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Tolstoï supervivant

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Cent ans après sa mort extravagante, le vieux Tolstoï rutile de jeunesse. Hommages et publications rappellent le rayonnement universel de l’immense romancier devenu « maître à vivre »…

L’extraordinaire épisode de la mort de Léon Tolstoï, en novembre 1910, paraît extrait d’un de ses romans. La fuite épique du vieil homme de 82 ans quittant les siens en catimini pour Dieu sait quelle destination, couvent proche ou ermitage du bout du monde, mêle l’émotion pure et le monstrueux. Le dernier épisode vécu par l’irréductible critique du Pouvoir et de la Propriété, Comte de haut lignage houspillant le Tsar, disciple du Christ crachant leurs quatre vérités aux popes, roi Lear honni de certains de ses enfants et stoppé dans son échappée près d’une petite gare de nulle part, pour agoniser au milieu de disciples endiablés, puis d’une foule croissante (comptant les reporters de la maison Pathé !), alors même qu’on empêche sa fidèle épouse Sophia Andreevna de l’approcher – cet épilogue extravagant concentre toutes les passions antinomiques d’une vie mouvementée et d’une époque de bouleversements, entre deux révolutions et avant deux guerres mondiales à venir.
En 1910, célèbre dans le monde entier pour ses romans géniaux mais aussi pour ses prises de position, révolutionnaire avant la lettre mais pressentant la dérive matérialiste de la Révolution, comme il a fustigé la dérive du christianisme au point d’être excommunié par l’Eglise orthodoxe, Léon Tolstoï incarne une figure de « maître à vivre », bien plus qu’à penser, dont il n’existe aucun autre exemple dans l’Europe de l’époque, et moins encore aujourd’hui.
Comme le rappelle Romain Rolland dans sa magistrale Vie de Tolstoï, Tolstoï fait figure, pour les lecteurs croyants ou athées, de droite ou de gauche, à la fin du XIXe siècle, de véritable «ami». Les thèmes qu’il aborde, à commencer par la confrontation de notre vie devant la mort (le récit saisissant de La Mort d’Ivan Illitch), les étripées humaines sous le ciel indifférent (Guerre et paix), les joies et les tourments de l’amour (Anna Karénine), la souffrance du peuple (Résurrection) et le rôle de l’Art ou de la Science dans un monde en mutation, sont filtrés par le style étincelant d’un poète-médium à l’infinie compassion, comme l’illustre la mort du cheval martyr de Kholst Mier, que Ramuz reprendra à sa façon.
Mais le grand Art ne suffira pas à Tolstoï. La vision de la misère russe, son immense pitié pour les humiliés et les offensés, à quoi s’ajoute le mépris que lui inspirent les « castes » littéraires ou artistiques et la morgue de ses pairs aristocrates, entre autres pontes du tsarisme ou de l’Eglise, feront évoluer le Comte de très haute lignée vers un idéalisme radical en lequel pourraient se reconnaître maints jeunes gens du nouveau siècle.
C’est d’autant plus vrai que Tolstöi vit toutes les contradictions imaginables dans sa chair. En lui s’affrontent une sensualité puissante et un puritanisme d’ayatollah. Celui qui a brossé les portraits de femmes les plus pénétrants, et tant aimé sa compagne, fera du mariage le tableau le plus sinistre et modulera, dans La Sonate à Kreutzer, une misogynie révoltante.
Mais le « vrai » Tolstoï là-dedans ? Disons abruptement : plus que le défenseur d’une Vérité, l’ennemi de tous les mensonges…

Tolstoi3.jpgÀ l’ « ami » disparu
Avec Gandhi, Romain Rolland fut l’un des plus fervents « tolstoïens », et ce dès ses jeunes années où il entra en relation directe avec l’écrivain. Sa Vie de Tolstoï, à la fois limpide et très substantielle, généreuse et critique quand il le faut (sur la « propagande morale » et les jugements effarants sur Beethoven ou Shakespeare, notamment), constitue une traversée de l’œuvre richement enrichie de citations, pariant en outre pour l’unité profonde de l’univers tolstoïen. Bref, c’est là une introduction à recommander particulièrement aux jeunes lecteurs, avec une nouvelle préface de Stéphane Barsacq qui situe bien Tolstoï à l’orée du nouveau siècle… après la mort de Soljenitsyne.
Romain Rolland. Vie de Tolstoï. Albin Michel, 249p.


Portrait éclaté
C’est connu : tout le monde, dans l’entourage de Tolstoï, tenait son journal à l’instar du patriarche, lequel était lui-même un admirateur du Journal intime d’Amiel. Or, cette frénésie diariste a eu pour résultat de multiplier témoignages et documents sur les dernières années de la vie de l’écrivain, à partir desquels Jay Parini a construit un roman kaléidoscopique vivant et passionnant, intitulé Une année dans la vie de Tolstoï et focalisé sur l’année 1910. Sophie Andreïevna est la première à s’y exprimer, et sa conclusion nous vaut aussi le récit de la mort de son conjoint vue par elle, mais les points de vue se multiplient, et contrastent, avec les voix de Tvertkov, l’insupportable disciple, du Dr Makovitski et d’autres proches, sans oublier des insertions de lettre de L.N. lui-même...
Jay Parini. Une année dans la vie de Tolstoï. Point Seuil, 460p.

Tolstoi5.jpgTriptyque en abyme
Avec La mort d’Ivan Illitch et Maître et serviteur, La Sonate à Kreutzer est l’un des chefs-d’œuvre « courts » de la deuxième partie de l’œuvre, qui a suscité les réactions les plus violentes, pour sa façon d’aborder la sexualité, et qui reste une horreur pour beaucoup de nos contemporain qui confondent les propos du protagoniste – un homme qui a tué sa femme pour la punir d’être ce qu’elle est – et ceux de l’auteur, lequel n’en a pas moins aggravé son cas avec la postface dévastatrice, anti-mariage, anti-femme et anti-sexe qu’on sait. Pour faire bon poids, la présente réédition, excellemment préfacée par Michel Aucouturier, ajoute à La Sonate la « réponse », longuement inédite, de la pauvre Sophia, ou plus exactement les réponses, puisque À qui la faute est suivi de Romance sans paroles. Et ce n’est pas tout, puisque l’ouvrage inclut également Le prélude de Chopin, « réponse » de Léon Tolstoï fils à son encombrant paternel auquel il rappelle discrètement que l’aspiration totale à la chasteté ne peut signifier que l’extinction de notre drôle d’espèce.
Léon Tolstoï, La sonate à Kreutzer ; Sofia Tolstoï, À qui la faute et Romance sans paroles. Léon Tolstoï fils, Le prélude de Chopin. Edition des Syrtes, 361p.

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