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Livre - Page 134

  • Contamination

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    …T’as besoin d’une traduction, t’as besoin d’un dessin, t’as besoin d’un rappel des faits, t’as besoin d’un tableau statistique des conséquences de l’événement et de ses retombées à long terme, ah bon ça ne te rappelle vraiment rien, tu dis que personne ne vous a jamais parlé de ça, et tu penses que ça ne concerne plus les gens de ton âge, et tu estimes qu’il vaut mieux tourner la page ?...
    Image : Philip Seelen

  • Panopticon mode d'emploi

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    Sur 20 mois d'exercice de contrepoint avec Philip Seelen (photos) et JLK (textes)

     

    Il y aura vingt moi, ces jours, que nous avons entrepris, avec Philip Seelen, grand connaisseur de l'art photographique et imagier lui-même, un jeu de contrepoint que nous avons intitulé Panopticon et qui compte, aujourd’hui, près de 300 unités, dont on retrouve une partie classée sous cette mention sur la page d'accueil du blog  littéraire de JLK : http://www.hautetfort.com. Mais de quoi s’agit-il plus exactement ?

    Il s’agit d’une brève séquence de texte accolée à une image. Le processus est inamovible. Philip, le plus souvent établi à Paris, m’envoie des séries d’images (il doit y en avoir plus de 2000 en tout), desquelles je retiens celles qui me parlent illico ou m’évoquent quelque chose. En regardant l'image d’un œil, je compose sous l’autre une phrase dont la seule ponctuation est faite de virgules, à la rigueur de points-virgules, entre deux couples de points de suspension. Si le procédé relève du système, voire de la contrainte, le ton et la manière de chaque texte sont absolument aléatoires, entre délire lyrique et pointes satiriques, observation du passant ou note méditative du flâneur. À ce propos, le hasard des parutions m’a fait recroiser en chemin celui de Walter Benjamin, maître flâneur et cueilleur de signes s’il en fût. Une sensibilité proche et le même goût de la ville autant que de la nature plus ou moins sauvage va de pair, chez Philip et moi, avec un goût prononcé pour le second degré, ce qui ne manque parfois de troubler certains lecteurs, voire de les déstabiliser. Nous en sommes désolés mais craignons, étant ce que nous sommes, d’avoir à persévérer dans ce mauvais esprit. À préciser enfin que l’ exercice du Panopticon se fait, entre nous, sans la moindre concertation. Philip n’a jamais conçu une image à partir de mes écrits ; il découvre ce que j’écris sur ce qu’il nous a fait voir sans jamais le retoucher – telle étant la règle du Jeu.

     

    La Désirade, ce 4 juillet 2010.

     

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  • Par delà la haine

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    La régate, un très beau film, violent et tendre, de Bernard Bellefroid.

    Alexandre, quinze ans et un potentiel de champion d’aviron, ne prend d’abord que des coups. Son père le tabasse, sa petite amie lui bat froid et son coach lui reproche ses absences. Au fil des épreuves, il comprend cependant qu’il ne s’en tirera qu’en surmontant sa rage orgueilleuse, avec l’aide de son entraîneur, de son amie bienveillante et d’un rival qu’il finit par accepter comme coéquipier au fil d’une épreuve partagée en mer...
    Si la victoire sportive finale lui échappe après que son père lui a brisé une main, le garçon sort grandi de ses tribulations. Le dernier regard qu’il adresse à son vieil ado de père en dit long à cet égard.
    Marqué par autant de violence que de tendresse, et réellement bouleversant dans les séquences finales, La régate de Bernard Bellefroid rappelle à la fois le réalisme social des frères Dardenne et le mémorable docu-fiction d’Ursula Meier, Des épaules solides. Si le thème central est le conflit entre un père loser et son fils s’acharnant à se sortir de la dèche par l’auto-affirmation exaltée du sport de pointe, le film en impose autant par sa tension radicale que par ses nuances affectueuses.
    De toute évidence, Bernard Bellefroid aime ses personnages, jusqu’à l’abjection du père, dont il travaille la pâte humaine en plein accord sensible avec ses comédiens. Tous sont remarquables de présence et de vérité, à commencer par la paire explosive du fils (le jeune Joffrey Verbruggen, d’une intensité incisive) et de son paternel délabré (Thierry Hancisse, formidable de veulerie émouvante), avec lequel contraste l’entraîneur (Sergi Lopez, tout de justesse lui aussi). Le mot justesse caractérise d’ailleurs ce film à tous égards…

    Sur les écrans romands dès le 7 juillet.

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  • Tentation

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    …Votre sagesse cherche le sens du mot écrit tandis que vous tendez la main vers la lumière que celui-ci diffuse,  puis votre main est saisie par votre folie qui la pousse à toucher le mot à quatre lettres, comme DIEU, mais votre sagesse rappelle à votre main que le mot DIEU dans cette langue se dit GOD, alors votre main, follement, tremble…

    Image : Philip Seelen

     

  • Ceux qui tiennent bon


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    Celui qui console la veuve dont l’orphelin n’est plus / Celle qui badigeonne les costauds de mercurochrome / Ceux qui chantent en chœur sous les fenêtres de la maîtresse de piano en fin de vie / Celui qui porte la paralytique jusqu’à la rivière aux creux revigorants / Celle que L’Annonciation de Fra Angelico réjouit toujours autant même à l’état de repro minable / Ceux que le seul souvenir de leur mère apaise / Celui qui remonte la pente en se récitant divers poèmes / Celle qui se calme en se rappelant que c’est jour de visite / Ceux qui se font du bien au parloir / Celui qui fait des patiences avec la dame russe / Celle qui remonte la pendule des esseulés de la barre Saint-Ex aux escaliers délabrés / Ceux qui s’en tirent finalement sans tirer / Celui que revigore le spectacle de la rue en liesse / Celle qui ne pleure plus que pour les autres / Ceux qui se reconnaissent à la salle de lecture de la prison en dépit de tant d’années / Celui dont le seul timbre de la voix rend confiance aux accros de la Ligne de cœur / Celle qui se rend au bal des éclopés d’un bon pas quoique boitant bas / Ceux qui se satisfont de mieux faute de mieux / Celui que les lettres de sa marraine belge font tenir le coup au pavillon des cancéreux / Celle qui échappe à son voisin moitié chapon moitié hyène / Ceux qui trouvent en la poésie tout ce qui les dépasse / Celui qui reste debout quand il s’agenouille / Celle qui trouve son bonheur dans les sorties du Groupe Spirituel / Ceux qui ne se fient qu’aux poètes / Celui qui n’est à l’aise que dans l’énoncé des contradictions par l’Image / Celle qui estime que parole et parabole vont de pair / Ceux qui savent que biens de cendres ne leurrent que doigts de fumée / Celui qui se dirige aux étoiles même par temps dans sa cellule aux relents d’urine / Celle qui voit à son tour « les méduses du rêve aux robes dénouées » / Ceux que leur pessimisme rend encore plus gais / Celui que déprime la frime positive / Celle qui se purge de toute vanité en se trouvant si vaine qu’elle en sourit d’indulgence plénière ou quéchose comme ça / Ceux qui savent que la poésie est un art de l’être mais n’en font pas un plat, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui invectivent le ciel

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    Celui dont la voix n'exprime plus que la violence de la détresse / Celle qui s'arrache le coeur à la porte du tribunal / Ceux qui explosent en silence / Celui qui flingue la télégraphiste porteuse de mauvaises nouvelles / Celle qui affirme que la claveciniste a massacré Scarlatti / Ceux qui ne trouvent plus la sortie du champ de ruines / Celui qui écoute aux portes de l'enfer / Celle qui appelle son amie Léonie sa vieille Tare / Ceux qui sanglotent devant 700 millions de téléspectateurs / Celui qui n’a pas de cimetière à regarder, selon l’expression d’Adrienne devant les portraits de la famille des Mesurat et alliés / Celle qui enlève la poussière du salon de la Villa Louis avec tant de concentration qu’elle ne s’aperçoit pas qu’elle continue de passer sa patte humide sur les automobiles de la rue et sur les statues du square / Ceux qui ne savent plus le prénom de celles qu’ils ont réglementairement épousées  ils ne se rappellent plus quand ni où  / Celui qui rampe devant le commissaire homophile mais albanophobe / Celle qui décide qu’on mettra dans le salon des rideaux grenats à chardons violets sans laisser à son récent époux le temps de réagir vu qu’elle lui laisse la haute main sur la partie mécanique / Ceux qui ne feront plus émonder les tilleuls de la propriété pour faire chier les voisins / Celui qui aime le brouillard et s’y fondre en fumant des clous de cercueil / Celle qui met du rouge à lèvres couleur lèvres / Ceux qui ne s’expriment plus qu’au moyen de phrases courtes du genre « Où vas-tu ? » - « Changer l’eau des fleurs », etc.

     

    Image: Philip Seelen

  • Sic Transit au bord du vide

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    D’un pèlerinage à la vertigineuse Chapelle du Scex. D’une inscription en grandes lettres blanches proclamant VIVE CHAPPAZ, en voie d’effacement, et d'une nouvelle inscription flambant neuve annonçant: DIEU EST MORT...

    Certaine jeune Anglaise qui ne manque ni de candeur ni de grâce dans la silhouette, n’ayant rien à envier en cela à une Kate Moss, en nettement plus frais en revanche, a cru devoir rosir, l’autre soir qu’elle me consultait dans un refuge, en découvrant les toponymes alpins de nos régions où nombre de pics et autres pitons rocheux sont affublés du nom de Scex. Identifiant sur la carte un Scex rouge puis un Scex penché, notre amie semblait toute pensive, jusqu’au moment où je crus de mon devoir de la décevoir en lui apprenant que Scex signifie simplement rocher en langue archaïque…
    Ainsi la Chapelle du Scex n’est-elle pas un oratoire phallique mais un édifice religieux encastré dans la roche, au-dessus de Saint-Maurice d’Agaune où précisément j’ai pèleriné ce matin après avoir longé l’amont du Rhône qui a l’air en ces lieux d’une sauvage rivière d’Amérique.f4bf697031755a33e8ead13ff359cf98.jpg
    Le sentier de la Chapelle du Scex s’amorce derrière la basilique de l’Abbaye de Saint-Maurice où toute Anglaise même jeune sait que se trouve déposé l’un des plus précieux trésors de la chrétienté, dont le coffret mérovingien de Teudéric et le reliquaire de la Sainte Epine. On ne cesse d’ailleurs de penser au martyre du Nazaréen en gravissant l’imitation de son chemin de croix, qui serpente dans la falaise abrupte de quelque cent mètres dominant Saint-Maurice, sur la roche de laquelle des lycéens ont inscrit naguère en lettres blanches : VIVE CHAPPAZ.
    Il faut alors préciser que Marice Chappaz, grand écrivain valaisan, fut conspué dans ces années par les notables et autres bourgeois du pays pour ses virulentes positions affirmées contre les promoteurs et autres prédateurs immobiliers, dans un pamphlet intitulé Les Maquereaux des cimes blanches. Hélas, l’inscription tend à disparaître, mais les lycéens de Saint-Maurice continuent de lire Chappaz avec le même entrain montré par la jeune Portugaise chargée par le curé de balayer ce matin les 444 marches conduisant à la Chapelle du Scex.
    J’ai gravi ces 444 marches avec la satisfaction de ne pas en compter 666. Le triplement du 4, composé d’un mixte de trinité et du symbole de l’UN, est un bon chiffre, que je salue même si je ne pratique la numérologie qu’avec un grain de sel. Je n’ai pas la tripe ésotérique. Mon christianisme composite de fils de huguenots et de vieux-catholiques serait plutôt du genre chestertonien, surtout les jours de beau, avec une nuance évhémériste qui me fait intégrer plus qu’exclure, et sourire même si l’on dit que le Christ ne sourit pas, ce qui n’a pas été prouvé par A + B et ce que G.K. Chesterton, précisément, réfute de toute sa panse.
    668c0b8a1e33c57f886eba585d2d840c.jpgN’empêche qu’on ne sourit pas en remontant un Chemin de Croix. Celui de la Chapelle du Scex commence avec Pilate et finit au Tombeau. Jusqu’à la 200e marche, le Christ porte sa croix. Toute l’humanité en est affligée avec Lui. Ensuite c’est le supplice affreux, la croix, la mort et le retournement qu’on sait, ou plutôt qu’on ne sait pas : on est seulement prié de croire et voilà tout…
    Ce qui est sûr est que la foi continue de s’agripper aux montagnes, comme le prouve la Chapelle du Scex à laquelle on parvient par une dernière volée de marches, les quarante les plus sévères, et qui repose sur une corniche étroite dominant Saint-Maurice.

