Au Devero. JLK, huile sur panneau, 2005.
Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’a envoyé Bourgois m’est soudain apparu: La fin de l’impossible ; et trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne aussitôt comme un acte de reconnaissance aux «alliés» occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à «l’étrange acoustique du monde spirituel» dont parle Kierkegaard.
Tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une «explication avec la vie» passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le «Moi-même moi-mêmisant», pour embrasser «le Tout de la vie», à savoir Romain Gary, Romain Gary que j’ai peu lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit «j’attends la fin de l’impossible», Romain Gary l’écrivain que le philosophe Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski…
C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers «l’étrange acoustique du monde spirituel», les gens dans le train me semblaient plus beaux, ces mots me parlaient: «Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre».
Et du même coup j’entrevoyais de nouveaux livres à lire, peut-être un nouvel interlocuteur longtemps inaperçu, et me voici ce soir commençant de lire L’angoisse du roi Salomon tandis que l’ombre se fait sur la montagne… (A La Désirade, en août)
C’est notre ami le linguiste savant, l’autre soir, tandis que les fusées et autres feux d’artifices éclairaient le ciel du 1er août, fête nationale des Helvètes, qui m’a donné l’envie féroce de retrouver James Lee Burke, dont il a commencé à nous raconter le dernier roman traduit, Purple cane road, que je me suis procuré dare-dare pas plus tard qu’hier et dont j’ai lu déjà les trente premières pages. Retrouver le flic alcoolo Dave Robicheaux, beau gosse au grand cœur des bords du lac Pontchartrain, en Louisiane pourrie, est toujours un vieux bonheur, et surtout que cette fois il est touché personnellement du fait qu’un malfrat lui balance comme ça, au passage, que sa mère a été assassinée dans telle et telle circonstance, il y a des années de ça, sa mère qui n’était pas plus du genre sainte que la mère de James Ellroy, à laquelle on pense évidemment dans cet équivalent romanesque du superbe Ma part d’ombre. Mais pourquoi diable James Lee Burke nous manque-t-il tellement de loin en loin? Parce que son dépotoir est beau. Parce que la nature sauvage de sa Louisiane est belle. Parce que ses personnages ont de la gueule. Parce que sa phrase, parce que ses mots, même traduit, ont du chien. Bref et surtout: parce que c’est intéressant.
Un jour Michel Butor, après la parution de ses mémorables lectures en quatre volumes de Balzac, interrogé par Bernard Pivot sur la raison de cet engouement, lui répondit simplement: parce que Balzac est intéressant. Voilà: Balzac est intéressant. De même que le Philip Roth de Pastorale américaine est intéressant. Christine Angot n’est pas intéressante, ni Frédéric Beigbeder non plus, ni moins encore ce néant imprimé que figure Marc Levy, tandis que Simenon est intéressant, et Michael Connelly dans L’envol des anges, et Ryu Murakami dans Thanatos, et James Lee Burke dans Purple Cane Road.
Notre ami linguiste, l’autre soir, nous a raconté son étude de l’usage des temps dans le roman policier contemporain, qui lui a fait découvrir la complexité de la narration de Simenon, par opposition aux mécanismes répétitifs et conventionnels d’un Jean-Patrick Manchette, dont je me suis toujours demandé pourquoi il m’ennuyait plus souvent qu’à son tour. N’est-ce pas intéressant cela aussi?
