier, à l’époque où prolifèrent les « cabinets de curiosités », la quête à la fois scientifique, artisanale et artiste de Fragonard l’obscur dont l’idéal, dans l’art de l’écorché artistique, se réaliserait avec un chef-d’œuvre.
    Il faut rappeler alors l’événement essentiel de sa vie : la rencontre, unique, en sa jeunesse, d’une jeune fille que son seul regard a foudroyée sur place. Enterrée au lieu de l’extraordinaire péripétie, elle y est restée intacte, conservée par la chimie souterraine, lorsque, des années plus tard, Honoré vient l’y déterrer pour la naturaliser dans une posture fleurant le romantisme débutant…
    A ce propos, un autre paradoxe de l’art de Patrick Roegiers tient à la combinaison d’une espèce de matérialisme naturaliste, bien de l’époque, avec ses entichements pour l’illuminisme et l’électricité testée par cerfs-volants, l’influence des manufacture de colle forte sur l’environnement et l’onanisme (le docteur Tissot de Lausanne a passé par là), la purification des diamants et la crépitomanie, mais aussi de fantaisie hugolienne avant la lettre, à la fois artiste et sentimentale...
    Tout cela n’empêchant pas un Diderot, magnifiquement campé, de poursuivre honnêtement son œuvre d’éclaireur génial, ni Jean-Honoré de peindre ses escarpolettes paradisiaques. C’est d’ailleurs au ciel qu’Honoré rencontre son charmant cousin défunt, pour un dialogue final plein de grâce, laquelle enveloppe tout le livre de son mélange de douce folie et de sagesse.
    Patrick Roegiers. Le cousin de Fragonard. Editions du Seuil, coll. Fiction & Cie, 217p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24heures du 14 février 2006.

  • De l'oison torche-cul

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    Le viatique de Rabelais, selon Alexandre Jollien.

    Alexandre Jollien est impayable, sur son tricycle zigzaguant dans les rues de La Tour-de-Peilz. En d’autres temps et d’autres lieux ça ne faisait pas un pli : c’était le cortège de mômes, les lazzis et les horions, hé le tordu ! tandis qu’ici et maintenant ça roule ma poule, on le reconnaît, on le salue gentiment, c’est Jollien le philosophe et passe le Diogène automobile…
    Or le rencontrant après avoir lu La construction de soi, où il tente d’exprimer combien le bonheur lui est difficile, à lui qui en a plus que bavé toute son enfance et son adolescence et qui s’en est fait un blindage de volonté et de tenir-prise, je suis touché d’abord de le voir me demander timidement, devant la petite porte de bois de son minuscule bureau, dans telle vieille maison de La Tour, de glisser à sa place la clef dans la serrure, d’un geste qui lui reste difficile, comme on oublie que difficile lui reste la vie dans sa sacrée carcasse.
    Ce garçon pourrait être mon fils, me dis-je en l’écoutant me parler de Boèce, auquel il a consacré son mémoire de philosophie à Fribourg, puis d’Etty Hillesum la déportée qui lui a rendu courage par sa façon, aux portes de la mort, de rester crâne et joyeuse – il a à peine passé la trentaine et je lui sens pourtant une maturité rare chez les gens de son âge, avec cette nouvelle façon surtout d’accepter ce qu’il est et de commencer de s’en torcher le cul avec l’oison de Rabelais. Crâne et joyeux, mais aussi fragile, je le sens, restant handicapé dans chaque geste et pour s’exprimer aussi, mais dansant à sa façon de pensée en parole et me confrontant à mon propre empêtrement.
    Cette histoire de Rabelais me fait surtout plaisir, que j’aimerais répandre chez mes proches qui s’en font trop pour pas assez ; voyons, voyez tous tant que nous sommes et que vous êtes si bêtes : torchez-vous le cul à l’oison !
    « Rabelais me réconcilie avec mon être », écrit Alexandre Jollien, et quand je lui demande de développer, il m’explique que la lecture de Rabelais, après Spinoza, l’a aidé à accepter la réalité du corps, alors qu’il tendait jusque-là à son idéalisation, notre corps qui boite et qui désire, qui exulte et qui chie, notre frère l’âne comme disait l’autre et voici Gargantua décliner les façons siverses et possiblement confortables de se torcher, que ce soit avec un oreiller, une pantoufle, une gibecière ou un panier…
    « Mais pour conclure, conclut Gargantua, ainsi que le cite Jollien, je dis et je maintiens qu’il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m’en sur l’honneur, vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu’à cause de la bonne chaleur de l’oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu’à se transmettre à la région du cœur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Elysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à leur nectar comme disent les vieilles de par ici. Elle tient, selon mon opinion, à ce qu’ils se torchent le cul avec un oison… »

    Alexandre Jollien, La construction de soi. Cette note date de décembre 2006.

  • Ceux qui sont à l'écoute

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    Pour L.