    8c4b2ae1ef6bb5d0513bc906248666b8.jpgEt que se passe-t-il là dans le minuscule sanctuaire ? Il se passe qu’une messe s’y achève pour une vingtaine de personnes de tous les âges dont un tout petit garçon turbulent. Le curé ne montre aucune impatience. A cette hauteur on est forcément détaché, semble-t-il. Il sait en outre que tout passe, sauf Dieu. A côté de la chapelle, ainsi, une vieille guérite tombe en ruine, qui servait jadis à la vente de cartes postales, du temps où la chapelle se visitait comme une curiosité, sous un autre pape. On croit que tout se perd, mais non : à la Chapelle du Scex, le tourisme a passé, tandis que la messe repique visiblement. Pour combien de temps ?
    05b8ba1ccc5a09467e7360fcc1de8f44.jpgPour ma part, je reste sur le seuil comme je me rappelle que Simone Weil et Léon Chestov sont restés sur le seuil, ces presque chrétiens sûrement mieux vus par Dieu, qui ne passe pas, que la plupart de ceux qui se flattent d’être du Bon Côté - mais il va de soi que je ne me compare en rien à ces deux anges de la pensée. Je ne suis capable quant à moi, à cet instant, que de ruminations moyennes. La preuve : voici que je me demande si j’ai mis assez de pièces dans le parcmètre de la Grand-Rue pour le temps de monter et redescendre les 888 marches du pèlerinage à la Vierge du Scex.

    Post Scriptum: aux dernières information, il était question l'autre jour d'une nouvelle inscription peinte à grandes lettres sur les falaises surmontant l'abbatiale de Saint-Maurice: DIEU EST MORT. Après VIVE CHAPPAZ, la pauvre humanité y gagne-t-elle vraiment ?

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    A signaler enfin: que cette balade figure dans les 24 Itinéraires spirituels parcourus par Slobodan Despot dans son Valais mystique, publié en 2009 aux éditions Xénia.

  • Harmonie conjugale

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    …La condition sine qua non de notre contrat stipulait qu’elle pût me laver mon linge tous les soirs au lavoir industriel à l’ancienne installé dans les souterrains du château, que je l’appelasse Ma Lavandière, et qu’ensuite nous fissions l’amour dans les draps immaculés du trousseau de sa mère l’Abbesse défroquée, à part quoi Lolotte n’était pas la fille compliquée, me laissant la vaisselle, le cirage de pompes et l’entretien des latrines du fond de la cour…

    Image : Philip Seelen

  • Mise au point

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    …Ce que j’aimerais juste savoir avant de vous engager à l’essai, Monsieur Sérieux, c’est en quoi je vous semble particulier, cela m’intrigue tout de même: vous avez fait de hautes études à Melbourne, vous avez renoncé à votre poste de chercheur éthologue à l’île aux Crabes, vous débarquez à Paris je ne sais pourquoi, vous me proposez de faire mon ménage, de vous occuper de mes cactées et de mes caniches, vous allez faire à peu près tout à ma place pour un salaire de misère dont vous-même avez fixé le montant, et là c’est moi qui serais particulier…
    Image : Philip Seelen

  • Mutation

     

    chien.jpg…Il y a deux écoles, en somme, de ceux qui comptent les années en enfants et de ceux qui les comptent en chiens, mais l’appartenance à l’une n’exclut pas le ralliement à l’autre, selon les pays et les âges de la vie, et puis on observe, dans les sociétés très développées une nouvelle tendance à préférer l’animal de compagnie à l’enfant plus exigeant en termes d’investissement et plus difficile à gérer sur la longue durée, même si le coaching affectif et spirituel du chien requiert de plus en plus d’attention de la part de maîtres citoyens et responsables…

    Image: Philip Seelen

  • Liquidation

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    …Tout doit disparaître, m’étais-je dit en caressant ses cheveux doux, c’était ma petite princesse égyptienne et deux mille ans et des poussière après cette aube au bord du Nil je reste toujours ému par son épaule affleurant les draps, dans le trépidement des avions, tout doit disparaître, me dis-je en me rappelant que nous avons passé la nuit dans ce putain de motel d’Atlanta, demain nous descendrons dans les tombeaux de la Vallée des Rois si le vol d’Egyptair ne se crashe pas, ma main prend la sienne comme pour la retenir, ses bracelets tintent doucement  sous le drap bleu et j’oublie un instant  que tout doit disparaître…   

     Image: Philip Seelen

     

  • Un désir d’aube


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    Par Françoise Ascal

    J’ai toujours aimé les creux , les grottes, les poches d’ombre, le caché ordinaire, celui qui trace des galeries sous l’écorce ou tient l’abeille en son alvéole, celui des terriers de lièvre ou de loutre , celui des amoureux enlacés les soirs d’été dans les trous d’obus que l’herbe a recouverts, celui des puits d’où remonte l’eau du jour dans un grincement de vieille poulie, celui de l’âtre ruisselant d’une suie grasse et noire. J’ai toujours su que c’était là ma place, que j’étais vouée à ne jamais quitter les territoires de l’obscur .
    J’ai toujours aimé.
    Ou peut-être il m’a fallu aimer.
    Ou peut-être je n’ai pas eu la force de.
    Ou peut-être l’orgueil de n’être rien a-t-il fait pousser de grandes racines dans la noirceur native, dans l’humus compatissant. Manière de solidarité avec ce « d’où je viens » et ses figures dévastées par l’Histoire.


    Dans la salle commune des miens, j’ai vu cuire à petit feu les raves à cochon. Bêtes et hommes même haleine. J’ai vu les mains déformées des femmes sans sommeil, les dos voûtés des vieux qui ne s’attendrissaient que sur leurs vaches. J’ai ouvert des tiroirs à bouts de ficelles, à bouts de papier lissés/pliés , à bouts de crayons que nul n’aurait jetés quand bien même ils auraient la taille d’un dé à coudre. J’ai entendu des silences très ordinaires qui n’avaient pas de fond.


    Lorsque j’ai dû travailler à mon tour, c’est tout naturellement que je suis entrée dans une cave à fous. Je les aimais, eux aussi. A la lueur des bougies, nous peignions des fresques sur les murs décrépis. Certains n’avaient pas de jambes. D’autres vacillaient sur leur prothèse. Pour eux je montais sur la table. Ils battaient des mains en faisant cercle, et du plus haut possible je jetais les couleurs à toute volée. Nous les regardions éclater, couler, rebondir en taches éblouissantes, en longues déchirures énigmatiques et nous y lisions les signes de nos destins. Quelques uns mouraient. Mais ils étaient aussitôt remplacés. Chaque jour les portes électroniques de la grande maison s’ouvraient sur un frais contingent. Le chef enfournait les nouveaux venus dans ma cave baptisée « atelier ». Il faisait bon dans ma cave-atelier. Aussi chaud que dans une étable. Et le plus jeune d’entre nous avait les cils émouvants d’un veau. Mes petites sœurs portaient des prénoms de princesses persanes , elles avaient de longs cheveux et les membres déliés, mais elles refusaient de manger et je les voyais dépérir. En vain j’usais mon souffle à ranimer des braises.
    Un quart de siècle j’ai habité ce lieu, sous le regard de la charmeuse de serpent, parmi les gigantesques feuilles vert sombre du Douanier Rousseau. La lune nous contemplait ironiquement. Mais tous, nous captions le son de la flûte, un petit air confidentiel qui ne s’adressait qu’à notre communauté. Cela suffisait à notre joie.


    Maintenant la vieillesse m’a rejointe. Chaque jour me rapproche de l’origine. Je vous ressemble, femmes du plateau enchaînées à vos marmites . Mêmes rides au coin des yeux. Même gravité inutile.


    J’écris.
    Plus souvent dans les nuages que sur papier.
    Je m’adresse à mes chers déglingués, aux tordus récalcitrants dont je connais l’impeccable trajet sans concession, à mes ancêtres qui se sont accommodés.
    Je vous écris aussi, inconnus qui remuez dans mes songes.
    Je n’ai pas à économiser les mots.
    Je peux prendre les plus colorés, les plus brillants. Ceux du dimanche.
    Pourtant mes préférés ont un goût de terre. Un goût ombreux.
    Ils affectionnent les violettes qui grandissent au pied des buissons et que nul ne remarque, les minuscules fougères croissant dans une faille de roche .


    Mes mots aimeraient se rendre ailleurs.
    Emprunter des chemins d’aube.
    Saluer la mer, les grandes plages de sable fin, le vol des mouettes. Recueillir le bruit du vent dans les pins, le duvet des palombes.
    Ce n’est pas possible.
    Mes doigts glissent, dérapent, tombent dans des ornières tourbeuses.
    Mes doigts en reviennent toujours au creux aux trous aux grottes.
    Mes doigts déterrent les morts.
    Inlassablement.
    Mes doigts sentent la corde de chanvre de celui qui s’est pendu, dans le grenier de la maison, juste au-dessus du poêle où mijotaient les raves.
    Mes doigts veulent encore une fois caresser les visages oubliés de ceux qui n’avaient pas de mots, de celles qui, enfantines aux tristes sourires, ne grandiront jamais.


    Mes doigts n’ont pas de repos.


    Peut-on croître sans racines ? Peut-on dresser des branches hors de son sol ? Peut-on quitter sans trahir ? Faire un pas de côté loin des mares des puits des sorts ?


    Avant de m’enfoncer dans la mort végétale, avant de me dissoudre dans l’ultime terreau, je voudrais recueillir les étincelles de l’aube. Les boire. M’en emplir. Dilater mes poumons. Connaître la joie spacieuse que j’appelle depuis des millénaires, la joie qui n’a pas de bord, pas de centre, pas d’ombre,

    La joie spacieuse

    celle qui tremble peut-être,
    et appelle à son tour
    au tréfonds des trous des grottes des creux,
    dans le bleu fusillé d’une plume de geai.