Le Triple concerto pour hautbois de Bach accompagne ma rêverie tandis que les nuages rougeoient un peu plus et qu’une dernière effusion d’or laiteux se répand du couchant sur tout le bassin lémanique…
Tout à l’heure je regardais, d’un œil, le Dalaï-lama aux infos du soir, en même temps que de l’autre je lisais Au secours Houellebecq est de retour!, ce petit livre vite fait et peut-être prématuré, s’agissant d’un livre que personne n’a encore eu l’heur de lire, alors même que l’auteur, Eric Naulleau, stigmatise l’éditeur et les Inrocks pour l’avant-campagne démente menée autour de la chose à venir… Si je partage entièrement sa virulente critique d’un système qui tend de plus en plus à noyer la littérature dans la masse de n’importe quoi, et substituer, à l’approche attentive des livres, le battage médiatique où il n’est plus question par exemple que des goûts culinaires de l’Auteur ou de son penchant pour les chiens, en revanche Naulleau me semble injuste envers l’apport de Michel Houellebecq, tout de même très intéressant par sa façon de mimer la déprime d’époque, au moins symptomatique, et parfois aigu dans ses observations et plus encore par leur modulation, surtout dans Extension du domaine de la lutte. Cela étant, apparu cinquante ans plus tôt, un tel écrivain se serait fondu dans la catégorie des seconds couteaux, cela ne fait pas un pli à mes yeux, tandis qu’aujourd’hui les données conjuguées d’un creux de vague et des moyens de valoriser l’insignifiance à grands coups de publicité en fait un «auteur-phare», selon la formule aussi consacrée que débile…
Ah mais plus important à l’instant: ces derniers feux de rouge en fusion dans le jour qui s’en va sur les ailes du hautbois…
L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non: que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand l’un parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentianes, et c’était cela même me disais-je: l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.
C’est le miracle de la lecture de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler soudain ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps par Hubert Nyssen et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à passé cinquante ans, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans. De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique: une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.
La prose de Gadenne est d’une beauté de parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.
Mais bougre que cette descente du Brévent est claquante! Et comme il fait bon alors se tremper dans le torrent glacial qui serpente, de l’autre côté de la vallée, au pied des Drus. C’est là que, dans le sable blanc, j’ai fini Baleine, tandis que les hélicos tournaient à n’en plus finir dans les parages des Drus, du Requin ou du Caïman, peut-être du Fou? Dans la foulée, j’ai pensé qu’il était significatif qu’un requin échoué sur un rivage ne puisse dégager la moindre poésie, pas plus qu’un Caïman d’ailleurs, pour ne pas quitter la formidable nomenclature des Aiguilles de Chamonix…
Tandis qu’une baleine contient le monde et en décline tous les aspects. Moby Dick, évidemment présent en filigrane, fut une montagne blanche et un monstre biblique, mais je me rappelle soudain qu’aucun de nos écrivains alpins n’a produit trente pages de cette densité qui puissent restituer, des montagnes, ce que certains peintres ont si bien saisi à l’époque romantique, à savoir le mystère, l’odeur de la vie et de la mort, ce contraste de notre légèreté et du poids des choses, la chair d’un chamois qui se décompose dans un pierrier et la grâce d’un enfant sautant de pierre en pierre, le ciel d’été roulant ses myriades d’étoiles au-dessus des parois lugubres, tout ce chaos, et là-haut ces papillons multicolores des parapentes, et sur le sable blanc du torrent aux eaux laiteuses ce lecteur divaguant…
Les dernières notes datées que j’ai publiées dans mes Carnets de JLK (1414 visites ce mois) m’ont permis de renouer avec une forme de narration-méditation quotidienne déjà pratiquée de loin en loin, nourrie à la fois d’éléments existentiels immédiats et de lectures ou d’observations de toutes sortes, qui correspond à merveille, je crois, à mon absorption de chaque jour et à mon besoin de la mettre en forme. Cette cristallisation, par l’écriture ou par la peinture, est réellement la base de mon rapport actuel avec le réel.
Lorsque Czapski m’a dit un jour qu’il bandait pour la couleur, avec une de ces élans juvénils qui semblaient soulever tout à coup sa vieille carcasse repliée comme celle d’un grand oiseau en cage, dans la mansarde à plafond bas de l’Institut polonais, à Maisons-Laffitte, je l’ai pris comme un saillie, c’est le cas de dire, sans me douter alors de ce que le rapport physique avec la peinture pouvait avoir effectivement de sensuel et d’excitant, notamment lorsqu’une forme émerge du chaos des couleurs, et surtout dans la pratique dionysiaque de celles-ci. De fait on n’imagine guère Monsieur Bonnard, debout devant sa toile en cravate, bandant pour la couleur, même si celle-ci est chez lui tous les jours à la fête. Mais Bonnard est un apollinien, comme Cézanne, sauf quand celui-ci caresse ses baigneuses et ses baigneurs.