    Celui qui reconnaît en ce livre un viatique / Celle qu’émeut toujours l’apparition d’un animal sauvage / Ceux qui réparent la cabane dans les arbres de leur enfance / Celui qui observe le vol horizontal de l’épervier / Celle qui essaie de déchiffrer la langue à fulgurances des martinets / Ceux qui laissent entrer la nuit dans la maison où le feu veille / Celui qui s’avance dans le sous-bois avec des gestes silencieux / Celle qui croit entendre des voix dans la brise passant à travers les bouleaux jouxtant la maison de bois / Celui qui se demande en quoi l’engage la possession de la vie / Celle qui dit bonjour à la sittelle qu’elle retrouve tous les jours sans oser l’appeler « ma sittelle » / Ceux qui sont comme des perches à prières sur les cols de l’Himalaya / Celui qui en appelle à une nouvelle vie marginale que ponctueront les clics d’une espèce d’internet des oiseaux / Celle qui dit « on reste en contact » au chevreuil de passage / Ceux qui reconnaissent la saison rien qu’en fermant les yeux dans les odeurs de l’après-midi ou entre chien et loup / Celui qui arpente ses territoires d’une pierre crossée à l’autre / Celle qui est habités d’une présence plus forte que son faible pour les forts en sexe / Ceux qui pensent eau-de-vie quand ils boivent l’eau de source de la forêt à laquelle leur maison est adossée / Celui qui voit le lac à travers la forêt comme une sorte d’allusion au ciel / Celle qui sourit sereinement en se figurant la nuque broyée du mulot saisi par l’épervier / Ceux qui n’ont que faire de Baruch le polisseur de lunettes au milieu de la nature symphonique / Celui qui sait reconnaître le casse-noix sans le voir / Celle qui surprend le regard moqueur du blaireau (genre tu crois m’éblouir, pimbêche !) qu’elle éclaire pleins feux dans la nuit sourde / Ceux qui lisent les nuages sans se soucier de la météo / Celui qui parle de « frontière de rossignols » / Celle qui se rappelle l’odeur des foins dans l’arrière-pays et celle de son premier amant Aimé qu’aimait photographier le poète Gustave Roud / Ceux qui souriaient quand la sœur de Gustave Roud constatait en le voyant ramener une nouvelle série de photos de beaux jeunes paysans à demi nus : « Encore quelques poulains pour son paddock… » / Celui qui n’est touché que par l’art primitif y compris celui du dernier Hodler / Celle qui peint des lointains en rêve / Ceux qui collectionnent des araignées dont chacune a un prénom / Celui qui se demande où le pic noir a trouvé la ligne de son vol évoquant une brasse coulée pleine de vigueur retenue / Celle qui se définit comme une débile éclairée / Ceux qui franchissent des étapes à longueur de pensée, etc,

    (Notes prises en lisant La pipe qui prie et fume, dernier livre de Maurice Chappaz, publié en octobre 2008 par Christophe Carraud à l’enseigne de la Revue Conférence et enrichi de monotypes de Pierre-Yves Gabioud)

  • La mort d'Albert Caraco

    Caraco3.jpgGénie inclassable, philosophe, grand écrivain (1917-1971). A découvrir: le site qui lui est consacré.

    “J'attends la mort avec impatience, écrivait Albert Caraco, et j'en arrive à souhaiter le décès de mon père, n'osant me détruire avant qu'il ne s'en aille. Son corps ne sera pas encore froid que je ne serai plus au monde.”
    Caraco n'était pas de ceux qui se paient de mots. Plein de ressentiment et de mépris envers le monde et les hommes de ce temps, proche à la fois du courtisan pour ses goûts de société, et du nihiliste désespéré par ses idées apocalyptiques, le dernier acte de cet apôtre des civilités fut, comme en ont témoigné les traces de sang retrouvées sur les tapis et les parois de l'appartement parisien où il vivait avec son père, de se traîner, les poignets entaillés, ses esprits succombant aux barbituriques et le gaz ouvert, jusqu'aux plombs qu'il parvint à débrancher in extremis, crainte que l'étincelle du timbre de l'entrée ne fasse tout sauter. Lui qui se faisait une fête des plus sombres prédictions...
    Pauvre Caraco ! Quelles pouvaient bien être ses pensées au moment de ces préparatifs ? Etait-il serein derrière son masque de Chinois, ou bien a-t-il versé des larmes comme j'imagine qu'a dû le faire le petit garçon qu'il fut, tel qu'il l'évoque dans l'inoubliable Post Mortem, dont la mère abusive scotchait les mains chaque soir afin de le dissuader de se toucher ?
    Le galant homme eût fort bien pu se retirer dans l'indifférence de ses palaces et cultiver son jardin d'érudit universel, au lieu de quoi ce prophète de malheur n'a eu de cesse de clamer ses vérités dans le désert, sans parvenir jamais à capter l'attention, plus que maudit: ignoré. Autant que Nietzsche, il nous provoque et nous bouscule dans le chaos de ses proférations tantôt éclairantes et tantôt intempestives, mais voudrions-nous le suivre dans ses conclusions sans lui donner entièrement raison que nous le trahirions du même coup - d'où le malaise qu'on éprouve le plus souvent à le fréquenter, et la difficulté de son bon usage.

    Albert Caraco, né en 1919, s'est suicidé en septembre 1971, dans la nuit qui suivit la mort de son père. Tous ses livres sont publiés aux éditions L'Age d'Homme. A lire en priorité: Post Mortem, Ma confession, La luxure et la mort, Le galant homme.

    Caraco2.jpgPost Mortem (la première page)

    Madame Mère est morte, je l'avais oubliée depuis assez de temps, sa fin la restitue à ma mémoire, ne fût-ce que pour quelques heures, méditons là-dessus, avant qu'elle retombe dans les oubliettes. Je me demande si je l'aime et je suis forcé de répondre: Non, je lui reproche de m'avoir châtré, c'est vraiment peu de choses, mais enfin... elle m'a légué son tempérament et c'est plus grave, car elle souffrait d'alcalose et d'allergies, j'en souffre encore bien plus qu'elle et mes infirmités ne se dénombrent pas et puis... et puis elle m'a mis au monde et je fais profession de haïr le monde.