    (dimanche 1 février 2009
    Saint-Barthélemy
    en écho aux « Pensées de l’aube » de JLK)


    F. A.

    Ce texte, paru en préoriginale dans Le Passe-Muraille, No78, en juillet 2009, fait l'objet d'un livre d'artiste publié à l'enseigne de l'Atelier de Villemorge, avec un bois gravé de Jacky Essirard. 

     

  • Champ du soir

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    Je ne me lasse pas, depuis des années et des années, de retrouver le soir, sur quelque chemin au bord du ciel, un vieux marcheur du nom de Gustave Thibon. Cette année-là, il avait passé 90 ans et il citait ce texte de Michel Foucault sur l'aveu: "Nous sommes devenus une société avouante... On avoue ses péchés, on avoue ses crimes... on avoue son passé et ses rêves... on s'emploie, avec la plus grande exactitude, à dire ce qu'il y a de plus difficile à dire...On avoue en priuvé et en public, à ses parents, à ses éducateurs, à son médecin... L'homme en Occident est devenu une bête avouante".

    À quoi Gustave Thibon ajoutait: "La société devient ainsi un confessionnal de plein vent où l'aveu sans repentir tient lieu d'absolution. Il faut souligner la part d'exploration de l'inconscient dans ce dévoilement de l'âme. On a éliminé le mystère d'en haut; après quoi on a supprimé, en l'éclairant, le mystère d'en bas. Le ciel fermé et l'égout grand ouvert..."

    Gustave Thibon. L'Illusion féconde. Fayard, 1995.

  • Bret Easton Ellis de retour

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    Ils sont riches, ils sont beaux, ils ont tout, mais il leur manque l'essentiel…Vingt-cinq ans après la publication de son premier roman Moins que zéro, l’histoire continue dans Suite(s) impériale(s), à paraître chez Robert Laffont le 20 septembre 2010, dans la collection Pavillons. 

    Clay, l’anti-héros du premier best-seller de Bret Easton Ellis, Moins que zéro, revient à Los Angeles. Il a vingt ans de plus, il est un peu plus vieux, un peu plus seul et désœuvré. Il retrouve ceux qu’il a connus dans sa jeunesse, Blair, Trent, Julian, Rip… les représentants d’une génération dorée et perdue, abandonnés à la vacuité, la solitude et la vanité qui les détruisent.

    Producteur associé à l’adaptation cinématographique de son dernier scénario, Clay participe au casting du film, joue de son pouvoir, séduit Rain, une jeune actrice sublime et sans talent, lui fait de fausses promesses. Il est prêt à tout pour la posséder. Mais qui manipule qui ? Clay découvre vite qu’il est constamment observé et suivi…

    Jalousie, trahisons, meurtres, manipulations… ici, dans la Cité des Anges, chacun se heurte aux mêmes jeux d’emprise et aux mêmes démons, s’enivre de sexe, d’images, de drogues, de fêtes irréelles… et se révèle toujours plus amer et désespéré. Le vide et la fureur aspirent les personnages, et leur font perdre tout sens des limites.

    On est saisi par la virtuosité du style sobre et acéré, les chapitres courts donnent à la narration un rythme percutant. L’atmosphère est oppressante, la noirceur non dépourvue d’humour. L’angoisse et la tension croissantes annoncent une lente descente aux enfers. Le portrait de notre époque est aussi violent que subversif.

     

     

    Elklis4.jpgBret Easton Ellis est né à Los Angeles en 1964. Dès la publication de son premier livre Moins que zéro, en 1985, il a connu un succès foudroyant et s’est imposé comme l’un des écrivains majeurs de sa génération. Suivront Les Lois de l’attraction, American Psycho, Zombies, Glamorama et Lunar Park. Traduite dans le monde entier, adaptée au cinéma, son œuvre est l’une des plus significatives de la littérature contemporaine.

     

     

  • Ceux qui caftent

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    Celui qui ne supporte pas les jeunes vandales du quartier des Blaireaux contre lesquels il envisage de lever une milice secondée par des chiens civils / Celle qui prétend que le nouveau 4x4 des Duvanel a été payé au moyen d’une avance sur héritage / Ceux qui estiment qu’Alberto Contador doit se dénoncer lui-même / Celui qui précise toujours que Michel Foucault avait la préférence sexuelle qu’on sait mais que ça n’enlève rien à son mérite académique / Celle qui téléphone à Madame Schneck pour se plaindre de ce qu’un peu d’huile de vidange de Monsieur Schirm a coulé sur l’allée du lotissement privé Les Campanules / Ceux qui ont entendu dire par la concierge bosniaque que les Croates du troisième auraient laissé le chien Bogumil dans leur trois-pièces avec des biscuits secs et de l’eau pendant les quinze jours qu’ils sont en Dalmatie / Celui qui compte les visiteurs que reçoit la nouvelle locataire de l’entresol qui a l’air de se prendre pour Arielle Dombasle avec ses longs ongles peints en violet foncé / Celle qui rapporte ponctuellement les faux bruits que le fondé de pouvoir Ledru lui révèle pour tester une fois de plus sa discrétion dans l’Entreprise / Ceux qui estiment qu’un Bon Chrétien se doit de révéler les manquements graves aux Dix Commandements des paroissiens censés honorer la communauté des Sœurs et Frères,etc.

     

  • L'attente

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    …L’un des voyageurs qui ont passé par là prétendait que ceux en qui nous mettons tous nos espoirs n’arrivent jamais que lorsque personne n’a plus besoin d’eux, mais ce n’est pas ce que j’ai observé pour ma part, répond celui que sa confiance presque illimitée a fait bénéficier de toutes les coïncidences heureuses, à commencer par  ses retrouvailles avec Maria après tant de tribulations de part et d’autre et les sept heures d’attente de ce soir de la catastrophe aérienne à laquelle ils ont échappé tous deux   - Maria qu’il appelle la femme de sa vie et qui a cessé de fumer trois ans après la naissance de leur fille Nora, ceci n’ayant aucun rapport avec cela…

     

    Image : Philip Seelen  

  • Ceux qui sont de la Party

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    Celui qui poursuit sa lecture des Essais de Montaigne au bord de la rivière où sa mère vient de s’allumer un joint / Celle qui se retrouve elle-même en observant son vaurien de fils adoré / Ceux qui restent fidèles à leur éducation style fifties / Celui qui vit dans un souk de livres et d’objets vintage et s’y retrouve très bien merci / Celle qui a façonné son lieu de vie à son image de vieille humaniste démocrate assez alcoolo en fin d’après-midi / Ceux que leur sens pratique a aidé à ne pas flancher sous l’effet lancinant de leur sens poétique / Celui qui conserve toute sa tendresse à ses sœurs sûrement pas invitées à la Party du ponte de l’UBS et c’est en somme à leur honneur / Celle qui sourit dans le vague en se rappelant les frasques de son chameau de frère trader / Ceux qui se faisaient des goûters d’enfer à l’Orangina et aux crackers dans le Bois du Pendu / Celui qui s’est laissé embarquer dans le noble combat pour la défense de l’Habitat du Castor et se retrouve coincé à la table d’un parachute doré à gueule de tapir néolibéral / Celle qui commence à comprendre les arcanes de la finance en observant sa débâcle / Ceux qui réservent le paleron de base à leurs sept chiens de compagnie dont ils espèrent qu’ils échapperont aux retombées de la Crise / Celui qui est fortifié par le souvenir de la pénombre qu’un hêtre pourpre géant faisait couler dans sa chambre d’enfant tandis qu’il lisait Walden de Thoreau ou Sur la route de Jack Kerouac / Celle qui taxe sereinement de criminels les invités de la femme du ponte de l’UBS / Ceux qui font reculer les puissances de l’ennui en feignant de s’intéresser aux invités inconnus de la Party / Celui qui s’installe au Steinway du fils du ponte de l’UBS pour le faire galoper au rythme fou de Bartok tandis que les invités affluent sur la pelouse et que le Nasdaq clôture au plus bas / Celle que la cheffe de la sécu admet à la Party en dépit de la couleur de sa peau quand elle découvre que la Black se situe au Top des managères / Ceux qui se savent sur un siège éjectable et s’apprêtent donc à jouir un max d’une Party qui sera peut-être la dernière / Celui qui dit au bord du jacuzzi géant que rien ne vaut une bonne crise pour brûler les calories d’un Système aussi artificiellement gonflé / Celle qui a conçu les compositions florales de la Party dans le style des Nymphéas de Monet / Ceux qui se réclamant de la vieille école séduisent les kids au dam des quadras et des quinquas qui se croient au Top du Trend / Celui qui a un projet en phase avec l’Habitat pour l’Humanité en Jamaïque dit-il aux kids à moitié nus sur la pelouse et pas dupes du tout de ses alibis de parasite de leurs pourris de parents / Celle à laquelle sa couleur de peau vaut des salamalecs pseudo-progressistes de la part de ceux qui la verraient plus volontiers au Service Nettoyage de l’empire bancaire où elle a réussi Le Diable sait comment / Ceux qui espèrent que le feu d’artifice non sécurisé foutra le feu à la propriété de ce frimeur de Ponte de l’UBS / Celui qui fout le camp de la Party avec une édition dorée sur tranche des Essais de Montaigne jamais ouverte à ce qu’il semble / Celle qui retrouve son fils au bord de l’eau et le félicite pour le Montaigne en lui passant son joint / Ceux à qui rien de ce qui est humain n’est étranger, etc.
    Peinture : Terry Rodgers

  • Ceux qui s'évitent

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    Celui qui traverse quand il reconnaît son vrai père de loin / Celle qui zigzague entre ses ex dans les boîtes où elle les a levés / Ceux qui se croisent chez la psy qu’ils ont baisée à des époques différentes / Celui qui sort quand sa mère rentre / Celle qui le déteste un peu plus quand son oncle la flatte / Ceux qui s’arrangent pour ne pas prendre le même ascenseur / Celui qui a craché sur son miroir jusqu’à ne plus en subir le reflet / Celle qui ne supporte pas l’idée de rester seule avec elle-même / Ceux qui ont perdu la générosité de l’attention / Celui qui fixe des rendez-vous où il sait qu’il n’ira pas / Celle qui noie le poisson et te fixant de son air de carpe / Ceux qui changent de sujet à vue dans le faux débat / Celui qui te jure que son mensonge est LA vérité ce que d’ailleurs tout le monde admet à l'en croire/ Celle qui tombe par hasard (dit-elle) sur celui qu’elle tenait à rencontrer (prétend-elle) mais qu’elle rappellera (jure-t-elle) / Ceux qui se fuient sans pouvoir se quitter / Celui qui fait le mort et sera tenu pour tel / Celle qui prend un bus astral pour échapper aux contingences de la Secte / Ceux qui échangent mieux entre internautes qu’avec leurs conjoints tellement réels / Celui qui ne fait aucun reproche à sa mère pour avoir la paix / Celle qui se considère comme son propre cobaye en matière d’échecs sentimentaux / Ceux qui se cament à l’optimisme et n’en sont que plus minés / Celui que sa nature aimante empêche de jamais se retrouver vraiment à fond de cale / Celle que sa méchanceté naturelle a conservé comme une peau de serpent et ses crocs / Ceux qui sont devenus gentils à force d’être polis, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui parlent tout seuls