A l’opposé, qu’on imagine le plus souvent ivres et virtuellement à poil dans le bordel de leur atelier: Soutine et Bacon, dont les couleurs sont autant de décharges nous touchant «directement au système» nerveux, comme le notait justement Sollers à propos de Bacon.
C’est le côté sauvage de la peinture, qui ne se résume souvent qu’à une touche ou à une échappée de liberté folle, comme chez Véronèse ou Delacroix la mèche rebelle dépassant sur le côté…
Peindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l’écriture, mais ce n’est pas tant une affaire d’érection que d’effusion dans le tourbillon des odeurs et des couleurs, de quoi surgit la forme. Paul Gadenne montre, dans Baleine, combien la forme créée est belle, émouvante et paradoxale, et d’autant plus belle, en opposant une partie encore intacte de la dépouille, ailerons et gouvernail, qu’elle nous apparaît au milieu du désordre de chairs retournant au chaos originel. J’avais vu cela en Grèce lorsque je lisais Kazantzakis, tombant soudain le long d’une plage de l’île d’Ios sur un chien ensablé, squelette à tête encore pelucheuse et aux yeux de verre éteint.
Nietzsche a montré mieux que personne, je crois, et Berdiaev après lui, cette oscillation entre dionysiaque et apollinien, qui ne se réduit pas au dualisme entre physique et spirituel, loin de là, mais renvoie au corps sans limites de certains Chinois et de tous les vrais mystique qui «bandent» pour Dieu - les femmes autant que les hommes, cela va de soi…
On croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux glauques, mais le personnage est beaucoup plus que cela: un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait ou calmé, même au clavecin.
Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. C’est un peu la version thriller de L’homme sans qualités, dont l’écriture apparemment plate de Patricia Highsmith ne tisse pas moins un arrière-monde aux réelles profondeurs. Ripley l’informe rêve d’art et y accède par tous les biais, y compris le faux (l’invention de Derwatt) et le simulacre - il peint lui-même à ses heures, comme on dit… Ripley est un humilié qui se rachète en douce, comme il peut, un pas après l’autre. C’est un peu par malentendu qu’il commet son premier meurtre, parce qu’un jeune homme l’a blessé, et pour tout le reste qui justifiait cet énervement du moment: tout ce que symbolisait ce fils de pute d’enfant gâté. Ensuite, le premier pas étant franchi, on croit savoir que le meurtre transforme l’homme en meurtrier et que ce nouvel état suppose de nouvelles lois, avec lesquelles Ripley va jouer, parfois pour la bonne cause, comme on dit, comme dans Ripley s’amuse, peut-être le meilleur de la série, qui a inspiré deux beaux films et deux interprétations (Bruno Ganz et John Malkovitch) dont la meilleure n’est pas celle de L’ami américain, il me semble.
En lisant ces jours Sur les pas de Ripley, je retrouve cette atmosphère de voluptueuse angoisse si particulière, propre à l’auteur, qui m’évoque le besoin de se faire peur des enfants pelotonnés dans leur nid de souris. Il y avait de ça chez la vieille gamine, qui refusait en outre l’ordre des gens dits normaux commettant toutes les saloperies sans froisser rien de leurs costumes de gens au-dessus de tout soupçon.
Un jour que je lui demandais ce qui motivait selon elle les crimes, Patricia Highsmith m’a répondu que c’était cela presque toujours: d’avoir été humilié, de se sentir rejeté du bon camp, de n’être pas admis au vernissage… Ce dont Ripley tire, sans trop le vouloir, tout à son instinct d’animal dénaturé, le parti qu’on voit…
Nulle conversation, mais un morne balancement entre mutisme et papotage.
Le seul contact avec les gendelettres me tue. Ce n’est pas seulement qu’ils ne soient pas intéressants, c’est qu’ils sont gentils, si gentils qu’on n’a pas le cœur de leur dire ce qui est, à savoir que ce sont des casse-pieds.