    Post Mortem, La Merveilleuse collection. L'Age d'Homme, 1968.

    Le site conssacré à Albert Caraco vient d'être réactualisé par Bruno Deniel-Laurent: http://albertcaraco.free.fr/

  • Le grand art de l’oiseleur

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    « L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini », écrivait Cingria, auquel Jacques Chessex consacre une pièce d’Allegria sous le titre de Petite ode à saint Charles-Albert « qui sut happer la bonne manne/A tout bout de ciel ouvert ».

    Or c’est sous le même « ciel ouvert » et devant le même « infini », au gré des mêmes allées de forêts bruissantes ou de bibliothèques savantes, abreuvés aux communes sources du goût et de la pensée, parfois aussi sur le même pas « rythmé comme un air de jazz nègre » qu’évoluent ces deux écrivains habités par une parente inspiration qu’il faut bien dire mystique, en dépit de multiples malentendus relancés par la dernière mode.

    A ce propos, il convient illico d’exonérer Le désir de Dieu du soupçon d’appartenance à tout un brouet religieux ou parareligieux remuant dans la marmite faitout du New Age, où mitonnent rogatons de spiritualisme et vertus accommodées à la sauce humanitaire. « La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine », écrivait aussi Cingria pour opposer le courage créateur du poète (« celui qui fait ») ou du fou d’amour au moralisme vétilleux des « dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire et ne pas faire » ; ou pour distinguer la foi qui renverse les montagnes et capture les tigres du sempiternel scepticisme des gens qui ont « les pieds sur terre » et détestent les songe-creux et autres saute-ruisseaux.

    D’emblée Chessex se dit « plein de Dieu » dans ce livre reprenant en fugues et variations tous les thèmes fondamentaux de son œuvre, savoir : l’étonnement initial d’être au monde et la découverte des mots, l’intuition précoce de la mort et la prescience du mal, le vertige du sexe et ses turbulences contradictoires de réserve coupable et de défi blasphématoire, la fascination pour un vide qui serait à la fois une plénitude qu’investit le souffle à la manière orientale, le miel du monde et ses infinies modulations, le rêve du monumentum artistique cher à Flaubert et la consubstantielle conscience de sa vanité - et passent le jour terrestre et ses messagers ailés, tel celui d’Allegria: « Comme Oscar Peterson égrène ses notes/D’eau fine de cascade de nocturne source/Toi fauvette au bois du cimetière/tu me parles/ Dans la douceur d’être vivant /devant la mort ».

    Il niche plein d’oiseaux dans le Dieu de Chessex, mais il y a Job aussi et sa « première mise en cause de Dieu comme Infini et Parfait », il y a l’intelligence du « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) d’Augustin et de Nicolas de Cues autant que la bouche cousue d’Arsène Père du désert, la rhétorique théologique trop bien huilée d’Huysmans autant que la béance surabondante de Flaubert, les cris d’Artaud ou les transes furieuses de Bataille en sa « dévotion inversée » de scrutateur de cons et de culs, rapprochées par Maître Jacques des injonctions disciplinaires de Loyola , et voici le tout jeune amant à genoux goûtant le « miel de l’ours » au secret de la jeune fille, ou voilà le lettré prolongeant sa méditation esquissée avec les bons pères de Fribourg chez Sponde ou Bossuet, dans les jardin de Dubuffet ou auprès des chairs écorchées de Soutine et de Bacon.


    Il y a dans Le désir de Dieu, comme dans L’Imparfait, autre merveille, mais en plus ample encore et en plus libre, parfois en plus fou, une sorte de pensée-chant qui revisite l’idée de Nietzsche d’un dieu danseur, avec des « impros » évoquant aussi le tourbillon sur place des derviches ou les incantations « en langue » des allumés de la Bible.
    Qu’il parle de la maison de ses pare
    nts déchirés (dans Come away with me) ou de sa mère dans l’émouvant chant d’Allegria dédié à celle-ci, du mystère de notre présence ici-bas et de l’immanence de la « perpétuelle apparition jaillie », du néant qui nous attire comme un repos de loir et de tout ce qui repousse sur « terre et cendre », du tocsin en nous du nom de Golgotha et de ce « nœud obscur » s’abandonnant à l’ouvert de Pâques, l’oiseleur danse autant qu’il pense, chante autant qu’il énonce, « et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini ».

    Jacques Chessex, Le désir de Dieu. Grasset, 358 p.
    Jacques Chessex, Allegria. Poèmes. Grasset, 145 p.

    Dossier spécial Jacques Chessex. Le Passe-Muraille, no 75. Mai 2008.

    Commandes: http://www.revuelepassemuraille.ch/index04.html

  • Saraband

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    En revoyant le dernier film de Bergman; avec le point de vue de Jeanne Moreau.