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    Celui qui a vu toutes les portes se refermer / Celle qui semble rejetée tacitement / Ceux qui restent interdits devant l’arrachage des arbres du Grand Parc aux fins de projet immobilier financé par les Russes / Celui qui voit ce qui se passe réellement et en conçoit une douleur non moins réelle / Celle dont l’innocente ritournelle est devenue litanie démente / Ceux qui ne retrouvent plus la paix qu’ils ont connue durant la guerre / Celui qui ne supporte plus l’euphorie battante de sa compagne Petula / Celle que leurs poèmes à l’eau de rose sur Internet fait gerber / Celle qui a vu ses fils partir à la guerre économique et en revenir battants ou battus ce qui revient au même à ses yeux / Ceux que le mépris des instruits paralyse / Celui qui aime son travail dont plus personne ne veut sauf quelques-uns qui auront peut-être des enfants amateurs de menuiserie ancienne va savoir / Celle qui n’admet pas l’inattention des hyperactifs / Ceux qui parlent comme des dératés / Celui qui parle à ses chiens Wilie et Sam qui lui répondent d’un même regard responsable et doux / Celle qui s’évade dans les films d’animaux / Ceux qui reprochent aux échos de leur répéter ce qu’ils leur ont dit sans la moindre touche perso / Celui qui se sent si désarmé qu’il pourrait se flinguer / Celle qui découvre qu’elle a été abandonnée par ceux qui l’ont adoptée / Ceux qui n’ont pas renoncé à leur devoir social en dépit de leurs droits bafoués / Celui qui a grandi tandis que ses succédaient sous ses fenêtres un garage en faillite puis un discount de matelas puis un Burger King puis un Multiplex dont les lumières du parking l’empêchent de dormir / Celle qui n’a plus besoin de mots après une bouteille / Ceux qui s’entendent le mieux en parlant fort les fenêtres ouvertes / Celui qui découvre sa première arme dans le miroir de la salle de bain de sa mère célibataire / Celle qui sait pourquoi son fils l’a abandonné et prend donc tout sur elle / Ceux qui évoquent les Coréens et les Chinois pour défendre leur Projet municipal pharaonique / Celui qu’on appelle le métrosexuel de l’Entreprise et qui ne parle à personne qu’aux ascenseurs / Celle qui n’agit dans l’Entreprise qu’en agissante assidue / Ceux qui se considèrent comme des chefs de meute et mordent à l’avenant / Celui qui reste celui qui gagne en martelant les parois intérieures du container dans lequel il a élu domicile après l’effondrement de l’Entreprise / Celle qui a tout perdu sauf le soutien du regard bleu acier de son Barbie Mec / Ceux qui suivent les rails désaffectés d’une voie de garage du Trans/Europe/Expresse en chantonnant des airs italiens , etc.
    Image: Philip Seelen.

  • Les aiguilleuses

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    Elles sont apparues comme par génération spontanée. Ce qui frappe l’observateur est qu’elles ont toutes la même morphologie mammaire: les aiguilleuses ont le sein conquérant. En revanche elles se distinguent absolument les unes des autres par la voix.
    Nous les pilotes, nous ne serions plus rien sans elles. Au temps des aiguilleurs mecs la voix n’avait aucune espèce d’importance. Faire telle ou telle route, être guidé par Nils ou Pedro n’avait pas la moindre incidence sur notre métabolisme ni sur la pose sans casse.
    L’arrivée des aiguilleuses a tout chamboulé, et d’autant plus qu’elle survenait au moment de l’automation complète des appareils. Pour parler peuple on commençait à se faire sérieusement chier dans les zingues.
    Certains éthologues l’avaient relevé mais les pilotes l’ont redécouvert: que la voix est un stimulant opérationnel de première bourre, j’entends le grain de la voix, la texture, le toucher, le goûteux de la voix.
    Avec l’expérience un pilote moyen est désormais capable de décrire son aiguilleuse rien qu’à la voix. Il m’est même arrivé de deviner ainsi, à la seule vibration de son organe, la marque du parfum de l'adorable Surri Sturlusi ou de la non moins charmante Sri Mulyani en survolant l’Islande ou Bornéo...

     

  • De l'horreur ordinaire

     Canines13.jpgUn antipolar à lire absolument, dans la lignée de La Promesse de Friedrich Dürrenmatt: Canines, de Janus, aux éditions Xénia. Entretien avec l'auteur masqué...

    Pas un cadavre à la clef, sauf celui d'un chien dans le rôle du bouc émissaire. Des faits calqués de près sur ceux d'un drame réel aux apparences ordinaires et non moins extraordinaire dans sa réalité sordide, reflet d'une société minée intérieurement par l'indifférence, plombée extérieurement par l'incompétence.

    Les faits: en février 2002, un petit garçon turbulent de 7 ans, prénom Luca, fils d'aubergistes italiens dans un village valaisan, est retrouvé inconscient et presque nu dans la neige, couvert de griffures et d'ecchymoses, comme s'il avait été fouetté, battu, traîné dans les ronces, peut-être violé ? Non: la piste du pervers sadique est vite écartée, mais tout le reste de l'enquête sera tissée de lenteurs, bavures, gâchis lamentable, avant que le seul coupable désigné, bouc émissaire parfait, ne soit désigné en le "personne" d'un chien, un misérable chien finalement liquidé comme le Mal incarné. Au cours de l'enquête, le juge en fonction aura parlé de "Rital congelé". Mais l'affaire est el et bien classée en 2055. Circulez à présent, on ne discute pas... 

    Or, c'était compter sans la conviction intime des parents de Luca, et l'obstination du détective sédunois Fred Reichenbach  qui mena son enquête parallèlement aux investigations et aux mesures, incroyablement sommaires, de la police et de la justice. De ces faits réels, constituant l'affaire Luca, la Télévision romande, àl'enseigne de sa série Zone d'ombre, a nourri une émission aux témoignages accablants, diffisée en janvier 2009. (http://www.tsr.ch/video/emissions/zone-ombre/3136-l-affaire-luca.html.) Plus d'un an après, une plainte est récemment tombée du ciel de la Justice valaisanne, contre la TSR et contre une vétérinaire comportementaliste qui a osé mettre en doute la thèse du chien. Toujours du côté "réel" de l'affaire, Luca vit aujourd'hui en Italie avec sa mère (son père est revenu travailler en Suisse alémanique), aveugle et tétraplégique mais plein de joie de vivre (!) et entouré de tout un mouvement de solidarité. Les vrais coupables présumés, eux, quatre lascars dont l'aîné avait à peine 16 ans au moment des faits, mais bien connus dans la région pour leur violence,  se débrouillent avec leur conscience de fils de Suisses au-dessus de tout soupçon, protégés jusque-là par toutes les parties constituées, loi du clan oblige. La réouverture de l'enquête n'est cependant pas exclue. L'omertà pourrait encore prendre du plomb dans l'aile. Ce serait la moindre justice...

    Canines.JPGDes faits à la fiction

    Côté roman, Luca se prénomme Gianni et le détective, en pleine crise existentielle auprès d'une acariâtre Babette accro de séries policières, Jack. Dans les grades largeurs, le roman se tient, au dire de son auteur pseudonommé Janus, tout près des faits avérés. En revanche, l'ouvrage se distingue du document brut ou du témoignage par une immersion humaine et une mise en perspective éthique de toute l'affaire qui élève considérablement le "débat" et touche à la littérature.

    Point de cadavre, donc, dans Canines, mais une plongée dans l'abjection ordinaire faite de négligences meurtrières, de bavures à répétition, de petites lâchetés aux grandes conséquences, dans une sorte de complot de la médiocrité liguée contre toute vérité dérangeante. Janus, avec un vrai talent de romancier relevé en préface par l'avocat genevois Charles Poncet, construit un roman lesté d'humanité et de révolte combien légitime, aux personnages bien campés et à la densité émotionnelle constante, non sans burlesque aussi dans la relation "à la Deschiens" du détective et de sa terrible Babette. Sans caricaturer les figures de ce drame encore à vif, il brosse une frise de personnages aussi lamentables que sûrs de leur bon droit (du flic fatigué qui conclut d'avance à la culpabilité du chien et néglige de sécuriser le périmètre du drame, au médecin se hâtant étrangement de faire disparaître des élémnet de preuve, en passant par le juge informateur inexpérimenté et par un juge non moins cuistre et vulgaire dans son incompétence) mais avec une réelle épaisseur humaine, dans une écriture fluide et ferme.

    Point de cadavre vraiment ? On ne dévoilera pas, à vrai dire, la triste issue de cette triste dernière enquête de Jack le Juste au pays des faux jetons... 

    Janus. Canines. Editions Xénia, Vevey.

    Entretien avec Janus, auteur masqué...

    - Pourquoi ce livre ?

    - Dès son classement ce cas irrésolu a frappé mon imagination. L'inhumanité inhérente à ce « fait divers » s'exprime dans toute son horreur dans le terme « Rital congelé » prononcé par le juge.

    - Pourquoi le biais du roman plutôt que le documentaire ou le témoignage ?

    - La vérité romanesque complète souvent la soi-disant vérité des faits.  l’univers romanesque contient plus de vérité que les faits réels, car il sonde l'âme et pénètre des dimensions que la réalité passe par pertes et profit. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la vraie histoire du monde se trouve, à mon avis, bien plus dans les grandes œuvres littéraires que dans les faits historiques.
    - Quelle part les faits exacts ont-ils dans le livre, et quelle part l’affabulation ?
    - Je me suis basé sur le dossier établi par le détective privé Fred Reichenbach et de nombreux e

    ntretiens avec des protagonistes du drame qui ont bien voulu s'ouvrir à moi, et suis resté aussi près des faits réels que possible. Les événements  relatés ont vraiment eu lieu, quoique parfois dans une chronologie différente. Par contre, la caractérisation des personnages et leurs motifs sont imaginés.