L'avantage des rangements tient à cela que nous retrouvons quantité de livres que nous avions oubliés, comme cet Aller retour New York d’Henry Miller, dans la collection de la Petite Ourse de Rencontre qui a ressurgi hier soir d’un Ararat de bouquins empoussiérés et que je me suis mis tout de suite à relire. L’énergie de ce formidable bretteur! Et le rappel d’Alfred Perlès, auquel ce livre est adressé, dont Miller dit que c’était le plus abondant épistolier des terres émergées. Du coup je me suis rappelé qu’il fallait que je fasse un signe à ma chère Asa, qui m’a toujours fait tant de réclame pour Miller, et que je reprenne mon Zambèze d’échange de lettres avec l’impayable Antonin.
J’ai relevé ce matin, sur le rapport quotidien des visites de mes Carnets de JLK, que j’avais reçu 2071 visites durant cette première quinzaine d’août, et là encore je me suis dit: gare à l’illusion: un clic et tout ça s’évapore comme neige de baleine au soleil assassin…
N’empêche que l’on y croit, à nos messages à Dieu sait qui et autres bouteilles à la mer. Même de plus en plus isolés les uns des autres, ils s’envoient comme ça des signes, les humains. Sophie nous balance d’ailleurs, ce dimanche matin, un dernier SMS de Damas. Et hier c’était l’ami Nicolas de son île grecque. Et tout à l’heure un autre texto du jeune Bruno rêvant au bord du Rhin.
Notre grande petite Sophie est revenue hier de Syrie, les bras surchargés de cadeaux. C’est un vrai souk qu’elle a déballé sous nos yeux ébahis. Nous en avons bien ri et j’étais tout songeur en l’entendant raconter que, là-bas, les femmes se baignent tout habillées; et de la voir, sur les photos, engoncée comme en plein hiver, par des chaleurs torrides, m’a fait sourire aussi et me rappeler mon peu d’attirance pour ces pays et ces mentalités si figées dans les conventions pseudo-religieuses, évidemment claniques et toutes sociales. Dieu sait que je ne suis pas dupe des progrès dont nous nous targuons, mais tout de même, tout de même…
Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer «le livre des livres», mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui l’épatant Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, lequel me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes dans ce monde d’altruistes déclarés…
J’aime bien pourtant ce décalage entre le mot qui juge d’avance et ce qu’on découvre qu’il désigne: c’est déjà tout un programme. On verra vite qu’égoïste ici signifie surtout personnel, non pas du tout d’un Moi narcissique mais d’un Je qui s’affirme en absorbant à la fois tous les Nous, dont le dandysme consiste à ne penser comme personne dans les mots de tout le monde.
Sur le premier mot d’Action, Charles Dantzig se présente avec porte-voix et fauteuil à son nom, hollywoodien metteur en scène «regardant l’infanterie des écrivains qui discute, rit, fume, déambule en attendant la première prise», mais son cinéma à lui ne pratiquera guère la tonitruance de l’effet spécial, plutôt du genre de Martin Scorsese quand il raconte, merveilleusement, son cinéma italien ou son cinéma américain, à l’égoïste là aussi.
Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans les développements subtils et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre la notion d’un auteur qu’il cite, le génial Baltasar Gracian.
Pietro Citati se lamente aujourd’hui, dans La Repubblica, en évoquant le saccage progressif des plus beaux sites d’Italie, à propos des petits villages du Tyrol méridional chers à Mahler et Hofmannstahl, et plus précisément de Versciago di Sopra (Obervierschach) qu’on est en train de dénaturer par un développement immobilier intempestif.
Or c’est le mouvement inverse que nous venons d’observer en découvrant, dans les hauts du val d’Ossola, le parc naturel du Devero dont les grands espaces d’une somptueuse sauvagerie évoquent l’Amérique plus que l’Europe, à cela près que, dans les villages en train de (re) prendre conscience de leur patrimoine, l’effort de résister au nivellement et à l’uniformisation se ressent comme un nouveau sursaut de ces populations alpines à longue mémoire.