    « On peut croire à l’immortalité en regardant les films de Bergman », dit Jeanne Moreau, et c’est cela qu’on ressent du début à la fin de Saraband en scrutant le visage de cette femme et les visages de tous les autres, jusqu’à l’ultime moment où, parlant de sa fille perdue dans sa selva oscura mentale, qu’elle vient d’aller visiter, elle dit que c’est la première fois qu’elle a eu le sentiment de toucher son enfant.
    La première fois que j’ai touché notre enfant, elle était née depuis une vingtaine de minutes et c’est alors que j’ai compris que nous allions mourir, tout en percevant autre chose. C’est de cet autre chose qu’il est question dans Saraband, qu’on approche par la parole multiple des visages et du silence, de la musique et des regards, de ce qui est dit qui contredit les regards et les gestes, de ce qui peut être dit et de ce qui affleure à tout moment du corps de l’âme.
    Il n’y a pas d’un côté le corps et de l’autre l’âme, il n’y a que l’âme qui est un corps, et là-dedans il y a nous qui nous débattons comme des fous. Jeanne Moreau dit encore que Saraband est un film à la fois sage et fou, tendre et cruel, elle dit à peu près que c’est un film qui « va partout » et c’est exactement cela : Bergman va partout, dans nos clairières et nos sombres couloirs, il ne dit pas d’où tout cela vient ni où cela va, mais tout est contenu dans les traits d’un visage, ou dans le geste d’une main, des lèvres qui se baisent indécemment parce que ce sont les lèvres d’un père et de sa fille, mais cette indécence est la vie même dans laquelle le père traîne l’affreuse haine de son affreux père, lequel est à la fois un enfant aussi perdu que son fils, puis il y a là, au milieu des couleurs estompées de la vie, l’ovale en noir et blanc d’un visage de morte qui est d’une espèce d’ange, la seule qu’on magnifie en tout cas et qui est plus vivante dans les cœurs que les vivants eux-mêmes, mais cette vivante n’est plus qu’une image.
    Ils disent qu’ils pleurent mais on ne voit pas leurs larmes. Dans la petite église où il vient jouer du Bach, le fils demande à l’ancienne femme de son père qui l’a écouté et en reste émue, si elle est venue là pour le pognon du vieux et s’ils baisent ? A tout moment ainsi cohabitent, dans Saraband, la douceur et la cruauté, la possibilité d’Hitler et celle du Christ, mais tout est lié, tout est incarné et sublimé, tout est d'une indicible beauté et d'une indicible douleur, tout est vivant.

  • Diatribes post mortem

     

     

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    Quand Peter Rothenbühler, rédacteur en chef du Matin, fait la morale à JLK à propos de son hommage à Jacques Chessex dans 24Heures, rédigé en une demi-heure…

     

     

    Sur le Blog de Peter Rothenbüler (http://peterrothenbuhler.bleublog.lematin.ch), ce 10 octobre 2009.

     

    Cher Jean-Louis Kuffer, 

    Je ne suis pas Vaudois, je ne connais pas les petites guégerres et les jalousies entre créateurs et critiques, mais je suis devenu, par hasard voisin de Jacques Chessex, j'ai eu l'énorme chance de faire connaissance d'un homme de qui j'avais une idée complètement faussée par l'image qui en a été projeté par la presse locale. L'image d'un homme austère, hautain, difficile, égocentrique, enfin, tout ce qu'on peut dire de mal d'un grand homme. Et les photos publiées dans la presse ne faisaient que confirmer l'image: un type sérieux, au regard fixe, sans le moindre sourire. J'ai connu un homme qui était exactement le contraire: souriant, charmant, poli, tendre. Jacques Chessex se prenait le temps d'écouter, il offrait son temps, pas seulement au journaliste connu que je suis, mais aussi à la concierge, aux artisans et commerçants de sa rue. Cet homme n'avait que des amis, sauf, apparemment, dans la presse et auprès des écrivains qui ne lui arrivaient pas à la cheville et qui mouraient de jalousie parce que lui, il a réussi, et comment! Le prix Goncourt, un réseau à Paris, des articles dans la presse française et allemande. Par ce seul homme, la Suisse romande a existé dans la littérature française.

    Et que faites vous, le jour ou ce grand homme meurt, terrassé par un infarctus: vous dépeignez dans le deuxième paragraphe de votre article un homme qui serait un « forcené »: « La querelle, l'invective, dans les cafés et les journaux, voire la bagarre à poings nus, n'auront point trouvé de représentant plus acharné".

    Vous osez écrire cela au début d'un hommage. Dans le plus grand quotidien d'un canton qui a eu la chance d'exister au delà de ses frontières grâce au rayonnement de l'oeuvre de Chessex.   

    Qu'est-ce qu'il vous a fait? Et quand? Les coups de poings, de quand datent-ils?

    Avez-vous vu les articles que la presse zurichoise à publié à la mort de l'écrivain Hugo Loetscher, il y a à peine quelques semaines?

    Avez-vous suivi avec quel respect et quel reconnaissance les Zurichois lui ont fait les adieux?

    J'ai de la peine. Cette petitesse, cette aigreur qu'on lit entre les lignes de votre hommage, m'afflige.

    Je vous le dis dans l'émotion, spontanément. Et aussi ému de la mort d'un homme qui a créé une oeuvre immense, qui restera probablement pour longtemps le plus grand écrivain romand.

    Bien à vous

    Peter Rothenbühler

     

     À La Désirade, ce soir du même 10 octobre.