    - Dans quelle mesure pensez-vous que votre fiction puisse interférer dans le développement ultérieur de l’affaire ?
    - Il y a eu une fâcheuse coïncidence entre la réactivation de l'affaire due aux plaintes déposées notamment contre la TSR,et la parution du livre. Mais ce qui m’importait était de créer un univers romanesque, rien d’autre. Quelquefois, la littérature permet de rendre la dignité aux victimes et c’est ce que j’espère avoir réalisé avec ce roman.
    - Pourquoi ce sous-titre d’antipolar ?
    - Parce que dans un polar, la vérité finit toujours par être révélée sur la base de preuves ou d’indices. Au pire, si l’enquêteur échoue, la vérité se fait jour par le biais du narrateur. Dans « Canines, rien de tel. On reste sur sa faim jusqu’au bout et l’auteur est aussi impuissant à mettre un point final à l’affaire que son limier. Dans un polar, les inconnues diminuent progressivement et les indices accumulés amènent une réponse. Dans « canines », plus les évidences s’accumulent et plus les réponses s’éloignent.
    - Pensez-vous que l’ancrage de ce drame en Suisse, et en Valais, soit significatif ?
    Non, car ça aurait pu se passer dans n’importe quelle vallée alpine. Voilà pourquoi aucun nom de lieu n’est révélé. Le type de tissu social qui apparaît dans mon œuvre n’est pas spécifique à un endroit précis. Il concerne toutes les contrées périphériques du monde où règne une société clanique.
    - L’état des parents (Italiens  et aubergistes) compte-t-il dans le développement de l’affaire ?
    - Oui, évidemment. Etant venus d’ailleurs, ils n’ont pas de relais à l’intérieur du système et butent contre l’omerta décrétée par la société clanique. Le fait qu’ils soient aubergistes n’importe cependant pas.
    - Dans le roman, le détective paraît extrêmement seul. Le détective « réel » l’a-t-il été pareillement ?
    A ce que je sais, la solitude du vrai détective ressemblait à celle de mon héros. Mais il faut dire que c’est un homme qui préfère travailler seul.
    - Quel "message" avez-vous voulu faire passer ?
    - Canines n’est pas seulement le compte-rendu d’un fait divers sordide. C’est avant tout une réflexion sur le fonctionnement de la société humaine et la perte de valeurs et d’empathie. Le fait divers qui m’a servi de point de départ n’est pas seulement un cas isolé qui serait sans lien avec l’évolution de notre société. D’entrée, deux interrogations se sont imposées à moi : Comment donner un sens à un monde qui permet de telles horreurs et quelles sont les dérives de la modernité qui les rendent possibles ? Si le destin tragique de Gianni ne renvoyait qu’à lui-même, le monde serait perdu sans rémission. Par le fait qu’il ait amené un être humain à aller plus loin dans la remise en question de la société et de l’existence humaine en général, cela donne une chance au futur. Par le fait qu’un frère humain ait été capable de suffisamment d’empathie pour chercher à transcender la dure réalité des faits représente un espoir. Paradoxalement, le suicide de Jack est rédempteur, car le détective prouve, par sa capacité de désespérer du monde, qu’il y a encore des être humains qui échappent à l’indifférence générale.
    - Pourquoi ce pseudo de Janus ?
    - Tout simplement parce que le nom de l’auteur risquerait d’interférer dans la réception de l’œuvre et de l’influencer dans un sens ou dans un autre. D'un côté, je suis un homme jouant un certain rôle social avec toutes ses obligations et contraintes. De l'autre, je suis un auteur que personne ne soupçonne d'écrire ce genre d'oeuvres. La littérature est mon "masque de fer".
    : «Comme un bizutage qui aurait mal tourné»

     

     

    Canines3.JPGLe vrai scénario probable de l'Affaire Luca

     Après la mise en cause d’un tiers soupçonné injustement d’acte pédophile, la justice valaisanne a conclu que l’enfant avait été attaqué par son propre chien, Rocky, un berger allemand qu’il promenait avec son frère, Marco, âgé de 4ans. L’affaire fut classée fin février 2004, et le chien euthanasié. La mesure fut dénoncée par la famille et son avocat, Me Fanti, convaincus de l’insuffisance de l’enquête. Sollicité par les parents de Luca, un détective privé sédunois, Fred Reichenbach, mena une investigation séparée qui lui permit d’envisager un autre scénario que celui de la justice. Celui-ci incrimine quatre adolescents connus pour leur violence, mais bénéficiant d’une protection liée au statut social de leurs parents.Selon Fred Reichenbach, le fin mot de l’affaire se réduirait à «un bizutage qui aurait mal tourné». La thèse du chien, bouc émissaire idéal, aurait délivré les parents des ados de toute responsabilité, notamment financière (des dédommagements aux montants sans doute énormes), tandis que l’Autorité verrouillait la loi du silence et refusait toute autocritique.



     

     

     

  • Dimanche noir

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    À propos de La Promesse de Dürrenmatt, d’un accident de personne, de Canines et des pertes de mémoire d’une très vieille dame...

    Lucerne, au bord de la Reuss, ce 6 juin 2010. - J’achevais ce midi la relecture de La Promesse de Dürrenmatt, dans le train de Lucerne, lorsque le service de celui-ci s’est trouvé interrompu par ce qu’on appelle désormais un accident de personne, qui venait de frapper le train nous précédant de quelques minutes. Or la communication nous fut faite, lugubrement répétée en trois langues, alors que, sur fond de campagnes paisibles jusqu’à la torpeur, je lisais le récit de la vieille mourante qui démêle l’imbroglio du roman en évoquant l’horrible réalité des crimes de son époux débile, d’un ton frisant le burlesque ; et j’imaginais, du même coup, ce qui se passait à l’avant de l’autre train – je me représentais les voies ensanglantées et le conducteur immobile au bord des rails tandis que tout un monde s’affairait autour de lui pour effacer les trace de cette horreur. Parfaite image d’une Suisse absolument paisible en apparence, où les maléfices restent bien présents comme partout. Même image rassurante que dans La Promesse, qui relate les méfaits d’un maniaque sexuel multirécidiviste (serial killer avant la lettre) et, aussi dans Canines, où l’agression inexpliquée d’un enfant lézarde soudain les quiètes apparences.
    Evidemment, me dis-je à présent en prenant ces notes au bord de la Reuss aux eaux vertes, face à l’église des Jésuites, comparer La Promesse et Canines est délicat, comme il est toujours discutable de comparer le génie et le talent.
    Canines est un roman bien construit et bien écrit, non sans résonances émotionnelles profondes, fondé sur des faits avérés et promenant un miroir le long de nos maisons trop souvent verrouillées par l’égoïsme suissaud ou par l’indifférence.
    Quant à La Promesse (1958), qui a inspiré deux films dont The Pledge de Sean Penn, avec Jack Nicholson, c’est l’œuvre accomplie d’un grand écrivain dont le génie s’est déployé une première fois dans La Visite de la vieille dame - un roman noir qui saisit immédiatement par son atmosphère, ou plus exactement par son climat physique, et qui démarre sur le thèmes des limites du genre policier, sévèrement jugé par un ancien chef de la police, lequel reproche à l’auteur la trop systématique référence à la logique et aux déductions rationnelles, à l’impératif d’une solution finale, voire d’un happy end.
    Et de raconter, alors, au fil d’un récit enchâssé dans l’autre, la désolante histoire d’un de ses plus brillants subordonnés, le commissaire Matthieu, décidé à mettre la main sur un tueur de petites filles après la mort d’un pauvre type accusé à tort et suicidé après des aveux extorqués par la force.
    Formidablement incarné, et pour ainsi dire imprégné d’atmosphère « suisse centrale », La Promesse est un « antipolar » au même titre que Canines, en cela que sa solution tombe à peu près par hasard, alors que le coupable est déjà mort et que l’enquêteur « sauvage » a jeté l’éponge depuis longtemps.
    Or, d’autres rapprochements peuvent être faits entre les deux romans, dont les détectives sont également solitaires et libres, viscéralement attachés à la justice et d’autant plus que des enfants sont en cause ; et les enfants, justement, comme victimes ou comme témoins, avec leur langage propre (des dessins dans les deux cas), donnent aux deux romans leur arrière-plan radical, lié à une zone sacrée de la vie humaine. Non pas l’innocence enfantine idéalisée dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui, en donnant par contraste la pédophilie comme « mal absolu », mais une zone sacrée, je le répète, admirablement cernée par Dürrenmatt, au bord des gouffres de la frustration et de la folie, du sexe et de la mort. Enfin, une commune tristesse se dégage de ces deux livres, même si leur matière dramatique n’est pas comparable.
    Lors de ma visite à une très vieille dame qui fut l'une des bonnes fées de nos enfances, en train de perdre tout doucement la mémoire et me reposant vingt fois la même question comme dans un harcelant interrogatoire, je pensais, ce dimanche assombri par une mort anonyme, sur une voie de chemin de fer, à toutes ces vies contiguës qui se tissent autour de nous et qui se défont comme, à l’instant, sous mes yeux, se font et se défont les eaux mêlées de la rivière filant là-bas vers les fleuves et les mers…
    Friedrich Dürrenmatt. La Promesse. Livre de poche Biblio,156p.

    Janus. Canines. Xénia, 2010.

  • La Provence de Cézanne

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    Douze pages de C.F. Ramuz

    Je viens de relire les douze pages de l’Exemple de Cézanne où C.F. Ramuz, avec une saisissante acuité, et pour évoquer son propre rapport à la terre, raconte le pèlerinage qu’il accomplit en 1914, partant de la Cannebière de Marseille en tramway, gagnant le « haut pays »  et là se trouvant lui-même « repaysé »  devant la grande chaîne blanchâtre au pied de laquelle Aix se trouve assise, y déjeunant d’olives noires et de saucisson et cherchant ensuite la rue Boulegon, tout humble et là-bas, superposé à un toit, « le cube blanc de l’atelier » découvert  avec émotion. Mais l'écrivain savait  que la vraie présence de Cézanne ne rayonnerait que plus loin encore, dans la « nature presque espagnole » du pays réinventé par le peintre.
    Ramuz oppose le « Midi facile, extérieur, Midi d’effets », des aquarellistes et paysagistes à la petite semaine (il en croule plus que jamais aujourd'hui entre senteurs et saveurs conditionnée...) et le « Midi grave, austère, sombre de trop d’intensité », de Cézanne dont définit l'art plus préciseméent encore: « Sourd, en dessous, tout en harmonies mates, avec ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout , et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, parce que la lumière après tout est poussière pour qui voit autre chose que la surface et l’accident ».
    Ramuz oppose aussi Cézanne au folklore (coiffes, farandoles et galoubets) d'un Mistral pour montrer combien sa Provence à lui est plus qu’une province : une terre universelle appartenant à tous et où tous peuvent se reconnaître dans l’élémentaire épuré : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, écrivait d'ailleurs Cézanne, c’est réaliser des sensations. »

    Et Ramuz de conclure : « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ».  