A tous les étages habités du Devero, qu’on atteint par une route très escarpée en bifurquant, sur la route sur Simplon, à quelques kilomètres en aval de Domodossola, l’on est ainsi frappé par le goût des reconstructions à toits de pierre et boiseries dans le style des Walser, autant que, passé le barrage à toute circulation automobile, par la qualité des chemins piétonniers. Le céleste bleu pur du 18 août a fait affluer, de Milan et de partout, une inconcevable procession d’automobiles, toutes garées le long de la route de montagne, sur des kilomètres et des kilomètres. Vision buzzatienne des enfers du XXe siècle que cet interminable scolopendre multicolore, mais au-delà d’un hallucinant tunnel non éclairé traversant la montagne de part en part: halte-là, tout le monde continue pedibus.
La foule est encore dense sur la moquette de gazon du vaste amphithéâtre du premier val Devero, mais au fur et à mesure qu’on s’élève, par les paliers successifs d’une espèce d’escalier montant vers le ciel à travers les forêts de châtaigniers dominant des lacs vert émeraude, et par d’immenses hauts plateaux de tourbières traversées de ruisseaux d’une traînante limpidité, jusqu’aux citadelles rocheuses découpant là-haut leurs créneaux dentelés, les marcheurs se font plus rares et, en fin de journée, c’est dans une solitude absolue que nous serons redescendus à travers ces jardins suspendus coupés de falaises à pic, de cascades aux eaux fumantes et de vertigineuses vires.
Ce que nous aurons apprécié le plus, cependant, au terme de cette balade, c’est de retrouver de vrais hôtes à l’italienne, le soir, à l’Albergo della Baita (ce nom signifiant maison), sur l’alpage de Crampiolo, entre la sainte petite chapelle et le torrent; cet accueil jovial et sans chichis, et cette cuisine généreuse et variée, servie sans compter et sans cesser de sourire par les gens de la Signora Rosa: cette Qualité, cette civilisation naturelle, cette vraie culture transmise, cela même que l’esprit de lucre ou le seul souci de rentabilité altèrent un peu partout, mais dont certains retrouvent aujourd’hui la valeur.
Je trouve juste et bon que Pietro Citati, grand lecteur de Proust et de Kafka, l’exemple à mes yeux de l’honnête homme, prenne à cœur de s’indigner contre l’atteinte, justement, à ce qui a fait la Qualité de ce pays qui est le sien, dans la mesure où la civilisation et la culture englobent l’aspect des maisons et des jardins, la cuisine autant que la conversation, le souci une fois encore de perpétuer ladite Qualité. J’espère seulement ne pas idéaliser celle que j’ai ressentie, n’était-ce qu’en passant, chez les Piémontais de ce haut-lieu du Devero où nature et culture semblent encore en consonance.
Juste en dessous du col de l’Albrunn, l’autre jour, avant de débusquer une gargantuesque marmotte au milieu des hauts gazons, je suis tombé sur deux moutons brun grave, absolument seuls dans le pierrier, qui m’ont considéré d’un air vaguement réprobateur tandis qu’une pensée me revenait à propos de ce que dit Charles Dantzig, dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, sur l’incompatibilité entre puritanisme et littérature, mais aussi sur sa détestation de la montagne.
Charles Dantzig dit ne pas aimer la montagne, où cela manque selon lui de cafés et de cinéma. Invité à passer une nuit à Sils-Maria au titre (si j’ai bien compris) de connaisseur de Nietzsche, il s’est laissé tirer l’oreille avant de renoncer tout à fait, en quoi il a eu tort évidemment, car à Sils-Maria, le long du lac, il eût croisé les spectres cinématographiques à outrance de La montagne magique, à un coup d’aile de la maison natale de Giacometti et de cette autre merveille qu’est le village de Soglio, sur son promontoire annonçant déjà l’Italie, où Rilke a séjourné et Jouve situé Dans les années profondes, le premier récit de La scène capitale.