     

    Cher Peter Rothenbühler,

    Vous radotez. Il n'y a pas une once de mesquinerie dans ce texte, que j'ai dû reprendre hier en une demi-heure de stress, entre 22h et 22h30,dans un long portrait que j'avais publié de Maître Jacques, qui l'a lu de son vivant et tout à fait apprécié. Nous nous sommes parfois querellés, c'est vrai, et c'était le plus querelleur des écrivains romands, tout le monde le sait à commencer par ses amis. De vrais amis, il en avait à vrai dire assez peu, contrairement à ce que vous racontez. J'ai été très proche de lui pendant plusieurs années, il m'a trahi et je ne lui en veux plus; il a trahi beaucoup de gens dont il se disait l'ami, parce qu'ils ne faisaient pas ses quatre volontés. La vérité c'est que Jacques était un solitaire, sûrement tendre et bon avec ses tout proches, mais cela c'est à sa compagne et à ses fils de le dire et ni à vous ni à moi.
    Ce que vous dites de ses airs sévères sur ses photos, chargeant la presse de cette responsabilité, est ridicule. Jacques surveillait lui-même les images qu'on reproduisait de lui. Lors de l'exposition de Berne, le commissaire de la manifestation, Marius Michaud, m'a dit qu'il lui avait fait des scènes afin de ne garder aucune photo où il souriait. Maître Jacques avait une véritable obsession de l'impression qu'il faisait, et j'en souriais, moi. Jacques Chessex était un être, complexe, très attachant par certains aspects, comme vous le dites, très gentil et affectueux quand il était serein et en confiance, mais je l'ai vu insulter des gens, leur jeter des verres de vin à la face (durant sa période alcoolique), il s'est opposé à mon entrée au PEN -club sous prétexte que je l'avais critiqué tel ou tel jour, et a été forcé lui-même de quitter cette association de défense de la liberté d'expression dans le monde (!) pour m'avoir injurié devant cette jolie assemblée d'écrivains venus de partout; mais le lendemain de cet esclandre où nous sommes affrontés comme dans une scène de western je lui avais pardonné - bref ne parlez pas de ce que vous ne savez que très partiellement en édulcorant le personnage par naïveté ou conformisme.

    Les gens qui portent Jacques Chessex aux nues aujourd'hui, sans le connaître ou sans aimer réellement ses livres, sont soit des conformistes soit des hypocrites. En ce qui me concerne j'ai toujours dit ce que je pensais de ses livres, et c'est lui qui m'a demandé de faire une conférence sur son oeuvre, à Berne, au moment où il a déposé ses archives à la Bibliothèque nationale.

    Des imbéciles ont prétendu que je m'étais brouillé avec Maître Jacques parce qu'il avait refusé de m'attribuer un prix littéraire, ce qui est une pure calomnie. La vérité, c'est que je n'ai pas voulu me soumettre à une manipulation dont il avait la spécialité, par souci de liberté. Il a bel et bien trahi notre amitié, mais cela nous regarde, et je n'estime pas lui manquer de respect en l'évoquant dans ses ombres et ses lumières, aujourd'hui que je pense affectueusement à lui, alors que les concelébrations convenues se préparent dans le pur style de la récupération.

    Jacques Chessex était un forcené, et je l'aimais aussi pour ses excès, mais il avait des défauts, des vanités, des jalousies comme tous les hommes de lettres; c'était un écrivain de premier ordre, mais son oeuvre n'atteint pas la hauteur et la noblesse de celle d'un Ramuz. J'ai essayé de concentrer du mieux que j'ai pu, hier soir, avec mes amis de la rédaction aussi stressés que moi, la substance d'un texte de 20.000 signes en un extrait de 3000 signes et des poussières. Bref,votre leçon si confraternelle et si grotesque quand vous attribuez à Maître Jacques le mérite d'avoiir fait connaître notre journal au-delé des frontières du canton sent tellement le discours de cantine que je vous dis, comme le disait notre cher Gilles à je ne sais plus quel politicien de nos villages juché sur son « podioum » et achevant son hymne par un "Maintennant il me faut... il me faut… il me faut… » Oui, cher Peter Rothenbüler comme vous le dirait notre cher chansonnier : «Maintenant il vous faut descendre de ce podioum»…

    JLK

     

     

  • En famille

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    Le dimanche matin nous nous retrouvions tous dans leur lit.
    On disait que ce serait le bateau La Fringante. Papa écartait les jambes, Maman se collait à lui, le grand Paulo s’enfilait ensuite tout contre elle, et deux filles en sandwich, puis deux garçons et les jumeaux enfin dans leurs chemises de nuit retroussées et ne se retenant pas de canonner des odeurs au scandale de tout l’équipage.
    Tous étant bien emboîtés, c’était Papa, seul maître à bord après Dieu, qui commençait de faire les vagues en serrant bien Maman dans sa fourche tandis que les grands se battaient pour qui ferait la sirène; et tout de suite il fallait gronder Paulo qui écrabouillait les seins de Maman ou griffait les filles de ses ongles carrés de grands doigts de pieds à la gomme.
    Bien entendu, comme il en va de toutes les bonnes choses, ces jeux ont pris fin à un moment donné, sans qu’aucun de nous puisse préciser qui en décida ni pourquoi.
    C’est bien plus tard, en tout cas, que Paulo nous a montré ses premiers poils, et plus tard encore que Maman a parlé à l’aînée des filles qui, de toute façon, savait déjà tout
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  • Ceux qui dénoncent

