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Nicolas Verdan ne manque pas de culot, ni de souffle non plus. Il en fallait pour se risquer à endosser la peau et se couler dans la psychologie d’un personnage aussi considérable, multiple, paradoxal, à la dépouille duquel Malraux s’est adressé comme à un monument national et que sa « petite mère », à passé nonante ans, continuait à juger et gourmander comme un garnement tout en refusant obstinément de rencontrer sa bru, l’épouse régulière Yvonne, alias « Von », censée ne rien savoir des multiples aventures de son Minotaure et qui aura avalé autant de couleuvres que de verres de trop...
Or, pour son troisième roman, après Le rendez-vous de Thessalonique, (paru chez Campiche en 2006, Prix Bibliomédia) affirmant immédiatement un remarquable talent d’évocation, Nicolas Verdan a largement assuré ses arrières documentaires, comme en témoigne la très substantielle bibliographie des ouvrages consultés, pour se lancer à l'eau bonnement à poil, en rupture de chronologie et sans dates arrimant le récit (ce qui complique parfois un peu la tâche du lecteur), dans le sillage d’un jeune vieillard en caleçon de coton descendu, le matin du 27 août 1965, de son cabanon de trois mètres sur trois et des poussières, à Roquebrune-Cap Martin, pour y prendre à neuf heures son dernier bain dont on le retirera mort une heure plus tard.
Comme on le devine, l’argument narratif tient dans ce temps d’une heure de nage durant laquelle toute une vie défile comme à travers l’esprit, le corps couvert d’yeux et les multiples palpeurs sentifis et cérébraux du poète-artiste-architecte-baiseur-bâtisseur-voyeur-voyant-voyageur. L’élément marin, dans lequel il se fond finalement (« car, pour finir, tout retourne à la mer », aura-t-il d’ailleurs écrit), sera celui-même du texte fluide et voluptueux, moiré, tourbillonnant, qui fait remonter ses paquets de souvenirs en pêle-mêle d’écume de mémoire, sans se diluer pour autant. C’est en effet un texte somptueusement ordonné dans son désordre apparent que Saga Le Corbusier, traçant son sillon avec la dernière énergie de ce grand animal conquérant.
La position du narrateur relève, dans Saga Le Corbusier, du vrai défi. Le nageur se parle en effet à lui-même et se donne du « vous », ce qui pourrait être pénible pour le lecteur témoin à son corps défendant, ou par le plaidoyer pro domo que cela risquerait d’amener, notamment à propos des zones controversées du personnage courbant successivement l’échine devant les Soviets puis à Vichy où il montrera toutes les complaisances. Il y avait de l’écrabouilleur chez Le Corbusier, de l’égomane surpuissant et du mégalo à l’avenant. Or la réussite surprenant,e dans le récit, tient à faire sentir tout ça de l’intérieur, à fleur de peau et de jarrets, en le jugeant sans le dénoncer ni gommer sa mauvaise foi . Dès la première séquence dans son atelier, avec le jeune Minette posant pour lui sculpteur, alors qu’elles est architecte à Londres et lui donnera la clefs de Chandiragh, le personnage est là en ronde-bosse, vivant et bandant, ne cessant en outre de griffonner et de peinturlurer, de caresser les lumières et les corps.
Un roman de moins de deux cents pages peut-il se dire saga, se demandera-t-on ? mais pour convenir, en fin de parcours, que c’est une immense vie qu’on a traversée dans un tourbillon kaléidocopique à la fois très concentré et chatoyant, monté comme un film (il y en a déjà un vrai en préparation) et dont la chronologie se reconstitue au fil des chapitres, de l’Inde magnifiquement humée à la lumière d’un nouvel Alger, des échelles célestes de Rio à la Nouillorque al dente de demain faisant la pige aux slums, via les boîtes d’Harlem où il voit le jazz naître et Joséphine Baker l’ensorceler, les putes et les fils de putes rivaux...
Plus que la saga mathématique d’un architecte, ce livre d’exultation lucide est celui d’un créateur visionnaire tenant son Quichotte dans une poche (relié pleine peau de chien empruntée à son cher Pinceau) et Zarathoustra dans l’autre pour faire bon poids, qui met en balance les ressources et les faiblesses du personnage. « Chez Corbu, écrit Nicolas Verdan en postface, il y a comme une formidable absence de compassion. Un manque absolu d’amour ». Et pourtant le monstre marin irradie, et c’est un poète, c’est un artiste, c’est l’homme nu qu’il cherchait aussi bien.