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  • Ceux qui espèrent encore

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    Celui qui n’a jamais renoncé au fond / Celle que son aspiration fait respirer / Ceux qui veillent sur le passé comme sur un trésor discret / Celui qui bénit le vent salubre et l’eau vierge / Celle qui se défie de la facile euphorie / Ceux qui trouvent refuge dans la bonté / Celui qui éloigne les petits chats qu’il aime des petits oiseaux qu’il aime tout autant / Celle qui se sent trop petite pour ce trop grand amour / Ceux qui vacillent sous le poids de la certitude / Celui qui noie son reflet dans la lumière / Celle qui sent sa solitude s’agrandir dans la solitude du ciel / Ceux qui abaissent ce qui les dépasse / Celui qui sait que les âmes et les hasards se font écho / Celle qui considère son bonheur comme une épreuve / Ceux qui se demandent en silence ce que leur fera la mort personnellement / Celui qui voit en la mort une Convocation / Celle qui se remet du rimmel pour être présentable au cas où / Ceux qui meurent de leur vivant / Celui qui a peur de la mort parce qu’il l’est déjà / Celle qui répète qu’elle a tout préparé même les numéros des cantiques et les liste des donations par ordre de mérite / Ceux qui meurent de rage en établissant leur testament / Celui qui pense que « c’est la mort qui console hélas et qui fait vivre » / Celle qui se demande comment échapper à la pesanteur alors qu’elle n’a plus que du papier de cigarette sur ses os de verre / Ceux qui perdent la vérité en se la gardant / Celui qui se consacre au dosage du gris / Celle qui s’est purifiée dans la plus intense débauche / Ceux qui se fanent au lieu de fructifier / Celui qui estime que seul le saint peut dire que chaque instant compte sans se payer de mots / Ceux qui forment un Groupe de Recherche Spirituel dont ils excluent ceux qui ne pensent pas comme eux / Celui qui laisse la route entrer en lui pour avancer avec elle / Celle qui se gorge de saintes paroles comme de pâtisseries / Ceux qui nourrissent leur racisme d’une approche erronée de la nature charnelle de l’humaine créature / Celui qui pense que Dieu préfère lire en français qu’en arabe même classique / Celle qui a beaucoup tricoté pour les missions même des bonnets de skieurs / Ceux qui ont perdu leur latin à chasser le lapin / Celui qui voue un culte à son Objet / Celle qui ne voit que des preuves / Ceux qui croient qu’une catastrophe genre 1929 en 2010 rendra le monde meilleur, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Sisyphe

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    … Puisque vous me demandez comment ça va, je vous réponds : ça va, ce serait plus cool si je n’étais qu’une limace, je n’aurais pas ce sacré rocher à trimballer, et les dieux ont corsé le jeu ces derniers temps avec ce foutu gravier, mais on a sa fierté et c’est pourquoi je vous propose, l’un dans l’autre, de m’imaginer heureux…

    Image : Philip Seelen

  • D'harmonieuses Fausses notes

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    Le genre de l’aphorisme est délicat, qui requiert un art de la pointe assez rare. Or, il y a de cette finesse pénétrante chez François Debluë, prosateur et poète largement reconnu en pays romand (avec une vingtaine de livres à son actif) et qui nous revient avec deux ouvrages de la meilleure tenue, Fausses notes et De la mort prochaine.
    Fausses notes est, en partie du moins, un recueil d’aphorismes, ou de fusées, de phrases lapidaires, de sentences ou d’observations concentrées, qui rappellent assez souvent celles du Journal de Jules Renard, les abrupts de Chamfort ou, dans une modulation plus lyrique, les greguerias de Ramon Gomez de La Serna.
    Dans ce registre elliptique, j’ai relevé quelques échantillons qui me semblent donner le ton.
    Par exemple ceci : « Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des criminels en impuissance ? »
    Ou cela : « La douleur n’attend pas le nombre des années ».
    Ou cela encore : «Les terroristes sont souvent des intellectuels. Et inversement ».
    Ou cela qui me semble illustrer si bien la théorie mimétique de René Girard : « Nous n’avons de vraies passions que pour ce qui nous fait défaut »
    Ou cela aussi : « Il aurait payé cher pour ne pas avoir de problèmes d’argent ».
    Dans le registre de l’évocation poétique concentrée sur une image ou des métaphores, François Debluë excelle aussi en alternant lyrisme et causticité.
    Cela donne par exemple ceci : « Femme au parfum de violette printanière dans une rue d’automne. Etrange contretemps ».
    Ou cela : « Les façades vous observent. Voyez celle de cette maison : à la façon dont les volets en sont fermés, vous pouvez dire qu’elle vous fait la gueule ».
    Ou ceci qu’aurait aimé Henri Calet : « Une blanchisserie de Paray-le-Monial se flatte d’un « service rapide ». En dessous de ce slogan, en guise d’exemple et d’attestation, on peut lire, en grandes lettres. DEUIL EN HUIT HEURES. Qui résisterait ? ».
    En outre, plus amplement développées, François Debluë croque des scènes qui relèvent tantôt du croquis aquarellé et tantôt de la gravure. On voit ainsi (p.45) ce couple de Madame et Monsieur se retrouvant seul sur la plage d’hiver où Madame va « faire la nuque de Monsieur » à coups de ciseaux rapides, tandis que les dernières feuilles tombent des arbres d’alentour.
    Ou bien c’est, au Montreux-Palace (p.171) cette scène assez exquise du père de l’auteur, après un concert chic, qui lui fait visiter les lieux où il a été jadis un violoniste employé, qui adapta à sa façon un Capriccio de Richard Strauss joué dans le salon du grand hôtel, où à la fin du concert un homme discret l’avait chaleureusement félicité en lui avouant : « Ich bin Richard Strauss »…
    Il y aurait cent autres citations à faire de ce livre riche et plus encore riche de résonances.
    J’aurai plus de peine en revanche, je le dis tout net, à évoquer De la mort prochaine. C’est un livre grave de part en part. On est censé le lire avec une gueule d’enterrement. On est là devant comme devant ces tableaux dits « vanités » qui résument la misérable condition humaine : un crâne sur un frigo, un trousseau de clefs avec une effigie de Mickey, ce genre de choses.
    Et bien entendu c’est admirable de part en part. Admirable édition, admirable papier, admirable exergue de Jankélévitch : "Qui pense la mort pense la vie ". Okay.
    Mais je l’avoue pour ma part : tout cet art parfait me glace, ce tremblement (« Nuit difficile. Le nez sur ma mort très prochaine »), cette anticipation convoquant tous les aspects du « thème » et modulant toutes les variations à grand renfort de citations, Céline à l’appui et Ronsard, et Tolstoï pour l’inégalable Mort d’Ivan Illitch, ah mais admirable à tout coup !
    Mais je regimbe devant ce côté « programme ». Ce côté « manière noires ». Je souligne « manières ». Ce côté voulu profond, quand même...
    Et je lis ça et je craque pourtant, sous le titre de Petit testament : « Que fera-t-on/ de mon veston/que ferez-vous/ ce jour-là/de mes idées/ de celles-là/ qu’en partant / derrière moi en désordre/ j’aurai laissées/ de celles-là/ en tous sens si longtemps / trimballées ? »
    Magnifique recueil en vérité, mais comme une intime pudeur me le fait rejeter avant d'y revenir: plus tard la mort prochaine, plus tard la poésie sur le sujet, fous-moi la paix, François de malheur, en attendant…

    François Debluë. Fausses notes. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 185p.
    François Debluë. De la mort prochaine. Editions de la revue Conférence, 135p.

  • Fantômes de la tribu

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    Les vignettes de mémoire de Jérôme Meizoz, enluminées par Zivo

    C’est avec un recueil à la fois incisif et riche d’échos affectifs ou poétiques que Jérôme Meizoz poursuit son cheminement de prosateur, s’exprimant le plus volontiers en brèves séquences, qui accentuent ici son remarquable pouvoir d’évocation.
    Une premier récit, intitulé Rendez-vous, marque en somme l’accueil des fantômes, à Mardi-Gras, lorsqu’à la foule en fête se mêlent un instant les plus ou moins chers disparus du lieu, de l’ouvrière italienne à laquelle le palmier qu’elle a planté a survécu, au bel Henri emporté d’un coup de sang, ou encore Enoch le demeuré emporté par le fleuve. On pense aux danses de mort médiévales tant qu’aux réapparitions à la James Ensor, et l’on est touché par l’apparition de la mère du narrateur en sa beauté intacte malgré son affreuse fin sous le train. « Mère, longtemps j’ai demandé en vain pourquoi tu nous avais quittés ainsi, sans même laisser un mot. Je t’en ai voulu silencieusement de cet abandon. Mais je vois que tu es rassemblée et tranquille ». Et cela encore après un silence : « Il n’y a plus de peine maintenant parce qu’il reste en nous le meilleur de toi ».
    Tout le recueil, ensuite, joue avec ce mélange d’intime proximité et de distance ajoutée par le temps, dans la ressaisie de la vie d’un lieu qui lui-même passe d’un temps à l’autre (le Valais de bois de Chappaz en train de se moderniser comme on l’a vu déjà chez Germain Clavien ou Alain Bagnoud sur deux générations ultérieures), au « village de l’enfance » et dans la « maison mère ».
    Jérôme Meizoz reste assez minimaliste. Il ne développe guère, mais ses cristallisations se densifient. Le raccourci qui pouvait sembler hier un défaut de souffle devient une nouvelle forme de gravure - je pense ici: gravure sur bois des mots, alors que les lavis de Zivo modulent un autre raccourci plus fantomatique, vaporeux comme dans un rêve prolongé.
    En deux, trois pages, un téléphone à l’heure du repas en commun suffit à suggérer un drame (quelque chose est arrivé au grand frangin qu’on attend à table), et ce sont d’autres scènes qui nous reviennent. Ou bien ce n’est que l'expression, de Saut du loup, pour désigner le passage dangereux d’une route de montagne, et voici réintroduit le thème déjà noté de la mort de la mère. Il y a là de l’art de la fugue brève à variations, côté musique des mots, mais les images, les tableaux, le film visuel comptent aussi beaucoup. Ainsi de cette scène, dans Le rideau se déchire, qu’on voit comme au cinéma, justement, du jeune carabin qui s’engueule devant la maison avec ses tantes, lesquelles entendent l’empêcher de leur ramener une femme mariée alors qu’il s’émancipe à la vitesse grand V, écoute du rock et fume d’étranges herbes tout en préparant ses études de médecine. Or, il faut préciser que la querelle est observé par le frère cadet du jeune faraud, avec une attention qui rend mieux les obscures fermentations à l’œuvre et leurs métamorphoses.
    Celles-ci affectent aussi les maisons. Dans Leurs images, on voit ainsi la vieille pièce de séjour, où la famille se retrouve depuis un siècle pour les repas en commun, se transformer au cœur de la maison, et la maison avec, les jeunes qui s’en vont et ramènent des étrangers, le cercle qui s’ouvre et réveille parfois des colères, la tante seule qui s’éteint et la grand-mère qui se ratatine, enfin quoi la vie qui secoue les maisons.
    La maison, le village, les villes d’en bas où l’on va travailler, la mer en Italie où l’on découvre une autre sensualité et la « petite marchande » de fraîcheur qui vend sa glace au chant de « coco bello », L’Invisible musicien de rue roumain revenant du sud au nord et qui se fait à tout coup humilier par les douaniers, le flux de la marée des matinaux dans la ville qui les rejette à la Tombée du jour, ou l’autre va-et-vient, dans Retour qui vaille, du prof travaillant en ville là-bas et remontant en fin de semaine par les trains de moins en moins bondés jusque là-haut au village de l’enfance et à la maison mère : ainsi va ce livre jusqu’au dernier motif de l’écrivain allant et venant entre le pré où il manie la faux de ses pères et sa table de scribe de la tribu, tout cela respirant bien, finement noté, finement prolongé par les aquarelles à la fois allusives et non moins évocatrice de Zivo – tout cela résonnant bien et plein d’échos…
    Jérôme Meizoz et Zivo. Fantômes. Editions d’en bas, 72p.