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    Celui qui estime que son fils Aurélien lit trop et se demande si c’est normal / Celle qui mobilise ses voisins de l’ancien quartier des Oiseaux contre celle qui reçoit les après-midi sans que cela paraisse déranger son mari l’ouvrier Vinard mais vous vous rendez compte pour les enfants ? / Ceux qui épient les amants dans les roseaux en s’indignant à l’idée que des enfants puissent les surprendre dans leur périssoire à faire le french Kiss à bouches que veux-tu / Celui qui s’introduit dans l’ordinateur de son collègue Alban pour vérifier que ce libre penseur n’a pas téléchargé des images d’impubères / Celle qui répand le bruit que quelque chose de louche se passe dans la maison du veuf devant laquelle stationnent des voitures voyantes et l’autre jour le pick-up du Créole à marcel / Ceux qui ont vu le Créole tatoué pisser dans le terrain vague et s’attarder un peu avec son outil dans la main non mais tu te rends compte avec les écoles à côté ? / Celui qui a entendu dire que le Créole aux jeans rouges avait été vu dans la rue des Effluves enfin tu vois quoi / Celle qui se fait bannir du Club des marcheuses protestantes parce qu’elle a refusé de dénoncer son amie Priscilla soupçonnée de pratiquer l’échangisme à Cap d’Agde / Ceux qui prétendent que Sartre n’a pas pu écrire L’Enfance d’un chef sans être lui-même un pédoque / Celui qui va clamant que le plaisir sexuel hors mariage devrait faire l’objet d’une réglementation beaucoup plus stricte et que le coming out dès la petite école est à souhaiter / Celle qui s’est prévalu de sa qualité de femme de pasteur responsable pour instituer la pratique de l’Autocritique intime à la fin du culte sans oublier les pensées malsaines /Ceux qui considèrent que les lesbiennes devraient être tondues / Celui qui a établi une liste des personnages suspects de la Cité des oiseaux où comme par hasard, ah ah, figurent pas mal d’étrangers louchant sur nos femmes seules et même nos écolières nubiles / Celle qui trouve bien jolis les jeunes catéchumènes présumés préférés de l’Abbé Frisson / Ceux qui se demandent où va ce monde où même les ministres ont des penchants / Celui qui « fait » Pattaya chaque année où il se purge de la mesquinerie indicible de ses collègues professeurs de la Faculté des Lettres de Lausanne / Celle qui lit des romans aux aveugles qui la pelotent volontiers pendant ce temps pour leur plaisir réciproque d’adultes consentants et même responsables / Ceux qui relèvent les numéros de plaques des automobiles parquées vers l’étang dit des « sodomistes » / Celui qui confesse à son chef de bureau darbyste que sa mère l’a régulièrement attouché petit enfant jusqu’à faire jaillir le sperme vers l’âge de 9 ans et que ça lui pèse sur la conscience et qu’il se demande s’il doit en référer aux journaux pour un procès posthume et le chef dit non surtout pas après le bureau sera sali / Celle qui menace sa fille de lui enduire les mains de goudron si jamais elle persiste dans le Péché Mortel / Ceux qui ont pris des bains du tonnerre avec leurs enfants et qui vous emmerdent si vous trouvez à y redire, etc.

  • La curée des hyènes

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    De Polanski à Frédéric Mitterrand, ou le réveil des délateurs

     

    L’arrestation de Roman Polanski à son arrivée en Suisse, où il était invité pour y être honoré, au Festival du cinéma de Zurich, avec la bénédiction du Chef de l’Office fédéral de la Culture, le candide Jean-Frédéric Jauslin tout fier de lui rendre hommage, laisse une impression de dégoût accentuée par le comportement hypocrite et lâche de nos plus hautes autorités. La façon dont nos vertueux ministres se sont défilés en se rejetant la responsabilité les uns sur les autres, invoquant « l’état de droit » pour justifier l’extradition du cinéaste alors qu’ils  savent si bien, au déni de l’équité dont ils se targuent, fermer les yeux chastement  en d’autres cas (on se rappelle la protection dont ont bénéficié le financier milliardaire Marc Rich ou le dictateur Mobutu, entre autres), est aussi peu glorieuse que le désastre diplomatique dans nos relations avec la Lybie, qui a vu le président de la Confédération ramper devant le dictateur Khadafi.

    Au nombre des effets collatéraux de la triste affaire Polanski, la campagne de dénigrement visant aujourd’hui Frédéric Mitterrand, qui a « osé » se prononcer en faveur du cinéaste franco-polonais, passe les bornes de l’indignité. Autant l’affaire Polanski est délicate et compliquée, autant la délation visant le ministre de la culture française suscite la crainte de voir s’étendre, en Europe, les manifestations les plus odieuses du politiquement correct à l’américaine. À cet égard, la lecture du dernier essai de Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux, paru chez Grasset, où il évoque notamment les dérives du puritanisme américain en matière de surveillance et de punition, laisse présager des lendemains qui déchantent. À partir de rumeurs infondées, sur la base de quelques pages d’un livre où Frédéric Mitterrand, sans s’en vanter, fait état de relations sexuelles tarifées avec des jeunes Thaïlandais majeurs et consentants, le ministre a soudain été décrit comme un apologiste de la pédophilie indigne de sa fonction. Or ce qui est bien plus indigne, de la part de ceux qui l’attaquent, est d’opérer un amalgame immédiat entre homosexualité et pédophilie, dans la meilleure tradition populiste. Les hyènes qui se déchaînent auront du moins le mérite de nous prémunir contre l’hystérie à venir d’un puritanisme qui, loin de défendre la vertu, fait le lit de la médiocrité et de la tartufferie. Un bon contrepoison à recommander enfin : la lecture de La Tyrannie du plaisir (Seuil, 1998)  de Jean-Claude Guillebaud, qui oppose la réflexion équilibrée au délire vengeur…      

  • Dimension Nobel ?