Nicolas Verdan. Saga Le Corbusier. Campiche, 191p.
Le grand fauve à nœud pap
Un extraordinaire personnage de roman vint au monde le 9 octobre 1887 : un certain Charles-Edouard Jeanneret, qui fut déclaré en ses années de gloire « l’une des 100 personnalités les plus importantes du monde », sous le pseudonyme de Le Corbusier. Un mois plus tôt, à la Chaux-de-Fonds, était né un certain Frédéric-Louis Sauser, devenu célèbre lui aussi sous le nom de Blaise Cendrars. La vie du premier, visionnaire des temps nouveaux et voyageur curieux de tout, déclaré homme de lettre sur son passeport, mais aussi peintre et génial architecte, aurait très bien pu inspirer le second au titre de « grand fauve humain », comme Cendrars appela son Moravagine.
Chevalier errant qui savait Don Quichotte par cœur, dont il avait relié son exemplaire avec la peau de son chien Pinceau, Le Corbusier, à côté e ses Œuvres complètes, peut-être approché, sous le double aspect de sa vie et de son œuvre, par une quantité d’ouvrages plus ou moins spécialisés, dont la dernière « somme » de Nicholas Fox Weber, paru chez Fayard en mai dernier, comptant près de mille pages. LE monument du moment…
Pas moins utiles cependant, trois autres publications récentes « zooment » sur l’œuvre ou sur « l’homme nu », qui nous aident à mieux voir les multiples facettes de ce grand créateur à l’apparence publique souvent solennelle voire glacée – le nœud papillon ne laissant pas deviner le vrai personnage.
Pour illustrer la face lumineuse du Maître en l’une de ses réalisations, le photographe lausannois Matthieu Gafsou est entré en consonance réellement créatrice avec son objet: le patrimoine de Firminy-Vert, captant les jeux de l’architecte avec la lumière, s’efforçant de « lire la pierre » et de mettre en scène les éléments architecturaux (une cité d’habitation, une Maison de la culture, un complexe sportif et l’église Saint-Jean), et la nature environnante du plus grand site Le Corbusier en Europe, entre Saint-Etienne et Le Puy, à l’échelle du Modulor.
Cette unité de mesure « idéale » déterminée par Le Corbusier afin d’harmoniser les proportions de ses édifices à l’échelle humaine, ne donne aucune idée du merveilleux « foutoir » de son atelier virtuel et voyageur dans lequel, en revanche, ses carnets de voyage nous font plonger.
Plus encore que l’architecte visionnaire, les carnets de Le Corbusier font apparaître le créateur protéiforme en constant exercice de curiosité et d’invention, qui fait son miel de tout ce qu’il découvre et doit bien regarder en le dessinant aussitôt ou en le décrivant dans ses notes. De Rome, dont il met les clichés touristique en miette, à New York (« un événement mondial ») qu’il « vit » avec autant de haine-amour qu’Athènes, en passant par le « bonnet suisse » cossu et même « épais » de nos maisons, la Casbah d’Alger qui a « fait le site », ou la « jouissance mathématique » née de la construction des dunes du désert par le vent, Le Corbusier fait miel de tout, en vue d’une réflexion plus générale sur le mieux-vivre humain.
Or, sans tomber dans l’anecdote, on aimerait accompagner Le Corbusier plus loin dans son voyage au bout de lui-même. Ce qui se fera par le roman, sous la plume de notre confrère Nicolas Verdan, citant d’autres carnets plus intimes, privés, dont les notes et les dessins, exultant de sensualité, révèlent le grand fauve et ses passions, ses contradictions, les ombres que portent son obsession de la lumière.
Nicholas Fox Weber. C’était Le Corbusier. Fayard, 976p.
Matthieu Gafsou, Ce rêve étrange ; Le Corbusier à Firminy, Gallimard, 1004p.
Le Corbusier. Croquis de voyages et études. Textes choisis et présentés par Philippe Duboÿ. La Quinaine/vuitton, coélection Voyager avec…, 343p.