  • Ceux qui n’ont plus rien

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    Celui qui ne dit pas tout / Celle qui préfère les voitures aux hommes / Ceux qui prient avant les repas / Celui auquel sa mère reproche d’être né et qui en meurt/ Celle qui crie quand on ne partage pas sa position politique / Ceux qui s’ignorent / Celui qui a désiré la baise à mort et qui en est mort / Celle qui copie les grands peintres dans ses broderies au petit point / Ceux qui parlent philosophie dans les vestiaires du club de badminton / Celui qui estime son fils trop porté sur les livres / Celle qui a trouvé La Voie /Ceux qui se retrouvent avec leur classe de lycée au Lac Bleu / Celui qui aspire à la suprématie dans le groupe de tête des lanceurs de marteau / Celle qui a choisi de ne voir que le bon côté des choses / Ceux qui se retiennent de chier à l’opéra / Celui qui se sent papillon de nuit / Celle qui ne supporte pas d’être pénétrée pendant la lune rousse / Ceux qui sont au bout du rouleau/ Celui qui ne dit jamais ce qu’il pense à sa mère / Celle qui consacre la moitié de son salaire à l’entretien de ses douze chiens bleus / Ceux qui font les victimes et tyrannisent les autres / Celui qui vole un stéthoscope à l’hosto pour compenser l’injustice qu’il croit qu’on lui a faite au niveau des placards persos / Celle qui juge les femmes légères du haut de sa chaire de pasteure dans le canton de Neuchâtel / Ceux qui balisent / Celui qui te dit que tu peux te bomber / Celle qui te descends pour ton bien / Ceux qui n’ont jamais entendu le chant du coucou / Celle qui ne peut entamer sa journée sans un bon yaourt / Ceux qui surveillent et dénoncent / Celui qui est sans cesse en train de reprendre ce qu’il a donné / Celle qui changerait de mec pour un sac Vuitton / Ceux qui ont décidé d’apprendre l’hébreu / Celui qui s’invente des obstacles pour ne pas se mettre en route / Celle qui fait son trou à la TV / Ceux qui font reluire leur Toyota Cressida chaque samedi à la peau de chamois / Celui qui jette la cassette porno après usage puis va la repêcher dans le vide-ordures où il l’a jetée / Celle qui fait des tests dans les journaux: êtes-vous heureuse, êtes-vous masochiste, êtes-vous une droguée du sexe, avez-vous la baraka? / Ceux qui se laissent vivre / Celui qui s’abonne à L’Homme Top / Celle qui présente les livres et le jardinage à la TV / Ceux qui se réveillent sans personne / Celui qui assure son fond d’alcool / Celle qui ne supporte pas les vacances d’été / Ceux qui préfèrent la saleté / Celui qui est jaloux du bonheur des autres / Celle qui t’invite à brouter son cresson / Ceux qui dorment tout habillés / Celui qui perd son enfant dans la foule de fans des Stones / Celle qui divorcera si Ted ne renonce pas au plaisir solitaire chaque fois qu’elle a ses soirées Tupperware / Ceux qui ne se résignent jamais / Celui qui se venge sur les insectes / Celle qui n’aime que Vermeer / Ceux qui violent l’intimité de leurs enfants / Celui qui brûle les cheveux de sa femme infirme / Celle qui pratique le sexe anonyme / Ceux qui enchaînent leurs chiens / Celui qui compte ce que mangent ses enfants / Celle qui se sent rejetée de partout / Ceux qui se disent sinistrés du cœur / Celui qui a honte de son père / Celle qui se saoule de salsa / Ceux qui se foutent de tout, etc.


    Alain Keler, Favela de Rocinhia

  • La lecture comme rempart

     

    Par Sophie Kuffer

    Enfant, j’aimais les livres mais la lecture était un effort terrible ; j’ai le souvenir d’une barrière qui se dresse devant moi, infranchissable. Il y a une dizaine d’années, j’ai choisi d’apprendre une nouvelle langue (l’arabe) avec un nouvel alphabet et là, je me suis retrouvée petite devant ces symboles plus ou moins indéchiffrables qui ensemble ne voulaient jamais produire le bon son, la bonne signification. La lecture peut être source de souffrance, c’est un acte qui peut se révéler difficile et frustrant; ceux qui la maîtrisent l’oublient trop souvent… Cependant, elle reste, pour moi, un incroyable pont entre les pensées, les cultures et les hommes !
    En préparant ce numéro du Passe-Muraille, on m’a proposé deux romans autour de la lecture qui pouvaient s’adresser au jeune public. Je repensai alors à mon propre passage dans la catégorie jeune public. Jamais je n’acceptais de lire ce que l’on me conseillait jusqu’au jour où, après maintes sollicitations, je me suis jetée à l’eau et j’ai commencé à lire, puis à dévorer les pages de romans d’amour ou de sagas inter-minables ! Je crois profondément que chacun trouvera sa voie de lecture par quelque détour que cela passe.
    La lecture est donc le point commun réunissant ces deux romans : Le Vieux qui lisait des romans d’amour et Grâce et dénuement. Un homme et une femme tous deux écrivains qui mettent en scène un homme et une femme dans deux mondes très différents en apparence : jungle amazonienne et jungle de bitume sont les décors qui voient évoluer les protagonistes. Dans ces deux textes, le désir de lecture apparaît comme le remède à l’ennui, au mépris des autres et à la cruauté humaine.
    Alors que José Bolivar Proaño se retrouve seul, sans femme, ni famille ou amis, au milieu de la forêt, il fait « la découverte la plus im-portante de sa vie. Il [sait] lire. Il [possède] l’antidote contre le redoutable venin de la vieillesse. » Après avoir cherché de quoi lire, il se tourne vers les romans d’amour, les seuls textes qui le font voyager, qui remplissent les vides de sa mémoire, de son coeur et qui, parfois, lui font « oublier la barbarie des hommes. » Car c’est elle qu’il affronte, incarnée par les gringos qui sèment la bêtise et la mort dans la forêt, ou par ce maire citadin qui impose son mépris à l’igno¬rance de ses congénères – et cette bête magnifique, ce jaguar qu’il est forcé de tuer, car rendu fou par la cruauté humaine.
    C’est le mépris des hommes que l’on retrouve dans Grâce et dénuement; ce mépris envers nos voisins no¬mades que l’on chasse de terrain vague en terrain vague. Alice Ferney réussit à nous faire entrer dans cet univers essentiellement féminin du camp de gitans où se présente chaque semaine Esther, la bibliothécaire au projet simple mais ambitieux.
    Esther veut lire des histoires aux enfants car « elle [pense] que les livres sont nécessaires comme le gîte et le couvert », que « la vie a besoin des livres (…), la vie ne suffit pas ». Sans grands discours, cette femme gadjé (non tzigane), gagne la confiance des gitans, d’abord par le pouvoir des livres sur les enfants, puis sur les mères et enfin sur les hommes plus méfiants. Sans humilier, elle apporte la certitude que l’analphabétisme n’est pas une fatalité comme l’a vécu la grand-mère Angéline, privée d’école « pour qu’elle [ne] devienne [pas] comme les gadjés ». Esther est convaincue qu’ apprendre à lire diminue la peur qui sépare gadjés et gitans.
    Symbole de la richesse que représente le livre pour l’auteure, mais aussi pour quiconque se rend compte des mystères qu’il peut receler : Angéline, la vieille gitane analphabète, « parfois, gardait les livres. Elle les déposait sous son oreiller. » après avoir passé « sa main sur les couvertures usées : elle tenait là un trésor ».
    Ces deux romans ne sont pas destinés en particulier au jeune public, cependant les sujets traités, ainsi que le style accessible des deux auteurs ,qui respectent la réalité de leurs personnages, la poésie dégagée par les mots et les rebondissements des deux scénarios, me font penser qu’un lecteur dès 14 ans peut s’y plonger avec entrain. Chacun dans son univers – forêt amazonienne bruissante de singes, d’animaux sauvages et d’Indiens respectueux de la terre et qui partagent leurs connaissances de la forêt avec un étranger, ou camp gitan fixé entre deux tours de banlieue – voit s’incarner la vie de quatre femmes, de leurs enfants et d’une bibliothécaire sous l’oeil protecteur de la matriarche, est formateur et riche en émotions.

    Luís Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d’amour, Métailié, 2004, 141 p.
    Alice Ferney, Grâce et dénuement. Actes Sud, coll. Babel, 2009.
    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, journal littéraire, No82, 12e année.

    Le leitmotiv de la page est: Les enfants qui lisent sont dangereux...

  • Claudio Magris flâneur profond

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    Digressions d’un égoïste progressiste
    Entretien avec René Zahnd