     

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    L’Académie de Stockholm a crée la surprise, hier, en décernant le plus prestigieux des prix littéraires mondiaux à la romancière et poétesse allemande Herta Müller. Alors que les noms d’écrivains concélébrés tels les Américains Philip Roth ou Joyce Carol Oates, l’Israélien Amos Oz ou le Libanais Adonis , revenaient une fois de plus au premier rang, la récompense suprême est revenue à un auteur méconnu du grand public francophone, qui n’a accès qu’à trois traductions de l’oeuvre: La confrontation (Métailié, 2000), L’Homme est un grand faisan sur terre (Maren Sell/Gallimard Folio, 1990)  et Le renard était déjà le chasseur (Seuil,1996). D’origine roumaine, où elle est née en 1953, mais établie à Berlin depuis 1987, Herta Müller est cependant une figure de la scène littéraire germanique, déjà consacrée par le prestigieux prix Kleist en 1994.

    Selon les termes de l’Académie, Herta Müller est récompensée pour avoir « avec la concentration de la poésie et l'objectivité de la prose, dessiné les paysages de l'abandon ». Issue de la minorité germanophone du Banat, la romancière a commencé d’écrire pour rompre la parole  mensongère de son père, ancien SS, et décrire la réalité telle qu’elle était sous la dictature de Ceausescu. A cet égard, cette consécration rappelle celle d’un Imre Kertesz, largement méconnu lorsqu’il fut nobélisé en 2002, et dont on a découvert l’oeuvre depuis lors.

    Quant à la question du « mérite » effectif des lauréats du Prix Nobel de littérature, elle est vaste, soumise à tous les ethnocentrsimes et tous les goûts et à la légitimité des jurés qui ont « oublié » Proust et Nabokov, Céline et Borges, Ramuz et pas mal d’autres…

  • Le dernier tabou

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    Ecrivains et pédophilie. À propos de Polanski, Frédéric Mitterrand et d’une confusion générale sous contrôle politiquement correct…

    La littérature universelle n’a cessé d’évoquer, depuis la plus haute Antiquité, tous les états du désir. Les enfants, selon les cultures, n’y ont pas échappé, sous des formes plus ou moins sublimées. En Occident, les écrits du marquis de Sade (1740-1814) sont les plus explicites de nos temps modernes, où des impubères des deux sexes se mêlent à toutes les orgies. Or Les œuvres de Sade ont quitté les « enfers » des bibliothèques et des librairies depuis belle lurette. Mais le « divin marquis » passerait-il aujourd’hui à la télévision ? Rien n’est moins sûr.
    À l’heure du politiquement correct, la formule selon laquelle « tout peut s’écrire, mais tout ne peut pas se dire », se vérifie tous les jours. Gabriel Matzneff, auteur de grand talent, en a fait l’expérience en 1993, sur le plateau de Bernard Pivot, face à la romancière québecoise Denise Bombardier qui l’attaqua frontalement sur ses amours avec de très jeunes gens des deux sexes (entre 11 ans et 16 ans, selon l’aveu même de l’écrivain dans ses Carnets). Matzneff, injustement impliqué par ailleurs dans le scandale pédophile du Coral, n’en fut pas moins «remercié» par le journal Le Monde et perdit tout crédit sur la scène médiatique. Un sort moins enviable encore fut celui de Tony Duvert, chantre militant du droit des enfants à disposer de leur corps, dont Paysage de fantaisie fut couronné par le Prix Médicis en 1973 et qui se retira du monde en 1990 après son Abécédaire malveillant, pour mourir dans la solitude et l’opprobre. S’il n’était passé inaperçu, le roman de Maurice Heine intitulé Luce, Les mémoires d’un veuf, aurait « mérité » pareil traitement.
    Plus discrets et prudents, et bénéficiant d’un contexte social moins tendu sur la question, un Henry de Montherlant ou un Michel Tournier, autres amateurs de jeunes garçons, n’ont jamais été en butte à la vindicte publique. Dès 2003, Alain Robbe-Grillet dénonçait cependant, à propos de La Reprise, où une adolescente apparaît sous les traits d’une « violeuse » virtuelle, les critiques selon lui « grotesques » dont il fit l’objet, comme celles qui ont visé le peintre Balthus. Sous les mêmes accusations, un enseignant picard fut arrêté par la police en 2000 pour avoir fait lire à ses élèves Le Grand cahier d’Agota Kristof où des parents avaient cru débusqer un auteur pédophile. À quand le procès posthume de Nabokov pour sa perverse Lolita ?

  • Magnifique Ella Maillart

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    Un témoignage inédit de Charles-Henri Favrod

     

     

    J’ai rencontré souvent Ella Maillart avant d’obtenir qu’elle me montrât ses photographies. Elle me renvoyait toujours à ses livres où, disait-elle, se trouvaient « les seules passables ». Dans le petit chalet de Chandolin, un jour de grand soleil, elle disparut. Pas loin. Il n’y avait que deux chambres, et l’autre contenait sa bibliothèque, son lit. Elle en revint avec quelques boîtes de carton bleu. Elle m’expliqua aussitôt qu’il n’y avait rien là digne d’intérêt si ce n’est le système simple qu’elle était fière d’avoir inventé pour consulter ses fiches : un ruban simple les maintenant ensemble et en permettant l’inclinaison.