Il n’y a peut-être pas de cinémas en montagne, mais il y a du Japon en Engadine et de sévères moutons aux regards de sombres pasteurs bergmaniens sur les roches livides. Or le puritanisme est ce barrage de lourde pierre, semblable à celui qui retient les eaux d’émeraude du Lago di Devero, qu’un écrivain ne peut que se sentir appelé à briser pour lâcher les bondes de ce qui bouillonne en lui, et c’est ainsi que, de Nathanaël Hawthorne à John Cowper Powys ou, au pays de Calvin, à Benjamin Constant et Jacques Chessex, le puritanisme construit ceux-là même qui en feront éclater la gangue. Calvin fut un écrivain autant qu’un épouvantable éteignoir, et nous pouvons jouer avec cela comme les Anglais et les Nordiques, Pasolini dans ses Lettere luterane si contradictoires ou Ramuz et ses propres antinomies de lyrique coincé.
En ce qui me concerne, je me sens typiquement un puritain qui emmerde le puritanisme, comme les moutons sévères du col de l’Albrunn emmerdent le panurgisme prêté à leur espèce. L’horreur serait qu’il n’y ait plus de barrage, n’est-ce pas, et là je présume que nous nous retrouvons avec Dantzig. C’est d’ailleurs ce que je trouve de plus follement stimulant à la lecture de son livre: que tout ce qu’il dit qui me heurte, m’intrigue, me paraît d’abord extravagant (ce qu’il écrit sur Molière, contre tant de platitudes convenues auxquelles j’ai trop souvent souscrit) en appelle à des retouches de ma part, qui en susciteraient peut-être d’autres de la sienne. Ce livre est une conversation, comme il n’en est plus guère par les temps qui courent sauf, disons, à ces hauteurs, avec un Pietro Citati ou un Marc Fumaroli, si l’on s’en tient aux vivants.
A son corps défendant j’ai traîné « mon » Dantzig à travers les forêts de mélèzes et les tourbières, sans cesser de resonger à ce qu’il dit de Morand (magnifique et nul à la fois) ou de Vialatte, de Romain Gary (où il fait montre de tant de justesse généreuse) ou de Léautaud (notre passion commune), de Fermina Marquez ou de Montherlant dont il fait le bilan des raisons de la détestation qui le poursuit et celui des motifs de l’admirer quand même.
Charles Dantzig admire et c’est assez rare par les temps qui courent, mais plus encore il fait l’éloge de la transmission, et c’est ce qui me le rend infiniment proche, quand notre époque d’atrophie répand le nouveau provincialisme dans le temps (dont parlait T.S. Eliot) qui nous fait rejeter tout ce qui nous a précédés. Nous sommes tous contemporains de Lucrèce et de Pascal, de Proust ou de Max Jacob au moment de les lire, tandis que le temps passé dans une page insignifiante est déjà ce qu’on dit un temps mort. (Au Devero, en août)
Il a fait ce dimanche le temps le mieux approprié à la lecture de L’Adieu au nord, le nouveau roman de Pascale Kramer, achevé dans un train fuyant le nord, précisément, et l’énorme pluie faisant déborder les rivières et les lacs, après qu’une très vieille dame, droite comme une figure de Beckett, m’eut fait remarquer qu’il n’avait jamais si bien plu cette année, soulignant ensuite que «quand il pleut il pleut»…
Or il se dégage, de ce dernier livre de Pascale Kramer, et plus encore que les précédents, Les vivants et Retour d’Uruguay, une sensation de malaise voluptueux, si l’on ose dire, qui relève à la fois de l’atmosphère extérieure et de la température des corps des personnages, de l’air et de la peau, de la mer et des humeurs à tout instant changeantes d’Alain, le trentenaire fou de désir à l’approche de la femme-enfant Patricia, et de tous ceux qui gravitent autour de ce couple mal parti, qui m’évoque ces deux amants de L’Enfer de Dante s’accrochant follement l’un à l’autre et s’entraînant mutuellement dans une chute à n’en plus finir.
C’est l’histoire d’une passion confuse dont le climat rappelle celui du Coup-de-vague de Simenon, avec ce même quelque chose de moite et de sensuel, de tendre et de maladroit, de très physique et d’à fleur de peau où tout est exprimé sans un dialogue, par des gens qu’on pourrait presque dire sans langage mais dont la romancière nous fait ressentir toutes les nuances des sensations et des émotions, de la manière à la fois la plus directe et la plus diffuse, la plus crue et la plus sensible aussi. Cela se passe d’abord dans une espèce de ferme où l’on cultive le cresson, entre terre et mer, puis à Cork où le couple se casse quelque temps, au double sens du terme, enfin retour à la case départ avec un enfant à naître et la conviction croissante d’un gâchis à venir, sans que cela soit sûr.