    Lorsqu’on le rencontre, le récipiendaire 2009 du Prix européen de l’essai Charles Veillon évoque tout à la fois un promeneur qui, de son élégante silhouette, parcourt les routes de ce monde le nez au vent et un de ces curieux à l’érudition gourmande qui brasse les références, fouillant les bibliothèques, d’abord pour se frotter aux grandes oeuvres référencées, puis pour emprunter des chemins de traverse. Ses propres livres, du monumental Danube aux textes de théâtre tels que L’Exposition sont un impertinent défi lancé aux férus de classification. Ils semblent des digressions qui se répondent d’ouvrage en ouvrage, des interrogations flâneuses, tout un corps organique dont le coeur palpitant serait l’humain lui-même. Nous l’avons rencontré lors de son récent passage à Lausanne.
    – Vous parcourez le monde pour parler de littérature. S’adresse-t-on de la même façon à tous les publics ?
    – Les difficultés peuvent venir des références littéraires. Quand je dis que pour Joseph Roth, l’Eglise est l’auberge, cela évoque bien sûr pour nous le pain et le vin. Pour les Chinois, ce n’est pas facile à saisir. Mais on réussit toujours à se faire comprendre. Parfois il y a des barrières plus complexes. Par exemple, il y a des cultures où la notion de péché originel n’existe pas. Certaines métaphores deviennent donc délicates, elles nécessitent des explications. Mais il ne faut pas oublier que lorsque je m’exprime en Chine ou au Vietnam, je m’exprime devant un public choisi. Des différences plus considérables apparaîtraient s’il s’agissait par exemple d’intervenir dans une école primaire. Je tiens à préciser que je n’ai pas davantage de difficultés au Vietnam que par exemple aux Etats-Unis. Au contraire. Aux Etats-Unis, lorsque j’ai raconté que j’avais écrit un éloge ironique de la triche, du fait de copier sur son voisin à l’école, cela a provoqué un malentendu total. J’avais beau argumenter sur le côté camaraderie, entraide, cela ne servait à rien, je me heurtais à une culture complètement différente de la mienne, une culture organisée, universitaire, qui ne peut pas admettre que l’on puisse rire de quelque chose, tout en respectant et aimant la chose en question. Les barrières n’existent pas seulement avec des cultures lointaines.
    Dans les pays danubiens, l’on me pose des questions presque exclusivement sur le sujet, sur la Mitteleuropa, sur la culture slave, comme si j’avais écrit des études historiques. Il est beaucoup plus facile d’aborder ce domaine en Suède, par exemple, qu’ en Serbie ! Les gens ne comprennent pas toujours que ce qui m’intéresse dans Trieste, ce n’est pas qu’elle compte 300’000 habitants ou je ne sais quoi, mais c’est sa dimension métaphorique. Nous sommes dans le mensonge poétique. Un des moments les plus désolants dont je me souvienne s’est produit en Allemagne, lors d’une lecture. Dans Danube, il y a un passage qui évoque une chasse grotesque et comique dans un cimetière. Le chasseur finit par tuer un lièvre, mais il se sent très coupable. Et là, une jeune femme m’a demandé : « Il s’agit juste d’un lièvre, pourquoi une telle émotion ? » Face à des questions de ce type, on ne peut pas répondre. Si vous me montrez le lac Léman et que vous me dites : regardez la lumière, la brume, c’est fascinant, non ? Et que moi je réponds : comment ça, fascinant ? Dans de tels cas, il n’y a plus rien à ajouter…
    – Si nous adoptons un registre métaphorique, justement, en disant que la terre est la mère, Trieste serait-elle votre matrice ?
    – C’est un peu exagéré ! Turin est aussi important pour moi que Trieste. Ce sont deux mondes. D’un côté Trieste, avec sa liberté un peu gitane et son côté somnolent, avec le danger de se laisser aller, de surestimer la ville. Trieste est pour moi le monde de l’enfance, de l’adolescence, de la famille d’où l’on vient, c’est-à-dire du passé. De l’autre, Turin est pour moi la ville de la jeunesse, de la maturité, des amitiés qui ne doivent rien aux rencontres hasardeuses, mais qui sont de vrais choix, des affinités électives, c’est-à-dire la « famille » que l’on construit. Il y aussi des dimensions politiques, sociales et culturelles qui sont différentes. Quand j’ai fait mes études à Turin, en quatre ans, la population de la ville a doublé, avec tous les problèmes que posait l’immigration des Italiens du sud. Turin a aussi été la capitale de la résistance, du libéralisme, du communisme, des mouvements de protestation de 68.
    Entre Trieste et Turin, j’ai parfois le sentiment de vivre dans une même ville. Turin avec la mer, Trieste avec le paysage des Alpes. Bien sûr, Trieste m’a beaucoup apporté dans ma vision du monde, a nourri ma réflexion sur le problème de l’identité, de l’insignifiance, de la pluralité. C’est là que j’ai compris que nous n’avons pas une identité, mais que nous en avons plusieurs. Cependant, sans Turin, je n’aurais absolument pas écrit…
    – Alors il y a cette bipolarité, Trieste, Turin, et puis les voyages… Que représentent pour vous les voyages ?
    – Le symbole de la vie, c’est le voyage. Le plus grand livre que l’on ait écrit, l’Odyssée, c’est le voyage. Il y a d’ailleurs deux odyssées possibles. L’odyssée où, à la fin, Ulysse retourne chez lui, à Ithaque, c’est-à-dire confirmé dans sa personnalité, ses valeurs, malgré tout ce qu’il a rencontré : les épreuves, les tragédies, les naufrages. Ou alors il y a l’odyssée sans re¬tour possible, où l’on change constamment, où l’on ne peut pas s’arrêter, où l’on devient vraiment personne. Il est intéressant de constater que Joyce est beaucoup plus conservateur qu’Homère, puisque chez Joyce, Ulysse retourne chez lui conforté dans ses valeurs, l’amour conjugal par exemple. Chez Homère, il y a une réelle difficulté du retour. Ulysse est un individu qui ne sait plus réellement qui il est. C’est déjà une ima¬ge de l’Europe contemporaine. L’épisode des sirènes, par exemple, est formidable. Il écoute le chant des sirènes « sans payer », mais en réalité ce n’est pas un bon calcul, puisqu’on n’écoute pas le chant des sirènes sans avoir la possibilité de se perdre.
    Le voyage, pour moi, ce n’est pas juste un déplacement pour faire quelque chose. Venir de Trieste à Lausanne pour recevoir un prix, ce n’est pas encore un voyage ! Le voyage que je pourrais faire, que je n’ai jamais vraiment fait, ce serait par exemple d’aller rendre visite aux Sénégalais qui vivent à Trieste. Je ne sais pas où ils vivent, s’ils ont des familles, des enfants… Et là, ce serait un vrai voyage, même s’il n’y a que dix minutes à pied. Le voyage, c’est la capacité de rencontrer l’autre, d’affronter la crainte de l’autre, ce mélange d’amour, de mécanismes de défense, la capacité de se débarrasser de ses peurs tout en restant fidèle à certaines valeurs. Dans le voyage, il y a la nécessité de l’ouverture. Il faut être capable de dépasser ses propres frontières. En même temps, il y a des frontières que l’on doit défendre. Parce que si je me retrouve face à une culture où une femme enceinte hors mariage est tuée, là je ne discute plus. Je décide que cette valeur n’est pas négociable. Il n’est donc pas facile de composer avec cette souplesse et l’ancrage de certains principes.
    – Existe-t-il une même pulsion, d’aller vers l’autre, qui relie le voyage et l’écriture ?
    – L’écriture, c’est aussi un déplacement des frontières, une construction de nouvelles frontières. Face aux frontières, l’écriture est à la fois un passeur et un douanier. On n’écrit pas ce qu’on veut, on écrit ce qu’on peut. Je sens fortement ce double rôle de l’écriture : passeur et douanier.
    – Vous faites la distinction entre l’écriture diurne et l’écriture nocturne...
    – La formule n’est pas de moi, mais d’Ernesto Sabato. C’est un grand humaniste, un homme plein de chaleur. Il y a chez lui une part diurne de l’oeuvre, mais pourtant la vérité ne se trouve pas là, elle est dans une part plus sombre, plus ténébreuse, avec des vérités parfois détestables qui, dit-il, contredisent ses idéaux. C’est comme descendre dans le sous-sol de l’âme et découvrir soudainement, parfois avec malaise, sans aucune complaisance, des aspects de la vie insupportables. L’écriture diurne est comme un sosie qui nous montre ce que nous pourrions être. Voilà ce que j’admire beaucoup chez Ernesto Sabato : cette capacité à se confronter à cette part obscure, à en témoigner sans la refouler, mais sans la glorifier non plus, sans devenir un philosophe de cette négativité. C’est une chose fondamentale qui distingue les grands écrivains qui ont su résister à cette épiphanie du mal des grands écrivains réactionnaires, comme Céline, qui ont été éblouis par le mal.
    – Vous évoquez parfois, avec humour, un essai que vous aimeriez écrire sur l’égoïsme progressiste. Quelles en seraient les grandes lignes ?
    – Quand j’étais adolescent, j’avais l’idée d’écrire le récit d’une fin du monde, d’une apocalypse. Mon idée était d’imaginer un lieu qui permette de survivre à cette catastrophe : une vallée merveilleuse derrière une énorme cascade, assez puissante pour arrêter les radiations. Je préparais cette île, je l’aménageais, et bien sûr, je n’avais pas le projet de me sauver tout seul, j’envisageais de prendre mes parents, ma famille, mon ami Bruno, sans lesquels une vie heureuse n’est pas possible. Je n’avais absolument pas le projet de sauver l’humanité, mais juste mon bonheur. En poursuivant mon raison¬nement, je me suis dit que mon ami avait aussi besoin de ses parents pour être heureux et ainsi de suite. Peu à peu, j’étais tenté de sauver le monde entier, alors que je cherchais uniquement mon bonheur. Voilà une histoire pour illustrer ce qu’est, à mes yeux, l’égoïsme progressiste.
    – Vous ne cessez de revenir à des oeuvres littéraires. Mais quelle est votre dernière grande découverte ?
    – J’ai été particulièrement intéressé par l’oeuvre d’Edouard Glissant. Premièrement, lui qui est un Noir descendant d’esclave, il dit que les racines ne doivent pas se plonger dans les profondeurs de l’abîme, à la recherche de l’origine, mais s’éparpiller à la surface comme les branches d’arbres qui se rencontrent, comme des mains qui se touchent. Je trouve que c’est vraiment la meilleure réponse au racisme. Deuxièmement, c’est le seul représentant d’un groupe humain qui a été persécuté, exploité que j’ai senti complètement libre de tout ressentiment. Il ne faut pas oublier que l’esclavage a fait 50 millions de morts ! Et lui, il prétend que les descendants des esclavagistes n’ont aucune nécessité de s’excuser, même s’ils doivent rester conscients que dans leur héritage, il y aussi cette infamie.
    Propos recueillispar René Zahnd

    Pour lire Claudio Magris

     

    Loin d’où : Joseph Roth et la tradition juive orientale
    Cette étude consacrée à l’écrivain autrichien Joseph Roth (1894-1939), auteur de La Marche de Radetzky, se propose de mettre en lumière lien qu’il entretient avec une tradition inscrite dans son sang, puisqu’il est né de parents juifs en Galicie. De la chute de l’Empire austro-hongrois à l’exil à Paris, Roth traverse le début du XXe siècle avec un regard nostalgique, et pourtant visionnaire lorsqu’il interroge les notions de déracinement et de communautarisme. S. K.
    trad. Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Seuil, 2009, 470 p.


    ➺ Microcosmes
    Mélancolie, amour ou curiosité guident l’écrivain triestin dans une quinzaine de lieux, et cette mosaïque de paysages urbains abordés comme des territoires propres lui est occasion d’une réflexion protéiforme sur l’ouverture et l’altérité. Autoportrait géographique de Magris, Microcosmes est aussi « la simple constata¬tion que l’on peut découvrir le vaste monde en restant as¬sis sur un banc… » J.B.
    Folio, Gallimard, 2000, 343 p.


    ➺ Danube
    De la Forêt-Noire au Pont-Euxin, le fleuve charrie dans cet essai magistral les évocations historiques, les réflexions, les notes de voyage, les souvenirs, suscitant malgré les conditions – quand le « bloc de l’Est » supplante la Mitteleuropa – une étourdissante métaphore intellectuelle. Sous les moirures du fleuve, une question : l’Europe, idée politique et culturelle en devenir ou en décomposition ? J. B.
    Folio, Gallimard, 1990.


    ➺ Trois Orients, récits de voyages
    Voyages infinis est le titre original de ces trois essais, qui replacent les parcours de Magris en Chine, au Vietnam et en Iran dans leur perspective : remonter aux sources des récentes mutations de ces pays, dont les ondes de choc ne pourront être absorbées en Occident que par une compréhension réelle et sans préjugés. Ou quand la géopolitique se fait conte des Mille et Une Nuits ! J.B.
    Rivages, 2006, 119 p.


    ➺ Trieste, une identité de frontière
    Au carrefour des cultures latine, germanique et slave, Trieste, ville natale de l’écrivain, fut un rendez-vous de la littérature, de Stendhal à Morand, Joyce ou Svevo, mais aussi de l’Histoire puisque, autrichienne avant d’être italienne, elle fut finalement amputée de moitié par le Rideau de fer : c’est à cette multiplicité des possibles et à l’identité plurielle de la cité que Magris rend hommage. J. B.
    trad. Angelo Ara, Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Seuil, 2008, 285 p.


    Notes de lectures établies par Joëlle Brack et Sophie Kuffer pour la plaquette Payot Librairie publiée à l’occasion de la remise du Prix européen de l’essai Charles Veillon 2009.

    Cet entretien et ces notes de lecture constituent la partie centrale de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 82, à paraître en juin. 

    Vous comprendrez donc
    « Vous comprendrez donc » qu’après sa mort, elle n’ait pas voulu béné¬ficier de la permission de revenir à la vie pour retrouver son amour. Comment après avoir aimé, inspiré, protégé son poète, lui avoir tout donné, la muse, à son tour, refuse de redevenir sa terre d’asile. Cette fois, elle pense à elle, au calme trouvé en bas, qu’elle perdrait en affrontant les interrogations des vivants et leur déception quant à l’au-delà. S. K.
    trad. Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, 2008, 54 p.