    J’avais enfin en main les premières images : le voyage à Moscou, en 1930. Et je fus émerveillé. Ella Maillart se mit aussi à regarder et à se souvenir. La partie était gagnée, car elle y prit plaisir. Peu tournée vers le passé, y avait-elle mi le nez depuis la publication de Parmi la jeunesse russe ? Elle bougonna évidemment, à son habitude, disant que c’était banal et que ça pouvait embêter les gens. Je rétorquai que personne n’avait photographié comme elle la capitale des Soviets, au moment où Arthur Feller écrivait L’expérience du bolchevisme. « Le parti de Trotsky est vaincu, l’opposition de droite réduite en silence, la voie à suivre tracée par le plan quinquennal au milieu d’un formidable chaos. » Au moment où Emil Ludwig obtenait une interview de Staline et résumait ainsi son impression : « Voilà un homme qui semble n’aimer absolument personne. »

    Ces photographies de Moscou et de Russie, Ella Maillart les as faites avec une vieille boîte et des chutes de film de cinéma que lui donna Poudovkine. Mais, à Berlin, au retour du Turkestan, le gérant d’un laboratoire vit l’image des cavaliers kirghizes, l’aigle ou le faucon au poing, et réussit à convaincre Ella Maillart d’accepter un entretien avec le Dr Leitz. Admiratif, celui-ci lui donna un Leica, l’appareil miraculeux qui commençait à bouleverser le marché photographique, et même un deuxième en cas d’accident survenu au premier, sans oublier un agrandisseur et un appareil de projection pour agrémenter ses futures conférences. Est-il nécessaire de rappeler qu’au début des années trente, parmi quelques autres titulaires, Erich Salomon et Henri Cartier-Bresson étaient précisément en train d’inventer, avec Leica, la nouvelle photographie ?

    Voilà comment à Chandolin, en 1988, a été décidé le dépôt des seize mille négatifs d’Ella Maillart au Musée de l’Elysée. J’en ai rarement vu d’aussi bien maîtrisés : ils ont tous une fiche, avec un tirage de travail et une légende très complète, une date précise, les circonstances de la prise de vue. Le Musée a reçu du même coup une centaine de négatifs et de plaques positives concernant les croisières maritimes, les films de cinéma sur l’Afghanistan, les textes et les diapositives des plus grandes conférences.

    J’ai monté l’exposition de 1990, contraint de faire des choix difficiles, tant les images significatives abondaient. Je m’en suis tenu aux itinéraires, privilégiant ce qu’il y a d’unique dans ces archives d’Asie, en particulier sur le Turkestan russe et chinois. Personne d’autre n’en a ramené à cette époque tant de documents essentiels. Les négatifs ont souffert des conditions dans lesquelles ils ont été développés. Ils ont subi les épreuves du climat, du vent  de sable, de l’eau trouble, de la désinvolture d’Ella Maillart qui n’a jamais su se prendre au sérieux. En fin de vie encore, malgré l’admiration des experts, elle ne se laissait pas convaincre. A l’entendre, il aurait fallu ignorer Moscou et privilégier les monuments qu’elle a toujours et partout photographiés pour remédier à une mémoire qu’elle jugeait défaillante, qui s’effrite comme les pierres.

    Cette mémoire, j’ai pu en vérifier l’acuité. Au fur et à mesure que je lui montrais les photographies tirées, elle se souvenait de tout : du nom des gens rencontrés, de ce qu’elle avait alors dans son sac à dos, des odeurs, du temps qu’il faisait. C’est ainsi que j’ai appris qu’un seul livre l’avait accompagnée lors du périple chinois et himalayen, Le Jeune Parque de Paul Valéry. « Réciter de la poésie face à l’immensité de la nature est une source inépuisable de bonheur ». Au grand agacement de son compagnon de route, Peter Fleming, elle en a fait retentir le Sinkiang, sur le dos de son cheval Slalom, dont la mort la hantait encore, bien qu’il trotte toujours sur les photographies. « Si c’était à refaire, j’emporterais le sac de pois cassés qui lui a manqué pour survivre. »

    Lui en a-t-il fallu de l’énergie pour faire des images dans la chaleur, le froid, l’étendue ? Mais cette femme, sa vie durant, n’a cessé d’avancer, sans se retourner, toute au but qui, comme l’horizon, se dérobe toujours. Heureusement, la photographie est un éternel retour. Prothèse de l’œil et de la mémoire, l’appareil retient ce qui passerait sinon. Et je sais maintenant que mon obstination à vouloir voir les fameuses boîtes, ma recherche du temps perdu, au risque de provoquer l’agacement d’Ella Maillart, l’a en définitive comblée du passé retrouvé.

    A Sotchi, en 1930, au retour du Caucase, Ella Maillart écrit ce texte étonnant : « La réalité géographique de la Terre m’obsède. Je sens autour de moi la vie des latitudes, dotée chacune de sa couleur spéciale. Pas une de mes pensées qui ne soit en quelque sorte orientée vers l’un des points cardinaux. Je suis prise à jamais dans les lignes de force de l’aiguille aimantée. » Et, deux ans plus tard, au Turkestan russe : « La première nuit que je passe sur la terre aride d’Asie est inoubliable : enfin mon regard rencontre le dôme ininterrompu du ciel ; enfin le vent qui souffle est semblable à un élément puissant et primordiale et balaie dans sa course tout un continent : mon être est pénétré par cette sensation nouvelle d’immensité. »

    Il me plaît qu’à côté de l’écriture, dont elle disait qu’elle ne l’avait jamais maîtrisée, elle soit aussi cette superbe photographe qu’elle prétendait n’avoir jamais été.

    Ella, l’impatiente, l’insatisfaite, la modeste, l’inlassable, la magnifique !

    C.-H. F.

     

    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraion du Passe-Muraille, fin octobre 2009.