Rien n’est jamais sûr dans les romans de Pascale Kramer, sauf qu’on est là et que ça fait mal, surtout ce désir lancinant qu’il y a entre l’homme et la femme et tous les malentendus qui en découlent et l’exacerbent, avec pour Patricia la rage initiale d’échapper à son salaud de père et chez Alain une sorte de «tyrannie masochiste» qui le torture et le pousse à des violences insensées.
C’est là du vrai roman qui ne veut rien prouver mais qui s’impose par sa chair même, pourrait-on dire, qui fait de chaque phrase et de chaque séquence une suite implacable d’actions, même si ce qu’on appelle l’action se réduit à pas grand-chose d’autre que la vie qui va, comme on dit. Mais quel drame, quand on y regarde de près, quelle affaire que cette guerre des âges et des sexes, quelle douleur que cette passion à n’y rien comprendre, et toute la gamme des sentiments proustiens dans ce trou du cul du monde où la pluie est si mouillée et nous colle les uns aux autres…
C’est une bête étrange qu’un romancier, et là ça ne fait pas de doute: Pascale Kramer, à l’instinctive et avec une croissante puissance d’expression, qui n’exclut pas ici et là quelque pesanteur, s’impose comme un véritable médium du roman, proche une fois encore du meilleur Simenon mais avec son registre tout personnel doux et dur, tendre et vrai.
Nous venions de passer à table, hier soir, avec des amis, lorsque Bernard Campiche m’a appris la triste nouvelle de la mort de Horst Tappe, rongé par un affreux cancer dont il a été délivré dimanche dernier, dans le même hôpital du Samaritain où s’est éteint Vladimir Nabokov, dont il avait réalisé de si beaux portraits. Du coup je suis allé en chercher une quinzaine d’autres, de Lobo Antunes et de Patricia Highsmith, d’Ezra Pound et de Picasso, de Nancy Huston et de Judith Hermann, toutes marquées par la même qualité de lumière et de présence, qui caractérisait le grand art de notre ami; et plus tard, nos invités nous ayant quittés, j’ai repensé aux heures passées ensemble avec Horst depuis notre première rencontre, à Saint-Malo, puis à son domicile de Territtet, dans son logis de vieux garçon au visage embellissant quand il se sentait valorisé, où nous nous racontions nos lectures et nos pérégrinations en picolant comme il l’aimait pour s’adoucir la vie. De fait, affligé d’une vilaine gibbosité qui allait s’aggravant, le cher homme, quoique ne se plaignant jamais, devait souffrir de se sentir tenu à distance des femmes, même si deux d’entre elles (les jeunes historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse) l’ont entouré, ces dernières années de prévenances particulières en l’aidant à réaliser plusieurs expositions et ses deux livres consacrés à Nabokov et Kokoschka, jusqu’à la triste fin que lui a valu sa tumeur au visage.
Certains êtres marqués dans leur chair, comme l’était aussi Flannery O’Connor avec son affreux lupus, trouvent dans leur douleur une énergie productrice de beauté, et c’est ce qui me frappe le plus dans le portraits que nous laisse Horst Tappe, au-delà de tout esthétisme de studio: c’est cette beauté intérieure, liée à l’aura de la personne, qu’il parvenait à restituer. La douceur et la gravité qui se dégagent des portraits de Nancy Huston ou de Judith Hermann, la morgue impériale de vieille tortue d’un Somerset Maugham ou le charme ravageusement mélancolique d’un Antonio Lobo Antunes, entre tant d’autres visages réellement révélés, en disent beaucoup sans doute, aussi, sur la qualité d’un artiste et d’un homme auquel, plus que le prestige des noms et des titres, la relation simple et vraie importait pour l’essentiel. (A La Désirade, ce 24 août)